Voyages du Capitaine Lemuel Gulliver, En Divers Pays Eloignes, Tome II de III
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Title: Voyages du Capitaine Lemuel Gulliver, En Divers Pays Eloignes, Tome II de III
Author: Jonathan Swift
Release date: April 1, 2020 [eBook #61733]
Most recently updated: October 17, 2024
Language: French
Credits: Produced by Mohammad Aboomar for the QuantiQual Project;
Project ID: COALESCE/2017/117 (Irish Research Council)
VOYAGES
DU CAPITAINE
LEMUEL GULLIVER,
EN
DIVERS PAYS ELOIGNEZ.
TOME SECOND.
Premiere Partie.
Contenant le Voyage de Laputa, Balnibarbi, Glubbdubdribb, Luggnagg, & Japon.
A LA HAYE,
Chez P. GOSSE & J. NEAULME.
MDCCXXVII.
TABLE
DES CHAPITRES
du voyage de Laputa, Balnibarbi, &c.
L’Auteur entreprend un Troisiéme Voyage; est pris par des Pyrates. Mechanceté d’un Flamand. Il arrive dans une Isle & est reçu dans la Ville de Laputa.
Description des Laputiens. Quelles sortes de Sciences sont en vogue chez eux. Idée abregée du Roi & de sa Cour. Maniére dont l’Auteur y est reçu. Craintes & Inquiétudes auxquelles les Habitans sont sujets. Description des Femmes.
Phenomène expliqué par le secours de la Philosophie & de l’Astronomie Moderne. Habileté des Laputiens dans la derniére de ces deux Sciences. Methode du Roi pour reprimer les soulevemens.
L’Auteur quite Laputa, est conduit à Balnibarbi; & arrive à la Capitale. Description de cette Ville & du païs adjacent. Hospitalité avec laquelle il est reçu par un Grand Seigneur. Sa Conversation avec lui.
L’Auteur obtient la permission devoir la grande Academie de Lagado. Ample Description de cette Academie. Arts auxquels les Professeurs s’y employent.
Continuation du même sujet. L’Auteur propose quelques Nouvelles Inventions, qui sont repues avec de grands Aplaudissemens.
L’Auteur quite Lagado & arrive à Maldonada. Aucun Vaisseau n’étant prêt à faire voile, il fait un Tour à Glubbdubdribb. Reception que lui fit le Gouverneur.
Detail curieux touchant la Ville de Glubbdubdribb. Quelques Corrections de l’Histoire Ancienne & Moderne.
L’Auteur revient à Maldonada, & fait voile pour le Royaume de Luggnagg. Il y est mis en prison, & ensuite envoyé à la Cour. Maniére dont il y est admis. Extrême Clemence du Roi envers ses Sujets.
Eloge des Luggnaggiens. Description particuliére des Struldbruggs, avec plusieurs Conversations entre l’Auteur & quelques personnes de la premiére Distinction sur ce sujet.
L’Auteur quite Luggnagg & va au Japon; d’ou il se rend sur un Vaisseau Holandois à Amsterdam, & d’Amsterdam en Angleterre.
TABLE
DES CHAPITRES
du Voyage au Pays des Houyhnhnms.
L’Auteur entreprend un Voyage en Qualité de Capitaine d’un Vaisseau. Ses gens conspirent contre lui, le tiennent pendant quelques tems renfermé dans sa Cabane, & le mettent à Terre dans un Païs inconnu. Il avance dans le Pays. Description d’un Etrange Animal nommé Yahoo. L’Auteur rencontre deux Houyhnhnms.
Un Houyhnhnm, conduit l’Auteur à sa Maison. Description de cette Maison. Maniére dont l’Auteur y est reçu. Nourriture des Houyhnhnms. L’Auteur pourvu d’Alimens après avoir craint d’en manquer. Maniére dont il se nourrissoit dans ce pays.
L’Auteur s’aplique à aprendre la Langue du Pays, & son Maitre le Houyhnhnm lui en donne des Leçons. Description de cette Langue. Plusieurs Houyhnhnms de Qualité viennent par curiosité voir l’Auteur. Il fait à son Maitre un Recit abregé de son Voyage.
Notions des Houyhnhnms touchant le vrai & le faux. Discours de l’Auteur désaprouvé par son Maitre. L’Auteur entre dans un plus grand Détail sur lui même & sur les Accidens de son Voyage.
L’Auteur pour obeir aux ordres de son Maitre, l’informe de l’Etat de l’Angleterre, aussi bien que des causes de la Guerre entre quelques Potentats de l’Europe; & commence à lui donner quelques idées sur la Nature du Gouvernement de l’Angleterre.
Suite du Discours de l’Auteur sur l’Etat de son pays, si bien gouverné par une Reine, qu’on peut s’y passer de premier Ministre. Portrait d’un pareil Ministre.
Amour de l’Auteur pour sa Patrie. Observations de son Maitre sur le gouvernement de 1’Angleterre, tel qu’il avoit été décrit par l’Auteur, avec quelques comparaisons & parallêles sur le même sujet. Remarques du Houyhnhnm sur la Nature Humaine.
Detail touchant les Yahoos. Excellentes Qualitez des Houyhnhnms. Quelle Education ils reçoivent, & à quels Exercices ils s’apliquent dans leur Jeunesse. Leur Assemblée generale.
Grand Debat dans l’Assemblée generale des Houyhnhnms, & de quelle maniére il fut terminé. Sciences qui sont en vogue parmi eux. Leurs Batimens. Maniére dont ils enterrent leurs Morts. Imperfection de leur Langage.
Quelle heureuse vie l’Auteur menoit parmi les Houyhnhnms. Progrès qu’il fait dans la Vertu en conversant avec eux. Leurs Conversations. L’Auteur est informé par son Maitre qu’il faut qu’il quite le païs. Il s’évanouit de Douleur, & après avoir repris ses sens, promet d’obeir. Il vient à bout de faire un Canot, & met en Mer à l’Avanture.
Quels Dangers l’Auteur essuya. Il arrive à la Nouvelle Hollande, espérant d’y fixer sa demeure. Il est blessé d’un coup de Flèche par un des Naturels du pays, & transporté dans un Vaisseau Portugais. Il reçoit de grandes Civilitez du Capitaine, & arrive en Angleterre.
Veracité de l’Auteur. Dessein qu’il s’est proposé en publiant cet Ouvrage. Il censure ces Voyageurs qui n’ont pas un respect inviolable pour la verité. L’Auteur refute l’Accusation qu’on pourroit peut être lui faire d’avoir eu quelques vuës sinistres en écrivant. Reponse à une objection. Methode de faire des Colonies. Eloge de son pays. Il prouve que l’Angletere a de justes droits sur les païs dont il a fait la Description. Difficulté qu’il y auroit à s’en rendre Maitre. L’Auteur prend congé du Lecteur; declare de quelle maniere il pretend passer le reste de sa Vie, donne un bon Avis, & finit.
VOYAGES.
PART. III.
voyage de laputa, de BALNIBARBI, DE LUGGNAGG, DE GLUBBDUBDRIB ET DU JAPON.
CHAPITRE I.
L’Auteur entreprend un troisiéme Voyage; est pris par des Pirates. Mechanceté d’un Flamand. Il arrive dans une Isle & est reçu dans la Ville de Laputa.
IL n’y avoit que dix jours que j’étois de retour, qu’un Capitaine nommé Guillaume Robinson, Commandant de l’Esperance, qui étoit un Vaisseau de trois cent Tonneaux, vint me rendre visite. J’avois déjà été Chirurgien d’un Vaisseau qui lui apartenoit, & sur lequel nous avions fait ensemble un Voyage au Levant. Il m’avoit toujours traité plutôt en Frére qu’en Officier inferieur, & ayant ouï dire que j’étois arrivé, il vint me voir par amitié, (à ce que je croyois) puisque toute nôtre Conversation se passa en Complimens ordinaires après une longue absence. Mais après m’avoir réiteré plusieurs fois ses visites, m’avoir exprimé sa joye de me trouver en si bonne santé, & demandé si j’avois renoncé pour le reste de ma vie aux Voyages, il me dit qu’il avoit dessein d’en faire un aux Indes Orientales, dans deux mois, & me pria de vouloir être Chirurgien de son Vaisseau: Je scai bien, ajouta-t-il, que ce n’est plus un employ à vous être ofert; mais ce qui pouroit le rendre acceptable, c’est que sans compter les deux Aides ordinaires, vous aurez encore un Chirurgien sous vous, que vôtre paye sera double, & que je m’engage à déférer autant à vos avis, que si vous étiez Commandant comme moi.
Il me dit plusieurs autres choses obligeantes, & d’ailleurs je le connoissois pour un si honnête homme, que je ne pus rejetter son projet. La fureur que j’avois de voir de nouveaux pays, continuant (nonobstant les maux que ma curiosité m’avoit attirez) à être aussi violente que jamais, la seule difficulté fut de persuader ma Femme, dont néanmoins j’obtins enfin le consentement, par la vuë des Avantages qui en pouroient revenir à nos Enfans.
Nous partimes le 5. d’Aoust 1706. & arrivâmes au Fort de St. George le 11. d’avril 1707. où nous nous arrêtames trois semaines, pour l’amour de quelques Malades qu’il y avoit à notre Bord. De là nous fimes Voile pour le Tonquin, où le Capitaine avoit resolu de passer quelque tems, parce que plusieurs des Marchandises qu’il vouloit acheter n’étoient pas prêtes, & ne le pouvoient être encore de quelques mois. C’est pourquoi dans l’Esperance de se dédommager des fraix qu’il seroit obligé de faire en attendant, il acheta une Chaloupe, qu’il fit charger de diferentes sortes de Marchandises qui sont de debit chez les Tonquinois, & ayant mis sur cette Chaloupe quatorze Hommes, dont trois étoient des Naturels du pays, il m’établit Commandant de la Chaloupe; avec pouvoir de trafiquer pendant l’espace de deux Mois, que ses Affaires l’obligeoient de passer à Tonquin.
Il n’y avoit que trois jours que nous avions mis en Mer, qu’il se leva une furieuse Tempête, qui nous porta pendant cinq jours au Nord-Nord-Est, & puis à l’Est, après quoi nous eumes beau tems avec une bonne fraicheur de West. Le dixiéme jour nous fumes poursuivis par deux Corsaires qui nous eurent bien tôt joints, & pris, car nous n’étions pas assez de monde pour pouvoir faire quelque resistance, & ma Chaloupe étoit trop chargée pour qu’il fut possible d’échaper à force de voiles.
Les deux Corsaires nous abordérent dans le même instant, & se jettérent sur nôtre Tillac à la tête de leurs gens: mais trouvant que nous étions tous prosternez (suivant l’ordre que j’en avois donné, ) ils se contentérent de nous bien lier; & puis, ayant donné ordre à quelques uns de leur gens de nous bien garder, ils se mirent à chercher ce qu’il y avoit dans la Chaloupe. Je remarquai parmi eux Flamand, qui paroissoit avoir quelque Autorité, quoi qu’il ne fut Commandant d’aucun des deux Vaisseaux. Il connut à nôtre Air & à nôtre Habillement que nous étions Anglois, & nous adressant la parole dans son Langage, il jura que nous serions jettez dans la Mer, liez dos à dos. Je parlois passablement Flamand. Je lui dis qui nous étions, & le priai qu’en consideration du titre de Chrêtien que nous portions l’un & l’autre, il voulut porter le Capitaine à avoir pitié de nous. Cette priére ne servit qu’à l’irriter encore plus, & qu’à lui faire repeter ses Menaces; puis s’étant tourné vers ses Compagnons, il leur parla avec beaucoup de vehemence en Japonois, à ce que je m’imagine, se servant souvent du mot de Chrêtiens.
Le plus grand des deux Vaisseaux Corsaires, étoit commandé par un Capitaine Japonois, qui parloit un peu Flamand, quoi que fort mal. Il s’aprocha de moi, & après plusieurs Questions, auxquelles je repondis avec beaucoup d’humilité, il dit que nous ne mourrions point. Je fis une profonde reverence au Capitaine, & me tournant ensuite vers le Flamand, je lui dis, que j’étois surpris de trouver plus de compassion dans un Payen, que dans lui qui faisoit profession du Christianisme. Mais je ne tardai guères à me repentir de ces imprudentes paroles, car ce mechant Homme ayant plusieurs fois vainement taché de persuader aux deux Capitaines de me faire jetter dans la Mer (ce qu’ils ne voulurent pas lui acorder après la promesse qui m’avoit été faite que j’aurois la vie sauve) eut pourtant le pouvoir d’obtenir d’eux, qu’on m’infligeroit une peine plus cruelle en aparence que la Mort même. Mes gens furent distribuez sur les deux Vaisseaux, & les Pirates chargérent quelques uns de leurs Matelots de naviger ma Chaloupe. Pour ce qui me regarde, il fut resolu que je serois mis dans un petit Canot, avec des Rames, une Voile, & des provisions pour quatre jours, que le Capitaine Japonois eut la bonté de doubler, & puis abandonné au gré des Flots. Je descendis dans le Canot, pendant que le Flamand me regaloit de tous les termes injurieux que sa Langue maternelle put lui fournir.
Environ une heure avant que d’avoir aperçu les Corsaires, j’avois pris hauteur, & trouvé que nous étions au 46. degré de Latitude Septentrionale, & au 183. Degré de Longitude. Quand je fus à quelque distance des Pyrates, je decouvris par le moyen de ma Lunette d’aproche quelques Isles au Sud-Est. Je haussai ma Voile dans le dessein de gagner la plus prochaine de ces Isles, ce que je crus pouvoir faire en trois heures. Quand j’y fus arrivé, je vis que ce n’étoit qu’un Amas de petits Rochers, sur lesquels je trouvai plusieurs Oeufs d’oiseaux, & ayant fait du Feu avec un Fusil, j’allumai quelques Bruyéres & quelques autres herbes séches, sur lesquelles je rotis mes œufs. Ce fut là tout mon souper, parce que je voulois épargner mes provisions autant qu’il m’étoit possible. Je passai la nuit à l’abri sous un Rocher, avec un peu de Bruyéres sous la tête & dormis fort bien.
Le jour suivant je gagnai une autre Isle, & de la une troisième, & ensuite une quatriéme, me servant tantôt de ma Voile & tantôt de mes Rames. Mais pour ne pas fatiguer le Lecteur d’un détail peu intéressant, je dirai seulement que le cinquiéme jour j’arrivai à la derniére des Isles que j’avois aperçues, & qui étoit au Sud-Sud-Est de la premiére.
Cette Isle étoit plus éloignée que je n’avois cru, & je fus plus de cinq heures en chemin avant que d’y aborder: J’en fis presque le tour tout entier, avant que de trouver un endroit propre à débarquer, qui etoit une petite Baye environ trois fois plus large que mon Canot. Je trouvai que le fond de l’Isle étoit tout pierreux, quoi qu’il y eut par ci par là quelques Toufes d’herbe. Je pris mes petites provisions hors de la Chaloupe, & après avoir fait un leger Repas, je mis le reste dans une Caverne, dont cette Isle étoit pleine. Je rassemblai une bonne quantité d’Oeufs & d’herbes seches, pour faire de l’une & de l’autre de ces choses le même usage que j’en avois déjà fait. (Car j’avois avec moi une pierre à feu, un Fusil, de la Méche & un Verre ardent.) Je passai
toute la nuit dans la Caverne où étoient mes provisions. La même Bruyére, qui me servoit de Chaufage, me tenoit lieu de Lit. Les cruelles inquietudes dont j’étois agité, m’empêchérent de fermer l’oeil de toute la nuit. Je considerois que je ne pouvois m’atendre qu’à une mort inévitable dans un lieu aride & desert comme celui où j’étois. Ces pensées m’acabloient si fort, que je n’eus pas le courage de me lever, & qu’avant que de sortir de ma Caverne, il faisoit déjà grand jour. Je me promenai quelque tems parmi les Rochers: le Ciel étoit fort serein & le Soleil si chaud, que je fus obligé d’en détourner les yeux: quand tout d’un coup cet Astre fut obscurci, à ce qu’il me paroissoit, d’une maniére tout à fait diferente, que lorsqu’un Nuage vient à le couvrir. Je tournai la tête, & aperçus entre moi & le Soleil un grand Corps opaque, qui aprochoit de l’Isle où j’étois. Ce corps me paroissoit être à la hauteur de deux miles, & il m’ôta la vuë du Soleil pendant six ou sept minutes. Je ne remarquai pas que l’Air fut beaucoup plus froid pendant cet intervale, ou le Ciel beaucoup plus obscurci, que si je m’étois tenu à l’ombre d’une haute Montagne. Ce corps continuant toujours à s’aprocher, je vis que c’étoit une substance ferme, & dont le dessous étoit fort uni. J’étois alors sur une hauteur à la distance de deux cent Verges du Rivage, & environ d’une Mile Angloise du corps dont je parle. Je pris alors ma Lunette d’aproche, & pus apercevoir distinctement plusieurs hommes se mouvants sur les Côtes de cette nouvelle Planète, mais il me fut impossible de distinguer ce qu’ils faisoient.
Cet Amour pour la vie, qui nous quite si rarement, excita en moi quelques sentimens de joye, & je conçus quelque espoir de sortir d’une maniére ou d’autre de l’afreuse situation où j’étois. Mais il me seroit dificile d’exprimer quel étoit en même tems mon étonnement, de voir en l’Air une Isle habitée par des Hommes, qui (à ce qu’il me paroissoit) pouvoient la hausser, la baisser, en un mot lui donner le Mouvement qu’ils vouloient; mais n’étant pas alors d’Humeur de philosopher sur ce Phenomene, je tournai toute mon atention à considerer quel cours l’Isle prendroit, parce qu’elle me paroissoit être arrêtée. Un instant après néanmoins, elle continua à s’aprocher, & j’en pus voir les côtez, environnez de diferentes suites de Galeries, & de montées mises à de certaines distances, pour descendre de l’une dans l’autre. Dans la galerie la plus basse je vis quelques personnes qui péchoient avec de longues lignes, & d’autres qui ne faisoient que regarder. Je leur fis signe en tournant mon Bonnet, (car il y avoit déjà quelque tems que mon chapeau étoit usé) & mon Mouchoir dessus ma tête. Quand ils furent à portée d’entendre ma Voix, je criai de toute ma force, & remarquai par les regards qu’ils jettoient de mon coté, & par les signes qu’ils se faisoient les uns aux autres, qu’ils m’avoient aperçu, quoi qu’ils ne repondissent pas à mon Cri. Mais je vis distinctement quatre ou cinq d’entr’eux qui montoient en grande hâte les degrez qui conduisoient au haut de l’Isle, & qui disparurent bien tôt. Je devinai qu’ils étoient envoyez pour aler recevoir des ordres touchant ma personne, & j’apris depuis que je ne m’étois pas trompé.
