← Retour

Voyage musical en Allemagne et en Italie, I

16px
100%

VIII

SYMPHONIE EN FA.

Celle-ci est en fa comme la pastorale, mais conçue dans des proportions moins vastes que les symphonies précédentes. Pourtant si elle ne dépasse guère, quant à l'ampleur des formes, la première symphonie (en ut majeur), elle lui est au moins de beaucoup supérieure sous le triple rapport de l'instrumentation, du rhythme et du style mélodique.

Le premier morceau contient deux thêmes, l'un et l'autre d'un caractère doux et calme. Le second, le plus remarquable selon nous, semble éviter toujours la cadence parfaite, en modulant d'abord d'une façon tout-à-fait inattendue (la phrase commence en ré majeur et se termine en ut majeur), et en se perdant ensuite, sans conclure, sur l'accord de septième diminuée de la sous-dominante.

On dirait, à entendre ce caprice mélodique, que l'auteur, disposé aux douces émotions, en est détourné tout-à-coup par une idée triste qui vient interrompre son chant joyeux.

L'andante scherzando est une de ces productions auxquelles on ne peut trouver ni modèle ni pendant; cela tombe du ciel tout entier dans la pensée de l'artiste; il l'écrit tout d'un trait, et nous nous ébahissons à l'entendre. Les instruments à vent jouent ici le rôle opposé de celui qu'ils remplissent ordinairement: ils accompagnent d'accords plaqués, frappés huit fois pianissimo dans chaque mesure, le léger dialogue a punta d'arco des violons et des basses. C'est doux, ingénu et d'une indolence toute gracieuse, comme la chanson de deux enfants cueillant des fleurs dans une prairie par une belle matinée de printemps. La phrase principale se compose de deux membres, de trois mesures chacun, dont la disposition symétrique se trouve dérangée par le silence qui succède à la réponse des basses; le premier membre finit ainsi sur le temps faible, et le second sur le temps fort. Les répercussions harmoniques des hautbois, clarinettes, cors et bassons, intéressent si fort, que l'auditeur ne prend pas garde, en les écoutant, au défaut de symétrie produit dans le chant des instruments à cordes par la mesure de silence surajoutée.

Cette mesure elle-même n'existe évidemment que pour laisser plus longtemps à découvert le délicieux accord sur lequel va voltiger la fraîche mélodie. On voit encore, par cet exemple, que la loi de la carrure peut être quelquefois enfreinte avec bonheur. Croirait-on que cette ravissante idylle finit par celui de tous les lieux communs pour lequel Beethoven avait le plus d'aversion: par la cadence italienne? Au moment où la conversation instrumentale des deux petits orchestres, à vent et à cordes, attache le plus, l'auteur, comme s'il eût été subitement obligé de finir, fait se succéder en tremolo, dans les violons, les quatre notes, sol, fa, la, si bémol (sixte, dominante, sensible et tonique), les répète plusieurs fois précipitamment, ni plus ni moins que les Italiens quand ils chantent Félicità, et s'arrête court. Je n'ai jamais pu m'expliquer cette boutade.

Un menuet avec la coupe et le mouvement des menuets d'Haydn, remplace ici le scherzo à trois temps brefs que Beethoven inventa, et dont il a fait dans toutes ses autres compositions symphoniques un emploi si ingénieux et si piquant. A vrai dire, ce morceau est assez ordinaire, la vétusté de la forme semble avoir étouffé la pensée. Le final, au contraire, étincelle de verve, les idées en sont brillantes, neuves et développées avec luxe. On y trouve des progressions diatoniques à deux parties en mouvement contraire, au moyen desquelles l'auteur obtient un crescendo d'une immense étendue et d'un grand effet pour sa péroraison. L'harmonie renferme seulement quelques duretés produites par des notes de passage, dont la résolution sur la bonne note n'est pas assez prompte, et qui s'arrêtent même quelquefois sur un silence.

En violentant un peu la lettre de la théorie, il est facile d'expliquer ces discordances passagères; mais, à l'exécution, l'oreille en souffre toujours plus ou moins. Au contraire, la pédale haute des flûtes et hautbois sur le fa, pendant que les timbales accordées en octave martellent cette même note en dessous, à la rentrée du thême, les violons faisant entendre les notes ut, sol, si bémol de l'accord de septième dominante, précédées de la tierce fa, la, fragment de l'accord de tonique, cette note tenue à l'aigu, dis-je, non autorisée par la théorie, puisqu'elle n'entre pas toujours dans l'harmonie, ne choque point du tout; loin de là, grâce à l'adroite disposition des instruments et au caractère propre de la phrase, le résultat de cette aggrégation de sons est excellent et d'une douceur remarquable. Nous ne pouvons nous dispenser de citer, avant de finir, un effet d'orchestre, celui de tous, peut-être, qui surprend le plus l'auditeur à l'exécution de ce final: c'est la note ut dièze attaquée très fort par toute la masse instrumentale, à l'unisson et à l'octave, après un diminuendo qui est venu s'éteindre sur le ton d'ut naturel. Ce rugissement est immédiatement suivi, les deux premières fois, du retour du thême en fa; et l'on comprend alors, que l'ut dièze n'était qu'un ré bémol enharmonique, sixième note altérée du ton principal. La troisième apparition de cette étrange rentrée est d'un tout autre aspect; l'orchestre, après avoir modulé en ut, comme précédemment, frappe un véritable ré bémol suivi d'un fragment du thême en ré bémol, puis un véritable ut dièze, auquel succède une autre parcelle du thême en ut dièze mineur; reprenant enfin ce même ut dièze, et le répétant trois fois avec un redoublement de force, le thême rentre tout entier en fa dièze mineur. Le son qui avait figuré au commencement comme une sixte mineure, devient donc successivement, la dernière fois, tonique majeure bémolisée, tonique mineure dièzée, et enfin dominante.

C'est fort curieux.

IX

SYMPHONIE AVEC CHŒURS.

Analyser une pareille composition est une tâche difficile et dangereuse que nous avons longtemps hésité à entreprendre, une tentative téméraire dont l'excuse ne peut être que dans nos efforts persévérants pour nous mettre au point de vue de l'auteur, pour pénétrer le sens intime de son œuvre, pour en éprouver l'effet, et pour étudier les impressions qu'elle a produites jusqu'ici sur certaines organisations exceptionnelles et sur le public. Parmi les jugements divers qu'on a portés sur elle, il n'y en a peut-être pas deux dont l'énoncé soit identique. Certains critiques la regardent comme une monstrueuse folie; d'autres n'y voient que les dernières lueurs d'un génie expirant; quelques-uns, plus prudents, déclarent n'y rien comprendre quant à présent, mais ne désespèrent pas de l'apprécier, au moins approximativement, plus tard; la plupart des artistes la considèrent comme une conception extraordinaire dont quelques parties néanmoins demeurent encore inexpliquées ou sans but apparent. Un petit nombre de musiciens naturellement portés à examiner avec soin tout ce qui tend à agrandir le domaine de l'art, et qui ont mûrement réfléchi sur le plan général de la symphonie avec chœurs après l'avoir lue et écoutée attentivement à plusieurs reprises, affirment que cet ouvrage leur paraît être la plus magnifique expression du génie de Beethoven: cette opinion, nous croyons l'avoir dit dans une des pages précédentes, est celle que nous partageons.

Sans chercher ce que le compositeur a pu vouloir exprimer d'idées à lui personnelles, dans ce vaste poème musical, étude pour laquelle le champ des conjectures est ouvert à chacun, et que M. Urhan[11], d'ailleurs, a faite naguère avec un talent et une sagacité rares, voyons si la nouveauté de la forme ne serait pas ici justifiée par une intention indépendante de toute pensée philosophique ou religieuse, également raisonnable et belle pour le chrétien fervent, comme pour le panthéïste et pour l'athée, par une intention, enfin, purement musicale et poétique.

Beethoven avait écrit déjà huit symphonies avant celle-ci. Pour aller au-delà du point où il était alors parvenu à l'aide des seules ressources de l'instrumentation, quels moyens lui restaient? l'adjonction des voix aux instruments. Mais pour observer la loi du crescendo, et mettre en relief dans l'œuvre même la puissance de l'auxiliaire qu'il voulait donner à l'orchestre, n'était-il pas nécessaire de laisser encore les instruments figurer seuls sur le premier plan du tableau qu'il se proposait de dérouler?... Une fois cette donnée admise, on conçoit fort bien qu'il ait été amené à chercher une musique mixte qui pût servir de liaison aux deux grandes divisions de la symphonie; le récitatif instrumental fut le pont qu'il osa jeter entre le chœur et l'orchestre, et sur lequel les instruments passèrent pour aller se joindre aux voix. Le passage établi, l'auteur dut vouloir motiver, en l'annonçant, la fusion qui allait s'opérer, et c'est alors que, parlant lui-même par la voix d'un coryphée, il s'écria, en employant les notes du récitatif instrumental qu'il venait de faire entendre: Amis! plus de pareils accords, mais commençons des chants plus agréables et plus remplis de joie! Voilà donc, pour ainsi dire, le traité d'alliance conclu entre le chœur et l'orchestre; la même phrase de récitatif, prononcée par l'un et par l'autre, semble être la formule du serment. Libre au musicien ensuite de choisir le texte de sa composition chorale: c'est à Schiller que Beethoven va le demander; il s'empare de l'Ode à la Joie, la colore de mille nuances que la poésie toute seule n'eût jamais pu rendre sensibles, et s'avance en augmentant jusqu'à la fin, de pompe, de grandeur et d'éclat.

Telle est, si je ne me trompe, la raison de l'ordonnance générale de cette immense composition, dont nous allons maintenant étudier en détail toutes les parties.

Le premier morceau, empreint d'une sombre majesté, ne ressemble à aucun de ceux que Beethoven écrivit antérieurement. L'harmonie en est d'une hardiesse quelquefois excessive: les dessins les plus originaux, les traits les plus expressifs, se pressent, se croisent, s'entrelacent en tout sens, mais sans produire ni obscurité, ni encombrement; il n'en résulte, au contraire, qu'un effet parfaitement clair, et les voix multiples de l'orchestre qui se plaignent ou menacent, chacune à sa manière et dans son style spécial, semblent n'en former qu'une seule; si grande est la force du sentiment qui les anime.

Cet Allegro maestoso, écrit en mineur, commence cependant sur l'accord de la, sans la tierce, c'est-à-dire sur une tenue des notes la, mi, disposées en quinte, arpégées en dessus et en dessous par les premiers violons, altos et contrebasses, de manière à ce que l'auditeur ignore s'il entend l'accord de la mineur, celui de la majeur, ou celui de la dominante de . Cette longue indécision de la tonalité donne beaucoup de force et un grand caractère à l'entrée du tutti sur l'accord de ré mineur. La péroraison contient des accents dont l'ame s'émeut tout entière; il est difficile de rien entendre de plus profondément tragique que ce chant des instruments à vent sous lequel une phrase chromatique en tremolo des instruments à cordes s'enfle et s'élève peu à peu, en grondant comme la mer aux approches de l'orage. C'est là une magnifique inspiration.

Nous aurons plus d'une occasion de faire remarquer dans cet ouvrage des aggrégations de notes auxquelles il est vraiment impossible de donner le nom d'accords; et nous devrons reconnaître que la raison de ces anomalies nous échappe complètement. Ainsi, à la page 17 de l'admirable morceau dont nous venons de parler, on trouve un dessin mélodique de clarinettes et bassons, accompagné de la façon suivante dans le ton d'ut mineur: la basse frappe d'abord le fa dièse portant septième diminuée, puis la bémol portant tierce, quarte et sixte augmentée, et enfin sol, au-dessus duquel les flûtes et hautbois frappent les notes mi bémol, sol, ut, qui donneraient un accord de sixte et quarte, résolution excellente de l'accord précédent, si les seconds violons et altos ne venaient ajouter à l'harmonie les deux sons fa naturel et la bémol, qui la dénaturent et produisent une confusion fort désagréable et heureusement fort courte. Ce passage est peu chargé d'instrumentation et d'un caractère tout-à-fait exempt de rudesse, je ne puis donc comprendre cette quadruple dissonance si étrangement amenée et que rien ne motive. On pourrait croire à une faute de gravure, mais en examinant bien ces deux mesures et celles qui précèdent, le doute se dissipe, et l'on demeure convaincu que telle a été réellement l'intention de l'auteur.

Le scherzo vivace qui suit ne contient rien de semblable; on y trouve, il est vrai, plusieurs pédales hautes et moyennes sur la tonique, passant au travers de l'accord de dominante; mais j'ai déjà fait ma profession de foi au sujet de ces tenues étrangères à l'harmonie, et il n'est pas besoin de ce nouvel exemple pour prouver l'excellent parti qu'on en peut tirer quand le sens musical les amène naturellement. C'est au moyen du rhythme surtout que Beethoven a su répandre tant d'intérêt sur ce charmant badinage; le thême si plein de vivacité, quand il se présente avec sa réponse fuguée entrant au bout de quatre mesures, pétille de verve ensuite lorsque la réponse, paraissant une mesure plus tôt, vient dessiner un rhythme ternaire au lieu du rhythme binaire adopté en commençant.

