Voyages du Capitaine Lemuel Gulliver, En Divers Pays Eloignes, Tome II de III
VOYAGES
DU CAPITAINE
LEMUEL GULLIVER,
EN
DIVERS PAYS ELOIGNEZ.
TOME SECOND.
Seconde Partie.
Contenant le Voyage au Pays des Houyhnhnms.
A LA HAYE,
Chez P. GOSSE & J. NEAULME.
MDCCXXVII.
VOYAGES.
PART. IV.
Voyage au pays des HOUYHNHNMS.
CHAPITRE I.
L’Auteur entreprend un Voyage en Qualité de Capitaine d’un Vaisseau. Ses gens conspirent contre lui, le tiennent pendant quelque tems renfermé dans sa Cabane, & le mettent à Terre dans un Pays inconnu. Il avance dans le Pays. Description d’un Etrange Animal nommé Yahoo. L’Auteur rencontre deux Houyhnhnms.
JE passai environ cinq Mois dans ma Maison avec ma Femme & mes Enfans, & aurois été fort heureux si j’avois su sentir mon Bonheur. Je laissai ma Femme enceinte, & acceptai une offre fort avantageuse qui me fut faite d’être Capitaine du Hazardeux, Vaisseau Marchand de 350. Tonneaux: Car j’entendois fort bien la Navigation, & étant las de l’Emploi de Chirurgien sur Mer, (Emploi néanmoins auquel je ne renonçois pas si absolument que je ne fusse prêt à l’exercer en tems & lieu) j’engageai en cette qualité un certain Robert Purefoy, jeune Homme assez Habile dans sa Profession. Nous partimes de Portsmouth le second d’Aoust 1710, le quatorziéme nous rencontrâmes le Capitaine Pocock qui aloit à la Baye de Campêche pour y couper du Bois du même nom. Le 16. nous fumes separez de lui par une Tempête; j’apris à mon Retour que son Vaisseau avoit coulé à fond, & que de tout l’Equipage il n’y avoit qu’un seul Mousse qui se fut sauvé. C’étoit un honête Homme & un fort bon Marinier, mais un peu trop positif dans ses sentimens, ce qui fut la cause de sa perte, comme ce l’a été de celle de plusieurs autres. Car s’il avoit suivi mon Avis, il seroit peut être à present comme moi sain & sauf au milieu de sa Famille.
Des Fievres chaudes m’emportérent tant de monde, que je fus obligé de toucher aux Barbades pour y faire de nouvelles Recrues. Mais je ne tardai guéres à me repentir du choix que je fis, ceux que je pris à mon Bord ayant presque tous été Boucaniers. Tout l’Equipage de mon Vaisseau consistoit en vingt-cinq Hommes, & mes ordres portoient que je trafiquerois avec les Indiens de la Mer du Sud, & que je tacherois de faire quelques nouvelles Decouvertes. Ces Boucaniers debauchérent le reste de mes gens, & tous ensemble formérent le Dessein de se rendre Maitres du Vaisseau; Dessein qu’ils exécutérent un beau Matin en se jettant tout d’un coup dans ma Cabane, & en me liant pieds & mains, avec menace de me jetter dans la Mer si je faisois la moindre Resistance. Je leur dis que je me reconnoissois leur prisonnier, & que je leur promettois la plus entiére soumission. Ils exigérent de moi que je confirmasse cette promesse par serment; après quoi ils me deliérent, à un de mes Bras près qu’ils atachérent avec une Chaine à mon Lit, & placérent une sentinelle avec un Fusil chargé à ma porte, avec ordre de tirer sur moi, dès que je ferois le moindre éfort pour me détacher. Ils m’envoyerent à manger & à boire, & se chargérent du Gouvernement du Vaisseau. Leur Dessein étoit de pirater sur les Espagnols, ce qu’ils ne pouvoient faire à moins que d’être plus forts de Monde. Mais avant que de rien entreprendre, ils étoient dans l’intention de vendre les Marchandises qui étoient dans le Vaisseau, & puis d’aler à Madagascar pour y faire des Recrues, quelques uns d’eux étant morts depuis qu’ils m’obligeoient à garder la Chambre. Cette espèce de prison dura quelques semaines, pendant lesquelles ils firent commerce avec les Indiens, sans que je sçusse quel Cours ils prenoient, étant étroitement gardé dans ma Cabane, & atendant à tout moment qu’ils executeroient la menace de me tuer, qu’ils me faisoient reguliérement huit ou dix fois par jour.
Le 9. May 1711, un certain Jaques Welch vint me trouver, & dit qu’il avoit ordre du Capitaine de me mettre à Terre. Je tachai de le fléchir par mes priéres, mais je n’en pus venir à bout; il poussa même la Cruauté jusqu’à refuser de me dire seulement le Nom de leur nouveau Capitaine. Quand il eut fait sa Commission, lui & ses Compagnons me forcèrent à descendre dans la Chaloupe, en me permettant de mettre mon meilleur Habit, & de prendre avec moi un petit paquet de Linge, mais point d’Armes excepté mon Epée: ils eurent même la politesse de ne pas visiter mes poches, dans lesquelles j’avois mis tout mon Argent, & quelques autres Bagatelles. Ils firent environ une lieuë à force de Rames, & puis me mirent sur le Rivage. Je les conjurai de me dire dans quel pays j’étois: Ils me protestérent tous qu’ils le savoient aussi peu que moi, mais me dirent que le Capitaine (comme ils l’apelloient) avoit resolu, après s’être défait des Marchandises, de me mettre à Terre sur la premiére Côte que nous decouvririons. En prononçant ces mots, ils s’éloignérent de moi, me disant en guise d’Adieu, que si je ne voulois pas être surpris par la Marée, je ferois fort bien de ne pas rester long-tems dans l’endroit où j’étois.
Dans cette afreuse situation je gagnai le haut du Rivage, où je m’assis pour me reposer un peu, & pour reflêchir sur le parti que je devois prendre. Après une mûre Deliberation, je pris la Resolution d’avancer dans le païs, de me rendre aux premiers Sauvages que je rencontrerois, & de racheter ma vie en leur donnant quelques Bracelets, quelques Bagues de cuivre, & quelques Verroteries; Bagatelles dont on se pourvoit dans ces sortes de Voyages, & dont j’avois par bonheur quelques unes sur moi. Je vis sur ma Route un grand nombre d’Arbres, qui me parurent être des productions de la Nature, parce que je ne remarquois aucun ordre dans leur Arrangement; plusieurs Prez, & quelques Champs d’Avoine. Je marchai avec beaucoup de circonspection, craignant qu’on ne me tirât quelque Flêche par derriére ou de côté. Je tombai dans un grand Chemin, où je vis plusieurs Traces d’Hommes, quelques unes de Vaches, mais un nombre bien plus considerable de celles de Chevaux. Enfin j’aperçus diferens Animaux dans un Champ, & un ou deux de la même sorte assis dans des Arbres. Ils étoient d’une Figure fort vilaine & tout à fait extraordinaire. J’en eus un peu peur, & pour les mieux considerer, je me cachai derriére un Buisson.
