Voyages du Capitaine Lemuel Gulliver, En Divers Pays Eloignes, Tome I de III
VOYAGES
du capitaine
LEMUEL GULLIVER,
EN
DIVERS PAYS
ELOIGNEZ.
TOME PREMIER.
Seconde Partie.
Contenant le Voyage de Brobdingnag.
A LA HAYE,
Chez P. GOSSE & J. NEAULME.
MDCCXXVII.
VOYAGES.
PART. II.
VOYAGE DE BROBDINGNAG.
CHAPITRE I.
Description d’une furieuse Tempête. La Chaloupe est envoyée à Terre pour faire de l’eau; l’Auteur s’y embarque afin de découvrir le Païs. Il est laissé sur le Rivage, pris par un des Habitans, & conduit chez un Fermier. Maniére dont il y est reçu. Description des Habitans.
COndamné par mon inclination aussi bien que par la Fortune, à un genre de vie actif & inquiet; dix mois après mon retour, je quittai de nouveau ma Patrie, & je m’embarquai aux Dunes le 20. Juin 1702. dans un Vaisseau destiné pour Suratte, qui se nommoit le Hazardeux, & dont le Capitaine Jean Nicolas étoit Commandant. Le vent nous fut très-favorable jusqu’à la hauteur du Cap de Bonne Esperance, où nous nous arrêtames pour nous rafraichir. Mais à peine y fumes nous arrivez, que nous nous apperçumes que nôtre Vaisseau avoit une voye d’eau. Cette raison & la maladie de nôtre Capitaine, qui fut en ce tems-là attaqué de la Fiévre, nous déterminérent à passer l’Hyver dans cet endroit, que nous ne pumes quiter qu’à la fin de Mars. Nous mimes alors à la voile, & eumes un tems à souhait jusqu’à ce que nous fussions dans le Détroit de Madagascar. Mais ayant laissé cette Isle au Nord, environ à cinq degrez de latitude Meridionale, les vents, qui dans ces Mers viennent constamment d’entre le Nord & le West, depuis le commencement de Décembre. jusqu’au commencement de May, & souflent d’une maniére égale pendant tout ce tems, commencérent le 19. d’Avril à soufler avec beaucoup plus de violence, & à tourner plus au West que de coutume, & cela pendant l’espace de vingt jours. Ce terme expiré, nous nous trouvâmes à l’Est des Moluques, & environ au troisiéme degré de latitude Septentrionale, suivant une observation que nôtre Capitaine fit le 2. May, jour auquel un calme tout plat succeda à la Tempête que nous venions d’essuyer, ce qui ne me causa pas une mediocre joye. Mais le Commandant de nôtre Navire, qui avoit plus d’une fois fréquenté ces Mers, nous avertit de nous attendre à une Tempête. Sa Prediction fut accomplie dès le lendemain; car un vent de Midi, qu’on apelle d’ordinaire la Mousson du Sud, commença à se lever.
Voyant que d’instant à autre il devenoit plus fort, nous amenames la Civiére, & nous nous préparâmes à baisser la Misaine; mais comme il faisoit un gros tems, nous eumes bien de la peine à en venir à bout. Nôtre Vaisseau étoit en pleine Mer: c’est ce qui nous fit resoudre d’aller plûtôt à Mâts & à Cordes que de capéer. La Tempête étoit si violente, qu’il sembloit à chaque instant que nous allions couler à fond. Cependant par le plus grand bonheur du monde, elle s’apaisa après avoir dure quelque jours.
Pendant cet orage, qui fut suivi d’un bon vent de Sud-West, nous avions été portez à l’Est avec tant de force, qu’aucun de ceux qui étoient à nôtre bord ne pouvoit dire où nous étions. Nous avions encor assez de provisions: Nôtre Vaisseau étoit très-peu endommagé par la Tempête, & tout l’Equipage se trouvoit en parfaite santé; mais nous étions dans la situation la plus cruelle faute d’eau. Nous jugeames qu’il valoit mieux tenir la même route que de tourner plus au Nord, ce qui auroit pû nous mener au Nord-West de la Grande Tartarie, & dans la Mer Glaciale.
Le 16. de Juin 1703. un Garçon qui étoit au haut du Perroquet, vit Terre. Le 17. nous apperçumes distinctement une grande Isle, ou bien un Continent, (car nous ne savions lequel des deux,) au côté Meridional duquel il y avoit une petite langue de Terre, qui avançoit dans la Mer, & une petite Baye, qui n’avoit pas même assez de profondeur pour un Vaisseau de cent Tonneaux. Nous laissâmes tomber l’Ancre environ à une lieuë de cette Baye, & nôtre Capitaine envoya une douzaine d’Hommes bien armez dans la Chaloupe, avec des Futailles, pour voir s’il y auroit moyen de trouver de l’eau. Je lui demandai là permission de les accompagner, pour voir le Païs, & tacher d’y faire quelques découvertes. Quand nous eumes mis pied à Terre, nous ne vimes ni Riviéres, ni Sources, ni aucune marque que le Païs fut habité. Nos gens cotoyérent le Rivage, pour voir s’ils ne trouveroient pas quelque Riviére qui se jettât dans la Mer, & moi je fis seul environ un mile de l’autre côté, sans rien voir qu’un terrein sec & pierreux. Mecontent de n’avoir rien découvert, je m’en retournois tout doucement à la Baye; mais quel ne fut pas mon étonnement, quand je vis que non seulement nos gens étoient déjà dans la Chaloupe, mais qu’ils tachoient aussi de regagner le Vaisseau à force de rames, & avec un empressement dont je ne pus comprendre la raison. J’allois leur crier de s’arrêter, quand j’aperçus un espéce de Geant qui s’avançoit après eux dans la Mer, le plus vite qui lui étoit possible; il n’avoit de l’eau que jusqu’aux genoux, & faisoit de prodigieuses enjambées. Mais nos gens ayant une demie-lieuë d’avance sur lui, & le fond de la Mer étant plein de Rochers en cet endroit, le Monstre ne put les atteindre. Cela me fut rapporté dans la suite, car je n’eus pas le courage de m’arrêter, pour voir la fin d’une si terrible Avanture. Je pris le parti de m’enfuir au plus vite, par le plus court chemin que je trouvai; & après avoir couru quelque tems, je grimpai sur une coline fort escarpée, d’où je pouvois voir une assez grande étendue de Païs. Je le trouvai bien cultivé; mais ce qui me surprit d’abord fut la longueur de l’Herbe, qui avoit plus de vingt-quatre pieds en hauteur, & qui dans l’endroit où je la voyois, me paroissoit être conservée pour en faire du Foin. Au haut de la Coline, j’aperçus un grand chemin, au moins le pris-je pour tel, quoi qu’il ne servit aux Habitans que d’un petit sentier à travers d’un champ de Bled. Je me promenai quelque tems dans ce chemin, mais je ne pus rien voir de côté ni d’autre, parce que c’étoit le tems de la Moisson, & que les Tuyaux avoient tout au moins quarante pieds de hauteur. Il me falut une heure entiére avant que d’être au bout de ce champ, qui étoit environné d’une haye haute de cent & vingt pieds. Il y avoit une Barriére pour passer de ce champ dans le champ voisin: Cette Barriére avoit quatre marches, au haut desquelles il y avoit encore une pierre par dessus laquelle il falloit sauter. Il m’étoit impossible de monter ces marches, parce que chacune d’elles étoit haute de six pieds, & la pierre de plus de vingt. J’étois à chercher si je ne trouverois pas quelque ouverture dans la haye, lorsque je découvris dans le champ voisin un des Habitans qui s’avançoit vers la Barriére, & qui étoit de la même taille que celui qui avoit poursuivi nôtre Chaloupe. Il me paroissoit de la hauteur d’un clocher ordinaire, & faisoit environ dix verges de chemin à chaque enjambée. Frapé d’étonnement & de frayeur, j’allai me cacher dans le Bled, d’où je l’aperçus au haut de la Barrière, qui regardoit dans le champ voisin à la droite. Un moment après je lui entendis crier quelque chose, mais d’une voix si terrible, que je crus d’abord que c’étoit un coup de Tonnerre. A sa voix accoururent six Monstres de la même taille que lui, qui avoient en main des Faucilles d’une grandeur démesurée. Ceux qui venoient d’acourir n’étoient pas si bien habillez que le premier, au service de qui ils me paroissoient être. Car, après que celui-ci eut prononcé quelques mots, ils allérent moissonner le Bled dans le champ où j’étois. Je m’éloignai d’eux le plus qu’il me fut possible, quoi qu’avec une extrême difficulté, parce que les tuyaux de Bled n’étoient souvent qu’à la distance d’un pied les uns des autres, de maniére que j’avois toutes les peines du monde de passer entre deux. Néanmoins en avançant toujours j’arrivai dans un endroit du champ où le vent & la pluye avoit couché le Bled à terre. Ici il me fut absolument impossible de faire un pas; car les tuyaux étoient si mélez, que je nepouvois pas me glisser à travers; & les barbes des Epics qui étoient tombez, si fortes, que leurs pointes pénétroient à travers de tous mes habits. Au même instant j’entendis les Moissonneurs qui n’etoient plus qu’à cent verges de moi. Accablé de fatigues, & presque reduit au désespoir, je me couchai entre deux sillons, & souhaitai de tout mon cœur de mourir. Le souvenir de ma Femme & de mes Enfans, que selon toutes les aparences je ne devois jamais revoir, me pénétroit de la plus vive tristesse. Un instant après je pleurois mon imprudence & ma folie, d’avoir entrepris un second Voyage, contre l’avis de mes Parens & de tous mes Amis. Dans cette afreuse agitation d’esprit, je ne pus m’empêcher de songer à Lilliput, dont les Habitans me prenoient pour une Créature d’une prodigieuse grandeur; où j’étois capable de me rendre tout seul Maitre d’une Flote Imperiale, & de faire ces autres merveilles, dont la mémoire sera conservée à jamais dans les Annales de cet Empire, & auxquelles la postérité aura tant de peine à ajouter foi, quoique confirmées par la déposition d’un nombre infini de témoins. Je songeai que c’étoit quelque chose de bien mortifiant pour moi, de paroitre aussi petit au Peuple parmi lequel j’étois, qu’un Lilliputien l'auroit paru au milieu de nous. Mais c’étoit là le moindre de mes malheurs: Car, comme l’on a observé que les Créatures humaines sont plus sauvages & plus cruelles à proportion de leur grandeur, que pouvois-je attendre si non d’être mangé par le premier de ces Monstres qui me trouveroit. Certainement, les Philosophes ont raison de dire, que rien n’est grand ou petit que par comparaison. Il auroit pû se faire que les Lilliputiens eussent trouvé une Nation, dont le Peuple fut aussi petit par raport à eux, qu’eux-mêmes l’étoient à l’égard de moi. Et qui sait, si cette énorme Race de Geants, que je voyois devant mes yeux, n’est pas une Pepiniére de Nains en comparaison de quelque autre Peuple.
Quelque effrayé que je fusse, je ne pouvois m’empêcher de faire ces réflexions, quand un des Moissonneurs, qui n’étoit qu’à dix verges du sillon où j’étois couché, me fit craindre que s’il faisoit encor un pas il ne m’écrasat, ou qu’il ne me coupat en deux avec sa faux. Pour prévenir l’un & l’autre de ces malheurs, quand je vis qu’il alloit faire quelque mouvement, je jettai un cri que la crainte eut soin de rendre grand. A ce cri le Monstre s’arrête, & regardant pendant quelque tems de tous côtez au dessous de lui, il m’aperçut enfin à terre. Durant quelques instans, il me considera avec cette sorte d’attention qu’on a, lors qu’on voudroit empoigner quelque petit Animal dangereux, sans qu’il pût nous mordre ou nous égratigner, & comme moi-même j’avois quelquefois fait à l’égard d’une Belette en Angleterre. A la fin il se hazarda à me prendre par le milieu entre son pouce & le doigt d’après, & m’aprocha à trois verges de ses yeux, afin de me voir
plus distinctement. Je devinai sa pensée, & par bonheur j’eus assez de présence d’esprit pour ne faire pas le moindre mouvement pendant qu’il me tenoit en l’air à la distance de plus de soixante pieds de terre, quoi qu’il me pinçat cruellement entre ses doigts, & cela de peur qu’il ne me laissat tomber. Le seul mouvement que je fis, fut de tourner mes yeux vers le Soleil, de joindre mes mains ensemble d’un air de suplication, & de prononcer quelques mots d’un ton lamentable, & qui ne convenoit que trop à la situation où j’étois. Car à tout moment je tremblois qu’il ne me jettat contre terre, comme nous faisons d’ordinaire à l’égard de quelque petit Animal odieux, que nous avons envie de détruire. Mais le Destin, qui commençoit à s’apaiser envers moi, fit que ma voix & mes gestes lui plurent, & qu’étonné au dernier point de m’entendre articuler des sons, il me regarda comme une espéce de curiosité. Dans le même tems, je ne pus m’empêcher de faire plusieurs soupirs, de laisser couler quelques larmes, & de tourner la tête vers l’endroit où il me tenoit; lui donnant à connoitre le mieux qu’il m’étoit possible, combien il me faisoit mal. Il parut qu’il m’entendit, car ayant levé le pan de son habit, il m’y mit doucement, & un instant après il courut avec moi vers son Maitre, qui étoit un bon Fermier, & le même que j’avois premiérement vû dans le champ. Le Fermier ayant (comme je suppose par leur conversation) reçu touchant ma personne toutes les informations que son Serviteur pouvoit lui donner, prit un brin de paille, environ de la grandeur d’une canne, & il s’en servit pour lever les pans de mon Habit, qu’il croyoit être une espèce de peau, dont la nature m’avoit couvert. Il fit venir ses valets & leur demanda (à ce qu’il me fut dit depuis) s’ils avoient jamais trouvé dans les champs une petite créature qui me ressemblât. Alors il me mit doucement à terre dans la même situation que si j’eusse été une Bête à quatre pattes; mais je me levai d’abord, & me promenai à petits pas en avant & en arriére, pour faire connoitre à ce peuple que je n’avois pas intention de m’enfuïr. Ils étoient tous assis en cercle autour de moi, afin de mieux observer mes mouvemens. J’ôtai mon Chapeau, & fis une profonde Reverence au Fermier. Je me jettai à genoux, & ayant levé mes yeux & mes mains au Ciel, je prononçai quelques mots le plus haut qu’il me fut possible. Je tirai de ma poche une Bourse où il y avoit de l’or, que je lui ofris d’un air respectueux. Il la reçut dans la paume de sa main, l’aprocha ensuite tout près de ses yeux, pour voir ce que c’étoit; après cela il la tourna plusieurs fois avec la pointe d’une épingle (qu’il tira de sa manche,) mais toujours sans comprendre quelle Machine ce pouvoit être. Quand je vis cela, je lui fis signe de mettre sa main à terre: après quoi je pris la Bourse, & l’ayant ouverte, je versai tout l’or dans la paume de sa main. Il y avoit six Quadruples d’Espagne, & vingt ou trente autres piéces plus petites. Je remarquai qu’il mouilloit sur sa langue le bout de son petit doigt, pour prendre de cette maniére une de mes plus grandes pieces, & puis une autre, mais il me parut qu’il ignoroit absolument ce qu’elles étoient. Il me fit signe de les remettre dans la Bourse, & puis de remettre la Bourse dans ma poche, ce que je fis, après la lui avoir offerte encor cinq ou six fois.
Le Fermier fut convaincu alors que j’étois une Créature raisonnable. Il me parla souvent, & quoique le son de sa voix m’étourdit autant qu’auroit pu faire un Moulin à eau, il prononçoit néanmoins ses mots distinctement. Je repondis le plus haut que je pus en diferentes langues, & plusieurs fois il se baissa si fort, qu’il n’y avoit que la distance de deux verges entre son oreille & moi; mais toute la peine que nous primes l’un & l’autre fut entiérement inutile, car il n’y eut aucun moyen de nous entendre. Il envoya alors ses Serviteurs à leur ouvrage, & ayant tiré son mouchoir de sa poche, il le plia en deux, & le tendit sur sa main gauche, qu’il mit toute ouverte à terre avec la paume dessus, me faisant signe de m’y mettre, ce qui n’étoit pas dificile, puis qu’elle n’avoit qu’un pied d’épaisseur. Je crus devoir obéir, & de peur de tomber, je me couchai tout de mon long sur le mouchoir, avec le reste duquel il m’envelopa jusqu’à la Tête pour plus grande sureté, & de cette maniére il m’emporta à sa Maison. Arrivé chez lui, il me montra d’abord à sa Femme; mais elle fit un cri & se retira en arriére, comme les Dames en Angleterre ont coutume de faire quand elles voyent un Crapaud ou une Araignée. Cependant, quand elle eut un peu considéré ma contenance, & avec quelle docilité j’obeissois aux moindres signes que son Mari me faisoit, elle s’aprivoisa bien vite, & ne tarda guéres à m’aimer de tout son cœur.
Environ à Midi un Domestique aporta le diné, qui consistoit dans un seul plat, mais bon dans sa sorte, & tel qu’il faloit à un laboureur. Ce plat avoit plus de vint-quatre pieds de diamétre. La Compagnie consistoit dans le Fermier, sa Femme, trois enfans & une vieille Grand-mère. Quand tout le monde fut assis, le Fermier me plaça à quelque distance de lui sur la Table, qui étoit haute de trente pieds. J’étois dans de terribles transes, & de peur de tomber en bas, je m’ésoignai du bord le plus qu’il me fut possible. La Femme coupa en petites piéces un morceau de viande, & puis se mit à émier un peu de pain sur une assiette, qu’elle plaça ensuite devant moi. Je lui fis une profonde reverence, tirai mon couteau & ma fourchette, & me mis à manger, dont ils parurent fort satisfaits. La Maitresse du logis ordonna à sa servante d’aler querir une petite coupe, qui ne tenoit qu’environ douze pintes, & qu’elle eut soin elle même de remplir pour moi. Je fus obligé de me servir de mes deux mains pour prendre la coupe, & d’un air fort respectueux je bus à la santé de la Dame du Logis, ce qui fit faire à toute la Compagnie un si grand éclat de rire que je pensai en devenir sourd. Cette Boisson avoit un gout de petit cidre, & n’étoit nullement desagréable. Le Maitre me fit signe alors de me mettre à côté de son assiette; mais comme je marchois sur la Table, étant, comme il est facile à mes Lecteurs de le concevoir, encor tout éperdu, il m’arriva de broncher contre une croute de pain & de tomber sur mon nez, mais par bonheur sans me faire de mal. Je me relevai dabord, & remarquant que ces bonnes gens étoient fort inquiets, je pris mon Chapeau (que j’avois tenu par politesse sous le bras,) & en le tournant au dessus de ma tête, je fis en même tems deux ou trois cris de joïe, pour montrer que je ne m’etois point blessé. Mais dans le tems que je m’avançois vers mon Maitre, (comme je l’apellerai toujours dans la suite) le plus jeune de ses Fils, qui étoit assis à côté de lui, & qui étoit un mechant garnement d’environ dix ans, me prit par les jambes, & me tint si haut en l’air qu’il n’y avoit partie de mon corps qui ne tremblât de peur; mais son Pére m’ôta d’entre ses mains, & lui donna un si terrible souflet, qu’il auroit pu renverser le plus terrible Elephant qu’on ait jamais vu en Europe, lui ordonnant en même tems de sortir de table. Mais moi, craignant que le garçon ne me gardât quelque rancune, & me ressouvenant parfaitement bien jusqu’à quel point les enfans parmi nous sont cruels envers les Moineaux, les Lapins, les jeunes Chats, & les petits Chiens, je me jettai à genou, & designant le criminel, je tachai à faire entendre à mon Maitre, que je lui demandois en grace qu’il voulut lui pardonner. Le Père y consentit, & donna permission à son Fils de reprendre sa place; sur quoi j’alai vers lui & baisai sa main, que mon Maitre prit, & passa plusieurs fois sur mon visage comme pour me caresser.