Le milieu du scherzo est occupé par un presto à deux temps, d'une jovialité toute villageoise, dont le thême se déploie sur une pédale intermédiaire tantôt tonique et tantôt dominante, avec accompagnement d'un contre-thême qui s'harmonise aussi également bien avec l'une et l'autre note tenue, dominante et tonique. Ce chant est ramené en dernier lieu par une phrase de hautbois, d'une ravissante fraîcheur, qui, après s'être quelque temps balancée sur l'accord de neuvième dominante majeure de , vient s'épanouir dans le ton de fa naturel d'une manière aussi gracieuse qu'inattendue. On retrouve là un reflet de ces douces impressions si chères à Beethoven, que produisent l'aspect de la nature riante et calme, la pureté de l'air, les premiers rayons d'une aurore printanière.

Dans l'adagio cantabile, le principe de l'unité est si peu observé qu'on pourrait y voir plutôt deux morceaux distincts qu'un seul. Au premier chant en si bémol à quatre temps, succède une autre mélodie absolument différente en ré majeur et à trois temps; le premier thême, légèrement altéré et varié par les premiers violons, fait une seconde apparition dans le ton primitif pour ramener de nouveau la mélodie à trois temps, sans altérations ni variations, mais dans le ton de sol majeur; après quoi, le premier thême s'établit définitivement et ne permet plus à la phrase rivale de partager avec lui l'attention de l'auditeur. Il faut entendre plusieurs fois ce merveilleux andante pour s'accoutumer tout à fait à une aussi singulière disposition. Quant à la beauté de toutes ces mélodies, à la grâce infinie des ornements dont elles sont couvertes, aux sentiments de tendresse mélancolique, d'abattement passionné, de religiosité rêveuse qu'elles expriment, si ma prose pouvait en donner une idée seulement approximative, la musique aurait trouvé dans la parole écrite une émule que le plus puissant des poètes lui-même ne parviendra jamais à lui opposer.

Nous touchons au moment où les voix vont s'unir à l'orchestre. Les violoncelles et contrebasses entonnent le récitatif dont nous avons parlé plus haut, après une ritournelle des instruments à vent, rauque et violente comme un cri de colère. L'accord de sixte majeure, fa, la, , par lequel ce presto débute, se trouve altéré par une appogiature sur le si bémol, frappée en même temps par les flûtes, hautbois et clarinettes; cette sixième note du ton de ré mineur grince horriblement contre la dominante et produit un effet excessivement dur. Cela exprime bien la fureur et la rage, mais je ne vois pas ce qui peut exciter ici un sentiment pareil, à moins que l'auteur, avant de faire dire à son coryphée: Commençons des chants plus agréables, n'ait voulu par un bizarre caprice calomnier l'harmonie instrumentale. Il semble la regretter cependant, car entre chaque phrase du récitatif des basses, il reprend, comme autant de souvenirs qui lui tiennent au cœur, des fragments des trois morceaux précédents; et de plus, après ce même récitatif, il place dans l'orchestre, au milieu d'un choix d'accords exquis, le beau thême que vont bientôt chanter toutes les voix, sur l'ode de Schiller. Ce chant, d'un caractère doux et calme, s'anime et se brillante peu à peu, en passant des basses, qui le font entendre les premières, aux violons et aux instruments à vent. Après une interruption soudaine, l'orchestre entier reprend la furibonde ritournelle déjà citée, et qui annonce ici le récitatif vocal.

Le premier accord est encore posé sur un fa, qui est sensé porter la tierce et la sixte, et qui les porte réellement; mais cette fois l'auteur ne se contente pas de l'appogiature si bémol, il y ajoute celles du sol, du mi et de l'ut dièze, de sorte que TOUTES LES NOTES DE LA GAMME DIATONIQUE MINEURE se trouvent frappées en même temps et produisent l'épouvantable assemblage de sons: fa, la, ut dièze, mi, sol, si bémol, .

Le compositeur français, Martin, dit Martini, dans son opéra de Sapho, avait, il y a quarante ans, voulu produire un hurlement d'orchestre analogue, en employant à la fois tous les intervalles diatoniques, chromatiques et enharmoniques, au moment où l'amante de Phaon se précipite dans les flots: sans examiner l'opportunité de sa tentative et sans demander si elle portait ou non atteinte à la dignité de l'art; il est certain que son but ne pouvait être méconnu. Ici, mes efforts pour découvrir celui de Beethoven sont complétement inutiles. Je vois une intention formelle, un projet calculé et réfléchi de produire deux discordances, dont la seconde est cent fois pire que la première, et cela aux deux instants qui précèdent l'apparition successive du récitatif dans les instruments et dans la voix; mais j'ai beaucoup cherché la raison de cette idée, et je suis forcé d'avouer qu'elle m'est inconnue.

Le coryphée, après avoir chanté son récitatif dont les paroles, nous l'avons dit, sont de Beethoven, expose seul, avec un léger accompagnement de deux instruments à vent et de l'orchestre à cordes en pizzicato, le thême de l'ode à la Joie. Ce thême paraît jusqu'à la fin de la symphonie, on le reconnoît toujours, et pourtant il change continuellement d'aspect. L'étude de ces diverses transformations offre un intérêt d'autant plus puissant, que chacune d'elles produit une nuance nouvelle et tranchée dans l'expression d'un sentiment unique, celui de la joie. Cette joie est au début pleine de douceur et de paix; elle devient un peu plus vive au moment où la voix des femmes se fait entendre. La mesure change; la phrase, chantée d'abord à quatre temps, reparaît dans la mesure à 6/8 et formulée en syncopes continuelles; elle prend alors un caractère plus fort, plus agile et qui se rapproche de l'accent guerrier. C'est le chant de départ du héros sûr de vaincre, on croit voir étinceler son armure et entendre le bruit cadencé de ses pas. Un thême fugué, dans lequel on retrouve encore le dessin mélodique primitif, sert pendant quelque temps de sujet aux ébats de l'orchestre: ce sont les mouvements divers d'une foule active et remplie d'ardeur... Mais le chœur rentre bientôt et chante énergiquement l'hymne joyeuse dans sa simplicité première, aidé des instruments à vent qui plaquent les accords en suivant la mélodie, et traversé en tous sens par un dessin diatonique exécuté par la masse entière des instruments à cordes en unissons et octaves. L'andante maestoso qui suit, est une sorte de choral qu'entonnent d'abord les ténors et les basses du chœur, réunis à un trombone, aux violoncelles et aux contre-basses. La joie est ici religieuse, grave, immense; le chœur se tait un instant, pour reprendre avec moins de force ses larges accords, après un solo d'orchestre d'où résulte un effet d'orgue d'une grande beauté. L'imitation du majestueux instrument des temples chrétiens, est produite par des flûtes dans le bas, des clarinettes dans le chalumeau, des sons graves de bassons, des altos divisés en deux parties, haute et moyenne, et des violoncelles jouant sur leurs cordes à vide sol, , ou sur l'ut bas (à vide) et l'ut du médium, toujours en double corde. Ce morceau commence en sol, il passe en ut, puis en fa, et se termine par un point d'orgue sur la septième dominante de . Suit un grand allegro à 6/4, où se réunissent dès le commencement le premier thême, déjà tant et si diversement reproduit, et le choral de l'andante précédent. Le contraste de ces deux idées est rendu plus saillant encore par une variation rapide du chant joyeux, exécutée par les premiers violons au-dessus des grosses notes du choral. Il y a moins de fougue, moins de grandeur et plus de légèreté dans le style du morceau suivant: une gaîté naïve, exprimée d'abord par quatre voix seules et plus chaudement colorée ensuite par l'adjonction du chœur, en fait le fond. Quelque accents tendres et religieux y alternent à deux reprises différentes avec la gaie mélodie, mais le mouvement devient plus précipité, tout l'orchestre éclate, les instruments à percussion, timbales, cymbales, triangle et grosse caisse, frappent rudement les temps forts de la mesure; la joie reprend son empire, la joie populaire, tumultueuse, qui ressemblerait à une orgie, si, en terminant, toutes les voix ne s'arrêtaient de nouveau sur un rhythme solennel pour envoyer, dans une exclamation extatique, leur dernier salut d'amour et de respect à la divine joie. L'orchestre termine seul, non sans lancer encore, dans son ardente course, des fragments du premier thême dont on ne se lasse pas.

Une traduction aussi exacte que possible de la poésie allemande traitée par Beethoven, donnera maintenant au lecteur le motif de cette multitude de combinaisons musicales, savants auxiliaires d'une inspiration continue, instruments dociles d'un génie puissant et infatigable. La voici:

Si le public du Conservatoire, en écoutant cette symphonie, avait entre les mains une traduction dans le genre de celle-ci, il suivrait mieux, très-certainement, la pensée du compositeur.

Il faudrait en outre, pour l'exécution, un nombre de chanteurs d'autant plus considérable, que le chœur doit évidemment couvrir l'orchestre en maint endroit, et que d'ailleurs, la manière dont la musique est disposée sur les paroles et l'élévation excessive du diapason des parties de chant, rendent fort difficile l'émission de la voix, et diminuent beaucoup le volume et l'énergie des sons.

Malgré tout, cependant, il est évident que ce même public, si froid d'abord pour cette partition colossale, commence à entrer sous son influence. Encore deux ou trois auditions, et il en sentira peut-être toutes les beautés. . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quand Beethoven, en terminant son œuvre, considéra les majestueuses dimensions du monument qu'il venait d'élever, il dut se dire: Vienne la mort maintenant, ma tâche est accomplie.

TRIOS ET SONATES.

Il y a beaucoup de gens en France pour qui le nom de Beethoven n'éveille que les idées d'orchestre et de symphonies; ils ignorent que dans tous les genres de musique, cet infatigable Titan a laissé des chefs-d'œuvre presque également admirables.

Il a fait un opéra: Fidelio; un ballet: Prométhée; un mélodrame: Egmont; des ouvertures de tragédies: celles de Coriolan et des Ruines d'Athènes; six ou sept autres ouvertures sur des sujets indéterminés; deux grandes messes; un oratorio: le Christ au mont des Oliviers; dix-huit quatuors pour deux violons, alto et basse; plusieurs autres quatuors et quintetti pour trois ou quatre instruments à vent et piano; des trios pour piano, violon et basse; un grand nombre de sonates pour le piano seul ou pour piano avec un instrument à cordes, basse ou violon; un septuor pour quatre instruments à cordes et trois instruments à vent; un grand concerto de violon; quatre ou cinq concertos de piano avec orchestre; une fantaisie pour piano principal avec orchestre et chœurs; une multitude d'airs variés pour divers instruments; des romances et chansons avec accompagnement de piano; un cahier de cantiques à une et plusieurs voix; une cantate ou scène lyrique avec orchestre; des chœurs avec orchestre sur différentes poésies allemandes, deux volumes d'études sur l'harmonie et le contre-point; et enfin, les neuf fameuses symphonies que la société du Conservatoire a popularisées.

Il ne faut pas croire que cette fécondité de Beethoven ait rien de commun avec celle des compositeurs italiens, qui ne comptent leurs opéras que par cinquantaines, témoin les cent soixante partitions de Paisiello. Non certes! une telle opinion serait souverainement injuste. Si nous en exceptons l'ouverture des Ruines d'Athènes, et peut-être deux ou trois autres fragments vraiment indignes du grand nom de leur auteur, et qui sont tombés de sa plume dans ces rares instants de somnolence qu'Horace reproche, avec tant soit peu d'ironie, au bon Homère lui-même, tout le reste est de ce style noble élevé, ferme, hardi, expressif, poétique et toujours neuf, qui font incontestablement de Beethoven la sentinelle avancée de la civilisation musicale. C'est tout au plus si, dans ce grand nombre de compositions, on peut découvrir quelques vagues ressemblances entre quelques-unes des mille phrases qui en font la splendeur et la vie. Cette étonnante faculté d'être toujours nouveau sans sortir du vrai et du beau se conçoit jusqu'à un certain point dans les morceaux d'un mouvement vif; la pensée alors aidée par les puissances du rhythme peut, dans ses bonds capricieux, sortir plus aisément des routes battues; mais où l'on cesse de la comprendre, c'est dans les adagios, c'est dans ces méditations extra-humaines où le génie panthéiste de Beethoven aime tant à se plonger. Là, plus de passions, plus de tableaux terrestres, plus d'hymnes à la joie, à l'amour, à la gloire, plus de chants enfantins, de doux propos, de saillies mordantes ou comiques, plus de ces terribles éclats de fureur, de ces accents de haine que les élancements d'une souffrance secrète lui arrachent si souvent; il n'a même plus de mépris dans le cœur, il n'est plus de notre espèce, il l'a oubliée, il est sorti de notre atmosphère; calme et solitaire, il nage dans l'Éther; comme ces aigles des Andes planant à des hauteurs au-dessous desquelles les autres créatures ne trouvent déjà plus que l'asphyxie et la mort, ses regards plongent dans l'espace, il vole à tous les soleils, chantant la nature infinie. Croirait-on que le génie de cet homme ait pu prendre un pareil essor, pour ainsi dire, quand il l'a voulu!... C'est ce dont on peut se convaincre cependant, par les preuves nombreuses qu'il nous en a laissés, moins encore dans ses symphonies que dans ses compositions de piano. Là, et seulement là, n'ayant plus en vue un auditoire nombreux, le public, la foule, il semble avoir écrit pour lui-même, avec ce majestueux abandon que la foule ne comprend pas, et que la nécessité d'arriver promptement à ce que nous appelons l'effet doit altérer inévitablement. Là aussi la tâche de l'exécutant devient écrasante, sinon par les difficultés de mécanisme, au moins par le profond sentiment, par la grande intelligence que de telles œuvres exigent de lui; il faut de toute nécessité que le virtuose s'efface devant le compositeur comme fait l'orchestre dans les symphonies; il doit y avoir absorption complète de l'un par l'autre; mais c'est précisément en s'identifiant de la sorte avec la pensée qu'il nous transmet que l'interprète grandit de toute la hauteur de son modèle.

