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Voyages du Capitaine Lemuel Gulliver, En Divers Pays Eloignes, Tome I de III

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The Project Gutenberg eBook of Voyages du Capitaine Lemuel Gulliver, En Divers Pays Eloignes, Tome I de III

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Title: Voyages du Capitaine Lemuel Gulliver, En Divers Pays Eloignes, Tome I de III

Author: Jonathan Swift

Release date: March 29, 2020 [eBook #61691]
Most recently updated: October 17, 2024

Language: French

Credits: Produced by Mohammad Aboomar for the QuantiQual Project;
Project ID: COALESCE/2017/117 (Irish Research Council)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK VOYAGES DU CAPITAINE LEMUEL GULLIVER, EN DIVERS PAYS ELOIGNES, TOME I DE III ***
Le Portrait de l’Auteur devant le Titre

VOYAGES

DU CAPITAINE

LEMUEL GULLIVER,

EN

DIVERS PAYS ELOIGNEZ.

tome premier.

Premiere Partie. Contenant le voyage de Lilliput.

x

A LA HAYE,

Chez P. GOSSE & J. NEAULME.

MDCCXXVII.

TABLE

DES CHAPITRES

Du Voyage de Lilliput.

CHAP. I.

Qui est l’Auteur de ce Voyage, & de quelle famille: Premiers Motifs qui le portérent à voyager. Il fait naufrage, & se sauve à la Nage sur la Côte de Lilliput; est fait prisonnier, & amené plus avant dans le Pays.

CHAP. II.

L’Empereur de Lilliput, acompagné de plusieurs personnes de distinction, vient voir l’Auteur. Description de la personne & des habits de l’Empereur: Quelques savans du premier ordre sont chargez d’enseigner à l’Auteur la langue du pays. Il se fait aimer par sa douceur. On fait l’Inventaire de ce qui se trouve dans ses poches, & on lui ôte son épée & ses pistolets.

CHAP. III.

Etrange maniére dont l’Auteur divertit l’Empereur & la Noblesse de l’un & l’autre sexe de la Cour de Lilliput. Autres divertissemens de cette Cour. L’Auteur est mis en Liberté à de certaines Conditions.

CHAP. IV.

Description de la Capitale de Lilliput nommée Mildendo, & du Palais de l’Empereur. Conversation entre l’Auteur & un desprémiers Secretaires sur les Affaires de l’Empire. L’Auteur s'ofre à servir l’Empereur contre ses Ennemis.

CHAP. V.

Par un Stratagème inoui l’Auteur previent une Invasion. Titre d’Honneur qui lui est conferé. L’Empereur de Blefuscu envoye des Ambassadeurs pour demander la paix. Le Feu prend à l’Apartement de l’Imperatrice, mais est éteint par le secours de l’Auteur.

CHAP. VI.

Sciences, Loix & Coutumes des Habitans de Lilliput. Maniére d’élever leurs Enfans. Comment l’Auteur vivoit en ce pays. Justification d’une des premiéres Dames de la Cour.

CHAP. VII

L’Auteur étant informé que ses Ennemis avoient dessein de l’accuser de Haute Trahison, se refugie à Blefuscu. Maniére dont il y est reçu.

CHAP. VIII.

Par un bonheur singulier, l’Auteur trouve moien de quiter Blefuscu, & après avoir surmonté quelques Dificultez, revient sain & sauf dans sa Patrie.

TABLE

DES CHAPITRES

Du Voyage de Brobdingnag.

CHAP. I.

DEscription d'une furieuse Tempête. La Chaloupe est envoyée à Terre pour faire de l’Eau; L’Auteur s’y embarque afin de découvrir le Pays: Il est laissé sur le Rivage, pris par un des Habitans, & conduit chez un Fermier. Maniére dont il y est reçu. Description des Habitans.

CHAP. II.

Description de la fille du Fermier. L’Auteur est mené à une Ville prochaine, & ensuite à la Capitale. Particularitez de ce Voyage.

CHAP. III.

L’Auteur est conduit à la Cour. La Reine l’achête du Fermier & le presente au Roi. Il dispute avec les Professeurs de Sa Majesté: est logé à la Cour, fort dans les bonnes graces de la Reine. Il defend l’Honneur de sa Patrie, & a querelle avec le Nain de la Reine.

CHAP. IV.

Description du pays. Projet pour la correction des Cartes Geographiques. Ce que c’étoit que le Palais du Roy & la Capitale. Maniere dont l’Auteur voyageoit. Description d'un des principaux Temples de la Capitale.

CHAP. V.

Diferentes Avantures qu’eut l’Auteur. Execution d’un Criminel. L’Auteur montre son Habileté dans l’Art de la Navigation.

CHAP. VI.

L’Auteur tâche par toutes sortes de moyens de s’aquerir la Bienveillance du Roi & de la Reine. Il fait paroitre son habileté dans la Musique. Le Roi s’informe de l’Etat de l’Europe, & l’Auteur satisfait amplement sa curiosité. Reflexions du Roi sur ce que l’Auteur vient de lui raconter.

CHAP. VII.

Amour de l’Auteur pour sa Patrie. Il fait au Roi une ofre fort avantageuse, qui est néanmoins rejettée. Ignorance du Roi en Politique. Bornes étroites dans lesquelles les sciences de ce Pays sont renfermées. Loix & Afaires Militaires de cet Etat. Quels troubles l’ont agité.

CHAP. VIII.

Le Rot & la Reine font un tour vers les Frontiéres; l’Auteur a l’honneur de les acompagner. De quelle maniére il quita ce pays. Il revient en Angleterre.

CATALOGUE

DES LIVRES

Burnetii de Statu Mortuorum & Resurgentium 8. 1727.

  • --- de Fide & Officiis Christianorum 8.1727. Burmanni Vita Hadriani VI. 4. 1727.

Ceremonies & Coutumes de tous les Peuples du Monde avec des figures gravées par Picard fol. 3. vol. 1723. à 1725.

Colloques de Cordier Lat. Fr. 12. 1727. Decamerone di Boccaccio sopra l’edizione di Rolli 2. vol. 12. 1727.

Essais de Montaigne 5. vol. 12. 1727. Histoire des Chevaliers de Malthe 4. 4. vol. fig. 1726.

  • --- le même 5. vol. 12. 1726.

  • --- du Concile de Constance par l’Enfant 2. vol. 4. 1727.

  • --- de la Vie & des Ouvrages de Fenelon 12. 1727.

  • --- des Tromperies des Prêtres & des Moines 2. vol. 8. 1727.

  • --- du Commerce & de la Navigation des Anciens par Huet 8. 1726.

Lettres de Madame la Marquise de Sevigné 2. vol. 12. 1726.

--- du Chevalier d’Her*** par Fontenelle 12. 1727.

Lettres sur divers sujets par Milleran 8. 1726.

  • --- sur les Anglois, les François & les Voyages 8. 1725

Misantrope par V*E* 2. vol 12. 1726. Mentor Moderne 4. vol 12. 1727.

Memoires de Montglat 4. vol. 12. 1727.

  • --- de Boulainvilliers 8. 2. vol. 1727.

Nouveau Testament reveu par les Pasteurs de Geneve 4. 1726.

Ode Principia Philosophiæ 4. 2. vol. 1727.

Phædri Fabulæ Burmanni 4. 1727.

Rutgersii Apodcticæ Demonstrationes 4. 1727.

Sermons sur divers textes de l’Ecriture Sainte par Mr. Huet 8. 1727.

Terentii Comediæ & Phædri Fabulæ Bent ley 4. 1727.

Traité du Mouvement des Eaux par Pujol 4. 1726.

Voyages de Thevenot 5. vol. 12. 1727.

Avertissement au Relieur.

Pour placer les Figures dont les pages ne sont pas marquées.

Le Portrait de l’Auteur devant le Titre.

La Figure No. 1. au Tom. I. 1. partie, pag. 9

  • --- No. 2. au Tom. I. 2. partie, pag. 114

  • --- No. 3. au Tom. II. 1. partie, pag. 7

  • --- No. 4. au Tom. II. 2. partie, pag. 108

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VOYAGES.

PART. I.

VOYAGE DE LILLIPUT.

CHAPITRE I.

Qui est l’Auteur de ce Voyage, & de quelle Famille: prémiers motifs qui le portérent à voyager. Il fait naufrage, & se sauve à la nage sur la Côte de Lilliput, est fait prisonnier, & amené plus avant dans le Païs.

Mon Pére avoit peu de biens, situez dans la Comté de Nottingham: mais en recompense cinq fils, dont je suis troisiéme. Il m’envoya à l’âge de quatorze ans au Collége à Cambridge, où je m’apliquai diligemment à l’étude pendant l’espace de trois années: mais comme les moyens de mon Pére étoient trop médiocres pour subvenir aux fraix de mon entretien, (qui pour dire le vrai n’alloient guères loin,) je fus mis aprentif chez le Sieur Jaques Bates, un des meilleurs Chirurgiens de Londres, chez qui je restai quatre ans. Mon Père m’envoyoit de tems en tems quelque argent, que j’employois à me faire enseigner cette partie des Mathematiques qui a raport à la Navigation, & dont la connoissance est nécessaire à ceux qui ont dessein de voyager; dessein à l’exécution duquel je me croyois en quelque sorte destiné.

En quitant mon Maitre, je m’en retournai chez mon Pére, qui, conjointement avec mon Oncle Jean & quelques autres parens, me fit avoir quarante livres, avec promesse de me fournir trente livres sterling par an pour m’entretenir à Leyde, où j’étudiai en Medecine deux ans & sept mois, parce que cette Science est très-utile dans des voyages de long cours.

Peu après mon retour de Leyde, mon bon Maitre Mr. Bates me recommanda pour être Chirurgien de l’Hirondelle, dont le Capitaine Abraham Pannell étoit Commandant: Pendant trois ans & demi que je demeurai avec lui, je fis deux voyages au Levant, & dans quelques autres endroits. De retour, je pris la resolution de m’établir à Londres: Mr. Bates approuva mon dessein, & me procura quelques pratiques. Je me logeai petitement, & la fantaisie m’ayant pris de me marier, j’épousai la fille d’un bon Bourgeois, qui m’aporta quatre cens livres en mariage. Mais la mort de mon bon Maitre, qui arriva environ deux ans après, & le peu d’amis que j’avois, furent cause que bien-tôt je n’eus pas grand chose à faire. D’ailleurs ma conscience ne me permettoit pas d’imiter quelques-uns de mes Confréres, qui traitent leurs Patiens de maniére, qu’ils ne sauroient guéres courir risque d’être desœuvrez. Ayant donc pris conseil de ma femme, & de quelques amis, je resolus de retourner en Mer. Je fus successivement Chirurgien de deux Vaisseaux, & pendant six ans je fis diférens voyages aux Indes Orientales & Occidentales, qui me valurent quelque chose. J’employois mes heures de loisir à la lecture des meilleurs Auteurs, tant Anciens que Modernes, ayant toujours une bonne provision de Livres avec moi, & quand j’étois à terre, je m’appliquois à étudier le genie & la maniére des Peuples avec qui je conversois, aussi bien qu’à apprendre leurs langues, ce que j’ai toujours eu une grande facilité à faire, à cause de la fidelité de ma mémoire.

Mon dernier voyage n’ayant pas autrement bien réüssi, je me dégoutai de la Mer, & formai le dessein de rester déformais chez moi avec ma femme & mes enfans. Je changeai deux fois de quartier, espérant d’avoir plus à faire que dans celui que je quitois; mais c’étoit toujours à peu près la même chose, c’est à dire, tien. Après trois ans d’attente inutile, j’acceptai une offre fort avantageuse qui me fut faite par le Capitaine Guillaume Prichard, qui étoit Maitre d’un Vaisseau nommé la Gazelle, & qui avoit dessein de partir pour la Mer du Sud. Nous fimes voiles de Bristol le 4. May 1699. & d’abord nôtre voyage fut fort heureux.

J’ai quelques raisons de croire qu’il n’est pas nécessaire de fatiguer le Lecteur du recit des Avantures, qui nous sont arrivées dans ces Mots: il suffira de l’avertir, qu’en faisant cours vers les Indes Orientales, nous fumes accueillis d’une violente tempête, qui nous poussa vers le Nord-Ouest du Païs de Diemen. Par une observation nous trouvâmes que nous étions à 30 degrez & 2 minutes de latitude Meridionale. Le travail excessif & la mauvaise nourriture nous avoient fait perdre douze hommes de notre équipage, & le reste étoit en assez mauvais état.

Le cinquiéme de Novembre, qui est le tems où l’Eté commence en ce Païs-là, le tems étant extraordinairement embrumé, les Matelots apperçurent un Rocher, éloigné du Vaisseau de la longueur à peu près d’un demi cable, mais le vent étoit si violent, que le Vaisseau fut jetté dessus, & peu après mis en pièces. Cinq hommes de l’équipage & moi, tâchâmes de nous sauver dans la Chaloupe, & de nous éloigner du Rocher & de notre Vaisseau. A force de ramer, pous nous en éloignâmes, si je ne me trompe, à la distance d’environ neuf miles: mais alors nous fumes entiérement sur les dents, parce que nos forces avoient déja été presque épuisées, par le travail que nous avions été obligez de faire, pendant que nous étions encore dans le Vaisseau. Nous abandonnâmes donc notre Chaloupe à la merci des flots, qui l’engloutirent une demi heure après. J’ignore ce que devinrent mes cinq Compagnons, & ceux que j’avois laissez dans le Vaisseau, mais il est très apparent que tous sont péris: pour moi, je nageai au hazard, poussé par le vent & par la marée; j’essayai plus d’une fois quoique inutilement, si je ne trouverois pas de fond: mais enfin, par le plus grand bonheur du monde, j’en trouvai, dans l’instant que je n’en pouvois plus, & presque en même temps, la Tempête se ralentit. Je fis près d’un mile avant que de gagner la Côte, parce que la pente du rivage vers la Mer, étoit presque imperceptible, & ce fut environ à huit heures du soir que j’y arrivai. Je fis à peu près un demi mile sans appercevoir ni Maisons, ni Habitans: l’extréme fatigue que j’avois soufferte, le chaud qu’il faisoit, & par dessus cela, une demi-pinte d’eau de vie que j’avois avalée en quitant le Vaisseau, m’accablérent de sommeil. L’herbe étoit tendre, je m’y couchai, & dormis plus de neuf heures, aussi profondément que j’aye fait en ma vie, car le jour commençoit à poindre quand je m’éveillai: je voulus me lever, mais il me fut impossible, parce que mes bras & mes jambes, étoient fortement attachez à la terre des deux côtez: mes cheveux mêmes qui étoient longs & épais s’y trouvérent tellement attachez, que je ne pus lever la tête, ce que j’aurois fort souhaité de faire à cause de la chaleur du Soleil, qui commençoit à m’incommoder. J’entendois quelque bruit confus autour de moi, mais dans l’attitude où j’étois, je ne pouvois voir que le Ciel. Peu de tems après, je sentis quelque chose qui se mouvoit sur ma jambe gauche, & qui s’avançant doucement sur ma poitrine, vint jusqu’à mon menton. En tâchant, autant que la situation ou j’étois pouvoit me le permettre, de voir ce que c’étoit, j’apperçus une créature humaine qui n’avoit pas six pouces de hauteur, avec un arc & une flêche dans ses mains, & une trousse de fleches sur le dos. Dans le même instant je sentis (autant que je pus le conjecturer) une quarantaine de petits hommes de la même sorte, qui suivoient le prémier. Dans l’étonnement inexprimable où j’étois, je fis un cri si grand, que tous s’enfuirent de frayeur, & que même quelques uns d’eux, comme cela me fut raporté depuis, se firent bien mal en sautant de mes côtez à terre. Cependant, ils ne tardérent guéres à revenir, & un d’eux qui s’avança assez pour me regarder en face, levant ses mains & ses yeux d’admiration au Ciel, s’écria d’une voix petite mais distincte, Hekinah Degul: les autres repetérent plusieurs fois les mêmes mots, mais je ne savois alors ce qu’ils signifioient. Le Lecteur conçoit aisément que pendant tout ce tems j’étois fort mal à mon aise. A la fin, faisant tous mes éforts pour me détacher, j’eus le bonheur de rompre les liens qui attachoient mon bras gauche à la terre: en levant le bras je vis comment ils s’y étoient pris pour me lier, & que c’étoit à de petites chevilles fichées en terre, que mes liens avoient tenus. Dans le même tems je me donnai tant de mouvemens, quoi que ce ne fut pas sans douleur, que les liens qui attachoient mes cheveux à gauche, se relachérent de deux pouces, & me donnérent moyen de tourner tant soit peu la tête. Ces petites créatures s’enfuirent alors une seconde fois, avant que j’en pusse saisir aucune: en sautant à terre elles jettérent un grand cri, (j’entens à proportion de leur taille,) qui fut suivi de ces deux mots, Tolgo phonac, qu’un d’entr’eux prononça à haute voix. A peine ces mots furent-ils prononcez, que je sentis plus de cent flêches décochées contre ma main gauche, qui me piquérent à peu près comme auroient pû faire autant d’éguilles: par dessus cela, ils jettérent une autre sorte, de flêches en l’air, comme nous jettons nos Bombes en Europe, dont plusieurs (quoi que je ne les aie point senties) me sont sans doute tombées sur le corps, & quelques autres sur le visage, que je couvris d’abord de la main gauche. Quand cette grêle de flêches fut cessée, je me mis à gemir fort douloureusement, & faisant de nouveaux efforts pour me détacher, j’essuyai une décharge plus grande encore que la premiére: quelques-uns d’eux tachérent de me transpercer avec leurs piques, mais par bonheur ils n’en purent venir à bout, parce que j’avois un colletin de buffle: je crus que le meilleur parti que je pouvois prendre étoit de me tenir coy, & mon dessein étoit de rester comme cela jusqu’à la nuit, bien sûr que pouvant me servir de la main gauche, je me détacherois alors entiérement: car à l’égard des Habitans j’avois raison de croire que quand même ils assembleroient une armée entiére contre moi, je pourois leur tenir tête, si tous étoient de la taille de ceux que je voyois. Mais tous ces projets n’eurent point lieu. Quand les Habitans virent que je restois coy, ils cessérent de tirer; mais par le bruit que j’entendois, je connus que leur nombre s’augmentoit; & environ à la distance de quatre verges, vis à vis de mon oreille droite, j’ouïs pendant plus d’une heure, une sorte de bruit pareil à celui qu’on fait lorsqu’on bâtit. Je tournai, le mieux qu’il me fut possible, la tête de ce côté-là, & vis une maniére de Théatre, élevé de terre d’un pied & demi, & deux ou trois échelles pour y monter: le Théatre pouvoit contenir quatre Habitans. Un de ceux qui y étoient, & qui me paroissoit un homme de distinction, m’adressa un long Discours, dont je ne compris pas un seul mot. J’oubliois de dire qu’avant que de commencer sa harangue, il s’étoit écrié trois fois Langro Dehulsan: (ces mots & les autres dont j’ai parlé me furent expliquez dans la suite:) il les eut à peine prononcez, que plus de cinquante Habitans vinrent, & coupérent les liens auxquels le côté gauche de ma tête étoit

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attaché, ce qui me donna le moien de la tourner à droite, & de bien considerer celui qui alloit me haranguer: Il me paroissoit être entre deux âges, & plus grand qu’aucun des trois autres qui l’accompagnoient, dont l’un étoit un page qui lui portoit la queuë, & qui me parut tant soit peu plus grand que mon doit du milieu: les deux autres étoient à ses côtez pour le soutenir.