Vers le milieu du repas le Chat favori de ma Maitresse sauta dans son giron. Cet Animal me parut trois fois plus grand qu’un Bœuf, à en juger par sa tête & par une de ses pates, que je considerai atentivement pendant que sa Maitresse le caressoit & lui donnoit à manger. L’air furieux de cette Bête me fit trembler, quoique je fusse à l’autre bout de la Table, & que ma Maitresse la retint, de peur qu’elle ne sautât sur la Table, & ne me prit entre ses grifes. Mais par bonheur j’en fus quite pour la crainte; car le Chat ne fit pas la moindre atention à moi, quoique mon Maitre m’en eut si fort aproché, que je n’en étois plus qu’à la distance de trois verges. Comme j’avois toujours oui dire, & même éprouvé dans mes voyages, que fuir, ou marquer de la frayeur devant un Animal cruel, est le vrai moyen de s’en faire ataquer, je pris la resolution dans cette épineuse conjoncture, de prendre un air ferme & assuré. Je me promenai cinq ou six fois avec un maintien intrepide devant la tête même du Chat, & vins ensuite tout près de lui; surquoi il sauta à terre, tout comme s’il avoit été plus éfrayé encore que moi. Ce trait de courage qui m’avoit si bien réussi, fit que je n’eus pas tant peur des Chiens, dont trois ou quatre venoient d’entrer dans la Chambre, comme cela est ordinaire dans les Maisons des Fermiers; un de ces chiens, qui étoit un Mâtin, étoit de la grandeur de quatre Elephants. Tout près de lui étoit un Levrier, plus haut encore, mais pas si large.
Nous avions presque achevé de diner, quand la Nourrice entra, ayant entre ses bras un enfant d’un an, qui m’aperçut d’abord, & commença à crier si fort qu’on l’auroit entendu à une lieuë, & cela, suivant la bonne coutume des enfans, pour que je lui servisse de jouet. Sa Mere par pure indulgence me prit, & m’avança vers l’enfant, qui me saisit incontinent par le milieu, & foura ma tête dans sa bouche, ce qui me fit jetter des cris si afreux, que l’enfant effrayé me laissa tomber, & je me serois infailliblement cassé le cou, si la Mére n’avoit pas tenu son tablier sous moi. La Nourrice pour apaiser le petit se servit d’un Hochet, qui étoit une espèce de Vaisseau creux, rempli de grandes pierres, & ataché avec un cable au milieu du corps de l’enfant. Mais cela n’y fit œuvre, tellement qu’elle fut obligée d’avoir recours au dernier remede, qui étoit de lui donner le sein. J’avouë n’avoir jamais vu un objet plus monstrueusement dégoutant, que celui qui s’ofrit alors à mes regards. J’en étois si près que je pouvois le voir très distinctement: Mais j’aime mieux épargner à mes Lecteurs une pareille Description, & leur faire part d’une reflexion que m’inspira la vuë de ce laid & enorme sein. La peau de nos Dames Angloises, disois-je en moi même, nous paroit très belle; mais cela ne viendroit-il pas de ce que ces Dames ne sont pas plus grandes que nous, & de ce que nous ne voyons pas leur peau à travers un Microscope, qui nous convaincroit que le teint le plus blanc & le plus uni, n’est au fond qu’un assemblage raboteux de plusieurs vilaines couleurs.
Je me souviens que dans le tems que j’étois à Lilliput, les teints des Habitans me paroissoient la plus belle chose du monde, & que causant sur ce sujet avec un Homme d’esprit du païs, qui étoit un de mes intimes Amis, il me dit que mon visage lui paroissoit beaucoup plus beau & plus uni quand il me regardoit de terre, que lorsque placé dans ma Main il pouvoit me considerer de plus près. Il m’avoüa qu’il apercevoit alors de grands creux dans mon Menton, que le poil de ma barbe étoit plus rude que la soye d’un sanglier, & que mon teint étoit composé de plusieurs couleurs trés désagréables: quoique je puisse dire sans vanité, que je suis aussi beau que la plupart des personnes de mon sexe & de mon pays, & que mon teint n’est pas autant hâlé par mes Voyages qu’il auroit pu l’être. D’un autre côté, parlant des Dames de la Cour de Lilliput, il m’a dit plus d’une fois que l’une avoit des taches de rougeur, une autre la bouche trop grande, une troisiéme le nez mal fait, qui étoient tout des choses dont il m’étoit impossible de m’apercevoir. J’avouë ingenument que les reflexions que je viens de faire sont fort naturelles, & que mon Lecteur auroit bien pu les faire sans moi. Cependant je n’ai pu m’empêcher de lui en faire part, de peur qu’il ne s’imaginât que ces vastes Créatures fussent réellement plus diformes que nous: car pour leur rendre justice, il faut que je confesse que c’est un peuple fort bien tourné; & en particulier touchant mon Maitre, que, quoi qu’il ne fut qu’un Fermier, ses traits pourtant me paroissoient très bien proportionnez, quand je les considerois à la distance de soixante pieds, c’est à dire, quand je me tenois à terre tout près de lui.
Lors qu’on tut sorti de table, mon Maitre alla trouver ses ouvriers, & autant que je pus le découvrir par sa voix & par ses gestes, donna ordre à sa Femme d’avoir bien soin de moi. J’étois extrémement las, & j’avois une furieuse envie de dormir. Ma Maitresse qui le remarqua, me mit sur son propre lit, & me couvrit d’un mouchoir blanc, mais qui étoit plus grand & plus épais que la principale voile d’un Vaisseau de guerre. Je dormis environ deux heures, & songeai que j’étois chez moi avec ma Femme & mes enfans, ce qui redoubla ma tristesse, quand à mon reveil je me trouvai seul dans un vaste Apartement qui avoit deux à trois cent pieds d’étendue, & plus de deux cent en hauteur; & dans un lit qui avoit quarante verges de largeur. Ma Maitresse étoit sortie pour avoir soin de ses affaires Domestiques, & avoit fermé après elle la porte de la Chambre où j’étois. Le lit étoit à huit verges de terre. Pressé par quelque necessité, j’aurois bien voulu descendre, mais je n’osai apeller personne, parce qu’aussi bien tous mes cris auroient été inutiles, & ne seroient certainement pas parvenus jusqu’à la Cuisine, où toute la Famille étoit. Pendant que je me trouvois dans cet embaras, deux Rats grimpérent contre les Rideaux, & coururent de côté & d’autre en flairant. Un d’eux vint jusque sur mon visage, & me causa une terrible fraieur. Je me levai aussi-tôt, & tirai mon Epée pour me défendre. Ces horribles Animaux eurent la hardiesse de m’ataquer des deux côtez, & un d’eux me sauta au colet, mais j’eus le bonheur de lui fendre le ventre avant qu’il put me faire aucun mal. Il tomba à mes pieds, & l’autre voiant le sort de son camarade s’enfuit, mais non pas sans avoir reçu une bonne blessure par derriére, que je lui donnai pendant qu’il s’enfuioit. Cet exploit achevé, je me promenai au petit pas de côté & d’autre sur le lit, pour me remettre de ma frayeur & de la fatigue que je venois d’essuyer. Ces Rats étoient de la taille d’un grand Dogue d’Angleterre, mais infiniment plus agiles & plus mechants: si bien que si j’avois ôté mon Epée avant que de me coucher, j’aurois été infailliblement dévoré. Je mesurai le Rat mort, & trouvai qu’il avoit deux verges moins un pouce de longueur.
Peu après ma Maitresse entra dans la Chambre, & me voyant tout en sang, elle courut au plus vite à moi, & me prit dans sa main: je lui montrai le Rat mort, en riant & en faisant d’autres démonstrations de joye, pour lui donner à connoitre que je n’avois aucun mal. Elle en fut charmée, & ordonna à une servante de prendre le Rat avec des pincettes, & de le jetter par la Fenêtre. Après cela elle me mit sur une table, où je lui montrai mon épée toute sanglante, que j’essuyai un instant aprés, & que je remis dans son foureau. J’étois pressé de faire plus d’une de ces sortes de choses à l’égard desquelles les Procurations sont impraticables, & pour cet effet, je m’eforçai de faire comprendre à ma Maitresse, que je souhaitois d’être mis à Terre; ce qui étant executé, ma pudeur ne me permit pas de faire d’autres gestes que de montrer la porte, & de me courber plusieurs fois. La bonne Femme me comprit enfin, quoi qu’avec grande peine: elle me prit dans sa main, & me mit à terre dans le Jardin. Je m’éloignai d’elle de deux cent verges; & lui ayant fait signe de ne me pas regarder & de ne me pas suivre, je me cachai entre deux Feuilles d’Ozeille, & satisfis à mes besoins.
J’espere que le Lecteur Benevole m’excusera si j’insiste quelquefois sur des particularitez de ce genre, qui quoique peu interessantes aux yeux du vulgaire ignorant, ne laissent pas de donner un nouveau degré d’étendue aux idées & à l’imagination d’un Philosophe. D’ailleurs, je me suis particuliérement attaché à la verité, sans prêter à mon stile les ornemens afectez du mensonge: & je puis dire que toutes les circonstances de ce voyage ont fait sur moi une si vive impression, & sont si profondement gravées dans ma memoire, qu’en les mettant sur le papier, je n’en ai omis aucune, qui fut tant soit peu importante: Quoiqu’aprés une exacte revue, j’aye éfacé quelques endroits moins importans, qui sont dans ma premiére copie; & cela crainte d’ennuïer mes Lecteurs, crainte qui, à ce qu’on dit, devroit agiter la plûpart des Auteurs de voyages.
CHAPITRE II.
Description de la fille du Fermier. L’Auteur est mené à une Ville prochaine, & ensuite à la Capitale. Particularitez de ce voyage.
MA Maitresse avoit une Fille de neuf ans, qui étoit une trés-aimable enfant pour son âge, qui faisoit de son Eguille tout ce qu’elle vouloit, & d’une adresse surprenante à habiller sa poupée. Sa Mére & elle résolurent d’acommoder pour la nuit suivante le Berceau de la poupée pour moi: le Berceau fut mis dans un petit Tiroir d’un Cabinet, & le Tiroir placé sur une Tablette suspenduë en l’air de peur des Rats. Pendant tout le tems que je restai dans cette Maison, je n’eus point d’autre lit, quoique je le rendisse plus commode, quand j’eus un peu apris à parler la langue du Pays, & que je fus en état d’exprimer tellement quellement mes besoins. Cette jeune Fille étoit si adroite, qu’après que j’eus ôté deux ou trois fois mes habits devant elle, elle fut en état de m’habiller & de me deshabiller, quoique je ne lui aye jamais donné cette peine, quand elle vouloit me laisser faire. Elle me fit sept chemises, & quelqu’autre linge, qui quoique très fin, ne laissoit pas d’être plus épais & plus rude qu’une Haire; & toujours elle eut la bonté de le laver elle même. Elle tâcha aussi de m’aprendre la Langue du pays: Quand je montrois quelque chose avec le doigt, elle m’en disoit le nom, de maniére que dans peu de jours je pouvois demander tout ce que je voulois. C’étoit une très bonne enfant, & qui n’avoit pas tout à fait quarante pieds de hauteur, étant petite pour son âge. Elle me donna le nom de Grildrig, nom que sa Famille me conserva, & par lequel je fus designé ensuite par tout le Royaume. Ce mot revient au Nanunculus des Latins, au Homunceletino des Italiens, au Mannikin des Anglois, & au Mirmidon des François. C’est à elle principalement que je dois ma conservation dans ce pays, & pendant tout le tems que j’y fus, je ne me separai jamais d’elle; je l’apelois ma Glumdalclitch, ou ma petite Nourice. Et je serois le plus ingrat de tous les Hommes, si je ne faisois pas mention de sa tendresse & de ses soins à mon égard, que je souhaiterois de tout mon cœur être en état de reconnoitre, au lieu que je suis, selon toutes les aparences, le fatal quoiqu’innocent instrument de sa disgrace. On commençoit déja à parler de moi dans le Voisinage. Le bruit s’y étoit répandu, que mon Maitre avoit trouvé dans les Champs un Animal extraordinaire, de la grandeur d’un Splacknuck, mais dont toutes les parties étoient exactement faites comme celles d’une Créature humaine, à laquelle il ressembloit de plus dans toutes ses Actions; qu’il parloit un petit langage qui lui étoit propre, qu’il avoit déja apris quelques mots de leur langue, marchoit sur ses jambes, étoit doux & aprivoisé, venoit quand on l’apelloit, faisoit tout ce qu’on vouloit, & avoit les plus jolis membres du monde, & un teint plus beau que celui d’une Fille de qualité de trois ans. Un autre Fermier qui ne demeuroit pas loin de chez nous, & étoit un intime Ami de mon Maitre, vint lui rendre visite, dans le dessein de s’informer de la verité de cette Histoire. Je fus d’abord produit & placé sur une Table, où je me promenai de côté & d’autre, selon qu’on me l’ordonnoit, tirai mon Epée, la remis dans le Foureau, fis la Reverence à celui qui étoit venu rendre visite à mon Maitre, lui demandai en sa propre langue comment il se portoit, & lui dis qu’il étoit le bien venu, précisément comme ma petite Nourice m’avoit instruit. Cet homme qui étoit vieux & qui n’avoit pas la vuë trop bonne, mit ses Lunettes pour me mieux considerer, & j’avouë que la singularité de ce spectacle m’aracha un éclat de rire fort impoli. Nos gens s’aperçurent pourquoi je riois, & éclatérent dans le même instant, ce qui pensa fâcher ce vieux Fou. Il passoit pour Avare, & par malheur pour moi il ne justifia que trop cette espece de reputation. Il conseilla à mon Maitre de me montrer comme une rareté dans la ville voisine un jour de Marché. En voyant mon Maitre & son Ami qui causoient long tems ensemble, & dont la vuë portoit souvent sur moi, je craignis qu’il ne se tramat quelque chose qui me regardat; & dans ma frayeur je crus même comprendre une partie de ce qu’ils disoient. Mais le matin suivant Glumdalclitch ma petite Nourice, me raconta fidellement tout ce qui avoit été dit, en ayant été informée par sa Mére. La pauvre fille me mit dans son sein, & se mit à pleurer de l’air du monde le plus touchant. Elle aprehendoit qu’il ne m’arivat quelque malheur, & que quelque Rustre ne me brisât en piéces en me tenant entre ses mains. Elle avoit remarqué en moi plusieurs traits de Modestie & de noble Fierté, & étoit persuadée que je serois indigné au dernier point, si pour de l’argent on me faisoit voir à toutes sortes de gens, comme une Marionette. Elle dit, que son Papa & sa Maman lui avoient promis que Grildrig seroit à elle, mais qu’elle voyoit bien qu’ils lui feroient comme l’année passée, qu’ils lui promirent un Agneau, qui dès qu’il fut gras, fut vendu à un Boucher. En mon particulier, je puis protester que j’étois moins inquiet de cette Nouvelle que ma Nourice. Je n’avois jamais perdu l’esperance de recouvrer un jour ma liberté; & pour ce qui regarde l’ignominie d’être promené en qualité de Monstre, je considerai que j’étois Etranger dans le pays, & que ce malheur ne pouroit jamais m’être reproché si je revenois en Angleterre; puisque le Roi de la Grande Bretagne lui même auroit été obligé de passer par là s’il avoit été à ma place.
Mon Maitre suivant l’avis de son Ami, n’atendit que jusqu’au premier jour de Marché pour me porter dans une Boëte à la ville prochaine, & ne prit avec lui que ma petite Nourrice. La Boëte étoit fermée de tous côtez, & n’avoit qu’une petite porte par laquelle je pouvois entrer & sortir, & quelques petits trous pour que l’air y entrat. Glumdalclitch avoit eu la precaution de mettre dans la Boëte le Matelas du lit de sa poupée, pour me coucher dessus. Malgré cette precaution, le Voyage, qui ne fut que d’une demie heure, m’avoit presque roué. Car les Chevaux avançoient quarante pieds à chaque pas, & trotoient d’une maniére si peu commode, qu’un Vaisseau agité par une grande Tempête s’élève & s’abaisse encore moins que je ne faisois à chaque instant. Il y avoit tant soit peu plus loin de nôtre logis à la Ville prochaine que de Londres à St. Albans. Mon Maitre s’arrêta à son Auberge ordinaire; & après avoir consulté l’Hôte, & fait quelques preparations necessaires, il loüa le Gruttrud, ou le Crieur public, pour aller notifier à haute voix par toute la Ville, qu’il y avoit une Créature inconnue à voir à l’Enseigne de l’Aigle verte; que cette Créature n’étoit pas si grande encore qu’un Splacnuck, (Animal du pais, environ de six pieds) & que dans toutes les parties de son corps elle ressembloit à un Homme, prononçoit diferens mots, & faisoit mille gentillesses.
Je fus placé sur une Table dans la principale Chambre de l’Auberge, qui pouvoit bien avoir trois cent pieds en quarré. Ma petite Nourice se tenoit sur une chaise basse tout près de la Table, pour prendre garde à moi, & pour m’ordonner ce que j’aurois à faire. Afin d’éviter la presse, mon maitre voulut que je ne fusse vu que de trente personnes à la fois. Je me promenai sur la Table comme la Fille de mon maitre me l’ordonnoit; elle me fit quelques questions qu’elle savoit que j’entendois, & j’y repondis le plus haut qu’il me fut possible. Je m’adressai plusieurs fois aux Spectateurs, dis qu’ils étoient les bien venus, les assurai de mes Respects, & me servis de quelques autres Phrases que j’avois aprises. Je pris un dé rempli de liqueurs, que ma petite Nourice m’avoit donné en guise de coupe, & bus à leur santé. Je tirai mon Epée & fis le moulinet à la maniére des Maitres d’Armes en Angleterre. Glumdalclitch me donna un brin de paille avec lequel je fis l’exercice de la pique que j’avois apris dans ma jeunesse. Je fus montré ce jour là à douze compagnies diferentes, & autant de fois obligé de recommencer le même Manége, jusqu’à ce que je fusse à demi mort de lassitude, & de frayeur. Car, ceux qui m’avoient vu, avoient fait de moi de si étranges raports, que le Peuple étoit sur le point d’enfoncer les portes par un motif d’interêt. Mon Maitre ne voulut pas permettre que personne excepté ma Nourice me touchât; &, pour prévenir tout malheur, des Bancs furent mis tout autour de la Table, & à telle distance qu’il étoit impossible d’ateindre jusqu’à moi. Nonobstant cela un fripon d’Ecolier me jetta une Noisette à la tête; ce fut un grand bonheur qu’elle ne m’atrapa point, car sans cela elle m’auroit fait sauter la Cervelle, étant à peu près de la grosseur d’une Courge. Mais j’eus le plaisir de voir que ce petit coquin fut bien rossé, & puis chassé hors de la Chambre.
Mon Maitre fit publier par toute la ville que le jour de marché suivant il me feroit voir encore, & en même tems eut soin de me preparer une voiture plus commode, ce qu’il avoit grande raison de faire; car j’étois si fatigué de mon premier Voyage, & de toutes les belles choses qu’on m’avoit fait faire huit heures de suite, que je pouvois à peine me tenir sur mes pieds ou proférer un seul mot. Il me falut plus de trois jours avant que de pouvoir me remettre; & comme s’il avoit été dit qu’au logis même je n’aurois aucun repos, tous ceux qui demeuroient autour de chez nous, à plus de cent miles à la ronde, se rendirent à la Maison de mon Maitre pour me voir; ce qui lui valut de grandes sommes. Ainsi, quoique je ne fusse pas mené à la ville, j’avois fort peu de relache chaque jour de la Semaine, (excepté le Mécredi qui est leur jour de Sabat.)