Il y a une œuvre de Beethoven connue sous le nom de sonate en ut dièze mineur, dont l'adagio est une de ces poésies que le langage humain ne sait comment désigner. Ses moyens d'action sont fort simples: la main gauche étale doucement de larges accords d'un caractère solennellement triste et dont la durée permet aux vibrations du piano de s'éteindre graduellement sur chacun d'eux; au-dessus, les doigts inférieurs de la main droite arpégent un dessin d'accompagnement obstiné dont la forme ne varie presque pas depuis la première mesure jusqu'à la dernière, pendant que les autres doigts font entendre une sorte de lamentation, efflorescence mélodique de cette sombre harmonie. Un jour, il y a sept ou huit ans, Liszt exécutant cet adagio devant un petit cercle dont je faisais partie, s'avisa de le dénaturer, suivant l'usage alors adopté pour se faire applaudir du public fashionable: au lieu de ces longues tenues des basses, au lieu de cette sévère uniformité de rhythme et de mouvement dont je viens de parler, il plaça des trilles, des tremolo, il pressa et ralentit la mesure, troublant ainsi par des accents passionnés le calme de cette tristesse, et faisant gronder le tonnerre dans ce ciel sans nuages qu'assombrit seulement le départ du soleil.... Je souffris cruellement, je l'avoue, plus encore qu'il ne m'est jamais arrivé de souffrir en entendant nos malheureuses cantatrices broder le grand monologue du Freyschütz; car, à cette torture, se joignait le chagrin de voir un tel artiste donner dans le travers où ne tombent d'ordinaire que des médiocrités. Mais qu'y faire? Liszt était alors comme ces enfants qui, sans se plaindre, se relèvent eux-mêmes d'une chute qu'on feint de ne pas apercevoir, et qui crient si on leur tend la main. Il s'est fièrement relevé: aussi, depuis ces dernières années surtout, n'est-ce plus lui qui poursuit le succès, mais bien le succès qui perd haleine à le suivre; les rôles sont changés. Revenons à notre sonate. Dernièrement un de ces hommes de cœur et d'esprit, que les artistes sont si heureux de rencontrer, avait réuni quelques amis; j'étais du nombre. Liszt arriva dans la soirée, et, trouvant la discussion engagée sur la valeur d'un morceau de Weber, auquel le public, soit à cause de la médiocrité de l'exécution, soit pour toute autre raison, avait, dans un concert récent, fait un assez triste accueil, se mit au piano pour répondre à sa manière aux antagonistes de Weber. L'argument parut sans réplique, et on fut obligé d'avouer qu'une œuvre de génie avait été méconnue. Comme il venait de finir, la lampe qui éclairait l'appartement parut près de s'éteindre; l'un de nous allait la ranimer.

—N'en faites rien, lui dis-je; s'il veut jouer l'adagio en ut dièze mineur de Beethoven, ce demi-jour ne gâtera rien.

—Volontiers, dit Liszt, mais éteignez tout-à-fait la lumière, couvrez le feu, que l'obscurité soit complète.

Alors, au milieu de ces ténèbres, après un instant de recueillement, la noble élégie, la même qu'il avait autrefois si étrangement défigurée, s'éleva dans sa simplicité sublime; pas une note, pas un accent ne furent ajoutés aux accents et aux notes de l'auteur. C'était l'ombre de Beethoven, évoquée par le virtuose, dont nous entendions la grande voix. Chacun de nous frissonnait en silence, et après le dernier accord on se tut encore... nous pleurions.

Une assez notable partie du public français ignore pourtant l'existence de ces œuvres merveilleuses. Certes le trio en si bémol tout entier, l'adagio de celui en et la sonate en la avec violon ont dû prouver à ceux qui les connaissent que l'illustre compositeur était loin d'avoir versé dans l'orchestre tous les trésors de son génie. Mais son dernier mot n'est pas là; c'est dans les sonates pour piano seul qu'il faut le chercher. Le moment viendra bientôt peut-être où ces œuvres, qui laissent derrière elles ce qu'il y a de plus avancé dans l'art, pourront être comprises, sinon de la foule, au moins d'un public d'élite. C'est une expérience à tenter; si elle ne réussit pas, on la recommencera plus tard.

Les grandes sonates de Beethoven serviront d'échelle métrique pour mesurer le développement de notre intelligence musicale.

ACADÉMIE ROYALE DE MUSIQUE.

PREMIÈRE REPRÉSENTATION DU FREYSCHÜTZ,

OPÉRA EN TROIS ACTES, DE CARL MARIA DE WEBER.

Nous sommes au milieu de juin, et il fait presque froid; le vent gémit, les arbres crient et s'agitent; les nuages courent au ciel; de mélancoliques souvenirs s'éveillent..... Ne semble-t-il pas qu'ainsi douloureusement ému, il doive m'être facile de parler de l'œuvre et de l'artiste dont notre monde musical est à cette heure exclusivement préoccupé? Il n'en est rien pourtant. La profondeur de certaines impressions est telle, l'ardeur de certains enthousiasmes est si chaste, il y a des réminiscences de jeunesse liées à de si pénibles circonstances que le cœur saigne à les laisser échapper. Je crois avoir vécu un siècle pendant les quinze ou seize ans qui se sont écoulés depuis le jour où pour la première et dernière fois Weber traversa Paris. Il se rendait à Londres pour y voir tomber un de ses chefs-d'œuvre (Obéron), et mourir. Combien je désirai le voir alors! avec quelles palpitations je le suivis, le soir où, souffrant déjà et peu d'heures avant son fatal départ pour l'Angleterre, il voulut assister à la reprise d'Olympie! Ma poursuite fut vaine. Le matin de ce même jour, Lesueur m'avait dit: «Je viens de recevoir la visite de Weber! Cinq minutes plus tôt vous l'eussiez entendu me jouer sur le piano des scènes entières de nos partitions; il les connaît toutes!» En entrant quelques heures après dans un magasin de musique:

«Si vous saviez qui s'est assis là tout à l'heure!

—Qui donc?

—Weber!»

En arrivant à l'Opéra le soir, et en écoutant la foule répéter: «Weber vient de traverser le foyer;—il est rentré dans la salle;—il est aux premières loges,» je me désespérais de ne pouvoir enfin l'atteindre. Mais tout fut inutile; personne ne put me le montrer. A l'inverse de ces poétiques apparitions de Shakespeare, visible pour tous, il demeura invisible pour un seul. Trop inconnu pour oser lui écrire, et sans amis en position de me présenter à lui, il fallut sortir sans l'apercevoir. Oh! si les hommes inspirés pouvaient deviner les grandes passions que leurs œuvres font naître! s'il leur était donné de découvrir ces admirations de cent mille ames concentrées et enfouies dans une seule, qu'il leur serait doux de s'en entourer, de les accueillir, et de se consoler auprès d'elles de l'envieuse haine des uns, de l'inintelligente frivolité des autres, de la tiédeur de tous!

Malgré sa popularité, malgré le foudroyant éclat et la vogue du Freyschütz, malgré la conscience qu'il avait sans doute de son génie, Weber, plus qu'un autre peut-être, eût été heureux de ces obscures mais sincères adorations. Il avait écrit des pages admirables, traitées par les virtuoses et les critiques avec la plus dédaigneuse froideur; son dernier opéra, le plus grandiose, Euryanthe, n'avait obtenu qu'un demi-succès; il lui était permis d'avoir des inquiétudes sur le sort d'Obéron, en songeant qu'à une œuvre pareille il faut un public de poètes, un parterre de rois de la pensée; enfin, le roi des rois, Beethoven lui-même, pendant longtemps l'avait méconnu. On conçoit donc qu'il ait pu quelquefois, comme il l'écrivit ensuite, douter de sa mission musicale, et qu'il soit mort du coup qui frappa Obéron.

Si la différence fut grande entre la destinée de cette partition merveilleuse et le sort de son aîné, le Freyschütz, ce n'est pas qu'il y ait rien de vulgaire dans la physionomie de l'heureux élu de la popularité, rien de mesquin dans ses formes, rien de faux dans son éclat, rien d'ampoulé ni d'emphatique dans son langage; l'auteur n'a pas mis l'un plus que l'autre sous le patronage des exécutants; il n'a jamais fait la moindre concession aux puériles exigences de la mode, à celles plus impérieuses encore des grands orgueils chantants. Il fut aussi simplement vrai, aussi fièrement original, aussi ennemi des formules, aussi digne en face du public, dont il ne voulut acheter les applaudissements par aucune lâche condescendance, aussi grand artiste enfin dans le Freyschütz que dans Obéron. Mais la poésie du premier est pleine de mouvement, de passion et de contrastes. Le surnaturel y amène des effets étranges et violents; la mélodie, l'harmonie et le rhythme combinés tonnent, brûlent et éclairent; tout concourt à éveiller brusquement l'attention. Les personnages, en outre, pris dans la vie commune, trouvent de plus nombreuses sympathies; la peinture de leurs sentiments, le tableau de leurs mœurs motivent aussi quelquefois l'emploi d'un moins haut style, qui, ravivé par un travail exquis, acquiert un charme irrésistible même pour les esprits dédaigneux de jouets sonores, et, ainsi paré, semble à la foule l'idéal de l'art, le prodige de l'invention.

Dans Obéron, au contraire, bien que les passions humaines y jouent un grand rôle, le fantastique domine encore, mais le fantastique gracieux, calme, frais. Au lieu de monstres, d'apparitions horribles, ce sont des chœurs d'esprits aériens, des sylphes, des fées, des ondines. Et la langue de ce peuple au doux sourire, langue à part, qui emprunte à l'harmonie son charme principal, dont la mélodie est capricieusement vague, dont le rhythme lent, voilé, devient souvent difficile à saisir, et d'autant moins intelligible pour la foule, que ses finesses ne peuvent être senties, même des musiciens, sans une attention extrême, unie à une grande vivacité d'imagination. La rêverie allemande sympathise plus aisément sans doute avec cette divine poésie; pour nous, Français, elle ne serait, je le crains, qu'un sujet d'étude curieux un instant, d'où naîtraient bientôt après la fatigue et l'ennui. On en a pu juger quand la troupe de Carlsruhe vint en 1828 donner des représentations au théâtre Favart. Le chœur des ondines, ce chant mollement cadencé, qui exprime un bonheur si pur, si complet, ne se compose que de deux strophes assez courtes. Mais comme sur un mouvement lent se balancent des inflexions constamment douces, l'attention du public s'éteignait au bout de quelques mesures; à la fin du premier couplet le malaise de l'auditoire était évident, on murmurait, et faire écouter la seconde reprise devenait impossible; on ne l'a même tenté qu'une fois.

Quoi qu'il en soit de la difficulté de populariser Obéron parmi nous, disons que la vogue du Freyschütz fut rapide, générale, et qu'elle n'est pas, il s'en faut, sur le point de s'affaiblir. La mise en scène de ce chef-d'œuvre à l'Opéra vient de la faire renaître; elle croîtra encore, on n'en peut douter. Le public comprend et apprécie aujourd'hui dans son ensemble et ses détails cette composition qui naguère encore ne lui paraissait qu'une amusante excentricité. Il voit la raison des choses demeurées obscures pour lui jusqu'ici; il reconnaît dans Weber la plus sévère unité de pensée, le sentiment le plus juste de l'expression, des convenances dramatiques, unis à une surabondance d'idées musicales mises en œuvre avec une réserve pleine de sagesse, à une imagination dont les ailes immenses n'emportent cependant jamais l'auteur hors des limites où finit l'idéal, où l'absurde commence.

Il est difficile, en effet, en cherchant dans l'ancienne et la nouvelle école, de trouver une partition aussi irréprochable de tout point que celle du Freyschütz; aussi constamment intéressante d'un bout à l'autre; dont la mélodie ait plus de fraîcheur dans les formes diverses qu'il lui plaît de revêtir; dont les rhythmes soient plus saisissants, les inventions harmoniques plus nombreuses, plus saillantes, et l'emploi des masses de voix et d'instruments plus énergique sans efforts, plus suave sans afféterie. Depuis le début de l'ouverture jusqu'au dernier accord du chœur final, il m'est impossible de trouver une mesure dont la suppression ou le changement me paraisse désirable. L'intelligence, l'imagination, le génie brillent de toutes parts avec une force de rayonnement dont les yeux d'aigle pourraient seuls n'être point fatigués, si une sensibilité inépuisable, autant que contenue, ne venait en adoucir l'éclat et étendre sur l'auditeur le doux abri de son voile.