Quelques uns d’eux s’étant aprochez de la place où j’étois, j’eus ocasion de les voir distinctement. Leurs Têtes & leurs Poitrines étoient couvertes de Cheveux: ils avoient des Barbes pareilles à celles des Boucs, & leur corps étoit generalement parlant couleur de peau de Bufle. Je les voyois grimper sur de hauts Arbres avec autant d’Agileté qu’auroit pu faire un Ecureuil; car ils avoient de fortes pates qui se terminoient en pointes crochues. Ils sautoient fort loin & couroient d’une prodigieuse vitesse. Les Femelles étoient plus petites que les Males: leurs Mammelles pendoient entre leurs pieds de devant, & touchoient presque à terre quand elles marchoient. Les Cheveux de ces Animaux, tant de l’un que de l’autre sexe, étoient de diferentes couleurs: les uns les avoient bruns, d’autres roux, d’autres noirs, & d’autres enfin jaunes. Tout compté, je ne me souviens pas d’avoir vu dans aucun de mes Voyages des Animaux plus desagréables, ni contre lesquels j’aye senti une plus forte Antipathie. N’ayant donc que trop satisfait ma curiosité, je poursuivis mon chemin, espérant qu’il me conduiroit à la Cabane de quelqu’Indien. A peine eus-je fait quelques pas, que je rencontrai nez à nez une de ces Creatures dont je viens de parler. Le vilain Monstre ne m’eut pas plutôt aperçu, qu’il fit plusieurs grimaces, dans lesquelles je crus deméler son Etonnement; puis s’aprochant de moi, il leva sa pate de devant, sans que je susse si c’étoit par Mechanceté ou par simple Curiosité. Mais de peur d’Equivoque, je mis Flamberge au vent, & lui donnai un coup du plat de mon Epée, car je ne voulois pas le blesser, de peur que cette Action violente, commise à l’égard d’un Animal qui pouvoit leur apartenir, n’irritât les Habitans contre moi. Cependant le coup que j’avois donné à cette Bête fut assez douloureux, pour qu’elle prit la fuite, en jettant des cris, qui atirérent hors du champ voisin une quarantaine d’Animaux de la même sorte, dont je fus regardé d’assez mauvais œil. De peur d’insulte néanmoins je me mis le dos contre un Arbre, & fis le Moulinet avec mon Epée, quoi qu’à dire le vrai je ne fusse rien moins qu’à mon Aise.
Au milieu de cet embaras, quel ne fut pas mon Etonnement, quand je vis ces Animaux se sauver à toutes Jambes, & me laisser librement poursuivre ma Route, sans qu’il me fut possible de comprendre la cause d’un changement si soudain? Mais ayant tourné la Tête à gauche, j’aperçus un Cheval qui se promenoit au petit pas dans le Champ; & c’étoit ce Cheval, qu’ils avoient aperçu avant moi, qui, à ce que j’apris depuis, étoit la cause de leur Fuite. Le Cheval me parut un peu effrayé en me voyant, mais se remettant d’abord de sa crainte, il considera mon Visage avec de manifestes marques d’etonnement: il regarda avec atention mes mains & mes pieds, & fit plusieurs fois le tour de mon corps. Je voulois continuer mon Chemin, mais il me le barra en s’y mettant en travers, quoique d’ailleurs il n’eut pas l’Air menaçant, & qu’il ne me parut pas avoir Dessein de me faire la moindre violence. Nous fumes l’un & l’autre pendant quelques minutes dans cette situation; à la fin je pris la hardiesse d’étendre la main sur son Cou, dans le dessein de le flater, en me servant de cette sorte de siflement & de mots; qui sont en usage parmi les Maquignons, quand ils veulent manier un Cheval étranger. Mais cet Animal parut recevoir mes Caresses avec Dedain, car il branla la tête, fronça le sourcil, & écarta doucement ma Main avec son pied droit de devant. Après quoi il hennit trois ou quatre fois, mais d’une maniére si extraordinaire que je crus que c’étoit une espéce de Langage, qui lui étoit particulier, qu’il parloit.
Sur ces entrefaites arrive un second Cheval, qui s’aproche de l’autre d’un Air degagé & honête, lui hennit quelques sons, qui me parurent Articulez, & en reçoit une Reponse du même genre. Ils s’éloignérent tous deux de quelques pas, comme s’ils avoient voulu conferer ensemble, se promenant l’un à côté de l’autre, en avant & en arriére, tout de même que des personnes qui délibérent sur quelque Afaire importante, mais tournant souvent les yeux vers moi, comme pour empêcher que je ne m’échapasse. Je ne sçaurois exprimer la surprise où je fus en voyant faire de pareilles choses à des Bêtes brutes, & je conclus que si les Habitans du païs étoient douez d’un Dégré de raison proportionné à cette superiorité ordinaire que les Hommes ont sur les Chevaux, il faloit necessairement qu’ils fussent le plus sage Peuple de la Terre. Cette pensée m’encouragea à poursuivre ma Route, & me fit naitre le Dessein de ne me point arrêter que je n’eusse trouvé quelque Maison ou quelque Village, ou du moins quelqu’un des Naturels du pays. Je m’esquivois déjà tout doucement, quand le premier des deux Chevaux, qui étoit un gris-pommelé, remarquant ma fuite, se mit a hennir après moi d’un Ton si absolu, que je m’imaginai entendre ce qu’il vouloit
dire; sur quoi je retournai sur mes pas & vins vers lui, pour atendre ses ordres. Mais je dissimulai ma crainte le mieux qu’il me fut possible: car, sans que j’en jure, le Lecteur croira aisément que l’incertitude où j’étois comment cette Avanture finiroit, me mettoit un peu en peine.
Les deux Chevaux s’aprochérent de moi, regardant avec beaucoup d’atention mon Visage & mes mains. Le Cheval gris toucha mon Chapeau de tous côtez avec la Corne de son pied droit de devant, & le decompensa tellement, que je fus obligé de l’oter pour le rajuster; Action qui me parut jetter ce Cheval aussi bien que son Compagnon (qui étoit un Baybrun) dans un Etonnement inexprimable; Celui-ci toucha le pan de mon Habit, & trouvant qu’il ne faisoit pas partie de mon corps, donna encore de nouvelles marques de sa surprise. Ils étoient l’un & l’autre fort embarrassez de mes Souliers & de mes Bas, qu’ils avoient fort atentivement examinez, se hennissant l’un à l’autre, & faisant diferens gestes, qui ne ressembloient pas mal à ceux que fait un Philosophe qui tâche d’expliquer quelque Phenomène nouveau & dificile.
En un mot, toutes les maniéres de ces Animaux me parurent si sages & si marquées au coin de l’intelligence, que je conclus qu’il faloit necessairement qu’ils fussent des Magiciens, qui s’étoient ainsi metamorphosez eux mêmes, & qui voyant un Etranger, avoient formé le Dessein de se divertir de moi; ou qui peut être étoient réellement étonnez à la vuë d’un Homme si diferent en Habit & en Figure des Habitans d’un pays si éloigné. Ce beau & solide Raisonnement me fit prendre la Hardiesse de leur adresser le Discours suivant.
Messieurs, si vous êtes des Enchanteurs, comme il y a grande aparence, vous entendez toutes sortes de Langues, c’est pourquoi je prens la liberté de dire à Vos Seigneuries, que je suis un malheureux Anglois, que ses infortunes ont amené sur vos Côtes, & je conjure un de vous deux de me permettre de le monter comme s’il étoit réellement Cheval, & de me porter à quelque Maison ou à quelque Village. Et vous n’obligerez pas un Ingrat, car je vous ferai present de ce Couteau & de ce Bracelet (que je pris hors de ma poche en prononçant ces derniers mots. ) Les deux Créatures gardérent un profond silence pendant que je parlois, & parurent m’écouter avec beaucoup d’atention; & quand j’eus fait, ils se hennirent plusieurs fois l’un à l’autre, ni plus ni moins que s’ils étoient engagez dans une serieuse conversation. Je remarquai que leur Langage exprimoit fort bien les passions, & que les mots en pouvoient plus aisément être reduits en Alphabet que ceux des Chinois.