Le nombre des spectateurs devenoit plus grand d’instant à autre, & en moins d’une demie heure l’Isle se trouva placée de maniére que la Galerie la plus basse me parut parallèle à la hauteur où j’étois, quoi qu’éloignée d’environ cent verges. Je me mis alors dans l’attitude d’un supliant, & leur adressai la parole du ton du monde le plus humble, mais je ne reçus point de réponse. Ceux qui étoient le plus près vis à vis de moi, paroissoient des personnes de distinction à en juger par leur Habit. Ils me régardoient souvent, & sembloient causer ensemble avec aplication. A la fin un d’eux m’adressa quelques mots dans une langue qui avoit quelque raport avec l’Italien. J’exprimai ma reponse en cette derniere langue, dans l’esperance que du moins le son en plairoit davantage à leurs oreilles. Quoi que nous ne nous entendissions point, l’état où j’étois fit que tout le monde comprit aisément ce que je voulois dire.
Ils me firent signe de descendre du Rocher, & de me rendre au Rivage, ce que je fis; apres quoi l’Isle volante fut dirigée dans son mouvement de maniére, qu’une Chaine ayant été descendue de la Galerie la plus basse, avec un siége attaché au bout, je m’y atachai & fus tiré en haut par des poulies.
CHAPITRE II.
Description des Laputiens. Quelles sortes de sciences sont en vogue chez eux. Idée abregée du Roi & de sa Cour. Maniére dont l’Auteur y est reçu. Craintes & inquiétudes auxquelles les Habitans sont sujets. Description des Femmes.
A Peine eus-je mis pied à Terre, que je fus entouré par une foule de peuple, mais ceux qui étoient le plus près de moi paroissoient être quelque chose de plus. Ils me contemplérent avec toutes les marques possibles d’etonnement, & je crois qu’ils ont eu lieu de dire la même chose de moi, n’ayant jamais de ma vie vu des Hommes dont l’Habillement, la contenance & les maniéres m’ayent paru plus singuliéres. Ils panchent tous la Tête du côté droit, ou du côté gauche; Un de leurs yeux est tourné vers la Terre, & un autre vers leur Zenith. Leurs habits exterieurs sont ornez de figures de Soleils, de Lunes, d’Etoiles, de Violons, de Flutes, de Harpes, de Trompettes, de Guitares, de Clavecins, & de plusieurs autres Instrumens de Musique inconnus en Europe. Je vis ici & là quelques Hommes, qui avoient l’air d’être des Valets, & qui avoient une Vessie pleine d’air atachée comme un Fleau au bout d’un court baton, qu’ils tenoient entre leurs mains. Dans chaque Vessie il y avoit quelques pois sechez, ou quelques petits cailloux (à ce qui me fut dit depuis. ) Ils se servoient de ces Vessies pour fraper sur la bouche & sur les oreilles de ceux qui étoient proche d’eux, pratique dont il me fut impossible de concevoir alors l’utilité; mais j’apris dans la suite que ce Peuple est si acoutumé à s’enfoncer & à se perdre dans de profondes meditations, qu’il leur est impossible de parler ou d’écouter les Discours des autres, s’ils ne sont reveillez par quelque atouchement à la bouche ou aux organes de l’Ouïe: Voila pourquoi ceux qui sont en état de faire cette depense, ont toujours un pareil Reveilleur (ils l’apellent Climenole) dans leur Famille, en guise de Domestique, & dont ils sont toujours acompagnez quand ils sortent, ou quand ils vont rendre quelque visite. Son Emploi est, dans une compagnie de trois ou quatre personnes, de passer doucement sa Vessie sur la bouche de celui qui veut parler, & sur l’oreille droite de celui ou de ceux à qui il adresse la parole. Ce Reveilleur doit aussi acompagner son Maitre quand il se promène, & lui donner dans de certaines ocasions un petit coup sur les yeux, parce qu’il est continuellement si fort ocupé de ses meditations, qu’il seroit sans cela en danger manifeste de tomber dans quelque précipice, & de donner de la tête contre chaque Poteau: ou bien de tomber dans la Ruisseau ou d’y faire tomber les autres.
Ce Detail étoit necessaire, parce que mes Lecteurs, si je n’y étois pas entré, auroient été aussi embarassez que moi à comprendre le procédé de ces gens, quand ils me firent monter par le moyen de plusieurs Escaliers jusqu’au haut de l’Isle, & qu’ils me conduisirent de là au Palais Royal. Pendant que nous montions, ils oubliérent plusieurs fois le sujet de leur commission, & me plantérent là, jusqu’à ce qu’ils fussent revenus à eux par le secours de leurs Reveilleurs; Car aucun ne paroissoit frapé de ce que mon habillement & mon air devoient avoir d’étrange à leurs yeux, ni même par les Aclamations du Vulgaire, dont l’ame n’étoit pas si susceptible de Speculations abstraites.
A la fin nous arrivames au Palais, & entrames dans la Chambre de presence, où nous vîmes le Roi sur son Thrône, & à chacun de ses côtez plusieurs personnes du premier rang. Devant son Trône étoit une grande Table remplie de Globes, de Spheres, & d’Instrumens de Mathematiques de toutes les sortes. Sa Majesté ne fit pas la moindre atention à nous, quoi que le Concours de tous ceux qui apartenoient à la Cour rendit nôtre entrée assez bruyante. Mais il étoit alors profondement ocupé à chercher la solution d’un problême, qu’il ne trouva qu’une heure après. Il y avoit à chacun de ses côtez un jeune Page avec une Vessie à la main; quand ces Pages virent que la Demonstration étoit trouvée, un d’eux lui donna un petit coup sur la bouche, & l’autre sur l’oreille droite, ce qui le fit tressaillir comme quelqu’un qu’on reveille tout d’un coup; après quoi ayant jetté les yeux sur moi & sur ceux au milieu de qui j’etois, il se rapela l’ocasion de nôtre venue, dont on lui avoit parlé auparavant. Il dit quelques mots, qu’il eut à peine prononcez, qu’un jeune homme, qui tenoit à la main une Vessie, telle que je l’ai décrite, vint se mettre à mon côté, & m’en donna quelques coups sur l’oreille droite; mais je tachai de lui faire comprendre par signes, que je n’avois pas besoin du secours de cet Instrument; ce qui, à ce que j’apris dans la suite, donna au Roi & à toute sa Cour une idée peu avantageuse de mon genie. Sa Majesté autant que je pus le conjecturer, me fit quelques Questions, & moi de ma part je lui parlai toutes les Langues que je savois. Quand nous fumes convaincus de part & d’autre que nous ne pouvions nous entendre, je fus conduit par ordre du Roi dans un Apartement de son Palais (ce Prince ayant surpassé tous ses Predecesseurs en hospitalité à l’egard des Etrangers, ) où deux Laquais eurent ordre de me servir. On m’aporta à diner, & quatre Seigneurs, que je me souvenois d’avoir vus aupres de la personne du Roi, me firent l’honneur de manger avec moi. Nous eumes deux services de trois plats chacun. Le premier service consistoit dans une Epaule de mouton, taillée en Triangle Æquilatére, une piece de Bœuf en Rhomboide, & un Boudin en Cycloide. L’autre étoit de deux Canards en forme de Violons, de quelques Saucisses en forme de Flutes, & d’une Poitrine de Veau en forme de Harpe. Les Valets coupérent nôtre pain en Cones, en Cylindres, en Parallelogrammes, & en plusieurs autres Figures de Mathematiques.
Pendant que nous étions à table, je pris la liberté de demander le nom de plusieurs choses, & ces Seigneurs moyenant l’assistance de leurs Reveilleurs, eurent la bonté de me les dire, dans l’esperance que j’aurois une admiration infinie pour leur habileté, si je pouvois parvenir à lier conversation avec eux. Je fus bientôt en état de demander du pain, à boire, & d’autres choses dont j’avois besoin.
Après le diner ma Compagnie me quita, & quelqu’un acompagné d’un Reveilleur me fut envoyé par ordre du Roi. Il aportoit avec lui plume, papier, encre, & trois ou quatre Livres, me donnant à connoitre par signes qu’il venoit pour m’enseigner la Langue du pays. Je fus avec lui quatre heures, pendant lesquelles je traçai plusieurs mots arrangez en forme de colomne, avec leur Traduction à côté. Je tachai aussi d’aprendre quelques courtes phrases. Pour cet efet mon Maitre faisoit faire à mon valet diferentes choses; il lui ordonnoit par exemple, de s’asseoir, de se tenir debout, de se promener, ou de faire la reverence; & à mesure qu’il executoit chacun de ses ordres, il me dictoit la phrase qui devoit l’exprimer. Il me montra aussi dans un de ses Livres, les Figures du Soleil, de la Lune, des Etoiles, du Zodiaque, des Tropiques, des Cercles Polaires, & d’un grand nombre de Plans & de Solides. Il me dicta les noms & me fit une Description exacte de tous les instrumens de Musique, qui sont en usage chez ce Peuple. Apres qu’il fut parti, je plaçai tous mes mots avec leurs explications en Ordre Alphabetique. Et de cette maniére, en peu de jours, à l’aide d’une bonne Memoire, je fis de grands progrez dans leur Langue.
Le terme, que j’ai rendu, par celui d’Isle Volante ou Flotante, est dans leur Langage Laputa; terme, dont il n’est pas aisé de marquer la veritable Etymologie. Lap en vieux langage signifie haut, & Untuh un Gouverneur, d’où, à ce qu’ils disent, est derivé par corruption le mot de Laputa. Mais cette derivation ne me paroit pas naturelle. Je fis part un jour à quelques Savans parmi eux d’une conjecture faite à cet égard, & je demandai si Laputa, ne pouroit pas venir de Lap outed; Lap signifiant proprement le mouvement des Rayons du Soleil dans la Mer & outed une Aile; conjecture sur la justesse de laquelle je permets à mes Lecteurs de prononcer.
Ceux à qui le Roi m’avoit confié remarquant combien j’étois mal habillé, donnerent ordre à un Tailleur de venir le lendemain, & de me prendre mesure pour un habillement complet. Cet Ouvrier le fit, mais d’une maniére toute diferente de celle qui est en vogue en Europe. Il prit d’abord ma hauteur à l’aide d’un quart de Cercle, & puis par le moyen d’une Regle & d’un Compas, il decrivit sur le papier toutes les dimensions de mon corps, & six jours après il m’aporta mes habits parfaitement mal faits, parce qu’il s’étoit mepris dans une Figure: Mais ce qui me consola, c’est que je remarquai que ces sortes d’accidens étoient fort ordinaires, & qu’on ne s’en mettoit guères en peine.
Pendant qu’on travailloit à mes habits, & durant une petite indisposition, qui ensuite me tint encore quelques jours au Logis, j’ajoutai un grand nombre de mots à mon Dictionnaire, & quand apres cela j’allai à la Cour, je fus capable d’entendre plusieurs choses que le Roi me disoit, & de lui repondre tellement quellement. Sa Majesté avoit ordonné, que le mouvement de 1’Isle seroit dirigé au Nord Est, vers le point vertical au dessus de Lagado, la Capitale de tout le Royaume. Cette Ville étoit à la distance de quatre vingt dix lieues, & nôtre Voyage ne dura que quatre jours & demi: cependant je puis protester que pendant tout ce tems je ne m’aperçus pas que nôtre Isle eut le moindre mouvement.
Elle s’arrêta, par l’ordre que sa Majesté en avoit donné, sur quelques Villes, dont les Habitans avoient quelques Placets à presenter. Pour cet efet on faisoit descendre plusieurs Ficelles avec quelques poids attachez au bout. Le peuple mettoit à ces Ficelles ses placets, qu’on tiroit ensuite en haut. Quelquefois nous recevions d’en bas du Vin & des Provisions, par le moyen de quelques poulies.
Ce que je savois en Mathematiques me fut d’un grand secours pour aprendre leur langue, dont la plûpart des termes ont raport à cette Science & à la Musique, dans laquelle je puis me vanter de n’être pas tout à fait ignorant. Les Lignes & les Figures sont les objets continuels de leurs meditations. S’ils veulent, par exemple, louër la Beauté d’une Femme ou de quelqu’autre Animal, ils font entrer dans leur Eloge, des Rhomboides, des Cercles, des Parallelogrammes, des Ellipses, & d’autres Figures Geometriques, on bien des termes de Musique. J’observai dans la Cuisine du Roi toutes sortes d’Instrumens de Mathematiques & de Musique, dont les Figures servent de modèle aux Mets qui doivent être servis sur la Table de sa Majesté.
Leurs Maisons sont mal baties, & j’ai remarqué qu’il n’y avoit dans aucun de leurs Apartemens un seul angle droit, ce qui vient du mepris qu’ils ont pour la Geometrie pratique, qu’ils rejettent comme trop mechanique; & par malheur leurs Architectes n’ont pas l’esprit de comprendre leurs demonstrations abstraites; stupidité dont les Batimens patissent.
Les Laputiens sont generalement mauvais Raisonneurs, & fort contredisans, excepté quand il leur arrive d’avoir raison, ce qui est fort rare. Imagination & Invention sont des choses qu’ils ne connoissent pas, & pour lesquelles ils n’ont pas même de Termes dans leur langue; toutes les pensées de leurs ames étant bornées & en quelque sorte consacrées aux deux sciences dont je viens de faire mention.
La plûpart d’entr’eux, & principalement ceux qui s’apliquent à l’étude de l’Astronomie, sont grands Partisans de l’Astrologie judiciaire: quoi qu’ils ayent honte de l’avouer publiquement. Mais ce que j’admirai principalement, & ce qui me parut en même tems incomprehensible, est leur extrême curiosité pour les Affaires politiques, & leur éternelle Fureur de prononcer & de disputer sur tout ce qui regarde le Gouvernement & l’Etat. J’ai remarqué à la verité que c’étoit une maladie ordinaire à la plûpart des Mathematiciens que j’ai connus en Europe, mais cela n’empêche pas que je ne sache point quel raport il peut y avoir entre cette manie & leur profession, à moins qu’ils ne suposent que, comme un petit cercle n’a pas plus de Degrez qu’un grand, il s’ensuive qu’il ne faille pas plus d’habileté pour gouverner le Monde, que pour tourner un Globe en diferens sens. Mais je suis plus porté à croire que ce travers vient d’un défaut commun à la Nature humaine, qui nous rend le plus curieux des afaires qui nous concernent le moins, & pour lesquelles nous avons le moins de Talent.
Ce Peuple est dans des inquietudes perpetuelles, ne goutant jamais un seul instant de repos; & leurs inquietudes viennent de caisses qui n’afectent point du tout le reste des hommes. Ils craignent qu’il n’arrive de certains changemens dans les corps Celestes. Par exemple, que la Terre, si le Soleil continue toujours à s’en aprocher, avec le tems ne vienne à être engloutie dans cet Astre. Que la superficie du Soleil ne soit peu à peu couverte d’une croute, qui l’empêche enfin de nous faire part de sa chaleur & de sa lumiére. Ils content qu’il ne s’en est que peu falu que la derniére Comète qui a paru n’ait donné contre nôtre Terre, ce qui l’auroit infailliblement reduite en cendres; & que celle qui doit paroitre la premiére (ce qui sera dans trente & un an, suivant leur calcul, ) la doit détruire selon toutes les aparences: Car dans son perihelie elle doit assez aprocher du Soleil pour concevoir un degré de chaleur dix mille fois plus grand que celui d’un Fer ardent; & après avoir quité le Soleil, trainer après elle une queuë flamboyante, qui sera longue de plus de quatre cent mille lieuës; par laquelle si la Terre passe à la distanbe de trente mille lieuës du corps de la Comete, elle ne peut manquer d’être mise en Feu & reduite en Cendres. Que le Soleil perdant chaque jour de ses rayons sans recevoir quelque Aliment qui repare cette perte, s’éteindra à la fin comme une Chandele, ce qui emportera necessairement la destruction de nôtre terre, & de toutes les Planetes qui empruntent leur lumiere de lui.
Ces sortes de frayeurs leur donnent si peu de relâche, qu’ils ne sçauroient jamais dormir tranquilement, ni gouter les douceurs ordinaires de la vie. Quand ils rencontrent le matin quelques uns de leurs Amis, leur premiere question roule sur la santé du Soleil, comment il paroissoit se porter à son coucher & à son lever, & s’il y a quelque espoir d’éviter la rencontre de la Comete prochaine. On leur voit prendre dans des conversations de ce genre, la même sorte de plaisir que les Enfans prennent à entendre raconter des Histoires de Spectres & de Revenans; Histoires qu’ils écoutent avec la plus avide curiosité, mais qui leur laissent une impression de frayeur qui les empêche de s’aller coucher.
Les Femmes de l’Isle ont beaucoup de vivacité, elles meprisent leurs Maris, & sont Folles des Etrangers. C’est parmi eux que les Dames choisissent leurs Galans: Mais le mal est, qu’ils peuvent faire l’amour trop à leur aise, & avec trop de tranquilité; car l’Epoux est toujours si enfoncé dans ses meditations, que l’Amant & la Maitresse en viendroient aux plus grandes familiaritez en sa presence, qu’il ne s’en apercevroit pas, pourvu seulement qu’il eut du Papier & ses Instrumens, & que son Reveilleur ne fut pas à ses côtez.
Les Femmes & les Filles se plaignent amérement d’être renfermées dans cette Isle, quoi qu’à mon avis ce soit le plus beau pays du Monde; & quoi qu’elles y vivent dans toute l’abondance imaginable, & de la maniére du monde la plus magnifique, & qu’il leur soit permis de faire ce qu’elles veulent, elles meurent d’envie de voir le Monde, & de gouter les plaisirs de la Capitale, ce qui ne leur est pas permis, à moins que d’en avoir une permission particuliere du Roi; & cette permission n’est pas aisée à obtenir, parce que la plûpart des Maris ont eprouvé combien il est dificile de faire revenir leurs Femmes de là. On m’a conté qu’une Dame du premier Rang, qui avoit plusieurs Enfans, & qui étoit mariée au Premier Ministre, un des plus riches Seigneurs du Royaume, qui l’aimoit à la fureur, & avec qui elle demeuroit dans un des plus beaux Palais de l’Isle, fit le voyage de Lagado sous pretexte que l’Air y étoit meilleur pour sa santé; qu’elle s’y tint cachée pendant quelques mois, jusqu’à ce que le Roi eut envoyé contr’elle une prise de corps, & qu’on la trouva dans un Cabaret borgne, toute enguenillée, ayant mis ses Hardes en gage pour entretenir un vieux Faquin fort laid, qui la rossoit tous les jours, & de qui elle eut encore toutes les peines du monde de se separer. Son Epoux la reçut avec toute la bonté possible, & sans lui faire le moindre reproche; aussi ne tarda t’elle pas à faire une nouvelle Escapade, & à emporter toutes ses pierreries, pour aler rejoindre son Amant, sans qu’on en aye entendu parler depuis. Peut-être que quelqu’un de mes Lecteurs s’imaginera que je lui raconte ici une Histoire Européenne ou Angloise. Mais je le conjure de considerer que les caprices du Beau sexe ne sont pas restreints à quelque Climat ou à quelque Nation particuliére, & qu’ils ont une uniformité plus generale que tout ce qu’on peut dire.