L'ouverture est couronnée reine aujourd'hui; personne ne songe à le contester. On la cite comme le modèle du genre. Le thême de l'andante et celui de l'allegro se chantent partout. Il en est un que je dois citer, parce qu'on le remarque moins et qu'il m'émeut incomparablement plus que tout le reste. C'est cette longue mélodie gémissante, jetée par la clarinette au travers du tremolo de l'orchestre, comme une plainte lointaine dispersée par les vents dans les profondeurs des bois. Cela frappe droit au cœur; et, pour moi du moins, ce chant virginal qui semble exhaler vers le ciel un timide reproche, pendant qu'une sombre harmonie frémit et menace au dessous de lui, est une des oppositions les plus neuves, les plus poétiques et les plus belles qu'ait produites en musique l'art moderne. Dans cette inspiration instrumentale on peut aisément reconnaître déjà un reflet du caractère d'Agathe qui va se développer bientôt avec toute sa candeur passionnée. Elle est pourtant empruntée au rôle de Max. C'est l'exclamation du jeune chasseur au moment où, du haut des rochers, il sonde de l'œil les abîmes de l'infernale vallée. Mais, un peu modifiée dans ses contours, et instrumentée de la sorte, cette phrase change complètement d'aspect et d'accent.

L'auteur possédait au suprême degré l'art d'opérer ces transformations mélodiques.

Il faudrait écrire un volume pour étudier isolément chacune des faces de cette œuvre si riche de beautés diverses. Les principaux traits de sa physionomie sont d'ailleurs à peu près généralement connus. Chacun admire la mordante gaîté des couplets de Kilian, avec le refrain du chœur riant aux éclats; le surprenant effet de ces voix de femmes groupées en seconde majeure, et le rhythme heurté des voix d'hommes qui complètent ce bizarre concert de railleries. Qui n'a senti l'accablement, la désolation de Max, la bonté touchante qui respire dans le thême du chœur cherchant à le consoler, la joie exubérante de ces robustes paysans partant pour la chasse, la platitude comique de cette marche jouée par les ménétriers villageois en tête du cortége de Kilian triomphant; et cette chanson diabolique de Gaspard, dont le rire grimace, et cette clameur sauvage de son grand air: Triomphe! triomphe! qui prépare d'une façon si menaçante l'explosion finale! Tous à présent, amateurs et artistes, écoutent avec ravissement ce délicieux duo, où se dessinent dès l'abord les caractères contrastants des deux jeunes filles. Cette idée du maître une fois reconnue, on n'a plus de peine à en suivre jusqu'au bout le développement. Toujours Agathe est tendre et rêveuse; toujours Annette, l'heureuse enfant qui n'a point aimé, se plaît en d'innocentes coquetteries; toujours son joyeux babillage, son chant de linotte, viennent jeter d'étincelantes saillies au milieu des entretiens des deux amants inquiets, tristement préoccupés. Rien n'échappe à l'auditeur de ces soupirs de l'orchestre pendant la prière de la jeune vierge attendant son fiancé, de ces bruissements doucement étranges, où l'oreille attentive croit retrouver

«Le bruit sourd du noir sapin
Que le vent des nuits balance.»

et il semble que l'obscurité devienne tout d'un coup plus intense et plus froide, à cette magique modulation en ut majeur:

«Tout s'endort dans le silence.»

De quel frémissement sympathique n'est-on pas agité plus loin à cet élan: C'est lui! c'est lui!

Et surtout à ce cri immortel qui ébranle l'ame entière:

«C'est le ciel ouvert pour moi!»

Non, non, il faut le dire, il n'y a point de si bel air. Jamais aucun maître, allemand, italien ou français, n'a fait ainsi parler successivement dans la même scène la prière sainte, la mélancolie, l'inquiétude, la méditation, le sommeil de la nature, la silencieuse éloquence de la nuit, l'harmonieux mystère des cieux étoilés, le tourment de l'attente, l'espoir, la demi-certitude, la joie, l'ivresse, le transport, l'amour éperdu! Et quel orchestre pour accompagner ces nobles mélodies vocales! Quelles inventions! Quelles recherches ingénieuses! Quels trésors qu'une inspiration soudaine fit découvrir! Ces flûtes dans le grave, ces violons en quatuor, ces dessins d'altos et de violoncelles à la sixte, ce rhythme palpitant des basses, ce crescendo qui monte et éclate au terme de sa lumineuse ascension, ces silences pendant lesquels la passion semble recueillir ses forces pour s'élancer ensuite avec plus de violence. Il n'y a rien de pareil! c'est l'art divin! c'est la poésie! c'est l'amour même! Le jour où Weber entendit pour la première fois cette scène rendue comme il avait rêvé qu'elle pût l'être, s'il l'entendit jamais ainsi, ce jour radieux sans doute, lui montra bien tristes et bien pâles tous les jours qui devaient lui succéder. Il aurait dû mourir! que faire de la vie après des joies pareilles!

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Certains théâtres d'Allemagne, pour aller aussi avant que possible dans une vérité en horreur à l'art, font entendre, dit-on, pendant la scène de la fonte des balles les plus discordantes rumeurs, cris d'animaux, aboiements, glapissements, hurlements, bruits d'arbres fracassés, etc., etc. Comment entendre la musique au milieu de ce hideux tumulte? Et pourquoi, dans le cas même où on l'entendrait, mettre la réalité auprès de l'imitation? Si j'admire le rauque aboiement des cors à l'orchestre, la voix de vos chiens du théâtre ne peut m'inspirer que le dégoût. La cascade naturelle au contraire n'est point de ces effets scéniques incompatibles avec l'intérêt de la partition; loin de là, elle y ajoute. Ce bruit d'eau égal et continu, porte à la rêverie; il impressionne surtout durant ces longs points-d'orgue que le compositeur a si habilement amenés, et s'unit on ne peut mieux avec les sons de la cloche éloignée qui tinte lentement l'heure fatale.

Je n'ai pas besoin de dire aux Allemands que, dans cette scène, je me suis abstenu, en écrivant les récitatifs, de faire chanter Samiel. Il y avait là une intention trop formelle; Weber a fait Gaspard chanter, et Samiel parler les quelques mots de sa réponse. Une fois seulement la parole du diable est rhythmée, chacune de ses syllabes portant sur une note de timbales. La rigueur du réglement qui interdit le dialogue parlé à l'Opéra n'est pas telle qu'on ne puisse introduire dans une scène musicale, quelques mots prononcés de la sorte; on s'est donc empressé d'user de la latitude qu'il laissait pour conserver aussi cette idée du compositeur.

Toute la partition de Freyschütz, on l'a déjà dit, mais il n'est pas inutile de le répéter, est exécutée intégralement et dans l'ordre exact où elle fut écrite. Le livret a été traduit d'une façon toujours simple, souvent poétique, et non point arrangé. C'est un travail qui fait honneur à l'esprit et au goût de M. Emilien Pacini.

Il résulte de la fidélité, trop rare en tout temps et partout, avec laquelle l'Opéra a monté ce chef-d'œuvre, que le final du troisième acte est pour les Parisiens à peu près une nouveauté. Quelques-uns l'ont entendu il y a quatorze ans aux représentations d'été de la troupe allemande; le plus grand nombre ne le connaissait pas. Ce final est une magnifique conception. Tout ce que chante Max aux pieds du prince est empreint de repentir et de honte; le premier chœur en ut mineur, après la chute d'Agathe et de Gaspard, est d'une belle couleur tragique et annonce on ne peut mieux la catastrophe qui va s'accomplir. Puis le retour d'Agathe à la vie, sa tendre exclamation ô Max! les vivat du peuple, les menaces d'Ottokar, l'intervention religieuse de l'ermite, l'onction de sa parole conciliatrice, les instances de tous ces paysans et chasseurs pour obtenir la grâce de Max, noble cœur un instant égaré; ce sextuor où l'on voit l'espérance et le bonheur renaître, cette bénédiction du vieux moine qui courbe tous ces fronts émus, et du sein de la foule prosternée, fait jaillir un hymne immense dans son laconisme; et enfin ce chœur final où reparaît pour la troisième fois le thême de l'allegro de l'air d'Agathe, déjà entendu dans l'ouverture; tout cela est beau et digne d'admiration comme ce qui précède, ni plus ni moins. Il n'y a pas une note qui ne soit à sa place, et qui puisse être supprimée sans détruire l'harmonie de l'ensemble. Les esprits superficiels ne seront pas de cet avis peut-être, mais pour tout auditeur attentif la chose est certaine, et plus on entendra ce final plus on en sera convaincu.

Depuis que ces lignes furent écrites, l'exécution du Freyschütz à l'Opéra est devenue détestable; se relèvera-t-elle quelque jour?..... il faut l'espérer.

SOUVENIRS D'UN HABITUÉ DE L'OPÉRA.

1822–1823

Il fut un temps, hélas bien éloigné! où certaines représentations de l'Opéra étaient des solennités auxquelles je me préparais plusieurs jours d'avance, par la lecture et la méditation des ouvrages qu'on y devait exécuter. Rien n'égale le fanatisme d'admiration que nous professions, quelques habitués du parterre et moi, pour certains auteurs, si ce n'est notre haine profonde pour la plupart des autres. Le Jupiter de notre Olympe était Gluck, et le culte que nous lui rendions ne peut se comparer à rien de ce que le dilettantisme le plus effréné pourrait imaginer aujourd'hui. Mais si quelques-uns de mes amis étaient de fidèles sectateurs de cette religion musicale, je puis dire sans vanité que j'en étais le pontife. Quand je voyais faiblir leur ferveur, je la ranimais par des prédications dignes des saint-simoniens; je les amenais à l'Opéra bon gré mal gré, quelquefois en leur donnant des billets que j'avais achetés de mon argent au bureau, et que je prétendais avoir reçus d'un employé de l'administration. Dès que, grâce à cette ruse, j'avais entraîné mes hommes à la représentation du chef-d'œuvre de Gluck, je les plaçais sur une banquette du parterre, en leur recommandant bien de n'en pas changer, vu que les places n'étaient pas également bonnes pour l'audition, et qu'il n'y en avait pas une dont je n'eusse étudié la convenance ou les défauts. Ici, on était trop près des cors; là, on ne les entendait pas; à droite, le son des trombones dominait trop; à gauche, répercuté par les loges du rez-de-chaussée, il produisait un effet désagréable; en bas, on était trop près de l'orchestre, il écrasait les voix; en haut, l'éloignement de la scène empêchait de distinguer les paroles ou l'expression de la physionomie des acteurs; l'instrumentation de cet ouvrage devait être entendue de tel endroit, les chœurs de celui-ci de tel autre; à tel acte, la décoration représentant un bois sacré, la scène était très vaste, et le son se perdait dans le théâtre de toutes parts, il fallait donc se rapprocher; un autre, au contraire, se passait dans l'intérieur d'une palais, le décor était ce que les machinistes appellent un salon fermé, la puissance des voix étant doublée par cette circonstance si indifférente en apparence, on devait remonter un peu dans le parterre, afin que les sons de l'orchestre et ceux de la vocale, entendus de moins près, parussent plus intimement unis et fondus dans un ensemble plus harmonieux.

Une fois ces instructions données, je demandais à mes néophytes s'ils connaissaient bien la pièce qu'ils allaient entendre. S'ils n'avaient pas lu les paroles, je tirais un livret de ma poche, et, profitant du temps qui nous restait avant le lever de la toile, je le leur faisais lire, en ajoutant aux principaux passages toutes les observations que je croyais propres à leur faciliter l'intelligence de la pensée du compositeur; car, nous venions toujours de fort bonne heure, pour avoir le choix des places, ne pas nous exposer à manquer les premières notes de l'ouverture, et goûter ce charme singulier de l'attente avant une grande jouissance qu'on est assuré d'obtenir. En outre, nous trouvions beaucoup de plaisir à voir l'orchestre, vide d'abord et ne représentant qu'un piano sans cordes, se garnir peu à peu de musique et de musiciens. Le garçon d'orchestre entrait le premier pour placer les parties sur les pupitres; ce moment-là n'était pas sans mélange de crainte. Depuis notre arrivée dans la salle, quelque accident pouvait être survenu; on avait peut-être changé le spectacle et substitué à l'œuvre monumentale de Gluck, quelque Rossignol, quelques Prétendus, une Caravane du Caire, un Panurge, un Devin de Village, une Lasthenie, toutes productions plus ou moins pâles et maigres, plus ou moins plates et fausses, pour lesquelles nous professions un égal et souverain mépris. Le nom de la pièce, inscrit en grosses lettres sur les parties de contrebasses qui par leur position se trouvent les plus rapprochées du parterre, nous tirait d'inquiétude ou justifiait nos appréhensions. Dans ce dernier cas (il se présentait alors assez fréquemment), nous nous précipitions hors de la salle en jurant comme des soldats en maraude qui ne trouveraient que de l'eau dans ce qu'ils avaient pris pour des barriques d'eau-de-vie, et en confondant dans nos malédictions l'auteur de la pièce substituée, le directeur qui l'infligeait au public et le gouvernement qui la laissait représenter. Pauvre Rousseau qui attachait autant d'importance tout au moins à sa partition du Devin de Village (si toutefois c'est une partition) qu'aux chefs-d'œuvre d'éloquence qui ont immortalisé son nom; lui qui croyait fermement avoir écrasé Rameau tout entier, voire même le trio des Parques, avec les petites chansons, les petits flonsflons, les petits rondeaux, les petits solos, les petites bergeries, les petites drôleries de toute espèce dont se compose son petit intermède; lui qu'on a tant tourmenté; lui que la secte philosophique des Holbachiens a tant envié pour son œuvre musicale; lui qu'on a accusé de n'en être pas l'auteur; lui qui a été chanté par toute la France, depuis Jéliot et Mademoiselle Fel jusqu'au roi Louis XV qui ne pouvait se lasser de répéter: «J'ai perdu mon serviteur,» avec la voix la plus fausse de son royaume; lui enfin dont l'opéra favori obtint à son apparition tous les genres de succès; pauvre Rousseau! qu'aurait-il dit de nos blasphêmes, s'il eût pu les entendre? Et pouvait-il prévoir que son œuvre chérie, qui jadis excita tant d'applaudissements, tomberait un jour pour ne plus se relever, au milieu des éclats de rire de toute la salle, sous le coup d'une énorme perruque poudrée à blanc, jetée aux pieds de Colette par un insolent railleur? J'assistais à cette dernière représentation du Devin; beaucoup de gens, en conséquence, m'ont attribué la mise en scène de la perruque; mais je suis bien aise, puisque j'en trouve l'occasion, de protester ici de mon innocence. Je crois même avoir été au moins autant indigné que diverti par cette grotesque irrévérence; de sorte que je ne puis savoir au juste si j'en aurais été capable. Mais s'imaginerait-on que Gluck, oui, Gluck lui-même, à propos de ce pauvre Devin, il y a quelque cinquante ans, a poussé l'ironie plus loin encore, et qu'il a osé écrire et imprimer dans une épître la plus sérieuse du monde, adressée à la reine Marie-Antoinette, que la France, peu favorisée sous le rapport musical, comptait cependant quelques ouvrages remarquables, parmi lesquels il fallait citer le Devin de Village de M. Rousseau? Qui jamais se fût avisé de penser que Gluck pût être aussi plaisant? Ce trait seul d'un Allemand suffit pour enlever aux Italiens la palme de la perfidie facétieuse.