Je suis persuadé qu’il étoit fort éloquent, car quoique je n’entendisse pas sa langue, je m’apperçus bien qu’il se connoissoit en mouvemens pathetiques, & qu’il employoit tour à tour les promesses & les menaces pour me persuader. Je lui repondis de la maniére du monde la plus soumise, levant la main gauche & les yeux vers le Soleil, comme voulant l’apeller à témoin: la faim me dicta une partie de ma reponse, n’ayant rien mangé depuis 24. heures; je ne pus m’empêcher de faire connoitre que j’avois besoin de nourriture, & cela en mettant souvent un doit dans ma bouche, (ce qui, à dire le vrai n’étoit pas autrement poli.) Le Hurgo, (car c’est le nom qu’ils donnent à un grand Seigneur, comme je l’apris depuis,) me comprit fort bien; il décendit du Théatre, & ordonna que plusieurs échelles seroient appliquées à mes côtés, sur lesquelles plus de cent habitans montérent, en aportant jusqu’à ma bouche des corbeilles remplies d’alimens, que le Roi avoit donné ordre qu’on m’envoïât, dès qu’il avoit reçû la nouvelle de ma venuë dans son pays. Je remarquai qu’il y avoit dans ce qu’on m’offroit, la chair de differens animaux; mais il m’étoit impossible de distinguer par le seul attouchement quelles parties c’étoient: il y avoit des épaules, des gigots, & d’autres parties, formées comme celles d’un mouton, & parfaitement bien apprétées, mais plus petites que les aîles d’une Alouëtte. Je ne faisois qu’une bouchée de deux ou trois, en y ajoutant autant de pains, gros chacun comme une bale de mousquet.

L’étonnement que produisit en eux ma voracité est inexprimable: Quand je fus à peu près rassasié, je fis un autre signe pour demander à boire; il leur parut que si ma soif étoit proportionnée à mon apetit, un peu de boisson ne me sufiroit pas; c’est pourquoi ce peuple qui est fort ingenieux, roula sur ma main un de leurs plus grands tonneaux, qu’ils défoncérent un moment après, & que je vuidai d’un seul coup, ce qui ne me fut pas fort dificile, car il ne tenoit pas demi-pinte, & avoit le gout d’un petit vin de Bourgogne, mais beaucoup plus délicieux. Ils m’aportérent un second tonneau, que je vuidai de la même manière, en faisant signe que j’en souhaitois encore, mais, ils n’en eurent point à me donner. Après que j’eus achevé ces merveilles, ils firent mille cris de joie, & dansérent sur ma poitrine, répétant, comme ils avoient fait auparavant, plusieurs fois ces mots, Hekinah Degul. Ils me firent signe de jetter à terre les deux tonneaux, en prenant pourtant la précaution d’avertir ceux qui étoient dessous de se retirer hors du chemin, avertissement qu’ils exprimérent par les mots de Borach Mivola: Je le fis, & quand ils virent de si prodigieux vaisseaux en l’air, ce furent encore de nouveaux cris de joie & d’admiration. J’avoue que je fus plus d’une fois tenté, pendant qu’ils se promenoient de tous côtez sur mon corps, d’en prendre quarante ou cinquante qui seroient le plus à ma portée, & de les écraser contre terre: Mais le souvenir de ce que j’avois senti, qui selon toutes les apparences, n’étoit pas ce qu’ils pouvoient faire de pis, & ma parole d’honneur, que je leur avois donnée, de ne leur point faire de mal, (car c’étoit là le sens de l’air soumis que j’avois pris en leur adressant ma harangue;) me firent bientôt passer ces envies. Ajoutez à cela, que c’auroit été violer les loix sacrées de l’hospitalité, envers un Peuple qui venoit de me regaler, avec tant de prodigalité & de magnificence.

Cependant, je ne pouvois assez admirer l’intrépidité de ces diminutifs d’hommes, qui dans le temps qu’une de mes mains étoit libre, osoient grimper, & se promener sans crainte sur le corps d’une créature aussi prodigieuse que je devois leur paroitre. Quelque temps après, quand ils virent que je ne demandois plus à manger, un Envoyé de Sa Majesté Imperiale ayant monté sur le bas de ma jambe droite, s’avança presque sur mon visage, avec une douzaine de personnes de sa suite: il me montra ses lettres de créance, sçellées du sceau Imperial, qu’il approcha, tout près de mes yeux, & fit un Discours d’environ dix minutes, sans aucune marque de colère, mais d’un air ferme & resolu; dirigeant souvent ses gestes vers un certain endroit, que je compris ensuite être la Capitale, éloignée d’un demi mile, où l’Empereur, après avoir pris là-dessus avis de son Conseil, avoit ordonné que je ferois conduit. Ma reponse fut courte, mais inutile; je fis signe avec la main dont je pouvois me servir, que je souhaitois d’être délié, ce que je tachai d’exprimer, en la mettant sur mon autre main, sur ma tête & sur mon corps. Il parut qu’il m’entendoit de reste? car il fit un mouvement de tête, qui marquoit clairement qu’il desaprouvoit ma demande; & par de certains gestes il me donna à connoitre, que je devois être emmené comme prisonnier; en ajoutant néanmoins quelques autres signes, pour m’assurer qu’on me fourniroit sufisamment à manger & à boire, & qu’on ne me feroit aucun mauvais traitement. L’idée d’être conduit à la Capitale comme prisonnier, me porta à faire de nouveaux efforts pour rompre mes liens, mais par malheur ces efforts ne servirent qu’à m’attirer encor une grêle de flêches, qui me causerent une sensible douleur aux mains & au visage. Voyant donc que je ne pouvois venir à bout de mon dessein, & que d’ailleurs le nombre de mes ennemis croissoit à chaque instant, je fis signe qu’ils pouvoient faire de moi ce qu’ils voudroient: là dessus Le Hurgo & sa suite prirent congé de moi, de l’air du monde le plus honnête. Quelques momens après, j’entendis piusieurs fois crier, Peplom Selam, & je sentis un grand nombre d’habitans, qui relachérent tellement les cordes qui m’atachoient à gauche, que je pouvois me tourner à droite; & m’aider moi même pour faire de l’eau; ce que je fis tres copieusement, au grand étonnement du peuple, qui conjecturant par mes mouvemens ce que j’alois faire, s’eloigna au plus vîte du torrent qui le menaçoit. Mais avant cela ils m’avoient froté le visage & les mains, avec une sorte d’onguent, dont l’odeur étoit fort agréable, & qui ôta en peu de minutes, le sentiment de douleur que leurs flêches m’avoit causé: Ce remede, & le bon diner que j’avois fait, m’excitérent au sommeil; je dormis environ huit heures, comme je l’appris depuis; & cela n’est pas étonnant, puisque les Medecins, par ordre de l’Empereur, avoient mis dans les tonneaux de vin quelques drogues soporifiques.

Il y apparence que dès qu’on m’eut découvert dormant sur l’herbe, on en avoit d’abord informé l’Empereur, qui là-dessus, après avoir pris avis de son Conseil, avoit ordonné que je serois lié de la maniére que je l’ai raporté, (ce qui fut exécuté pendant que je dormois,) qu’on me fourniroit à manger & à boire, & qu’une Machine seroit preparée pour me mener à la Capitale.

Cette résolution paroitra peut être hardie & dangereuse, & je suis bien persuadé, qu’en pareille occasion aucun Prince de l’Europe ne l’imiteroit, quoiqu’à mon avis il ne se pût rien de plus prudent, ni de plus genereux. Car suposé que pendant que je dormois, les habitans eussent tâché de me tuer avec leurs piques & leurs fléches, je me ferois certainement éveillé d’abord, & peut être que la douleur que j’aurois sentie, m’auroit donné la force de rompre mes liens; après quoi incapables de me resister, ils n’auroient aussi pu espérer aucune grace. Les habitans de ce pays sont de grands Mathematiciens, & excellent sur tout dans les Méchaniques, encouragez à cela par l’Empereur qui est un grand Protecteur des Sciences. Ce Prince a differentes machines qui se meuvent sur des roues, & qui servent à transporter des Arbres & d’autres fardeaux: Il préside lui même à la construction de ses plus grands Vaisseaux de guerre, dont quelques uns sont longs de neuf pieds, & il les fait transporter sur ces machines, de l’endroit ou ils sont bâtis jusques à la mer, qui est quelquefois éloignée de trois ou quatre cent verges. Cinq cent Charpentiers & autres Ouvriers eurent ordre de preparer incessamment la plus grande voiture qu’ils eussent. C’étoit une Machine de bois, longue de sept pieds & large de quatre, qui se mouvoit sur vingt & deux rouës. C’étoit à la vuë de cette énorme machine, qu’avoit été jetté le cri que j’avois entendu; Elle fut placée en ligne parallele avec mou corps: Mais la principale difficulté fut comment on pourroit m’y mettre: Quatrevingt perches, dont chacune avoit un pied en hauteur, furent dressées pour cet effet, & de très fortes cordes de la grosseur d’une ficelle, furent attachées à des bandages, dont mon cou, mes bras & le reste de mon corps étoient envelopez; neuf cent des plus vigoureux d’entreux, furent employez à me lever de terre, & en moins de trois heures, à la faveur de plusieurs poulies, ils vinrent à bout de me mettre dans la voiture, & curent soin de m’y bien lier. Tout cela me fut rapporté depuis, car je n’en vis ni n’en sentis rien, étant profondément endormi, par le soporifique que j’avois avalé. Quinze cent des plus puissans Chevaux de l’Empereur, dont chacun étoit haut d’environ quatre pouces & demi, servirent à me trainer à la Capitale, qui comme je crois l’avoir dit, étoit éloignée d’un demi mile. Nous avions déjà été en chemin trois ou quatre heures, quand je m’éveillai par un accident fort ridicule: la voiture étant arrêtée parce qu’il y avoit quelque chose a y racommoder, deux ou trois jeunes habitans eurent la curiosité devoir quel air j’avois en dormant; ils montérent sur la voiture, & avançant tout doucement jusqu’à mon visage, un d’eux, qui étoit Officier aux Gardes, me fourra dans la narine gauche une grande partie de sa demi-pique, qui chatouilla le nez à peu près comme auroit pû faire un brin de paille, & me fit éternuer d’une grande force: ces Messieurs se retirérent sans que je m’en aperçusse, & ce ne fut que trois semaines après, que je sçus la cause d’un réveil si soudain. Nous fimes une longue marche le reste du jour, & je passai la nuit entre cinq cent gardes, dont la moitié avoit des torches à la main, & lautre moitié des arcs & des flêches, pour tirer sur moi pour peu que je fisse mine de vouloir me détacher. Le lendemain au Soleil levant, nous continuâmes nôtre marche, & arrivâmes à midi à un endroit éloigné de la Ville d’environ deux cent verges: l’Empereur accompagné de toute sa Cour, vint au devant de nous; mais ses principaux Officiers ne voulurent jamais permettre que l’Empereur exposât sa personne sacrée en montant sur mon corps.

A l’endroit où la voiture s’arrêta, il y avoit un ancien Temple, tenu pour le plus grand du Royaume, qui aiant-été souillé par un meurtre, il y avoit déjà quelques années, avoit été dépouillé de tous ses ornemens, & ne servoit plus qu’à des usages profanes: Il fut dit que je logerois là. La grande porte qui regardoit le Nord, étoit haute de quatre pieds, & tout au plus large de deux, de maniére que je pouvois facilement m’y glisser. De chaque côté de la porte, il y avoit une petite fenêtre à la hauteur de six pouces de terre: à celle qui étoit à gauche furent quatre vingt & onze chaines pareilles à celles qui pendent aux montres des Dames en Europe, & à peu près aussi larges, qui furent attachées à ma jambe gauche avec trente six cadenats. Vis-à-vis de ce Temple, à la distance de vint pieds, il y avoit une Tour haute de cinq pieds au moins; l’Empereur s’étoit rendu sur cette Tour, avec un grand nombre des principaux Seigneurs de sa Cour, pour me contempler à son aise. Suivant le calcul qui en fut fait, plus de cent mille habitans sortirent de la Capitale pour le même sujet; & je parierois qu’en depit de mes gardes, à la faveur de plusieurs échelles, plus de dix mille me montérent successivement sur le corps: Mais cette hardiesse fut reprimée au plus vite, par une proclamation qui la defendoit sous peine de mort. Quand les Ouvriers virent qu’il étoit impossible que je m’échapasse, ils coupérent tous les liens qui servoient à m’attacher. Je me levai de plus mauvaise humeur & plus melancholique que je n’aye été en ma vie: l’étonnement du Peuple en me voiant debout, & un instant après me promener fut inexprimable. Les chaines auxquelles ma jambe étoit attachée, avoient environ deux verges de longueur, & me donnoient non seulement la liberté de me promener en demi cercle, en avant & en arriére, mais attachées à la distance de quatre pouces de la porte, elle me permettoient aussi de me coucher tout de mon long dans le Temple.

CHAP. II.

L’Empereur de Lilliput, accompagné de plusieurs personnes de distinction, vient voir l’Auteur. Description de la personne & des habits de l’Empereur: Quelques savans du premier ordre sont chargez d’enseigner à l’Auteur la langue du pays. Il se fait aimer par sa douceur. On fait l’Inventaire de ce qui se trouve dans ses poches, & on lui ôte son épée & ses pistolets.

Quand je fus debout, je regardai autour de moi, & j’avouë que je n’ai jamais eu de plus belle vuë. Toute la contrée ne paroissoit qu’un seul Jardin, & chaque champ avoit l’air d’un lit de fleurs. Ces champs dont la plûpart avoient quarante pieds en quarré, étoient entremêlez de bois, dont les plus petits arbres autant que j’en pouvois juger, étoient de la hauteur de sept pieds. J’apperçus à ma gauche la Ville Capitale, qui, de l’endroit d’où je la voiois, ne ressembloit pas mal à ces villes qu’on voit dépeintes sur des décorations de Theatre. Il y avoit déja quelques heures, que j’étois extrêmement incommodé par de certaines necessitez; ce qui n’est guéres étonnant, puis qu’il y avoit presque deux jours entiers que je n’y avois satisfait: la honte & la necessité se livroient chez moi de violents combats. Le meilleur expedient que je pusse imaginer, fut de me trainer dans ma maisonnette, ce que je fis. Je fermai la porte après moi, & m’éloignant autant que ma chaine pouvoit le permettre, je me defis d’un fardeau si incommode. Mais c’est la seule fois en ma vie, que j’aye à me reprocher une pareille mal propreté, dont je me flate pourtant d’obtenir le pardon de tout Lecteur équitable, qui pesera sans partialité, les circonstances ou je me trouvois. Depuis ce temps, dès que j’étois levé, j’ai toujours eu coutume de faire la même chose en plein air, le plus loin de ma maison qu’il m’étoit possible, & chaque matin avant qu’il vint compagnie, deux valets à qui ce soin étoit particuliérement commis, ne manquoient jamais d’ôter tout ce qui auroit pu choquer l’odorat de ceux qui me faisoient l’honneur de me venir voir. Je n’aurois pas insisté si long-tems sur une circonstance, qui à la premiére vue ne semblera peut être pas fort importante, si je n’avois cru qu’il fut necessaire que je fisse l’apologie de ma propreté, que quelques uns de mes envieux, prenant occasion du fait que je viens de raporter, ont osé revoquer en doute.

Après avoir mis à fin cette Avanture, je sortis de ma maison pour prendre l’air. L’Empereur étoit déja decendu de la Tour, & s’avançoit vers moi à cheval, ce qui pensa lui couter cher; car l’animal qu’il montoit, quoique d’ailleurs fort bien dressé, n’étant pas accoutumé à voir une créature de ma sorte, qui devoit lui paroitre une montagne mouvante, se dressa en pieds: Mais ce Prince, qui est parfaitement bon Cavalier, ne perdit pas le fond de la selle, & donna le tems à ceux de sa suite de saisir le cheval par la bride, après quoi il en décendit. Quand il eut mis pied à terre, il me regarda de tous côtez avec grande admiration, mais il se tint toujours hors de ma portée: Il donna ordre aux Cuisiniers & aux Sommeliers, qui s’étoient déjà rendus là, de me fournir à manger & à boire; ce qu’ils firent en mettant ce qu’ils avoient à me donner, dans des especes de machines à rouës, qu’ils poussoient jusqu’à ce que je fusse à portée d’y atteindre. Je pris ces machines, & les vuidai dans un instant: Il y en avoit vingt remplies de mets, & dix de breuvage; chacune de celles-là contenoit deux ou trois bouchées, & à l’égard de la liqueur, la proportion étoit assez bien observée dans celle-ci. L’Imperatrice, les Princes & Princesses du Sang, & grand nombre de Dames, étoient assises dans des fauteuils à une certaine distance: mais quand elles virent l’accident qui avoit pensé arriver à l’Empereur par la faute de son cheval, elles se levérent & s’approchérent de lui. Voici comment ce Prince est fait. Il est plus grand qu’aucun de sa Cour, de l’épaisseur d’un de mes ongles, ce qui seul suffit, pour inspirer du respect à ceux qui le regardent. Il a les traits mâles, les lévres grosses, & le teint couleur d’olive, il se tient fort droit, est bien proportionné dans tous ses membres, & a beaucoup de grace & même de majesté dans toutes ses actions. Il avoit passé alors le printemps de son âge, ayant vint & huit ans & quelques mois, dont il en avoit regné sept, avec toute sorte de prosperité. Pour le voir à mon aise, je me couchai sur l’un de mes côtez, éloigné de lui de trois verges, attitude qui fit, que ma tête fut précisement paralelle à tout son corps. D’ailleurs, il est impossible que la description que je fais ici ne soit exacte, puisque depuis ce tems là, je l’ai tenu plus d’une fois dans mes mains. Son habillement étoit simple, & tenoit pour ce qui regarde la façon, un espèce de milieu entre ceux des Asiatiques, & ceux des habitans de l’Europe; mais il avoit sur la tête un casque d’or fort leger, orné de joyaux, & à la tête duquel étoit attaché une plume. Il avoit une épée nuë à la main, pour se deffendre en cas que je vinsse à rompre mes liens; elle étoit longue de trois pouces tout au plus; la garde & le fourreau en étoit d’or, enrichi de diamans. Sa voix étoit grêle, mais fort claire, & je pouvois l’entendre distinctement, quoique je fusse debout. Les Dames & les Courtisans étoient si magnifiquement habillez, que l’endroit où ils étoient, ressembloit à une jupe étenduë à terre, & brodée de plusieurs figures d’or & d’argent. Sa Majesté Imperiale me fit souvent l’honneur de m’adresser la parole, & je ne manquai pas de lui repondre autant de fois; mais il n’entendit pas un mot de ma réponse, comme je puis protester de ma part n’avoir pas compris une syllabe de ce qu’il me disoit. Il y avoit là quelques Prêtres & quelques Gens de Loi,) autant que je pus le conjecturer parleurs habits,) qui eurent ordre de lier conversation avec moi: Je leur parlai toutes les langues que je savois, & même celles dont je n’avois qu’une fort legére teinture, je veux dire Allemand, Flamand, Latin, François, Espagnol, & Italien: Tout en fut, jusqu’à la Langue Franque; mais sans succès. Deux heures après, la Cour se retira, & on me laissa une bonne garde, pour prévenir l’impertinence, & probablement la malice de la canaille, qui mouroit d’envie de s’approcher de moi, & dont quelques uns eurent l’insolence, pendant que j’étois assis à la porte de ma maison, de me tirer plusieurs flêches, dont une entr’autres pensa m’éborgner. Mais le Colonel ordonna que six des principaux complices de cet attentat seroient saisis, & qu’en punition de leurs crimes, ils me seroientremis entre les mains, ce qui fut exécuté par des Soldats, qui les poussérent avec leurs piques, jusques à ce qu’ils fussent à ma portée. Je les mis tous dans ma main droite: j’en mis cinq dans la poche de mon justaucorps, & pour le sixiéme je fis semblant de vouloir le manger tout en vie. Le pauvre homme jetta des cris affreux, & le Colonel aussi bien que les autres Officiers furent dans de terribles transes, sur tout quand ils me virent prendre mon canif: Mais je ne tardai guéres à les tirer de peine; car prenant un air doux, & coupant un instant après les cordes dont il étoit lié, je le mis doucement à terre, & lui aussi-tôt s’enfuit. Je traitai le reste de mes prisonniers de la même maniére, après les avoir tirés un à un de ma poche: & je remarquai que les soldats & le peuple furent charmez de ce trait de clemence, qui fut rapporté à la Cour, de la maniére du monde la plus avantageuse pour moi.