Dans l’espace d’un mois j’avois fait d’assez jolis progrez dans leur langue, & étois en état de repondre à la plûpart des Questions du Roi, quand j’avois l’honneur de le voir. Sa Majesté ne me marqua pas la moindre curiosité touchant les Loix, le Gouvernement, l’Histoire, la Religion, ou les Coutumes des païs où j’avois été; mais borna toutes ses Demandes aux seules Mathematiques, & écouta ce que je lui dis sur ce sujet avec beaucoup de mepris & d’indiference, quoi que les deux Reveilleurs qu’il avoit à ses côtez s’aquitassent soigneusement de leur Emploi.
CHAPITRE III.
Phenomène expliqué par le secours de la Philosophie & de l’Astronomie Moderne. Habileté des Laputiens dans la derniére de ces deux sciences. Methode du Roi pour reprimer les soulevemens.
JE demandai permission à ce Prince d’aler voir les Curiositez de l’Isle, ce qu’il m’acorda fort gracieusement, en donnant ordre en même tems à mon Precepteur de m’acompagner. Ma principale envie étoit de savoir à quelle cause soit dans l’Art soit dans la Nature, cette Isle devoit ses diferens mouvemens: & c’est de quoi je vai à present faire part à mes Lecteurs.
L’Isle volante ou flotante est exactement circulaire: son diamêtre est de 7837. Verges, c’est à dire d’environ quatre miles & demi, & par consequent, contient dix mille acres. Elle a trois cent verges d’epaisseur, son côté inferieur, est une espece de planche de Diamant fort unie, qui s’étend jusqu’à la hauteur de plus de deux cent verges. Au dessus de cette couche de Diamant sont les diferens mineraux dans l’ordre acoutumé, & puis une envelope de Terreau fort gras de dix à douze pieds d’épaisseur. La pente du côté superieur, depuis la circonference jusqu’au centre, est la cause naturelle pourquoi les rosées & les pluyes qui tombent sur l’Isle, se rendent par de petits Ruisseaux vers le milieu, où elles sont englouties dans quatre larges Bassins, dont chacun a une demi mile de circuit, & est éloigné de deux cent verges du centre: L’Eau de ces Bassins se convertit chaque jour en vapeurs par la chaleur du Soleil, ce qui empêche qu’ils ne debordent. Sans compter, que comme il depend du Monarque de faire monter l’Isle au dessus de la Region des nuées & des vapeurs, il peut, quand il veut, la garantir des pluyes & des rosées. Car les plus hautes nuées ne sont qu’à la distance de deux miles, de l’aveu de tous les Naturalistes. Ce qu’il y a de sur, c’est que dans ce pays elles ne montent jamais qu’à cette hauteur.
Au centre de l’Isle il y a une Ouverture de cinquante Verges de diamètre; par où les Astronomes descendent dans un grand Dôme, qui se nomme à cause de cela Flandola Gagnole, ou la Caverne des Astronomes, situé à la profondeur de cent verges plus bas que la superficie superieure de Diamant. Dans cette Caverne brulent continuellement vingt Lampes, dont la lumiére refléchie sur des murailles de Diamant a un éclat inexprimable. L’Endroit est rempli de Quarts de Cercle, de Telescopes, d’Astrolabes, & d’autres Instrumens Astronomiques. Mais l’objet le plus curieux, & duquel depend la distinée de l’Isle, est un Aiman d’une grandeur prodigieuse, & d’une figure assez semblable à la Navette d’un Tisseran. Cet Aiman a six verges de longueur & trois d’épaisseur. Il est soutenu par un Axe de Diamant très fort qui passe au milieu, & sur lequel il tourne; & est dans un équilibre si exact que le moindre atouchement est capable de le mouvoir. De plus, il est entouré d’une Cylindre creux de Diamant, qui a quatre pieds de profondeur, autant d’epaisseur, & douze verges en diametre, placé horizontalement, & soutenu par huit pieds de Diamant, dont chacun à six Verges de hauteur. Au milieu du côté concave, il y a une Rainure de douze pieds de profondeur, dans laquelle les extremitez de l’Axe sout placées, & tournent quand il le faut.
Il n’y a point de force qui puisse oter cette pierre de sa place, parce que le Cerceau qui l’environne, & les pieds sur lesquels elle est apuyée, sont une continuation de ce corps de Diamant qui forme le dessus de l’Isle.
Par le moyen de cet Aiman, on fait
hausser, baisser, & mouvoir l’Isle d’un endroit à un autre. Car, par raport à cette partie de la Terre sur laquelle l’Empire de sa Majesté s’étend, la pierre est douée à un de ses côtez d’un pouvoir attractif, & d’un pouvoir repulsif à l’autre. En tournant le bout attractif de l’Aiman vers la Terre, l’Isle decend: & au contraire elle monte directement en haut, quand le bout repulsif regarde la Terre. Quand la position de la pierre est oblique, le mouvement de l’Isle l’est aussi. Car dans cet Aiman, les forces agissent toujours en lignes parallèles à sa direction.
Par ce mouvement oblique, l’Isle est transportée vers les diferens endroits de la Domination du Monarque. Pour mieux expliquer ceci, posons que AB soit une ligne tirée à travers du Royaume de Balnibarbi, que la ligne cd represente la pierre d’Aiman, dont d soit le bout repulsif, & c l’attractif, l’Isle étant placée sur C; que la position de la pierre soit cd avec le bout repulsif en bas; alors je dis, que l’Isle montera en ligne oblique vers D. Quand elle sera arrivée au point D, que la pierre soit tournée sur son Axe jusqu’à ce que son bout attractif soit pointé vers E, je dis que l’Isle sera portée obliquement vers E; ou si la pierre est de nouveau tournée sur son Axe jusqu’à ce qu’elle soit dans la position EF avec son bout repulsif en bas, l’Isle montera obliquement vers F, ou si l’on dirige le bout attractif vers G, & de G vers H, en tournant la pierre, de maniére que son bout repulsif soit directement en bas. Et ainsi en changeant la situation de la pierre aussi souvent qu’il est necessaire, l’Isle monte ou décend, ou se meut en Lignes plus ou moins obliques, & par la est transportée d’un endroit de la Domination à l’autre.
Mais il faut remarquer que cette Isle ne sçauroit être portée plus loin que ne s’étend l’Empire du Roi, ni monter à la hauteur de plus de quatre miles. De quoi les Astronomes (qui ont composé de grands volumes pour expliquer les Merveilles de cette pierre) rendent la raison suivante: Que la vertu Magnetique ne s’étend pas au delà de quatre miles, & que le Mineral qui agit sur la pierre dans les entrailles de la Terre, & dans la Mer jusqu’à six lieuës ou environ de la Côte, n’est pas repanduë par tout le Globe, mais a les mêmes Limites que la Domination du Roi, & il seroit aisé à un Prince, par le grand Avantage qu’il tireroit d’une pareille situation, de reduire sous son obeissance tous les Pays à l’égard desquels l’Aiman de son Isle auroit les mêmes proprietez.
Quand cette pierre est parallèle à l’Horison, l’Isle est arrêtée; car dans ce cas, les deux bouts en étant à distance égale de la Terre, agissent avec égale Force, l’un tirant en bas, & l’autre poussant en haut, d’où il s’ensuit qu’il ne sçauroit y avoir de mouvement.
Cet Aiman est confié aux soins de certains Astronomes, qui lui donnent de tems en tems les positions que le Monarque veut. Ils employent la plus grande portion de leur vie à observer les corps Celestes, ce qu’ils font avec des Lunettes infiniment plus excellentes que les nôtres. Cet Avantage les a mis en état d’étendre leurs Decouvertes beaucoup plus loin que nos Astronomes en Europe; puis qu’ils ont fait un Catalogue de dix mille Etoiles fixes, au lieu que le plus complet des nôtres n’en contient qu’environ la troisiéme partie de ce nombre. Ils ont aussi decouvert deux Satellites de Mars, dont l’un est éloigné du centre de cette Planète de trois de ses Diametres, & l’autre de cinq; celui ci tourne sur son centre en vingt une heure & demie, & celui là en dix; si bien que les Quarrez de leurs Tems periodiques sont à peu près en même proportion avec les Cubes de leur distance du Centre de Mars, ce qui montre evidemment qu’ils sont gouvernez par la même Loi de Gravitation, à laquelle les autres Corps Celestes sont soumis.
Ils ont observé quatre vingt & treize Comètes diferentes, & marqué leurs retours periodiques avec grande exactitude. Si cela est bien vrai, (& ils l’assurent fort positivement) il seroit extrêmement à souhaiter que leurs Observations fussent rendues publiques, parce qu’elles pouroient servir à porter la Theorie des Comètes, qui jusqu’à present est fort defectueuse, au même point de perfection, où les autres parties de l’Astronomie ont ateint.
Le Roi seroit le Prince de l’Univers le plus absolu, s’il pouvoit seulement persuader à ses Ministres de s’unir étroitement avec lui; mais comme les Biens de ceux-ci sont situez au Continent, & qu’ils considerent d’ailleurs que l’Emploi de Favori est la chose du monde la plus fragile, ils n’ont jamais voulu consentir que leur Patrie fut reduite en Esclavage.
Quand quelque Ville se rebelle, est dechirée par de violentes Factions, ou refuse de payer au Roi les tributs ordinaires, ce Monarque a deux methodes de la remettre dans son Devoir. La premiere & la plus douce est de mettre l’Isle au dessus de cette Ville & du pays d’alentour, afin d’intercepter la pluye & la chaleur du Soleil, ce qui produit aussi tôt une Consternation generale, & ne tarde guères à causer des maladies parmi les Habitans. Que si leur crime le merite, on leur jette de l’Isle de grandes pierres, dont ils n’ont qu’un seul moyen de se garentir, qui est de se fourer dans des Cavernes ou dans des Caves, pendant que les Toits de leurs Maisons sont mis en piéces. Mais si malgré cela ils continuent dans leur obstination, ou prétendent se revolter, le Roi en vient au dernier Remède, qui est de laisser tomber l’Isle directement sur leurs Têtes, ce qui détruit en même tems les Maisons de la Ville & ses Habitans. Cependant, c’est une Extremité à laquelle ce Prince veut rarement venir, & que même il n’a jamais veritablement le dessein d’executer: d’ailleurs, ses Ministres n’oseroient jamais lui conseiller une Action, qui non seulement les rendroit odieux au Peuple, mais ruineroit aussi leurs propres possessions, qui sont toutes situées au Continent, car l’Isle est le Domaine du Roi.
Mais il y a une raison encore plus importante, pourquoi les Rois de ce pays ont tant d’éloignement à executer une si terrible vengeance, à moins d’une extrême necessité. Car si dans la Ville qu’on voudroit détruire, il y avoit seulement quelques grands Rochers, comme il y en a dans presque toutes les grandes Citez, qui, selon toutes les aparences ont été bâties dans des endroits propres à empêcher une pareille Catastrophe; une chute un peu forte pouroit endommager la surface inferieure de l’Isle, qui, quoi qu’elle consiste, comme je l’ai dit, dans un seul Diamant de deux cent Verges d’épaisseur, pouroit se casser par un choc trop violent, ou se fendre en aprochant trop des feux allumez dans les Maisons de la Ville, comme cela arrive souvent aux plaques de fer ou de pierre dans nos Cheminées. Le Peuple sait tout cela à Merveille, & a l’habileté de porter son obstination precisément au point où il faut, quand il s’agit de sa Liberté ou de ses Biens. Et le Roi quand il est le plus irrité, & le plus resolu de détruire la Ville de fond en comble, ordonne qu’on fasse décendre l’Isle fort doucement, sous pretexte de la grande Tendresse qu’il a pour son Peuple, mais dans le fond, de peur de rompre la surface de Diamant; en quel cas tous leurs Philosophes sont persuadez que la pierre d’Aiman ne pouroit plus la soutenir.
Par une Loi fondamentale de ce Royaume, il n’est permis ni au Roi ni à aucun de ses deux Fils Aînez, de quiter l’Isle; pour la Reine, elle en a la permission, pourvu qu’elle ait passé l’Age d’avoir des Enfans.
CHAPITRE IV.
L’Auteur quite Laputa, est conduit à Balnibarbi, & arrive à la Capitale. Description de cecte Ville & du pays adjacent. Hospitalité avec laquelle il est reçu par un Grand Seigneur. Sa conversation avec lui.
QUoique je n’eusse pas lieu de me plaindre de la maniére dont j’étois traité dans cette Isle, j’y étois néanmoins trop negligé, & il entroit dans cette Negligence un peu de mepris. Car ni le Prince ni qui que ce soit de son Peuple n’avoit de curiosité pour aucune science, excepté les Mathematiques & la Musique, que j’entendois tres peu en comparaison d’eux; Ce qui étoit cause qu’on faisoit très peu de cas de moi.
D’un autre coté, ayant vu toutes les curiositez de l’Isle, j’avois grande envie de la quiter, parce que j’étois souverainement las de ce Peuple. Il est bien vrai qu’ils excelloient en deux sciences pour lesquelles j’ay toujours eu beaucoup d’estime, & dans lesquelles j’ose dire n’être pas tout à fait ignorant; mais en recompense ils étoient continuellement si fort enfoncez dans leurs speculations, qu’il est impossible de trouver des gens d’un commerce plus desagreable. Je ne frequentois que des Femmes, des Marchands, des Reveilleurs & des Pages de Cour, pendant les deux mois que je passai là, ce qui me fit tomber à la fin dans un mepris general: Mais qu’y faire? C’etoient les seules personnes dont je pouvois recevoir une reponse raisonnable.
A force d’aplication, j’avois déjà fait de grands progrez dans la connoissance de leur Langue: J’étois las d’être confiné dans une Isle où je faisois une si sote figure, & resolus de la quiter à la premiére ocasion.
Il y avoit à la Cour un Grand Seigneur, assez proche parent du Roi, & respecté pour cette seule raison. Il passoit parmi eux pour le personnage le plus stupide & le plus ignorant de tout le Royaume. Il avoit rendu plusieurs fois de grands services à la Couronne, & possedoit d’excellentes qualitez de cœur & d’esprit, mais il avoit une si mauvaise oreille pour la Musique, que ses Ennemis l’accusoient d’avoir souvent batu la mesure à faux. On ne sçauroit croire les peines que ses Precepteurs avoient euës à lui démontrer une seule proposition de Geometrie, & qui étoit encore des plus aisées. Il me donna plusieurs marques de Bienveillance, me fit souvent l’honneur de me venir voir, & me pria de l’informer des Affaires de l’Europe, aussi bien que des Loix, des Coutumes, & des Sciences qui sont en vogue dans les diferens pays où j’avois voyagé. Il m’écouta avec une extrême atention, & fit d’excellentes Remarques sur tout ce que je lui dis. Le Rang qu’il tenoit à la Cour, l’obligeoit à avoir deux Reveilleurs à ses gages, mais il ne s’en servoit jamais, excepté en presence du Roi, ou dans quelques visites de Ceremonie, & les faisoit toujours sortir quand nous étions seuls ensemble.
Je priai ce Seigneur d’interceder en ma faveur aupres du Roy pour qu’il me permit de partir: il se chargea de la Commission, quoique, à ce qu’il eut la bonté de me dire, à regret: Car il m’avoit fait plusieurs ofres tres avantageuses, que je refusai néanmoins avec mille protestations d’une éternelle Reconnoissance.
Le seiziéme de Fevrier, je pris congé de Sa Majesté & de toute sa Cour. Le Roi me fit un present de la valeur de deux cent guinées, & mon Protecteur son parent m’en fit un plus considerable encore, auquel il joignit une Lettre de Recommandation pour un Ami qu’il avoit à Lagado, la Capitale: L’Isle étant alors au dessus d’une Montagne, qui n’étoit qu’à la distance de deux miles de cette Ville, je fus décendu de la plus basse Galerie, de la même maniére dont on m’y avoit tiré.
Le Continent, pour autant que s’étend la Domination du Monarque de l’Isle Flotante, porte le nom general de Balnibarbi, & la Capitale, comme je l’ai déjà dit, se nomme Lagado. Je n’eus pas un mediocre plaisir de me trouver en Terre ferme. Je me promenai vers la Ville sans rien craindre, étant habillé comme un des Naturels du païs, & sachant assez la Langue pour me faire entendre d’eux. Je trouvai facilement la Maison de celui à qui j’étois recommandé, & lui presentai la Lettre de son Ami. Il est impossible de recevoir quelqu’un d’une maniére plus obligeante que ne le fit ce Seigneur, qui s’apelloit Munodi; il me fit donner un Apartement chez lui, ou je restai pendant tout le tems que je passai à Lagado.
Le lendemain de mon arrivée, il me prit dans son Chariot pour voir la Ville, qui est environ à moitié aussi grande que celle de Londres, mais les Maisons en sont mal bâties, & tombent presque toutes en ruines.
Le peuple marche vite dans les Ruës, a l’Air égaré, & n’est presque habillé que de guenilles. Nous passames par une des portes de la Ville, & fimes trois miles dans le pays, où je vis plusieurs Laboureurs qui remuoient la Terre avec diferentes sortes d’Instrumens, mais jamais je ne pus deviner quel étoit leur dessein, ni n’aperçus en aucun endroit du Bled ou de l’Herbe, quoi que le Terroir parut y être excellent. Ce que je venois de voir dans la Ville, & ce que je voyois à la Campagne, me fit prendre la hardiesse de demander à mon Conducteur qu’il voulut m’expliquer ce que signifioit ce nombre prodigieux de Têtes & de Mains occupées, tant dans les Ruës que dans les Champs, parce que je ne m’apercevois pas qu’il en resultat quelque chose; mais qu’au contraire, je n’avois jamais vu de Terroir plus mal cultivé, de Maisons si mal baties, & qui tombassent plus en ruines, où un Peuple dont la Contenance & l’Habillement exprimassent une plus profonde misère. Ce Munodi étoit un Seigneur du premier Rang, & avoit été pendant quelques années Gouverneur de Lagado, mais une Cabale de Ministres lui avoit fait oter le Gouvernement. Cependant le Roi le traitoit toujours avec beaucoup de bonté, comme un sujet fort bien intentionné, mais très petit genie.
Quand je lui fis cette Censure du pays & de ses habitans, il ne me repondit rien, sinon, que je n’avois pas été assez long tems parmi eux pour être en état de former quelque jugement; & que chaque Nation du monde a ses Coutumes, avec quelques autres Lieux communs du même genre. Mais quand nous fumes de retour à son Palais, il me demanda ce qu’il me sembloit de ce Batiment, quels defauts j’y avois remarquez, & ce que je disois de l’Air & de l’Habillement de ses Domestiques. Il ne couroit pas grand risque en me faisant ces sortes de questions, parce que tout ce qui étoit chez lui étoit de la plus grande Regularité, & de la derniére Magnificence. Je repondis que la Sagesse, la Qualité & les Richesses de son Excellence l’avoient mise à couvert des Defauts que la Folie & la Gueuserie avoient produits dans les autres. Il dit que si je voulois l’acompagner à sa Maison de campagne, qui étoit à la distance de vingt miles de la Capitale, & où ses Biens étoient situez, nous aurions le loisir de causer plus à nôtre aise sur ce sujet. Je lui repondis, que j’étois entiérement à ses ordres: & nôtre petit Voyage ne fut renvoyé qu’au lendemain.