Je reprends le fil de mon histoire. Quand le titre inscrit sur les parties d'orchestre nous annonçait que rien n'avait été changé dans le spectacle, je continuais ma prédication, chantant les passages saillans, expliquant les procédés d'instrumentation d'où résultaient les principaux effets, et obtenant d'avance, sur ma parole, l'enthousiasme des membres de notre petit club. Cette agitation étonnait beaucoup nos voisins du parterre, bons provinciaux pour la plupart, qui, en m'entendant pérorer sur les merveilles de la pièce qu'on allait représenter, s'attendaient à perdre la tête d'émotion, et y éprouvaient, en somme, d'ordinaire, plus d'ennui que de plaisir. Je ne manquais pas ensuite de désigner par son nom chaque musicien à son entrée à l'orchestre, en y ajoutant quelques commentaires sur ses habitudes et son talent.

«Voilà Baillot (il était alors à l'Opéra); il ne fait pas comme d'autres violons solos, celui-là, il ne se réserve pas exclusivement pour les ballets; il ne se trouve point déshonoré d'accompagner un opéra de Gluck. Vous entendrez tout-à-l'heure un chant qu'il exécute sur la quatrième corde; on le distingue au dessus de tout l'orchestre.

—«Oh! ce gros rouge, là-bas! c'est la première contrebasse, c'est le père Chénié; un vigoureux gaillard, malgré son âge; il vaut à lui tout seul quatre contrebasses ordinaires; on peut être sûr que sa partie sera exécutée telle que l'auteur l'a écrite; il n'est pas de l'école des simplificateurs.

—«Le chef d'orchestre devrait faire un peu attention à M. Guillou, la première flûte, qui entre en ce moment; il prend avec Gluck d'étranges libertés. Dans la marche religieuse d'Alceste, par exemple, l'auteur a écrit des flûtes dans le bas, uniquement pour obtenir l'effet particulier aux sons graves de cet instrument; M. Guillou ne s'accommode pas d'une pareille disposition; il faut qu'il domine; il faut qu'on l'entende; et pour cela, il transpose toute la partie de flûte à l'octave supérieure, détruisant ainsi le résultat que l'auteur s'était promis, et faisant d'une idée ingénieuse une chose puérile et vulgaire.»

Les trois coups annonçant qu'on allait commencer, venaient nous surprendre au milieu de cet examen sévère des notabilités de l'orchestre. Nous nous taisions aussitôt, en attendant avec un sourd battement de cœur, le signal du bâton de mesure de Kreutzer ou de Valentino.

L'ouverture commencée, il ne fallait pas qu'un de nos voisins s'avisât de parler, de fredonner ou de battre la mesure, nous avions adopté pour notre usage, en pareil cas, ce mot si connu d'un amateur:

«Le ciel confonde ces musiciens, qui me privent du plaisir d'entendre monsieur!»

Connaissant à fond la partition qu'on exécutait, il n'était pas prudent non plus d'y rien changer; je me serais fait tuer plutôt que de laisser passer sans réclamation la moindre familiarité de cette nature prise avec les grands maîtres.

Je n'allais pas attendre après la représentation pour protester froidement par écrit contre ce crime de lèse-génie; oh! non, c'était en face du public, à haute et intelligible voix, que j'apostrophais les délinquants. Et je puis assurer qu'il n'y a pas de critique qui porte coup comme celle-là. Ainsi, un jour, il s'agissait d'Iphigénie en Tauride, j'avais remarqué à la représentation précédente qu'on avait ajouté des cymbales au premier air de danse des Scythes en si mineur, où Gluck n'a employé que les instruments à cordes, et que dans le grand récitatif d'Oreste, au troisième acte, les parties de trombones, si admirablement motivées par la scène et écrites dans la partition, n'avaient pas été exécutées. J'avais résolu, si les mêmes fautes se reproduisaient, de les signaler.

Lors donc que le ballet des Scythes fut commencé, j'attendis mes cymbales au passage; elles se firent entendre comme la première fois dans l'air que j'ai indiqué. Bouillant de colère, je me contins cependant jusqu'à la fin du morceau, et profitant aussitôt du court moment de silence qui le sépare du morceau suivant, je m'écriai de toute la force de ma voix:

«Il n'y pas là de cymbales, qui donc se permet de corriger Gluck?»

On juge de la rumeur! Le public, qui ne voit pas fort clair dans toutes ces questions d'art, et à qui il était fort indifférent qu'on changeât ou non l'instrumentation de l'auteur, ne concevait rien à la fureur de ce jeune fou du parterre. Mais ce fut bien pis quand, au troisième acte, la suppression des trombones du monologue d'Oreste ayant eu lieu comme je le craignais, la même voix fit entendre ces mots:

«Les trombones ne sont pas partis! C'est insupportable!»

L'étonnement de l'orchestre ne peut se comparer qu'à la colère (bien naturelle, je l'avoue) de M. Valentino, qui conduisait ce soir-là. J'ai su depuis que ces pauvres trombones n'avaient fait que se soumettre à un ordre formel de ne pas jouer dans cet endroit; car leurs parties étaient copiées et parfaitement conformes à l'original. Pour les cymbales que Gluck a placées avec tant de bonheur dans le premier chœur des Scythes, je ne sais qui s'était avisé de les introduire également dans l'air de danse, dénaturant ainsi la couleur et troublant le silence sinistre de cet étrange ballet. Mais je sais bien qu'aux représentations suivantes tout rentra dans l'ordre, les cymbales se turent, les trombones jouèrent, et je me contentai de grommeler entre mes dents:

—Ah! c'est bien heureux!

Peu de temps après, un de mes amis, presque aussi fanatique que moi, qui compte aujourd'hui parmi les meilleurs professeurs de chant de Paris (Saint-Ange), avait trouvé inconvenant qu'on nous donnât au premier acte d'OEdipe d'autres airs de danse que ceux de Sacchini; il vint me proposer de faire justice de ces interminables solos de cor et de violoncelle qui remplaçaient les airs de Sacchini. Pouvais-je ne pas seconder une aussi louable intention! Le moyen employé pour Iphigénie nous réussit également bien pour OEdipe; et, après quelques mots lancés un soir du parterre, par nous deux seuls, les nouveaux airs de danse disparurent pour jamais. Une seule fois nous parvînmes à entraîner le public. On avait annoncé sur l'affiche que le solo de violon du ballet de Nina serait exécuté par Baillot; une indisposition du grand artiste, ou quelque autre cause, s'étant opposée à ce qu'il pût se faire entendre, l'administration crut suffisant d'en instruire le public par une imperceptible bande de papier collée sur l'affiche de la porte de l'Opéra, que personne ne regarde. L'immense majorité des spectateurs s'attendait donc à entendre le célèbre violon. Cependant, au moment où Nina, dans les bras de son père et de son amant, revient à la raison, la pantomime si touchante de mademoiselle Bigottini ne put nous émouvoir au point de nous faire oublier Baillot. La pièce touchait à sa fin.

«Eh bien! eh bien! et le solo de violon, dis-je assez haut pour être entendu?

—C'est vrai, dit un homme du public, il semble qu'on veuille le passer.

—Baillot! Baillot! le solo de violon!»

En un instant le parterre prend feu, et ce qui ne s'était jamais vu à l'Opéra, la salle entière réclame à grands cris l'accomplissement des promesses de l'affiche. La toile tombe au milieu de ce brouhaha. Le bruit redouble. Les musiciens voyant la fureur du parterre s'empressent de quitter la place. De rage alors, chacun saute dans l'orchestre, on saisit les chaises des concertants; on renverse les pupitres, on crève la peau des timbales; j'avais beau crier:

«Messieurs, Messieurs, que faites-vous donc! briser les instruments!.... Quelle barbarie!.... Vous ne voyez donc pas que c'est la contrebasse du père Chénié, un instrument superbe, qui a un son d'enfer!»

On ne m'écoutait plus et les mutins ne se retirèrent qu'après avoir culbuté tout l'orchestre et cassé je ne sais combien de banquettes et d'instruments.

C'est là le mauvais côté de la critique en action que nous exercions si despotiquement à l'Opéra; le beau, c'était notre enthousiasme quand tout allait bien. Il fallait voir alors avec quelle frénésie nous applaudissions des passages auxquels personne dans la salle ne faisait attention, tels qu'une belle basse, une heureuse modulation, un accent vrai dans un récitatif, une note expressive de hautbois, etc., etc. Le public nous prenait pour des claqueurs aspirant au surnumérariat, tandis que le chef de claque, qui savait bien le contraire, et dont nos applaudissements intempestifs dérangeaient les savantes combinaisons, nous lançait de temps en temps un coup-d'œil digne de Neptune prononçant le Quos ego. Puis, dans les beaux moments de Madame Branchu, c'étaient des larmes, des cris, qu'on ne connaît plus aujourd'hui, même au Conservatoire. La plus plaisante scène de cette espèce, dont j'aie conservé le souvenir, est la suivante. On donnait OEdipe. Quoique placé fort loin de Gluck dans notre estime, Sacchini ne laissait pas que de trouver en nous d'ardents admirateurs. J'avais entraîné ce soir-là à l'Opéra un jeune homme parfaitement étranger à tout autre art que celui du carambolage, et dont cependant je voulais à toute force faire un néophyte musical. Les douleurs d'Antigone et de son père ne pouvaient que l'émouvoir fort médiocrement. Aussi, après le premier acte, désespérant d'en rien faire, l'avais-je laissé derrière moi en m'avançant d'une banquette, pour n'être pas troublé par son sang-froid. Comme pour faire ressortir encore son impassibilité, le hasard avait placé à sa droite un spectateur aussi impressionnable qu'il l'était peu. Je m'en aperçus bientôt. Dérivis venait d'avoir un fort beau mouvement dans son fameux récitatif:

Mon fils! tu ne l'es plus!
Va! ma haine est trop forte!

Tout absorbé que je fusse par cette scène si admirable de naturel et de sentiment de l'antique, il me fut impossible cependant de ne pas entendre le dialogue établi derrière moi, entre mon jeune homme épluchant une orange et l'inconnu, son voisin, en proie à la plus vive émotion:

—Mon Dieu! monsieur, calmez-vous.

—Non! c'est irrésistible! c'est accablant! cela tue!

—Mais, monsieur, vous avez tort de vous affecter de la sorte, vous vous rendrez malade.

—Non! laissez-moi... Oh!

—Monsieur! allons du courage! enfin après tout, ce n'est qu'un spectacle; vous offrirai-je un morceau de cette orange.

—Ah! c'est sublime!

—Elle est de Malte!

—Quel art céleste!

—Ne me refusez pas.

—Ah! monsieur, quelle musique!

—Oui, c'est très joli.

Pendant cette curieuse conversation, l'opéra était parvenu après la scène de réconciliation, au beau trio:

«O doux moments!»

la douceur pénétrante de cette simple mélodie me saisit à mon tour; je commençai à pleurer abondamment, la tête cachée dans mes deux mains comme un homme abîmé d'affliction. A peine le trio était-il achevé, que deux bras robustes m'enlèvent de dessus mon banc, en me serrant la poitrine à me la briser; c'étaient ceux de l'inconnu qui, ne pouvant plus maîtriser son émotion, et ayant remarqué que de tous ceux qui l'entouraient j'étais le seul qui parut la partager, m'embrassait avec fureur, en criant d'une voix convulsive:

—Sacredieu! monsieur, que c'est beau!

Sans m'étonner le moins du monde, et la figure toute décomposée par les larmes, je lui réponds sur le même ton:

—Etes-vous musicien?

—Non, mais je sens la musique aussi vivement que qui que ce soit.

—Ma foi, c'est égal, donnez-moi votre main, parbleu, Monsieur, vous êtes un brave homme!