Mon Maitre voyant le profit qu’il tiroit de moi, forma le dessein de me promener par les villes les plus considerables du Royaume. S’étant donc pourvu de tout ce qui lui étoit nécessaire pour un long Voyage, & ayant réglé ses Affaires Domestiques & Pris congé de sa Femme, le 17. Aoust 1703. environ deux mois après mon arrivée, nous partimes pour la Capitale, située à peu près au milieu de tout l’Empire, & à plus de mille lieuës de nôtre Maison: mon Maitre fit monter sa Fille Glumdalclitch à Cheval derriére lui. Elle m’avoit mis dans une Boëte qu’elle tenoit sur son giron. La bonne Fille avoir garni la Boëte de l’Etofe la plus douce qu’il lui avoit été possible de trouver, sans oublier le lit de sa poupée, ni aucune autre chose qu’elle croyoit pouvoir m’être necessaire ou agréable. Pour toute compagnie nous n’avions qu’un Garçon du Logis, qui venoit à Cheval derriére nous avec le Bagage.
Le Dessein de mon Maitre étoit de me faire voir dans toutes les Villes qui seroient sur sa Route, & de quiter le grand chemin, quand il n’y auroit que cinquante ou cent miles à faire pour arriver à un Village ou Chateau de quelque grand Seigneur: ecart qu’il esperoit lui devoir raporter quelque chose, après quoi son plan étoit de reprendre le chemin de la Capitale. Nous ne faisions que cent quarante ou cent soixante miles par jour: car Glumdalclitch, pour me faire plaisir, se plaignit que le trot du cheval l’avoit fatiguée. Quand je le voulois, elle me prenoit hors de la Boëte, pour me faire prendre l’Air & voir le Pays. Nous passames cinq ou six Riviéres bien plus larges que le Nil ou le Gange; & il y avoit peu de Ruisseaux qui fussent aussi étroits que la Tamise au Pont de Londres. Nous mimes dix semaines à faire nôtre Voyage, & je fus montré dans dix huit grandes Villes, sans compter les Villages & quelques Maisons particuliéres. Le 26. d’Octobre nous arrivâmes à la Capitale, apellée dans leur langue Lorbrulgrud, c’est à dire, l’Admiration du Monde. Mon Maitre loüa un Apartement dans la principale ruë de la ville, tout près du Palais Royal, & fit répandre des billets, qui contenoient une exacte description de ma petite personne. La Chambre où les Spectateurs devoient se rendre pour me voir, avoit entre trois & quatre cent pieds d’étendue; & je devois joüer mon Rôle sur une Table, qui avoit soixante pieds de diametre, & qui étoit environnée à trois pieds du bord de palissades pour m’empêcher de tomber du haut en bas. J’étois visible dix fois par jour, au grand etonnement & à l’entiére satisfaction du peuple. J’avois déjà apris leur Alphabet, & savois même me servir à propos de quelques phrases par ci par là; car Glumdalclitch avoit eu soin de m’instruire pendant que nous avions été au logis, & avoit continué ses leçons durant nôtre Voyage. Elle avoit presque toujours en poche un petit livret, qui n’étoit guéres plus grand qu’un Atlas de Samson; c’étoit une espèce de Traité à l’usage des jeunes Filles, pour leur donner une idée abregée de leur Religion; c’est de ce livre qu’elle se servoit afin de me faire connoitre les lettres, & même de me donner quelque intelligence de la connoissance des mots.
CHAPITRE III.
L’Auteur est conduit à la Cour. La Reine l’achête du Fermier & le presente au Roi. Il dispute avec les Professeurs de Sa Majesté: est logé à la Cour, & fort dans les bonnes graces de la Reine. Il defend l’Honneur de sa Patrie, & a querelle avec le Nain de la Reine.
L’Exercice fatiguant que j’étois obligé de faire chaque jour, avoit alteré ma santé en peu de semaines; & il sembloit que le profit que j’aportois à mon Maitre, ne servoit qu’à accroitre le desir qu’il avoit de gagner d’avantage encore. J’avois entiérement perdu l’apetit, & étois devenu d’une horrible maigreur. Le Fermier s’en aperçut & ayant conclu que je ne la ferois pas longue, il resolut de ne rien épargner pour me conserver une vie si propre à augmenter encore une Fortune qu’il avoit déjà si bien commencé à faire. Pendant qu’il étoit occupé à ces raisonnemens, un Slardral, ou Ecuyer vint de la Cour, avec ordre à mon Maitre de m’y mener incessamment pour divertir la Reine & les Dames de la Cour. Quelques unes de celles-ci étoient déjà venues me voir, & avoient raconté les choses du monde les plus incroyables de ma Beauté & de mon Esprit. Sa Majesté & ceux dont elle étoit acompagnée furent charmez de mes maniéres au dela de toute expression. Je me jettai à genou, & demandai d’avoir l’Honneur de baiser le pied de la Reine; mais cette gracieuse Princesse me tendit, (après qu’on m’eut mis sur une Table) son petit doigt, que je serrai entre mes deux bras, & sur le bout duquel j’apliquai mes levres avec le plus profond respect. Elle me fit quelques Questions generales sur mon Païs & sur mes Voïages, auxquelles je repondis aussi clairement & en aussi peu de mots qu’il m’étoit possible. Elle me demanda si je serois content de passer ma vie à sa Cour. Je fis une profonde Reverence, & repondis d’un air soumis que j’apartenois à mon Maitre, mais que si j’étois le maitre de disposer de moi, je serois charmé de consacrer ma vie au service de Sa Majesté: Alors elle demanda à mon Maitre s’il voudroit me vendre. Lui, qui croioit que je ne pourois pas vivre un Mois, ne fit pas grande dificulté, & demanda mille piéces d’or, qui lui furent payées sur le champ: & je remarquai que chaque piece étoit d’une prodigieuse grosseur. La somme étant reçuë, je dis à la Reine, que puisque j’étois à present le très humble Esclave de Sa Majesté, je lui demandois en grace que Glumdalclitch, qui m’avoit toujours soigné avec tant de tendresse, & qui s’y entendoit si bien, fut admise à son service, & continuât à me servir de Nourice & de Précepteur. La Reine m’acorda ma demande, & obtint aisément le consentement du Fermier, qui fut bien aise que sa Fille fut placée à la Cour: & la pauvre Fille elle même ne put dissimuler sa joye. Son Pére s’en alla me souhaitant toute sorte de Bonheur, & ajoutant qu’il m’avoit laissé dans une bonne Condition; je ne répondis pas un mot, & me contentai de lui faire une assez petite Reverence.
La Reine s’aperçut de mon air froid, & quand le Fermier fut sorti de la Chambre, elle m’en demanda la raison. Je pris la liberté de dire à Sa Majesté, que je n’avois d’autre obligation à cet Homme, que de ne pas avoir écrasé une miserable petite créature comme moi, quand il m’avoit trouvé dans son Champ; obligation dont je me croyois sufisamment dégagé par le profit qu’il avoit tiré de moi en me montrant à mille personnes, & par la somme qu’il venoit de recevoir de Sa Majesté. Que la vie, que j’avois menée depuis qu’il m’avoit trouvé, étoit assez penible pour tuer un Animal dix fois plus fort que moi. Que ma santé étoit fort alterée par le Travail continuel de divertir toutes sortes de personnes à toutes les heures du jour, & que si mon Maitre n’avoit pas cru ma vie en danger, Sa Majesté ne m’auroit pas eu à si bon marché. Mais que me trouvant à present sous la Protection d’une si grande & si bonne Reine, l’Etonnement de la Nature, la Merveille du monde, l’Amour de ses Sujets, & le Phenix de la Creation; j’esperois que la crainte de mon Maitre se trouveroit fausse, puisque je sentois déjà en moi comme une nouvelle vie, qui étoit l’efet de son Auguste presence.
C’étoit là le precis de mon Discours, dans lequel je fis certainement bien des fautes de langage, & hesitai plus d’une fois; la derniére partie en étoit tout à fait dans le stile de ce peuple, dont j’avois apris quelques phrases de Glumdalclitch, en aiant à la Cour.
La Reine ne fit pas seulement atention à mes fautes de langage, mais parut surprise de trouver tant d’esprit & de bon sens dans un si petit Animal. Elle me prit dans sa main, & m’aporta au Roy, qui étoit alors dans son Cabinet. Lui, qui étoit un Prince grave & austère, ne voyant pas bien ma Figure, demanda à la Reine d’un air froid & serieux depuis quand elle étoit dans le gout des Splacnuck; car c’est pour cet Animal qu’il me prenoit, pendant que j’étois couche sur ma poitrine dans la main droite de Sa Majesté. Mais cette Princesse, qui avoit infiniment d’esprit & de gayeté, me mit sur mes pieds au haut d’une Etudiole, & m’ordonna d’instruire moi même Sa Majesté de ce qui me regardoit, ce que je fis en peu de mots, & Glumdalclitch, qui m’atendoit à la porte du Cabinet, & qui soufroit impatiemment que je fusse hors de sa vuë, ayant été admise, confirma tout ce qui s’étoit passé depuis mon arrivée dans la Maison de son Pére.
Le Roi, quoiqu’il eut fait son cours de Philosophie, & qu’il se fut apliqué avec atention aux Mathematiques, ayant examiné avec soin ma Figure, & me voyant me promener, crut avant que de m’avoir entendu parler, que j’étois un Automate, fait par quelque Artisan fort ingenieux. Mais, quand il eut ouï ma voix, & trouvé que je parlois avec raison, il ne put cacher son étonnement. Il ne fut nullement content du recit que je lui avois fait touchant la maniére dont j’étois venu dans son Royaume, & crut que c’étoit une Fable concertée entre Glumdalclith & son Pére, qui m’avoient apris quelques mots & quelques Phrases afin de me vendre à plus haut prix. Ce soupçon fit qu’il me proposa plusieurs Questions, auxquelles je répondis toujours d’une maniére sensée, & sans autre defaut que l’embaras de m’exprimer, un mauvais accent, & quelques Phrases rustiques, que j’avois aprises dans la maison du Fermier, & qui n’étoient guères en usage à la Cour. Sa Majesté fit querir trois Professeurs, qui étoient en semaine alors (suivant la coutume du pays.) Ces Messieurs, après avoir examiné ma Figure pendant quelque tems avec exactitude, furent de diferens avis. Ils convînrent seulement en ceci, que je ne pouvois avoir été produit selon les loix reguliéres de la Nature, parce que j’étois privé du Talens de pouvoir me conserver la vie, soit en volant en l’Air, ou en grimpant sur des Arbres, ou en creusant des Trous en terre. Ils conclurent de mes dents, qu’ils examinérent avec grand soin, que j’étois un Animal carnacier; cependant ils ne savoient point dequoi je pouvois m’être nourri, parce que la plupart des Animaux à quatre pieds étoient trop forts pour moi, & les Mulots aussi bien que quelques autres Bêtes, trop agiles: il ne restoit à leurs avis que les Limaçons & quelques autres insectes; encore eurent ils la cruauté de prouver par plusieurs doctes Argumens, que ce genre de nourriture ne m’en pouvoit pas servir à moi. Un de ces habiles gens inclinoit fort à croire que j’étois un Embryon, ou tout au plus un Avorton. Mais cette opinion fut rejettée par les deux autres, qui observérent que tous mes membres étoient finis & parfaits dans leur Taille, & que j’avois déjà vécu quelques années, comme il paroissoit par ma barbe, dont ils voioient distinctement les poils à l’aide d’un Microscope. Ils ne voulurent pas me reconnoitre pour un Nain, parce que ma petitesse étoit au dessous de toute comparaison; car le Nain favori de la Reine, qui étoit le plus petit qu’on eut jamais veu dans le Royaume, avoit près de trente pieds. Après plusieurs Débats, ils décidérent unanimement, que j’étois seulement Relplum Scalcath, ce que les Latins apellent Lusus naturæ; Definition exactement conforme à nôtre Philosophie moderne, dont les Professeurs dédaignant les causes occultes, par lesquelles les Disciples d’Aristote cherchent vainement à déguiser leur ignorance, ont inventé cette merveilleuse solution de toutes les dificultez, au grand avancement des connoissances Humaines.
Après une Décision si authentique, je demandai la permission de dire seulement deux mots. Je me tournai vers le Roi, & assurai Sa Majesté que je venois d’un Pays habité par plusieurs millions de personnes des deux sexes, & tous de ma Taille; que les Animaux, les Arbres & les Maisons y étoient dans la même proportion, & que par consequent j’étois aussi capable de m’y defendre, & d’y trouver ma subsistance, qu’aucun des sujets de Sa Majesté dans son pays: & il me parut que cette reponse sufisoit pour refuter les Argumens de ces Messieurs. Ils n’y repliquérent que par un souris méprisant, disant, que j’avois bien retenu la leçon que le Fermier m’avoit dictée. Le Roi qui avoit l’esprit bien plus pénétrant qu’eux, après avoir renvoyé ses Savans, fit querir le Fermier, qui par bonheur n’étoit pas encore sorti de la ville. Il l’examina d’abord en particulier, & puis le confronta avec Glumdalclitch & avec moi: & comme nous ne nous coupames jamais dans nos reponses, il commença à croire qu’il se pouroit bien que nous dissions vrai. Il pria la Reine de donner ordre qu’on eut bien soin de moi, & fut d’avis que ma petite Nourice devoit continuer à rester auprès de moi, parce qu’il avoit remarqué que nous nous aimions beaucoup l’un l’autre. On lui donna un Apartement fort commode à la Cour, une Gouvernante pour avoir soin de son éducation, une servante pour l’habiller, & deux Valets pour la servir; mais pour moi j’étois entiérement confié à ses soins. La Reine commanda qu’on me fit, sur le modèle que Glumdalclith & moi trouveroient bon, une Boëte pour me servir de Chambre de lit. L’Ouvrier qui y fut employé étant fort habile, me fit, en moins de trois semaines, une Chambre qui avoit seize pieds en quarré, & douze en hauteur, avec des Fenêtres a chassis, une porte, & deux Cabinets. Le plafond pouvoit être haussé & baissé par le moien de deux gonds, pour y mettre un lit que le Tapissier de Sa Majesté avoit déjà preparé, & que Glumdalclitch avoit la bonté de faire chaque jour de ses propres mains. Un Artisan, qui s’étoit rendu fameux par son adresse à travailler en petit, entreprit de me faire deux Chaises, avec leurs Dossiers, & toutes les autres piéces, d’une matiére qui ne ressembloit pas mal à de l’yvoire, & deux Tables avec un Cabinet pour mettre ce que je voudrois. La Chambre étoit matelafsée de tous côtez, aussi bien que le plancher & le plafond, pour prevenir tous les malheurs qui auroient pu arriver par la negligence ou par l’étourderie de ceux qui me portoient, & afin que je sentisse moins la force des secousses en aiant en Carosse. Je demandai que ma Chambre fut fermée à clé afin que les Rats & les Souris n’y pussent entrer. Après plusieurs essais, un Ouvrier fut aliez adroit pour faire la plus petite serrure qu’on eut jamais vue dans ce pays, car j’ay connu un Gentilhomme en Angleterre qui en avoit une plus grande à la porte de sa Maison. Je fis de mon mieux pour mettre la clé dans ma poche, de peur que Glumdalclitch ne la perdit. La Reine donna aussi ordre, qu’on prit la soye la plus mince qui se pouroit trouver, pour me faire des Habits. Cette soye n’étoit guéres plus epaisse que nos couvertures de lits en Angleterre, & j’avoüe que j’eus quelque peine a m’y accoutumer. Mes Habits étoient faits à la mode du pays, qui a quelque chose de fort décent, & qui tient une espèce de milieu entre la maniére de s’habiller des Persans & celle des Chinois.
La Reine prit peu à peu tant de gout à ma conversation, qu’elle ne pouvoit plus diner sans moi. J’avois une Table placée sur celle à laquelle Sa Majesté dinoit, & une Chaise pour m’asseoir. Glumdalclith se tenoit debout près de la Table pour me servir & pour avoir soin de moi. J’avois pour moi un service complet de Plats & d’Assiettes d’Argent, qui en comparaison du service de la Reine, n’étoit guères plus grand que ce que j’ay vu dans ce genre à Londres dans une Boutique de Tabletier, pour servir d’Ameublement à la maison d’une Poupée. Ma petite Nourice avoit soin de le garder en sa poche, dans une Boëte d’argent, me le donnant quand j’en avois besoin, & le nétoyant elle même. Personne ne dinoit avec la Reine que les deux Princesses Royales, dont l’ainée avoit alors seize ans, & la cadette treize & un mois. Sa Majesté avoit coutume de mettre sur un de mes plats un morceau de viande, dont je coupois ensuite ce que je voulois; & un de ses grands plaisirs étoit de me voir manger en mignature. Car la Reine (qui étoit une petite mangeuse) mettoit à la fois dans sa bouche, autant que douze Paysans Anglois pouroient manger dans tout un Repas, ce qui étoit souvent un spectacle fort dégoutant pour moi. Elle ne vous faisoit par exemple qu’une Bouchée d’une Aîle d’Alouette avec les os, quoique cette Aîle fut neuf fois plus grande que celle d’un grand Coq d’Inde parmi nous; & le Talent de boire étoit exactement proportionné chez elle à celui de manger.
C’étoit un usage établi à cette Cour, que chaque Mecredi, (qui comme je l’ai remarqué ci-devant étoit leur jour de Sabat) la Reine & toute la Famille Royale de l’un & l’autre sexe, dinassent avec le Roi dans son Apartement. J’étois déjà fort avant dans les bonnes graces de ce Monarque, qui les jours de Sabat me faisoit placer à sa main gauche près d’une des saliéres, au lieu que les autres jours ma place étoit à la main gauche de la Reine. Ce Prince prenoit un singulier plaisir à me faire des Questions sur les Mœurs, la Religion, les Loix & les Sciences des Peuples de l’Europe, & je faisois de mon mieux pour contenter sa curiosité sur tous ces points. Quelque obscures que de certaines choses dussent naturellement lui paroitre, il les comprit néanmoins avec une extreme facilité, & fit des Reflexions fort judicieuses sur tout ce que je lui racontai. Mais il faut que j’avouë, que m’étant un peu trop étendu sur le sujet de ma chére Patrie, sur nôtre Commerce, nos Schismes en fait de Religion, & nos Factions dans l’Etat; les préjugez de l’Education eurent tant de pouvoir sur lui, qu’il ne put s’empêcher en me prenant sur sa main droite, & en me caressant doucement de l’autre, de me demander avec un grand éclat de rire si j’étois Whig ou Tory. Se tournant ensuite vers son Premier Ministre, qui se tenoit derriére lui avec son Baton blanc à la main; il observa combien étoient méprisables les grandeurs humaines, puisque de petits insectes comme moi se méloient d’y aspirer: & cependant, disoit-il, j’oserois parier que ces Insectes ont leurs Titres d’Honneur, qu’ils ont de petits nids & des terriers auxquels ils donnent les noms de Maisons & de Villes; qu’ils tachent de briller par leurs Habits & par leurs Equipages; qu’ils s’aiment, qu’ils se batent, qu’ils disputent, qu’ils se trompent, qu’ils se trahissent. Il continua quelque tems sur le même ton, & je ne sçaurois exprimer l’indignation que je ressentis, à l’ouïe d’un Discours dans lequel mon Auguste Patrie, la Maitresse des Arts & des Sciences, le Fleau de la France, l’Arbitre de l’Europe, le Sejour de la Verité, de la Vertu & de l’Honneur, & l’Objet de l’Admiration & de l’Envie de tout l’Univers, étoit si cruellement ravalée.
Mais, comme d’un côté je n’étois guéres en état de venger ces sortes d’injures, de l’autre, après y avoir bien pensé, je commençai à douter si j’avois été injurié ou non. Car, après m’être acoutumé pendant quelques mois à la vue & à la conversation de ce Peuple, & remarqué que chaque objet sur lequel je jettois les yeux, étoit dans une exacte proportion de grandeurs avec tous les autres, l’Horreur dont j’avois été frapé d’abord, s’étoit tellement évanouïe, que si j’avois vu alors une compagnie de Seigneurs & de Dames Angloises dans tous leurs Atours, & faisant toutes ces simagrées que la politesse prescrit; pour dire le vrai, j’aurois été violemment tenté de rire d’eux d’aussi bon cœur que le Roi & les Seigneurs de sa Cour le faisoient de moi. Ce qu’il y a de sûr, c’est que peu s’en faloit que je ne me trouvasse moi-même ridicule, quand la Reine en me mettant sur sa main devant un Miroir, où je pouvois nous voir l’un & l’autre entiérement, me faisoit sentir l’immense disproportion qu’il y avoit entre nous.