Pendant que nous étions en chemin, il me fit remarquer les diferentes methodes dont les Fermiers se fervent pour cultiver & pour faire profiter leurs Terres: Methodes qui me parurent absolument incomprehensibles, car excepté quelques endroits, en fort petit nombre, je ne vis nulle part aucun Tuyau de bled, ni pas même le moindre brin d’Herbe. Mais trois heures après ce fut toute autre chose; nous vinmes dans le plus beau païs du Monde. Des Maisons de Fermiers bien bâties, y étoient à une petite distance les unes des autres: les Champs bordez de hayes, contenoient des Vignes, du Bled, ou des Prairies. Je ne me souvenois pas d’avoir jamais rien vu de plus charmant. Son Excellence remarqua la joye qui venoit de se peindre sur mon vissage, & me dit en souriant, que c’étoit là où commençoient ses Terres, & que nous passerions toujours dessus jusqu’à ce que nous frissons arrivez à sa Maison. Que les gens du pays le tournoient en ridicule & le meprisoient, à caisse qu’il ne prenoit pas mieux soin de ses affaires, & donnoit à tout le Royaume un si pernicieux Exemple, qui cependant n’étoit suivi que de très peu de personnes.
Nous arrivâmes enfin à la Maison, qui étoit un superbe Batiment, construit suivant les meilleures Règles de l’ancienne Architecture: Fontaines, Jardins, Promenades, Avenues, Grotes, tout étoit fait & disposé avec jugement & avec gout. Je louois chaque chose que je voyois, sans que son Excellence fit semblant de le remarquer; mais après soupé, quand nous fumes seuls, il me dit d’un air melancholique, qu’il étoit dans l’aprehension qu’on ne l’obligeat de faire jetter en bas ses Maisons en Ville & à la Campagne, pour les rebatir à la nouvelle mode: de detruire toutes ses Plantations, pour en faire d’autres dans la forme prescrite par l’usage moderne: & de donner les mêmes ordres à tous ses Fermiers: qu’à moins de cela il s’exposeroit à être accusé d’Orgueil, d’Esprit de singularité, d’Affectation, d’Ignorance, & de Caprice, & s’atireroit peut-être la colère & l’indignation de sa Majesté.
Il ajouta, que l’Admiration que je paroissois avoir, s’évanouïroit bien tot, quand il m’auroit informé de quelques particularitez, dont selon toutes les aparences, on ne m’avoit pas instruit à la Cour; les gens y étant trop ocupez de leurs propres speculations, pour se mettre en peine de ce qui se passe icy bas.
Il y a environ quarante ans, me dit-il, que quelques personnes firent le Voyage de Laputa, soit pour Afaires, soit par plaisir, & après y avoir passé cinq mois, revinrent avec une assez legére teinture des Mathematiques, mais pleins d’esprits volatils aquis dans cette Region Aërienne. Que ces personnes étant de retour, commencérent à blâmer tout sans exception, & formérent le dessein de mettre les Arts, les Sciences, le Langage & les Mechaniques sur un nouveau pied. Pour cet efet, ils firent en sorte d’obtenir des Lettres patentes pour l’erection d’une Academie de Faiseurs de projets à Lagado; & cette espèce de maladie fut si contagieuse, que bientôt il n’y eut pas une seule Ville tant soit peu considerable dans le Royaume, qui n’eut son Academie particuliére. Dans ces Colleges, les Professeurs inventent de nouvelles maniéres de cultiver les Terres, & de bâtir des Maisons, aussi bien que de nouveaux Instrumens pour tous les Metiers, & pour les Manufactures: Instrumens si admirables qu’en s’en servant un seul Homme est capable de faire l’ouvrage de dix, & un Palais peut être bâti dans une semaine, de Materiaux si durables qu’il ne soit pas necessaire d’y faire jamais la moindre reparation. Ils cherchent aussi des methodes pour faire meurir tous les Fruits de la terre dans quelque saison que ce soit, & pour les faire devenir cent fois plus gros qu’ils ne sont à present. Le seul inconvenient qu’il y a, c’est qu’aucun de ces projets n’est encore bien perfectionné, & que pendant ce tems là tout le pays est dans un état deplorable, que les Maisons tombent en ruines, & que le peuple se trouve sans nourriture & sans habits. Ce qui, bien loin de les decourager, ne sert qu’à allumer d’avantage en eux la Fureur des projets. Que pour lui, qui n’étoit pas un esprit entreprenant, il étoit content de suivre le chemin batu, de vivre dans les Maisons que ses Ancêtres avoient baties, & de ne rien innover dans la plûpart des choses de la vie. Que quelques personnes de Qualité, & quelques autres de moindre rang, étoient dans les mêmes sentimens que lui, mais qu’on les regardoit d’un oeil de mepris, comme étant des Ignorans & de mauvais Citoyens, qui préferoient leur commodité particuliére à l’avantage general du païs.
Ce Seigneur ajouta, qu’il ne vouloit pas en entrant dans un plus grand detail, diminuer le plaisir que je prendrois à visiter leur grande Academie, où il me conseilloit d’aller. Il me pria seulement de jetter les yeux sur un Edifice ruïné, qui étoit sur le penchant d’une Montagne à trois miles de nous, & dont voici l’Histoire. J’avois, continuat’il, à une demi mile de ma Maison un fort bon Moulin, qui tournoit par le moien d’une assez grande Riviére, & dont je tirois, aussi bien que mes Fermiers, tout l’usage que nous en pouvions souhaiter. Il y a environ sept ans qu’une societé de ces Faiseurs de projets vint me proposer de detruire ce Moulin, & d’en batir un autre sur le coté de cette Montagne, au haut de laquelle, disoient-ils, il faloit faire un Canal, qui seroit une maniére de Reservoir, dans lequel on feroit venir l’eau par le moien de plusieurs Tuyaux, & qui pouroit ensuite en fournir au Moulin. Parce que le Vent & l’Air donnoient à l’Eau quand elle est sur une hauteur, un nouveau degré d’agitation, & par cela même la rendent plus propre au mouvement. Et parce que l’Eau descendant plus en pente pouvoit plus aisément faire aller le Moulin que ne feroit une Riviére dont le cours est plus de niveau. Et comme je n’étois pas alors fort bien en Cour, poursuivit-il, & que d’ailleurs plusieurs de mes Amis m’en pressoient, je souscrivis au projet; & après avoir fait travailler une centaine d’hommes pendant deux ans, l’Ouvrage manqua, & les Faiseurs de projets se retirérent, rejettant le manque de succès sur moi, & conjurant tous ceux qui avoient des Moulins à eau sur des Riviéres, d’en faire bâtir sur quelque Montagne, pour me convaincre par expérience du tort que je me faisois.
Peu de jours après nous fumes de retour à la Ville, & son Excellence considerant qu’il n’étoit pas en fort bonne odeur à l’Academie, ne voulut pas y aller avec moi, mais me recommanda à un de ses Amis pour m’y acompagner. Il me dépeignit à cet Ami comme un grand Admirateur de projets, extraordinairement curieux, & fort credule, ce qui étoit un peu vrai, car j’avois fait moi même autrefois quelques projets ridicules.
CHAPITRE V.
L’Auteur obtient la permission de voir la grande Academie de Lagado. Ample Description de cette Academie. Arts auxquels les Professeurs s’y employent.
CEtte Academie n’est pas un seul Batiment, mais une suite de plusieurs Maisons des deux côtez d’une Rue, qui étant devenue deserte, a été destinée à servir de demeure aux Academiciens.
Je fus fort honnêtement reçu par le Recteur. Chaque Chambre contenoit un ou plusieurs Faiseurs de projets, & je crois qu’il y avoit bien cinq cent Chambres en tout.
Le premier Homme que je vis avoit l’air défait, le Visage & les Mains pleines de suye, les Cheveux mal peignez, la Barbe longue, & étoit d’ailleurs tout enguenillé. Ses Habits, sa Chemise, & sa Peau étoient precisément de la même couleur. Il avoit employé huit ans à préparer des Concombres pour en tirer les Rayons du Soleil, qu’il avoit dessein de mettre dans des vases scellez Hermetiquement, afin de s’en servir à rechaufer l’Air dans des Etez peu favorables. Il me dit, qu’il ne doutoit nullement que dans huit ans, il ne fut en état de fournir une raisonnable quantité de ces Rayons au Jardin du Gouverneur; mais il se plaignoit que ses gages étoient fort mediocres, & me pria de lui donner quelque petite chose pour l’encourager dans son travail, & pour le dedommager un peu de l’excessive cherté dont les Concombres avoient été l’année precedente. Je lui fis un petit present, car le Seigneur chez qui j’avois logé m’avoit pourvu de quelque argent dans cette vuë, parce qu’il savoit que c’étoit leur coutume de demander honêtement l’Aumone, à tous ceux qui venoient les voir.
J’entrai dans une autre Chambre, mais je fus sur le point de m’en retourner sur mes pas, à cause de l’horrible puanteur que je sentis en y mettant les pieds. Mon Conducteur me poussa en avant, & me fit signe de ne faire paroitre aucune marque d’Aversion ou de Degout, parce que cela seroit regardé comme une cruelle ofense. Je le crus & poussai la politesse jusqu’à ne me pas seulement boucher le nez. Celui qui logeoit dans cette Cellule étoit le plus Ancien Etudiant de l’Academie. Ses Mains & ses Habits étoient tous brodez d’Ordure. Quand je lui fus presenté, il me serra tendrement entre ses bras (honnêteté dont je l’aurois volontiers dispensé.) Des le premier instant qu’il étoit entré dans l’Academie, il s’étoit apliqué à remettre les Excrements humains dans leur état primitif, en en separant cette espèce de Teinture qu’y donne la Bile, en en faisant exhaler l’odeur, & en en ôtant la Salive. La Societé lui payoit chaque Semaine une maniére de Revenu, qui consistoit dans un Vaisseau rempli d’ordure humaine, pour continuer à faire ses Experiences.
Je vis un autre qui travailloit à calciner de la Glace pour en faire de la poudre à Canon, le même me montra un Traité qu’il avoit composé sur la malleabilité du Feu, & qu’il avoit dessein de publier. Il y avoit là aussi un Architecte très ingenieux, qui avoit inventé une Nouvelle Methode de batir des Maisons, en commençant par le Toit & en finissant par les Fondemens, ce qu’il justifioit par l’exemple de deux insectes fort prudens, la Mouche à miel & l’Araignée.
Dans un autre Apartement je vis un Homme qui étoit né Aveugle, & qui avoit avec lui plusieurs Aprentifs aveugles aussi. Leur Emploi consistoit à mêler pour les Peintres des couleurs que leur Maitre leur enseignoit à distinguer par le moyen de l’atouchement & du goût. Ils réussirent assez mal pendant le tems que j’étois là, & leur Professeur même s’y trompa presque toujours.
Mais tous les projets dont je viens de parler ne sont rien en comparaison de celui dont je vai faire part à mes Lecteurs. Un de ces Ingenieux Academiciens avoit trouvé l’Art de labourer la Terre avec des Pourceaux, pour épargner la dépense qu’il faut faire en Charues, en Bœufs, & en Ouvriers. Voici sa Methode. Dans un Acre de Terre il faut enterrer à six pouces de distance les uns des autres, & à huit de profondeur, un bon nombre de Glands ou de Dattes, que ces Animaux aiment beaucoup: Après cela il faut en conduire cinq ou six cent dans l’endroit ou ces Glands sont enterrez; or ils n’y seront pas plutot qu’ils fouilleront toute la Terre en cherchant leur Nourriture, & qu’ils la rendront propre à être ensemencée, l’engraissant en même tems de leur fiente: A la verité, apres plusieurs Experiences reiterées, on a trouvé qu’il en coutoit beaucoup de peine, sans qu’on eut encore vu de Moisson. Cependant on ne doute nullement que cette Invention ne puisse encore être extrêmement perfectionnée.
Je me rendis dans une autre Chambre, qui étoit tapissée par tout de Toiles d’Araignées, excepté un petit passage fort étroit par où l’Artiste pouvoit entrer & sortir. Quand il me vit, il me cria à haute voix de ne pas toucher à ses Toiles. Quelle fatale Erreur, me dit-il, qu’on se soit servi pendant si long tems de Vers à soye, pendant que nous avons à foison des Animaux Domestiques, qui sont infiniment meilleurs que ces Vers! D’ailleurs, ajouta t’il, en se servant d’Araignées, on n’auroit pas à craindre l’incomodité que cause la mort des Vers à soye, dont je fus entiérement convaincu, quand il me montra un nombre prodigieux de Mouches admirablement colorées, dont il nourissoit ses Araignées, nous assurant, que les Toiles en recevroient quelque teinture; & que comme il en avoit de toutes les couleurs, il se flatoit de tirer de grands profits de cette Invention, dès qu’il seroit venu à bout de nourir ses Mouches de certaines Gommes, Huiles, & autres matieres glutineuses, pour donner de la Force & de la consistence aux Fils. Un autre Academicien, qui étoit Astronome, avoit entrepris de placer un Cadran sur la girouette de la Maison de Ville, en ajustant le mouvement annuel & journalier de la Terre & du Soleil, de maniére qu’ils repondissent exactement à tous les Mouvemens accidentels que le Veut feroit faire à la Girouette. Il m’arriva de me plaindre à mon Conducteur d’une petite ataque de Colique, sur quoi il me conduisit dans l’Apartement d’un grand Medecin, qui s’étoit rendu fameux par sa maniére de guerir cette Maladie. Voici sa Methode. Il remplissoit d’Air une Seringue d’une enorme Taille: Cet Air il le dechargeoit dans le corps du Patient; après cela il retiroit l’instrument pour le remplir de nouveau d’air, & à peine avoit-il fait ce Manége trois ou quatre fois, que le Vent dont le corps du Patient venoit d’être rempli, forçoit celui qui avoit causé la maladie à sortir, d’où s’ensuivoit la guerison du Malade. Il en fit l’épreuve en ma presence sur un Chien, qui ne se plaignoit pas d’avoir la Colique, mais qui en recompense en fut preservé pour toujours, car à la seconde décharge de la seringue le pauvre Animal creva. Nous laissames le Docteur fort ocupé à lui rendre la vie en faisant sortir le trop d’Air: mais je doute qu’il ait réussi dans cette Operation.
Je parcourus plusieurs autres Apartemens, mais ce que j’y vis n’étant pas si important que ce que je viens de raconter, mes Lecteurs me pardonneront aisément de le passer sous silence.
Je n’avois vu jusqu’alors qu’un côté de l’Academie, l’autre étant habité par ceux qui s’apliquent à l’avancement des sciences speculatives, dont je dirai quelques mots, après avoir auparavant fait mention d’un Illustre personnage, qu’on nomme parmi eux l’Artiste Universel. Il nous dit, qu’il s’étoit apliqué pendant l’Espace de trente ans à chercher les moyens de prolonger la vie humaine. Il avoit deux grandes Chambres pleines de mille curiositez, & cinquante Hommes travailloient sous lui: les uns condensoient l’Air dans un Vase, & avoient l’Art d’oter de cet air toutes les particules de Nitre ou d’Eau qui pouvoient s’y trouver; d’autres amolissoient des pieces de Marbre pour en faire des Oreillers & des Coussins. L’Artiste lui même étoit alors occupé de deux grands projets. Le premier consistoit à ensemencer une Terre de paille, dans laquelle, disoit-il, étoit contenue la veritable vertu productrice, ce qu’il demontroit par plusieurs Raisonnemens, que je n’eus pas l’esprit de comprendre. L’autre Invention tendoit à empêcher, qu’il ne vint de la Laine aux jeunes Agneaux, ce qu’il se flatoit de faire par le moyen de quelques gommes & de quelques Mineraux apliquez extérieurement sur leur peau, & il esperoit que dans quelque tems une Race de Brebis nuës seroit repandue par tout le Royaume.
Nous fimes un Tour à l’autre côté de l’Academie, où, comme je l’ai déjà dit, les Faiseurs de projets en sciences speculatives avoient leur Residence.
Le premier Professeur que je vis se tenoit dans un grand Apartement, & avoit quarante Ecoliers autour de lui. Après les premiers Complimens, remarquant que je regardois avec atention une Machine, qui occupoit presque toute la Chambre, il dit que j’étois peut être surpris de ce qu’il avoit formé le Dessein de se servir d’Operations Mechaniques pour l’augmentation des Connoissances speculatives. Mais que le Public ne tarderoit guères à sentir l’utilité de cette Methode, & qu’il se flatoit que jamais Homme n’avoit rien inventé de plus beau. Personne n’ignore, poursuivit-il, combien est laborieuse la Methode ordinaire d’aquerir de certaines sciences; au lieu que par l’invention, dont je vous parle, l’Homme du monde le plus ignorant, peut, avec peu de peine & presque point de Depense écrire sur la Philosophie, la Poësie, la Politique, les Loix, les Mathematiques, & la Theologie; & cela sans avoir ni genie ni Etude. Il me fit aprocher alors de la Machine, que ses Disciples rangez en ordre, environnoient de tous cotez. Elle avoit vingt pieds en quarré, & étoit placée au milieu de la Chambre. Sa superficie étoit composée de diferentes piéces de bois, d’environ la grosseur d’un Dé à jouer, mais les unes un peu plus larges que les autres. Elles étoient toutes atachées ensemble par des Fils fort deliez. Ces morceaux de Bois étoient couverts de papier exactement apliqué sur chaque Quarré, & sur ces papiers étoient écrits tous les mots de leur Langue dans leurs diferens Modes, Tems, & Declinaisons, mais sans aucun ordre. Le Professeur me pria d’être atentif, parce qu’il aloit mettre sa Machine en Oeuvre. Il y avoit quarante Manches de Fer atachez autour de la Machine, dont ses Disciples par son ordre empoignérent chacun un; après cela par un tour de main qu’ils leur donnérent, je vis que toute la disposition des mots étoit entiérement changée. Il commanda alors à trente six de ses Ecoliers de lire tout bas les diferentes lignes qui venoient de paroitre sur la Machine. Que s’ils trouvoient trois ou quatre mots ensemble qui pouvoient former une partie de phrase, ils étoient obligez de les dicter aux quatre autres garçons qui étoient les Secretaires. Cet Ouvrage étoit repeté trois ou quatre fois, & à chaque fois les mots se trouvoient disposez d’une nouvelle maniére. Les jeunes Etudiants employoient six heures par jour à ce Travail, & le Professeur me montra plusieurs Folio, qu’il avoit composez de diferentes Phrases imparfaites, qu’il avoit Dessein de coudre ensemble, pour faire un jour de tous ces riches materiaux un systeme complet de tous les Arts & de toutes les Sciences: Dessein, disoit-il, qui pouroit être executé avec beaucoup plus de facilité & de promptitude, si le Public vouloit créer un Fonds pour faire construire & mettre en Oeuvre cinq cent de ces Machines dans Lagado, & ordonner aux Directeurs de mettre ensemble toutes leurs Collections.