Vers la nuit je me glissai dans ma maison, où je me couchai à terre: Pendant une quinzaine de jours je n’eus point d’autre lit; mais après ce temps j’en eu un par ordre de l’Empereur. Six cent lits de la mesure ordinaire furent transportez & accommodez dans ma maison. La longueur & largeur de mon lit, étoient de cent cinquante des leurs cousus l’un à l’autre, & l’épaisseur de quatre, ce qui ne m’empéchoit pas néanmoins d’être fort mal couché, parce que le pavé étoit de pierre. Le même calcul fut observé à l’égard des draps & des couvertures. Tout cela n’étoit pas autrement bien, mais endurci de longue main à la fatigue, je m’en accommodai pourtant. Dès que la nouvelle de mon arrivée fut repanduë dans le Royaume, un nombre infini de badauts se rendirent à la Capitale pour me voir; la quantité en fut si prodigieuse, que la plûpart des villages restérent sans habitans, & cela au grand détriment de leurs affaires domestiques, aussi bien que de l’Agriculture: Mais il fut pourvu à ce desordre, par differentes proclamations de sa Majesté Imperiale, qui ordonna que ceux qui m’avoient déjà vu s’en retourneroient chez eux, & n’approcheroient de cinquante verges de ma Maison, à moins que d’en avoir permission de la Cour: Restriction qui valut de grandes sommcs aux Secretaires d’Etat.

Dans ce tems-là l’Empereur tint souvent Conseil, pour savoir ce qu’on feroit de moi; & j’apris depuis d’un des meilleurs Amis que j’aye eu dans ce Païs, qui étoit un homme de la premiére qualité, & qui certainement pouvoit être au fait: j’apris, dis-je, que la Cour étoit cruellement embarassée de ma personne. On y craignoit que je ne vinsse à bout de rompre mes liens, ou que ma voracité ne causât une famine. Quelquefois on y prenoit la resolution de me laisser mourir de faim, & autrefois de me blesser aux mains & au visage, avec des fléches empoisonnées, ce qui m’auroit bien vite depéché. Mais aucun de ces desseins ne fut exécuté, parce que l’on fit attention que la puanteur d’un corps aussi énorme que le mien, infecteroit sans doute l’air, & produiroit dans la Capitale quelque maladie contagieuse, qui se répandroit ensuite par tout le Royaume. Au milieu de ces déliberations, plusieurs Officiers de l’Armée vinrent à la porte de la chambre où se tenoit le Conseil; & deux d’entr’eux ayant été admis, firent raport de la maniére dont j’en avois agi à l’égard des six Criminels, dont il a été parlé ci-devant; ce qui fit une telle impression en ma faveur, non seulement dans l’ame de l’Empereur, mais aussi de tout son Conseil, que tous les Villages jusqu’à la distance de neuf cent verges de la Ville, reçurent ordre de fournir chaque matin, six bœufs, quarante moutons, & quelques autres victuailles pour ma nourriture; avec du pain, du vin, & d’autres liqueurs à proportion. Le payement de toutes ces choses leur étoit assigné sur l’Epargne de Sa Majesté: car ce Prince vit du revenu de ses Domaines, n’exigeant que très-rarement, & que dans des occasions fort pressantes, des subsides de ses Sujets, qui de leur côté sont obligez de le servir dans ses Guerres à leurs propres fraix. Six cent personnes dont les gages étoient payez par l’Empereur, furent choisis pour être mes Domestiques, & il leur fut dressé des tentes à chaque côté de ma porte. Il fut aussi ordonné que trois cent Tailleurs me feroient un assortiment complet d’habits à la maniére du Païs. Que six des plus savans hommes de l’Empire auroient soin de m’enseigner leur Langue: & enfin que les Gardes de l’Empereur, aussi bien que ses Chevaux de ceux de la Noblesse, passeroient souvent devant moi, afin de s’accoutumer à ma vuë. Tous ces ordres furent exécutez avec la derniére précision, & dans l’espace de trois semaines, je fis de grands progrès dans la langue du Païs: Pendant ce tems, l’Empereur m’honora plusieurs fois de ses visites, & me fit la grace de méler souvent ses instructions avec celles de mes Maitres. Nous commencions dèjà à lier ensemble une espèce de conversation; par les prémiers mots que j’apris, je tachai d’exprimer le désir que j’avois d’obtenir ma liberté, & je lui en réïterai chaque jour la demande à genoux. Sa reponse, autant que je pus la comprendre, fut que c’étoit une chose qui demandoit du tems, & à laquelle il ne falloit pas seulement penser sans l’avis du Conseil: qu’avant tout, je devois Lumos Kelmin pesso desmar lon Emposo; c’est à dire, lui jurer que je vivrois en paix avec lui & avec tous ses Sujets: Que cependant je serois bien traité. Au reste, il me conseilla de tacher de m’aquerir sa bienveillance & celle de ses Sujets, par ma patience & par ma discrétion. Il me pria de ne pas prendre en mauvaise part qu’il donnât ordre à quelques-uns de ses Officiers de me fouiller; car qu’il étoit apparent que j’avois sur moi quelques Armes, qui devoient être extraordinairement dangereuses, si elles repondoient à l’immensité de ma taille. Je dis que Sa Majesté seroit obéïe, & que j’étois prêt à me dépouiller, & à retourner mes poches. C’est ce que j’exprimai en me servant de signes, lorsque les paroles me manquoient. Il repliqua que par les Loix du Royaume je devois être fouillé par deux Officiers; qu’il n’ignoroit pas qu’il étoit impossible que cela se fit sans mon secours; qu’il avoit assez bonne opinion de ma générosité & de ma justice, pour confier leurs personnes entre mes mains: Que tout ce qui m’auroit été pris me seroit rendu quand je quiterois le Païs, ou payé suivant le prix que moi-même j’y mettrois. Je pris les deux Officiers dans mes mains, & les mis prémiérement dans les poches de mon justaucorps, & ensuite dans toutes les autres, hormis mes deux goussets, & une autre poche encore où il y avoit quelques bagatelles, qui ne pouvoient être d’usage qu’à moi seul. Dans un de mes goussets, il y avoit une montre d’argent, & dans l’autre quelques piéces d’or dans une bourse. Ces Messieurs, qui avoient avec eux, papier, plume & encre, firent un Inventaire fort exact de tout ce qu’ils trouvérent: & leur besogne faite, ils me priérent de les mettre à terre, afin d’en faire part à l’Empereur. j’ai traduit depuis cet Inventaire en Anglois, & cette traduction la voici mot pour mot. Prémiérement, dans la poche droite du justaucorps du grand Homme-Montagne, (car c’est ainsi qu’il me paroit qu’on doit traduire les mots Qninbus Flestrim) après la plus exacte recherche, nous avons trouvé seulement une si grande piéce d’étoffe, qu’elle pouroit servir de tapis de pied à la plus grande sale du Palais de Vôtre Majesté. Dans la poche, gauche nous avons vu un énorme coffre, tout d’argent. Nous avons demandé qu’il fut ouvert, & un de nous y étant entré, a enfoncé mi-jambe dans une sorte de poussière, dont une partie s’étant répanduë dans l’air, nous a fait éternuer plusieurs fois. Dans la poche droite de sa veste, nous avons trouvé un prodigieux paquet, composé de plusieurs substances blanchâtres, pliées les unes sur les autres, de la longueur d’environ trois hommes, fortement attachées entr’elles, & marquées de figures noires; il nous a dit que ce sont des Ecrits, dont chaque lettre est aussi large que la moitié de la paume de nos mains. Dans la poche gauche il y avoit une sorte de machine composée de vingt’longues perches, qui ne ressembloient pas mal aux palissades qu’il y a devant la Cour de Vôtre Majesté; nous croions que c’est avec cet instrument que l’Homme-Montagne se peigne la tête, car nous ne le fatiguons pas toujours de nos questions, parce que nous avons grand peine à nous faire entendre. Dans la grande poche droite de son enveloppe milieu, (car c’est ainsi que je rens les mots Ranfu-Lo, par lesquels ils désignoient mes culotes) nous avons vu une colomne de fer, qui étoit creuse, de la longueur d’un homme, & attachée très fortement à une piece de bois, plus grande encor que la Colomne. Sur un des côtez de cette machine, il y avoit de grandes piéces de fer, dont la figure étoit si bizarre, que nous ne savions qu’en penser. Nous avons trouvé un instrument tout semblable dans la poche gauche. Dans une plus petite poche du côte droit, il y avoit plusieurs piéces d’un métal blanchâtre & rougeatre, de differentes grandeurs; quelques unes des piéces blanches qui nous paroissoient d’argent, étoient si larges & si pesantes, que mon camarade & moi pouvions à peine les lever. Dans la poche gauche nous avons trouvé deux colomnes noires, d’une figure irreguliére. Une d’elles étoit couverte & paroissoit tout d’une piéce: mais au bout superieur de l’autre il y avoit une espéce de substance ronde & blanchâtre, une fois plus grosse que nos têtes: chacune de ces machines contenoit une prodigieuse lame d’acier: Nous l’obligeâmes à nous les montrer, parce que nous craignions que ce ne fussent des instrumens pernicieux: Il les tira de leurs niches, & nous aprit, que dans son pays il avoit coutume de se servir de l’un pour se raser la barbe, & de l’autre pour couper de certains alimens. Il y a deux poches ou nous n’avons pu entrer, il les appelloit ses goussets. C’étoiént deux larges fentes, faites tout au haut de son enveloppe milieu, mais rendues sort étroites par la pression de son ventre. Hors du gousset droit, pendoit une grande chaine d’argent, au bout de laquelle il y avoit la machine la plus singuliére que nous ayons jamais vue. Nous lui dimes de tirer dehors ce qui tenoit à la chaine, il le fit, & nous vimes que c’étoit un Globe, en partie d’argent & en partie d’un autre métal transparent; car à travers du côté transparent, nous aperçumes d’étranges figures rangées en cercle, & voulant les toucher, nos doits se trouvérent arrêtez par cette substance diaphane. Il approcha cette machine de nos oreilles, & nous ouïmes un bruit continuel semblable à celui que fait un moulin à eau. Nous croïons que c’est quelque animal inconnu, ou bien le Dieu qu’il adore: mais cette derniere opinion nous paroit la plus vrai-semblable, parce qu’il nous a assurez (si nous l’avons bien compris, car il s’exprime d’une maniére très imparfaite,) que c’étoit une maniére d’Oracle qu’il consultoit fort souvent, & qu’il lui marquoit le temps de chaque action de sa vie. De son gousset gauche, il a tiré une sorte de filet assez grand pour servir à la pêche, mais qui peut s’ouvrir & se fermer comme une bourse, & il s’en sert aussi à cet usage. Nous y avons trouvé quelques piéces massives, d’un métal jaunâtre, qui, si elles sont de veritable or, doivent être d’une immense valeur.

Après avoir ainsi en exécution des Ordres de Vôtre Majesté, fouïllé exactement dans toutes ses poches, nous avons remarqué qu’il avoit autour de sa veste un ceinturon, qui ne peut avoir été fait, que de la peau de quelque Animal prodigieux: Au côté gauche du ceinturon, pendoit une Epée de la longueur de cinq hommes; & à la droite, une espéce de sac divisé en deux cellules, dont chacune pourroit contenir trois des Sujets de Votre Majesté. Dans l’une de ces cellules, il y avoit plusieurs globes d’un métal fort pesant, chacun de la grosseur de nos têtes, & fort difficiles à lever. Dans l’autre cellule, nous vimes une grande quantité de grains noirs, assez petits, & qui n’étoient guéres pesants, car nous pouvions en tenir plus de cinquante à la fois dans la main.

C’est ici l’Inventaire exact de ce que nous avons trouvé sur le corps de l’Homme Montagne, qui en a agi avec nous fort honnêtement, & avec le respect dû à la Commission de Votre Majesté. Signé & scellé le quatriéme jour de la quatre vingt & neuviéme Lune de l’Auguste Regne de Votre Majesté Imperiale.

Clefren Frelock. Marsi Frelock.

Quand l’Empereur eut lu cet Inventaire d’un bout à l’autre, il m’ordonna, quoiqu’en termes fort honnêtes, de remettre tout entre ses mains. Il me demanda premiérement mon Epée, que j’ôtai du ceinturon avec le foureau. Il commanda en même tems que trois mille hommes, de ses meilleures troupes, (dont il étoit alors accompagné,) m’environnassent de tous côtez, & tinssent leurs arcs & leurs flêches prêtes: mais je ne m’en apperçus pas, à cause que mes regards n’étoient fixez que sur l’Empereur. Il me pria alors de tirer mon Epée, qui, quoique l’eau de la Mer l’eut enrouillée dans quelques endroits, ne laissoit pas d’être fort resplendissante. Je le fis, & dans l’instant toutes les troupes jettérent un cri, qui tenoit également de la surprise & de la terreur; car les rayons du Soleil après s’être réflêchis sur mon Epée, leur donnoient dans les yeux. L’Empereur, qui est un Prince très-magnanime, étoit moins épouvanté que je n’aurois cru. Il m’ordonna de rengainer mon Epée, & de la jetter à terre, le plus doucement qu’il me seroit possible, & à la distance de six pieds de l’extrémité de ma chaine. La seconde chose qu’il demanda fut une de Ces colomnes de fer qui étoient creuses, par où il entendoit mes Pistolets de poche. Je lui en montrai un, & tachai, conformément au désir qu’il paroissoit en avoir, de lui en faire connoitre l’usage. Pour cet effet, je le chargeai seulement de poudre, que j’avois eu soin de garantir de l’humidité de la Mer, (inconvenient contre lequel tous les Mariniers prudens se précautionnent,) & après avoir averti l’Empereur de n’avoir pas peur, je tirai mon coup en l’air. L’épouvante fut bien plus grande alors qu’elle n’avoit été à la vuë de mon Epée. Ils tomboient à terre par centaines tout de même que s’ils avoient étez morts; & l’Empereur même, quoi qu’il restât sur pied, eut besoin de quelque tems pour se remettre. Je rendis mes deux Pistolets de la même maniére que j’avois fait mon Epée, & ensuite mon sachet de poudre, & mes balles de plomb, avertissant qu’il falloit bien se donner garde d’approcher la poudre du feu, parce que la moindre étincelle pourroit l’allumer, & faire sauter en l’air tout le Palais Imperial. Je donnai aussi ma Montre, que l’Empereur fut fort curieux de voir; il ordonna à deux des plus grands de ses Gardes d’attacher la Montre à une perche, & de la porter ainsi sur leurs épaules, à peu près comme les Chartiers de Brasseurs portent un tonneau d’Aile en Angleterre. Il fut surpris du bruit continuel de cette machine, & du mouvement de l’aiguille qui marque les minutes, qu’il apperçut très-facilement, parce que la vuë des Habitans de ce Païs est beaucoup meilleure que la nôtre. Plusieurs Savans interrogez par l’Empereur sur la nature de cette Machine, firent, comme le Lecteur peut facilement s’imaginer, différentes reponses, dont j’avouë n’avoir pas bien compris le sens.

Je livrai ensuite ma monnoye d’argent & de cuivre; ma bourse, où il y avoit neuf grandes piéces d’or, & quelques autres plus petites; mon couteau, mon rasoir, mon peigne, ma tabatiere, d’argent, mon mouchoir & mon Journal. Mon Epée & mes Pistolets furent mis sur des voitures, & transportez dans les Arsenaux de Sa Majesté.

J’avois, comme je l’ai déjà remarqué, une poche secrete, qui avoit échapé à leurs recherches, & où je gardois une paire de Lunettes (dont je me sers quelquefois à cause de la foiblesse de ma vuë,) une Lunette d’approche, & quelques autres bagatelles, que je ne me crus pas obligé de déceler, parce que je craignois de les perdre, & que d’ailleurs elles ne pouvoient être d’aucun usage à l’Empereur.

CHAPITRE III.

Etrange maniére dont l’Auteur divertit l’Empereur & la Noblesse de l’un & de l’autre Sexe de la Cour de Lilliput. Autres divertissemens de cette Cour. L’Auteur est mis en liberté à de certaines conditions.

MA douceur & ma bonne conduite, m’avoient tellement acquis la bienveillance, non seulement de l’Empereur & de sa Cour, mais même de l’Armée, & de tout le Peuple en général; que je commençai à concevoir l’esperance que dans peu je ferois mis en liberté. Je fis tout ce qui me fut possible, pour cultiver ces dispositions favorables. Les Naturels du Païs parvinrent peu à peu à n’avoir plus peur de moi du tout. Je me couchois quelquefois à terre, & permettois à cinq ou six de danser sur ma main. A la fin même les Garçons & les Filles se hazardérent à jouër à la cligne-musette dans mes cheveux. Je commençois déjà à parler & à entendre passablement leur langue. L’Empereur eut un jour envie de me regaler de quelques-uns des spectacles du Païs, en quoi il faut avouër que les Lilliputiens surpassent toutes les autres Nations du Monde, tant à l’égard de l’adressè que de la magnificence. Aucun spectacle ne me divertit tant, que celui des Danseurs de corde; ils faisoient les sauts les plus perilleux sur un fil blanc fort mince, qui avoit deux pieds en long, & qui étoit tendu à la hauteur de douze pouces de terre. Surquoi il faut, avec la permission du Lecteur, que je m’étende un peu davantage.

Ce divertissement n’est en usage, que parmi ceux qui aspirent à la faveur du Prince, ou à de grands emplois. Ils s’exercent dans cet art, dès leur jeunesse, & ne sont pas toujours remarquables par une naissance distinguée, ou par une belle éducation. Quand quelque emploi considerable est vacant, par la mort ou par la disgrace de celui qui en avoit été revêtu (ce qui arrive assez souvent) cinq ou six de ces Candidats demandent permission à l’Empereur de danser sur la corde devant lui & devant toute sa Cour; & celui qui saute le plus haut sans tomber, obtient la charge en question. Très-souvent les Premiers Ministres eux-mêmes sont obligez de montrer leur adresse, & de donner en présence de l’Empereur, des preuves qu’ils conservent encore leur premiére agilité. Tout le monde convient que Flimnap le Trésorier, en faisant une cabriole sur une corde tendue, s’éleve en l’air tout au moins d’un pouce plus haut qu’aucun autre Seigneur de tout l’Empire, Mon ami Reldresal, Premier Sécretaire des Affaires secrettes, est à mon avis, quoique peut être je fois trop prévenu en sa faveur, le second après le Trésorier; le reste des Seigneurs n’en approche pas.

Ces divertissemens causent souvent de grands malheurs, dont plusieurs se trouvent dans l’Histoire. J’ai vû de mes propres yeux deux ou trois Candidats se disloquer ou se casser quelque Membre. Mais le danger est bien plus grand, quand les Ministres eux mêmes sont obligez de faire paroitre leur adresse; car pour surpasser leurs rivaux, & en quelque sorte eux-mêmes, ils font de si prodigieux efforts, qu’il n’y a presque aucun d’eux qui n’ait fait quelque chute, & quelques-uns jusques à deux ou trois. On m’a assuré qu’environ deux ans avant mon arrivée, Flimnap se seroit sûrement cassé la tête, si un des coussins de l’Empereur, qui par hazard se trouvoit à terre, n’eut diminué la force du coup.

Il y a encore une autre Recréation, mais qui ne se prend que dans de certaines occasions, & seulement en présence de l’Empereur, de l’Imperatrice, & du Prémier Ministre. L’Empereur met sur une table trois fils de soye, dont chacun est de la longueur de six pouces. L’un est de couleur de pourpre, l’autre jaune, & le dernier blanc. Ces fils sont proposez comme des prix, à ceux que l’Empereur veut distinguer par une marque éclatante & particuliére de faveur. La cérémonie s’en fait dans une des plus grandes sales de Sa Majesté. C’est là que les Candidats sont obligez de subir une épreuve d’adresse, bien différente de la précedente, & telle que je n’ai jamais rien vû dans aucun endroit du vieux ou du nouveau Monde, qui y eut le moindre rapport. L’Empereur tient entre ses mains un bâton, dont les deux bouts sont paralleles à l’Horison, & c’est aux Candidats à s’avancer un à un, & à sauter tantôt par dessus le bâton, & tantôt à se glisser par dessous, suivant qu’il est plus élevé ou plus bas. Ce manege se réïtére plus d’une fois, Quelquefois l’Empereur tient un bout du bâton, & le Premier Ministre l’autre. D’autrefois même le Premier Ministre le tient tout seul. Celui qui montre le plus de souplesse & d’agilité, & qui se fatigue le moins à sauter & à ramper, obtient pour recompense le fil couleur de pourpre; le jaune est donné à celui qui suit, & le blanc au troisiéme: Tous s’en parent, en se le mettant autour du corps, & il y a peu de Seigneurs distinguez à cette Cour, qui ne soient ornez de quelqu’une de ces Ceintures.