Je leur ouïs plusieurs fois prononcer le mot de Yahoo; & quoi qu’il me fut impossible de deviner ce qu’il signifioit, j’essaiai neanmoins, pendant que ces deux Messieurs étoient en conversation, de le prononcer à mon Tour. Dès que je remarquai qu’ils se taisoient, je dis à haute voix Yahoo, imitant en même tems, le plus qu’il m’étoit possible le Hennissement d’un Cheval; ce qui ne les surprit pas mediocrement tous deux, & le gris repeta trois fois le même mot, comme s’il avoit voulu m’aprendre le veritable Accent, en quoi je l’imitai de mon mieux, & trouvai que chaque fois je prononçois moins mal, quoique je fusse encore fort loin du point de perfection. Ensuite le Baybrun essaya ma Capacité à l’égard d’un second mot dont la prononciation étoit bien plus dificile: je veux dire celui de Houyhnhnm. Je ne reussis pas si bien dans ce mot que dans l’autre; mais après deux ou trois Essays, cela alla mieux: & mes deux Maitres me parurent extrêmement étonnez de l’habileté de leur Disciple.
Après quelques autres Discours, qui à ce que je conjecturai, me regardoient, les deux Amis prirent congé l’un de l’autre; le Cheval gris me fit signe de marcher devant lui, en quoi je jugeai à propos de lui obéïr, jusqu’à ce que j’eusse trouvé un meilleur Guide. Quand je marchois trop lentement, il me crioit Hhuun, Hhuun; Je devinai sa pensée, & lui donnai à entendre que j’étois las, & qu’il ne m’étoit pas possible d’aller plus loin; surquoi il eut la bonté de s’arrêter un peu pour me donner le tems de me reposer.
CHAPITRE II.
Un Houyhnhnm conduit l’Auteur à sa Maison. Description de cette Maison. Maniére dont l’Auteur y est reçu Nourriture des Houyhnhnms. L’Auteur pourvu d’Alimens après avoir craint d’en manquer. Maniére dont il se nourrissoit dans ce Païs.
NOus avions fait environ trois miles, quand nous arrivâmes à un long Bâtiment fait de Bois de charpente; le Toit en étoit assez bas & couvert de paille. Je commençai alors à prendre courage, & tirai de ma poche quelques unes de ces Babioles, que les Voyageurs portent d’ordinaire avec eux, pour en faire à peu de Fraix de magnifiques presens aux Indiens de l’Amerique; je tirai de ma poche, dis je, quelques unes de ces Babioles, dans l’esperance de me concilier par là l’Affection de ceux de la Maison. Le Cheval me fit signe d’entrer le premier. Je le fis & me trouvai dans une Ecurie fort propre, où il ne manquoit ni Ratelier ni Mangeoire. Il y avoit trois Chevaux & deux Jumens, dont aucun ne mangeoit, mais dont quelques uns étoient assis sur leurs Jarrets, ce qui m’étonna beaucoup: Mais ce qui augmenta encore mon Etonnement, fut que je vis le reste occupé à faire le même Ouvrage que nos Palfreniers font dans nos Ecuries. Ce spectacle me confirma dans ma premiére opinion, qu’un peuple capable de civiliser des Brutes jusques à ce point, devoit être le plus sage & le plus habile Peuple de la Terre. Le gris pommelé entra alors, & prevint le mauvais Traitement que les autres auroient pu me faire. Il leur hennit à diferentes reprises d’un ton d’Autorité, & reçut chaque fois Reponse.
Par dessus cette maniére d’Apartement où nous étions, il y en avoit encore trois autres de plein pied, dans lesquels on entroit par trois portes, vis à vis les unes des autres. Nous nous rendimes par le second Apartement à la porte du troisiéme, où le Cheval gris entra seul, me faisant signe de l’atendre. J’obeïs, & preparai en atendant mes presens pour le Maitre & pour la Maitresse de la Maison. Ces presens consistoient en deux Couteaux, trois Bracelets de perles fausses, une petite Lunette d’aproche, & un Colier de verre. Le Cheval hennit trois ou quatre fois, & je m’atendois à quelque Reponse prononcée par une voix Humaine, mais un hennissement aussi articulé, quoi que plus grêle que le sien, fut toute la Reponse qu’il reçut. J’allai m’imaginer que cette Maison apartenoit à quelque personne de la premiére Distinction, puisque j’essuyois tant de Ceremonies avant que d’être admis: Car il me paroissoit entiérement incroyable qu’un Homme de qualité ne fut servi que par des Chevaux.
Je craignis pendant un instant que mes malheurs & mes soufrances ne m’eussent fait perdre l’esprit: je regardai tout autour de moi dans la Chambre où j’avois été laissé seul, & je la trouvai comme la premiére, quoi qu’un peu plus propre. Je me frotai plusieurs fois les yeux, mais ils furent conssamment frapez des mêmes objets. Je me pinçai les Bras & les Côtez pour me reveiller, dans l’esperance que ce qui venoit de m’arriver ne fut qu’un Songe. Après quoi je fus obligé d’atribuer à la Magie tout ce que je voyois. Mais je fus interrompu dans ces Reflexions par l’Arrivée du Cheval gris, qui me fit signe de le suivre dans le Troisiéme Apartement, où je vis une fort jolie Cavalle, avec deux Poulains, assis sur des Nattes de paille, très bien faites & de la derniére propreté.
Dès que la Cavalle m’eut vu, elle se leva de sa Natte, s’aprocha de moi, & m’examina depuis les pieds jusqu’à la Téte: Examen qui finit par un regard de mepris; Après quoi elle se tourna vers le Cheval, & j’ouïs que l’un & l’autre repetoient souvent le mot de Yahoo; mot dont je ne comprenois pas alors la signification, quoique ce fut le premier que j’eusse apris à prononcer; mais je ne tardai guères à en savoir le sens, & j’achetai cette connoissance par la plus cruelle de toutes les Mortifications: Car le Cheval me faisant signe de la Tête, & repetant le mot Hhuun, Hhuun, comme il avoit fait sur la Route, ce qui vouloit dire (comme je l’ai déjà expliqué) que je devois le suivre, me conduisit dans une maniére de Cour, où il y avoit un autre Batiment à quelque distance de la Maison. Nous entrâmes dans ce Batiment, & je vis trois de ces detestables Créatures que j’avois rencontré immediatement après mon Arrivée, qui se nourrissoient de Racines & de la Chair de quelques Animaux, que j’apris dans la suite avoir été des Anes, des Chiens, des Vaches mortes de Maladies. Ils étoient tous atachez par le cou avec de fortes Cordes à une Poutre, & tenoient leur Manger entre les grifes de leurs pieds de devant.
Le Maitre Cheval commanda à un de ses Domestiques, qui étoit un Cheval alezan, de detacher le plus grand de ces Animaux & de le mener à la basse Cour. J’y fus conduit aussi, & cela dans le dessein de nous comparer ensemble, ce que le Maitre & le Valet firent ayec beaucoup d’atention, repetant l’un & l’autre le mot de Yahoo plusieurs fois. Je ne sçaurois exprimer l’Horreur & l’Epouvante dont je fus saisi, quand je remarquai que cette Abominable Bête avoit une Figure Humaine. Elle avoit à la verité le Visage plus large, le nez plus écrasé, les Levres plus grosses, & la Bouche plus fenduë, que ne les ont d’ordinaire les Européens. Mais ces sortes de Diformitez se remarquent chez la plûpart des Nations Sauvages. Les pieds de devant du Yahoo ne diferoient en rien de mes mains, excepté que les Ongles en étoient plus longs, & qu’ils étoient plus velus & plus bruns. Il y avoit la même conformité & la même diference entre nos pieds: mais les Chevaux ne s’en aperçurent pas, parce que les miens étoient couverts de mes Bas & de mes souliers.