Il m’assura que depuis sa Jeunesse il avoit consacré toutes ses pensées à cette invention, qu’aucun mot de la Langue n’étoit oublié dans sa Machine, & qu’il avoit fait le calcul le plus exact de la proportion generale qu’il y a entre les nombres des Particules, des Noms, des Verbes, & des autres parties du Langage.
Je fis les plus humbles remercimens à cet Illustre personnage de la facilité avec laquelle il venoit de me faire part d’un si beau Dessein, & lui promis, que si j’avois jamais le bonheur de revoir ma Patrie, je lui rendrois la justice de le reconnoitre pour seul Inventeur de cette Merveilleuse Machine, dont je lui demandai la permission de tracer la forme sur du papier; il le voulut bien, & c’est à sa complaisance que le Lecteur a l’obligation de la Figure cy-jointe. Je lui dis que quoi que ce soit la coutûme de nos Savans en Europe, de se faire honneur des Inventions d’autrui, d’ou il leur revenoit au moins cet Avantage, que ce devenoit un sujet de controverse, lequel étoit le veritable Inventeur; il pouvoit néanmoins être sûr qu’à l’égard de la Machine que je venois de voir, personne ne lui disputeroit la gloire de l’invention.
Nous allames ensuite à l’Ecole de Langage, où trois Professeurs deliberoient ensemble sur les moiens de perfectioner la Langue de leur pays.
Le premier projet étoit d’abreger les Discours, en ne laissant qu’une syllabe à tous les mots qui en avoient plusieurs, & en
retranchant les Verbes & les Participes, parce qu’à le bien examiner, toutes choses imaginables ne sont que des Noms.
Mais, dit un des autres, ne vaudroit-il pas mieux retrancher absolument tous les mots? Pour faire mieux gouter ce projet, il prouva que la santé & l’amour de la briéveté, y trouveroient également leur compte. Car il est incontestable, que chaque mot que nous prononçons use tant soit peu nos poumons, & par consequent hâte nôtre mort. C’est pourquoi il proposoit comme un bon Expedient, que puisque les mots ne sont que les Noms des choses, il seroit plus raisonnable que chacun portât avec soi les choses dont il voudroit discourir. Et cette Invention auroit certainement eu lieu, au grand contentement de celui qui l’avoit trouvée, si les Femmes, de concert avec le profane Vulgaire, n’avoient menacé de se revolter, si on ne leur permettoit de se servir de leur Langue pour parler, à la maniére de leurs Ayeux. Tant il est vrai que le commun peuple, est un Ennemi irreconciliable de tout ce qu’on apelle Science. Cependant, plusieurs Hommes très sages & très savans suivent la nouvelle Methode de s’exprimer par choses, Methode qui a pourtant un petit inconvenient; c’est que, quand un Homme a plusieurs affaires, de diferente sorte, il est obligé de porter avec lui une quantité beaucoup plus considerable de Choses, à moins qu’il n’ait les moyens d’entretenir quelques Valets qui le dechargent de cette peine. J’ay quelquefois vu deux de ces Sages presque afaissez sous le poids de leurs Fardeaux, comme les Colporteurs parmi nous: Quand ces Messieurs se rencontroient en Rue, ils mettoient leurs paquets à Terre, & en en tirant les pieces l’une après l’autre, ils étoient en état de soutenir la Conversation pendant une Heure entiére, après quoi chacun ramassoit ses pieces, & s’étant entr’aidez à se mettre leurs charges sur le dos, iis prenoient congé l’un de l’autre.
Mais pour de moins longues Conversations, on peut facilement mettre sous le Bras ou dans ses Poches tout ce dont on a besoin, & quand on est chez soi, on ne sauroit y être embarassé; Voila pourquoi la Chambre où s’assemblent ceux chez qui cet Art est en usage, est pleine de toutes les Choses qui sont necessaires pour soutenir de si ingenieux Entretiens.
Un autre grand Avantage qu’on pouroit retirer de cette Invention, c’est que par là on a une espéce de Langage Universel, entendu par toutes les Nations Civilisées, dont generalement tous les Meubles & tous les Utenciles sont entiérement semblables aux nôtres. Par là aussi des Ambassadeurs pouroient traiter avec des Princes Etrangers, ou avec des Ministres d’Etat, dont ils ignoreroient la Langue.
Je visitai ensuite l’Ecole de Mathematique, où je vis un Maitre, qui pour enseigner cette science à ses Disciples, se servoit d’une Methode qui me parut un peu bizarre. La proposition & la demonstration sont écrites en Caractères fort lisibles sur une Oublie très mince, avec de l’Encre composée d’une Teinture Cephalique. Cette oublie l’Etudiant doit l’avaler à jeun, & pendant les trois jours suivans ne prendre d’autre Nourriture qu’un peu de Pain & d’Eau. A mesure que se fait la digestion de l’Oublie, la Teinture monte au Cerveau, & la proposition est obligée de l’acompagner. Mais jusques à present le succés n’a pas tout à fait bien repondu à l’atente de l’Inventeur, en partie par quelque Erreur dans la composition de la Teinture, & en partie par la Mechanceté des petits Garçons, à qui ce Bolus cause tant de dégout, que la plûpart d’entr’eux tachent de le rendre avant qu’il puisse faire son efet; d’ailleurs, on n’a pas encore pu obtenir d’eux d’observer le Regime, si necessaire, suivant cette Methode, pour aprendre les Mathematiques.
CHAPITRE VI.
Continuation du même Sujet. L’Auteur propose quelques nouvelles Inventions, qui sont reçuës avec de grands Applaudissemens.
JE ne me divertis guères à visiter l’Ecole des Faiseurs de projets Politiques, parce que ces gens me paroissoient tout à fait hors de sens, spectacle qui me rend toujours Melancolique. Ces Visionaires formoient des projets de persuader à des Monarques de n’avoir egard dans le Choix de leurs Favoris qu’à la Sagesse, la Capacité & la Vertu; de ne prendre des Ministres que pour travailler avec plus de succés au Bien public; de ne jamais separer leur Interêt d’avec celui de leur Peuple, de ne conférer des Emplois qu’à des personnes capables de s’en aquiter; avec plusieurs autres Chimères, dont personne ne s’est jamais avisé, & qui m’ont fait sentir la justesse d’une vieille Maxime, qui dit, qu’il n’y a rien de si absurde que quelques Philosophes n’ayent avancé comme veritable.
Cependant pour rendre justice à ces Academiciens Politiques, il faut que j’avouë que tous ne sont pas si visionnaires. Il y avoit parmi eux un Homme qui me paroissoit admirablement bien entendre la Nature & le Systeme du Gouvernement. Cet Illustre personnage s’étoit fort utilement employé pour trouver des Remedes souverains contre toutes les Maladies, auxquelles les diferentes sortes d’Administrations publiques sont sujettes, tant par les Vices ou par les Foiblesses de ceux qui gouvernent, que par les Defauts de ceux qui doivent obéir. Par exemple, puisque tous ceux qui se sont apliquez à etudier le gouvernement des Hommes, avoüent unanimement, qu’il y a une ressemblance Universelle entre le Corps Naturel & le Corps politique; n’est-il pas evident, que les Maladies de l’un & de l’autre de ces Corps doivent être gueries, & leur santé conservée par les mêmes Remedes? Il est certain, que les Senats sont souvent pleins d’Humeurs peccantes, & travaillez de plusieurs maladies de Tête, & plus encore de Maladies de Cœur; avec de sortes Convulsions, & de violentes Contractions de Nerfs dans les deux Mains, quoique principalement dans la droite. D’autres fois ils ont des Vertiges, des Delires, une Faim Canine, ou des Indigestions, & plusieurs autres maux de ce genre. Le Plan de ce Docteur étoit donc, que lors qu’un Senat venoit de s’assembler, quelques Medecins s’y trouvassent les trois premiers jours de la séance, & à la fin des Debats de chaque jour tatassent le pous à chaque Senateur; après quoi ayant meurement deliberé sur la Nature des diferentes Maladies & sur la maniére de les guerir, ils pourroient le quatriéme jour se rendre à l’endroit où le Senat s’assemble, accompagnez d’Apothiquaires pourvus de bonnes Medecines, qui auroient soin, avant que les Membres fussent assis, d’administrer à chacun d’eux des Lenitifs, des Aperitifs, des Abstersifs, des Corrosifs, des Restringents, des Palliatifs, des Laxatifs, ou telle autre Drogue dont ils pouroient avoir besoin: Prets le lendemain, à repeter, à changer, ou à omettre ces Remedes, suivant l’effet qu’ils auroient produit.
L’Execution de ce projet ne couteroit pas grand chose au Public, & seroit à mon Avis fort utile, pour expedier promptement les Affaires dans les Pays où les Senats ont quelque part au pouvoir Legislatif: Elle produiroit l’unanimité, abrégeroit les Debats, ouvriroit le peu de Bouches qui à present sont fermées, & fermeroit le nombre prodigieux de celles qui sont ouvertes; reprimeroit la petulance des Jeunes, & corrigeroit l’Obstination des Vieux; donneroit de la vivacité aux Stupides, & de la retenue aux Etourdis.
De plus, comme c’est une plainte generale que les Favoris des Princes ont la Memoire du monde la moins fidèle; le même Docteur proposoit comme un Remede à ce mal, que quiconque iroit trouver un Premier Ministre, après lui avoir exposé son Afaire en peu de mots & en termes clairs; en partant tirât ce Seigneur par le nez, ou par les oreilles, lui donnât quelque bon coup de pied dans le Ventre, lui pinçât les bras bien serré, ou lui fourrât une Epingle dans les Fesses; le tout, pour le faire mieux souvenir de l’afaire en question: Remède qu’il faudroit repeter chaque fois qu’on le verroit, jusqu’à ce que la chose dont il s’agissoit, fut faite ou absolument refusée.
Il étoit aussi d’avis, que chaque Membre du Grand Conseil de la Nation, après avoir proposé & defendu son Opinion, devroit être obligé de donner sa voix en faveur de l’opinion contraire; parce que si cela se faisoit, le Resultat tourneroit immanquablement à l’Avantage public.
Quand l’Etat est déchiré par de violentes Factions, il avoit trouvé un moyen merveilleux de les mettre d’accord. Ce moyen le voici. Il faut prendre une Centaine de Chefs de chaque parti, & mettre l’une contre Vautre les Têtes qui sont à peu près de la même Figure; qu’après cela deux Chirurgiens fort adroits scient l’Occiput de chaque Couple en même tems, de maniére que la Cervelle soit divisée en deux parties égales. Que chacun de ces Occiputs ainsi coupez soit apliqué sur la Tête à laquelle il n’apartient pas. Il est bien vrai que cet ouvrage demande beaucoup d’adresse & d’exactitude, mais le Professeur nous assuroit que si le Chirurgien s’en aquitoit bien, la Cure seroit infaillible. Car voici comme il raisonnoit; les deux égales portions de Cervelles débatant entr’elles, les Matieres qui forment le sujet de la Dispute, ne sçauroient manquer d’être bien tôt d’acord. Et pour ce qui regarde la diference des Cervelles en Quantité & en Qualité, parmi ceux qui sont les Directeurs des Factions, le Docteur protestoit en conscience que c’est une chimère.
J’entendis deux Professeurs disputer avec beaucoup de Feu sur la meilleure methode de lever des Impots sans charger le peuple. Le premier affirmoit que la meilleure maniére seroit de taxer les Vices & la Folie; & de mettre dans chaque Rue un certain Nombre de Jurez, qui rendroient temoignage des degrez d’Extravagance & de Corruption de leurs voisins, sur lesquels on pouroit regler la somme que chacun seroit tenu de payer. Le second étoit d’une opinion directement contraire, & vouloit qu’on mit une Taxe sur ces Qualitez du Corps & de l’Ame, pour lesquelles les Hommes s’estimoient le plus eux mêmes; & que cette Taxe fut plus ou moins grande suivant le Degré plus ou moins eminent auquel on porteroit ces Qualitez, Degré à l’égard duquel chacun seroit cru sur sa parole.
L’impôt le plus onereux regardoit les plus grands Favoris du Beau sexe, & les Cotisations étoient reglées suivant le nombre & la nature des Faveurs qu’ils avoient receues; sur quoi on s’en raporteroit aussi à leurs propres Declarations. L’Esprit, la Valeur, & la Politesse, devoient aussi payer de grands Impots, qui seroient aussi levez de la même maniére, chaque personne se taxant elle même. Mais d’un autre côté, l’Honneur, la Justice, la Sagesse & le Savoir, ne devoient pas couter un sol à ceux qui possedoient ces Qualitez, parce qu’elles sont d’un genre si singulier que personne ne les reconnoit en son voisin, ni ne les estime en lui même.
Les Femmes devoient être taxées suivant leur Beauté, & leur Habileté à se bien mettre, & jouïr du même privilège que les Hommes, je veux dire déterminer la somme qu’elles se croyent obligées de payer. Mais le Sens commun, la Fidelité, la Chasteté, & la Bonté du Cœur, devoient être des choses entierement exemptes d’impots, parce qu’aussi bien le peu qu’on en auroit pu retirer, n’auroit jamais payé les peines qu’on se seroit données pour déterrer celles que cette Taxe regardoit.
Pour attacher des Senateurs aux Interets de la Couronne, le même Professeur vouloit qu’ils tirassent au sort pour les Emplois, chacun d’eux s’engageant premiérement par serment d’être pour la Cour, soit qu’il gagnat ou non; après quoi ceux qui avoient perdu, pouvoient de nouveau tenter fortune à la premiére Occasion. De cette maniére l’Esperance & l’Atente les rendroient Fideles à leurs Engagemens, & personne ne pouroit se plaindre qu’on l’eut trompé, mais imputeroit son malheur à la Fortune dont les Epaules sont plus fortes & plus larges que celles d’un Ministère.
Un autre Professeur me montra un grand papier tout rempli d’Instructions pour découvrir des complots qui se trament contre le Gouvernement: Dans toutes ses remarques paroissoit un genie profond, & un extrême connoissance de la politique, quoi qu’à mon avis on pouroit y ajouter encore quelque chose. C’est ce que je pris la liberté de dire à l’Auteur, en lui ofrant en même tems de lui faire part de ce que je pouvois avoir de Lumiéres sur ce sujet. Il reçut mon ofre plus honnêtement que ne font d’ordinaire des Auteurs, & particuliérement ceux qui travaillent en projets, m’assurant qu’il seroit fort aise que je lui communiquasse mes Observations. .
Je lui dis, que s’il m’arrivoit de vivre dans un Royaume où les Conspirations fussent en vogue par le genie inquiet du petit Peuple, ou pussent servir à l’affermissement du Credit, ou à l’avancement de la Fortune de quelques grands Seigneurs, je m’apliquerois d’abord à encourager la Nation des Accusateurs, des Denonciateurs, & des Temoins: Que lorsque j’en aurois rassemblé un nombre suffisant, de toutes les sortes & de diferente Capacité, je les mettrois sous la conduite de quelques personnages habiles, & assez puissants pour les proteger & pour les recompenser. De tels personnages doüez des Talens & du Pouvoir que je viens de marquer, pourroient faire servir les Complots aux plus excellens usages; ils pouroient se faire valoir & passer pour de profonds Politiques; rafermir un Ministère chancelant; ètouffer ou apaiser un Mecontentement general; s’enrichir de Confiscations, & augmenter ou diminuer le Credit public, suivant que leur Avantage particulier le demanderoit. C’est ce qu’on peut faire, en convenant premiérement des personnes sur qui doit tomber l’Accusation d’avoir part à une Conspiration. Après cela il faut s’assurer de tous leurs papiers, aussi bien que de leurs personnes: Ces papiers doivent être mis entre les mains d’une societé d’Hommes assez habiles pour découvrir le sens mysterieux des Mots, des Syllabes, & des Lettres; Mais pour qu’ils puissent tirer quelque fruit de leur habileté, il doit leur être permis de donner aux Lettres, aux Syllabes & aux Mots, la signification, qui leur plait, quoique cette signification n’y aye souvent aucun raport, ou même paroisse directement contraire au but que se propose celui dont on examine l’Ecrit; ainsi par exemple, s’ils le trouvent bon, ils peuvent entendre par un Crible une Dame de Cour, par un Chien estropié un Usurpateur, par un Fleau une Armée entretenue en tems de paix, par une Buse, un Grand Politique, par la Goute un Souverain Pontife, par un Pot de Chambre un Commité de Seigneurs, par un Balai une Revolution, par une Sourissiére une Charge, par un Abime sans fond le Tresor public , par un Egout la Cour, par un Bonnet avec des Sonnettes un Favori, par un Roseau cassé une Cour de Justice, & par un Tonneau vuide un General.
Que si cette Methode ne réussissoit pas, on pouroit en employer de plus efficaces, & avoir recours aux Acrostiches & aux Anagrammes: Je lui expliquai alors ce que j’entendois par Acrostiches, & lui montrai au doigt & à l’oeil de quelle utilité est cette espèce de science pour découvrir le sens politique que renferment les Lettres initiales. Car sans cela, lui dis-je, auroit-on jamais pu savoir que N, par exemple, signifie une Conspiration; B un Regiment de Cavalerie, & L une Flote. Mais si par hazard, (ce qui n’est guères possible) cette Methode ne suffit pas pour decouvrir les Desseins du Parti mécontent, on pouroit venir à bout de les connoitre, en transposant les Lettres de l’Alphabet qui se trouvent dans quelque papier suspect, en les transposant dis-je, de tant de maniéres diferentes, qu’on trouve enfin le sens qu’on vent leur donner. Et c’est la ce qu’on apelle la Methode Anagrammatique.
Le Professeur me fit de grands remercimens des curieuses observations dont je venois de lui faire part, & me promit qu’il feroit mention honorable de moi dans son Traité.
Je ne vis rien dans ce pays qui put me porter à y faire un plus long sejour, & commençai à songer à m’en retourner en Angleterre.
CHAPITRE VII.
L’Auteur quite Lagado & arrive à Maldonada. Aucun Vaisseau n’étant prêt à faire voile, il fait un Tour à Glubbdubdribb. Reception que lui fit le Gouverneur.
LE Continent, dont ce Royaume est une partie, s’étend, autant qu’il me paroit, à l’Est vers les parties inconnues de l’Amerique, au West vers Californie, & au Nord vers la Mer Pacifique, qui n’est qu’à cent cinquante Miles de Lagado, où il y a un bon Port, & dont les habitans font un grand commerce avec ceux de l’Isle de Luggnagg, située au Nord-West environ au 29. Degré de Latitude Septentrionale, & au 140. Degré de Longitude. Cette Isle est au Sud-Est du Japon, à la distance d’une centaine de lieuës. Il y a une étroite Alliance entre l’Empereur du Japon & le Roi de Luggnagg, ce qui fait qu’il y a souvent occasion de passer d’une de ces Isles à l’autre. Cette Raison me détermina à prendre ma route par là pour m’en revenir en Europe. Je louai deux Mules pour porter mon petit Bagage, & un Guide pour me montrer le Chemin. Je pris congé de mon genereux Protecteur qui m’avoit temoigné tant d’amitiez, & reçus encore de lui un present assez considerable à mon depart.