Les Chevaux de l’Armée, & ceux des Ecuries Royales, ayant été conduits tous les jours devant moi, étoient dejà si accoutumez à ma vuë, qu’ils venoient jusques sur mes pieds sans faire des écarts. Les Cavaliers les faisoient sauter par dessus ma main, quand je la mettois à terre; & un des Piqueurs de l’Empereur, passa avec son Cheval par dessus mon pied, soulier & tout, ce qui étoit en verité un saut prodigieux. J’eus le bonheur de divertir un jour l’Empereur d’une maniére fort extraordinaire. Je le priai de donner ordre qu’on me fournit quelques bâtons qui eussent deux pieds de hauteur, & qui fussent de la grosseur d’une canne ordinaire. Il commanda au Grand Maitre de ses Forêts de me les faire avoir: il en eut soin, & le lendemain je vis arriver six Forêtiers avec autant de chariots chargez de ces sortes de bâtons que j’avois demandez, & dont chacun étoit tiré par huit Chevaux. Je pris neuf de ces bâtons que je fichai bien en terre, & que je disposai de maniére qu’ils formoient un quarré de deux pieds & demi; j’attachai à chaque côté un bâton à la hauteur de deux pieds de terre, & de telle façon qu’ils étoient tous paralléles entr’eux. Après cela j’attachai mon mouchoir aux neuf bâtons que j’avois mis en terre, & je l’étendis de tous côtez, jusqu’à ce qu’il fut tendu, comme le dessus d’un Tambour: les quatre bâtons paralléles qui étoient plus élevez de cinq pouces que le mouchoir, servant de rebord de tous côtez. Quand j’eus achevé mon ouvrage, je demandai à l’Empereur, que deux douzaines de ses meilleurs Chevaux fussent exercez dessus cette Plaine. L’Empereur ayant agréé ma demande, je les pris l’un après l’autre, avec les Officiers qui les montoient, & je les plaçai sur mon mouchoir. Dès qu’ils furent rangez en ordre, ils se divisérent en deux pelotons, escarmouchérent pour rire, tirérent des flêches qui ne pouvoient faire aucun mal à ceux contre qui elles étoient tirées, mirent flamberge au vent, en vinrent aux mains, & pour tout dire en un mot, montrérent qu’ils entendoient parfaitement bien plusieurs régles de l’Art Militaire. Les bâtons paralléles empêchoient qu’eux & leurs Chevaux ne pussent tomber à terre; & l’Empereur trouva un si grand plaisir à ce spectacle, qu’il ordonna qu’il seroit réïteré pendant plusieurs jours, & voulut même une fois être placé sur mon mouchoir, & ordonner les mouvemens de ses Cavaliers. Il persuada aussi à l’Imperatrice, quoi que ce ne fut pas sans peine, de permettre que je la tinsse dans son fauteuil, à la distance de deux verges de mon mouchoir, d’où elle pouroit aisément voir tout ce qui se passeroit. Ce fut un grand bonheur pour moi qu’il n’arrivât aucun malheur dans tous ces divertissemens: Une fois seulement un Cheval fougueux qui appartenoit à un des Capitaines, d’un coup de pied fit un trou dans mon mouchoir, & tomba à la renverse avec le Cavalier lier qui le montoit; mais je les relevai l’un & l’autre au plus vite, après avoir bouché le trou d’une main, je me servis de l’autre pour mettre la troupe à terre. Le Cheval s’étoit fait une entorse à l’épaule gauche, mais le Cavalier ne s’étoit fait aucun mal, & je raccommodai mon mouchoir le mieux qu’il me fut possible; cependant j’eus soin de ne l’exposer plus à l’avenir à de pareils dangers.

Deux ou trois jours avant que je fusse mis en liberté, pendant que j’amusois la Cour par toutes ces merveilles, il arriva un Exprès, pour informer l’Empereur que quelques uns de ses Sujets, en se promenant près de l’endroit ou j’avois eté trouvé, avoient découvert une grande chose noire, qui etoit à terre, d’une figure fort bizarre, dont les bords s’étendoient en rond, & qui étoit au milieu de la hauteur d’un homme, ayant au reste, à peu près la méme étendue que la chambre à coucher de Sa Majesté; que ce n’étoit pas une Créature vivante, comme on l’avoit craint d’abord, puis qu’après en avoir plusieurs fois fait le tour, on ne s’étoit pas apperçu qu’elle fit le moindre mouvement: Qu’en montant sur les épaules des autres, quelques uns d’eux étoient parvenus jusqu’au sommet, qui étoit fort uni, & qu’en frapant du pied ils avoient trouvé que la Machine étoit creuse en dedans; qu’il leur sembloit probable qu’elle devoit appartenir à l’Homme Montagne, & que si Sa Majesté le trouvoit bon, ils entreprenoient de la transporter à la Cour, pourvû qu’ils eussent seulement cinq Chevaux. Je compris d’abord ce qu’ils vouloient dire, & je fus charmé de tout mon cœur de la nouvelle qu’ils apportoient. Il semble que dès que je me fus sauvé à terre après mon Naufrage, j’étois tellement troublé, qu’avant que d’arriver dans Pendroit ou je m’endormis, mon Chapeau, que j’avois attaché autour de ma tête pendant que jeramois, & qui avoit bien tenu durant le temps que j’avois nagé, étoit tombé sans que je m’en apperçusse. Je suppliai Sa Majesté Imperiale qu’on me l’apportât au plutôt, & je lui en décrivis la nature & l’usage. Je l’eus le lendemain, mais fort mal conditionné: ils y avoient fait deux trous à un pouce & demi du bord, & y avoient attaché deux crochets, par lesquels ils avoient passé une longue corde, pour mieux lier mon chapeau aux Harnois des Chevaux: & c’est de cette maniére qu’il fit plus d’un demi mile d’Angleterre. Mais comme le terrain de ce pays est fort uni, il ne fut pas tant endommagé que j’aurois bien crû.

Deux jours après cette Avanture, l’Empereur ayant ordonné à cette partie de son Armée, qui se trouvoit dans & autour la Capitale, de se tenir prête au premier ordre, imagina un divertissement fort singulier. Il souhaita que je me tinsse comme un Colosse, les jambes écartées autant que je pourrois. Il commanda alors à son General, qui étoit un grand Capitaine & fort de mes Amis, de faire ranger les Troupes en bon ordre, & de les faire marcher dessous moi; les Fantassins formant un front de vingt quatre, & les Cavaliers de seize, Tambours battants, enseignes déployées, & piques dressées. Trois mille Fantassins & mille Cavaliers me passerent ainsi entre les jambes. Sa Majesté commanda sous peine de mort, que chaque Soldat dans sa marche observeroit les plus exactes Régles de la Décence à mon égard. Cet ordre cependant n’empécha pas que quelques jeunes Officiers ne levassent les yeux en haut en passant sous moi. Et pour dire le vrai, mes Culottes étoient alors si délabrées, qu’elles faisoient du moins entrevoir quelques sujets de risée & d’admiration.

J’avois fait tant d’instance pour obtenir ma liberté, que la chose fut enfin proposée, premiérement dans le Cabinet de Sa Majesté, & ensuite en plein Conseil. Il n’y eut personne qui s’y opposât, excepté Skyresh Bolgolam, qui, sans que je lui en eusse donné le moindre sujet, fit éclater contre moi une haine mortelle: Mais malgré lui, tout le Conseil décida en ma faveur, & cette décision fut ratifiée par l’Empereur. Ce Ministre, qui se montroit si fort mon ennemi, étoit le Galbet, c’est à dire, l’Amiral du Royaume, & fort avant dans les bonnes graces de l’Empereur: D’ailleurs, rompu dans les Affaires, mais d’un naturel chagrin, & d’une humeur incommode. Cependant il se rendit à lafin, mais obtint en même temps, que ce seroit lui qui dresseroit les Articles & les Conditions auxquelles ma liberté me seroit accordée, & que je m’engagerois par serment d’observer. Skyresh Bolgolam m’apporta lui même ces Articles, accompagné de deux sous-Secretaires, & de quelques autres personnes de distinction. Après qu’on m’en eut fait la lecture, je fus obligé d’en jurer l’observation, premiérement à la maniére de mon pays, & puis suivant celle que prescrivent leurs loix; qui étoit de tenir mon pied droit dans ma main gauche, de placer le doigt du milieu de ma main droite sur le sommet de ma tête, & le pouce sur le bout superieur de mon oreille droite. Comme le Lecteur sera peut être curieux d’avoir quelques idées du style & des façons de parler de cé peuple, & de savoir les Conditions, auxquelles ma liberté me fut rendue, j’ay cru qu’il ne seroit pas fâché d’en voir la Traduction, que j’ay taché de faire avec toute la fidelité possible, & que voici.

Golbasto Momaren Evlame Gurdilo Shefin Mully Ully Gue, Tres-Puissant Empereur de Lilliput, les Delices & la Terreur de l’Univers, dont les Pays ont d’étendue cinq mille Blustrugs, (environ douze miles de circuit) & n’ont d’autres bornes que celles de la Terre; Monarque des Monarques, plus grand que les Fils des Hommes; dont les pieds touchent au centre de la Terre, & dont la Tête atteint jusqu’au Soleil: qui d’un seul regard fait trembler les Princes de la Terre; Aimable comme le Printemps, Agréable comme l’Eté, Fécond comme l’Automne, & Terrible comme l’Hyver. Sa Très-Sublime Majesté propose à l’Homme-Montagne, arrivé depuis quelque temps dans son redoutable Empire, les Articles suivans, qu’il s’engagera par Serment d’observer.

Prémiérement, l’Homme-Montagne ne sortira pas de nos Etats sans en avoir une permission scellée du Grand sceau.

2. Il n’entrera point dans nôtre Capitale, sans un ordre exprès de nôtre part; & quand il y viendra, les Habitants en seront avertis deux heures auparavant, afin d’avoir le temps de se retirer chez eux.

3. Le susdit Homme-Montagne bornera ses promenades aux principaux Grands-chemins, & se gardera bien de se promener ou de se coucher dans une Prairie, ou dans un Champ de bled.

4. Quand il se promenera dans les Grands-chemins, il prendra bien garde de ne pas marcher sur le corps de quelqu’un de nos Amez sujets, ni sur leurs Chevaux & Voitures: il ne pourra même prendre aucun de nos sujets dans ses mains, à moins qu’ils n’y consentent.

5. S’il arrive qu’il faille envoyer quelque part un exprès en grande hâte, l’Homme-Montagne sera obligé une fois chaque lune de transporter dans sa poche le Messager & le Cheval à la distance de six journées de chemin, & (s’il en étoit requis,) de rapporter le Messager sain & sauf en presence de Sa Majesté.

6. Il entrera en alliance avec nous contre les Habitans de l’Isle de Blefuscu, & fera tous ses efforts pour détruire la Flote, avec laquelle ils se préparent à faire une descente dans nôtre Empire.

7. Dans ses heures de loisir il sera tenu d’aider nos Ouvriers à lever quelques grandes pierres, qui doivent servir a la construction de la muraille de nôtre grand Parc, & à celles de quelques Maisons Royales.

8. Le dit Homme Montagne donnera, dans le temps de deux lunes, une Description exacte du circuit de nôtre Empire, & ses pas serviront de mesure dans ce calcul.

Enfin quand l’Homme Montagne aura juré solemnellement d’observer tous ces Articles, il lui sera fourni chaque jour une quantité de mets & de breuvage, dont 1724 de nos sujets pourroient se nourrir; d’ailleurs, il aura toûjours un libre accès à nôtre Personne Imperiale, avec d’autres marques de nôtre Faveur. Donné dans nôtre Palais de Belfaborac, le douziéme jour de la quatre vingt & onziéme lune de nôtre Régne. 

Je signai & jurai avec grand plaisir l’observation de ces Articles, quoi qu’il y en eut quelques uns qui ne m’étoient pas fort honorables, & que je ne pouvois attribuer qu’a la mauvaise volonté du Grand Amiral Skyresh Bolgolam. Après quoi mes chaines me surent d’abord ôtées, & l’Empereur lui même me fit l’honneur d’être present à toute la cérémonie. Je me prosternai à ses pieds pour lui faire mes remercimens, mais il m’ordonna de me lever, & après m’avoir dit plusieurs choses, que ma modestie & la crainte d’être taxé de vanité m’empêchent de répeter, il ajouta qu’il esperoit que je ne manquerois à aucun point de mon devoir, & que je me rendrois digne des graces qu’il m’avoit dejà faites, & de celles qu’il avoit dessein de me faire à l’avenir.

Le Lecteur n’a pas oublié que dans le dernier des articles dont j’avois juré l’observation, l’Empereur m’avoit assigné chaque jour une quantité de mets & de breuvage, qui auroit pû suffire à 1724 Lilliputiens. Quelque temps après, je demandai à un Ami que j’avois à la Cour pourquoi on avoit précisement déterminé ce nombre; il me répondit que les Mathematiciens de Sa Majesté, ayant pris la hauteur de mon corps par le moien d’un quart de Cercle, & trouvant qu’il avoit avec les leurs la proportion de douze à un, ils avoient conclu de ce que leurs corps & le mien étoient similaires, qu’il faloit que le mien contint 1724 des leurs, & que par conséquent il avoit besoin d’autant de nourriture qu’il en faloit à ce nombre de Lilliputiens. Ce qui suffit pour donner à mes lecteurs une idée de l’industrie de ce Peuple, aussi bien que de la prudente & tres exacte œconomie du grand Prince qui les gouverne.

CHAP. IV.

Description de la Capitale de Lilliput, nommée Mildendo, & du Palais de l’Empereur. Conversation entre l’Auteur & un des premiers Sécretaires sur les Affaires de l’Empire. L’Auteur s’offre à servir l’Empereur contre ses Ennemis.

LA premiére Requête que je fis après avoir obtenu ma liberté, fut d’avoir la permission de voir Mildendo, la Capitale; l’Empereur y consentit volontiers, en me recommandant bien expressément de ne faire aucun mal aux Habitans, ni aucun dommage à leurs Maisons. Mon arrivée prochaine à la Capitale, fut notifiée au Peuple par une Proclamation. Le Mur qui entoure Mildendo, est haut de deux pieds & demi & à tout au moins onze pouces de largeur, tellement que sur le haut de la Muraille même on peut faire le tour de la ville en Carosse. A la distance de dix pieds, les unes des autres, il y a de fortes Tours, qui en cas de siége, seroient d’un grand secours pour la défense de la place. Je fis une enjambée par dessus la grande Porte qui regarde l’Occident, & passai le plus adroitement qu’il me fut possible par les deux principales rues, n’ayant que ma chemisette, de peur d’endommager les Toits & les goutiéres des Maisons avec les pans de mon habit. Je marchois avec toute la prudence imaginable, afin de ne point mettre le pied sur quelcun qui se seroit oublié dans les ruës, quoique l’ordre fut très formel, que si quelqu’un se trouvoit hors de chez lui, ce seroit à ses propres risques. Les Fenêtres des greniers & le dessus des Maisons contenoient un si grand nombre de spectateurs, que je ne me souviens pas d’avoir jamais tant vû de peuples à la fois. La ville est bâtie en quarré, chaque côté de la muraille ayant cinq cent pieds en longueur. Les deux grandes ruës qui se croisent & divisent la ville en quatre quartiers, sont larges de cinq pieds. Les autres ruës plus étroites dans lesquelles je ne pus entrer, mais que je vis seulement en passant, ont depuis douze jusqu’à dix huit pouces de largeur. La Ville peut contenir environ cinq cent mille ames. Les Maisons y ont depuis trois jusqu’à cinq étages, & l’on trouve de tout aux Marchez & dans les Boutiques.

Le Palais de l’Empereur est au centre de la Ville, dans l’endroit où les deux grandes ruës se croisent. Il est entouré d’une muraille qui a deux pieds de hauteur, & qui est éloignée de vingt pieds des Batimens. Sa Majesté m’avoit permis d’enjamber par dessus cette muraille, & comme l’espace entr’elle & le Palais étoit allez grand, j’eus occasion de considerer celui-ci de tous côtez. La Cour extérieure est un quarré de quarante pieds & contient deux autres Cours. Dans celle qui est la plus interieure sont les Appartemens Imperiaux, que j’avois grande envie de voir; mais ce ne fut pas sans peine que j’en vins à bout, car les grandes portes, par lesquelles on entre d’un quarré dans l’autre, n’avoient que dix huit pouces de hauteur, & n’étoient larges que de sept pouces. Or les bâtimens de la Cour exterieure avoient tout au moins cinq pieds de hauteur, & il m’étoit impossible d’enjamber par dessus, sans que le batiment courut risque d’être extrêmement endommagé, quoique les murailles qui étoient de pierre, fussent très solidement baties, & eussent quatre pouces d’épaisseur. En ce temps là l’Empereur eut grand envie que je visse son Palais; mais il n’y eut moyen que trois jours après, que j’employai à couper avec mon couteau quelques uns des plus grands Arbres du Parc Royal, qui étoit éloigné de la ville d’environ cent verges. Je fis de ces Arbres deux chaises, dont chacune étoit haute de trois pieds, & forte assez pour me porter. Le Peuple ayant été averti une seconde fois, je me rendis de nouveau par la ville au Palais, avec mes deux chaises à la main. Quand je fus venu jusqu’au bord de la Cour extérieure, je montai sur une chaise, & tins l’autre à la main. Celle-ci je la levai en haut, & je la plaçai dans l’espace qu’il y a entre la premiére & la seconde Cour, & qui peut avoir environ huit pieds de largeur. Alors il me fut fort aisé d’enjamber par dessus les batimens d’une chaise sur l’autre, & je retirai ensuite l’autre chaise à moi, par le moyen d’un baton au bout duquel j’avois attaché un crochet. Par cette Invention, je pénetrai jusqu’à la Cour la plus intérieure; & me couchant sur de côté, je m’approchai des Fenêtres de l’étage du milieu, qui avoient été laissées ouvertes à dessein, & vis les plus magnifiques Appartemens dont on puisse se former l’idée. J’y apperçus l’Imperatrice avec les jeunes Princesses, environnées de leurs Dames d’Honneur. Sa Majesté Imperiale me fit le souris du monde le plus gracieux, & me donna hors de la fenêtre sa main à baiser.

Je n’entrerai point dans un plus grand détail sur des Descriptions de ce genre, parce que je les reserve pour un plus grand Ouvrage, qui verra bien-tôt le jour, & qui contiendra une Histoire Générale de cet Empire. Rien n’y sera oublié. Je remonterai jusqu’à sa prémiére Origine, & après avoir parcouru ce qu’il y a de plus mémorable dans les vies des differens Princes qui l’ont gouverné, je parlerai des Guerres que cet Empire a soutenues, des Maximes de Politique & des Loix qui s’y observent, des Coutumes & des Sciences qui y sont en vogue, & de la Religion qu’on y professe. Je ferai mention des Plantes, des Animaux, & de plusieurs autres choses également curieuses & utiles; Mais mon dessein present est seulement de raconter quelques événemens qui sont arrivez dans cet Empire, durant l’espace de neuf mois que j’y ai passez.