Rien ne me piqua & ne me mortifia davantage que le Nain de la Reine, qui étant d’une petitesse sans exemple dans le pays (car sans mentir il n’avoit pas tout à fait trente pieds) devint insolent en voyant une Créature si fort au dessous de lui, qu’il affectoit de me regarder de haut en bas, quand il passoit près de moi dans l’Antichambre de la Reine, pendant que j’étois sur une Table à causer avec les Seigneurs & les Dames de la Cour, & ne manquoit aucune occasion de me donner quelques lardons sur ma petitesse; dont je me vangeois en l’apelant Frere, en lui faisant un Apel, & en lui disant tels autres quolibets qui sont en usage parmi les Pages de Cour. Un jour pendant le diné ce petit coquin fut si piqué de quelque chose que je lui avois dit, qu’il me prit par le milieu du corps, ne songeant à rien moins qu’au malheur qui me menaçoit, & me laissa tomber dans un grand plat d’argent plein de créme, apres quoi il s’enfuit de toute sa force. J’enfonçai dans la créme jusques par dessus les yeux, & si je n’avois pas été bon Nageur, j’aurois couru grand risque de me noyer; car Glumdalclitch étoit dans ce moment à l’autre bout de la Chambre, & la Reine fut si efrayée de ma chute, qu’elle n’eut pas la presence d’esprit de me secourir. Mais ma petite Nourice acourut aussi-tôt, & me tira du plat, après que j’eus avalé plus d’une pinte de crême. Je fus mis au lit; cependant mes Habits entiérement gatez furent tout le mal que j’eus. Le Nain fut étrillé comme il faut, & pour plus grande punition, forcé de boire la crême dans laquelle il m’avoit laissé tomber; jamais depuis ce tems là il ne rentra en Faveur: car peu après la Reine le donna à une Dame de la premiére qualité, tellement que je ne le vis plus, ce qui me tic un très sensible plaisir; car il m’est impossible d’exprimer jusqu’où j’aurois pu porter le ressentiment contre ce malicieux fripon.
Il m’avoit déjà joüé auparavant un fort vilain tour, qui fit bien rire la Reine, quoy qu’en même tems elle en fut si fachée, qu’elle l’auroit chassé sur le champ, si je n’avois eu la generosité d’interceder pour lui. Sa Majesté avoit pris sur son assiette un os qui étoit plein de moëlle, & après avoir oté la moëlle, avoit remis l’os debout dans le plat comme il étoit auparavant; le Nain, qui avoit atendu à faire son coup que Glumdalclitch fut allée au Bufet, monta sur sa chaise, me prit dans ses deux mains, & joignant mes deux jambes l’une contre l’autre, me mit jusqu’au milieu du corps dans l’os où avoit été la moëlle, & où il faut avoüer que je faisois une figure souverainement ridicule. Je croi qu’il se passa bien une minute avant que personne sut ce que j’étois devenu, car il me paroissoit au dessous de moi de crier. Mais comme les Princes mangent rarement chaud, mes jambes ne soufrirent rien: il n’y eut que mes bas & mes culottes qui payérent la façon de cette Avanture. Par mon intercession le Nain n’eut d’autre châtiment que d’être bien fouëtté.
La Reine me railloit très souvent sur ma timidité, & elle avoit coutûme de me demander si mes Compatriotes étoient d’aussi grands poltrons que moi; voici à quelle ocasion.
Dans ce Royaume on est furieusement tourmenté des Mouches en Eté, & ces odieux Insectes, dont chacun est de la taille de nos Alouettes, ne me laissoient pendant que je dinois aucun moment de repos, avec leur bourdonnement continuel autour de mes oreilles. Elles se mettoient quelquefois sur mon manger, & avoient même l’insolence d’y faire leurs ordures, ce qui étoit un spectacle fort peu ragoutant pour moi, mais que les Naturels du pays ne pouvoient apercevoir, parce que leurs yeux n’étoient pas taillez comme les miens pour voir de petits objets. Quelquefois elles se mettoient sur mon nez ou sur mon front, où elles me piquoient jusqu’au vif; & y laissoient toujours des traces de cette matiére visqueuse, à laquelle elles doivent la faculté de marcher la tête en bas contre un plafond, à ce que disent nos Naturalistes. J’avois beaucoup de peine à me defendre contre ces vilains Animaux, & ne pouvois m’empêcher de tressaillir quand ils venoient sur mon visage. Une des malices ordinaires du Nain étoit d’atraper dans sa main un bon nombre de ces insectes, comme les Ecoliers font parmi nous, & puis de les laisser voler tout d’un coup sous mon nez, pour me faire peur, & en même tems, pour divertir la Reine. Le seul remede que j’y savois étoit de les couper en piéces avec mon couteau pendant qu’ils voloient en l’air: Exercice dont je m’aquitois avec une adresse qui m’atiroit les aplaudissemens de tous les spectateurs.
Je me souviens qu’un matin que Glumdalclitch m’avoit mis sur le bord d’une Fenêtre, ce qui étoit sa coutume quand il faisoit beau, afin que je pusse prendre l’air, (car je n’osois pas hazarder de laisser pendre ma boëte à un clou hors de la Fenêtre, comme nous atachons nos cages en Angleterre) je me souviens, dis-je, qu’ayant levé un de mes chassis, & m’étant assis à ma Table pour manger un morceau de Massepain pour mon dejeuné, plus de vint guêpes, atirées par l’odeur, entrérent dans la chambre, faisant plus de bruit par leur Bourdonnement, que n’en auroient pû faire autant de Cornemuses. Quelques unes se jettérent sur mon Massepain & l’emportérent piéces par pieces: les autres se mirent à voler autour de ma Tête, m’étourdissant par leur bourdonnement, & ne me causant pas une mediocre frayeur par leurs aiguillons. J’eus néanmoins le courage de me lever, de tirer l’Epée, & de les ataquer dans l’air. J’en tuai quatre, le reste s’envola, & je fermai la Fenêtre après elles. Ces bêtes étoient de la grandeur de nos Perdrix. Je pris leurs aiguillons, & trouvai qu’ils avoient un pouce & demi de longueur, & qu’ils étoient aussi pointus que des Eguilles. Je les ai tous soigneusement gardez, & les ayant montrez depuis ayec quelques autres Curiositez dans plusieurs endroits de l’Europe; à mon retour en Angleterre, j’en ai donné trois au Colège de Gresham, & gardé le quatriéme pour moi.
CHAPITRE IV.
Description du pays. Projet pour la correction des Cartes Geographiques. Ce que c’étoit que le Palais du Roy & la Capitale. Maniere dont l’Auteur voyageoit. Description d’un des principaux Temples de la Capitale.
MOn dessein est à present de donner à mes Lecteurs une courte Description de ce pays, au moins de ce que j’en ai vû, n’ayant été qu’à mille lieuës en circuit de Lorbrulgrud la Capitale. Car, la Reine que je ne quitois jamais, avoit coutume de n’acompagner pas plus loin le Roi dans ses Voyages, & s’arrêtoit à cette distance de la Capitale, jusqu’au retour de Sa Majesté des Frontieres. L’Empire de ce Prince a environ trois mille lieuës en longueur, & deux mille en largeur. Ce qui m’a fait conclure que nos Geographes Européens se sont furieusement trompez, en ne mettant qu’une vaste etendue de mers entre le Japon & la Californie; car j’ay toujours été dans l’opinion, qu’il doit y avoir de grandes terres pour contrebalancer le Continent de la Tartarie: Voila pourquoi ils doivent corriger leurs Cartes Geographiques, en joignant cette vaste étenduë de pays au Nord-West de l’Amérique, en quoi je suis prêt de les aider de mes lumiéres.
Le Royaume est une Presque Isle, bornée au Nord-Est par une suite de montagnes haute de quinze lieues, & qu’il est impossible de passer à cause des Volcans qu’il y a aux sommets. Personne ne sçait quelles sortes de creatures habitent au delà de ces Montagnes, ou même s’il s’y trouve des Habitans. L’Ocean sert de bornes aux trois autres cotez. Il n’y a aucun Port de mer dans tout le Royaume, & les endroits de la côte où les Rivieres se jettent dans la mer sont si pleins de rochers, qu’il n’y a pas moyen d’y naviger avec les plus petites Chaloupes; ce qui fait que ce peuple n’a absolument aucun Commerce avec le reste de l’Univers. Mais il y a force Vaisseaux dans les grandes Riviéres, qui abondent en poisson d’un gout excellent. Car les habitans en prennent rarement dans la Mer, parce que le poisson y est de la même grandeur qu’en Europe, & par consequent ne leur vaut pas la peine d’être pris; en quoi il paroit clairement, que dans la production de ces Plantes & de ces Animaux d’une si extraordinaire grandeur, la nature s’est uniquement bornée à ce Continent, dont je laisse la raison à deméler aux Philosophes. Cependant, de tems en tems ils prennent quelques Baleines qui viennent échouer contre les Rochers, & dont les gens du commun se font un grand Regal. J’ay vû de ces Baleines, qui étoient si grandes, qu’un Homme avoit peine à en porter une sur ses Epaules, & quelquefois par curiosité on en porte dans des paniers à Lorbrulgrud. On en servit un jour à la Table du Roi une, qui passoit pour quelque chose de fort rare, mais je ne remarquai pas qu’il en fit grand cas; car je crois que la grosseur de ce poisson le degoutoit, quoique j’aye vu des Baleines encore plus grandes dans la Nouvelle Zemble.
Ce pays est fort peuplé, puis qu’il contient cent cinquante Villes, tant grandes que petites, & un nombre prodigieux de Villages. Pour donner quelque idée de ces Villes à mes Lecteurs, je me contenterai de leur faire la Description de la Capitale. Une riviére passe au milieu de cette Ville, & la partage en deux parties égales. On y compte plus de quatre vingt mille Maisons & environ six cent mille Habitans. Sa longueur est de trois Glonglungs, (qui font environ cinquante quatre miles Angloises) & sa largeur de deux & demi, comme je l’ai mesuré moi même dans une Carte faite par l’ordre exprès du Roi, & qui fut mise à terre pour cet éfet.
Le Palais du Roi n’est pas un Edifice regulier, mais plusieurs Batimens joints ensemble & qui ont à peu près sept miles de tour. Les principales Chambres ont généralement deux cent quarante pieds de hauteur, & sont longues & larges à proportion. Glumdalclitch & moi avions un Carosse dans lequel sa Gouvernante la prenoit souvent pour voir la Ville, ou les Boutiques; & j’étois toujours de la partie, placé dans ma Boëte; quoique cette bonne Fille me prit dehors aussi souvent que je le voulois, & me tint dans sa main, afin que je pusse mieux voir les Maisons & le Peuple, quand nous passions par les ruës.
Par dessus la grande Boëte, dans laquelle j’étois porté d’ordinaire, la Reine en fit faire pour moi une plus petite, d’environ douze pieds en quarré & dix en hauteur, pour voyager plus commodément: & cela parce que l’autre ne pouvoit pas bien tenir dans le giron de Glumdalclitch, & embarassoit trop dans le Carosse. Cette maniére de Cabinet de voyage, étoit un quarré parfait, dont trois cotez avoient une Fenêtre au milieu, & chaque Fenêtre étoit treillissée avec des Fils de fer, pour prevenir tout accident dans de longs voyages. Au quatriéme côté où il n’y avoit point de Fenêtres, il y avoit deux fortes gâches, auxquelles celui qui menoit le Carosse, attachoit ma petite Chambre avec un ceinturon de cuir qu’il avoit au milieu du corps, lorsque j’avois envie d’être plus à l’air. Cet Emploi étoit toujours confié à quelque Serviteur sage & posé, soit que j’acompagnasse le Roi & la Reine dans leurs voyages, ou soit que je rendisse visite à quelque Ministre d’Etat, ou à quelque Dame de la Cour, quand il se trouvoit que Glumdalclitch étoit indisposée: car je ne tardai pas long tems à être connu & estimé dés grands Officiers de la Couronne, moins, à mon avis, par mon merite, que par l’amitié que Sa Majesté me temoignoit. En voyage, quand j’étois fatigué du Carosse, un Valet à cheval atachoit ma Boëte avec une Boucle, & la plaçoit devant lui sur un coussin; & alors je pouvois voir le païs de trois côtez par mes trois fenêtres. J’avois dans ce Cabinet un lit de camp & un Estrapontin pendu au plafond, deux chaises & une table atachée avec des vis au plancher, de peur qu’elles ne fussent renversées par le mouvement du Cheval ou du Carosse. Ces sortes de mouvemens quoique souvent assez violens, m’incommodoient moins qu’un autre qui n’auroit pas été acoutumé comme moi aux agitations de la Mer.
Toutes les fois que j’avois envie de voir la Ville, c’étoit toujours dans mon Cabinet de voyage, que Glumdalclitch assise dans une chaise à porteurs tenoit dans son giron. Cette chaise étoit portée par quatre Hommes, & acompagnée de deux autres de la Livrée de la Reine. Le peuple, qui avoit souvent entendu parler de moi, s’empressoit autour de ma chaise; & ma petite Nourice avoit souvent la complaisance d’ordonner aux Porteurs de s’arrêter, & me prenoit dans sa main pour me faire voir plus distinctement.
Je mourois d’envie de voir un fameux Temple qu’il y avoit dans la Capitale, & particulierement la Tour, qui passoit pour la plus haute du Royaume. Glumdalclitch m’y mena un jour, mais je puis dire en verité que je fus trompé dans mon atente; car la hauteur n’aloit pas au delà de trois milles pieds; ce qui, à considerer la difference qu’il y a entre la Taille de ce peuple & celle des Européens, n’est pas un grand sujet d’admiration, & même est encor (si je ne me trompe) au dessous en fait de proportion avec le clocher de Salisbury: Mais, pour ne faire aucun tort à une nation, à laquelle je reconnoitrai toute ma vie avoir de grandes obligations, il faut avouër que ce qui manque en hauteur à cette fameuse Tour, est sufisamment reparé par sa beauté & par sa force. Car les murailles ont près de cent pieds d’épaisseur, & sont faites de pierre de taille, dont chacune a quarante pieds en quarré, & ornées de tous côtez de statues de Dieux & d’Empereurs. Je mesurai un petit doigt qui étoit tombé d’une de ces statues, & trouvai qu’il avoit exactement quatre pieds & un pouce de longueur. Glumdalclitch l’envelopa dans un mouchoir, & l’aporta au logis pour le mettre avec d’autres Babioles, dont elle étoit fole, comme cela est ordinaire aux Enfans de son âge.
La Cuisine du Roi est sans contredit un magnifique Batiment, fait en forme de voute, & haut d’environ six cents pieds. Le grand four n’est pas tout à fait si large que le Dôme de l’Eglise de St. Paul: car j’ay mesuré celui-ci à dessein après mon retour. Que si j’entrois dans un détail circonstancié touchant la taille de la Baterie de cuisine, les pots, les chaudrons, les morceaux de viande qui tournoient à la Broche, & d’autres choses du même genre, j’aurois peine à être cru; au moins une critique un peu severe me taxeroit d’outrer, comme la plupart des Voyageurs ont coutume de faire. Cependant bien loin de meriter cette espèce de censure, je crains d’avoir donné dans l’autre excès; & que si ce voyage est jamais traduit en langage de Brobdingnag, (qui est le nom general de ce Royaume) & transporté dans le pays, le Roi & le Peuple ne se plaignent que je les ai injuriez en les appetissant pour l’amour du vraisemblable. Sa Majesté a rarement dans ses Ecuries plus de six cent Chevaux, qui generalement parlant ont entre cinquante quatre & soixante pieds de hauteur. Mais, quand il sort, à de certains jours solemnels, il est acompagné d’une Garde de cinq cents Chevaux, qui étoit certainement le plus magnifique spectacle dont j’eus jamais été temoin, n’ayant pas encore vu une partie de son Armée en Bataille, comme j’aurai ocasion de raconter dans la suite.
CHAPITRE V.
Diferentes Avantures qu’eut l’Auteur. Execution d’un Criminel. L’Auteur montre son Habileté dans l’Art de la Navigation.
J’Aurois passé mon tems d’une maniere assez agréable dans ce pays, si ma petitesse ne m’avoit pas exposé à plusieurs Avantures très-dangereuses pour moi, quoi qu’en elles mêmes fort ridicules. J’en raconterai quelques unes. Glumdalclitch se promenoit souvent dans les Jardins de la Cour en me portant dans ma petite Boëte, dont elle me tiroit quelquefois pour me mettre à terre. Je me souviens que le Nain de la Reine nous suivit un jour dans ces Jardins, & que ma Nourice m’ayant mis à terre, comme j’étois seul avec lui, près de quelques Arbres nains (c’étoient des Pommiers) je ne pus m’empêcher de faire quelque mauvaise plaisanterie sur le raport qu’il y avoit entre lui & ces Arbres, qui par hazard s’apellent dans leur langue de la même maniére que dans la nôtre. Pour toute reponse, le petit coquin atendit que je fusse sous un de ces Arbres, & puis se mit à le secouer si fort qu’une douzaine de pommes tombérent tout autour de moi: mais il y en eut une qui me tomba sur le dos pendant que je me baissois, & qui me fit tomber sur le nez: ce qui n’est pas étonnant, puis que ces pommes ont la même proportion avec les nôtres, que les habitans du pays ont avec nous. Voila tout le mal que j’eus, & j’intercedai pour le Nain afin qu’il ne fut point châtié pour cette espece de plaisanterie, à laquelle j’avois moi même donné lieu.
Un autre jour Glumdalclitch me laissa sur un gazon fort uni, pendant qu’elle se promenoit avec sa Gouvernante à quelque distance de là. Dans le même tems il commença à grêler avec tant de force, que dans un instant je fus abatu à terre. Pendant que j’étois dans cette situation, la grêle me faisoit par tout le corps les contusions les plus douloureuses; cependant pour tâcher de me mettre à couvert, je me trainai à quatre pates sous une rangée de Citroniers, mais si meurtri depuis les pieds jusqu’à la tête, qu’il se passa plus de dix jours avant que je pusse me remuer sans douleur. Que si quelqu’un trouve ce fait incroyable, j’espère qu’il y ajoutera foy, quand je lui aurai dit queles grains de grêle sont dans ce pays dix-huit cent fois plus grands que ceux qui tombent en Europe: ce qui est bien sûr, puisque je les ai pesez & mesurez moi même.
Mais il m’arriva un Accident bien plus dangereux dans le même Jardin, un jour que ma petite Nourrice, croyant m’avoir mis dans un endroit où je n’avois rien à craindre, ce que je la priois fort souvent de faire, afin de pouvoir réver en liberté, & ayant posé ma Boëte à terre pour n’avoir pas la peine de la porter, s’étoit rendue dans un autre endroit du Jardin avec sa Gouvernante, & quelques autres Dames de sa connoissance. Pendant son absence, un petit Epagneul qui apartenoit à un des principaux Jardiniers, étant entré par hazard dans le Jardin, vint dans l’endroit où j’étois. A peine m’eut-il vu que courant tout droit à moi, il me prit dans sa gueule, m’aporta à son Maitre, & me mit doucement à terre. Par le plus grand bonheur du monde il avoit été si bien dressé, qu’en me portant entre ses dents, il ne me fit aucun mal, & n’endommagea aucunement mes habits. Mais le pauvre Jardinier, qui me connoissoit bien & qui m’aimoit très-fort, eut furieusement peur. Il me prit entre ses deux mains, & me demanda comment je me portois; mais j’étois si effrayé, & tellement hors d’haleine, que je ne pus prononcer un seul mot. Peu de minutes après je revins à moi, & il m’aporta sain & sauf à ma petite Nourice, qui pendant ce tems là s’étoit rendue à l’endroit où elle m’avoit laissé, & étoit dans de terribles angoisses de ne me pas voir paroitre, & de ce que je ne repondois pas quoi qu’elle m’apellât. Elle gronda le Jardinier d’avoir laissé courir son Chien. Mais la chose fut suprimée, & jamais on n’en a rien su à la Cour; car Glumdalclitch craignoit que la Reine ne se mit en colère contr’elle; & pour ce qui me regarde, je fus discret, parce qu’il me sembloit que l’Avanture ne me faisoit pas autrement Honneur.