La seule dificulté qui arrêtoit les deux Chevaux, étoit de voir que le reste de mon corps ne ressembloit en rien à celui d’un Yahoo; disparité dont j’avois l’obligation toute entiére à mes Habits, qui étoient une chose entiérement nouvelle pour eux: l’Alezan m’ofrit une Racine, qu’il tenoit entre la Corne de son pied & son pâturon; je la pris, & l’ayant sentie, je la lui rendis le plus civilement qu’il m’étoit possible. Il tira du Chenil du Yahoo un morceau de je ne sçai quelle viande, qui sentoit si mauvais, que j’en detournai la Tête en faisant une de ces grimaces dans lesquelles il entre du dedain & du degout; ce qu’il n’eut pas plutot aperçu qu’il le jetta au Yahoo, par qui elle fut devorée avec avidité. Il me montra ensuite un monceau de Foin, & un Picotin plein d’Avoine; mais je branlai la tête pour marquer que ni l’une ni l’autre de ces choses ne pouvoient me servir de nourriture. Et pour dire le vray, je commençai alors à craindre de mourir de Faim, si je ne rencontrois personne de mon espèce: Car pour ce qui regarde ces vilains Yahoos, il faut avoüer que nonobstant la tendre Amitié que je portois alors à la Nature Humaine, je n’ai jamais vu d’Etre qui me deplut davantage à tous égards; & ce qu’il y a de singulier, est, que quoi qu’on s’acoutume à toutes sortes d’Animaux, les Yahoos seuls m’ont toujours paru plus haissables à mesure que je les ai connus davantage. Le Maitre Cheval demêla mon Aversion pour ces Bêtes sur mon visage, & pour m’obliger renvoya le Yahoo dans son Chenil. Après cela il aprocha la corne de son pied de devant de sa Bouche, ce qui ne me causa pas une mediocre surprise, quoi qu’il le fit d’une maniére fort aisée, & avec un mouvement qui me parut parfaitement Naturel, A ce premier signe il en ajouta d’autres pour me prier. de lui donner à connoitre ce que je souhaitois de manger; mais il me fut impossible de lui faire une Reponse qu’il put comprendre. Pendant que nous étions tous deux dans cet embaras, je vis une Vache passant tout près de nous. Sur quoi je la montrai au doigt, & marquai l’envie que j’avois de la traire. Le Maitre Cheval m’entendit, car il ordonna à une Cavalle, qui étoit une des servantes du Logis, d’ouvrir une Chambre où il y avoit plusieurs Vaisseaux de Terre & de Bois remplis de Lait. Elle m’en donna un bon godet tout plein, que j’avalai tout d’un Trait, & avec un plaisir inexprimable.
Vers le midi, je vis arriver chez nous une sorte de Voiture trainée par quatre Yahoos. Il y avoit dans cette Voiture un vieux Cheval qui paroissoit être de Qualité. En descendant il mit d’abord à terre ses pieds de derriere, ayant quelque Accident à son pied gauche de devant. Il venoit diner avec nôtre Cheval, qui le reçut avec de grandes démonstrations d’Amitié. Ils mangérent dans le plus bel Apartement, & eurent pour second service de l’Avoine bouillie dans du Lait. Leurs mangeoires étoient placées en rond dans le milieu de la Chambre, & divisées en Compartimens égaux, devant lesquels ils étoient tous assis, chacun d’eux ayant une Botte de paille qui lui servoit de Chaise ou de Tapis. Le Ratelier étoit divisé de la même maniére que les Mangeoires, ce qui taisoit que chaque Cheval & chaque Jument mangeoient leur propre Foin & leur Composition d’Avoine & de Lait, avec beaucoup de Décence & de Régularité. Le Cheval gris m’ordonna de me tenir près de lui, & causa long-tems avec son Ami sur mon chapitre, à ce que je conjecturai par les nombreux Regards dont l’Etranger m’honora, & par la frequente Repetition du mot de Yahoo.
Quand on eut achevé de diner, le Maitre Cheval me prit en particulier, & en partie par signes, & en partie par mots, me fit connoitre l’inquiétude ou il étoit de ce que je n’avois rien à manger. Hlunnk dans leur Langue signifie de l’Avoine. Je prononçai ce terme deux ou trois fois; car quoique je n’en eusse pas voulu d’abord, je trouvai, après y avoir pensé, que j’en pouvois faire une espèce de Pain, qui mêlé avec du Lait pouroit me servir de Nourriture, jusqu’à ce que je trouvasse l’occasion de me sauver dans quelque pays habité par des Hommes. Le Cheval ordonna sur le champ à une Jument blanche de m’aporter une bonne Quantité d’Avoine dans une maniére de baquet. Je chaufai cette Avoine devant le Feu le mieux qu’il me fut possible & j’en frotai les grains, jusqu’à ce que la Cosse, que je tâchai en suite d’en separer, en fut ôtée; Après cela je les ecrasai entre deux pierres, ce qui en fit un espèce de pâte, qui mêlée avec de l’eau, & séchée au Feu, me tint lieu de pain. Ce Pain me parut d’abord assez insipide, quoi qu’il y ait bien des endroits en Europe ou l’on en mange de pareil, mais je m’y acoutumai peu à peu; d’ailleurs, comme ce n’étoit pas mon premier Essay de Frugalité, ce ne fut pas aussi la premiére Experience par laquelle je me convainquis que la Nature se contente de peu. Et c’est quelque chose de remarquable, que je n’ai pas été Malade un seul instant pendant tout le tems que j’ai passé dans cette Isle. A la verité, j’ay quelque fois taché d’atraper un Lapin ou quelque Oiseau avec des Lacets faits de Cheveux de Yahoos, & j’ai souvent cherché des Herbes bonnes pour la santé, que je faisois bouillir ou que je mangeois en salade, & fait de tems en tems un peu de Beurre, dont je beuvois ensuite le petit Lait. Les premiers jours de mon Arrivée je fus un peu en peine de n’avoir point de sel; mais insensiblement j’ai apris à m’en passer, & j’ose dire que le frequent usage que nous en faisons dans nos Repas est une corruption de goût, qui doit son origine à la qualité qu’a le sel de provoquer à boire ceux là mêmes qui ne boiroient que trop sans cela. Car nous ne voyons aucun Animal, excepté l’Homme, qui en mêle dans ses Repas: Et pour ce qui me regarde, quand j’eus quité ce païs, il se passa un Tems assez considerable avant que je pusse m’y raccoutumer.
Mais en voila assez sur le sujet de mes Alimens; sujet sur lequel la plûpart des Voyageurs entrent dans un Detail aussi étendu, que si leurs Lecteurs y étoient personnellement interessez. Cependant, il étoit necessaire que j’en disse un mot, de peur qu’on ne s’imaginât qu’il étoit impossible, que pendant l’Espace de trois ans je pusse trouver de la Nourriture dans un tel Pays & parmi de tels Habitans.
Quand le soir fut venu, le Maitre Cheval ordonna où je coucherois. Ma Chambre fut une petite Ecurie, éloignée de six Verges de la Maison, & separée de l’Etable des Yahoos. Je me couchai là sur un peu de paille, dont j’avois eu soin de faire une maniére de Lit. Mes Habits me servirent de couvertures, & je puis dire que je dormis parfaitement bien. Mais peu de tems après, je fus mieux accommodé, comme j’en informerai le Lecteur en son lieu, c’est à dire, quand je lui ferai le détail de ma maniére de vivre.
CHAPITRE III.
L’Auteur s’aplique à aprendre la Langue du pays, & son Maitre le Houyhnhnm lui en donne des Leçons. Description de cette Langue. Plusieurs Houyhnhnms de Qualité viennent par curiosité voir l’Auteur. Il fait à son Maitre un Recit abregé de son Voyage.