Un matin environ quinze jours après que j’eus obtenu ma liberté, Keldresal, Premier Secretaire, (comme ils l’appellent) des Affaires secrétes, vint chez moi, accompagné d’un seul Valet. Il donna ordre que son Carosse l’attendit à une certaine distance, & me pria de lui accorder Audience pendant une heure; ce que je fis très volontiers, eu égard non seulement à sa qualité & à son merite personnel, mais aussi aux bons offices qu’il m’avoit rendus dans mes sollicitations. Je voulus me coucher à terre, afin qu’il fut plus à portée de se faire entendre; mais il aima mieux que je le tinsse dans ma main pendant nôtre conversation. Il commença par me faire des complimens sur le recouvrement de ma liberté, à laquelle, disoit-il, j’ai contribué autant que j’ai pû, quoique ce soit aux circonstances où se trouve nôtre Empire, que vous en soiez principalement redevable; car, ajouta-t’il en continuant son discours, quelque puissant que notre Etat puisse paroitre à des étrangers, il est affoibli par deux maux affreux, une violente Faction au dedans, & un Ennemi redoutable au dehors. A l’égard du premier de ces maux, il faut que vous sachiez, que depuis plus de septante lunes, l’Etat est déchiré par deux Partis, sous les noms de Tramecksan & de Slamecksan, noms qui sont dérivez de la differente hauteur des talons de leurs souliers. A la verité, on ne sauroit nier que la coutume de porter de hauts talons ne soit la plus ancienne: mais quoi qu’il en soit à cet égard, Sa Majesté a resolu de n’employer dans l’administration du Gouvernement, & de ne donner les Charges, qui dépendent de la Couronne, qu’à ceux qui porteront des talons bas, comme vous l’aurez pu remarquer vous mêmes; & si vous y prenez garde, vous verrez que les talons de Sa Majesté Imperiale sont plus bas d’un Drurr, (mesure qui revient à peu près à la quatorziéme partie d’un pouce) qu’aucun de ses Courtisans. La Haine entre ces deux partis va si loin, qu’ils ne voudroient ni manger ni boire, ni même seulement parler ensemble. Les Tramecksan, ou ceux qui portent de hauts talons, sont en plus grand nombre que nous; mais le pouvoir & l’Autorité sont de nôtre côté. Nous craignons que son Altesse Imperiale, l’Héritier de la Couronne, n’ait quelque penchant pour les hauts talons; ce qu’il y a de certain, c’est qu’un de ses talons est tant soit peu plus haut que l’autre, ce qui fait qu’il boite un peu en marchant.

Au milieu de ces Divisions intestines, nous sommes menacez d’une invasion de la part des Habitans de l’Isle de Blefuscu, qui est l’autre grand Empire de l’Univers, & tout au moins aussi étendu & aussi puissant que celui de Lilliput. Car ce que vous nous avez conté qu’il y a d’autres Royaumes dans le Monde, peuplez par des Créatures humaines de vôtre taille, est revoqué en doute par nos Philosophes, qui soupçonnent plutôt que vous étes tombé de la lune, ou de quelqu’une des étoiles; parce qu’il est incontestable qu’une centaine d’hommes de vôtre taille consumeroient en peu de tems tous les Fruits & tous les Troupeaux de cet Empire. Sans compter que, nôtre Histoire, qui remonte jusqu’à six mille lunes, ne parle d’aucun autre Pays que des deux grands Empires de Lilliput & de Blefuscu: lesquels comme j’avois commencé à vous dire, se font une cruelle guerre depuis plus de trente & six lunes: voicy à quelle occasion. Tout le Monde demeure d’accord, qu’anciennement, quand on vouloit manger des œufs, c’étoit au bout le plus large qu’on les cassoit. Or il arriva un jour que le Grand-Pére de l’Empereur régnant, étant encore enfant, & voulant casser un œuf suivant l’ancienne coutume, se coupa un doigt. Surquoi l’Empereur son Pére fit publier un Edit, par lequel il ordonnoit à tous ses sujets sous de grandes peines, de casser leurs œufs au bout le plus étroit. Cet Edit irrita tellement le Peuple, que nos Histoires font mention de six Rebellions dont il fut la cause; & ces Rebellions coutérent la vie à un Empereur, & la Couronne à l’autre. Ces Dissentions domestiques, ont toujours eté fomentées par les Monarques de Blefuscu, qui ont toujours fourni un azile aux Rebelles qui quitoient l’Empire de Lilliput. De compte fait, onze mille personnes, en differens temps, ont mieux aimé mourir que de casser leurs œufs au bout le plus étroit. Plusieurs centaines de vollumes ont été publiez sur cette Controverse; mais les livres de ceux qui s’obstinent à casser leurs œufs suivant l’ancienne maniére ont été défendus depuis long tems, & tout le Parti à été par une loy formelle déclaré incapable de remplir aucune Charge.

Pendant tous ces Troubles, les Empereurs de Blefuscu se sont souvent plains par la bouche de leurs Ambassadeurs, que nous faifions un schisme dans la Religion, en renversant une Doctrine fondamentale de nôtre grand Prophete Luftrog, contenuë au chapitre cinquante & quatriéme du Brundecral, (qui est leur Alcoran.) Mais cette plainte n’a d’autre fondement qu’une vaine glose sur le Texte, dont voici les paroles: Tous les veritables croyans casseront leurs œufs au bout convenable: Or, à mon avis, c’est à la conscience d’un chacun, ou bien au Souverain, qu’appartient de déterminer quel est ce bout. Mais le grand mal est, que les partisans de l’ancienne methode de casser les œufs, qui se sont refugiez à la Cour de Blefuscu, ont eu tant de credit auprès de l’Empereur, & ont été si fort assistez par ceux de leur parti qui sont restés dans leur Patrie, que depuis trente & six lunes, il s’est allumé entre les deux Empires une sanglante Guerre, dont le succez n’a pas toujours répondu à nos souhaits; car quoique les pertes que nos Ennemis ont faites soient plus grandes que les nôtres, nous n’avons pas laissé de perdre quarante Vaisseaux du premier rang, & un bien plus grand nombre d’autres moins considerables, avec trente mille de nos meilleurs Matelots & Soldats. Cependant quoique le nombre de ceux qui ont peri de leur côté monte encore plus haut, ils viennent d’équiper une nombreuse Flote, & s’aprêtent à faire une descente dans nôtre Païs. Dans cette extrémité, Sa Majeste Imperiale, qui a les idées les plus avantageuses de vôtre force & de vôtre courage, m’a commandé de vous exposer l’état de nos affaires.

Je priai le Secretaire d’assurer Sa Majesté de mes très-humbles respects, & de lui dire, qu’il me paroissoit qu’il n’étoit pas dans l’ordre, que moi qui étois un Etranger, je me mélasse dans des affaires de Parti; mais que j’étois prêt à exposer ma vie pour la deffense de sa Personne & de ses Etats, contre tous ceux qui oseroient faire une invasion dans son Empire.

CHAPITRE V.

Par un stratagème inouï l’Auteur prévient une invasion. Titre d’Honneur qui lui est conferé. L’Empereur de Blefuscu envoye des Ambassadeurs pour demander la Paix. Le Feu prend à l’Appartement de l’Imperatrice, mais est éteint par le secours de l’Auteur.

L’Empire de Blefuscu est une Isle située au Nord-Nord-Est de Lilliput dont il n’est separé que par un Canal qui a huit cent verges de largeur. Je n’avois jamais vu le Païs de Blefuscu, & sur la nouvelle de l’invasion, dont Keldresal m’avoit informé, j’évitai de paroitre sur la Côte qui sépare cet Empire de celui de Lilliput, de peur d’être découvert par quelques Vaisseaux des Ennemis, qui ne savoient rien de moi, tout Commerce entre les deux Empires, ayant été défendu pendant la Guerre sous peine de mort; & l’Empereur ayant donné ordre que ses Ports fussent fermés pour tous Vaisseaux, sans aucune exception. Je communiquai à l’Empereur le Projet que j’avois formé de me rendre Maitre de la Flote Ennemie, que tous nos bateurs d’Estrade nous assuroient être à l’ancre au Port, prête à mettre à la voile au premier bon vent. J’interrogeai les plus habiles Gens de Mer, sur la profondeur du Canal, où ils avoient plusieurs fois jetté la sonde: ils me répondirent, que quand l’eau étoit haute, il avoit au milieu soixante & dix Glumgluffs de profondeur, (ce qui revient à six pieds en Europe) & par tout ailleurs cinquante Glumgluffs tout au plus. Je me rendis au bord du Canal, vis à vis de Blefuscu, & après m’être caché derriére une petite hauteur, je pris ma Lunette d’approche, & vis la Flote ennemie à l’ancre, consistant dans une cinquantaine de Vaisseaux de Guerre, & dans un plus grand nombre de Vaisseaux de Transport: Je revins alors chez moi, & donnai ordre (suivant la permission que j’en avois) qu’on me fournit plusieurs cables très-forts, & un bon nombre de Barres de fer. Chaque Cable étoit à peu près de la grosseur d’une ficelle, & les Barres environ de la taille d’une éguille à tricoter. Je triplai les Cables afin de les rendre plus forts, & pour la même raison, je joignis trois Barres ensemble, & j’en attachai les extrémitez à un crochet. Ayant attaché de cette maniére cinquante crochets à autant de Cables, je retournai au Canal, & après avoir ôté mon habit, mes souliers & mes bas, je marchai dans la Mer avec mon colletin de Buffle, environ une demi-heure avant que la Mer fut haute. Je fis le plus de diligence qu’il me fut possible, & vers le milieu du Canal je fus obligé de faire à la nage le chemin de trente verges, avant que de pouvoir prendre pied: Ce fut en moins d’une demie-heure que j’arrivai à la Flote. Les Ennemis furent si effrayez en me voyant, qu’ils se jettérent hors de leurs Vaisseaux à la nage, pour se sauver sur la Côte, où je vis plus de trente mille hommes assemblez. Je pris alors toutes mes Machines, & ayant attaché un crochet à la prouë de chaque Vaisseau, je joignis ensemble tous les Cables par le bout. Pendant ce manége, les Ennemis me tirérent plusieurs milliers de flêches, dont quelques-unes me firent des blessures aux mains, & d’autres au visage; & qui par dessus la douleur, me troublérent beaucoup dans mon ouvrage. Ma plus grande crainte étoit pour ma vuë, que j’aurois perdu à coup sûr, si je ne m’étois avisé d’un expedient admirable pour la conserver. J’avois entr’autres choses dans une poche secrête une paire de Lunettes, qui, comme je croîs l’avoir dit, avoient échappé aux recherches des Commis de l’Empereur. Je les pris, & les attachai le plus fortement que je pus sur mon nez. Ainsi armé, je continuai hardiment mon travail en dépit des flêches, qui continuoient à pleuvoir sur moi, & dont plusieurs donnérent contre les verres de mes Lunettes, mais sans autre effet que de les déranger tant soit peu. J’avois déja attaché tous les crochets, & prenant le nœud où aboutissoient tous les Cables, je commençois à tirer les Vaisseaux: Mais aucun ne bougea, parce qu’ils tenoient tous à leurs Ancres. Que faire dans cet embarras? Je lâchai les cordes, & laissant les crochets attachez aux Vaisseaux, je fus assez hardi pour aller couper avec mon couteau les Cables auquel les Ancres tenoient, & dans cette expedition je reçus une grêle de flêches aux mains & au visage: Après cela, je pris le nœud que j’avois formé du bout de toutes les cordes auxquelles mes crochets étoient attachez, & avec la plus grande facilité du monde, je tirai après moi cinquante des plus grands Vaisseaux de Guerre des Ennemis.

Les Blefuscudiens qui ne s’attendoient nullement à ce que j’allois faire, furent d’abord frapez d’étonnement. Ils m’avoient vû couper les Cables, & s’imaginérent que mon dessein étoit seulement que les Vaisseaux fussent emportez au gré des flots, ou allassent donner les uns contre les autres: Mais quand ils s’apperçurent que toute la Flote se mouvoit en ordre, & qu’ils virent que c’étoit moi qui la tirois, ils firent des cris de désespoir si affreux, qu’il faut les avoir entendus pour pouvoir s’en former une juste idée. Quand je fus hors de danger, je m’arrêtai quelque tems pour ôter les fléchés qui m’étoient restées aux mains & au visage, que j’eus soin de froter de cet onguent dont j’ai fait mention ci-devant. J’ôtai alors mes Lunettes, & après avoir attendu une heure que l’eau baissât un peu, je passai à gué le milieu avec tous les Vaisseaux, & j’arrivai sain & sauf au Port Imperial de Lilliput.

L’Empereur & toute sa Cour se tenoit sur le Rivage, attendant quel seroit le succès de cette étonnante Avanture. Ils virent les Vaisseaux rangez en demi-Lune, qui veuoient à eux; mais ils ne m’apperçurent point, parce que j’étois dans l’eau jusqu’à la poitrine. Quand je fus parvenu jusqu’au milieu du Canal, ils furent encor plus en peine; car j’avois de l’eau jusqu’au cou. L’Empereur se mit en tête que j’étois noyé, & que les Ennemis s’avançoient pour faire une descente: mais ses frayeurs s’évanouïrent bien-tôt; car le Canal devenant moins profond à chaque pas que je faisois, en peu d’instans je fus à portée de me faire entendre, & levant en l’air le nœud que formoient les bouts des Cables auxquelles la Flote étoit attachée, je m’écriai à haute voix, Vive le puissant Empereur de Lilliput. Ce grand Prince me reçut sur le Rivage de la maniére du monde la plus obligeante, & à l’heure même me fit Nardac, qui est le plus haut Titre d’honneur qu’on puisse recevoir dans cet Empire.

Sa Majesté me pria d’achever au premier jour une Entreprise que j’avois si bien commencée, en menant dans ses Ports le reste de la Flote Ennemie; & telle est l’Ambition des Princes, qu’il paroissoit ne pas songer à moins, qu’à reduire tout l’Empire de Blefuscu en Province, qui seroit gouvernée par un Viceroi; qu’à exterminer tous les Rebelles partisans de l’ancienne methode de casser les œufs, qui s’étoient refugiez à la Cour de Blefuscu, & qu’à contraindre le Peuple à suivre la nouvelle maniére, après, quoi il seroit resté seul Monarque de tout l’Univers. Mais je tâchai de le détourner de ce dessein, par plusieurs Argumens, qui m’étoient également suggerez par la Politique & par l’Equité: Et je lui protestai que je serois au désespoir, si j’avois aidé à jetter dans l’esclavage un Peuple libre. L’affaire fut discutée en plein Conseil, & la plus saine partie du Ministére fut de mon avis.

Cette déclaration si hardie que je venois de faire, fut si peu du goût de Sa Majesté Imperiale, qu’elle ne put jamais me la pardonner. Il en fit mention dans son Conseil, dont les plus sages, à ce qui me fut raporté, parurent du moins par leur silence, embrasser mon opinion: mais d’autres qui étoient mes Ennemis secrets, ne purent s’empêcher de lancer quelques traits contre moi, quoique ce fut d’une maniére indirecte. Et depuis ce tems-là il se forma une Cabale entre Sa Majesté & quelques Ministres injustement animez contre moi, qui pensa me couter la vie. Tant il est vrai, que les services les plus importans qu’on rend aux Princes, sont entiérement oubliez, dès qu’on refuse une seule fois de se prêter à leurs passions.

Trois semaines après cette Expedition, l’Empereur de Blefuscu envoya une Ambassade solemnelle pour demander la Paix, qui sut bien-tôt concluë à des conditions fort avantageuses pour nôtre Monarque, mais dont il importe peu au Lecteur d’être instruit. Les Ambassadeurs étoient au nombre de six, & avoient cinq cent personnes à leur suite. Leur Entrée fut très-magnifique, & pour tout dire en un mot, proportionnée à la grandeur de leur Maitre, & à l’importance de leur Commission. Quand le Traité qu’ils négocioient, & dans lequel je leur rendis de bons offices, par le credit que j’avois à la Cour, ou que du moins je paroissois y avoir, quand ce Traité, dis-je, fut conclu; leurs Excellences, à qui on avoit dit que je m’étois interessé pour eux, me rendirent une visite dans les formes. Ils débutèrent par élever jusqu’aux cieux ma valeur & ma generosité, me priérent ensuite au nom de leur Maitre de venir dans son Empire, & me priérent de les regaler de quelques preuves de cette prodidigeuse force dont j’étois doüé, & dont ils avoient entendu raconter tant de merveilles; en quoi je tachai de les obliger.

Après avoir fait plusieurs prodiges inconcevables, disoient ils, & qu’ils n’auroient jamais pu croire, s’ils ne les avoient vus de leurs propres yeux, je les suppliai d’assurer l’Empereur de Blefuscu de mes très-humbles respects, & de lui dire que les grandes choses que la Renommée publioit de lui, m’avoient déterminé à ne pas retourner dans mon Païs, que je n’eusse eu l’honneur de lui faire la Reverence. Dans ce dessein, la premiére fois que je vis l’Empereur de Lilliput, je lui demandai la permission d’aller saluër le Monarque de Blefuscu, ce qu’il m’accorda de l’air du monde le plus froid; mais j’en ignorai la raison, jusqu’à ce que quelqu’un me fit la grace de m’informer, que Flimnap & Bolgolam avoient représenté mes liaisons avec les Ambassadeurs de Blefuscu, comme des marques que j’avois de mauvaises intentions. Et ce fut alors la premiére fois que je commençai à me former quelque idée des Cours & des Ministres.

Il est nécessaire d’observer, que ces Ambassadeurs ne me parloient, que par le moien d’un Interprète; les langues des deux Empires differant l’une de l’autre, autant que deux Langues puissent différer en Europe, chacune de ces Nations se glorifiant de l’Antiquité, de la Beauté & de l’Energie de sa propre Langue, avec un mépris déclaré pour celle de l’Empire voisin. Cependant, comme l’Empereur de Lilliput avoit un avantage considérable sur les Blefufcudiens, parce qu’il étoit maitre de la meilleure partie de leur Flote, il obligea les Ambasseurs à ne lui adresser la parole qu’en Lilliputien, & ne voulut point recevoir leurs Lettres de créance, à moins qu’elles ne fussent écrites dans cette Langue. En quoi il faut avouër qu’il avoit grand raison: quoique d’ailleurs, le Negoce qui s’étoit fait de tous tems entre les deux Empires, l’azile que les Mécontens d’une des Cours trouvoient toûjours dans l’autre, & la coutume reciproque d’envoyer dans l’Empire voisin tous les jeunes gens de qualité, afin de se polir par le Commerce des Etrangers, eussent rendu l’usage des deux Langues fort commun dans l’un & dans l’autre Empire; comme j’en fis l’experience quelques semaines après, quand j’allai rendre mes devoirs à l’Empereur de Blefuscu; & ce fut ce voyage, que la malice de mes Ennemis me força d’entreprendre, qui me donna occasion de regagner ma Patrie, comme je le raconterai en son lieu.

Le Lecteur se souvient peut être que lorsque je signai les Conditions auxquelles ma liberté me fut accordée, il y en avoit, qui ne me plaisoient gueres, parce qu’elles étoient trop humiliantes pour moi. Mais je ne fus plus astreint à celles-ci, dès que j’eus été crée Nardac, & l’Empereur (car il faut lui rendre cette justice) ne m’en a jamais sonné mot. Cependant j’eus occasion peu de de tems après, de rendre à sa Majesté, au moins à ce que je m’imaginois alors, un très signalé service. Je fus reveillé au milieu de la nuit par les cris d’un nombre infini de personnes, qui repetoient à tout moment le mot de Burglum. Plusieurs Domestiques de l’Empereur percérent la Foule, pour me venir prier de me rendre incessamment au Palais, où l’Apartement de l’Imperatrice étoit en feu, par la négligence d’une Fille d’Honneur, qui s’étoit endormie à la lecture d’un Roman. Je fus debout dans un moment, & les ordres ayant été donnez, que personne ne se trouvât dans mon chemin, à la faveur d’un beau clair de Lune, je fis ensorte de gagner le Palais, sans avoir marché sur ame qui vive. Je trouvai plusieurs hommes qui avoient déja dressé des Echelles contre l’Appartement, & qui tenoient à la main des seaux de cuir en assez grand nombre; mais l’eau étoit un peu loin. Ces seaux étoient de la grandeur d’un dé à coudre, & ces pauvres gens m’en mirent entre les mains le plus qu’il leur fut possible; mais ils ne firent pas grand effet, à cause de la violence de la Flame. J’aurois pu aisément éteindre le feu avec mon habit, mais par malheur mon empressement à courir au secours, me l’avoit fait oublier. D’abord je n’y voiois point de remède, & ce magnifique Palais auroit infailliblement été dévoré par les Flames, si, par une présence d’esprit, que j’avoüe ne m’être pas ordinaire, je ne me fusse avisé d’un expedient admirable. Le soir d’auparavant j’avois copieusement bu d’un vin delicieux, qu’ils appellent Glimigrim, (les Blefuscudiens le nomment Flunec,) qui est extrêmement diuretique. Par le plus grand de tous les bonheurs, je n’en avois encor rien rendu. La chaleur que m’avoit causée la proximité des Flames, les efforts que j’avois fait pour les éteindre, & la qualité du vin que j’avois bu, sembloient s’être réunis ensemble pour m’exciter à faire de l’eau, ce que je fis en si grande abondance, & avec tant de dexterité, par raport aux lieux où je l’adressois, qu’en trois minutes le feu fut entiérement éteint, & le reste de ce superbe Edifice, qui avoit couté tant de siécles à batir, heureusement conservé.