Là-dessus, parfaitement insensibles aux ricanements des spectateurs qui faisaient cercle autour de nous, comme à l'air ébahi de mon néophyte mangeur d'oranges, nous échangeons quelques mots à voix basse, je lui donne mon nom, il me confie le sien et sa profession. C'était un ingénieur! un mathématicien!!! Où diable la sensibilité va-t-elle se nicher!

LETTRE ÉCRITE A G. SPONTINI,

LE LENDEMAIN DE LA REPRISE DE FERNAND CORTEZ.

1841
.

«Cher maître,

»Votre œuvre est noble et belle, et c'est peut-être aujourd'hui, pour les artistes capables d'en apprécier les magnificences, un devoir de vous le répéter. Quels que puissent être à cette heure vos chagrins, la conscience de votre génie et de l'inappréciable valeur de ses créations, vous les fera aisément oublier.

»Vous avez excité des haines violentes, et à cause d'elles quelques-uns de vos admirateurs semblent craindre d'avouer leur admiration; ceux-là sont des lâches! J'aime mieux vos ennemis.

»On a donné hier Cortèz à l'Opéra. Tout brisé encore par le terrible effet de la scène de la révolte, je viens vous crier: Gloire! gloire! gloire et respect à l'homme dont la pensée puissante, échauffée par son cœur, a créé cette scène immortelle! Jamais, dans aucune production de l'art, l'indignation sut-elle emprunter à la nature de pareils accents? Jamais enthousiasme guerrier fut-il plus brûlant et plus poétique? A-t-on quelque part montré sous un pareil jour, peint avec de telles couleurs l'audace et la volonté, ces fières filles du génie?—Non! et personne ne le croit.

»C'est vrai, c'est fort, c'est beau, c'est neuf, c'est sublime! Si la musique n'était pas abandonnée à la charité publique, on aurait quelque part en Europe un théâtre, un panthéon lyrique, exclusivement consacré à la représentation des chefs-d'œuvre monumentaux, où ils seraient exécutés à longs intervalles, avec un soin et une pompe dignes d'eux, par des artistes, et écoutés aux fêtes solennelles de l'art par des auditeurs sensibles et intelligents.

»Mais, partout à peu près, la musique, déshéritée des prérogatives de sa noble origine, n'est qu'une enfant trouvée qu'on semble vouloir contraindre à devenir une fille perdue.

»Adieu, cher maître, il y a la religion du beau, je suis de celle-là; et si c'est un devoir d'admirer les grandes choses et d'honorer les grands hommes, je sens, en vous serrant la main, que c'est de plus un bonheur.»

TRIBULATIONS D'UN CRITIQUE MUSICAL.

Jamais, ce me semble, Paris n'a tant cru s'occuper de musique; jamais, par conséquent, la tâche des malheureux critiques ne leur a semblé plus rude, plus fatigante, plus difficile, plus décourageante, plus détestable, plus sotte et plus inutile. C'est une pluie d'albums, une avalanche de romances, un torrent d'airs variés, un cataclysme de fantaisies, une trombe de concertos, de cavatines, de scènes dramatiques, de duos comiques, d'adagios soporifiques, d'évocations diaboliques, de sonates classiques, de rondos romantiques, fantastiques, frénétiques, fanatiques, fluoriques. (Pour l'intelligence de ce dernier adjectif, consultez les éléments de chimie de Thénard ou de Gay-Lussac, vous trouverez que l'acide fluorique est un poison affreux, dont l'action corrosive est si forte qu'il ronge en fort peu de temps les fioles dans lesquelles on essaie inutilement de le conserver.)

Mon ami Richard (le traducteur des contes d'Hoffmann) et moi, nous avions, en 1828, fondé la grande école que je viens de désigner ici pour la première fois, et dont l'école fluorique actuelle n'est qu'une pitoyable imitation. Si les productions étonnantes qu'elle a enfantées sont encore à cette heure parfaitement inconnues du public, c'est qu'à l'instar de l'acide terrible dont elle porte le nom et qui détruit les vases où on l'enferme, cette musique a tué sans doute tous ceux qui ont eu le bonheur de l'entendre. Évidemment les auteurs s'étaient abstenus, dans l'intérêt de l'art, d'écouter leurs chefs-d'œuvre, puisque tous les deux vivent encore, l'un à Colmar, où il exerce la médecine (dans le genre fluorique toujours), et l'autre à Paris, où le malheur veut qu'il soit contraint de se creuser la cervelle en se rongeant les poings, pour ennuyer les abonnés de la Gazette musicale de sa pâle, tiède et insipide critique. Quel métier! et pour se distraire, si le pauvre diable de musicien-prosailleur prend fantaisie, par hasard, d'aller fumer un cigarre sur la place d'Europe, ou de monter dans un wagon pour visiter Saint-Germain, il n'a pas fait dix pas au grand air, il n'a pas écouté pendant cinq minutes le bruit cadencé des pistons de la machine à vapeur, qu'il se trouve nez à nez avec quelque donneur de concert qui lui recommande l'insertion de son programme, contenant onze cavatines, quatorze romances, un concerto de flûte et trois divertissements pour guitare et ophicléide. Il se sauve dans le parc de Saint-Germain; au coin du bois il rencontre un visage courroucé, c'est celui d'un jouer de guimbarde qui lui reproche de n'avoir point assisté à la matinée musicale qu'il vient de donner, et dans laquelle le virtuose s'est fait entendre sur un instrument perfectionné, dont la languette en acier trempé et terminée par un bout de cuivre, rend un son comparable au bourdonnement de la guêpe ou de la grosse mouche de cheval.

Le malheureux, échappé à ce guet-apens, croit trouver le repos dans les profondeurs des tunnels du chemin de fer. Il y tombe entre les bras d'un ami intime dont il a oublié le nom, qui arrive de Batavia, de la Martinique ou de la terre de Van Diemen, où sa voix et sa méthode lui ont valu des succès inouïs dans l'emploi des Martins. Les Caraïbes, les Malais et les Javanais surtout en raffolaient. Il a gagné des sommes énormes, et s'il vient à Paris, ce n'est que pour faire sa réputation. En conséquence, il espère bien que son ami le critique va le faire mousser vigoureusement. Il aura la bonté d'annoncer sa soirée musicale, d'y assister et d'en rendre compte. Le nouveau débarqué ne va pas par quatre chemins, il ne veut pas tenir la dragée haute aux Parisiens; il débutera par le grand air des Voitures versées:

«Apollon toujours préside.»

C'est son triomphe, il veut se couvrir de gloire d'un seul coup; il aime mieux cela que de suivre le système timide du crescendo. Il attaquera tout de suite le chant dramatique dans ce qu'il a de plus neuf, de plus hardi et de plus distingué; il s'élancera d'un bond aux plus sublimes hauteurs de l'art des Frontins. L'orchestre sera au grand complet; il y aura au moins quinze musiciens, parmi lesquels un nègre très fort sur le flageolet, qui exécutera avec le nez le concerto en sol majeur de Collinet: ce sera du dernier beau. A ces causes, le chanteur d'outre-mer prie son ami intime de l'excuser s'il le quitte si brusquement, mais il doit aller pendant quelques heures, travailler son grand air:

«Apollon toujours préside.»

Après quoi il pourra le faire entendre. Précieuse faveur!!.. N'importe, le voilà parti; le critique commence à respirer, et comme les wagons lui ont porté malheur, il se propose de revenir pédestrement à Paris. Il marche depuis dix minutes à peine, quand il se voit à l'improviste accosté par un bourgeois d'une cinquantaine d'années, air cossu, habit marron, grosse canne, gros nez, gros jabot, tournure d'épicier parvenu, type de l'ex-abonné du Constitutionnel.

—«Ah! monsieur B......, que je suis heureux de vous rencontrer! Je viens de chez vous où j'ai su que vous étiez parti pour Saint-Germain. J'ai pris la vapeur et me voilà.

—Monsieur, je suis trop heureux.....

—Ah, vous ne me connaissez peut-être pas, ne m'ayant jamais vu, mais je vous connais, moi, et beaucoup, allez. Nous avons lu les journaux, vous avez donné dernièrement aux Invalides un concert qui a fait du bruit. Trois mille musiciens, des clarinettes de toutes les espèces, plus de deux cents tambours; des trombones charmantes, un duo superbe chanté par Mademoiselle Falcon et la Blache (cette fameuse Blache qui vient d'Italie malgré son nom français); une couronne de laurier envoyée de Constantine; quarante mille francs en billets de banque offerts sur un plat d'argent par M. le ministre des finances: voilà des honneurs j'espère, et du profit! Oh! nous savons tout. Eh bien! monsieur, puisque vous êtes un si savant, un si agréable musicien, malgré que vous écriviez aussi dans les journaux, j'ai pensé à vous pour un bon conseil, et je viens sans façon vous le demander. Je cherche depuis longtemps la carrière qui pourrait le mieux convenir à mon fils; car le grand garçon que vous voyez là, est mon fils, je vous assure.

—Monsieur, il n'y a rien d'impossible; mais venons au fait, je vous prie, je suis un peu pressé.

—Eh bien! le fait est, puisque vous n'avez qu'une petite heure à me donner, que j'avais eu d'abord l'idée de le faire colonel.

—Certes, monsieur, c'était une bonne idée, et vous auriez eu parfaitement raison de faire entrer monsieur votre fils comme volontaire dans ce régiment-là.

—Cela se peut, mais la gloire des arts me paraît aujourd'hui plus belle, et je pense, après tout, que l'état de compositeur lui conviendra d'autant mieux qu'il a évidemment pour l'harmonie de très grandes dispositions.

—Monsieur votre fils sait la musique?

—Non, pas encore, il n'a que vingt ans, mais il a, je vous le répète, d'admirables dispositions; et puisque vous êtes de mon avis et que vous me conseillez de le faire grand compositeur, s'il vous est agréable de lui donner les premières leçons, ne vous gênez pas, il est à vos ordres, il ira chez vous tous les jours, deux fois par jour même, si vous voulez. Et certes, ce sera une distinction bien flatteuse pour son maître quand le tour de mon fils sera venu de donner un concert aux Invalides, et que le ministre des finances lui présentera quarante mille francs sur un plat d'argent.»

La conversation se trouve là brusquement interrompue; on passait sur un pont, et le critique désespéré de ne pouvoir échapper à l'horrible imbécillité de ce crétin, s'est jeté à tout hasard dans la Seine par-dessus le parapet. Le voilà revenu à flot, il nage, il suit le courant, il aborde enfin dans un îlot assez éloigné du pont pour lui faire espérer un asile contre les pères qui veulent faire leurs enfants colonels ou grands compositeurs; il va se reposer un moment, quand une voix connue l'interpelle.

—«Parbleu, c'est B......, en vérité, tu ne pouvais venir plus à propos, j'allais courir chez toi. Tu es mouillé? ce ne sera rien, nous partons, j'ai là mon canot. Je suis venu dans cette île abandonnée pour réfléchir et expérimenter plus à mon aise, pour écouter la grande voix de la nature que les bruits grossiers de la ville couvrent d'une façon si cruelle, pour nous autres penseurs et musiciens inspirés. J'étais depuis longtemps à la piste d'une découverte qui ne peut manquer d'amener dans l'art musical une immense révolution. Vois ce petit instrument, ce n'est qu'une boîte de fer-blanc percée de trous et fixée au bout d'une corde; je vais la faire tourner vivement comme une fronde, et tu entendras quelque chose de merveilleux. Tiens, écoute. Hou! hou! hou! voilà une imitation du vent qui enfonce cruellement les fameuses gammes chromatiques de la pastorale de Beethoven. C'est la nature prise sur le fait! voilà qui est beau! voilà qui est nouveau! il serait de mauvais goût de faire ici de la modestie, et, entre nous, Beethoven était dans le faux, et je suis dans le vrai. Oh! mon cher, quelle découverte! et quel article tu vas me faire là-dessus dans le Journal des Débats! C'est une bonne fortune pour toi; ne va pas gaspiller un pareil sujet dans la Gazette musicale; non, un grand journal, dix-huit mille abonnés, voilà ton affaire. Cela va te faire un honneur inconcevable; on te traduira dans toutes les langues! Que je suis content, va, mon vieux! et le diable m'emporte, c'est autant pour toi que pour moi. Cependant je t'avouerai que je désire employer le premier mon nouvel instrument; je le réserve pour une ouverture que j'ai commencée, et qui aura pour titre: l'Ile d'Eole; tu m'en diras des nouvelles. Après quoi, libre à toi d'user de ma découverte pour tes symphonies. Je ne suis pas de ces gens qui sacrifieraient le passé, le présent et l'avenir de la musique à leur intérêt personnel; non, tout pour l'art, c'est ma devise. Nous voilà arrivés; va changer d'habits et vite à l'ouvrage, un article ronflant, sans calembour. Je viendrai ce soir lire ce que tu auras écrit; ne l'envoie pas à l'imprimerie sans me le montrer; tu pourrais te tromper sur quelque détail, et rien n'est plus important que l'exactitude en pareille matière. A propos, le directeur de l'Opéra me tourmente pour que je lui donne un ouvrage en cinq actes, mais il ne m'offre que trente mille francs une fois payés; me conseilles-tu d'accepter?

—Oui, oui, accepte, tu feras bien.