Il ne m’arriva rien pendant mon Voyage qui merite d’être raporté. Quand j’arrivai au port de Maldonada, il n’y avoit point de Vaisseau pret à faire voile pour Luggnagg, & on m’assura qu’il faudroit atendre même quelques semaines avant qu’il y en eut. Cette Ville est environ de la grandeur de Portsmouth. Je fis bien tôt quelques connoissances, dont je reçus beaucoup d’honnêtetez. Un Gentilhomme fort distingué me dit que, puis qu’il se passeroit tout au moins un mois avant que j’eusse ocasion de partir pour Luggnagg, je devrois aller voir la petite Isle de Glubbdubdribb, qui étoit au Sud-West de Maldonada, à la distance d’environ cinq lieuës. Il s’ofrit à m’acompagner avec un de ses Amis, & me promit d’avoir soin de tout ce qui seroit necessaire pour nôtre petit Voyage.
Glubbdubdribb, autant qu’on peut rendre ce terme en nôtre Langue, signifie l’Isle des Sorciers. Cette Isle n’a que le tiers de la largeur de celle de Wight, & est extraordinairement fertile: Elle est gouvernée par le Chef d’une certaine Tribu qui n’est composée que de Magiciens.
Ces Magiciens ne contractent jamais de Mariages qu’avec des personnes de leur Tribu; & c’est le plus Ancien de leur Race qui est leur Prince ou leur Gouverneur. Ce Prince est logé dans un Magnifique Palais, derriére lequel il y a un Parc de trois mille Acres q’étendue, & environné d’un Mur de pierre de taille de vingt pieds de hauteur. Dans ce Parc il y a diferens enclos pour du Bled, des Herbes, ou du Bétail.
Le Gouverneur & sa Famille sont servis par des Domestiques fort extraordinaires. Par son habileté dans la Magie, il a le pouvoir de rapeller à la vie ceux qu’il veut, & le droit de s’en faire servir pendant vingt quatre heures, mais pas plus long tems; de plus, il ne lui est pas permis d’évoquer deux fois de suite la même personne, a moins qu’il n’y ait l’espace de trois mois entre deux, ou qu’il n’y soit porté par quelques rasions de la derniére importance.
Quand nous eumes mis pied à terre dans l’Isle, ce que nous fimes environ à onze heures du matin, un des Messieurs qui m’acompagnoient, alla chez le Gouverneur, & lui demanda si un Etranger pouvoit avoir l’honneur de faire la Reverence à son Altesse. Ce Prince lui acorda d’abord sa demande, & nous entrames tous trois dans le Palais entre deux Rangs de Gardes, armez à l’Antique, & qui avoient dans leur Physionomie je ne sçai quoi qui me faisoit trembler. Nous passames par plusieurs Apartemens entre des Domestiques, qui ne ressembloient pas mal aux Gardes, & qui comme eux étoient rangez en Haye des deux cotez, jusqu’à ce que nous fussions parvenus à la Chambre de presence, ou, apres trois profondes Reverences, & quelques Questions generales, il nous fut permis de nous asseoir sur trois Chaises, placées tout près du plus bas degré du Throne de son Altesse. Ce Prince entendoit la Langue de Balnibarbi, quoi qu’elle fut diferente de celles qu’on parle dans son Isle. Il me pria de lui raconter une partie de mes Voyages, & pour me faire voir qu’il vouloit me traiter sans Ceremonie, il renvoia ceux de sa suite d’un seul signe de Tête, qu’il n’eut pas plutot fait, qu’à mon grand étonnement tous s’évanoüirent en l’Air, comme les Objets que nous avons vus en songe disparoissent quand nous nous reveillons tout d’un coup. Je fus quelque tems vant que de pouvoir me remettre de ma Frayeur: mais comme le Gouverneur m’assura que je n’avois rien à craindre, & que je remarquois d’un autre coté que mes deux Compagnons ne paroissoient avoir aucune peur, (ce qui venoit de ce que ce Spectacle ne leur étoit pas nouveau) je commençai à prendre courage, & fis à son Altesse une Histoire abregée de mes diverses Avantures, non sans hesiter quelques fois & sans jetter les yeux de tems en tems sur les places que ces Spectres Domestiques venoient de quiter.
J’eus l’honneur de diner avec le Gouverneur, & nous fumes servis à Table par des Fantomes diferens de ceux que j’avois déjà vus. Je remarquai que ma peur alors étoit beaucoup moindre que celle du Matin.
Nous passames là toute la Journée, mais je suppliai le Prince de vouloir m’excuser, si je n’acceptois pas l’offre qu’il me faisoit de loger dans son Palais. Mes deux Amis & moi, allames coucher en Ville, & retournames au Palais du Gouverneur, pour obeïr à l’ordre obligeant qu’il nous en avoit donné.
Nous passames de cette maniére dix jours dans cette Isle, étant la plus grande partie du jour chez le Gouverneur, & la nuit dans nôtre Logement. Je me familiarisai bientôt tellement avec les Esprits, que je n’en avois plus peur du tout, ou s’il me restoit encore quelque impression de Frayeur, ma Curiosité m’en ôtoit aussi tôt le sentiment. Son Altesse m’ordonna un jour d’évoquer tel mort que je voudrois de tous ceux qui avoient subi la Loi du trepas depuis le commencement du Monde jusqu’au moment qu’il me parloir, & de leur commander de répondre aux Questions que je leur proposerois; à condition néanmoins que mes Questions ne rouleroient que sur des choses passées de leur tems: Qu’au reste je pouvois être sûr d’une chose, c’est qu’ils ne me diroient rien que de vrai, l’Art de mentir n’étant d’aucun usage dans l’autre monde.
Je fis d’humbles remercimens à son Altesse pour une si grande Faveur. Nous étions dans une Chambre dont la vuë donnoit sur le Parc. Et comme mon premier desir fut de voir quelque chose de pompeux & de magnifique, je souhaitai de voir Alexandre le Grand, à la Téte de son Armée immediatement après la Bataille d’Arbelles: à peine le Gouverneur eut-il prononcé quelques mots, que nous aperçumes ce Conquerant sous la Fenêtre où nous étions, & son Armée un peu plus loin. Alexandre eut ordre de se rendre dans nôtre Apartement: Je n’entendis pas autrement bien son Grec. Il m’assura sur son Honneur qu’il n’avoit pas été empoisonné, mais qu’il étoit mort d’une Fievre violente causée par les Debauches excessives qu’il avoit faites en vin.
Après lui je vis Hannibal passant les Alpes, qui me protesta, qu’il n’avoit pas une seule goute de Vinaigre dans son Camp.
Je vis Cesar & Pompée à la Tête de leurs Troupes, & prets à se livrer Bataille. Je souhaitai que le Senat de Rome put paroitre devant moi dans une grande Chambre, & une Assemblée un peu plus Moderne en oposition dans une autre. La premiére de ces Compagnies ne me parut composée que de Heros & de Demi-Dieux; au lieu que l’autre ne ressembloit qu’à une Troupe de Gueux, de Bandits, & de Breteurs. Le Gouverneur à ma demande fit signe à César & à Brutus de s’avancer vers moi. La vuë de Brutus m’inspira une profonde veneration, & je n’eus pas de peine à remarquer en lui la vertu la plus consommée, une fermeté d’Ame, une intrepidité au dessus de toute expression, & le plus ardent Amour pour sa Patrie. J’observai avec un sensible plaisir que ces deux grands Hommes paroissoient être Amis, & Cesar m’avoüa avec une noble ingenuité, que la gloire de l’avoir tué surpassoit celle qu’il s’étoit aquise pendant tout le cours de sa vie. J’eus l’honneur d’entretenir assez long-tems Brutus; & il me fut dit que Junius, Socrate, Epaminondas, Caton le jeune, Thomas Morus & lui, étoient toujours ensemble: Sextumvirat auquel tous les Ages du Monde ne sçauroient ajouter un septiéme.
Mes Lecteurs s’ennuyeroient certainement, si je leur raportois les Noms de toutes les personnes, que le Desir de voir, pour ainsi dire, le Monde dans chaque point de sa Durée, me fit évoquer. Je m’atachai principalement à considerer les Destructeurs des Tyrans & des Usurpateurs, & ceux qui avoient rendu des Nations à la Liberté; ces sortes de Spectacles me causoient une joye si sensible que ce seroit tenter l’impossible que de vouloir l’exprimer.
CHAPITRE VIII.
Detail curieux touchant la Ville de Glubbdubdribb. Quelques Corrections de l’Histoire Ancienne & Moderne.
AYant envie de voir les Anciens qui s’étoient rendus fameux par leur Esprit ou par leur Savoir, je leur destinai un jour tout entier. Je demandai que Homere & Aristote parussent à la Tête de tous leurs Commentateurs; mais ceux-ci étoient en si grand nombre, que plusieurs Centaines restérent dans la Cour & dans les Apartemens exterieurs du Palais. Je connus & distinguai ces deux Heros à la premiére vuë, non seulement de la multitude, mais aussi l’un de l’autre. Homere étoit le plus grand & le mieux fait des deux, se tenoit fort droit pour son Age, & avoit les yeux les plus vifs que j’aye jamais vus. Aristote se baissoit extrêmement, & s’apuyoit sur un Baton. Il avoit le visage maigre, les cheveux longs, & la voix creuse. Je m’aperçus d’abord, qu’aucun d’eux n’avoit jamais vu le reste de la Compagnie, ni même n’en avoit entendu parler. Et un Esprit, que je ne nommerai point, me dit à l’oreille, que dans l’autre monde ces Commentateurs se tenoient toujours le plus loin qu’il leur étoit possible de ces grands Hommes dont ils avoient vainement tenté d’éclaircir les Ecrits, & cela par la Honte & par le Remord qu’ils avoient de leur avoir fait dire mille Contradictions & mille Absurditez, auxquelles ils n’avoient jamais pensé. Je presentai Didyme & Eustathius à Homere, qui à ma priére les reçut mieux que peut être ils ne meritoient; car il trouva d’abord qu’aucun d’eux n’avoit le genie qu’il faut pour entrer dans celui d’un Poëte. Mais Aristote perdit entiérement patience, quand après lui avoir marqué les Obligations qu’il avoit à Scot & à Ramus, je lui presentai ces Savans, & il me demanda si ses autres Commentateurs étoient aussi Fous que ceux-ci.
Je priai alors le Gouverneur d’évoquer Descartes & Gassendi, qui en ma presence expliquérent leurs Systèmes à Aristote. Ce Philosophe avoüa ingenuement qu’il s’étoit très souvent trompé, parce que à l’égard de plusieurs choses il ne s’étoit apuyé que sur de simples Conjectures; & declara que le Vuide d’Epicure, dont Gassendi étoit le Restaurateur, & les Tourbillons de Descartes, étoient également fondez. Il predit que l’Attraction, qui se voit aujourd’huy tant de Defenseurs, retomberoit quelque jour dans le Mepris dont on vient de la tirer. Les nouveaux Systèmes sur la Nature, ne sont, ajouta t-il, que de nouvelles modes, qui varieront de tems en tems; & mêmes ceux qu’on pretend demontrer Mathematiquement, n’auront pas un Regne aussi long que la presomption de leurs Partisans semble leur promettre.
J’employai cinq jours à converser avec plusieurs autres Savans de l’Antiquité. Je vis la plus grande partie des premiers Empereurs Romains. Le Gouverneur evoqua à ma Sollicitation les Cuisiniers de Heliogabale pour nous faire à diner, mais ils ne nous donnérent que peu de preuves de leur habileté, faute de Materiaux. Un Cuisinier d’Agesilaus nous fit une soupe à la Lacedemonienne, mais je n’eus pas le courage d’en avaler une seconde cuillerée.
Mes deux Compagnons de Voyage furent obligez pour quelques Affaires, qui demandoient leur presence, de s’en retourner chez eux dans trois jours, que j’employai à voir quelques Morts modernes, qui avoient joué le Role le plus brillant depuis deux ou trois siecles, soit dans ma Patrie, soit dans d’autres pays de l’Europe. Comme j’avois toujours été grand Admirateur de tout ce qu’on apelle Anciennes & Illustres Familles, je supliai le Gouverneur d’évoquer une douzaine ou deux de Rois avec leurs Ancêtres rangez en ordre depuis huit ou neuf generations. Mais je fus horriblement trompé dans mon Atente. Car au lieu d’une longue suite de Diademes, je vis dans une Famille deux Joueurs de violon, trois Courtisans fort bien mis, & un Prelat Italien. Dans une autre un Barbier, un Abbé & deux Cardinaux. J’ay trop de veneration pour les Têtes couronnées, pour insister d’avantage sur un sujet si mortifiant. Mais pour ce qui regarde les Marquis, les Comtes & les Ducs, je ne suis pas si scrupuleux. Et j’avoüerai que ce ne fut pas sans plaisir que je me vis en état de distinguer la route que certaines Qualitez de l’Ame & du Corps avoient suivie pour entrer dans telle ou telle Famille. Je pouvois voir clairement d’où telle Maison tiroit un Menton pointu, & pourquoi telle autre ne produisoit que des Coquins depuis deux generations, & que des Fous depuis quatre. Quelles étoient les causes qui justifioient le mot que Polydore Virgile à dit d’une certaine Maison de par le Monde, Nec Vir fortis, nec Fœmina casta. Comment la Cruauté, la Fourberie, & la Lacheté, devenoient des marques caracteristiques, par lesquelles de certaines Familles étoient autant reconnoissables que par leur Cotte d’armes.
Tout ce que je voiois me dégoutoit fort de l’Histoire Moderne. Car ayant examiné & interrogé avec atention tous ceux qui depuis un siecle avoient occupé les plus eminentes places dans les Cours des Princes, je trouvai que de miserables Ecrivains en avoient effrontément imposé au Monde, en atribuant plus d’une fois, les plus grands Exploits de guerre à des Laches, les plus sages Conseils à des Imbecilles, la plus noble Sincerité à des Flateurs, une vertu Romaine aux Traitres de leur patrie, de la pieté à des Athées, & de la veracité à des Delateurs. Que plusieurs Hommes du Merite le plus pur & le plus distingué avoient été condamnez à mort ou envoyez en Exil par sentence de quelques Juges corrompus ou intimidez par un Premier Ministre: Que des Femmes d’intrigue ou prostituées, des Maqueraux, des Parasites & des Bouffons, decidoient souvent les Affaires des Cours, des Conseils, & des plus Augustes Senats. J’avois déjà assez mauvaise Opinion de la sagesse & de l’integrité des Hommes, mais ce fut bien autre chose quand je fus informé des motifs auxquels les plus grandes Entreprises & les plus étonnantes Revolutions doivent leur Origine, aussi bien que des meprisables Accidens auxquels elles sont obligées de leur succès.
J’eus ocasion en même tems de me convaincre de l’Audace & de l’Ignorance de ces Ecrivains d’Anecdotes, qui dans leurs Histoires secretes empoisonnent presque tous les Roys; repétent mot pour mot un Discours qu’un Prince à tenu en secret à son Premier Ministre; ont copie authentique des plus secretes Instructions des Ambassadeurs, & cependant ont le malheur de se tromper toujours. Un General confessa en ma presence qu’un jour il n’avoit gagné la Victoire qu’à force de fautes & de poltronnerie: & un Amiral, que pour n’avoir pas eu d’assez étroites liaisons avec les Ennemis, il avoit batu leur Flote dans le tems qu’il ne songeoit qu’à leur livrer la sienne. Trois Rois m’ont protesté n’avoir pendant tout le cours de leurs Regnes jamais fait de bien à un seul Homme de merite, à moins qu’ils ne l’ayent fait sans le savoir, étant abusez par quelque Ministre en qui ils se confioient. Ils ajouterent, que s’ils avoient à revivre, ils tiendroient encore la même conduite; & ils me prouvérent avec beaucoup de Force, que la corruption étoit un des plus fermes soutiens du Trone, parce que la vertu donne aux Hommes une certaine inflexibilité, qui est la chose du Monde la plus incommode pour ceux qui gouvernent.
J’eus la curiosité d’aprendre en détail, par quels moyens de certains Hommes s’étoient élevez à de grands Titres d’Honneur, & avoient aquis d’immenses Richesses; & ma curiosité n’eut pas pour Objets des siecles fort reculez; quoique d’un autre côté, elle ne regardat ni mon pays, ni mes Compatriotes, (verité dont je prie mes Lecteurs d’être bien persuadez. ) Plusieurs personnes qui étoient dans le cas dont il s’agit, ayant été évoquées, il ne fut pas besoin d’un grand examen pour decouvrir des Infamies dont le souvenir me fait encore fremir d’horreur. Le Parjure, l’Opression, la Fraude, la Subornation, & le Maquerelage, étoient les moyens les plus honêtes dont ils s’etoient servis; & comme cela étoit aussi fort juste, je trouvai que ces petites infirmitez étoient fort excusables. Mais quand quelques uns avouérent qu’ils ne devoient leur grandeur & leur opulence qu’aux Crimes les plus afreux; les uns à la Prostitution de leurs Femmes & de leurs Filles, d’autres aux Trahisons qu’ils avoient faites à leur Prince ou à leur Patrie, d’autres enfin à leur Habileté à empoisonner leurs Ennemis ou à perdre des Innocens: J’espere qu’on ne me saura pas mauvais gré de ce que ces sortes de Découvertes me firent beaucoup rabatre de cette profonde veneration que j’ai naturellement pour des personnes d’un Rang éminent, & qui est un Tribut que des gens de ma sorte doivent leur payer. J’avois souvent lu que de certains services importans avoient été rendus à des Princes ou à des Etats; cela me fit naitre la Curiosité de voir ceux à qui ces Etats & ces Princes en avoient l’obligation. Apres une exacte recherche, il me fut dit que leurs Noms ne se trouvoient en aucun Registre, en en exceptant pourtant un petit nombre que l’Histoire a representez comme des Infames & des Traitres. A l’égard des autres, je n’en avois jamais entendu parler. Ils parurent tous les yeux baissez, & fort pauvrement habillez, la plûpart d’entr’eux, à ce qu’ils me dirent, étant morts dans la misère, ou ayant porté leurs Têtes sur un Echafaut.