Le jour commençoit à poindre, quand je m’en retournai chez moi, sans avoir fait des complimens de felicitation à l’Empereur; parce que, nonobstant que je lui eusse rendu un service très signalé, je n’étois pas assuré pourtant qu’il seroit fort content de la maniére dont je Pavois rendu: Car, par une Loi fondamentale de l’Empire, c’est un crime capital de faire de l’eau dans l’enceinte du Palais, & cela sans aucune distinction de rang ou de naissance. Mais je fus un peu rassuré, par ce que l’Empereur eut la bonté de me saire dire, qu’il donneroit ordre que j’eusse des Lettres d’abolition, que néanmoins je n’ai jamais obtenues. Et il me fut dit, sous le sçeau du secret, que l’Imperatrice avoit conçu une telle horreur de ce que j’avois fait, qu’elle s’étoit retirée à l’autre bout du Palais, dans la ferme resolution que l’Apartement que le feu avoit endommagé, ne seroit jamais reparé pour son usage. On ajouta, qu’elle avoit aussi dessein de se venger de moi, mais qu’elle n’avoit communiqué ce dessein qu’à ses plus intimes Confidens.

CHAPITRE VI.

Sciences, Loix & Coutumes des Habitans de Lilliput: Maniére d’élever leurs Enfans. Comment l’Auteur vivoit en ce Pays. Justification d’une des premiéres Dames de la Cour.

QUoique je reserve la Description de cet Empire à un Traité particulier, je ne laisserai pas pourtant d’en donner à mes Lecteurs quelques idées generales. La taille des Naturels du pays, n’est pas tout à fait de six pouces: & la même proportion de petitesse a lieu à l’égard de tous les autres animaux, aussi bien que des Plantes & des Arbres. Par exemple, les Chevaux & les Bœufs les plus grands que j’aye vu, n’avoient en hauteur que quatre à cinq pouces, & les moutons qu’un pouce & demi, plus ou moins. Leurs Oyes sont de la grandeur de nos Alouettes, & ainsi du reste, jusqu’à leurs plus petits Animaux, qui échapoient à ma vûë, mais la Nature à proportionné les yeux des Lilliputiens aux objets dont elle les a environnez: Leur vûë est fort bonne, mais elle ne porte gueres loin; & pour montrer avec quelle exactitude ils apperçoivent les plus petites choses, pourvu qu’ils n’en soient pas éloignez, j’ai vu un jour avec le plus sensible plaisir, un Cuisinier plumant une Alouette qui étoit plus petite qu’une Mouche ordinaire en Europe, & une jeune Fille passant un invisible fil de soie, par le trou d’une éguille invisible. Leurs plus grands Arbres sont hauts de sept pieds; je parle de ceux du grand Parc Royal, au sommet desquels je pouvois justement atteindre avec le poing fermé. Les autres vegetaux sont dans la même proportion; mais il faut laisser quelque chose à l’imagination du Lecteur.

Je dirai peu de chose à present des Sciences, qui ont été en vogue chez eux depuis plusieurs siécles. Ce qu’il y a de plus singulier, c’est leur maniére d’écrire qui n’est pas de la gauche à la droite, comme font les Européens; ni de la droite à la gauche, comme les Arabes; ni de haut en bas comme les Chinois; ni de bas en haut comme les Cascagiens; mais en travers d’un coin à l’autre, comme les Dames en Angleterre.

Ils enterrent leurs morts avec les pieds en haut & la tête en bas, parce que c’est une opinion recûë, que dans onze milles Lunes ils ressusciteront tous; que dans ce tems, la Terre, (qu’ils croient être une surface toute unie,) tournera sans dessus dessous, & que par ce moyen au moment de leur Resurrection, ils se trouveront tous debout: Leurs Savans avoüent bien que cette Doctrine est absurde, mais la coutume ne laisse pas de continuer.

Il y a dans cet Empire quelques Loix, d’un genre fort particulier, & dont je serois tenté de faire l’Apologie, si elles n’étoient pas directement contraires à celles de ma chére Patrie. La premiére, dont je ferai mention, regarde les Delateurs. Tous les crimes d’Etat sont punis avec la derniere sevérité; mais si la personne accusée donne des preuves claires de son innocence, l’Accusateur est condamné à une mort ignominieuse, & ses biens servent à dedommager la personne accusée, de la perte de son tems, du risque qu’elle a couru, des incommoditez de la prison, & des fraix qu’elle a été obligée de faire pour sa défense: Que si les biens du Delateur ne suffisent pas, l’Empereur a soin de suppléer ce qui y manque: Sa Majesté accorde aussi à celui qui s’est justifié quelque marque éclatante de faveur, & toute la Ville est informée de son innocence par une Proclamation.

La Fraude est regardée chez ce Peuple comme un plus grand crime que le vol, & pour cet effet est presque toûjours punie de mort. Car me disoient quelques-uns, avec un peu de soin & le sens commun, un Homme peut empêcher qu’on ne le vole, mais il est infiniment plus difficile de faire qu’on ne soit pas trompe: & comme le Negoce est un des principaux liens de la societé, si la fraude étoit permise ou tolerée, un Marchand fripon auroit toujours un grand avantage sur celui qui séroit homme de bien. Il me souvient qu’un jour j’intercedai auprès de l’Empereur, en faveur d’un criminel qui avoit emporté à son Maitre une grande somme d’argent, qu’il avoit reçû par son ordre. Pour extenuër sa faute, je m’avisai de dire, que tout ce qu’il avoit fait étoit d’avoir abusé de la confiance que son Maitre avoit en lui; mais l’Empereur trouva que c’étoit quelque chose de monstrueux à moi, d’alléguer pour defense l’aggravation même du crime; & j’avouë que pour toute reponse je fus obligé d’avoir recours à ce lieu commun, que chaque nation a ses Coutumes; encore, ne pus-je l’alléguer sans rougir.

Quoique nous appellions ordinairement la Recompense & le Châtiment, les deux grands pivots sur lesquels tout Gouvernement tourne, j’avouë que les Lilliputiens sont le seul Peuple chez qui j’aie vu mettre cette Maxime en usage. Quiconque peut prouver, qu’il a exactement observé les Loix de son Pays pendant l’espace de soixante & treize Lunes, a droit à de certains Privileges suivant sa qualité & son état, & reçoit une certaine somme d’argent à proportion: Il est aussi honoré du Titre de Snilpall, qui désigne la fidelité avec laquelle il a observé les Loix; mais ce Titre ne passe point à sa posterité. Ce Peuple regarde comme un prodigieux defaut parmi nous que l’observation de nos Loix ne soit soutenue que par des châtimens, sans aucune recompense. Et c’est pour cette raison que dans leurs Cours de Justice, cette Déesse est dépeinte avec six yeux devant, autant derriére, & un à chaque côté, pour representer sa circonspection; & avec un sac rempli d’or dans sa main droite; & dans sa gauche une épée qui est dans le foureau, pour montrer qu’elle a plus de penchant à recompenser qu’à punir.

Dans le choix qu’ils font des personnes pour toutes sortes d’Emplois, ils ont plus égard à la vertu qu’à l’habileté; car, puisqu’il est necessaire qu’il y ait un gouvernement parmi les Hommes, ils croyent qu’une mesure ordinaire d’intelligence suffit pour s’en aquiter, & que le dessein de la Providence n’a jamais été que l’administration des affaires publiques fut un énigme, dont le mot ne pourroit être déviné que par un petit nombre de personnes d’un genie superieur, dont chaque siecle produis à peine deux ou trois: mais ils supposent, que chaque homme a le pouvoir de s’abstenir du mensonge, & de pratiquer les devoirs qui lui sont prescrits. Or la pratique de ces devoirs, disent-ils, soutenuë d’un peu d’expérience & d’une grande droiture d’intention, rendra tout homme capable de servir son Païs, pourvu qu’on en exempte seulement ce petit nombre d’Emplois, qui requiérent de l’étude. Mais, ajoutent-ils, il est si peu vrai qu’un défaut de vertus puisse être suppléé par des talens superieurs, qu’au contraire jamais de grands emplois ne peuvent tomber entre de plus dangereuses mains, qu’entre celles d’un habile scelerat, parce que porté à faire du mal, il a toute l’autorité & toute l’adresse nécessaire, pour satisfaire un si abominable penchant.

Ils ont une autre Loi bien remarquable; c’est de n’admettre à aucune Charge publique, ceux qui nient une Providence; car puisque les Rois avoüent qu’ils ne sont que les Lieutenans de la Providence, les Lilliputiens disent que c’est la chose du monde la plus absurde pour un Prince, que d’employer des Hommes qui désavoüent l’autorité même sous laquelle il agit.

En raportant toutes ces Loix, je ne parle que des Institutions primitives. Car on ne saurois nier que ce Peuple n’eut extrêmement dégeneré depuis quelques années: Par exemple, l’infame coutume de s’élever à d’éminentes charges, & d’être honoré des plus éclatantes marques de distinction, parce qu’on s’étoit exercé à bien danser sur la corde, à sauter par dessus le bâton, & à ramper par dessous, n’avoit été mise en usage que par le Grand-Pére de l’Empereur régnant, & n’étoit venuë au point où je l’ai vuë, que par les factions dont l’Etat étoit déchiré, & qui cherchoient toutes à se rendre recommandables par là plus lâche souplesse.

L’ingratitude est un crime capital parmi eux, car leur raisonnement est, que tout Homme qui en agit mal avec son Bienfaiteur, doit nécessairement être consideré comme l’Ennemi du Genre-humain en général, dont il n’a reçu aucun bienfait, & que par conséquent il est indigne de vivre.

Leurs notions touchant les devoirs des Parens & des Enfans, diférent extrêmement des nôtres. Car, comme la conjonction du Mâle & de la Femelle, est fondée sur un penchant que la Nature a établi pour la propagation de toutes les espéces, les Lilliputiens prétendent que l’Homme & la Femme sont portez l’un vers l’autre comme le reste des Animaux, par des motifs de concupiscence; & que leur tendresse pour leurs petits, a aussi sa source dans une Loi de la Nature: c’est pourquoi ils sont persuadez qu’un Enfant n’est obligé à aucune reconnoissance envers son Pére, pour l’avoir engendré; ni envers sa Mère pour l’avoir mis au monde; ce qui, eu égard à la misére de la vie humaine, n’est ni un bienfait en soi-même, ni conféré comme tel par les Parens, qui songeoient alors à toute autre chose. Ces Raisonnemens, & quelques autres du même genre, les ont déterminez à ne pas confier aux Parens l’éducation de leurs enfans, mais à établir dans chaque Ville des Seminaires publics, où tous les Parens, exceptez seulement les Manants & les Laboureurs, sont obligez d’envoyer leurs Enfans des deux Sexes, dès qu’ils ont atteint l’âge de vingt Lunes, parce qu’on suppose qu’alors ils commencent à être susceptibles d’instruction. Ces Ecoles sont de différens genres, suivant la differente qualité des Enfans qu’on y met. Plusieurs Professeurs très-habiles, sont chargez d’élever les Enfans suivant la condition de leurs Parens, & aussi suivant leur genie & leurs propres inclinations. Je dirai d’abord quelque chose des Seminaires pour les Garçons, & ensuite de ceux qui sont destinez aux Filles.

Les Seminaires des Garçons d’une illustre Naissance, sont pourvûs de savans Professeurs & d’habiles Sous-Maitres. Les habits & la nourriture des Enfans sont fort simples. On leur inculque des principes d’honneur, de justice, de courage, de modestie, de clemence, de Religion & d’amour pour la Patrie. On les occupe toujours à quelque chose, excepté le tems qu’ils donnent à leurs repas & au sommeil, & ce tems est fort court. Ils ont deux heures chaque jour pour leurs divertissemens, qui consistent dans des exercices corporels. On les habille jusqu’à l’âge de quatre ans, mais après cela ils sont obligez de s’habiller eux-mêmes, de quelque grande qualité qu’ils puissent être. Il ne leur est pas permis de se familiariser avec des Domestiques, mais ils prennent leurs divertissemens entr’eux, & toujours en présence d’un Professeur ou de quelque Sous-Maitre, ce qui les garentit de ces impressions de sotises & de vanité auxquelles nos Enfans sont sujets. Leurs Parens ne sont admis à les voir que deux fois par an, & leur visite ne passe point l’heure. Il leur est permis d’embrasser leur Enfant en entrant & en sortant, mais un Professeur qui y est toujours présent dans ces sortes d’occasions, ne soufre point qu’ils lui parlent à l’oreille, qu’ils lui témoignent une sote tendresse, ou qu’ils lui aportent des Sucreries ou autres friandises. Si la pension pour l’entretien & pour la nourriture de quelques Enfans n’est pas bien payée, il y a des Officiers de l’Empereur qui ont soin que la somme nécessaire se trouve.

Les Seminaires pour les Enfans des personnes de moindre rang, comme par exemple de Marchands, d’Artisans, & autres, sont reglez dans la même proportion; ceux qui sont destinez à quelque métier, sont mis apprentifs à l’âge d’onze ans, au lieu que ceux qui appartiennent à des personnes de distinction, restent dans leurs Seminaires jusqu’à quinze, ce qui chez nous revient à vingt & un an: Mais pendant les trois derniéres années, on diminuë peu à peu la sujétion où on les avoit tenus.

Dans les Seminaires des Filles, les jeunes Demoiselles sont élevées à peu près comme les Garçons, avec cette diférence seulement, qu’elles sont habillées par des personnes de leur Sexe, mais toujours en présence d’un Professeur ou d’un Sous-Maitre jusqu’à ce qu’elles aient atteint l’âge de cinq ans: car à cet âge elles sont obligées de s’habiller elles-memes. Que si leurs Gouvernantes sont convaincues d’avoir entretenu leurs Eleves de Contes de Revenans, d’Apparitions, & autres telles impertinences, dont nos Servantes en Europe gâtent l’imagination des Enfans, el les sont trois fois fouettées en public, emprisonnées pour un an, & envoyées pour toujours en exil dans la partie la moins peuplée de tout l’Empire. Par là il arrive que les jeunes Demoiselles ont autant de honte d’être sotement peureuses que les Hommes mêmes. Une autre différence entre l’éducation de ceux-ci, & celle qui est donnée aux Filles, est, que les exercices qu’on leur fait faire sont moins violens, qu’on leur prescrit quelques Réglemens sur le gouvernement du Menage, & qu’elles ne poussent pas leurs études si loin, quoi qu’elles soient obligées d’ailleurs, de s’appliquer à des sciences dont nos Dames en Europe n’ont pas la moindre idée. Car c’est une maxime chez ce Peuple, que parmi des personnes de distinction, une Femme doit toujours être une Compagne raisonnable & agréable, parce qu’elle ne sauroit toujours être jeune. Quand les filles ont atteint l’âge de douze ans, (âge auquel elles sont nubiles parmi eux) leurs Parens ou leurs Tuteurs les aménent chez eux, après avoir fait les plus tendres remercimens aux Professeurs, & il arrive très-rarement que la jeune Demoiselle ne verse des larmes en se separant de ses compagnes.

Dans les Seminaires des filles d’un moindre rang, les Enfans apprennent toutes fortes d’Ouvrages convenables à leur sexe. Celles qui doivent être mises en apprentissage, sont renvoyées à l’âge de neuf ans, & les autres gardées jusqu’à celui de treize.

Les Familles dont les Enfans sont dans ces Seminaires d’un ordre inférieur, sont obligées par dessus la pension annuelle, qui est très-petite, de donner tous les mois à l’Intendant de la Maison une partie de ce qu’elles ont gagné, pour servir un jour à l’établissement des Enfans; car il faut remarquer qu’il y a une Loi qui régle jusqu’où il est permis aux Parens de porter leurs dépenses; car, disent les Lilliputiens, c’est quelque chose d’injuste, que des gens du commun, pour satisfaire leurs désirs, fassent une nichée d’Enfans, qui par les sotes dépenses de leurs Parens, ne sauroient manquer de tomber à la charge du public. Pour ce qui regarde les personnes de distinction, elles donnent caution, que chacun de leurs Enfans aura une certaine somme, proportionnée à sa condition; & il y a des Gens qui sont chargez du soin de faire valoir ces fonds; soin dont ils s’aquitent toujours avec sagesse & avec la plus exacte justice.

Les Manants & les Laboureurs gardent leurs Enfans chez eux, parce qu’étant uniquement destinez à cultiver la Terre, leur éducation importe fort peu au Public; mais ceux d’entr’eux qui sont vieux, ou qui tombent malades, sont soignez & nourris dans des Hôpitaux: car dans ce Païs on ne sait ce que c’est que de demander l’aumône.

Peut-être que ce seroit ici le lieu d’informer le Lecteur de la maniére dont j’ai vécu dans ce Païs, pendant l’espace de neuf mois & treize jours, que j’y ai passez. A l’égard de mes meubles, ils consistoient principalement dans une table & une chaise que j’avois faites pour mon usage, en me servant des plus grands Arbres du Parc Royal. Deux cent Couturiéres furent employées à me faire des chemises, & à coudre du linge pour mon lit & pour ma table. Ce linge étoit de la sorte la plus épaisse: Mais comme malgré cela il n’auroit pû me servir, elles eurent la précaution de le mettre plusieurs fois en double, & après cela de le piquer, comme on fait des jupes en Europe. D’ordinaire leur linge a trois pouces de largeur, & troids pieds font la longueur de la piéce. Je me mis à terre pour que les Couturiéres pussent me prendre la mesure: l’une se mit sur mon cou, & l’autre vers le milieu de ma jambe, chacune d’elles tenant une corde par le bout, pendant qu’une troisiéme en mesuroit la longueur, avec une espéce d’aune, longue d’un pouce.

Après cela elles mesurérent mon pouce droit, & n’en demandérent pas davantage. Car par un calcul de Mathematique, elles avoient trouvé que le tour du pouce pris deux fois, fait celui du poignet; & que le tour du poignet pris d’eux fois, fait celui du cou; & enfin, que le tour du cou pris deux fois, fait celui du milieu. Au reste, tout ce calcul n’étoit pas nécessaire, puisque j’étendis ma vieille chemise par terre pour leur servir de modèle, & il faut que je dise à leur louange, qu’elles l’imitèrent parfaitement bien. Trois cent Tailleurs travaillérent à mes Habits; mais ils avoient une autre methode pour me prendre la mesure. Je me mis à genoux, & ils dressérent une échelle qui alloit depuis terre jusqu’à mon cou; un d’eux monta sur cette échelle, & laissa tomber une corde perpendiculairement depuis le collet de ma chemise jusqu’à terre, ce qui donnoit tout juste la longueur de mon habit; mais le milieu du corps & les bras, je me les mesurai moi-même. Quand mes habits (auxquels ils avoient travaillé dans ma Maison, parce que les leurs n’auroient pas pû les contenir) furent faits, ils avoient l’air de ces sortes d’ouvrages que les Dames en Angleterre font en cousant ensemble une infinité de piéces différentes, avec cette différence pourtant, que mes Habits étoient tous d’une seule & même couleur.