—Pardieu non, c'est trop peu! Je vais écrire à Pillet que je refuse; et, ma foi, après cela l'Opéra s'arrangera comme il pourra. Il faut donner, une fois pour toutes, une bonne leçon aux directeurs des théâtres lyriques; ces gens-là sont d'une ladrerie... Adieu, adieu. A ce soir.

Le critique exténué, mouillé, embourbé, stupéfié, rentre à grand'peine chez lui; il n'a pas même le temps de s'asseoir; trois personnes l'attendent dans son salon, et toutes à la fois, l'accueillent ainsi:

—Ah enfin!

—C'est lui!

—Le voilà!

—Monsieur, je viens de donner un concert.....

—Monsieur, je vais donner un concert.....

—Monsieur, je me propose de donner un concert.....

—On y a entendu un album nouveau.....

—On y exécutera des variations.....

—On y chantera des romances.....

—Je remarque avec surprise que vous n'avez pas de piano! un compositeur! c'est étonnant! c'est malheureux! je me proposais de vous chanter mon album. Alors j'espère que vous voudrez bien venir passer une heure ou deux à la maison pour l'entendre; je demeure rue du Puits-de-l'Hermite, près le Jardin des Plantes; vous pourrez voir la giraffe en passant.»

Le premier compositeur d'albums a franchi à peine le seuil de la porte que les deux autres, en souriant ironiquement:

«Quel homme que ce monsieur Z....., il vous ferait volontiers aller à Fontainebleau pour admirer son album.

—Encore si sa musique en valait la peine; mais c'est d'un commun!

—D'un vulgaire!

—D'un trivial!

—Et c'est écrit!

—Ah! ah! il croit qu'il sait l'harmonie, le pauvre homme!

—Trois quintes de suite dans la première barcarolle!

—Et je ne sais combien d'octaves cachées dans la troisième!

—Mais n'abusons pas des moments de M. B....

—Je venais, monsieur, vous recommander mon fils, âgé de dix ans, qui commence à être de première force en composition; il a écrit récemment un cahier de Mazurkas, que je n'ose comparer aux Mazurkas de M. Chopin, mais qui ne sont pas sans mérite cependant, comme vous pourrez vous en convaincre en les lisant.

Le critique.—Monsieur, je suis mort de fatigue et de plus tout mouillé: permettez-moi, de grâce, d'aller me coucher, je vous entends à peine.

—Monsieur, je pars; mais ne manquez pas de lire cet intéressant ouvrage: vous penserez probablement que M. Chopin lui-même n'est pas allé jusque-là en fait d'originalité, de verve et de grâce. Un enfant de dix ans! c'est prodigieux! voilà un beau sujet d'articles pour le Journal des Débats: vous pourrez le faire en annonçant le concert de mon fils. J'oubliais de vous laisser quelques billets; le prix n'est que de quinze francs. J'ai l'honneur de vous saluer.

—Dieu soit loué! j'ai cru qu'il n'en finirait pas avec son petit prodige. Monsieur B..... veuillez m'accorder dix minutes. Je n'ai pas besoin de piano, moi, l'accompagnement de mes romances ne sert pas à déguiser la pauvreté du chant. Il vous serait donc aisé de les juger à la simple audition de la partie vocale, et je vais vous en chanter une seulement; cela suffira pour vous donner une idée de mon style. Avez-vous un diapason? Non! en ce cas je vais essayer l'étendue du morceau, pour atteindre aussi juste que possible le ton dans lequel il est écrit. Vous verrez que c'est de la musique bien rhythmée; toutes les phrases sont de quatre ou de huit mesures, et l'on distingue parfaitement les temps forts. Cela ressemble, en conséquence, fort peu aux divagations désordonnées de ce petit drôle, dont le père vous a si fort ennuyé. Mais ne disons pas de mal des absents, quoiqu'ils aient cette fois bien réellement tort. Je commence.

Ici le critique tombe lourdement sur le parquet comme frappé d'apoplexie, son domestique épouvanté, pousse des cris d'effroi, les voisins accourent, on s'empresse de le porter dans sa chambre, pendant que la chanteuse de romances (car c'est une dame) murmure en s'en allant: «Quelle ineptie! quelle absence de sentiment! ne pas écouter seulement la première! il est capable de ne pas annoncer mon concert et de ne pas lire mon recueil! voilà pourtant les hommes qui décident aujourd'hui du sort des artistes!!»

Il repose depuis quelques heures quand on sonne à tout rompre à sa porte. C'est un élégant jeune homme qui se dit porteur d'une nouvelle très intéressante pour M. B....., et dont la communication ne peut souffrir de retard. On réveille le patient; il s'habille, pensant qu'il s'agit tout au moins d'un aide-de-camp du prince royal. Il rentre au salon en chancelant.

—Monsieur, pardonnez-moi de vous déranger, je n'ai pu résister au désir de vous faire mon compliment sur votre dernier succès. C'est merveilleux, monsieur, c'est colossal! c'est gigantesque! c'est sublime!

—Monsieur, vous êtes trop bon; veuillez me dire ce qui me procure l'honneur de votre visite.

—Eh! monsieur, rien autre que le besoin de vous exprimer mon enthousiasme, mon admiration, mon exaltation, ma stupéfaction, ma vénération. Quelle œuvre! monsieur, c'est-à-dire, quel chef-d'œuvre! Hum! (d'un ton simple et doux.) Puisque vous êtes en même temps un si habile critique, l'idée me vient à présent de vous soumettre une suite de fanfares pour la trompe, dont le club des chasseurs fait le plus grand cas. Une analyse détaillée de cet ouvrage serait bien placée dans la Gazette musicale, et...

—Vous vous trompez, monsieur, c'est l'affaire du journal des Chasseurs.

Le critique dans sa chambre.—Feux et tonnerres! c'est pour cela que ce joueur de trompe en gants blancs est venu interrompre mon sommeil!! Eh bien! qu'est-ce encore?

Le portier.—Monsieur, c'est une lettre et un paquet de la part de M. Maurice Schlesinger.

—Allons, autre chose! (Il lit).

Le critique prend la plume et répond ce qui suit.

«Mon cher Maurice,

»Il me faut absolument du repos, et un abri contre les albums. Voici bientôt quinze jours que je cherche inutilement trois heures pour rêver à la symphonie que j'ai commencée; ne pouvoir les obtenir est un supplice dont vous n'avez pas d'idée et qui m'est absolument insupportable. Je vous préviens donc que, jusqu'au moment où ma partition sera finie, je ne veux plus entendre parler de critique d'aucune espèce. Vos albums, je le sais, contiennent d'ailleurs plusieurs morceaux charmants dont vous ne me dites rien, et dont vous ne citez pas même les auteurs. Mais je suis poussé à bout, je veux, pendant quelque temps, assez de loisir et de liberté pour finir mon ouvrage; je veux être artiste enfin; je redeviendrai galérien après; je suis obsédé, abîmé, exterminé. Gardez-vous donc de venir me relancer dans ma tanière, ce serait d'une révoltante inhumanité. Je n'ai jamais compté parmi les apologistes du suicide, mais j'ai là une paire de pistolets chargés, et dans l'état d'exaspération où vous pourriez me mettre, je serais capable de vous brûler la cervelle.

»Votre ami dévoué,

»Hector Berlioz

FIN DU PREMIER VOLUME.

TABLE DES MATIÈRES

DU PREMIER VOLUME.

 
Voyage musical en Allemagne.
I. A M. Auguste Morel: Bruxelles, Mayence, Francfort 3
II. A M. Girard, chef d'orchestre de l'Opéra-Comique: Stuttgardt, Hechingen27
III. A Liszt: Manheim, Weimar51
IV. A M. Stephen Heller: Leipzig71
V. A Ernst: Dresde93
VI. A Henri Heine: Brunswick, Hambourg113
VII. A mademoiselle Louise Bertin: Berlin135
VIII. A M. Habeneck, chef d'orchestre de l'Opéra: Berlin167
IX. A M. Desmarets: Berlin191
X. A M. G. Osborne: Hanovre, Darmstadt218
 
De la Musique en général.
I. De la musique en général241
 
Etude analytique des Symphonies de Beethoven.
 Introduction263
I. Symphonie en ut majeur269
II. Symphonie en 273
III. Symphonie héroïque279
IV. Symphonie en si b291
V. Symphonie en ut mineur299
VI. Symphonie pastorale311
VII. Symphonie en la321
VIII. Symphonie en fa333
IX. Symphonie avec chœurs341
Trios et sonates359
Le Freyschütz de Weber369
Souvenirs d'un habitué de l'Opéra385
Lettre à G. Spontini403
Tribulations d'un critique musical407

FIN DE LA TABLE DU TOME PREMIER.

NOTES:

[1] Le nom de Strauss est célèbre aujourd'hui dans toute l'Europe dansante; il est attaché à une foule de valses capricieuses, piquantes, d'un rythme neuf, d'une desinvoltura gracieusement originale, qui ont fait le tour du monde. On conçoit donc qu'on tienne beaucoup à ne pas voir de telles valses contrefaites, un pareil nom contreporté.

Or, voici ce qui arrive. Il y a un Strauss à Paris, ce Strauss a un frère; il y a un Strauss à Vienne, mais ce Strauss n'a point de frère; c'est la seule différence qui existe entre les deux Strauss. De là des quiproquos fort désagréables pour notre Strauss, qui dirige avec une verve digne de son nom les bals de l'Opéra-Comique et tous les bals particuliers donnés par l'aristocratie fashionnable. Dernièrement, à l'ambassade d'Autriche, un Viennois, quelque faux Viennois, à coup sûr, aborde Strauss et lui dit en langue autrichienne: «Eh bonjour, mon cher Strauss; que je suis aise de vous voir! Vous ne me reconnaissez pas?—Non, Monsieur.—Oh! je vous reconnais bien, moi, quoique vous ayez un peu engraissé; il n'y a d'ailleurs que vous pour écrire de pareilles valses. Vous seul pouvez diriger et composer ainsi un orchestre de danse; il n'y a qu'un Strauss.—Vous êtes bien bon; mais je vous assure que le Strauss de Vienne a aussi du talent.—Comment! le Strauss de Vienne? Mais c'est vous; il n'y en a pas d'autre. Je vous connais bien; vous êtes pâle, il est pâle; vous parlez autrichien, il parle autrichien; vous faites des airs de danse ravissants:—Oui.—Vous accentuez toujours le temps faible dans la mesure à trois temps.—Oh! le temps faible, c'est mon fort!—Vous avez écrit une valse intitulée le Diamant?—Etincelante!—Vous parlez hébreu?—Very well.—Et anglais?—Not at all.—C'est cela même, vous êtes Strauss; d'ailleurs votre nom est sur l'affiche?—Monsieur, encore une fois, je ne suis pas le Strauss de Vienne; il n'est pas le seul qui sache syncoper une valse et rhythmer une mélodie à contre-mesure. Je suis le Strauss de Paris; mon frère qui joue très bien du violon et que voilà là-bas, est également Strauss; le Strauss de Vienne est Strauss. Ce sont trois Strauss.—Non, il n'y a qu'un Strauss, vous voulez me mystifier.» Là-dessus le Viennois incrédule, de laisser notre Strauss fort irrité et très en peine de faire constater son identité; tellement qu'il est venu me trouver afin que je le débarrasse de cette sosimie. Donc, pour cela faire, j'affirme que le Strauss de Paris, très-pâle, parlant à merveille l'autrichien et l'hébreu, et assez mal le français, et pas du tout l'anglais, écrivant des valses entraînantes, pleines de délicieuses coquetteries rhythmiques, instrumentées on ne peut mieux, conduisant d'un air triste, mais avec un talent incontestable, son joyeux orchestre de bal; j'affirme, dis-je, que ce Strauss habite Paris depuis fort longtemps qu'il a, depuis dix ans, joué de l'alto à tous mes concerts; qu'il fait partie de l'orchestre du Théâtre-Italien; qu'il va tous les étés gagner beaucoup d'argent à Aix, à Genève, à Mayence, à Munich, partout excepté à Vienne, où il s'abstient d'aller par égard pour l'autre Strauss, qui pourtant, lui, est venu une fois à Paris.

En conséquence, les Viennois n'ont qu'à se le tenir pour dit, garder leur Strauss et nous laisser le nôtre. Que chacun rende enfin à Strauss ce qui n'est pas à Strauss, et qu'on n'attribue plus à Strauss ce qui est à Strauss; autrement on finirait, telle est la force des préventions, par dire que le stras de Strauss vaut mieux que le Diamant de Strauss, et que le Diamant de Strauss n'est que du stras.

[2] Encore un Strauss! mais celui-là ne fait pas de Valses.

[3] J'ai pu faire, en Allemagne, beaucoup d'observations sur les diverses résonnances des cloches; et j'ai vu, à n'en pouvoir douter, que la nature se riait encore, à cet égard, des théories de nos écoles. Certains professeurs ont soutenu pendant des siècles que les corps sonores ne faisaient tous résonner que la tierce majeure; un mathématicien est venu dans ces derniers temps, affirmant que les cloches faisaient toutes entendre, au contraire, la tierce mineure; et il se trouve en réalité qu'elles donnent harmoniquement toutes sortes d'intervalles. Les unes font retentir la tierce mineure, les autres la quarte; une des cloches de Weimar sonne la septième mineure et l'octave successivement: (son fondamental fa, résonnance fa octave, mi bémol septième); j'en ai même entendues qui produisaient la quarte augmentée. Evidemment la résonnance harmonique des cloches dépend de la forme que le fondeur leur a donnée, des divers degrés d'épaisseur du métal à certains points de leur courbure, et des accidents secrets de la fonte et du coulage.