Cet Accident fit prendre à ma Nourice la resolution de ne me jamais perdre de vuë. Il y avoit déjà long-tems que je craignois qu’elle ne formât ce dessein, c’est ce qui m’avoit porté à lui cacher quelques petites Avantures desastreuses, qui m’étoient arrivées pendant que j’étois seul. Un Milan, qui voloit au dessus du Jardin, fondit un jour sur moi, & si, après avoir courageusement tiré l’Epée, je ne m’étois pas fouré dans un Espalier fort épais, il m’auroit indubitablement emporté entre ses grifes.
Une autre fois je tombai jusqu’au cou dans une Taupiniére, & je fus obligé d’avoir recours à un mensonge, pour déguiser la veritable cause pourquoi mes habits étoient gâtez. Une autre fois enfin, je me cassai la jambe droite contre la coquille d’un Limaçon sur laquelle j’eus le malheur de tomber pendant que je me promenois tout seul, & que je songeois à ma pauvre Patrie.
Je ne sçai ce qui l’emportoit chez moi, le plaisir ou la mortification, quand j’observois dans mes promenades solitaires, que les plus petits Oiseaux n’avoient aucune peur de moi, mais cherchoient à la distance d’une verge des Vers & d’autres Alimens avec autant de sécurité que s’il n’y avoit eu aucune créature tout près d’eux. Je me souviens qu’une Grive eut la hardiesse d’emporter hors de mes mains avec son bec un morceau de Gateau, que Glumdalclitch m’avoit donné pour mon dejeuné. Quand je voulois prendre quelqu’un de ces oiseaux, ils me résistoient courageusement, tachoient de me piquer dans les doigts que j’avois grand soin de retirer, & un instant après ils cherchoient autour de moi des vers ou des limaçons, avec la même indiference & la même tranquilité qu’auparavant. Mais un jour je pris un gros bâton, & j’en donnai un coup si fort & si adroitement dirigé à une Linote, que je la renversai à terre, & après l’avoir prise avec mes deux mains par le cou, je l’aportai d’un air triomphant à ma nourice. Cependant comme l’oiseau n’avoit été qu’étourdi du coup, il revint à lui, & se débatit avec tant de violence, que je fus plus d’une fois tenté de lacher prise; mars un Valet vint à mon secours, & tordit le cou à l’oiseau, qui par ordre de la Reine me fut le lendemain servi à diner. Cette Linote, autant qu’il m’en souvient, étoit tant soit peu plus grande que ne sont nos cygnes en Angleterre.
Les filles d’honneur prioient souvent Glumdalclitch de venir dans leurs Apartemens, & de m’y mener avec elle, afin d’avoir le plaisir de me voir & de me toucher. Elles me mettoient quelquefois nud comme la main, & me plaçoient tout de mon long dans leur sein; ce qui me causoit un afreux dégout, parce que pour dire le vrai, elles ne sentoient pas fort bon; ce que je ne dis pas dans le dessein de decrier ces aimables Filles, pour qui j’ai toute la consideration possible; mais je croi que ma petitesse étoit cause de la finesse de mon odorat, & que ces illustres personnes paroissoient aussi ragoutantes à leurs Amans, que nos filles Angloises aux leurs. Et après tout, je trouvai que leur odeur naturelle étoit beaucoup plus suportable que celle qu’elles se donnoient par des parfums. Je ne saurois oublier qu’un de mes intimes amis de Lilliput, un jour qu’il faisoit sort chaud & que j’avois fait beaucoup d’exercice, se plaignoit d’une odeur excessivement forte qui s’exhaloit de mon corps, quoique je sois aussi peu sujet qu’un autre à cette sorte d’incommodité. Mais je conjecture que son odorat étoit aussi fin à mon égard, que le mien l’étoit à l’égard des habitans de Brobdingnag. Et sur ce point je suis obligé de rendre justice à la Reine ma Maitresse, & à ma petite Nourice Glumdalclitch, & de declarer qu’il n’y a pas de Dames en Angleterre plus exemptes qu’elles du defaut dont je viens de parler.
Ce qui me déplaisoit le plus parmi ces Filles d’honneur, quand ma Nourice me menoit dans leur Apartement, c’est qu’elles me traitoient sans aucune ombre de céremonie, & comme une Créature absolument sans consequence. Il n’y a sorte de liberté qu’elles ne prissent en ma presence: & il me seroit impossible d’exprimer le dégout que la plûpart de ces libertez me causoient. Une d’elles entr’autres, qui étoit d’une humeur extrêmement folâtre, faisoit de moi tout ce qui lui venoit dans l’esprit, & il y venoit les plus plaisantes folies du monde; auxquelles pourtant je prenois si peu de plaisir, que je priai Glumdalclitch de ne m’y plus exposer.
Un jour un Gentilhomme, qui étoit Neveu de la Gouvernante de ma Nourice, vint & pria l’une & l’autre de venir voir une Execution. Le Criminel avoit tué un Ami intime de ce Gentilhomme. Glumdalclitch topa enfin à la proposition, quoique ce fut contre son gré, car elle étoit fort compatissante de son naturel: Et pour ce qui me regarde, quoique j’aye toujours eu de l’horreur pour ces sortes de spectacles, ma curiosité néanmoins devoir quelque chose de fort extraordinaire, l’emporta sur mon inclination. Celui qui devoit être exécuté, étoit ataché à une chaise sur l’Echafaut, & sa Tête fut emportée d’un seul coup de sabre, long de quarante pieds. Le sang qui sortit des Veines & des Artères, étoit en si grande quantité, & s’élevoit à une telle hauteur, que pour le tems que cela dura, le Jet d’eau de Versailles, n’y faisoit œuvre; & la Tête en tombant sur l’Echafaut, donna un si grand coup, que j’en tressaillis, quoique je fusse à la distance d’une demi Mile Angloise.
La Reine qui aimoit fort à m’entendre raconter mes Voyages par mer, & qui ne perdoit aucune ocasion de me divertir quand j’étois melancolique; me demanda un jour si je m’entendois à gouverner une Voile ou un Aviron, & s’il ne seroit pas bon pour ma santé que je m’exerçasse quelquefois à ramer. Je lui répondis que je m’y entendois fort bien, que quoique mon Emploi eut été celui de Chirurgien de Vaisseau, j’avois souvent néanmoins quand la nécessité le requeroit, travaillé comme un simple Matelot. Mais, que je ne concevois pas comment cela se pouvoit faire dans son pays, où les plus petits Batimens étoient de la taille de nos plus grands Vaisseaux de guerre. Elle me repliqua que je n’eusse qu’à imaginer, comment je voulois que mon petit Batiment fut fait; que son Menuisier exécuteroit les ordres que je lui donnerois à cet égard, & qu’elle même auroit soin de me faire preparer une place où je pourois naviger. Le Menuisier, qui étoit habile dans son metier, acheva dans l’espace de dix jours une Chaloupe, telle que je l’avois ordonnée, & dans laquelle dix Européens pouvoient aisément tenir.
Quand elle fut faite, la Reine la trouva si jolie, qu’après l’avoir mise dans son giron, elle courut la montrer au Roi, qui donna ordre qu’on la mit dans une cîterne pleine d’eau, & moi dedans pour en faire l’essai. Mais la Reine avoit déjà auparavant fait un autre projet. Elle avoit ordonné au Menuisier de faire une espéce d’Auge, qui eut trois cent pieds de longueur, cinquante de largeur, & huit de profondeur. Cette Auge, après avoir été bien poissée de peur que l’eau ne penetrât à travers, fut mise à terre dans un Apartement exterieur du Palais. Deux Valets pouvoient aisément remplir cette machine d’eau en moins d’une demie heure. C’étoit là dedans que je me divertissois à faire aller ma Chaloupe à la rame, & l’on ne sçauroit croire le plaisir que la Reine & ses Dames prenoient à admirer mon adresse & mon agileté. Quelquefois je haussois la voile, & alors mon unique ocupation étoit de me tenir au Gouvernail, pendant que les Dames faisoient avec leurs evantails le vent dont j’avois besoin, & quand elles étoient lasses, les Pages faisoient aler ma Chaloupe en souflant dans la Voile, pendant que je faisois paroitre ma Dexterité en gouvernant à Bas bord & à Stribord, suivant que l’envie m’en prenoit. Lorsque j’avois fait, Glumdalclitch portoit toujours ma Chaloupe dans son Cabinet, & la pendoit à un clou pour sécher. Un jour, un des valets qui étoient chargez de remplir deux fois par semaine d’eau fraiche l’Auge dont j’ai parlé, y mit (sans s’en apercevoir) une grosse Grenouille, qui, selon toutes les aparences, s’étoit fourée dans son seau, quand il avoit puisé de l’eau. La Grenouille ne parut pas avant que je fusse mis dans l’Auge avec ma Chaloupe, mais voyant alors un endroit où elle pouvoit se reposer, elle grimpa dessus, & la fit tellement pancher d’un côté, qu’afin que ma Barque ne tournât pas sans dessus dessous, je fus obligé de me jetter de l’autre côté, pour servir de contrepoid. Quand la Grenouille fut entrée, elle sauta d’un seul coup d’un bout de la Chaloupe jusqu’au milieu, & puis par dessus ma tête en avant & en arriére, en arosant mon visage & mes habits de cette matiére visqueuse dont ces Animaux sont toujours pleins. La grandeur de ses Membres me le fit trouver l’animal du monde le plus horrible; cependant, je supliai Glumdalclitch de me laisser vuider seul la querelle que j’avois avec lui: Pendant un tems je l’étrillai avec une de mes Rames, & à la fin je le forçai à sauter hors de la Chaloupe.
Mais le plus grand danger que j’aye jamais couru dans ce Royaume, me vint d’un Singe, qui apartenoit à un des Clercs d’office. Glumdalclitch ayant quelque chose à faire ou quelque visite à rendre, m’avoit enfermé dans son Cabinet. Comme il faisoit fort chaud, elle avoit laissé la Fenêtre du Cabinet ouverte, aussi bien que les Fenêtres & la Porte de ma grande Boëte, dans laquelle j’étois ordinairement, parce qu’elle étoit spacieuse, & d’ailleurs fort commode. J’étois dans une profonde réverie, quand tout d’un coup j’entendis quelque chose qui faisoit du bruit à la porte du Cabinet, & qui sautoit de côté & d’autre. Quelque efrayé que je fusse, je tachai, sans me lever de ma chaise, de voir ce que c’étoit, & je vis alors cette vilaine Bête, qui, après avoir fait quelques sauts & quelques gambades, s’aprocha de ma Boëte, qu’elle me parut regarder avec plaisir. Je me retirai au bout le plus éloigné de ma Boëte, mais le Singe qui ne quitoit une Fenêtre que pour se mettre un instant après devant une autre, me fit si peur, que je n’eus pas la presence d’esprit de me cacher sous le lit, commé je l'aurois facilement pu faire. Après que ses contemplations entremêlées de grimaces eurent duré quelque tems, il m’aperçut enfin, & avançant une de ses pates par la porte, comme font les Chats quand ils jouent avec une souris, quoique je changeasse souvent de place pour n’être point atrapé, il me saisit à la fin par le pan de mon habit (qui étant fait d’une Etofe du pays, étoit très épais & très fort) & me tira hors de ma Boëte. Il me prit dans sa patte droite de devant, & me tint comme une Nourice fait un Enfant à qui elle va donner le sein, precisément comme j’ay vu la même sorte d’animal faire avec de petits Chats en Europe: & quand je voulois me débatre, il me serroit si fort, que je jugeai que le meilleur parti que je pouvois prendre étoit de ne faire aucun mouvement. Il y a grande aparence qu’il me prit pour quelque jeune de son espèce; car pendant qu’il me tenoit dans une de ses pates, il me caressoit doucement avec l’autre. Ce Divertissement fut interrompu par un bruit qu’il entendit à la porte du Cabinet, comme si quelcun aloit y entrer; sur quoi il sauta vite sur la Fenêtre par laquelle il étoit venu, & de là sur les tuiles & sur les goutiéres, marchant sur trois pates, & me tenant dans la quatriéme, jusqu’à ce qu’il fut parvenu au haut du Palais. Glumdalclitch l’avoit vu sautant hors de la Fenêtre, & avoit jetté un cri que j’avois entendu. La pauvre Fille étoit dans une furieuse émotion. Tout le Palais fut dabord en Alarme: les Valets s’empressoient à chercher des Echelles. Plusieurs centaines de personnes voyoient distinctement le Singe au haut du Palais qui me tenoit entre ses pates, & qui me caressoit comme un de ses petits. Ce spectacle faisoit rire la plupart de ceux qui y assistoient; & je ne sçaurois guéres les blâmer, car il est certain, qu’excepté moi, tout le Monde devoit trouver la chose parfaitement ridicule. Quelques uns s’aviserent de vouloir jetter des pierres au Singe pour le forcer à décendre; mais cela fut expressément défendu: & ce fut un grand bonheur pour moi, car sans cela, par un excès d’afection on auroit fort bien pu me casser la Tête.
Les Echelles étant dressées, plusieurs Hommes y montérent pour venir à mon secours; ce que le Singe n’eut pas plutôt vu, aussi bien que l’impossibilité d’échaper avec sa proye en ne marchant que sur trois pates, qu’il me mit sur une tuile creuse, & s’enfuit. Je fus là quelque tems à la distance de trois cent verges de Terre, attendant à tout moment que le Vent me jetteroit en bas, ou que quelque vertige me seroit rouler des tuiles dans une goutiére. Mais un des Valets de ma Nourice, qui étoit un Garçon fort officieux, grimpa jusqu’à moi, & après m’avoir mis dans une poche de ses culotes, me porta sain & sauf à terre.
La peur & la douleur que ce vilain Animal m’avoit faites, me causérent une Maladie, qui me força à garder le Lit pendant quinze jours. Le Roi, la Reine, & tous les principaux Seigneurs de la Cour envoyoient chaque jour demander des nouvelles de ma santé, & la Reine même eut la bonté de me rendre plusieurs visites pendant ma Maladie.
Quand j’allai rendre mes Devoirs au Roi après mon retablissement, pour le remercier de tous ses Bienfaits, il me fit quelques railleries sur l’Avanture qui avoit été cause de mon incommodité. Il me demanda ce que je pensois, & de quelles speculations j’étois ocupé pendant que le Singe me tenoit entre ses pates, & comment j’avois trouvé l’air qu’on respire au haut du Palais. Qu’auriez-vous fait, ajouta-t-il, si pareille chose vous fut arrivée dans vôtre païs? Je dis à sa Majesté que nous n’avions point de singes en Europe, excepté ceux qu’on y aportoit d’autres pays par curiosité; & qu’ils étoient si petits, que j’aurois aisément pu tenir téte à une douzaine s’ils avoient osé m’ataquer. Que pour ce qui regardoit l’Animal monstrueux (car sans hyperbole il étoit de la taille d’un Elephant) qui venoit de me jouër un si vilain tour, si ma Frayeur m’avoit permis de faire usage de mon Epée (en prononçant ces mots je mis la main sur la garde d’un air fier) quand il avançoit sa patte dans ma chambre, je lui aurois peut-être fait une telle blessure, qu’il n’auroit pas manqué de la retirer, tout au moins aussi vîte qu’il l’avoit avancée. Cette réponse fut faite d’un ton qui marquoit combien j’étois indigné de la demande injurieuse qui venoit de m’être proposée: Cependant elle ne servit qu’à exciter un éclat de rire bien plus mortifiant encore. Je voulus d’abord me facher, mais cette envie ne me dura guères, parce que je considerai, que c’est la plus grande de toutes les Folies, que de pretendre se faire valoir parmi ceux qui sont hors de toute comparaison avec nous.
Il ne se passoit point de jour que je ne regalasse la Cour de quelque scene ridicule; & quoique Glumdalclitch m’aimât fort, elle ne laissoit pas de raconter à la Reine tout ce qui pouvoit la faire rire à mes dépens Sa Gouvernante l’avoit amenée un jour qu’elle étoit indisposée à une lieüe de la Ville pour prendre l’Air. J’acompagnai dans ce Voyage ma petite Nourice, qui après être sortie de Carosse, mit ma Boëte à terre dans un petit sentier. Je voulois me promener, mais par malheur je rencontrai en mon chemin une Bouse de Vache par dessus laquelle je devois sauter pour pouvoir passer outre. J’essayai de le faire, mais je réussis si mal, que je sautai précisément au milieu, ou j’enfonçai jusqu’aux genoux. Je m’en tirai le mieux que je pûs, & un Valet de pié m’essuya tellement quellement avec son mouchoir; car j’étois effroyablement croté, & Glumdalclitch me tint dans ma Boëte jusqu’à ce que nous fussions de retour au Logis; où la Reine fut bien tôt informée de mon Avanture, ce qui fit rire toute la Cour à mes dépens durant quelques jours.
CHAPITRE VI.
L’Auteur tache par toutes sortes de moyens de s’aquerir la Bienveillance du Roi & de la Reine. Il fait paroitre son habileté dans la Musique. Le Roi s’informe de l’Etat de l’Europe, & l’Auteur satisfait amplement sa curiosité. Reflexions du Roi sur ce que l’Auteur vient de lui raconter.
J’Avois coutume de me trouver une ou deux fois par semaine au lever du Roi, & j’ai été souvent present quand son Barbier le rasoit, ce qui, avant que j’y fusse acoutumé, me paroissoit un terrible spectacle: Car le rasoir étoit deux fois plus long qu’une faux ordinaire. Sa Majesté se faisoit raser deux fois par semaine, suivant la coutume du pays. Un jour j’obtins du Barbier un peu de cette Eau de Savon, dont il venoit de se servir, j’en tirai quarante ou cinquante poils, que j’acomodai dans un morceau de bois fait en forme de dos de peigne, où j’avois fait plusieurs trous à distance égale l’un de l’autre avec une Aiguille. J’agençai si adroitement les poils dans les trous, que je vins à bout de faire un peigne, dont je pouvois me servir au defaut du mien, dont presque toutes les dents étoient cassées: Car il n’y avoit aucun Ouvrier dans le pays, qui fut assez adroit pour m’en faire un autre. Cet Essai m’en fit venir dans l’esprit un autre, qui m’amusa pendant plusieurs jours. Je demandai aux Femmes de la Reine, de me garder quelques peignures des cheveux de Sa Majesté, dont j’eus en peu de tems une assez raisonnable quantité: Après cela, je fis venir mon Ami le Menuisier, qui avoit reçu ordre une fois pour toutes, de me faire tous les petits ouvrages que je voudrois. Je le priai de me faire deux chaises, de la grandeur de celles qui étoient dans ma Boëte, mais sans fond & sans dossier. Mon dessein étoit, de tresser les cheveux de maniére qu’ils puisent servir de Dossiers & de fonds, à peu près comme ces Chaises à fond de cannes qu’on à en Angleterre. Quand tout fut fait, j’en fis present à la Reine, qui les mit dans son Cabinet, où elle les montroit comme des Raretez, & à dire le vrai, personne ne les vit sans être frapé d’Admiration. La Reine me dit de m’asseoir sur une de ces chaises, mais je ne voulus absolument point lui obéïr, protestant que je soufrirois plutôt mille morts, que de placer une si indecente partie de mon corps sur ces Cheveux precieux, qui avoient servi d’Ornement à la tête de sa Majesté. De ces mêmes cheveux, je fis aussi une jolie petite Bourse, qui avoit cinq pieds de longueur, avec le Nom de la Reine en lettres d’or, & dont je fis present à Glumdalclitch, par permission de sa Majesté. A la verité, cette Bourse étoit plus pour la montre que pour l’usage; n’ayant pas assez de force pour soutenir le poids des plus grandes piéces de monoye; aussi n’y mettoit elle que quelques petits jouets fort legers.