Trois cent Cuisiniers me faisoient à manger: ils étoient logez avec leurs Familles tout près de ma maison dans des Tentes, où chacun d’eux avoit soin de m’aprêter deux plats. J’avois coutume de prendre dans ma main une vingtaine de ceux qui me servoient à Table, & il y en avoit plus de cent qui restoient à Terre, les uns avec des plats, & les autres avec des piéces de vin ou d’autre liqueur. A mesure que j’avois besoin de quelque chose, mes Domestiques qui étoient sur la Table, se servoient fort adroitement d’une poulie pour le tirer à eux, à peu près comme on tire des seaux d’un puit en Europe. Un de leurs plats faisoit une bonne bouchée, & je n’avois pas grand peine à avaler d’un seul trait une de leurs piéces de liqueur. Leur Mouton n’est pas si bon que le nôtre, mais en récompense leur Bœuf est excellent. Je me souviens d’en avoir mangé une surlonge, dont je fus obligé de faire trois bouchées; mais cela est rare. Mes Valets étoient dans le dernier étonnement de me voir manger les os, comme dans nôtre Païs nous faisons l’aîle d’une Alouette. Je ne faisois qu’une seule bouchée d’une de leurs Oyes ou de leurs Coqs d’Indes, & il faut que je confesse que ces oiseaux l’emportent de beaucoup sur les nôtres, en fait de délicatesse. Pour leurs oiseaux d’un peu moindre taille, j’en pouvois mettre vingt ou trente au bout de mon couteau.

Sa Majesté Imperiale informée de ma maniére de vivre, voulut un jour avoir le bonheur (ce sont ces termes) de diner avec moi. Elle vint accompagnée de son illustre Famille, & j’eus soin de les placer tous dans des Fauteuils sur ma Table, vis à vis de moi, avec leurs Gardes autour d’eux. Flimnap le Grand Tresorier fut aussi de ce Repas, & avoit sa Baguette blanche à la main. Je remarquai plus d’une fois qu’il me regardoit de mauvais œil, mais sans faire semblant de rien, je n’en mangeai en aparence qu’avec plus d’apetit, tant pour faire honneur à ma chére Patrie, que pour remplir la Cour d’admiration. Je suis très persuadé que cette visite de l’Empereur, a donné occasion à Flimnap de me rendre de mauvais services auprès de son Maitre. Ce Ministre a toujours été mon Ennemi secret, quoi que extérieurement il me fit plus de caresses que son naturel rebarbatif ne sembloit permettre. Il représenta à l’Empereur que ses Finances étoient en mauvais état, qu’il étoit obligé de lever de l’argent à de gros intérêts, que des billets d’Epargne ne pouroient circuler qu’à neuf pour cent de perte; qu’en très-peu de tems j’avois couté à Sa Majesté plus d’un million & demi de Sprugs, (qui sont leurs plus grandes piéces d’or de la grandeur d’une paillette) & que sauf meilleur avis, il conseilloit à l’Empereur de me renvoyer à la premiére occasion.

Comme j’ai été la cause (quoi qu’innocente) que la reputation d’une Dame du premier rang a été attaquée, il faut avant que d’aller plus loin, que je tâche de la justifier. Le Trésorier s’étoit mis en tête d’être jaloux de sa femme, parce que de méchantes langues lui avoient dit qu’elle étoit folle de moi, & aussi parce qu’il s’étoit repandu un bruit à la Cour, qu’elle étoit venue une fois secrétement chez moi. Je proteste solemnellement que ce sont d’infames calomnies auquelles l’Epouse du Trésorier n’a jamais donné lieu, n’ayant de ma vie reçu de sa part que d’innocentes marques d’amitié. Il est bien vrai qu’elle venoit souvent chez moi, mais toujours publiquement, & jamais sans être accompagnée de trois personnes, qui étoient d’ordinaire sa sœur, sa petite fille, & quelqu’une de ses Amies; mais cela ne lui étoit point particulier, puisque plusieurs autres Dames de la Cour venoient souvent me voir. Et j’en appelle à tous mes Domestiques, s’ils ont jamais vû un Carosse à ma porte, sans savoir quelles personnes y étoient. Dans ces occasions dès qu’un Valet m’avoit averti qu’il y avoit un Carosse à ma porte, ma coutume étoit de m’y rendre d’abord, & après avoir salué ceux qui y étoient, de prendre soigneusement le Carosse & les deux Chevaux dans mes mains, (car s’il y en avoit six, le Postillon en détachoit toujours quatre,) & de les placer sur ma table, autour de laquelle j’avois attaché un bord qui avoit cinq pouces de hauteur, de peur d’accident. Il m’est arrivé souvent d’avoir quatre Carosses pleins de monde, & huit Chevaux à la fois sur ma table, pendant que j’étois dans ma chaise à entretenir la Compagnie. J’ai passé plus d’une après-midi le plus agréablement du monde dans ces sortes de conversations. Mais j’ose défier le Trésorier & ses deux Délateurs Clustril & Drunlo, (car je veux les nommer afin de leur faire honte,) de prouver que quelqu’un soit jamais venu incognito chez moi, excepté le Secretaire Reldresal, qui ne s’y rendit que par l’ordre exprès de l’Empereur, comme je crois l’avoir raconté. Je n’aurois pas insisté si long-tems sur cet Article, si l’honneur d’une grande Dame n’y étoit si fort intéressé, pour ne rien dire de moi-même; quoique je fusse alors Nardac, ce que le Trésorier lui-même n’est pas; car tout le monde sait qu’il n’est que Clumglum, Titre qui a la même proportion avec celui dont j’étois honoré, qu’a le Titre de Marquis avec celui de Duc en Angleterre; quoi que d’ailleurs il eut le pas devant moi en vertu de son Emploi. Ces calomnies, qui me vinrent aux oreilles par un accident que ce n’est pas ici le lieu de raporter, furent cause que Flimnap fit pendant quelques tems la mine à sa Femme, mais bien plus encore à moi; & quoi qu’enfin il ait été détrompé, & se soit raccommodé avec elle, jamais il ne m’a pardonné de m’avoir soupçonné à tort, & a même réussi à me perdre dans l’esprit de l’Empereur, qui pour dire le vrai, se laissoit trop gouverner par ce Favori.

CHAPITRE VII.

L’Auteur étant informé que ses Ennemis avoient dessein de l’accuser de Haute-Trahison, se refugie à Blefuscu. Maniére dont il y est reçu.

AVant que de raconter ma sortie de Lilliput, l’ordre veut que j’informe mes Lecteurs des raisons qui me forcérent à prendre & à exécuter ce dessein.

Tout ce qu’on appelle Cours, avoit été jusqu’alors un Païs inconnu pour moi, parce que la bassesse de ma condition, ne m’avoit jamais permis d’en fréquenter. A la verité, la conversation & la lecture m’avoient donné d’assez mauvaises idées des Princes & de leurs Ministres; mais jamais je ne me ferois attendu à être convaincu un jour de la justesse de ces idées par ma propre experience, & cela dans un Païs fort éloigné, & gouverné à ce que je croiois par des maximes tout à fait diférentes de celles qui sont en vogue en Europe. Dans le tems que je me preparois à aller rendre mes Devoirs à l’Empereur de Blefuscu, un Seigneur fort consideré à la Cour, (à qui j’avois rendu un service très-signalé dans un tems qu’il étoit fort mal avec l’Empereur,) vint de nuit chez moi dans une chaise fermée, & sans me faire dire son Nom, me fit demander s’il ne m’incommoderoit pas. Les Porteurs étant renvoyez, je mis la chaise & le Seigneur qui y étoit dans la poche de mon justaucorps: Après cela, ayant donné ordre à un Valet sur qui je pouvois compter, de dire que j’étois indisposé & que je dormois, je fermai la porte de ma Maison, & je me mis à lier conversation avec celui qui venoit me rendre une visite si mysterieuse.

Après les prémiers Complimens de part & d’autre, je remarquai qu’il étoit fort inquiet, & lui en ayant demandé la raison, il me pria de l’écouter avec patience, puis qu’il avoit à m’entretenir sur un sujet qui interessoit également mon Honneur & ma Vie. Voici en substance le Discours qu’il m’adressa, & dont je mis sur le papier les principaux Articles aussi-tôt qu’il fut sorti.

Il faut que vous sachiez que le Conseil s’est assemblé plusieurs fois à votre sujet, le plus secrétement qu’il étoit possible; & qu’il n’y a que deux jours que Sa Majesté en est venuë à une Resolution finale.

Vous n’ignorez pas que le Grand Amiral Skyris Bolgolam a été vôtre Ennemi mortel presque des le moment de vôtre arrivée. Je ne sai quelles peuvent avoir été les prémiéres causes de sa haine, mais il est certain qu’elle est beaucoup augmentée, depuis le glorieux succès que vous avez eus dans vôtre Entreprise contre la Flote de Blefuscu, parce qu’il sent que tout Amiral qu’il est, il n’en a jamais fait autant. Ce Seigneur & Flimnap le Grand Trésorier, dont l’inimitié contre vous à cause de sa Femme est connuë d’un chacun, Limtoc le Général, Lalcon le Chambellan, & Balmuff le Grand Justicier, ont dressé des Articles d’Accusation contre vous, & prétendent vous convaincre de Haute-Trahison, & de quelques autres Crimes capitaux.

Persuadé que j’étois de ma propre innocence, cet Exorde me mit dans de telles impatiences, que je fus sur le point d’interrompre celui qui m’annonçoit de si étranges nouvelles: mais il me pria de lui laisser continuer son Discours, ce qu’il fit en ces termes.

Par reconnoissance pour l’amitié que vous m’avez témoignée, j’ai fait en forte d’être informé de tout leur Manege, & d’avoir copie des Articles d’Accusations, ce qui me couteroit la Tête, si cela venoit à être découvert.

Articles d’Accusation contre Quinbus-Flestrin, (l’Homme-Montagne.)

Article I.

QUoique par une Loi faite pendant le Regne de Sa Majesté Imperiale Calin Deffar Plune, il soit ordonné, Que quiconque fera de l’eau dans l’enceinte du Palais Imperial, sera traité comme coupable de Haute-Trahison: Si pourtant, ledit Quinbus-Flestrin, en violation manifeste de la susdite Loi, sous prétexte d’éteindre le Feu qui avoit pris à l’Apartement de l’Imperatrice, a malicieusement, traitreusement, & diaboliquement, éteint ledit Feu, dans le susdit Apartement, situé dans l’enceinte du susdit Palais, contre la Loi qui vient d’être alleguée, contre son Devoir, &c.

Article II.

Ledit Quinbus-Flestrin ayant amené la Flote Imperiale de Blefuscu au Port Imperial de Lilliput, & ayant depuis reçu ordre de Sa Majesté Imperiale de se rendre Maitre de tous les autres Vaisseaux dudit Empire de Blefuscu, de reduire cet Empire en Province, pour être déformais gouverné par un Viceroi, & d’exterminer non seulement tous les Partisans de l’ancienne maniére de casser les œufs, qui s’étoient refugiez dans ce Païs; mais aussi tous les Habitans de cet Empire, qui ne voudroient pas sur le champ abjurer cette Héresie; a, comme un Traitre qu’il est, demandé d’être exempté de rendre lesdits services, sous le ridicule prétexte de ne vouloir pas forcer les consciences, ni mettre à mort ou reduire en Esclavage un Peuple libre.

Article III.

Quand les Ambassadeurs de Blefuscu sont venus demander la Paix à Sa Majesté, ledit Flestrin a montré qu’il étoit un Traitre, en s’intéressant pour les susdits Ambassadeurs, & en les divertissant; quoi qu’il sût bien qu’ils apartenoient à un Prince qui avoit eté depuis peu ouvertement en Guerre contre Sa Majesté.

Article IV.

Ledit Quinbus-Flestrin s’aprête (ce qui est directement contre le devoir d’un fidèle Sujet) à faire un Voyage à la Cour de Blefuscu, quoique Sa Majesté Imperiale ne lui en ait donné permission que de bouche; & sous prétexte de ladite permission a dessein d’entreprendre le susdit Voyage, afin d’aider à l’Empereur de Blefuscu, qui a été récemment en Guerre avec sa susdite Majesté Imperiale.

Il y a quelques autres Articles, mais ceux dont je viens de vous lire l’Extrait, sont les plus importans.

On ne sauroit nier que dans les differens Débats, qui s’élevérent à l’occasion de tous ces Chefs d’Accusation, Sa Majesté n’ait donné des marques d’une très-grande clemence, qu’elle n’ait souvent allegué vos services, & tâché d’exténuer vos crimes. Le Trésorier & l’Amiral ont fortement insisté qu’on vous fit souffrir une mort cruelle & ignominieuse, en mettant le feu à vôtre Maison, & que, lorsque vous en sortiriez, le Général vous attendît à la tête de vingt mille hommes, qui auroient ordre de vous blesser au visage & aux mains avec des Flêches empoisonnées. Quelques-uns de vos Domestiques devoient aussi recevoir un ordre secret de froter vos Chemises d’un suc empoisonné, ce qui vous auroit bien-tôt fait mourir dans les plus afreux tourmens. Le Général embrassa cet avis, en sorte que depuis long-tems il y a pluralité de voix contre vous. Mais Sa Majesté resolue, s’il se peut, de vous conserver la vie, a détaché le Chambellan du parti de vos Ennemis.

Sur ces entrefaites, Reldresal, Premier Secretaire des Affaires secretes, qui s’est toujours veritablement montré vôtre Ami, eut ordre de l’Empereur de dire son avis: ce qu’il fit de la maniére du monde la plus propre à vous confirmer dans l’opinion avantageuse que vous avez de lui. Il confessa que vos crimes étoient grands, mais que cependant il y avoit lieu à la misericorde, la plus belle de toutes les vertus dans un Prince, & que Sa Majesté possedoit dans un degré si éminent. Il dit que l’amitié qui regnoit entre vous étoit si connue de tout le monde, que peut être l’Auguste Compagnie devant laquelle il parloit, le tiendroit pour coupable de partialité: que cependant, pour obéïr à Sa Majesté, il diroit librement son sentiment. Que si Sa Majesté en consideration de vos services, & pour satissaire au penchant qui la portoit à la clemence, avoit la bonté de vous conserver la vie, & ordonnoit seulement qu’on vous crevât les deux yeux, il lui paroissoit que par cet Expedient, la Justice seroit en quelque sorte satisfaite, & que tout l’Univers exalteroit jusqu’aux Cieux la clemence de l’Empereur, aussi bien que la générosité & la douceur de ceux qui avoient l’honneur d’être ses Conseillers. Que la perte de vos yeux ne vous ôteroit rien de vos forces, que vous pouriez toujours emploier au service de Sa Majesté. Qu’un Courage aveugle n’en est que plus grand, parce qu’on ne voit point de Danger; que la crainte que vous aviez pour vos yeux, avoit été la seule dificulté que vous eussiez rencontrée dans vôtre Entreprise contre la Flote ennemie; & qu’il devoit vous suffire devoir par les yeux des Ministres, puisque les plus grands Princes ne voyoient pas autrement.

Cet Avis fut hautement rejetté par tout le Conseil. Bolgolam l’Amiral, ne put se retenir, mais se levant en fureur, dit, qu’il étoit étonné de quel front le Secretaire osoit opiner à conserver la vie à un Traître. Que les services que vous aviez rendus, étoient, au jugement de tous ceux qui se connoissoient en raisons d’Etat, l’aggravation même de vos crimes; que vous, qui étiez capable d’éteindre le feu en pissant sur l’Apartement de l’Imperatrice, (attentat qu’il ne pouvoit rappeller qu’avec horreur) pouviez quelque jour, causer une inondation par le même moien, & noyer tous ceux qui seroient dans le Palais. Il ajouta, que les mêmes forces, par lesquelles vous vous étiez rendu Maitre de la Flote ennemie, pourroient servir au premier mécontentent qu’on vous donneroit à la ramener à Blefuscu: Qu’il avoit de sortes raisons de croire que dans le fond du cœur, vous aviez un penchant criminel pour la methode heretique de casser les œufs, & que comme la Trahison commence dans le cœur avant que d’éclater par des Actions, pour cette raison, il vous dénonçoit comme Traitre, & demandoit que vous fussiez mis à mort.

Le Trésorier se rangea à la même opinion, il montra qu’il étoit impossible que les Revenus de Sa Majesté pussent suffire aux fraix de vôtre entretien: Que tant s’en faloit que l’Expédient proposé par le Secretaire, de vous crever les yeux, fut un reméde au mal qu’on craignoit, qu’au contraire, selon toutes les apparences il ne serviroit qu’à l’augmenter, comme cela paroit par l’exemple de certains Oiseaux, qui, quand on leur a ôté la vuë, n’en deviennent que plus gros & plus gras: Que Sa Majesté sacrée & tout le Conseil, qui étoient vos juges, étoient en leurs consciences pleinement persuadez que vous aviez merité la mort, ce qui sufisoit pour vous y condamner, quand même on n’auroit pas contre vous les preuves que demande la lettre de la Loi.

Mais Sa Majesté Imperiale étant absolument déterminée à vous sauver la vie, eut la bonté de dire, que puisque le Conseil avoit décidé que la perte de vos yeux étoit une peine trop legére, on pouroit vous en infliger quelqu’autre dans la suite. Et vôtre Ami le Secretaire demandant avec instance d’être oüi sur ce que le Tresorier avoit objecté, que vôtre entretien étoit d’une dépense excessive à Sa Majesté, dit, que son Excellence, par les seules mains de qui passoient tous les Revenus de Sa Majesté, pouvoit aisément pourvoir à cet inconvenient, en diminuant peu à peu la portion de mets qui vous étoit assignée; que par la faute de nourriture, vous vous afoibliriez de jour en jour, & viendriez infailliblement à mourir d’inanition dans quelques mois; que vôtre corps étant amaigri & diminué de la moitié, la puanteur de vôtre Cadavre ne seroit plus tant à craindre; & qu’immediatement après vôtre mort cinq ou six mille sujets de Sa Majesté pourroient en deux ou trois jours, couper toute la chair de vos os, & l’enterrer en diferens endroits pour prevenir toute infection, laissant le Squelette, comme un monument d’admiration pour la Posterité.

C’est ainsi que par la grande Amitié du Secretaire, tous ces Debats furent heureusement terminez. Defense très expresse fut faite de reveler le projet de vous faire mourir par degrez, mais la Sentence de vous crever les yeux fut couchée sur les Registres. L’Amiral seul trouvoit que vous étiez traité trop doucement, & vouloit que vous fussiez mis à mort sans retardement. Ce sentiment lui avoit été inspiré par l’Imperatrice, qui n’a jamais pu vous pardonner la methode indecente & irreguliere dont vous avez éteint le Feu qui avoit pris à son Apartement. Dans trois jours votre Ami le Secretaire viendra vous trouver pour vous lire les Articles de l’Accusation qui a été intentée contre vous: il vous notifiera ensuite la Bonté que Sa Majesté & son Conseil ont euë, de ne vous condamner qu’à perdre les yeux; sentence douce, à laquelle Sa Majesté ne doute nullement que vous ne souscriviez avec Reconnoissance; & afin que l’Operation soit bien faite, vingt Chirurgiens de Sa Majesté seront presens, lorsqu’on vous déchargera des Flêches pointues dans les prunelles des yeux.

Je laisse à vôtre prudence à prendre des mesures convenables sur tout ce que je viens de vous dire; pour moi, afin d’éviter tout soupçon, je vai me retirer le plus secrétement que je pourai.