Parmi les premiers je vis un Vieillard dont l’Histoire a quelque chose de singulier. Il avoit à ses côtez un jeune Homme d’environ dix-huit ans. Il me dit qu’il avoit été pendant plusieurs années Commandant d’un Vaisseau, & que dans le Combat Naval d’Actium, il avoit eu le bonheur de couler à fond trois des principaux Vaisseaux Ennemis, & d’entreprendre un quatriéme, ce qui avoit été la seule cause de la fuite d’Antoine & de la Victoire qui en fut une suite; que le jeune Homme que je voyois à ses côtez, & qui étoit son Fils unique, avoit été tué pendant l’Action. Il ajouta, que la Guerre étant finie, il s’en alla à Rome, pour solliciter un plus grand Vaisseau, dont le Commandant avoit été tué, mais que sans avoir egard à ses pretentions, le Vaisseau qu’il demandoit, fut donné à un Homme qui n’avoit jamais vu la Mer, & dont tout le merite consistoit à être Fils de Libertina, Femme de Chambre d’une des Maitresses d’Auguste. Pendant qu’il s’en retournoit à son Bord, il fut accusé de negligence à l’égard de son devoir, & son Vaisseau fut donné au Page favori de Publicola le Vice-Amiral; sur quoi il se retira à une petite Ferme, fort éloignée de Rome, dans laquelle il finit ses jours. J’eus tant d’envie de savoir la verité de cette Histoire, que je demandai qu’Agrippa qui avoit été Amiral dans ce Combat, fut evoqué. Il vint, & me certifia tout le Recit, avec cette diference pourtant qu’il donna de bien plus grands Eloges au Capitaine, qui par sa modestie n’avoit nullement rendu justice à son propre Merite.
Je fus étrangement surpris de trouver que la Corruption eut fait de si rapides progrès dans cet Empire, & cela par le Luxe qui n’y étoit entré que fort tard, ce qui fit que je fus moins étonné devoir arriver de pareilles Avantures dans d’autres pays, où les vices de tous les genres ont regné depuis bien plus long tems.
Comme chacun de ceux qui étoient évoquez avoit parfaitement la même Figure sous laquelle ils avoient paru dans le Monde, ce ne fut qu’avec le plus sensible Déplaisir que je remarquai jusqu’à quel point la Race Angloise étoit degenerée depuis un siecle, & quels changemens avoit produit parmi nous la plus infame de toutes les Maladies.
Pour faire diversion à un spectacle si mortifiant, je marquai souhaiter devoir quelques uns de ces Anglois de la vieille Roche, si fameux autrefois pour la simplicité de leurs Mœurs, pour leur exacte Observation des Loix de la Justice, leur sage Amour pour la Liberté, leur Valeur, & leur atachement inviolable pour leur Patrie. Ce ne fut pas sans émotion que je comparai les Vivans aux Morts, & que je vis des Ayeux vertueux déshonorez par de Petit-Fils, qui en vendant leurs voix à la Faveur ou à l’Esperance, se sont souillez de tous les vices qu’il est possible d’aquerir dans une Cour.
CHAPITRE IX.
L’Auteur revient à Maldonada, & fait voile pour le Royaume de Luggnagg. Il y est mis en prison, & ensuite envoyé à la Cour. Maniére dont il y est admis. Extrême Clemence du Roi envers ses sujets.
LE jour de nôtre départ étant venu, je pris congé de son Altesse le Gouverneur de Glubbdubdribb, & revins avec mes deux Compagnons à Maldonada, où, après avoir atendu quinze jours, nous trouvames un Vaisseau prêt à faire voile pour Luggnagg. Mes deux Amis, & quelques autres Messieurs, eurent la generosité de me fournit toutes les provisions dont j’avois besoin, & de me mener à Bord. Mon Voyage fut d’un mois. Nous fumes acceuillis en chemin d’une violente Tempête, & obligez de prendre cours vers le West pour profiter d’un Vent alizé qui soufle dans ces parages. Le 21. d’Avril 1711. nous entrames dans la Riviére de Clumegnig, sur laquelle il y a une Ville qui porte le même Nom. Nous jettames l’Ancre à une lieuë de cette Ville, & fimes des signaux pour qu’on nous envoyât un Pilote. Il en vint deux à nôtre Bord en moins d’une demie heure; qui nous conduisirent entre plusieurs Ecueils, qui rendent le passage fort dangereux, dans un large Bassin, où toute une Flote est entiérement à l’abri des plus furieuses Tempêtes.
Quelques uns de nos Matelots, soit par malice, soit par inadvertence, informérent les Pilotes que j’étois un Etranger & de plus grand Voyageur, ce que ceux-ci redirent à un Officier de la Douane, qui m’examina à la rigueur quand j’eus mis pied à terre. Cet Officier me parla la Langue de Balnibarbi, que presque tous les Habitans de cette Ville entendent à cause du grand Commerce qu’il y a entr’eux & les Habitans de ce Royaume. Je lui fis un Recit succint, que je rendis le plus vraisemblable qu’il me fut possible; mais je jugeai à propos de ne pas déclarer ma Patrie & de me dire Hollandois, parce que mon Dessein étoit d’aller au Japon, & que je savois que les Hollandois sont le seul Peuple de l’Europe qui y soit admis. Dans cette vuë je dis à l’Officier qu’ayant fait naufrage sur les Côtes de Balnibarbi, j’avois été reçu dans Laputa, ou l’Isle volante (dont il avoit plus d’une fois entendu parler) & que j’étois à présent dans l’intention de me rendre au Japon, où j’esperois de trouver quelque Vaisseau sur lequel je pourois m’en retourner dans mon Païs. L’Officier me dit qu’il faloit que je restasse Prisonnier jusqu’à ce qu’il eut reçu à mon sujet des ordres de la Cour; qu’il alloit y écrire sur champ, & qu’il se flattoit d’avoir réponse dans une quinzaine de jours. On me donna un Apartement assez honnête pour une prison, avec une Sentinelle à ma porte; j’avois pourtant la liberté de me promener dans un assez grand Jardin, & fus traité avec beaucoup d’Humanité, étant entretenu pendant tout le tems au dépens du Roi. Un motif de curiosité porta plusieurs personnes à m’inviter chez elles, parce qu’il leur avoit été raporté que je venois de plusieurs Païs fort éloignez, & dont quelques-uns même leur étoient entiérement inconnus.
Je louai un jeune Homme qui s’embarqua avec moi pour me servir d’Interprête; il étoit natif de Luggnagg, mais avoit passé quelques années à Maldonada, & entendoit parfaitement bien l’une & l’autre Langue. Par son moyen je fus en état de lier conversation avec ceux qui vinrent me voir; mais cette conversation ne consistoit qu’en Demandes de leur part, & qu’en Reponses de la mienne.
La Dépêche que nous attendions de la Cour, arriva vers le tems que nous esperions. Elle contenoit un ordre de me conduire moi & ma suite à Traldragdubb ou Trildrogdrib, car j’ai entendu prononcer ce mot en deux maniéres, avec une Escorte de dix Chevaux. Toute ma suite consistoit dans le Garçon qui me servoit d’Interprête, que je persuadai de se mettre à mon service, & ce ne fut qu’à force de priéres qu’on accorda à chacun de nous une Mule pour faire plus commodément le Voyage. Un Messager eut ordre de nous devancer de quelques jours, pour annoncer notre approche au Roi, & pour prier Sa Majesté de marquer le jour & l’heure que nous pourions avoir l’Honneur de lécher la poussiére qui est devant le marchepied de ses pieds. C’est-là le stile de la Cour, & j’éprouvai que cette phrase n’étoit rien moins que figurée. Car ayant été admis deux jours après mon arrivée, je reçus ordre de me trainer sur le ventre, & de lécher le plancher à mesure que j’avançois; mais à cause que j’étois Etranger, on avoit eu soin de la netoyer si bien que la poussiére ne put me faire aucun mal. Cependant, c’étoit là une Faveur particuliére, qui ne s’accordoit qu’à des personnes du premier Rang, quand le Roi leur faisoit la grace de les admettre en sa présence. Ce n’est pas tout: quelquefois on repand tout exprès de la poussiere sur le plancher, & c’est ce qui arrive lorsque celui, qui doit être admis, a de puissans Ennemis à la Cour. J’ai vu moi-même un grand Seigneur dont la bouche en étoit si pleine, que quand il se fut traine jusqu’à l’endroit qu’il faloit, il lui fut impossible de prononcer un seul mot. Le pis est qu’il n’y a aucun Remède à cet inconvenient, parce que c’est un Crime capital à ceux qui sont admis à l’Audience de cracher ou de s’essuyer la Bouche en présence de Sa Majesté. Il y a encore à cette Cour une autre coutume, que je ne saurois tout à fait aprouver. Quand le Roi a dessein de faire mourir quelque grand Seigneur d’une mort douce & qui aye quelque chose d’obligeant, il ordonne qu’on repande sur le plancher une certaine poudre empoisonnée, qui étant léchée tuë infailliblement son Homme en vingt-quatre heures: Mais pour rendre justice à l’extrême Clemence de Sa Majesté, & au tendre soin qu’il a pour la vie de ses Sujets (en quoi il seroit à souhaiter que les Monarques de l’Europe voulussent bien l’imiter) il faut que je dise, que quand quelque Seigneur a eu l’honneur mortel de lécher un peu de cette poudre, dont je viens de parler, le Roi donne les ordres les plus précis que le plancher soit bien lavé; que si ses Domestiques n’exécutent pas exactement ses ordres; ils s’exposent à la colère & à l’indignation de ce Prince. Je lui ai entendu moi-même commander qu’on fouëtat un Page, dont ç’avoit été le tour d’avertir ceux qui devoient nettoyer le plancher après une Exécution, mais qui avoit negligé de le faire par malice: Négligence, qui fut cause qu’un jeune Seigneur de grande espérance, ayant été admis à l’Audience, fut malheureusement empoisonné, quoique dans ce tems-là, le Roi n’eut pas dessein de le faire mourir. Mais ce Prince fut si bon que de remettre au Page, le petit chatiment auquel il l’avoit condamné, sur la promesse qu’il fit que cela ne lui arriveroit plus, à moins que d’en avoir un ordre formel.
J’espere qu’un trait si singulier de Clemence engagera le Lecteur à me pardonner cette digression.
Quand je me fus trainé jusqu’à la distance de quatre verges du Trône, je me levai doucement sur mes genoux, & puis, après avoir sept fois frapé la Terre de mon Front, je prononçai les mots suivans, tels que je les avois apris la nuit d’auparavant, Ickpling Glofftrobb squutserumm blhiop Mlashnalt, zwin, tnodbalkguffh slhiophad Gurdlubh Asth. C’est-là le Compliment que les Loix prescrivent à tous ceux qui ont l’Honneur de saluer le Roi. On pourroit le rendre par ces mots François; Puisse Votre Majesté Céleste vivre plus long-tems que le Soleil, onze Lunes & demie. Le Roi me fit une courte Reponse, à laquelle, quoique je n’en comprisse pas le sens, je repliquai pas ces mots qu’on m’avoit fait aprendre par cœur; Fluft drin Yalerick Dwuldom prastrad mirpush, ce qui veut dire, Ma Langue est dans la Bouche de mon Ami, par où je voulois marquer que je souhaitois qu’il fut permis à mon Interprête d’entrer. Le Roi le voulut bien, & ce fut par le moyen de cet Interprête que je répondis aux Questions que Sa Majesté me fit pendant l’espace d’une bonne heure. Je parlois la Langue de Balnibarbi, & mon Interprête exprimoit ce que je venois de dire en celle de Luggnagg. Le Roi prit beaucoup de plaisir à cette espèce de conversation, & ordonna à son Bliffmarklub, ou grand Chambellan d’avoir soin que mon Interprête & moi fussions logez à la Cour, & qu’il ne nous manquat rien.
Je m’arrêtai trois mois dans ce Païs, & cela par complaisance pour le Roi, qui paroissoit souhaiter que j’y fisse un plus long séjour, & qui me fit les ofres les plus honorables pour m’y retenir. Mais je crus qu’il seroit plus conforme aux règles de la prudence & de la justice, de passer le reste de mes jours avec ma Femme & mes Enfans.
CHAPITRE X.
Eloge des Luggnaggiens. Description particuliére des Struldbruggs, avec plusieurs Conversations entre l’Auteur & quelques persornnes de la premiére Distinction sur ce sujet.
LEs Luggnaggiens sont le Peuple du Monde le plus poli & le plus généreux, & quoi qu’ils ne soient pas tout à fait exempts de cet orgueil qu’on remarque dans presque toutes les Nations de l’Orient, ils ne laissent pas d’être généralement parlant fort honnêtes à l’égard des Etrangers. J’avois le bonheur d’être sur un grand pied de familiarité avec plusieurs Seigneurs de la Cour, & ayant toujours mon Interprête avec moi, nos Entretiens n’étoient pas désagréables.
Un jour dans une Compagnie fort nombreuse, une personne de Qualité me demanda si j’avois vu quelqu’un de leurs Struldbruggs ou Immortels. Je dis que non, & marquai souhaiter de savoir en quel sens ce titre pouvoit être apliqué à une Créature mortelle. Ce Seigneur me répondit, que quelquefois, quoi que rarement, il naissoit parmi eux des Enfans qui avoient une tache rougeatre & d’une figure circulaire sur le front, directement au dessus de la paupiére gauche, ce qui étoit une infaillible marque d’immortalité. Il ajouta, que la tache étoit d’abord fort petite, mais qu’elle devenoit plus grande à mesure que l’Enfant croissoit, & changeoit aussi de couleur: que depuis l’âge de douze ans jusqu’à celui de vingt-cinq, elle étoit verte, après cela d’un bleu foncé, & à quarante cinq ans noire comme du Charbon; après quoi elle ne soufroit plus aucun changement. Ces sortes de Naissances, poursuivit-il, sont si rares, que je ne crois pas qu’il y ait plus d’onze cent Struldbruggs de l’un & l’autre sexe dans tout le Royaume. Que ces productions n’étoient pas particuliéres à de certaines Familles, mais un pur effet du Hazard, & que les Enfans des Struldbruggs étoient sujets à la Loi du trépas ni plus ni moins que les autres Mortels. J’avouë que ce Recit me causa un plaisir inexprimable: Et comme celui qui me le faisoit entendoit la Langue de Balnibarbi, que je parlois fort bien, je ne pus m’empêcher de faire des Exclamations peut-être un peu extravagantes. Je m’écriai comme ravi hors de moi-même; Heureux Peuple où chaque Enfant a eu du moins la possibilité d’être Immortel! Nation heureuse, devant les yeux de qui sont étalez tant de vivans exemples de l’Antique vertu, & qui renferme dans son sein des Maitres prêts à l’instruire dans la sagesse de tous les siecles! Mais mille & mille fois plus heureux encore ces admirables Struldbruggs, qui naissent exempts du plus afreux de tous les maux, & dont les ames ne sont pas continuellement agitées par l’horrible frayeur de la mort! Je fis paroitre quelque étonnement de n’avoir vu à la Cour aucun de ces Illustres Personnages: une tache noire au front étant quelque chose de trop remarquable pour que je ne m’en fusse pas aperçu d’abord; & m’imaginant d’ailleurs qu’il étoit impossible que Sa Majesté, qui étoit un Prince fort judicieux, n’en eut choisi un bon nombre pour lui servir de Conseillers. Mais, poursuivis-je, peut être que ces Venerables Sages ne veulent pas respirer un air aussi corrompu que celui de la Cour; ou bien, qu’on n’a pas assez de déference pour leurs Avis, comme on voit parmi nous de jeunes Gens trop vifs & trop peu dociles pour se laisser conduire par les Conseils de quelques prudens Vieillards. Que quoi qu’il en fut à ces égards, puisque le Roi me permettoit quelquefois de le saluer, j’étois resolu de lui déclarer librement & au long mon sentiment à la premiére occasion, par le secours de mon Interprête; & que soit qu’il en profitat ou non, j’étois dans le dessein d’accepter l’ofre que Sa Majesté m’avoit faite plus d’une fois, & de passer le reste de mes jours dans son Païs, pour devenir plus sage & meilleur par le commerce de ses Etres superieurs, dont il venoit de me parler, si tant y a qu’ils daignassent m’admettre parmi eux. Le Gentilhomme à qui j’adressai ce Discours, parce que (comme je l’ai déja remarqué) il parloit la Langue de Balnibarbi, me dit avec cette sorte de souris, qu’arrache la pitié qu’on a pour l’ignorance, qu’il étoit charmé qu’il y eut quelque chose qui fut capable de me retenir parmi eux, & qu’il me prioit de lui permettre d’expliquer à la compagnie ce que je venois de dire. Il le fit, & ces Messieurs causérent quelque tems ensemble dans leur Langue, sans que j’entendisse un seul mot de tout ce qu’ils dirent, ni que je pusse remarquer par leur air quelle impression mon Discours avoit faite sur eux. Après un silence de quelques instans, le même Seigneur me dit que ses Amis & les miens (ce furent ses termes) étoient charmez des Réflexions judicieuses que j’avois faites sur les Avantages d’une vie Immortelle, & qu’ils souhaitoient que je leur déclarasse d’une manière un peu détaillée, quel plan de vie je me serois fait, si j’avois eu le bonheur de naitre Struldbrugg.
Je répondis qu’il n’étoit guères dificile d’être éloquent sur un si beau & si riche sujet, particuliérement à moi, qui m’étois souvent amusé à songer ce que je ferois, si j’étois Roi, Général, ou Grand Seigneur: Qu’à l’égard du cas proposé, j’avois réflêchi plus d’une fois sur la maniére dont je passerois mon tems, si j’étois sûr de ne pas mourir.
Que si j’avois eu le bonheur de naitre Struldbrugg, dès que j’aurois connu l’excès de ma Félicité, je me serois d’abord servi de toutes sortes de moyens pour aquerir des Richesses. Qu’à force d’Adresse & d’Aplication j’aurois pu en moins de deux Siécles devenir un des plus riches Particuliers du Royaume. En second lieu, que dès ma plus tendre jeunesse, j’aurois tâché de me perfectionner dans toutes sortes de Sciences, afin de surpasser un jour tous les Hommes du monde en Habileté & en Savoir. Enfin, que je mettrois soigneusement par écrit chaque Evenement considérable, de la verité duquel je serois informé: Que je tracerois sans aucune ombre de partialité les Caractéres des Princes & des plus fameux Ministres d’Etat, qui se succederoient les uns aux autres: Que je marquerois exactement les diférens changemens qui arriveroient dans les Coutumes, le Langage, les Modes, & les Divertissemens de mon Païs. Et que par ces moyens j’esperois de devenir un Trésor vivant de Connoissances & de Sagesse, aussi bien que l’Oracle de ma Nation.
Dès que j’aurois atteint l’âge de soixante ans, leur dis-je en poursuivant mon Discours, je ne songerois plus à me marier, mais pratiquerois les Loix de l’Hospitalité, quoiqu’avec retenue.
Je m’occuperois à former l’Esprit & le Cœur de quelques jeunes Gens de grande esperance, en les convainquant par mes Observations & par de nombreux Exemples, de l’utilité & de l’excellence de la vertu. Mais je choisirois pour mes Compagnons perpetuels d’autres Immortels comme moi, parmi lesquels il y auroit une douzaine des plus Anciens, dont je ferois mes Amis particuliers. Si quelques-uns de ceux-ci ne se trouvoient pas dans un état opulent, je les logerois dans ma Maison, & en aurois toujours quelques-uns à ma Table, à laquelle je n’admettrois qu’un très-petit nombre de vous autres mortels, que je regarderois du même œil dont un homme considère la succession annuelle des Tulippes & des Oeillets de son Jardin: les Fleurs qu’il voit le divertissent pendant quelques instans, mais ne lui font point regretter celles de l’année passée.