Le Roi qui aimoit passionnément la Musique, ordonnoit souvent qu’on fit des Concerts à la Cour, auxquels j’assistois quelquefois placé sur une Table, dans ma Boëte. Mais la Musique étoit si bruyante, qu’il m’étoit impossibile d’en distinguer les tons. J’ose dire même que toutes les Trompetes & tous les Tambours d’une Armée, quand on en sonneroit & qu’on les batroit à la fois dans un même Apartement, feroient un bruit moins grand que celui de ces Concerts. Ma Methode étoit de faire mettre ma Boëte le plus loin des Musiciens qu’il étoit possible, & puis d’en fermer les portes & les fenêtres; après quoi je trouvois leur Musique assez suportable.
Etant jeune, j’avois un peu apris à jouër de l’Epinette: Glumdalclitch en avoit une dans sa Chambre, & un Maitre venoit deux fois par semaine pour lui enseigner à en joüer. Je l’apele une Epinette, parce que l’instrument de Musique qu’elle avoit, y ressembloit assez, & pour la Figure & pour la manière de s’en servir. Il me vint dans l’Esprit de divertir le Roi & la Reine en jouant un air Anglois sur cet instrument. Mais j’eus beaucoup de peine à en venir à bout: car l’Epinette avoit près de soixante pieds de longueur, & chaque clef étoit large d’un pied, tellement que je n’en pouvois parcourir que cinq en étendant les Bras: d’ailleurs j’aurois été obligé de donner de furieux coups avec mes poings pour les abaisser, & encore n’en serois-je pas venu à bout. Voici donc ce que j’inventai. Je preparai deux Bâtons ronds plus gros d’un côté que de l’autre, & je couvris les plus gros bouts d’une piéce de peau de souris, afin qu’en en frapant je n’endommageasse pas le dessus des clefs, & que le bruit des coups que j’aurois donnez ne se mélât désagreablement à ceux que devoit rendre l’Epinette. Un Banc fut placé devant cet Instrument, environ quatre pieds plus bas que les Clefs, & je fus mis sur ce Banc. Je courus dessus, tantôt d’un côté & tantôt de l’autre, frapant les Clefs qu’il faloit avec mes deux Bâtons, & tachant de joüer une Gigue, que Leurs Majestez parurent écouter avec grand plaisir: Mais je puis dire n’avoir jamais fait un Exercice aussi violent; encore me fut-il impossible de parcourir plus de seize Clefs, & par consequent, de jouer la Basse & le Dessus ensemble, comme font d’autres Musiciens; ce qui auroit ajouté un nouvel Agrément à la gigue que je jouois.
Le Roi, qui comme je l’ai dit, étoit un Prince très habile & très spirituel, me faisoit souvent aporter dans ma Boëte, & mettre sur une Table dans son Cabinet; après cela il m’ordonnoit de prendre une de mes chaises, qu’il faisoit placer avec moi au dessus de ma Boëte à la distance de trois Verges du bord, ce qui me mertoit à peu près de niveau avec son visage. De cette maniére j’eus avec lui plusieurs Conversations. Un jour je pris la liberté de lui dire, que le Mépris qu’il temoignoit pour l’Europe & pour le reste de la Terre, ne me paroissoit pas s’acorder avec ce Discernement admirable que j’avois toujours remarqué en lui. Que les Degrez d’intelligence n’étoient pas reglez suivant la grandeur des corps: Qu’au contraire, on remarquoit en mon Pays, que les personnes les plus grandes en étoient ordinairement le moins pourvuës. Que parmi les Animaux, les Mouches à miel & les Fourmis, passoient pour avoir plus d’industrie & plus d’adresse que d’autres Animaux infiniment plus grands. Et que, tel que je lui paroissois, j’esperois de lui rendre quelque service signalé. Le Roi m’écouta avec atention, & commença à concevoir de moi une toute autre opinion qu’auparavant. Il me pria de lui donner du Gouvernement de l’Angleterre l’idée la plus exacte qu’il me seroit possible; parce que, disoit-il, quelque entêtez que les Princes soyent d’ordinaire de leurs propres Coûtumes, ce lui seroit un grand plaisir d’aprendre quelque chose qu’il pût imiter.
Combien de fois & avec quelle ardeur ne souhaitai-je pas dans ce moment l’Eloquence d’un Ciceron ou d’un Démosthene, pour celebrer dignement toutes les louanges que ma chère Patrie merite à si juste titre!
Je commençai mon Discours par informer sa Majesté, que nos Etats consistoient en deux Isles, qui formoient trois Puissans Royaumes sous un seul Souverain, exceptez nos Plantations en Amerique. J’insistai longtems sur la Fertilité de nôtre Terroir & sur la Temperature de nôtre Climat. Je l’entretins ensuite de la Constitution d’un Parlement Anglois, formé en partie par un Corps illustre, apellé la Maison des Pairs, qui étoit des Hommes du Sang le plus Noble & des plus Anciennes Familles du Royaume. Je lui parlai du soin extraordinaire qu’on prenoit toujours de leur Education, afin de les rendre capables d’être Conseillers nez du Roi & du Royaume, d’avoir part au pouvoir Legislatif, d’être Membres de la plus haute Cour de Justice, dont les Decisions sont sans apel, & de defendre par leur Sagesse & par leur Valeur leur Patrie & leur Roi contre toutes les Entreprises de leurs Ennemis. Qu’ils étoient l’Ornement & le Rempart de leur pays, dignes successeurs de leurs Illustres Ayeux, dont ils n’avoient jamais démenti la vertu. Qu’à eux étoient joints comme Membres du même Corps, des personnages d’une éminente Pieté, sous le titre d’Evêques, dont la fonction particuliére étoit de veiller au maintien de la Religion, & à l’instruction du Peuple: Qu’ils étoient toujours choisis par le Roi & ses plus sages Ministres, parmi ceux qui se distinguoient dans la Prêtrise, par la pureté de leurs Mœurs, & par la profondeur de leur Erudition.
Que l’autre partie du Parlement consistoit dans une Assemblée nommée la Maison des Communes, & composée de Gentilshommes & de bons Bourgeois, librement choisis par le Peuple même, à cause de leur habileté & de leur zèle pour le bien de la Patrie. Que ces deux Corps formoient ensemble la plus Auguste Assemblée de l’Europe, & que c’étoit en eux, conjointement avec le Prince, que residoit l’Autorité Souveraine.
Je lui expliquai alors ce que c’est que nos Cours de Justice: Que ceux qui y président sont de venerables Interprêtes de nos Loix, apellez à nous maintenir dans nos Droits & dans nos Possessions, à punir le crime & à proteger l’innocence. Je lui parlai de la prudence avec laquelle nos Trésors étoient menagez, & de la grandeur de nos Forces tant par Mer que par Terre. Je lui fis le denombrement de notre Peuple, en calculant combien de millions il y en avoit de diferentes Sectes en matiére de Religion, ou de diferens Partis en fait de Politique. Je n’oubliai pas nos Divertissemens; en un mot, je n’omis rien de tout ce que je croiois pouvoir faire honneur à ma Patrie. Et je finis par un Abregé Historique de tout ce qui étoit arrivé de plus considerable en Angleterre depuis un siecle ou environ.
Le sujet étoit vaste, comme on voit: aussi me fallut-il plusieurs Audiences, dont chacune dura quelques heures avant que de pouvoir l’épuiser. Le Roi m’écouta toujours fort attentivement, & quoi qu’il ne m’interrompit pas, il ne laissa rien passer sans remarque, comme il parut par les Questions qu’il me proposa dans la suite.
Quand j’eus tout dit, Sa Majesté me fit un grand nombre de Demandes & d’Objections sur chaque Article. Il m’interrogea sur la maniére dont on s’y prenoit pour cultiver les talens de l’esprit & du corps de nôtre jeune Noblesse, & dans quel genre d’occupations elle passoit la premiére & la plus disciplinable partie de sa vie. Ce qu’on faisoit, quand quelque Noble Famille venoit à s’éteindre, pour remplir sa place dans la Maison des Pairs. Quelles qualitez étoient requises dans ceux à qui le titre de Lord étoit conferé: Si le caprice du Prince, une somme d’argent donnée à quelque Dame de la Cour, ou le dessein de fortifier un parti oposé à l’interêt public, n’étoient pas souvent les causes auxquelles on étoit redevable de ces sortes de distinctions. Jusqu’à quel point ces Seigneurs étoient versez dans la connoissance des Loix de leur Païs: Qu’il faloit qu’ils fussent bien habiles, pour pouvoir décider en dernier ressort des questions qui regardoient la vie & les biens de leurs Concitoyens. S’ils étoient toujours assez exempts d’avarice, & assez au dessus du besoin, pour que les présens ou quelques autres motifs criminels fussent incapables de les corrompre. Si les Seigneurs appellez à maintenir la Religion, étoient toujours élevez au rang qu’ils occupoient, à cause de leur habileté dans les matiéres qui concernent leur Profession, ou de la sainteté de leur vie: Si pendant le tems qu’ils n’étoient que de simples Chapelains, ils ne se deshonoroient jamais par une lâche complaisance pour leurs Seigneurs, dont ils continuoient peut-être à suivre servilement les opinions, après avoir été admis dans cette Auguste Assemblée.
Il souhaita alors de savoir de quels moyens on se servoit pour être élu Membre de la Maison des Communes. Si un Etranger à force d’argent ne pouvoit pas se faire choisir préférablement à un Seigneur du Païs, ou à quelque Gentilhomme distingué du voisinage. Comment il se pouvoit faire, que tout le monde marquât tant d’empressement d’entrer dans cette Assemblée, (dont je lui avois dit qu’on ne pouvoit être Membre sans qu’il en coutât beaucoup) & cela, sans aucun salaire ni aucune pension: Car, disoit-il, ce degré de vertu est trop éminent, pour qu’il puisse toujours être bien sincère. Il me pria ensuite de lui aprendre, si ces Gentilhommes si zelez ne pouvoient pas avoir en vuë de se dédommager des soins & des dépenses qu’ils avoient été obligez de faire en sacrifiant le Bien public aux desseins d’un Prince foible ou vicieux, ou d’un Ministère corrompu. A ces Questions il en ajouta un grand nombre d’autres, que je juge n’être ni prudent ni convenable de repeter.
Sur ce que je lui avois dit touchant nos Cours de Justice, Sa Majesté me pria de lui donner des éclaircissemens sur quelques articles: Ce que je fus d’autant plus en état de faire, que j’avois autrefois presque été ruïné par un long Procès que j’avois eu à la Chancelerie, & que j’avois perdu avec les dépens. Il demanda quel tems on employoit ordinairement à decider si une chose étoit juste ou injuste, & ce qu’il en coutoit pour obtenir une pareille décision: Si les Avocats avoient la liberté de soutenir des causes notoirement injustes: Si la Secte de Religion ou le parti de Politique, dont on étoit, n’entroit jamais dans la balance de la Justice pour la faire pancher d’un ou d’autre côté: Si tous les Avocats étoient des Hommes versez dans la connoissance generale des Loix de l’Equité, ou bien seulement dans la connoissance de quelques Coûtumes particuliéres à leur Ville, à leur Province, ou à leur Nation: Si dans de diférens tems ils avoient quelquefois soutenu le pour & le contre: S’ils formoient une Communauté pauvre ou riche: S’ils recevoient quelque recompense pecuniaire pour avoir plaidé ou donné des avis: Et particuliérement, s’ils étoient jamais admis comme Membres dans le Senat inferieur.
De ces Questions il passa à d’autres sur l’Administration du Tresor public. Il faut certainement, me disoit-il, que vôtre memoire vous ait abusé, puis que vous n’avez fait monter vos Taxes qu’à cinq ou six millions par an, & vos dépenses quelquefois au double; car il avoit particuliérement fait atention à cet article, parce que, disoit-il, il esperoit que la connoissance de nôtre conduite pouroit lui être d’usage, & l’empêcher de se tromper dans ses calculs. Il me demanda, qui étoient nos Crediteurs? Et, où nous prendrions de l’argent pour les payer? Il s’étonnoit de ce que nous avions souvent porté la guerre, toujours onereuse, si loin de nôtre pays. Il faut, ajoutoit-il, que vous soiez un peuple bien querelleur, ou que vous ayez de bien mechants voisins, & que vos Generaux deviennent necessairement plus riches que vos Rois. Il me demanda quelles afaires nous avions hors de nos Isles, si nous en exceptions le Commerce, & la Defense de nos Côtes. Sur tout, il étoit dans un étonnement inexprimable de m’entendre parler d’une Armée mercenaire, entretenuë au milieu de la Paix & dans le sein d’un peuple libre. Il m’objecta, que si nous étions gouvernez de notre consentement par les personnes qui ne servoient qu’à nous representer, il ne pouvoit concevoir de qui nous avions peur, ou contre qui nous voulions nous batre; & me demanda par qui la maison d’un particulier étoit mieux defenduë, par lui, ses Enfans, & le reste de sa Famille, ou bien par une demie douzaine de Vagabonds choisis au hazard dans les ruës, & petitement payez, dans le tems qu’ils peuvent gagner mille fois davantage en coupant la gorge à ceux qui ont l’imprudence de les choisir pour leurs gardes.
Rien ne lui paroissoit plus plaisant, que mon Arithmetique, en faisant entrer dans le Denombrement de nôtre peuple, les diferentes Sectes de Religion, & les diferentes Factions dans l’Etat. Il protestoit ne voir aucune raison, pourquoi ceux qui ont des Opinions prejudiciables au public seroient obligez de changer, ou ne seroient pas obligez de les cacher; Et que comme c’étoit une Tyrannie dans un Gouvernement d’exiger la premiere de ces choses, c’étoit une foiblesse de ne pas faire observer la seconde: Car il est permis à un homme de garder des poisons dans son Cabinet, mais non pas de les debiter pour des Cordiaux.
Il remarqua, que parmi les amusemens de nôtre Noblesse, & d’autres personnes de distinction, j’avois parlé du Jeu. Il desira de sçavoir à quel âge on prenoit d’ordinaire ce divertissement, & quand on y renonçoit. Quelle portion de tems y étoit employée, & si jamais on le poussoit jusqu’à se ruiner: Si des gens de la lie du peuple par leur dexterité ne pouvoient pas quelquefois aquerir de grandes Richesses, & mettre les Nobles mêmes dans leur dependance, aussi bien que leur inspirer par leur Commerce des sentimens bas & lâches, & les forcer par les pertes qu’ils ont faites, à aprendre & à essayer sur d’autres l’infame adresse qui les avoit ruinez.
Il étoit frapé d’horreur, disoit-il, de l’Histoire que je lui avois faite de mon pays pendant le dernier siecle, ajoutant que ce n’étoit qu’un enchainement de Conspirations, de Meurtres, de Rebellions, de Massacres, de Revolutions, de Bannissemens; Fruits les plus execrables que l’Avarice, la Faction, l’Hypocrisie, la Cruauté, la Perfidie, la Rage, la Lâcheté, la Haine, l’Envie & l’Ambition puissent produire.
Dans une autre Audience, sa Majesté recapitula tout ce que je lui avois dit, & compara les reponses que je lui avois faites avec les demandes qu’il m’avoit proposées. Puis me prenant entre ses mains & me caressant doucement, il me dit ces mots, que je n’oublierai jamais, ni la maniére dont il les prononça. Mon petit ami Grildrig, vous avez fait un excellent panegyrique de vôtre pays. Vous avez prouvé démonstrativement, que l’ignorance, la paresse & le crime, peuvent être quelquefois les seuls ingrediens necessaires pour le Gouvernement d’un Etat. Que les loix sont le mieux interprétées par ceux qui ont le plus d’interêt & le plus d’habileté à les obscurcir & à les éluder: Je démêle au milieu de vous quelques traits d’un Gouvernement suportable dans sa premiére institution, mais que le vice & la corruption ont presqu’entierement effacez: Dans tout vôtre recit il ne paroit pas qu’une seule vertu soit necessaire pour être élevé à quelque Charge parmi vous; bien moins encore, que les hommes soient ennoblis à cause de leurs vertus; que des Prêtres soient avancez en consideration de leur piété ou de leur savoir; des Soldats pour leur conduite ou leur valeur; des Juges pour leur integrité; des Senateurs pour l’amour qu’ils portent à leur Patrie, ou des Conseillers pour leur sagesse. Pour vous, (poursuivit le Roi) qui avez passé la plus grande partie de votre vie à voyager, je suis porté à croire que jusques à present vous avez échapé à plusieurs vices de vôtre pays. Mais, par ce que j’ay pu rassembler de vôtre Relation, & par les Reponses que j’ai eu mille peines à vous extorquer, je suis obligé de conclure que le gros de vôtre Nation, est la plus méchante & la plus odieuse petite vermine à qui la Nature aye jamais permis de ramper sur la face de la Terre.
CHAPITRE VII.
Amour de l’Auteur pour sa Patrie. Il fait au Roi une ofre fort avantageuse, qui est néanmoins rejettée. Ignorance du Roi en Politique. Bornes étroites dans lesquelles les sciences de ce Pays sont renfermées. Loix & Afaires Militaires de cet Etat. Quels troubles l’ont agité.
IL n’y avoit qu’un extrême Amour pour la Verité, qui put me porter à repondre aux Questions du Roi avec autant de sincerité que je venois de faire. En vain aurois je fait paroitre un Ressentiment, qui étoit toujours tourné en ridicule; Ainsi je fus obligé de renfermer ma douleur & mon indignation dans mon ame, pendant que mon Auguste & chere Patrie étoit traitée d’une maniére si injurieuse. Je fus aussi afligé qu’aucun de mes Lecteurs peut l’être, de ce qui venoit de se passer. Mais ce Prince étoit si curieux, & m’interrogeoit avec tant de précision sur chaque Article, que j’aurois peché contre les Loix de la politesse, & sur tout contre celles de la reconnoissance, si je ne lui avois pas donné toute la satisfaction dont j’étois capable. Cependant, je dois dire pour ma défense, que j’éludai adroitement plusieurs de ses demandes, & qu’à chaque point je donnois un tour beaucoup plus favorable que l’exacte verité ne pouvoit le permettre. Car j’ay toujours eu pour mon pays cette loüable partialité que Denis d’Halycarnasse recommande avec tant de justice à un Historien. J’aurois souhaité de tout mon cœur de cacher les defauts de ma patrie, & d’en placer les vertus dans leur plus beau jour. C’étoit là le dessein que je me proposois dans les nombreux entretiens que j’eus avec ce Monarque, mais par malheur le succès ne repondit ni à mon atente ni à mes efforts.
Mais ce qui doit faire l’Apologie de ce Roi jusques à un certain point, c’est qu’il vivoit entiérement separé du reste du Monde, ce qui faisoit qu’il n’avoit aucune notion des maniéres & des coutumes des autres Nations: Cette sorte d’ignorance est toujours une feconde source de Prejugez, & produit necessairement je ne sçay quelle Limitations d’idées & de conceptions, dont nous aussi bien que les peuples les plus civilisez de l’Europe sommes entiérement exempts. Et, pour dire le vrai, ce seroit quelque chose de bien dur, si les notions qu’un Prince si éloigné a de la vertu & du vice, devoient servir de règle pour tout le Genre-humain.
Pour confirmer ce que je viens de dire, & pour montrer plus clairement encore les miserables Effets d’une Education resserrée dans de trop étroites bornes, je vai faire part à mes Lecteurs d’un fait qu’ils auront peut-être peine à croire.