Il le fit, & me laissa en proye aux plus cruelles agitations. C’étoit une coûtume introduite par ce Prince & par son Ministère (coûtume, qu’on m’a assuré n’avoir jamais été en usage qu’en ce tems la) que quand la Cour avoit dessein de faire quelque Execution cruelle, soit que la victime fut immolée au Ressentiment de l’Empereur, ou à la Haine d’un Favori, l’Empereur adressoit un Discours à tout son Conseil, dans lequel il s’étendoit sur sa Bonté & sur sa Clemence, comme sur des Qualitez connuës de tout le Monde. Ce Discours étoit imprimé immédiatement après avoir été prononcé, & aussi-tôt repandu par tout l’Empire. Jamais le Peuple n’étoit plus effraié que quand il recevoit ces sortes de preuves de la Benignité de l’Empereur; parce qu’on avoit observé qu’à proportion que sa clemence étoit plus exaltée, le supplice aussi étoit plus inhumain, & l’innocence de la personne qui y étoit condamnée plus grande. Et pour ce qui me regarde, j’avoue ingenuement que n’ayant jamais été destiné à être Courtisan, ni par ma naissance, ni par mon éducation, j’étois juge si peu expert, que je ne voyois nullement la grace qu’on me faisoit par cette Sentence, qui au contraire, (quoique peut être à tort) me paroissoit plutôt trop rigoureuse que trop douce. Quelquefois je voulois soutenir mon innocence, car quoique je ne pusse pas nier les faits alleguez contre moi, il étoit certain pourtant qu’il n’y avoit dans ma conduite rien de criminel, & qu’ainsi j’aurois pû, comme j’en avois le dessein, m’en remettre à la décision des Juges. Mais cette envie me passa bien vîte, dès que je me rappellai la puissance de mes Ennemis, & l’extrême facilité avec laquelle les Juges se laissent corrompre. Une fois je fus fortement tenté de me mettre en defense, car pendant que j’étois libre, toutes les forces de l’Empire n’auroient rien pu contre moi, & il m’auroit été facile de détruire toute la Capitale à coups de pierre; mais je rejettai aussi-tôt ce projet avec horreur, me rapellant le serment que j’avois fait à l’Empereur, les graces que j’en avois reçues, & le Titre de Nardac dont il m’avoit honoré. Je n’êtois pas assez habile dans le Systême de Reconnoissance des Courtisans, pour croire que l’injustice que l’Empereur vouloit me faire, aquitât toutes les obligations que je lui avois.

Enfin je pris une resolution, que quelques personnes blâmeront peut-être, & pas à tort à mon avis. Car j’avoüe que je dois la conservation de mes yeux, & par consequent celle de ma liberté, à ma précipitation, & à mon peu d’experience; parce que si j’avois connu alors le genie des Princes & de leurs Ministres, comme j’ai fait depuis, aussi bien que leur maniére d’agir avec des Criminels qui l’étoient encore beaucoup moins que moi, je me ferois volontiers soumis à un châtiment si aisé. Mais emporté par le feu de la Jeunesse, & ayant d’ailleurs permission d’aller rendre mes devoirs à l’Empereur de Blefuscu, j’envoyai avant que les trois jours fussent écoulez, une lettre à mon Ami le Secretaire, dans laquelle je lui marquai le dessein que j’avois de partir le même matin pour Blefuscu; & sans atendre reponse, je me rendis à l’endroit de l’Isle où étoit nôtre Flote. Je pris un des plus grands Vaisseaux de guerre, attachai un Cable à la prouë, & ayant levé les Ancres, je me deshabillai, mis mes Habits (avec ma Couverture que j’avois eu soin d’aporter) dans le Vaisseau, & le tirant après moi, marchant en partie & en partie nageant, j’arrivai au Port Royal de Blefuscu, où le Peuple m’avoit déjà attendu depuis long tems; ils me donnérent deux guides pour me conduire à la Capitale, qui porte le même nom. Je les portai dans mes mains jusqu’à ce que je ne fusse plus qu’à la distance de deux cent verges de la ville: alors je les mis à terre, & les priai d’aller notifier mon arrivée à un des Secretaires, & de lui dire où j’étois, & que mon dessein étoit d’y atendre les ordres de Sa Majesté. Une heure après j’eus réponse que Sa Majesté, toute la Famille Imperiale, & les premiers Seigneurs de la Cour, venoient au devant de moi. A cette nouvelle j’avançai une centaine de verges: A peine fus-je à portée d’être vû, que l’Empereur & toute sa suite, décendirent de cheval, & que l’Imperatrice & toutes ses Dames sortirent de leurs Carosses, sans qu’aucune de toutes ces personnes parut effrayée en me voyant. Je me couchai à terre pour baiser la main de l’Empereur & celle de l’Imperatrice. Je dis à Sa Majesté que j’étois venu suivant ma promesse, & avec la permission de l’Empereur mon Maitre, pour avoir l’honneur de voir un si puissant Monarque, & pour lui rendre tous les services dont je serois capable, & que ma Fidelité pour mon Souverain me permettroit; mais je gardai un profond silence sur ma disgrace, parce que n’en ayant été informé que secrétement, je pouvois suposer n’en rien savoir: d’ailleurs, je ne pouvois m’imaginer que l’Empereur auroit l’imprudence de découvrir ce secret, puisque je n’étois plus entre ses mains: en quoi néanmoins je me trompai, comme je le dirai bien-tôt.

Je ne fatiguerai point le lecteur du détail de ma Reception, qui fut proportionné à la generosité d’un si grand Prince; ni de l’embaras où je fus de n’avoir ni Maison ni Lit, étant obligé de coucher à terre, envelopé dans ma Couverture.

CHAPITRE VIII.

Par un bonheur singulier, l’Auteur trouve moyen de quiter Blefuscu, & après avoir surmonté quelques dificultez, revient sain & sauf dans sa Patrie.

TRois jours après mon arrivée, me promenant au Côté Septentrional de l’Isle, je vis dans la Mer quelque chose, à la distance d’environ une demie-lieue, qui avoit l’air d’une Chaloupe tournée sans-dessus-dessous. J’otai mes souliers & mes bas, & avançant dans l’eau l’espace de deux ou trois cent verges, j’aperçus l’objet que la marée continuoit à pousser vers le Rivage, & alors je vis distinctement une Chaloupe, qui, selon toutes les aparences, avoit été détachée d’un Vaisseau par quelque Tempête. Sans perdre de temps je m’en retournai à la ville, & priai Sa Majesté Imperiale de me prêter vingt de ses plus grands Vaisseaux, & trois mille Matelots, sous le Commandement du Vice-Amiral. Cette Flote mit à la Voile, pendant que je me rendis par le plus court chemin à l’endroit d’où j’avois découvert la Chaloupe; je trouvai que la Marée l’avoit encore fait aprocher. Les Matelots étoient tous pourvus de Cordages, que j’avois eu auparavant soin d’acommoder, en entortillant plusieurs cordes ensemble, afin de les rendre plus fortes. Quand les Vaisseaux furent arrivez, je me deshabillai, & marchai dans l’eau jusqu’à ce que je fusse à la distance de cent verges de la Chaloupe, après quoi je fus obligé pour y arriver de faire le reste du chemin à la nage. Les Matelots me jettérent le bout d’une corde, que j’attachai à l’avant de la Chaloupe; & l’autre bout à un Vaisseau de guerre. Mais toute la peine que je prenois fut presque inutile, parce que ne pouvant prendre pied, j’étois hors d’état de travailler. Dans cette necessité, je fus obligé de gagner à la nage l’arriére de la Chaloupe, que je me mis à pousser avec une de mes mains, le mieux qui me fut possible, & comme la marée m’étoit favorable, je fis assez de chemin pour pouvoir toucher le fond, en n’ayant de l’eau que jusqu’au menton. Je me reposai pendant deux ou trois minutes, & puis continuai à pousser la Chaloupe, jusqu’à ce que je n’eusse d’eau que jusqu’aux Aisselles; & comme alors le plus dificile étoit fait, je pris mes autres Cables, qui étoient dans un des Vaisseaux, & je les attachai d’abord à la Chaloupe, & ensuite à neuf Vaisseaux que j’avois fait approcher pour cet éfet. Le vent étant favorable, les Matelots remorquérent la Chaloupe, & moi je facilitai leur Travail en la poussant, jusqu’à ce que nous ne fussions plus qu’à quarante Verges du Rivage. J’atendis là que l’eau fut basse, après quoi j’allai jusqu’à la Chaloupe à pié sec, & par le secours de deux mille hommes pourvus de diferens instrumens, je la retournai de l’autre côté, & vis avec un très grand plaisir qu’elle n’étoit que très peu endommagée.

Je ne fatiguerai point le Lecteur en lui disant que pendant l’espace de dix jours, j’eus mille & mille peines pour amener ma Chaloupe au Port Royal de Blefuscu, où la nouvelle de mon arrivée avoit attiré un nombre infini de personnes, dont l’admiration, à la vuë d’un si prodigieux Vaisseau, est au dessus de toute expression. Je dis à l’Empereur qu’un heureux Destin m’avoit fait rencontrer cette Chaloupe, pour me transporter dans quelque endroit, d’où je pourrois regagner ma Patrie, & je suppliai Sa Majesté de donner les ordres nécessaires pour qu’on me fournit les choses dont j’aurois besoin pour racommoder & pour avitailler ma Chaloupe, & de m’acorder en même tems la permission de partir; à quoi l’Empereur consentit, après m’avoir fait néanmoins quelques reproches obligeans de vouloir le quiter si tôt.

Je fus fort surpris de ne voir arriver pendant tout ce tems, aucun Exprès qui me regardât, de la part de l’Empereur de Lilliput à la Cour de Blefuscu. Mais j’apris depuis, que Sa Majesté Imperiale, ne pouvant s’imaginer que je savois quelque chose de ses desseins, avoit cru que j’étois seulement allé à Blefuscu pour dégager ma parole, & conformément à la permission que j’en avois reçuë, & qu’après avoir salué l’Empereur de Blefuscu, je ne manquerois pas de revenir dans peu de jours. Mais enfin, ma longue absence commença de l’inquiéter; & après avoir pris conseil avec le Trésorier & le reste de sa Cabale, on envoya à la Cour de Blefuscu une Personne de qualité chargée d’une copie des Articles d’Accusation contre moi. Cet Envoyé devoit representer à l’Empereur l’extrême clemence de son Maitre, qui avoit la bonté de ne me condamner qu’à perdre les yeux; que je m’étois sauvé des mains de la Justice, & que si dans deux heures je n’étois de retour, je serois déclaré Traitre, & dépouillé de mon Titre de Nardac. L’Envoyé ajouta, que pour maintenir la Paix & l’Amitié entre les deux Empires, son Maitre s’atendoit que Sa Majesté donneroit ses ordres, pour que je fusse bien garotté & conduit ainsi à Lilliput, afin d’y être puni comme un Traitre.

L’Empereur de Blefuscu ayant pris trois jours pour se consulter, fit une reponse qui ne consistoit qu’en compliments & en excuses. Il dit, que le Monarque de Lilliput ne pouvoit ignorer que le projet de me garotter étoit absolument impraticable; que quoique j’eusse emmené sa Flote, il ne laissoit pas de m’avoir de grandes obligations de ce que je l’avois servi à obtenir la paix. Que, quoi qu’il en fut à ces égards, les deux Empires seroient bien-tôt délivrez de moi; parce que j’avois trouve sur la Côte, un Vaisseau si prodigieux, qu’il pouvoit non seulement me contenir, mais même servir à me transporter par Mer dans quelqu’autre pays: qu’il avoit donné les ordres nécessaires pour pour que rien de tout ce qui m’étoit nécessaire pour mon Voyage ne me manquat, & qu’ainsi il esperoit que dans peu de semaines, les deux Monarchies seroient déchargées d’un si insuportable Fardeau.

L’Envoyé s’en retourna à Lilliput avec cette reponse, & l’Empereur de Blefuscu me fit part de tout ce qui s’étoit passé, m’ofrant en même tems, (mais sous le sceau du secret) sa protection, si je voulois rester à son service; ce que je refusai le plus honêtement qu’il me fut possible, parce que, quoique je le crusse sincère, j’avois resolu de ne me plus fier aux Princes ni à leurs Ministres, si je pouvois m’en dispenser. J’ajoutai, que puisque ma Fortune, bonne ou mauvaise, m’avoit fait trouver un Vaisseau, j’étois déterminé à mettre en Mer, plûtôt que d’être un Diférent entre deux si puissants Monarques. L’Empereur ne me parut pas faché de mon dessein, & je découvris par hazard, qu’il en étoit même bien aise, comme aussi ses Ministres. Ces Considerations me firent hâter mon depart; en quoi la Cour, qui ne demandoit pas mieux que de me voir parti, eut la bonté de me seconder. Cinq cent Ouvriers furent employez à faire deux voiles pour ma Chaloupe, & ces voiles furent faites du linge le plus fort qu’on put trouver, mis treize fois l’un sur l’autre. J’accomodai mes Cordages & mes Cables, en enentortillant vingt ou trente ensemble. Une grande pierre, que je trouvai sur le bord de la mer, après avoir long-tems cherché, me servit d’Ancre. Je pris la graisse de trois cent Vaches pour suiver mon Vaisseau, & pour quelques autres usages. Il est incroyable combien j’eus de peine à trouver des Arbres assez grands pour me faire des rames & des mâts, en quoi néanmoins je fus bien aidé par les Charpentiers de Navire de Sa Majesté, qui contribuérent beaucoup à les polir, apres que j’avois fait l’ouvrage le plus rude.

Dans l’espace d’un mois tout fut prêt: j’envoyai alors quelqu’un pour demander si Sa Majesté n’avoit rien à m’ordonner, & pour lui dire que si elle me le permettoit, mon dessein étoit de partir. L’Empereur accompagné de son Auguste Famille, sortit du Palais; je me prosternai à terre pour baiser sa main, qu’il me tendit d’une maniére fort gracieuse. L’Imperatrice & les jeunes Princes du sang en firent autant. Sa Majesté me fit present de cinquante bourses de deux cent Sprugs chacune, avec son Portrait en grand, que je mis d’abord dans un de mes gans de peur d’accident. Les Céremonies qui furent faites à mon départ, sont en trop grand nombre, pour que j’en fasse ici la Description.

Cent Bœufs, trois cent Brebis, & autant de Mets que quatre cent Cuisiniers purent aprêter, avec du Pain & toute sorte de Breuvage à proportion, servirent à avitailler ma Chaloupe. Je pris avec moi six Vaches & deux Taureaux en vie, & le même nombre de Brebis & de Beliers, dans l’intention de les transporter dans mon Païs, & d’en multiplier la race. Pour les nourrir, j’avois pris à bord une bonne quantité de Foin, & un Sac de Froment. J’aurois volontiers pris avec moi une douzaine de Naturels du pays, mais jamais l’Empereur n’y voulut consentir, & par dessus une exacte recherche qui fut faite dans toutes mes poches, Sa Majesté me fit promettre, Foi d’Homme d’honneur, de n’emporter aucun de ses sujets, quand même ils y consentiroient.

Ayant ainsi preparé toutes choses de mon mieux, je mis à la voile le vingt-quatriéme Septembre 1701. à six heures du matin, & après que j’eus fait environ quatre lieuës vers le Nord, le Vent étant Sud-Est, à six heures du soir, je découvris une petite Isle éloignée d’une demi-lieuë au Nord-West, & qui me parut deserte. A une raisonnable distance du Rivage je laissai tomber l’Ancre: Après cela je soupai legérement, & tachai ensuite de me reposer. Je dormis, suivant ma conjecture, bien six heures, car deux heures après que je me fus reveillé, le jour commença à poindre: Il faisoit un beau clair de Lune, je dejeunai avant le lever du Soleil; & ayant levé l’Ancre à la faveur d’un bon vent, je continuai le même chemin que j’avois pris le jour précedent, en quoi mon compas de poche me fut d’un grand usage. Mon intention étoit de gagner, si je le pouvois, une des Isles, que j’avois raison de croire être situées au Nord-Est du pays de Diemen. Je ne vis rien de tout ce jour; mais le suivant vers les trois heures après midi, étant éloigné suivant mon calcul de vint-quatre lieuës de Blesuscu, j’aperçus une voile qui portoit au Sud-Est. Je halai sur elle, mais je ne reçus point de réponse, cependant je m’en aprochois de plus en plus, parce que le vent commençoit à s’afoiblir. Je fis servir toutes mes Voiles, & dans une demie heure les gens du Vaisseau m’aperçurent, & tirérent un coup de mousquet pour m’avertir qu’ils m’avoient vu. Il m’est impossible d’exprimer la joïe qu’excita en moi l’espérance de revoir ma chére Patrie, & les personnes à qui j’étois uni par de si tendres liens. Le Vaisseau fit petites voiles, & je l’atteignis entre cinq & six heures du soir, le 26. Septembre; mais quels ne furent pas mes transports en voyant que c’étoit un Navire Anglois? Je mis mes Vaches & mes Brebis dans les poches de mon Habit, & me rendis à bord avec toutes mes petites provisions. C’étoit un Vaisseau Marchand, qui revenoit du Japon par les Mers du Nord & du Sud; le Capitaine qui s’apelloit Mr. Jean Biddel, étoit un Homme fort honnête, & très entendu dans la Marine. Nous étions alors à 30. Degrez de Latitude Meridionale, & il pouvoit y avoir cinquante Hommes sur le Vaisseau, entre lesquels je trouvai un de mes vieux Camarades, dont le nom étoit Pierre Williams, qui fit de moi un portrait fort avantageux au Capitaine. Ce galant-homme me fit toutes sortes de civilitez, & me pria de lui dire d’où je venois en dernier lieu, & où j’avois eu dessein d’aller. Je satisfis sa curiosité en peu de mots, mais il crut que je révois, & que les dangers que j’avois couru m’avoient troublé la cervelle. Surquoi je tirai de ma poche mes Vaches & mes Brebis, qu’il n’eut pas plutot vuës, qu’il avoüa n’avoir rien à repondre à cette espèce de Demonstration. Je lui fis voir ensuite l’or que l’Empereur de Blefuscu m’avoit donné, le portrait de Sa Majesté en grand, & quelques autres curiositez du pays. Je lui fis present de deux bourses, chacune de deux cent Sprugs, & je lui promis, que quand je serois arrivé en Angleterre, il auroit une de mes Vaches, & une Brebis pleine.

Il ne nous arriva pendant le reste du Voyage, qui generalement parlant fut fort heureux, rien d’assez considerable pour en faire part à mes lecteurs. Nous arrivâmes aux Dunes le 13. Avril 1702. Le seul malheur que j’eus fut que les Rats m’emportérent une de mes Brebis, dont je trouvai les os, très proprement rongez dans un coin. J’aportai le reste de mon Troupeau sain & sauf à Terre, & je le mis à l’Herbe dans un Boulingrin à Greenwich, où il s’engraissa parfaitement bien, quoique j’eusse toujours craint le contraire. Je n’aurois jamais pu les tenir en vie durant un si long Voyage, si le Capitaine ne m’avoit donné quelques uns de ses meilleurs Biscuits, qui étant reduits en poudre & mélez avec de l’eau, étoient la meilleure nourriture du monde pour mon petit Troupeau. En le montrant à plusieurs personnes de Qualité & autres, je fis un profit considerable durant le peu de tems que je restai en Angleterre; & avant que d’entreprendre mon second Voyage, je le vendis pour six cent pieces. Depuis mon dernier retour, j’ay trouvé que la race en est considerablement augmentée, & particuliérement des Brebis, qui, à ce que j’espere, serviront beaucoup à l’avancement des Manufactures de laine, par la finesse de leur Toison.

Je ne restai que deux Mois avec ma Femme & mes enfans; car mon desir insatiable de voir de nouveaux Pays, ne me permit pas de faire chez moi un plus long sejour. Je laissai quinze cent piéces à ma Femme, & ce qui me restoit par dessus cette somme, je le convertis en Argent & en Marchandises, dans l’espérance de faire fortune. Mon oncle Jean m’avoit laissé une petite Terre qui me valoit trente piéces par an, & j’avois par dessus cela un autre petit bien, qui me rendoit encore d’avantage: si bien que je ne courois aucun risque de laisser ma Famille à l’Aumône. Mon Fils Jeannot, ainsi nommé après son Oncle, aloit alors à l’Ecole latine, & étoit un sort bon enfant. Pour ma Fille Elizabeth (qui à present est bien mariée & a des enfans) elle aprenoit à coudre. Je pris congé de ma Femme, de mon Fils, & de ma Fille, en mêlant mes larmes avec les leurs, & je me rendis à bord du Hazardeux, Vaisseau Marchand de trois cent Tonneaux, destiné pour Suratte, & dont le Capitaine Jean Nicolas étoit Commandant. Que si mes Lecteurs sont curieux de savoir ce qui m’est arrivé dans ce second Voyage, leur curiosité sera bien-tôt satisfaite.

Fin de la premiére Partie.

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