Mes Compagnons Immortels & moi, nous nous communiquerions les uns aux autres nos Observations, & ferions des Remarques sur les diférentes maniéres dont la corruption se glisse dans le Monde, afin d’en préserver les Hommes par de sages Leçons, & par l’Ascendant de nôtre Exemple; Remedes qui selon toutes les aparences empêcheroient cette dépravation de la Nature humaine, dont on s’est plaint avec tant de Raison dans tous les âges.
Ajoutez à cela le plaisir de voir les plus étonnantes Revolutions d’Etat: d’anciennes Citez tombant en ruïnes: d’obscurs Villages devenant des Capitales d’Empires: de fameuses Riviéres changées en petits Ruisseaux: l’Ocean laissant un Païs à sec, pour en couvrir un autre de ses ondes: les Sciences établissant leur Siége dans de certains Pays, & quelques Siécles après paroissant les avoir quitez pour jamais. Je pourois alors me promettre de voir le jour où l’on auroit trouvé la Longitude, le Mouvement Perpetuel, & la Medecine Universelle, aussi bien que plusieurs autres belles Inventions.
Quelles magnifiques Découvertes ne ferions nous point en Astronomie, en survivant à nos Prédictions les plus reculées, & en observant les Retours periodiques des Cometes, & tout ce qui a du raport au mouvement du Soleil, de la Lune & des Etoiles.
Ce ne fut-là que l’Exorde. Mon amour pour la vie rendit la suite de mon Discours bien plus longue. Quand j’eus fait, & que ce que je venois de dire eut été expliqué comme auparavant au reste de la Compagnie, ils parlérent quelque tems entr’eux, & me parurent un peu rire à mes Dépens. A la fin le même Gentilhomme, qui m’avoit servi d’Interprête, dit qu’il étoit chargé de la part de ces autres Messieurs de me redresser sur quelques Erreurs dans lesquelles l’imbécilité ordinaire de la Nature humaine m’avoit fait tomber. Que cette Race de Strulbdruggs étoit particuliére à leur Païs, puisqu’il ne s’en trouvoit point ni dans le Royaume de Balnibarbi, ni dans l’Empire du Japon, où il avoit eu l’honneur d’être Ambassadeur de la part de Sa Majesté, & qu’il avoit trouvé les Naturels de l’un & de l’autre de ces Pays aussi incrédules sur le Chapitre des Strulbdruggs que je l’avois paru moi-même. Que dans les deux Empires susdits, dans lesquels il avoit fait un assez long séjour, le desir de vivre long-tems étoit un desir général. Que quiconque y avoit un pied dans le Tombeau, retenoit l’autre le plus qui lui étoit possible. Que le plus vieux y esperoit de vivre encore un jour, & regardoit la mort comme le plus affreux de tous les maux; mais que dans l’Isle de Luggnagg le desir de vivre n’étoit pas si ardent, parce qu’on y avoit l’exemple des Strulbdruggs continuellement devant les yeux.
Que le plan de vie que j’avois fait étoit déraisonnable & injuste, parce qu’il supposoit une éternité de Jeunesse, de Santé, & de Vigueur, que personne ne sauroit avoir la Folie de se promettre, quelque extravaguant qu’on soit en fait de souhaits. Que par conséquent, la Question n’étoit pas de savoir si un Homme voudroit être toujours jeune & toujours heureux, mais comment il passeroit une vie sans fin, sujette aux incommoditez qui sont l’appanage ordinaire de la vieillesse. Car, ajoutoit-il, quoique peu d’Hommes voulussent avouër qu’ils souhaiteroient d’être Immortels même à de si dures conditions, j’ai pourtant remarqué dans les Empires de Balnibarbi & du Japon, que chacun cherche à renvoyer la mort quelque tard qu’elle vienne, & je n’ai presque point vu d’Exemples d’Hommes qui mourussent volontairement, à moins que d’y avoir été portez par d’excessives Douleurs. Et j’en apelle à vôtre conscience, me dit-il, si vous n’avez remarqué la même chose dans les païs où vous avez voyagé.
Après cette Preface, il entra dans un Detail fort circonstancié touchant les Strulbdruggs. Il dit qu’ils agissoient comme les autres Hommes jusqu’à l’age de trente ans, après quoi on remarquoit en eux une espèce de Melancolie qui augmentoit de jour en jour jusqu’à ce qu’ils eussent quatre vingts ans. Qu’il savoit cela par leur propre Confession: parce que, comme chaque siecle ne produit que deux ou trois de cette Espece, ce nombre ne suffit pas pour faire quelque Observation generale. Quand ils ont passé les quatre vingt ans, ce qui pour les autres habitans de ce pays, est le dernier Terme auquel ils puissent ateindre, ils sont non seulement sujets à toutes les Folies & à toutes les Infirmitez des autres Vieillards, mais aussi à de certains Defauts qui naissent de la terrible certitude de leur Immortalité. Ils sont non seulement Vains, Opiniatres, Avares, de mauvaise Humeur, & Babillards, mais aussi entiérement incapables d’Amitié. Envie & Desirs impuissants sont leurs passions ordinaires. Mais les objets contre lesquels leur Envie se dechaine principalement, sont les vices des Jeunes, & la mort des Vieux. En reflechissant sur ceux là, ils se trouvent exclus même de la possibilité de gouter jamais aucun plaisir, & quand ils voyent un Convoi funebre, ils se plaignent que d’autres sont entrez dans un Port, où eux mêmes ne pouront jamais arriver. Ils ne se souviennent de rien que de ce qu’ils ont remarqué & apris dans leur Jeunesse, & cela même est encore fort defectueux. Et pour ce qui regarde la Certitude ou les particularitez de quelques Faits, on peut faire plus de fond sur les Traditions communes, que sur leurs meilleurs Memoires. Les moins miserables de ces Vieillards éternels sont ceux qui ont le bonheur de radoter, & de perdre absolument la Memoire; parce que, n’ayant pas un grand nombre de mauvaises Qualitez, qui rendent les autres haissables, on est plus porté à avoir pitié d’eux & à les secourir.
Si un Strulbdrugg épouse une personne immortelle comme lui, le Mariage ne subsiste que jusqu’à ce que le plus jeune des deux ait ateint l’age de quatre vingt ans. Car nos Loix trouvent qu’il est juste que celui, qui, sans qu’il ait merité ce malheur par sa faute, est condamné à rester toujours sur la Terre, ne soit pas rendu doublement malheureux par une Femme éternelle.
Dès qu’ils ont quatre vingt Ans, la Loi les considère comme morts; leurs Heritiers s’emparent de leurs Biens, excepté une petite portion qu’on reserve pour leur Entretien, & les Pauvres d’entr’eux sont entretenus à la Charge du Public. Après ce periode ils sont tenus pour incapables de s’aquiter d’aucune Charge, & on ne les admet pour Temoins dans aucune Cause, soit Civile, soit Criminelle.
A quatre vingt & dix Ans ils perdent leurs Dents & leurs Cheveux, ne trouvent plus de gout à rien, mais mangent & boivent sans apetit & sans plaisir: Les Maladies auxquelles ils sont sujets allant leur train ordinaire sans croitre ni diminuer. En parlant ils oublient les Noms les plus ordinaires des Choses, aussi bien que celui des personnes, quand même ce seroient leurs plus intimes Amis, ou leurs plus proches Parens. Pour la même raison ils ne sçauroient jamais s’occuper à lire, parce que leur Memoire est si peu ferme que le commencement d’une Phrase est toujours effacé de leur souvenir quand ils en lisent la fin: Malheur qui les prive du seul Divertissement dont ils seroient capables.
Le Langage étant fort sujet au Changement, les Strulbdruggs d’un siecle n’entendent pas ceux d’un autre, & sont, lorsqu’ils ont passé deux cent ans, incapables de lier Conversation avec leurs Voisins les Mortels, ce qui leur donne le desavantage d’être comme Etrangers dans leur propre Païs.
Tel fut, autant qu’il m’en peut souvenir, le Recit qu’il me fit touchant les Strulbdruggs. J’en vis dans la suite cinq ou six de diferens Ages, mais dont le plus jeune n’étoit vieux que de deux siecles; J’eus même le plaisir de passer quelques Heures avec deux ou trois d’entr’eux; mais quoi qu’on leur eut dit que j’etois un grand Voyageur, qui avois vu la plus grande partie de la Terre, ils n’eurent pas la moindre curiosité de me faire quelques Questions, & se contentérent de me demander un Slums Kudask, ou marque de souvenir, ce qui est une maniére honête de demander l’Aumone, sans que la Loi, qui le defend, soit ouvertement violée.
Tout le Monde les hait & les meprise; & la Naissance d’un d’eux est mis au nombre des funestes presages. La meilleure maniére de savoir leur Age est de leur demander de quel Roi ou de quel grand Personnage ils se souviennent, & après cela de consulter l’Histoire, car il est certain que quand ils avoient quatre vingt Ans, le dernier Prince dont ils avoient conservé le souvenir n’avoit pas encore commencé son Regne.
Leur vuë est de tous les Spectacles le plus mortifiant, & les Femmes parmi eux sont encore plus horribles que les Hommes. Par dessus les Diformitez ordinaires à un age avancé, ils ont je ne sçai quelle Laideur particuliére encore, qui s’augmente avec les Années, & qu’il est impossible de decrire. Et à cet egard je puis me vanter, que parmi une demie douzaine de Strulbdruggs je distinguai d’abord le plus vieux, quoi qu’il n’y eut pas plus de deux siecles de diference.
Le Lecteur croira facilement que ce que je venois d’entendre, diminua de beaucoup l’Envie que j’avois de vivre toujours. J’eus honte des visions extravagantes dans lesquelles j’avois donné, & fus persuadé que le Tyran le plus cruel auroit peine à inventer un genre de mort par lequel je refusasse de passer pour finir une pareille vie. On conta au Roi tout ce qui s’étoit passé sur ce sujet entre moi & mes Amis. Ce Prince me fit l’honneur de me railler là dessus, me demandant si je ne voulois pas transporter dans mon païs une paire de Strulbdruggs, pour armer mes Compatriotes contre la Frayeur de la Mort; mais il semble que cela soit defendu par les Loix fondamentales du Royaume: car sans cela j’aurois été charmé de faire la Depense de les transporter. Je fus obligé d’avouer que les Loix de ce Royaume touchant les Strulbdruggs, étoient apuyées sur de très solides Raisons, & telles, que tout autre pays seroit obligé de les adopter, s’il avoit de pareils Hommes dans son sein. Autrement, comme l’Avarice est une passion en quelque sorte essentielle à la Vieillesse, ces Immortels deviendroient avec le Tems possesseurs de tous les Biens de la Nation, & s’empareroient de toute l’Autorité: d’où il arriveroit que manquant de Talens pour faire un bon usage du pouvoir qu’ils auroient entre les Mains, le Gouvernement, dont ils seroient les soutiens, crouleroit bientôt sur ses Fondemens.
CHAPITRE XI.
L’Auteur quite Luggnagg & va au Japon: d’où il se rend sur un Vaisseau Hollandois à Amsterdam, & d’Amsterdam en Angleterre.
J’Ay cru que ce Recit touchant les Strulbdruggs ne seroit pas desagreable au Lecteur, ne me souvenant pas d’avoir jamais lu quelque chose de pareil dans aucun Livre de Voyages qui me soit tombé entre les mains. Que si ce Trait Historique n’est pas si nouveau pour mes Lecteurs que je me le suis imaginé, je tirerai mon Apologie de la necessité où se trouvent des Voyageurs, qui font la Description du même Pays, de raconter les mêmes particularitez, sans qu’on puisse pour cela les accuser de s’être copiez les uns les autres.
Il y a un commerce perpetuel entre les Habitans de ce Royaume & ceux du Japon, & il est très aparent que les Auteurs Japonois auroient pu me donner quelques lumiéres sur le Chapitre des Strulbdruggs; mais je fis si peu de sejour dans cet Empire, & j’en savois si peù la Langue, qu’il me fut impossible de demander ou de recevoir à cet égard quelques Eclaircissemens. Mais j’espére que la Lecture de mon Livre donnera à quelque Hollandais la curiosité de faire sur ce sujet de plus amples informations.
Le Roi de Luggnagg m’ayant plusieurs fois pressé d’accepter quelque Emploi à sa Cour, & me trouvant inebranlable dans le Dessein de retourner dans mon païs, m’acorda la permission de partir, & me donna une Lettre de Recommandation ecrite de sa propre Main pour l’Empereur du Japon. Il me fit aussi present de quatre cent quarante & quatre grandes piéces d’or (cette Nation aimant fort les nombres pairs) & d’un Diamant que je vendis en Angleterre pour onze cent guinées.
Le sixiéme de May 1709, je pris congé solemnellement de sa Majesté & de tous mes Amis. Ce Prince eut la bonté d’ordonner qu’un Detachement de sa Garde me conduisit à Glanguenstald, qui est un Port de mer situé au Sud-West de l’Isle. Six jours après mon Arrivée, il y eut un Vaisseau prêt à faire voile pour le Japon, & nous fimes ce Trajet en quinze jours. Nous primes Terre à une petite Ville Maritime nommée Xamoschi, & située au Sud-Eft du Japon. Je montrai d’abord aux Officiers de la Doüane la Lettre du Roi de Luggnagg pour sa Majesté Imperiale.
Ils connoissoient parfaitement bien le Cachet de ce Prince, qui étoit de la largeur de la paume de ma main. Ce cachet representoit un Roi levant de terre un Gueux estropié. Les Magistrats de la Ville ayant été informez que j’avois une Lettre pour l’Empereur, me reçurent comme un Ministre public, eurent soin de me pourvoir de Domestiques pour me servir, & de Voitures pour transporter mon Bagage à Yedo, où je fus admis à l’Audience, & delivrai ma Lettre, qui fut ouverte avec grande Ceremonie, & expliquée à l’Empereur par un Interprête, qui me dit après cela de la part de sa Majesté, que si j’avois quelque Requête à presenter, je pouvois être sûr qu’elle me seroit ottoyée pour l’Amour du Roi de Luggnagg. Cet Interprête avoit été employé depuis long-tems dans les Afaires des Hollandois: il demêla facilement que j’étois Européen, & pour cette cause il exprima ce que l’Empereur venoit de dire en Hollandois, qu’il parloit parfaitement bien. Je repondis (conformément à la Resolution que j’en avois prise) que j’étois un Marchand Hollandois, qui avois fait Naufrage sur les Côtes d’un païs fort éloigné, d’où je m’étois rendu en partie par Mer & en partie par Terre à Luggnagg, & de là au Japon, où je savois que ceux de mon pays envoyoient souvent des Vaisseaux, sur un desquels j’avois esperé de m’en retourner en Europe: Que pour cet efet je supliois très humblement sa Majesté de donner ordre que je fusse conduit & escorté jusqu’à Nangesac: A cette Faveur je priai que pour l’Amour de mon Patron le Roi de Luggnagg, l’Empereur voulut bien en ajouter une autre, qui étoit de me dispenser de la Ceremonie imposée à mes Compatriotes de fouler aux pieds la Croix, parce que c’étoit mon Infortune, & non pas l’intention de faire quelque Commerce qui m’avoit conduit dans son Pays. Quand cette derniére Demande eut été expliquée à l’Empereur, il parut un peu surpris, & dit, qu’il croyoit que j’étois le premier de mes Compatriotes qui eut jamais fait quelque Dificulté sur ce point, & qu’il commençoit à douter que je fusse un Hollandois; mais qu’il me soupçonnoit plutôt d’être un CHRETIEN. Que cependant à cause des Raisons que j’avois aleguées, mais principalement par amitié pour le Roi de Luggnagg, il se préteroit à la singularité de mon humeur, mais que l’Affaire devoit être adroitement menagée, & que ses Officiers auroient ordre de me laisser passer comme si c’étoit par inadvertance. Je rendis mille graces par la bouche de mon Interprête pour une Faveur si signalée, & quelques Troupes étant en ce tems là en marche vers Nangesac, l’Officier Commandant eut ordre de m’y conduire, avec quelques Instructions sur l’Affaire de la Croix.
Le 9. Juin 1709. J’arrivai à Nangesac, après un assez long & encore plus incommode Voyage. Je ne tardai guéres à faire connoissance avec quelques Matelots Hollandois d’un Vaisseau nommé Anthoine, de 450. Tonneaux. J’avois vécu assez longtems en Hollande, poursuivant mes Etudes à Leide, & je parlois assez bien Flamand. Les Matelots furent bien tôt informez d’où je venois en dernier lieu, ils eurent la curiosité de me demander l’Histoire de ma vie & le détail de mes Voyages. Je leur fis un Recit abregé, probable & peu sincére. Je connoissois plusieurs personnes en Hollande, & il ne me fut pas dificile d’inventer des Noms suposez pour mes Parens, que je dis être de pauvres gens de la Province de Gueldres. J’aurois volontiers donné au Capitaine (un certain Theodore van Grult) tout ce qu’il m’auroit demandé pour me transporter en Hollande; mais quand il eut apris que j’étois Chirurgien, il se contenta de la moitié de la somme ordinaire, à condition que je le servirois dans ma profession durant le Voyage. Avant que de nous embarquer, quelques uns de l’Equipage me demandérent souvent si j’avois acompli la Ceremonie dont j’ay parlé? J’esquivai la Question par des Reponses vagues, disant que j’avois fait tout ce que l’Empereur avoit exigé de moi. Cependant, un méchant Coquin de Matelot s’adressant à un Officier, & me désignant du doigt, dit que je n’avois pas encore foulé aux pieds le Crucifix: mais l’Officier qui avoit reçu ordre qu’on ne me fit point de peine, donna à ce Maraut une volée de coups de Bâton, après quoi je ne fus plus exposé à des Questions de ce genre.
Il ne m’arriva rien pendant ce Voiage qui vaille la peine d’être raconté. Nous eumes le vent en poupe jusqu’au Cap de Bonne Esperance, où nous nous pourvumes d’Eau douce. Le 16. d’Avril nous arrivâmes sains & saufs à Amsterdam, n’ayant perdu que trois Hommes qui étoient morts de Maladie, & un quatriéme qui étoit tombé du grand Mât dans la Mer, près des Côtes de Guinée. Après m’être arrêté quelques jours à Amsterdam, je m’embarquai pour l’Angleterre sur un petit Vaisseau qui apartenoit à cette Ville. Le 10. d’Avril 1710, nous arrivames aux Dunes. Le lendemain je mis pied à Terre, & eus le plaisir de revoir ma Patrie après une absence de cinq Ans & six mois. J’arrivai chez moi le même jour, & trouvai ma Femme & mes Enfans en parfaite santé.
Fin de la Troisiéme Partie.