Pour m’insinuer de plus en plus dans les bonnes graces de sa Majesté, je lui parlai d’une invention trouvée depuis environ trois ou quatre siècles, & qui consistoit à faire une certaine poudre, dont un monceau entier, fut-il grand comme une Montagne, sautoit en l’air & étoit consumé en un instant, avec un bruit plus terrible que celui du Tonnerre, & cela dès qu’une seule étincelle voloit dessus. Qu’une certaine quantité de cette poudre, bourée dans un tuyau de fer, étoit capable de pousser une Bale de fer ou de plomb avec une violence & une vitesse si prodigieuse, qu’il n’y avoit rien qui fut capable d’en soutenir l’effort. Qu’il y avoit même de ces Boulets, qui étant dechargez, renversoient non seulement des rangs tout entiers d’un seul coup, mais batoient aussi en ruine les plus fortes murailles, & couloient à fond des Vaisseaux montez de plusieurs miliers d’hommes; Que quand ces Boulets étoient atachez l’un à l’autre avec une chaîne, ils mettoient en piéces les Mats, les Agrets, en un mot, tout ce qu’ils rencontroient. Que nous mettions souvent cette poudre dans de grands boulets creux de Fer, que nous avions l’Art à l’aide d’une certaine machine, de jetter dans une Ville assiegée, & que par ce moyen un grand nombre d’assiegez étoient tuez, & presque routes leurs Maisons reduites en Cendres. Que je connoissois fort bien les ingrediens qui entrent dans la composition de cette poudre; qu’ils n’étoient ni chers ni rares; Que d’ailleurs je me faisois fort d’enseigner à ses Ouvriers l’art de faire ces Tuyaux d’une grandeur proportionnée à tous les autres objets qui étoient dans l’Empire de sa Majesté; & que les plus grands ne devoient pas avoir au dela de cent pieds de longueur: Que vingt ou trente de ces tuyaux chargez d’une quantité convenable de poudre & de boulets, pouvoient renverser en peu d’heures les murailles de la plus forte Ville qu’il y eut dans son Royaume, ou détruire de fond en comble la Capitale, si elle s’écartoit jamais de la soumission duë à ses ordres souverains. Je fis cette ofre à sa Majesté, en la priant de l’accepter comme une foible marque de cette Reconnoissance que ses bienfaits avoient excitée en moi.
Le Roi fut frapé d’Horreur à l’ouïe de la description de ces terribles Machines, & de l’usage que je lui proposois d’en faire. Il ne pouvoit concevoir comment un insecte si foible & si petit que moi (ce furent ses expressions) pouvoit se repaitre d’idées si inhumaines, & être si peu ému en parlant de la desolation & du carnage, que je lui avois dit être les efets ordinaires de ces machines exterminatrices, dont certainement, disoit-il, quelque Genie malfaisant, & Ennemi du genre humain, devoit avoir été le premier Inventeur. Que pour ce qui le regardoit, il protestoit que quoique de nouvelles découvertes, soit dans l’Art soit dans la Nature, lui fissent un singulier plaisir, il aimeroit mieux perdre la moitié de son Royaume, que d’aprendre un si abominable secret, dont il me commandoit fi ma vie m’étoit chére, de ne lui plus jamais parler.
Etrange éfet de cette limitation d’idées, & de cette petitesse de vuës dont j’ai parlé! Qui pourra jamais croire qu’un Prince qui possedoit d’ailleurs toutes les qualitez qui produisent la veneration, l’amour, & l’esstime, & dont le savoir, la sagesse & la bonté le rendoient l’admiration & les delices de ses sujets; pour un vain petit scrupule, dont nous n’avons pas même de notions en Europe, laisse échaper l’inestimable ocasion de se rendre Maitre absolu de la vie, de la liberté & du bien de son peuple. Ce que j’en dis pourtant n’est pas dans l’intention de decrier les autres talens de ce Roi, à qui le Trait, que je viens de raconter, fera certainement grand tort dans l’esprit d’un Lecteur Anglois. Mais mon but est seulement de marquer combien sont lourdes les fautes qu’on commet, quand on ne reduit pas la politique en science, comme ont fait les plus grands genies de l’Europe. Car je me souviens fort bien, qu’un jour en causant avec le Roi, je lui dis que parmi nous on avoit composé une infinité de volumes sur l’Art du Gouvernement, mais que contre mon intention, je lui donnai une fort petite idée de nôtre Habileté. Il me protesta qu’il avoit un souverain mépris pour tout ce qu’on apeloit Mystere, Rafinement, & Intrigue, soit dans un Prince, soit dans un Ministre. Il ne pouvoit comprendre ce que j’entendois par secrets d’Etat, à moins qu’il ne s’agit de quelque Nation rivale ou ennemie. Il renfermoit la science du Gouvernement dans des Bornes fort étroites, en la restreignant au bon sens, à la justice, à la clemence, & à la prompte expedition des Causes tant civiles que criminelles, avec quelques autres lieux communs qui ne meritent pas qu’on s’y arrête, & il étoit dans l’étrange opinion, que quiconque pouvoit faire que deux tuyaux de bled ou deux brins d’herbe vinssent sur un monceau de terre, où il n’en croissoit qu’un auparavant, rendoit un service plus essentiel à son pays, que toute la race des Politiques ensemble.
Les connoissances de ce peuple sont fort defectueuses, puis qu’elles consistent seulement en Morale, Histoire, Poësie, & Mathematiques, en quoi il faut avoüer qu’ils excellent. Mais la derniére de ces sciences n’est employée qu’aux usages de la vie, & qu’à l’amelioration de l’Agriculture, & de tout les Arts Mechaniques. Ce qui regarde les Idées, les Entitez, & les Abstractions, jamais je ne pus lui faire concevoir ce que c’étoit.
Aucune Loi dans ce pays ne doit exceder en mots, le nombre des lettres de leur Alphabet, qui monte seulement à vingt & deux. Mais pour dire le vrai, il y en a peu qui aye tout à fait cette longueur. Elles sont exprimées dans les termes les plus simples & les plus clairs, & ce peuple est assez stupide pour n’y trouver qu’une seule interpretation. C’est même un Crime capital que de vouloir expliquer une Loi par un Commentaire. Pour ce qui est de la décision des Causes civiles ou criminelles, les procedures sont chez eux en si petit nombre, qu’ils auroient tort de se vanter d’être fort habiles dans l’une ou l’autre de ces choses.
Ils ont eu l’Art de l’imprimerie, aussi bien que les Chinois, depuis un tems immémorial; mais leurs Bibliotheques ne sont pas fort nombreuses, puisque celle du Roi, qui passe pour une des plus grandes, ne contient qu’autour de mille voulumes, placez dans une galerie de douze cent pieds de longueur, dont j’avois permission de prendre les Livres que je voulois. Le Menuisier de la Reine avoit fait dans une des chambres de Glumdalclitch une maniere d’Echelle, haute de vingt & cinq pieds, & dont chaque Echelon avoit cinquante pieds de longueur. Je faisois apuyer le Livre que je voulois lire contre la muraille, puis montant au haut de l’Echelle, je commençois par lire la premiere ligne de la page, en marchant de côté, jusqu’à ce que je fusse au bout de la ligne; après quoi, quand il le faloit, je descendois un Echelon, faisant toujours le même manége jusqu’à ce que je fusse au bas de la page.
Le stile de ce peuple est clair, mâle, & coulant, mais pas fleuri, parce qu’ils évitent de se servir d’expressions superflues. J’ai lu plusieurs de leurs Livres, particulierement ceux qui rouloient sur l’Histoire ou sur la Morale. Entr’autres je parcourus avec un plaisir inexprimable un vieux petit Traité qui étoit toujours dans la chambre de lit de Glumdalclitch, & qui apartenoit à sa Gouvernante, Dame grave, qui ne lisoit que des livres de Morale & de Devotion. Ce livre traitoit de la Foiblesse du Genre humain, & n’étoit en estime que parmi les Femmes & le Vulgaire. Je fus curieux de voir ce qu’un Auteur de ce pays pouvoit dire sur ce sujet. Cet Ecrivain parcourut les mêmes lieux communs que nos Docteurs en Morale connoissent si bien, montrant combien l’homme est un Animal petit, meprisable, & incapable de s’aider lui même & de se defendre contre les injures de l’air & contre la fureur des Bêtes feroces: Combien il étoit inferieur à une créature en force, à une autre en vitesse, à une troisiéme en prudence, & à une quatriéme en industrie. Il ajoutoit, que dans ces derniers tems, la Nature avoit dégeneré de sa premiére vigueur, & qu’elle ne produisoit plus que de petits Avortons en comparaison d’autrefois. Il dit qu’il étoit fort aparent, non seulement que l’espece des Hommes étoit primitivement plus grande, mais qu’aussi dans les premiers tems il doit y avoir eu des Geants, comme l’Histoire & la Tradition l’atestent d’un côté, & comme des os prodigieux qu’on a trouvez, le demontrent de l’autre. Il pretendoit que les loix de la Nature demandoient que nous eussions été faits au commencement d’une constitution beaucoup plus robuste, & bien moins sujets à être detruits par de petits accidens, par une tuile tombant d’une maison, ou par une pierre jettée par un Enfant. De ces raisonnemens, l’Auteur tiroit plusieurs consequences morales, de grand usage pour la conduite de la vie, mais qu’il seroit inutile de placer ici. Pour ce qui me regarde, je ne pus m’empêcher d’admirer combien étoit general le talent de tourner les lectures en Moralitez, & le penchant des Hommes à se plaindre de la Nature. Et je crois qu’après une exacte recherche, ces sortes de plaintes se trouveroient aussi peu fondées parmi nous, qu’elles l’étoient chez les Habitans de Brobdingnag.
A l’égard de leurs Afaires Militaires, ils m’ont assuré que l’Armée de leur Roi consistoit en cent soixante & seize mille Fantassins, & en trente deux mille Cavaliers: si le nom d’Armée peut convenir à un Corps formé par des Marchands rassemblez de disserentes Villes, & par des Fermiers de la Campagne, dont les Commandants sont simplement des gens de distinction sans paye ni recompense. Il faut avouër qu’ils entendent fort bien l’Exercice, & qu’ils sont excellemment disciplinez, en quoi il n’y a pas grand merite. Car, comment cela pouroit-il être autrement, dans un pays où chaque Fermier est soumis au Seigneur de sa Terre, & chaque Citoyen aux Magistrats de sa Ville, choisis par Scrutin à la maniére de Venise?
J’ay souvent vu la Milice de Lorbrulgrud faisant l’Exercice dans un grand champ près de la Ville. Il pouvoit y avoir vint cinq mille Fantassins, & environ six mille Chevaux; car il m’étoit impossible de compter exactement leur nombre, veu le terrein qu’ils ocupoient. Un Cavalier monté sur un cheval de raisonnable taille, avoit plus de cent pieds en hauteur. J’ay vu un jour tous les Cavaliers de ce Corps, dans l’instant que leur Commandant en donnoit l’ordre, tirer leurs épées tous à la fois, & les brandir dans l’air. Ce spectacle avoit quelque chose de surprenant au delà de toute expression. C’étoit comme si dix mille éclairs étoient partis de diférens côtez du Ciel en même tems.
J’étois curieux de savoir comment ce Prince, dans le païs duquel il étoit impossible de penetrer, pouvoit s’être avisé de songer à des Armées, ou de faire instruire son Peuple dans la Discipline Militaire. Mais je fus bientôt mis au fait par le secours de la Conversation, & par la lecture de leurs Histoires. Car depuis plusieurs siecles, les habitans de ce pays ont été travaillez de la même maladie à laquelle tant d’autres Nations sont sujettes; je veux dire, que la Noblesse avoit travaillé à y aquerir trop de pouvoir, le Peuple trop de liberté, & le Roi trop de Despotisme. A la verité, il avoit été pourvu à tous ces inconveniens par de sages Loix: mais ces Loix avoient souvent été enfreintes par quelqu’un des trois Partis, ce qui avoit plus d’une fois fait naître des guerres civiles, dont la derniere avoit heureusement été terminée par le Grand-pere du Prince régnant, par une composition generale; & la Milice, dont le nombre avoit été fixé alors du consentement des trois Partis, avoit été tenue depuis ce tems là exactement dans le devoir.
CHAPITRE VIII.
Le Roi & la Reine font un tour vers les Frontiéres; l’Auteur a l’honneur de les acompagner. De quelle maniere il quita ce pays. Il revient en Angleterre.
J’Avois toujours eu un fort pressentiment que je recouvrerois quelque jour ma liberté, quoi qu’il me fut impossible de concevoir par quels moyens, ou de former quelque projet qui eut la moindre ombre d’aparence de pouvoir réussir. Le Vaisseau sur lequel j’avois été étoit le premier qu’on eût jamais vu sur les Côtes de ce pays, & le Roi avoit donné les ordres les plus precis, que si quelqu’autre y venoit, on s’en rendit Maitre, & qu’on l’amenât avec l’équipage & les passagers dans une Charette à Lorbrulgrud. Sa Majesté souhaitoit avec ardeur d’avoir quelque femme de ma taille, par le moyen de laquelle mon espèce put se conserver: Mais je crois que j’aurois plutôt soufert mille morts, que de m’exposer au risque de laisser après moi une posterité, qui auroit été ou mise en cage comme des Serins de Canarie, ou peut être vendue à des personnes de qualité, moins à la verité pour en faire des Esclaves, que comme des curiositez. J’avouë que j’étois traité avec beaucoup de douceur; j’étois le Favori d’un grand Roi, & les Delices de toute sa Cour: Mais cependant le rôle que j’y jouois ne me paroissoit gueres convenir avec la dignité de ma Nature. Il m’étoit impossible d’oublier ces autres moi-même que j’avois laissez dans ma Patrie. Je mourois d’envie d’être au milieu d’un Peuple avec qui j’eusse une espèce d’égalité, & dans le païs de qui je pusse me promener sans craindre d’être écrasé comme une Grenouille ou un jeune Chien. Mais le moment de ma Delivrance vint plus tôt que je n’avois cru, d’une maniére tout à fait extraordinaire. J’en vai raporter l’Histoire & toutes les circonstances avec la plus exacte verité.
J’avois déjà passé deux années dans le Pays; au commencement de la troisiéme, Glumdalclitch & moi acompagnâmes le Roi & la Reine dans un tour que leurs Majestez firent vers la côte meridionale du Royaume. J’étois porté comme à l’ordinaire, dans ma Boëte de Voyage, laquelle comme je l’ai déjà dit, étoit un très joli Cabinet de douze pieds de largeur. Et j’avois ordonné qu’on m’atachât un Estrapontin avec des cordages de soye d’égale longueur au haut des quatre coins de ce Cabinet, afin de ne pas sentir la force des secousses, quand un Valet me porteroit devant lui en allant à cheval; & aussi, pour y dormir à mon aise quand je serois en voyage. Au plancher superieur de ma Boëte, vers l’endroit de l’Estrapontin où je mettois la tête, j’avois fait faire à l’Ouvrier, un trou d’un pied en quarré pour me donner de l’air en dormant quand il faisoit chaud; & je pouvois fermer ce trou avec une petite planche, que je haussois & que je baissois par le moyen d’une Rainure.
Quand nous eumes fait nôtre tournée, le Roy jugea à propos d’aler passer quelques jours dans un Palais qu’il avoit près de Flanflasnic, Ville située à dixhuit miles Angloises de la Mer: Glumdalclitch & moi étions extrêmement fatiguez, j’avois gagné un Froid, mais la pauvre Enfant étoit si indisposée qu’elle ne quitoit point sa chambre. J’avois grande impatience de voir l’Ocean, qui étoit la seule route par laquelle je pouvois jamais m’échaper. Je fis semblant d’être plus incommodé que je n’étois, & demandai permission d’aller prendre l’Air au bord de la Mer, avec un Page que j’aimois beaucoup, & à qui on m’avoit quelquefois confié. Je n’oublierai jamais la repugnance qu’eut Glumdalclitch à consentir à ce Voyage, ni la maniére dont elle recommanda au Page d’avoir soin de moi, fondant en même tems en larmes, comme si elle avoit eu quelque pressentiment de ce qui alloit ariver. Le Page me porta dans ma Boëte jusqu’à ce que nous fussions au bord de la Mer. Je lui dis alors de me mettre à terre, & après avoir levé un de mes chassis, mes tristes regards errérent quelque tems sur la Mer. Je me trouvai mal, & dis à mon Conducteur que j’avois envie de me reposer un peu dans mon Estrapontin, & que j‘esperois qu’un petit sommeil me feroit du bien. Je me couchai, & le Page ferma la Fenêtre de peur que le froid qui auroit pu y entrer ne m’incommodât. Je ne tardai guères à m’endormir, & tout ce que je puis conjecturer est, que pendant que je dormois, le Page ne croiant pas que je pusse courir aucun risque, s’étoit amusé à chercher des œufs d’Oiseaux dans les crevasses des Rochers; amusement auquel j’avois; déjà vu qu’il se civertissoit, dans le tems que j’étois encore à ma Fenêtre: Quoiqu’il en soit à cet égard, je fus soudain éveillé par un coup violent qui fut donné sur l’Anneau qui étoit ataché au dessus de ma Boëte, pour qu’on put me porter plus facilement. Je sentis que ma Boëte s’élevoit fort haut en l’air, & qu’ensuite elle décendoit avec une prodigieuse vitesse. La premiére secousse avoit pensé me jetter hors de mon Estrapontin, mais après le mouvement fut plus doux. Je jettai plusieurs cris également inutiles, & en regardant par mes Fenêtres, je ne vis que le Ciel & les nuées. J’entendis précisément au dessus de ma tête un bruit qui ressembloit à un bâtement d’Aîles, & commençai alors à entrevoir l’horreur de ma situation. Je devinai qu’une Aigle avoit pris l’Anneau de ma Boëte dans son bec, dans le dessein de la laisser tomber sur un Rocher comme une Tortue dans son écaille, & puis d’en tirer mon corps pour le devorer: Car l’odorat de cet Animal est si admirable qu’il sent sa proye à une très-grande distance, quand même elle seroit encore mieux cachée que je ne l’étois entre des planches qui n’avoient pas deux pouces d’épaisseur.
Quelques momens après j’entendis que le batement d’aîles devenoit plus fort, & je m’aperçus que ma Boëte haussoit & baissoit continuellement. Il me sembla que l’Aigle (car je n’ay jamais pu m’ôter de l’esprit que ce n’en fut une qui tenoit l’anneau de ma Boëte dans son bec) étoit ataquée par quelque autre Oiseau, & un instant après je remarquai que je tombois perpendiculairement, mais avec une si prodigieuse rapidité que j’en fus presque hors d’haleine. Ma chute avoit environ duré une Minute, quand ma Boëte parvint à la surface de la Mer, & fit en y tombant un bruit aussi grand que celui de la cataracte de Niagara; après quoi je fus dans l’obscurité pendant une autre minute, & puis ma Boëte commença à remonter assez pour que je pusse voir de la lumiére vers le haut de mes fenêtres. Je m’aperçus alors que j’étois tombé dans la Mer. Ma Boëte, par la pesanteur de mon Corps, aussi bien que par celle des Meubles qu’elle renfermoit, & des plaques de fer atachées aux quatre coins en haut & en bas pour rendre le batiment plus fort, flotoit enfoncée de cinq pieds dans l’Eau. Je m’imaginai alors, comme à present, que l’Aigle en s’envolant avec ma Boëte, avoit été poursuivie par deux ou trois autres Oiseaux de la même ou d’une diferente espèce, & que pendant qu’elle se defendoit contr’eux, qui aparemment vouloient avoir leur part de la proye, elle avoit été forcée de me laisser tomber. Les plaques de fer atachées au plancher inferieur de la Boëte (car celles-ci étoient les plus fortes) avoient conservé la Balance pendant qu’elle tomboit, & empêché que le choc de l’eau ne la mit en pièces. D’ailleurs elle étoit si bien fermée de tous côtez qu’il n’y entra que très-peu d’eau. Ce ne fut pas sans peine que je sortis de mon Estrapontin, après avoir eu auparavant la précaution de faire entrer un peu d’Air frais, dont j’avois grand besoin, par l’ouverture qui avoit été faite au haut de mon Cabinet dans ce dessein.