MA principale aplication étoit à aprendre la Langue, que mon Maitre (car c’est le Nom que je lui donnerai doresnavant) & ses Enfans, aussi bien que tous les Domestiques de la Maison, avoient un Empressement égal à m’enseigner. Car ils regardoient comme un prodige qu’un Animal brute donnât tant de marques aparentes de Raison. Je marquois chaque chose au Doigt, & en demandois le Nom, que j’écrivois ensuite dans mon Journal quand j’étois seul. Pour ce qui regarde l’accent, je tâchois de l’atraper en priant ceux de la Maison de prononcer plusieurs fois les mêmes mots: En quoi un Cheval alezan, qui n’étoit que simple Valet d’Ecurie, me fut d’une grande utilité.
Leur Langue approche du Haut-Allemand plus que d’aucune autre Langue de l’Europe; mais elle la surpasse en Agrément & en Energie. L’Empereur Charles V. a fait la même Remarque quand il a dit, que s’il avoit à parler à ses Chevaux, ce seroit en Allemand.
La curiosité & l’impatience de mon Maitre furent si grandes, qu’il employa plusieurs Heures par Jour à m’instruire. Il étoit persuadé (comme il me le declara depuis) que j’étois un Yahoo: mais ce qu’il ne pouvoit comprendre, étoit ma Docilité, mon Air honête, & ma Propreté; Qualitez qu’aucun Yahoo du pays n’avoit jamais possedées. Mes Habits étoient une autre merveille incomprehensible pour lui: car il croïoit qu’ils faisoient partie de mon Corps, parce que j’avois soin de ne les jamais ôter que toute la Famille ne fut retirée, & de les mettre le matin avant que qui que ce soit fut levé. Mon Maitre étoit curieux de savoir d’où je venois, comment j’avois acquis ces aparences de Raison qu’il découvroit dans toutes mes Actions, & d’aprendre mon Histoire de ma propre Bouche, ce qu’il espéroit que je serois bien tôt en état de faire, veu les grands progrès que j’avois déjà fait, en aprenant & en prononçant leurs mots & leurs Phrases. Pour aider ma Memoire, je m’avisai d’écrire tous les mots que j’aprenois avec leur Traduction à côté. Cette methode me fut d’un si grand secours, qu’à la fin la presence même de mon Maitre ne m’empêcha pas de mettre quelques Termes & quelques maniéres de parler sur le papier. J’eus bien de la peine à lui expliquer ce que je faisois, car les Houyhnhnms n’ont pas la moindre idée de tout ce que nous apellons Livres ou Ecriture.
Dans l’espace de dix semaines je fus capable d’entendre la plûpart de ses Questions, & quelques semaines après de lui faire passablement Reponse. Il mouroit d’envie d’aprendre d’où je venois, & qui m’avoit enseigné à imiter une Créature raisonnable, à cause que les Yahoos, (à qui il voyoit que je ressemblois exactement pour la Téte, les Mains & le Visage, qui étoient les seules parties de mon Corps qui fussent visibles,) avoient toujours passé chez eux pour les moins disciplinables de toutes les Bêtes feroces. Je repondis, que je venois par Mer, d’un Endroit fort éloigné, avec plusieurs autres Créatures de mon Espece, & cela dans un grand Vaisseau creux fait de Bois. Que mes Compagnons m’avoient mis par force à Terre sur cette Côte, & m’y avoient laissé. Ce ne fut qu’avec une extrême Dificulté, & à l’aide de plusieurs signes, que je lui fis comprendre ces choses. Il repliqua qu’il falloit necessairement que je me trompasse, ou que je disse la chose qui n’est pas, (car ils n’ont aucun mot dans leur Langue pour designer ce que nous apellons Fausseté ou Mensonge.) Je sçai, ajouta t-il, qu’il est impossible qu’il y ait un païs au delà de la Mer, ou qu’une Troupe de Brutes soit capable de conduire sur l’Eau un Vaisseau de Bois: Aucun Houyhnhnm au monde n’est assez Habile pour faire une pareille voiture, ni assez imprudent pour en confier la Direction à des Yahoos.
Le mot Houyhnhnm signifie dans leur Langue un Cheval, & dans son Origine Etymologique, la perfection de la Nature. Je dis à mon Maitre, que l’expression m’embarassoit, mais que je tacherois à force d’Aplication de surmonter dans peu cette Dificulté; & que j’esperois d’être bientôt en état de lui raconter des Merveilles: Il eut la bonté de dire à sa propre Cavalle, à ses deux Poulains, & à tous les Domestiques de sa Maison, de ne negliger aucune ocasion de m’instruire, & lui même se donnoit cette peine pendant deux ou trois Heures chaque Jour. Plusieurs Chevaux & quelques Jumens de qualité du Voisinage vinrent chez nous, sur le Bruit qui s’etoit repandu, qu’il y avoit un Yahoo, qui parloit comme un Houyhnhnm, & dans les paroles & les actions de qui on découvroit quelque Lueur de Raison. Ces Etrangers parurent prendre beaucoup de plaisir à ma Conversation; ils me firent plusieurs Questions, auxquelles je repondis de mon mieux. Par tous ces moyens je fis de si grands progrès, que cinq mois après mon arrivée, j’entendois tout ce qu’on disoit, & m’exprimois moi même passablement bien.
Les Houyhnhnms qui vinrent visiter mon Maitre dans le Dessein de me voir, & de causer avec moi, ne purent se persuader que je fusse un veritable Yahoo, parce que j’étois autrement couvert que ces Animaux. J’avois été dans la resolution jusqu’alors de garder le silence sur le Chapitre de mes Habits, pour me distinguer autant qu’il m’étoit possible de cette maudite Race de Yahoos; mais quelques jours après je changeai d’Avis, & crus qu’il y auroit de l’Ingratitude à en faire plus long-tems un secret à mon Maitre. Ajoutez à cela, que je remarquois que mes Habits & mes souliers seroient bientôt usez, & qu’il faudroit necessairement que je m’en fisse d’autres de peau d’Yahoos ou de quelques autres Animaux; par où tout le Mystère seroit découvert. Je dis donc à mon Maitre, Que dans le pays dont je venois, ceux de mon Espèce se couvroient le corps du poil de certaines Bêtes artistement preparé: & cela en partie par Bienseance, & en partie pour se garantir des injures de l’Air. Que s’il le souhaitoit, je m’offrois à lui montrer en ma personne un Echantillon de la Verité de ce que j’avançois; pourvu qu’il me permit de derober à ses yeux ces parties que la Nature nous enseigne à cacher. Il me dit que mon Discours lui paroissoit fort étrange, mais principalement la Conclusion. Qu’il ne comprenoit pas comment la Nature pouvoit nous enseigner à cacher son propre Ouvrage. Que ni lui ni aucun de sa Famille n’avoit honte d’aucune partie de leurs corps; mais que j’étois le Maitre de faire à cet égard ce que je voudrois. Sur quoi je commençai par deboutonner & par ôter mon Habit: Je fis la même chose à l’égard de ma Veste. J’otai ensuite mes souliers & mes Bas; & pour achever de satisfaire sa curiosité, je lui montrai ma poitrine & mes bras tous nuds.
Mon Maitre considera ces diferens objets avec la plus avide curiosité. Il prit tous mes Habits piéce à piéce dans son Pâturon, & les examina atentivement; après quoi ayant passé legérement un de ses pieds de devant sur plusieurs parties de mon corps, il me dit que j’étois à son Avis un parfait Yahoo; que la seule diference qu’il y avoit entre moi & le reste de mon Espece, consistoit en ce que j’avois la peau plus blanche, plus douce, & plus unie; & les ongles des pates de devant & de derriére plus courts que les Yahoos ordinaires: aussi bien que dans l’Afectation de marcher toujours sur mes deux pieds de derriére. Il ajouta, qu’il n’en vouloit pas voir davantage, & que comme il lui paroissoit que j’avois froid, je pouvois remettre mes Habits.