[4] Massues de sauvages.

[5] Les femmes.

[6] Les Européens, les blancs.

[7] Cher aux malades mais illustre parmi les savants.

[8] M. Castil-Blaze. L'opéra de Pigeon-Vole fut représenté l'an dernier, presque jusqu'au bout, au théâtre Ventadour. Vous serez peut-être bien aise, mademoiselle, de connaître l'historique de cette mémorable soirée.

Le voici:

Puisqu'il y avait sur le programme la Phèdre de Racine, je devrais dire que mademoiselle Maxime me parut excellente tragédienne dans ce rôle magnifique; mais ceci n'est pas directement de ma compétence, et d'ailleurs l'attrait principal de la soirée, le sujet de toutes les conversations, le point de mire de toutes les curiosités, c'était l'opéra en un acte (Pigeon-Vole) composé par M. Castil-Blaze. Je crois même que le chef-d'œuvre de Racine n'avait été placé là que comme un lever de rideau, pour compléter la représentation, et servir de préambule à la grande pièce de Pigeon-Vole.

Un certain nombre d'artistes et de littérateurs s'étaient réunis pour entendre l'ouvrage de leur confrère et le juger franchement, d'après l'effet qu'il produirait, sans aucune arrière-pensée et sans la moindre disposition malveillante. On se méfiait un peu, il est vrai, de la nouvelle partition, à cause de l'acharnement avec lequel l'auteur en avait d'avance fait l'éloge, et des efforts inouïs tentés par lui pour obtenir sa mise en scène à l'Opéra-Comique; efforts dont l'inutilité l'avait enfin amené à se faire lui-même entrepreneur et directeur de théâtre pour une soirée.

Ce grand amour de la gloire dans un homme de l'âge de M. Castil-Blaze, qui devait depuis longtemps, et plus qu'un autre, en avoir reconnu la vanité, semblait, en le rapprochant de quelques autres circonstances, indiquer une disposition d'esprit singulière et quelque peu inquiétante. On pensait involontairement à l'interrogatoire que les deux médecins de Molière font subir à M. de Pourceaugnac: «Mangez-vous? Dormez-vous? Faites-vous des songes? De quelle nature sont-ils?» On se demandait comment et par quel incroyable renversement de toutes les habitudes de sa vie M. Castil-Blaze en était venu à faire en personne la musique et les paroles de ses opéras, lui qui jusque-là avait chargé de ce soin Mozart, Rossini, Weber, Meyerbeer, Cimarosa, Regnard, Collé, Molière et tant d'autres hommes de génie ou de talent qu'il n'avait que la peine de rhabiller un peu; car les compositeurs surtout étaient loin de lui offrir cet idéal de beauté musicale qu'il rêvait. L'un avait écrit trop haut pour les voix: on le transposait, on baissait ses airs, ses duos d'un demi-ton, d'un ton même, et l'on publiait ainsi accommodé avec de beaux accompagnements de piano, le Gluck des salons, et l'on devenait un peu l'auteur d'Orphée, des Iphigénie, d'Alceste et d'Armide. L'autre avait eu la faiblesse de croire qu'on pouvait rhythmer des phrases mélodiques autrement que de quatre en quatre, et qu'un chant était bien coupé dès que l'oreille en était satisfaite: on venait compter les mesures, et, s'il en manquait une pour la carrure du rhythme, on s'empressait de l'ajouter, et on devenait ainsi le correcteur-collaborateur de Mozart, de Grétry, etc. Weber avait eu le tort de ne pas donner une redondance assez fastidieuse à ses cadences finales, et de terminer quelquefois ses mélodies sur le temps faible; vite on ajoutait par-ci par-là une petite queue, on supprimait ailleurs deux notes pour faire finir le chant sur le temps fort, et voilà Weber tout-à-fait civilisé. Ne lisant pas trop bien les partitions apparemment, tantôt on croyait y voir ce qui n'y était point, tantôt on n'y apercevait pas ce qui crevait les yeux, et, toujours dévoré de ce zèle ardent, de cette sollicitude paternelle pour les pauvres compositeurs qui n'avaient pas pu recevoir dans leur jeunesse des leçons de M. Castil-Blaze, on fourrait des trombones dans un orage où l'auteur en avait déjà mis (mais d'une autre façon), croyant de bonne foi réparer une grave omission, combler une énorme lacune, et l'on avouait naïvement être ainsi devenu l'instrumentateur d'une symphonie de Beethoven!!!!! Puis on faisait un opéra entier avec la comédie de l'un et la musique revue et corrigée de trois ou quatre autres; on reliait bien le tout, on le faisait graver, et cela se représentait à Paris et en province, sous le nom des Folies amoureuses. Mais ne parlons pas de folie; il paraît que ceci était fort sage au contraire.

Et voilà que tout d'un coup M. Castil-Blaze, qui sait combien la gloire est inutile, puisqu'elle ne garantit les œuvres du génie d'aucun genre d'insulte, d'aucune espèce de profanation, se met à courir éperdu après elle, criant qu'il l'aime, qu'il l'adore, qu'il la lui faut à tout prix. Il est prêt à se ruiner pour elle; l'or n'est qu'une chimère; il dépensera pour ses œuvres à lui, pour Belzébuth et Pigeon-Vole, tout ce que lui rapportèrent les productions des maîtres italiens, français et allemands. Il demande qu'on l'exécute, il veut à toute force qu'on le joue. O vieillard insensé!... soyez donc satisfait! vous voilà joué! vous voilà glorieux! vous voilà célèbre! On ne parle à cette heure que de vous dans Paris! Et bientôt, s'envolant de clocher en clocher comme l'aigle impériale, votre pigeon ira porter aux villes éloignées votre nom resplendissant d'une auréole nouvelle! Mais, hélas! je frémis en songeant aux malheurs, aux amertumes qui vont naître, pour votre jeune gloire, de votre ancienne célébrité. Chacun sait en France, en Allemagne, en Italie, que M. Castil-Blaze, au temps où il ne composait pas, a corrigé, revu, augmenté, retourné, taillé et détaillé les plus grands compositeurs anciens et modernes; il a ouvertement déclaré que c'était son droit, son devoir même de faire à Weber, à Beethoven et à tant d'autres, l'aumône de sa science et de son goût. Or que va-t-il arriver, ô grand maître, ô Castil-Blaze, si quelque ravaudeur étranger, imbu de vos doctrines, met la main sur votre pigeon et s'avise, pour l'embellir, de lui coller une crête sur la tête ou de lui couper la queue!!! vous avez beau dire, vos entrailles de père en seront douloureusement émues, vous en souffrirez, et beaucoup; et nous donc!! mais nous en pleurerons des larmes de sang, notre indignation n'aura point de bornes!!! Car Pigeon-Vole est une de ces œuvres comme on n'en voit pas, une production unique, que les amis de l'art vont proposer pour modèle au siècle présent et aux siècles futurs, en regrettant qu'il n'ait pas été donné au siècle dernier de la connaître, ce qui eût certes empêché Glück, Mozart, Weber et Beethoven de commettre tant de bévues! Famæ sacra fames!!!

M. Castil-Blaze, en produisant son chef-d'œuvre, a voulu mettre à l'épreuve la sagacité du public. Il a donné à Pigeon-Vole le titre de drame lyrique, tandis que c'est en réalité un étourdissant opéra bouffon, archi-bouffon. «Voyons, s'est dit l'illustre auteur dans son injuste prévention contre le bon sens parisien, si ces malotrus comprendront ma musique! Je vais leur dire qu'il s'agit d'un drame ensanglanté, je parlerai de poignard, on verra un amant furieux, un chant d'amour dans la nuit sombre sera brusquement interrompu, on entendra des cris, le bruit d'un corps qui tombe, etc... Je suis curieux de savoir s'ils seront assez niais pour être émus, pour pleurer, et s'ils ne découvriront pas le vrai sens de mes mélodies!» A vrai dire, l'auditoire a bien été un peu interdit dans la première scène; il a bien semblé croire que c'était là de fort triste musique, pleine de lamentables souvenirs, de réminiscences funestes, de mélodies usées par la douleur, d'harmonies décolorées, pâlies par la souffrance... Mais bientôt la clairvoyance lui est revenue, une sorte d'hilarité, indécise d'abord, s'est dessinée sur tous les visages, qui, rapidement transformée en gaîté bruyante, a ébranlé à chaque instant la salle par ses éclats immodérés. C'est alors que l'auteur a dû éprouver une vive et douce satisfaction! «Ils me comprennent! a-t-il dû se dire, l'art est sauvé!» Oh! oui! nous vous avons compris, et bien compris, malgré le piége tendu à notre intelligence, spirituel et facétieux auteur de Pigeon-Vole. Aucun trait, aucun passage saillant n'a passé inaperçu; témoin ce vers du récitatif: «Il me prend donc au sérieux!»—(Le public): «Ah! ah! ah! non, certes, non... ah! ah!» Et celui-ci, quand M. Camus a eu joué la ritournelle extraordinairement prolongée de sa concertante: «Ceci n'est que la ritournelle.» Le public: «Ah! ah! ah! ce n'est que la ritournelle! eh bien! cela promet!» Plus loin, pendant que M. Camus et madame Casimir continuaient leur long duo pour flûte et soprano, le cruel amant d'Ortensia ayant chanté (en récitatif toujours) cette observation fort juste, mais assez inattendue: «On n'a rien fait de plus fort en musique!» les cris, les trépignements, les rires furibonds ont de nouveau fait explosion. Ce n'était pourtant encore que le prélude du succès, qui eût sans doute accueilli le dénoûment, si on avait pu l'entendre; mais M. Castil-Blaze n'avait pas assez ménagé les forces de son auditoire et de ses interprètes, et voici comment la pièce n'a pu être terminée. L'amant d'Ortensia, en voyant que la camériste tirait d'un petit panier un pigeon auquel elle essayait de donner la volée, a soupçonné qu'il s'agissait d'un poulet adressé à sa belle; il n'en doute plus en entendant M. Camus jouer dans la coulisse un solo de flûte. «C'est l'amant clandestin d'Ortensia! La perfide a l'audace de répondre et de renvoyer au soupirant des traits plus rapides et plus brûlants encore que ceux qu'il lui adresse! Elle l'aime, rien n'est plus certain!» Aussitôt le jaloux Vénitien fait signe à un sien ami qui joue fort bien d'un autre instrument, le poignard (de là le second titre de la pièce: Flûte et Poignard), d'aller mettre fin à cet amoureux dialogue. «O ciel! s'est écrié tout d'une voix le public, aurait-il le courage de couper le sifflet à qui s'en sert si bien?...» L'anxiété de l'auditoire était d'autant plus cruelle, que le spadassin tardait fort longtemps à frapper le coup fatal; Mme Casimir et M. Camus continuaient tranquillement, les malheureux! leur tendre romance; et, à chaque minute écoulée, on se disait comme dans les Huguenots: «Ils chantent encore!» Mais enfin Ortensia pousse un cri déchirant! son amant est mort!... Mme Casimir a l'air de vouloir se trouver mal! —On frémit... quand tout d'un coup, M. Camus, pour rassurer le public, lui jette prestement une toute petite gamme chromatique, prrrrrut! Les rires alors de reprendre avec une force sans pareille! «Bravo! bravo!.... M. Camus n'est pas mort; à la bonne heure. Vivat! Ah! ah! ah! ah! scélérat de Vénitien, va! tu mériterais d'être pendu pour nous avoir fait une telle peur. L'auteur! l'auteur! etc., etc.» Là-dessus, les pauvres acteurs, incapables de tenir leur sérieux plus longtemps, plantent là le poignard et la flûte, et le pigeon et M. Castil-Blaze, et se sauvent dans la coulisse en riant comme tout le monde.

Car, pour être chanteur, on n'en est pas moins homme.

Puis un pompier a voulu faire baisser la toile et mettre fin à cette exorbitante hilarité. La toile qui, elle aussi, riait à se tordre, qui se ridait dans tous les sens, ne voulait pas descendre, curieuse apparemment de voir le dénoûment. Force pourtant est restée à la loi; la toile s'est abaissée bon gré mal gré, et le public en se dispersant a fait retentir les rues et les passages voisins du théâtre Ventadour, de ses exclamations joyeuses jusqu'à une heure du matin. Voilà un succès!!! Pour être juste, il faut dire que le poème y a puissamment contribué. On disait dans la salle que M. Henri Castil-Blaze, fils de l'illustre compositeur, prêtant à son père l'appui de sa jeune muse, en avait écrit les vers; nous le croyons sans peine. Les travaux que M. Henri Castil-Blaze a la modestie de signer H. V. dans une ou deux Revues, prouvent à mon sens, qu'il est parfaitement capable d'atteindre à ces poétiques hauteurs.

Cette représentation fait, en tous cas, le plus grand honneur à l'auteur ou aux auteurs de Pigeon-Vole; il faudrait être blasé, archi-blasé, pour ne pas s'émouvoir à la vue d'un triomphe pareil; triomphe si péniblement obtenu, mais si bien mérité.

[9] En italien coglionerie.

[10] Sphor est maître de chapelle à Cassel.

[11] Voyez sa revue musicale dans le feuilleton du Temps, du 25 janvier 1838.


Chargement de la publicité...