Combien de fois ne souhaitai-je pas alors d’être avec ma chére Glumdalclitch, dont une seule heure m’avoit si fort éloigné! Et je puis dire avec verité, qu’au milieu de mes propres malheurs, je ne pus m’empêcher de plaindre ma pauvre Nourice, & d’être sensible aux maux que ma perte alloit probablement lui atirer. Il y a peut-être peu de Voyageurs qui se soient trouvez dans des conjonctures aussi tristes que celle où j’étois, atendant à tout moment à voir ma Boëte mise en pieces, ou engloutie par les ondes. Il n’y avoit plus de ressource pour moi, si un seul carreau de vitre étoit venu à se casser. Je vis l’eau qui entroit par plusieurs petites crevasses que je tachai de boucher le mieux qu’il m’étoit possible, & j’eus le bonheur d’en venir à bout. Cependant mon état étoit bien déplorable: ma Boëte ne pouvoit manquer d’aler tôt ou tard à fond; & quand même elle n’auroit pas couru ce risque, le froid & la faim m’auroient infailliblement causé la mort. Je fus quatre heures dans ces tristes circonstances, atendant & à la lettre souhaitant que chaque moment fut le dernier de ma vie.
J’ai déja informé mes Lecteurs, qu’il y avoit deux fortes gaches atachées au côté de ma Boëte où il n’y avoit pas de Fenêtre, dans lesquelles celui qui me portoit en allant à cheval, avoit soin de passer un ceinturon de cuir qu’il se boucloit ensuite autour du milieu. Pendant que j’étois dans ce deplorable état, j’entendis, ou du moins je crus entendre quelque bruit vers le côté de ma Boëte auquel les gaches étoient atachées, & un instant apres je m’imaginai que ma Boëte étoit tirée sur la superficie de la Mer; car de tems en tems je sentois que les Flots batoient mes fenêtres de la même maniére que quand un Vaisseau fend les ondes. Je fus frapé alors d’un rayon d’Espoir, quoique je ne conçusse pas encore la possibilité d’échaper. Je defis les vis qui atachoient une de mes chaises à terre, & fis ensuite de mon mieux pour faire tenir cette chaise justement au dessous de la petite planche que je venois d’ouvrir; après quoi je montai dessus, & après avoir aproché ma bouche du trou le plus près qu’il me fut possible, je me mis à crier à l’aide à haute voix, & dans toutes les Langues que je savois. J’atachai ensuite mon mouchoir à un Bâton que je portois d’ordinaire, & après avoir fouré le mouchoir par le trou, je le tournai & le fis voltiger plusieurs fois en l’air, afin qu’en cas que quelque Vaisseau ou quelque Chaloupe fussent près de là, les Matelots passent deviner que quelque infortuné Mortel étoit enfermé dans cette Boëte.
Tous mes cris & tous mes signaux ne furent à ce qu’il me paroissoit ni vus ni entendus, mais je m’aperçus clairement que ma Boëte continuoit à être tirée. Une heure après, ce côté de ma Boëte où les gaches étoient atachées, & où il n’y avoit point de Fenêtre, donna contre quelque chose de dur. Je craignis que ce ne fut un Rocher, & je me trouvai plus secoüé qu’auparavant. J’entendis distinctement au dessus de ma Boëte un bruit assez semblable à celui que fait un Cable qu’on tire à travers un Anneau. Je vis alors que ma Boëte montoit insensiblement, & qu’elle étoit de trois pieds plus haute qu’auparavant avant que de s’arrêter. Sur quoi je recommençai sur nouveaux fraix à crier au secours, & à faire voltiger mon Mouchoir; un cri, que plusieurs voix mêlées ensemble rendoit confus, me servit de reponse, & me causa un Transport de joye qui ne peut être conçu que par ceux qui l’ont éprouvé. Un moment après j’entendis marcher sur ma tête, & quelqu’un criant par le trou à haute voix en Anglois, s’il y a quelques uns en bas, qu’ils parlent. Je repondis que j’étois un Anglois, que sa mauvaise fortune avoit mis dans la situation la plus afreuse où jamais homme eut été, & que je priois, par tout ce qui est capable d’émouvoir, de me tirer de la prison où j’étois. La voix repliqua que je n’avois rien à craindre, puisque ma Boëte étoit atachée à leur Vaisseau; & que le Charpentier viendroit incontinent pour faire au dessus de ma Boëte un trou qui fut assez grand pour me tirer dehors. Je repondis, que cela étoit inutile & demanderoit beaucoup de tems: qu’il valoit bien mieux que quelcun de l’Equipage mit un doigt dans l’anneau, & tirât ainsi ma Boëte de la Mer, pour la mettre ensuite dans la Cabane du Capitaine. Quelques uns de ceux qui m’entendirent tenir ce langage, crurent que j’avois perdu l’esprit; d’autres n’en firent que rire; car j’avoüe à ma honte que je ne faisois pas atention que j’étois à present parmi des hommes de ma force & de ma taille. Le Charpentier vint, & fit en peu de minutes une Ouverture de quatre pieds en quarré, puis y fit passer une petite Echelle, sur laquelle je montai pour me rendre dans le Vaisseau.
Tout l’Equipage étoit dans le dernier Etonnement, & me faisoit mille questions, auxquelles je n’avois aucune envie de repondre. Je ne fus pas moins étonné de mon côté de voir tant de pigmées: car ils me paroissoient tels, pour avoir été si long tems acoutumé à ne voir que des objets monstrueux. Mais le Capitaine, nommé Thomas Wilcolks, qui étoit un Homme genereux & obligeant, remarquant que j’alois tomber en foiblesse, me prit dans sa Cabane, me donna un cordial pour m’empêcher de m’évanouir, & me fit coucher sur son propre lit, afin que je prisse un peu de repos, dont certes j’avois grand besoin. Avant que de me mettre au Lit, je lui donnai à connoître que j’avois quelques nipes dans ma Boëte que je serois faché de perdre; entr’autres un bon Estrapontin, un assez joli lit de camp, deux chaises, une table, & un Cabinet. Que ma Boëte étoit matelassée de tous côtez de soye & de coton, & que s’il vouloit la faire aporter par quelqu’un de l’Equipage dans sa Cabane, je lui montrerois ce que je lui venois de nommer, & quelques autres choses encore. Le Capitaine m’entendant proferer ces absurditez crut que je revois. Cependant (à ce que je m’imagine pour me tranquiliser) il me promit d’y donner ordre, & s’étant rendu sur le Tillac, il fit décendre quelques uns de ses gens dans ma Boëte, dont, (comme je le trouvai depuis) ils tirérent tout ce qu’il y avoit de bon; mais les chaises & le Cabinet étant atachez avec des vis au plancher, furent beaucoup endommagées par l’ignorance des Matelots, qui voulurent les enlever à force de bras. Quand ils ne virent plus rien qui leur valut la peine d’être pris, ils jettérent à la Mer ma Boëte, qui étant ouverte en plusieurs endroits, ne tarda guères à aller à fond. Et, pour dire le vrai, je fus bien aise dans la suite de n’avoir pas été temoin de ce spectacle, qui m’auroit rapellé le souvenir le plus triste & le plus acablant.
Je dormis quelques heures, mais d’un sommeil troublé à chaque instant par la pensée du lieu que j’avois quité, & des Dangers auxquels je venois d’échaper. Neanmoins, je me trouvai un peu mieux à mon reveil. Il étoit alors environ huit heures du soir, & peu après le Capitaine ordonna qu’on servit le souper, croyant que j’avois déjà jeuné assez long-tems. Il m’entretint avec beaucoup de douceur, & quand nous fumes seuls, il me pria de lui faire la Relation de mes Voyages, & de lui raconter par quel accident je m’étois trouvé dans cette énorme Machine de bois. Il me dit, qu’environ à midi, regardant par sa Lunette d’aproche, il avoit vu ma Boëte, & que croyant que c’étoit un Vaisseau, il avoit formé le dessein de tacher de le joindre, dans l’esperance d’en acheter quelques Biscuits dont on commençoit à manquer à son Bord. Qu’en aprochant, il avoit remarqué son Erreur, & envoyé la Chaloupe pour voir ce que c’étoit qui flotoit sur l’Eau. Que ses gens étoient revenus fort effrayez, jurants, qu’ils avoient vu une Maison flotante. Que s’étant moqué de leur folie, il s’étoit lui-même mis dans la Chaloupe, après avoir donné ordre auparavant à ses gens de prendre un fort Cable avec eux. Que le tems étant calme, à l’aide des rames il avoit plusieurs fois fait le tour de ma Boëte, & consideré mes Fenêtres. Qu’il avoit decouvert deux gaches à un côté, qui étoit tout de planches, sans aucune ouverture pour donner passage à la lumiere. Qu’il avoit commandé alors à ses Matelots d’aprocher avec la Chaloupe de ce côté, d’atacher le Cable à une des gaches, & puis de tirer la Caisse (c’est le nom qu’il lui donnoit) jusqu’au Vaisseau. Quand cela fut fait, il ordonna qu’on atachât un autre Cable à l’Anneau qui étoit ataché au dessus de ma Boëte, & qu’on la haussat, avec des poulies, ce que tous les gens du Vaisseau ne purent faire au delà de deux ou trois pieds. Il me dit qu’il avoit bien vu mon baton & mon mouchoir, & qu’il en avoit conclu que quelque malheureux étoit enfermé dans cette étrange maniére de Prison. Je demandai si lui ou quelqu’un de l’Equipage avoit vu quelques Oiseaux d’une grandeur prodigieuse dans l’Air, vers le tems qu’il m’avoit découvert la premiere fois. Sa reponse fut, que parlant sur ce sujet avec ses Matelots pendant que je dormois, un d’eux lui dit avoir observé trois Aigles volant vers le Nord, mais qu’il n’avoit pas remarqué qu’elles fussent plus grandes que les Aigles ordinaires, ce que j’atribuë à la prodigieuse hauteur à laquelle elles étoient: & il ne put pas deviner la raison qui m’avoit porté à faire cette Question. Je demandai alors au Capitaine à quelle distance il croyoit être de terre; il dit qu’à son avis nous en étions au moins à une centaine de lieuës. Je lui protestai, qu’il se trompoit tout au moins de la moitié, puis qu’il n’y avoit que deux heures que j’avois quité le pays dont je venois quand je tombai dans la Mer. Cette reponse lui fit croire de nouveau que j’avois l’esprit egaré, ce qu’il fit assez connoitre en me disant de m’aller coucher dans une Cabane qu’il m’avoit fait preparer. Je l’assurai que sa conversation me faisoit plus de bien que le repos que je pourois prendre, & qu’au reste j’étois dans mon bon sens autant que je l’avois été de ma vie. Alors il prit son serieux, & me demanda en confidence si je n’avois pas l’esprit troublé par le remords de quelque crime affreux, dont j’avois été puni par l’ordre de quelque Prince, qui m’avoit fait renfermer dans une Caisse & jetter en mer, comme dans d’autres Pays on expose à la merci des Flots dans une petite Barque sans provisions des Criminels du premier ordre: Il ajouta que quoi qu’il fut faché que son Vaisseau eut servi d’Azile à un scelerat, il s’engageoit néanmoins à me mettre sain & sauf à terre dans le premier Port où nous arriverions. Ce qui augmentoit ses soupçons, poursuivoit-il, étoient de certains Discours absurdes que j’avois premiérement tenus aux Matelots, & ensuite à lui même, aussi bien que mon air hagard & ma contenante troublée.
Je le supliai d’avoir la patience de m’entendre conter mon Histoire, ce que je fis avec la plus exacte Fidelité depuis mon depart d’Angleterre jusqu’au moment qu’il m’avoit découvert. Et comme la Verité a toujours un certain pouvoir sur des Esprits raisonnables, je n’eus pas grand peine à persuader mon Capitaine, qui avoit quelque teinture de savoir & un sens droit, de ma candeur & de ma veracité. Mais pour le convaincre encore davantage, je le priai de donner ordre que mon Cabinet, dont j’avois la Clef dans ma poche, fut aporté, (car il m’avoit déjà notifié ce que les Matelots avoient fait de ma Boëte.) J’ouvris le Cabinet en sa presence, & lui montrai la petite colection de raretez que j’avois faite dans le pays dont je venois de sortir d’une maniére si miraculeuse. Je lui fis voir le peigne que j’avois fait des poils de la barbe du Roi; un grand nombre d’Eguilles & d’Epingles, dont les plus petites avoient un pied de longueur, & les plus grandes une demi verge; quelques peignures des cheveux de la Reine, & une bague d’or dont elle me fit un jour present de la maniere du monde la plus obligeante, la tirant de son petit doigt, & me la mettant en guise de colier autour du cou. Je sollicitai le Capitaine d’accepter cette Bague comme une foible marque de ma Reconnoissance, mais il ne voulut jamais y consentir. Enfin, pour ne laisser plus aucun doute sur le chapitre de ma veracité, je lui fis voir mes culotes qui étoient faites de la peau d’une seule souris.
Je ne pus lui rien faire accepter, sinon une dent d’un Laquais, que je vis qu’il examinoit avec beaucoup de curiosité, & dont il me paroissoit avoir grande envie. Il la reçut avec des remerciemens qui n’étoient nullement proportionnez à la petitesse du present. Cette Dent, qui n’étoit pas le moins du monde gâtée, avoit apartenu à un Valet de pied de Glumdalclitch, auquel un Chirurgien étourdi l’avoit arrachée au lieu d’une autre qui lui faisoit mal: Je la demandai pour la conserver dans mon Cabinet. Elle avoit environ un pied de longueur & quatre pouces de diamétre.
Le Capitaine fut charmé du recit que je venois de lui faire, & dit, qu’il esperoit que je ne manquerois pas d’en faire part au Public, lorsque je serois arrivé en Angleterre. Je repondis, que le nombre des Voyages qu’on avoit imprimez n’étoit déjà que trop grand, qu’à cet égard il faloit, ou garder le silence, ou avoir quelque chose d’extraordinaire à raconter; sans imiter pourtant ces Auteurs, qui fourent du merveilleux dans leurs écrits aux depens de la verité. Que mon Histoire ne contiendroit que des Evenemens ordinaires, sans avoir aucun de ces Ornemens que prête la Description des Plantes, des Arbres, des Oiseaux & des Bêtes feroces, ou bien celle des Coutumes barbares & du Culte idolatre de quelque Peuple sauvage: Ornemens dont aucun livre de Voyages ne manquoit. Que cependant je lui étois fort obligé de la bonne opinion qu’il temoignoit avoir, & que je songerois à ce qu’il venoit de me dire.
Il me marqua être fort étonné de m’entendre parler si haut, demandant si le Roi ou la Reine de ce pays étoient durs d’Oreilles. Je lui dis qu’il y avoit déjà plus de deux ans que j’étois acoutumé à ce Ton, & que j’étois aussi surpris de l’entendre parler si bas, qu’il pouvoit l’être de ce que je criois si haut. Que pendant le tems que j’avois passé dans ce pays, quand j’avois voulu parler à quelqu’un, j’avois été obligé de hausser autant la voix, qu’un homme qui étant dans la Ruë auroit voulu se faire entendre d’un autre placé au haut d’un Clocher; excepté pourtant lorsque j’étois sur une Table, ou que quelqu’un me tenoit dans sa main. Je lui dis une autre chose que j’avois remarquée, assavoir, que dans le tems que je ne faisois que d’entrer dans son Vaisseau, & que tous les Matelots étoient autour de moi, ils me parurent les plus petites Créatures que j’eusse jamais vuës: Que cela étoit si vrai, que dans je Royaume dont je sortois, je n’avois jamais osé me regarder dans un miroir, parce que, acoutumé que j’étois à voir de si prodigieux objets, le sentiment de ma petitesse m’auroit trop mortifié. Le Capitaine me dit, que pendant que nous soupions, il avoit remarqué que je regardois chaque chose avec une espèce d’étonnement, & que plusieurs fois j’avois paru être sur le point d’éclater de rire, ce qu’il avoit atribué au desordre de mon Cerveau. Je lui repondis, qu’il étoit vrai, & que ma surprise venoit de l’infinie petitesse de tout ce que je voyois; & là dessus je me mis à faire une description de tout ce qui avoit paru sur sa table, telle que l’auroit faite un habitant de Brobdingnag, s’il avoit été à ma place. Mon homme se mit à rire, & pour me faire mieux sentir le ridicule de ce que je venois de dire, me protesta, que du meilleur de son cœur il auroit donné cent Guinées d’avoir vu l’Aigle tenant ma Boëte dans son bec, & la laissant ensuite tomber dans la mer: Qu’il étoit bien dommage que personne n’eut été temoin oculaire d’un fait si singulier, & dont la description meritoit si fort d’être transmise à la posterité la plus reculée: Après cette Raillerie vint la comparaison de Phaëton, qui étoit trop naturelle pour qu’il me l’épargnat.
Deux jours après que je fus venu à Bord, le vent qui auparavant n’avoit pas été fort bon, devint excellent, & rendit nôtre Voyage plus court & plus heureux que nous n’aurions osé esperer. Le Capitaine relacha seulement à un ou deux Ports, & envoya la Chaloupe à terre pour aler querir quelques Provisions & de l’Eau douce, mais je ne sortis pas du Vaisseau avant que nous fussions arrivez aux Dunes, ce que nous fimes le 3. de Juin 1706. environ neuf mois après ma sortie de Lorbrulgrud. J’ofris au Capitaine de lui laisser en gage tout ce que j’avois pour sureté du payement de ce que je pouvois lui devoir pour m’avoir transporté dans mon pays, & nourri si long-tems; mais il me protesta qu’il n’en vouloit pas un sou. Nous primes tendrement congé l’un de l’autre, & je lui fis promettre qu’il viendroit me voir chez moi quand il seroit à Londres. Je louai un Cheval & un Guide pour prix & somme de cinq schelins, que j’empruntai du Capitaine.
Sur la Route, considerant la petitesse des Maisons, des Arbres, des Bestiaux & des Hommes, je me crus tout à coup transporté dans l’Empire de Lilliput. Je craignois de marcher sur chaque Voyageur que je rencontrois, & je criai à plusieurs de s’ôter du chemin: Impertinence qui pensa me faire des querelles, toute involontaire qu’elle étoit.
Quand je fus arrivé chez moi, & qu’un des Domestiques m’eut ouvert la porte, je me baissai pour y entrer, ma Femme courut au devant de moi pour m’embrasser, mais je me courbai plus bas que ses genoux, m’imaginant qu’autrement il lui seroit impossible d’atteindre à ma bouche. Ma Fille s’agenouilla pour demander ma benediction, mais je ne la vis que quand elle se fut levée, ayant été acoutumé depuis si long tems à tourner la tête & les yeux vers des visages, qui étoient en hauteur à la distance de soixante pieds du mien. Je regardai mes Domestiques & deux ou trois Amis qui se trouvoient alors par hazard chez moi, comme autant de Pigmées à l’égard desquels j’étois un Géant. Je dis à ma Femme qu’elle avoit vécu avec trop de Frugalité, puis qu’elle & sa Fille étoient amaigries & apetissées au delà de toute expression. En un mot, je dis un si grand nombre de Folies, que tous furent de l’avis dont le Capitaine avoit été d’abord, & conclurent unanimement que j’avois perdu l’esprit. Ce que je raporte comme un Exemple remarquable du pouvoir prodigieux de l’habitude. Cependant je ne tardai guères à revenir de cette espèce de Maladie: mais ma Femme protesta que je n’irois plus en Mer; mais par malheur pour moi il étoit dit qu’elle n’auroit pas le pouvoir de m’en empêcher, comme mes lecteurs pouront le voir cy-après.
Fin de la Seconde Partie & du Tome Premier.