Je lui marquai quelque mécontentement de ce qu’il m’avoit si souvent donné le nom de Yahoo, qui étoit un Animal odieux, pour lequel j’avois un souverain mépris & une parfaite haine. Je le supliai de ne se plus servir à mon égard d’un Titre si outrageant, & de faire que ceux de sa Maison, & les Amis à qui il permettoit de me venit voir, eussent la même Atention. A cette grace je le supliai d’en ajouter une autre, qui étoit de ne dire à personne que ce qu’on voyoit n’étoit pas mon veritable corps, parce qu’on regarderoit mes Habits comme une espèce d’Artifice, par lequel j’aurois voulu persuader que je n’étois point un Yahoo.
Mon Maitre m’acorda ces Demandes de la maniére du monde la plus gracieuse, & ainsi le secret fut gardé jusqu’à ce que mes Habits commençassent à s’user & m’obligeassent à avoir recours à diferens moyens pour les racomoder, comme je le dirai en son lieu. Dans le même tems, il me pria de m’employer avec toute la Diligence possible à aprendre la Langue du pays, parce qu’il étoit encore plus étonné de mon Intelligence & de ma Faculté de parler, que de la Figure de mon corps, soit qu’il fut couvert ou non; ajoutant, qu’il étoit dans la derniére impatience d’entendre les merveilles que j’avois promis de lui raconter.
Depuis ce moment il prit une fois plus de peine qu’auparavant à m’instruire; il me mena dans toutes les Compagnies, & faisoit que tous ceux qui y étoient, me traitoient avec beaucoup de civilité, parce que, comme il le leur disoit en particulier, cela me mettroit de bonne humeur, & me rendroit plus divertissant.
Chaque jour quand je l’alois saluer, il ajoutoit à la peine qu’il prenoit de m’instruire, des Questions touchant moi même, auxquelles je repondois le mieux qu’il m’étoit possible; & par là je lui avois déjà donné quelques idées generales quoique fort imparfaites.
Il seroit ennuyeux de marquer les diferens Degrez par lesquels je passai avant que je fusse capable d’une conversation un peu suivie. Voici la premiére de ces Conversations. Pour satisfaire la curiosité de mon Maitre, que je n’avois fait jusqu’alors qu’irriter par des Reponses mal exprimées & encore plus mal entendues, je lui dis un jour, que je venois d’un pays fort éloigné, comme j’avois déjà eu l’honneur de lui dire, avec une Cinquantaine d’Animaux de mon espèce; que nous avions traversé plusieurs Mers, dans un Vaisseau de Bois plus grand que sa Maison. Je lui fis là dessus la plus exacte Description du Vaisseau que je pus, & tachai de lui expliquer par la comparaison de mon Mouchoir déployé comment ce Vaisseau avoit été poussé par le Vent. Que mes gens s’étant revoltez contre moi, m’avoient mis à Terre sur cette Côte, où j’avois d’abord rencontré ces execrables Yahoos, de la persecution desquels sa venue m’avoit delivré. Il me demanda, qui avoit fait le Vaisseau, & comment il étoit possible que les Houyhnhnms de mon pays en eussent confié la direction à des Brutes? Je repondis, que je n’oserois pas poursuivre ma Relation, à moins qu’il ne m’engageat sa parole qu’il ne se facheroit pas, & qu’à cette condition je lui raconterois les merveilles dont je lui avois si souvent parlé. Il me le promit, & là dessus je continuai mon Discours, en l’assurant, que le Vaisseau avoit été fait par des Creatures comme moi, qui dans tous les Pays que j’avois parcourus, aussi bien que dans le mien, étoient les seuls Animaux doüez de raison; & qu’à mon Arrivée dans le pays, j’avois autant été étonné de voir les Houyhnhnms agissant comme des Etres Raisonnables, que lui ou ses Amis avoient pu l’être de découvrir des marques d’Intelligence dans une Créature qu’il lui plaisoit de confondre avec les Yahoos, à qui j’avoüois bien que je ressemblois à quelques égards, mais nullement du côté de la Bêtise & de la Férocité. J’ajoutai; que si javois jamais le bonheur de revenir dans ma patrie, & d’y pouvoir raconter mes Voyages, comme c’étoit mon intention, tout le monde me taxeroit de dire la chose qui n’est pas; & que, malgré le profond Respect que j’avois pour lui, sa Famille & ses Amis, je pouvois lui dire, que mes Compatriotes auroient grande peine à croire qu’il y eut un païs au Monde, où les Yahoos fussent des Brutes & les Houyhnhnms des Créatures raisonnables.
CHAPITRE IV.
Notion des Houyhnhnms touchant le vrai& le faux. Discours de l’Auteur desaprouvé par son Maitre. L’Auteur entre dans un plus grand Detail sur lui même & sur les Accidens de son Voyage.
MOn Maitre écouta ce que je venois de lui dire avec cet Air d’Embarras qu’on a quand on nous dit des choses que nous avons peine à comprendre; ce qui venoit de ce que les Idées de Doute, & d’Incertitude à l’égard de la Verité d’un Fait, étoient entiérement nouvelles pour lui; Et je me souviens que dans plusieurs Discours que j’eus avec mon Maitre touchant les Hommes en general, étant obligé de lui parler des Mensonges dont ils se servent pour se tromper les uns les autres, ce ne fut qu’avec une extrême Dificulté que je vins à bout de me faire entendre, quoique d’ailleurs il eut la comprehension du monde la plus aisée. Car voici comme il raisonnoit: l’Usage de la parole est institué pour se faire entendre, & pour aprendre ce que nous ignorons; Or si quelcun dit la chose qui n’est pas, il renverse cette Institution; parce qu’à proprement parler je ne saurois dire que je l’entens, & que bien loin de m’aprendre quelque chose, il me met dans un pire êtat que l’ignorance, puis qu’il me persuade que le Noir est Blanc. Voila toutes les Notions qu’il avoit touchant la Faculté de Mentir, que les Hommes possedent si parfaitement.
Pour revenir à mon sujet; quand j’eus dit que les Yahoos étoient les seuls Animaux raisonnables de mon païs, mon Maitre me demanda si nous avions des Houyhnhnms parmi nous, & quel étoit leur emploi: Je lui répondis que nous en avions un grand nombre: qu’en Eté ils paissoient dans les Champs, & qu’en Hyver on les gardoit dans des maisons, où on les nourrissoit de Foin & d’Avoine, & où des Yahoos, qui servoient de Valets, étoient obligez de leur peigner la crinière, de leur netoyer les pieds, de leur donner à manger, & de faire leurs lits. Je vous entens, me dit mon Maitre, & je comprens par ce que vous dites, que quelque portion de Raison que vos Yahoos pretendent avoir, les Houyhnhnms sont pourtant vos Maitres; je serois charmé que nos Yahoos fussent aussi traitables. Je le supliai de me permettre de n’en dire pas davantage, parce que j’étois parfaitement sûr que la solution de la difficulté qu’il me proposoit, ne pouroit manquer de lui déplaire. Mais il m’ordonna de parler librement, & me promit de ne se point facher. Rassuré par cette promesse, je lui dis que nos Houyhnhnms, que nous apellions Chevaux, étoient les plus beaux & les plus genereux de tous les Animaux que nous eussions: qu’ils excelloient en force & en vîtesse: que quand ils apartenoient à des personnes de qualité, ils n’étoient employez qu’à porter leurs Maitres, ou qu’à tirer des chariots, & au reste fort bien traitez, à moins qu’ils ne tombassent Malades, ou ne devinssent Fourbus, parce qu’alors on les vendoit, & qu’on ne s’en servoit plus qu’à des occupations basses, jusques à leur mort; après quoi on les écorchoit pour tirer quelque profit de leur peau, & on jettoit le reste de leur corps pour servir de pâture aux Chiens ou à des Oiseaux de proye. Mais, ajoutai-je, les Chevaux ordinaires ne sont pas si heureux, puis qu’ils sont mal nourris, & employez par des Fermiers ou des Charretiers à de bien plus rudes travaux. Je lui décrivis le mieux qu’il me fut possible notre manière d’aller à cheval, aussi bien que la forme & l’usage de nos Brides, nos Selles, nos Eperons & nos Fouëts. Je lui dis ensuite, que nous atachions de certaines plaques d’une substance dure apellée Fer au dessous de leurs pieds, afin qu’ils ne se fissent point de mal en marchant dans les chemins pierreux.
Mon Maitre me parut indigné de mon discours; cependant il se contenta de me dire, qu’il s’étonnoit de la hardiesse que nous prenions de monter sur le dos d’un Houyhnhnms, parce qu’il étoit sûr que le moins fort de ses Domestiques étoit capable de jetter à terre le plus robuste Yahoo, même d’écraser cette Bête en se roulant sur le dos. Je répondis, que nous accoutumions nos Chevaux dès l’âge de trois ou quatre ans aux differens services auxquels nous les destinions. Que ceux d’entr’eux qui étoient extraordinairement vicieux, étoient employez au chariage; que pendant qu’ils étoient jeunes on les châtioit severement pour les corriger de ces sortes de defauts auxquels les châtimens peuvent servir de remede: Qu’on chatroit la plûpart des Mâles quand ils avoient atteint l’âge de deux ans, pour les rendre plus doux & plus traitables; qu’il faloit avoüer qu’ils étoient sensibles aux punitions & aux recompenses; mais qu’il étoit certain, qu’ils n’avoient pas la moindre teinture de Raison.
Je fus obligé de me servir de beaucoup de circonlocutions pour donner à mon Maitre de justes idées de tout ce que je venois de dire; car leur Langue n’est pas abondante en mots, parce que leurs Besoins & leurs Passions sont en bien plus petit nombre que les nôtres. Mais il m’est impossible d’exprimer le noble ressentiment que lui inspira l’idée du Traitement cruel que nous faisions à plusieurs de nos Houyhnhnms, particuliérement après que je lui eus expliqué le but qu’on se proposoit par cette sanglante operation, qui étoit d’empêcher qu’ils ne pussent réüssir à la propagation de leur espèce, & de les rendre plus serviles. Il dit, que s’il étoit possible qu’il y eut un païs où les Yahoos seuls étoient douez de Raison, il faloit necessairement qu’ils y fussent aussi les Maitres, parce qu’à la longue la Raison l’emportoit toujours sur une force aveugle & brutale. Mais, que considerant la forme de nos corps, & en particulier du mien, il lui sembloit qu’aucune Creature d’égal volume n’étoit moins propre à faire usage de cette Raison dans les affaires ordinaires de la vie; surquoi il me pria de lui dire, si mes Compatriotes ressembloient à moi, ou bien aux Yahoos de son pays. Je lui dis, que j’étois aussi bien fait que la plûpart des Hommes de mon âge; mais que les Jeunes & les Femelles avoient la peau beaucoup plus douce, & que celles-ci particuliérement l’avoient d’ordinaire blanche comme du lait. Il est vrai, me répondit-il, qu’il y a quelque difference entre vous & les autres Yahoos, puisque vous étes plus propre & pas tout-à-fait aussi difforme qu’eux. Mais il ajouta, qu’en fait d’avantages réels, ils l’emportoient sur moi. Que mes ongles, tant aux pieds de devant qu’à ceux de derriére, ne m’étoient d’aucun usage; qu’à l’égard de mes pieds de devant ce n’étoit qu’improprement qu’il leur donnoit ce nom, ne m’ayant jamais vu marcher dessus; que la peau n’en étoit pas assez dure pour les apuyer sur des pierres; que la plûpart du tems je ne les couvrois de rien, & que la couverture dont je les envelopois quelquefois, n’étoit ni de la même figure, ni aussi forte que celle que je mettois à mes pieds de derriére. Qu’il faloit necessairement que je tombasse souvent, puisqu’il étoit impossible que je me tinsse toujours ferme en ne m’apuyant que sur deux pieds. Il commença alors à faire la critique des autres parties de mon corps, disant, que mon nez avançoit trop: que mes yeux étoient si enfoncez dans ma tête que j’étois obligé de la tourner si je voulois voir quelque objet qui fut à mes côtez: que je ne pouvois prendre de nourriture sans aprocher un de mes pieds de devant de ma bouche: que pour defendre mon corps contre le chaud & contre le froid, j’étois obligé d’avoir recours à des Habits, que je ne pouvois ôter & remettre chaque jour sans qu’il m’en coutât beaucoup de tems & de peine. Et enfin, qu’il avoit observé que tous les Animaux de son Pays avoient naturellement de l’horreur pour les Yahoos : que les plus foibles les fuyoient, & que les plus forts les chassoient loin d’eux. D’où il concluoit, qu’en nous suposant douez de raison, il n’en étoit pas moins embarassé pour cela à savoir comment nous pouvions remedier à cette Antipathie naturelle que toutes les Creatures paroissoient avoir contre nous; ni par consequent comment nous pouvions les aprivoiser, & en tirer service. Mais, poursuivit-il, je ne veux pas entrer plus loin dans cette Discussion, parce que ma grande envie est d’aprendre votre Histoire, dans quel pays vous étes né, & tout ce qui vous est arrivé de plus important avant que de venir ici.
Je lui dis, que je ferois de mon mieux pour satisfaire entiérement sa curiosité; mais que je craignois bien qu’il n’y eut plusieurs choses dont il me seroit impossible de lui donner des idées, parce que je ne voyois rien dans son Pays à quoi je pusse les comparer. Que néanmoins j’allois essayer de le contenter sur tous les Articles qu’il venoit d’indiquer; mais que je le supliois de m’aider, quand je ne pourois pas trouver les expressions qu’il me faudroit, ce qu’il eut la bonté de me promettre. Je dis, que mes Parens étoient de bons Bourgeois, établis dans une Isle nommée Angleterre, qui étoit si éloignée de son pays, qu’un de ses Domestiques auroit de la peine à y arriver en un An, quand même il iroit toujours tout droit. Que mes Parens m’avoient fait aprendre la Chirurgie, c’est à dire, l’Art de guerir les playes & les contusions qui arrivent au corps; que mon Pays étoit gouverné par une Femme que nous appellons Reine. Que j’avois quité ma Patrie pour acquerir des Richesses, par le moyen desquelles je pusse à mon retour vivre dans l’Opulence avec ma Famille. Que dans mon dernier Voyage j’étois Commandant du Vaisseau, & que j’avois sous moi une cinquantaine de Yahoos, dont plusieurs étoient morts en Mer, ce qui m’avoit forcé à les remplir par d’autres de diferentes Nations. Que notre Vaisseau avoit deux fois été en danger de couler à fond; la premiére par une violente Tempête, & la seconde parce qu’il avoit donné contre un Rocher. Mon Maitre m’interrompit en cet endroit, pour me demander, comment je pouvois persuader à des Etrangers de diferens pays de s’embarquer avec moi, dont le Vaisseau avoit couru tant de risques, & à bord de qui tant de monde étoit mort. Je lui dis, que c’étoient des gens de Sac & de Corde, obligez de quiter leur pays à cause de leurs Crimes ou de leur pauvreté. Que quelques-uns avoient été ruinez par des Procès; que d’autres s’étoient jettez dans la misére par la Boisson, le Jeu ou les Femmes; que d’autres étoient coupables de Trahison; qu’un grand nombre l’étoient de Meurtre, de Vol, d’Empoisonnement, de Parjure, de fausse Monnoye, ou de Desertion; & que presque tous s’étoient sauvez de Prison; ce qui faisoit qu’aucun d’eux n’osoit remettre le pied dans sa Patrie, de peur d’être pendu, ou mis pour le reste de ses jours dans un cachot; & qu’ainsi ils étoient forcez de chercher à gagner leur vie dans des Pays éloignez.
Mon Maitre m’interrompit plus d’une fois dans ce Discours; je m’étois servi de plusieurs circonlocutions pour lui faire connoitre la nature des diferens Crimes qui avoient porté la plus grande partie de mon Equipage à quiter leur Patrie. Ce ne fut qu’après plusieurs conversations qu’il vint à bout de me comprendre. Ce qu’il concevoit le moins, disoit-il, étoit la necessité ou l’usage de ces crimes. Pour éclaircir ce point, je fus obligé de lui donner quelques idées du désir d’être puissant & riche, aussi bien que des terribles effets de l’Esprit de Vengeance, de la Haine, de la Cruauté, de l’Intemperance, & de la Volupté. Pour lui faire connoitre ces passions, je fis des supositions capables de lui en faire concevoir quelques Notions. Après quoi, tel qu’un Homme dont l’imagination est frapée de quelque chose qu’il n’avoit jamais vu auparavant, ni dont il n’avoit jamais entendu parler, il levoit les yeux en haut avec étonnement & avec indignation. Pouvoir, Gouvernement, Guerre, Loix, Punitions, & mille autres choses, ne pouvoient être exprimées dans cette Langue faute de Termes: & c’étoit de là que venoit le cruel embaras où j’étois de faire concevoir à mon Maitre ce que je voulois dire. Mais ayant la comprehension admirable, il parvint enfin à connoitre, sinon parfaitement, du moins en grande partie, de quoi la Nature humaine est capable parmi nous, & me pria d’entrer un peu dans le détail sur les Afaires de ce Pays que j’apelois Europe, mais particuliérement sur celles de ma Patrie.
CHAPITRE V.
L’Auteur pour obéïr aux ordres de son Maitre l’informe de l’Etat de l’Angleterre, aussi bien que des causes de la Guerre entre quelques Potentats de l’Europe; & commence à lui donner quelques idées sur la Nature du Gouvernement de l’Angleterre.
JE prie le Lecteur de se souvenir, que ce que je vai dire à present est un Extrait de plusieurs Conversations que j’ai euës avec mon Maitre pendant l’espace de plus de deux années. A mesure que je faisois de nouveaux progrès dans la Langue des Houyhnhnms, il me proposoit de nouvelles Questions. Il m’interrogea sur l’Etat de l’Europe, sur le Commerce, les Manufactures, les Arts & les Sciences; & chaque Réponse que je lui faisois donnoit lieu à de nouvelles Demandes. Mais je mettrai seulement ici en substance les Entretiens que nous eumes sur ma Patrie, que je rangerai dans un certain ordre, sans avoir égard aux tems ni à d’autres circonstances, qui y donnérent occasion. La seule chose qui m’embarasse, c’est qu’il me sera très dificile de rendre avec fidelité les Argumens & les Expressions de mon Maitre: Mais j’espère pourtant qu’à travers d’une Traduction barbare on ne laissera pas d’entrevoir la beauté & la justesse de son Esprit.
Pour obéïr donc à ses Ordres, je lui racontai le fameux Evenement connu sous le nom de la Revolution, la longue guerre commencée alors par le Prince d’Orange contre la France, & renouvellée par la presente Reine; Guerre dans laquelle presque toutes les Puissances de l’Europe ont été engagées. Je calculai à sa demande, que pendant le cours de cette guerre un million de Yahoos avoit été tué, que plus de cent Villes avoient été prises, & trois fois autant de Vaisseaux coulez à fond. Il me demanda quelles étoient ordinairement les causes pourquoi un pays entroit en guerre avec un autre. Je répondis que ces causes étoient sans nombre, mais que je lui ferois l’énumeration des principales: Que quelquefois c’étoit l’Ambition des Princes qui s’imaginent toujours n’avoir pas assez de pays ni assez de Peuples pour leur Domination: Quelquefois la corruption des Ministres, qui engagent leurs Maitres dans une guerre pour se rendre necessaires, ou pour détourner l’Attention de dessus leur mauvaise Administration. Que la difference en fait d’opinions avoit couté la vie à plusieurs millions d’Hommes: par exemple, si de la chair est du pain, ou du pain de la chair; si le jus d’un certain fruit est du sang ou bien du vin; s’il vaut mieux baiser un pilier, ou le jetter dans le feu; quelle est la meilleure couleur pour un habit, la Noire, la Blanche, la Rouge, ou la Grise; & si cet Habit doit être long ou court, étroit ou large, sale ou net, avec plusieurs autres problemes du même genre. Jamais les guerres ne sont plus cruelles & plus sanglantes, ou ne durent plus long-tems, que quand c’est la diversité d’Opinion qui les a allumées, principalement quand cette Diversité ne regarde que des choses indiferentes.
Quelquefois deux Princes se brouillent ensemble pour savoir qui des deux chassera un Troisiéme de ses Etats, sur lesquels aucun d’eux ne pretend avoir le moindre Droit. Souvent un Prince declare la guerre à un autre, de peur que celui-ci ne le previenne. Quelquefois une guerre s’allume, parce que l’Ennemi est trop fort, & quelquefois parce qu’il est trop foible. Quelquefois nos voisins ont de certaines choses dont nous manquons, & manquent de certaines choses que nous avons; & nous nous entretuons jusqu’à ce qu’ils prennent les nôtres & nous donnent les leurs. On peut avec justice faire la guerre à un Allié qui possede de certaines Villes qui sont en nôtre Bienséance, ou bien une étendue de pays, qui s’il étoit joint au nôtre, lui donneroit une Figure plus reguliere. Si un Prince envoye des Troupes dans un pays, dont le peuple est pauvre & ignorant, il peut legitimement exterminer la moitié des Habitans & reduire l’autre moitié en Esclavage, dans le Dessein de les civiliser & de corriger la Ferocité de leurs mœurs. C’est une pratique très ordinaire & très honorable, quand un Prince demande du secours à un autre pour chasser un Usurpateur, & puis s’empare du païs, & tue, emprisonne, ou envoye en Exil, le Prince à l’aide de qui il est venu. Etre alliez par Naissance ou par Mariage, est une feconde source de Querelles entre deux Potentats, & plus il y a de proximité dans la parenté, plus la Disposition à se quereller est grande: les Nations pauvres sont de mauvaise Humeur; & les Nations riches sont insolentes; or qui ne voit que l’insolence & la mauvaise Humeur ne s’acorderont jamais? Toutes ces raisons font que le metier de Soldat passe pour le plus honorable de tous: parce qu’un Soldat est un Yahoo, loüé pour tuer de sang froid le plus d’Animaux de son Espece, quoi qu’ils ne lui ayent jamais fait le moindre mal.
Il y a encore une autre sorte de Princes en Europe, qui n’ont pas les reins assez forts pour faire la guerre eux-mêmes, mais qui prêtent leurs Troupes à des Nations riches, à tant par jour pour chaque Homme; & c’est là un de leurs plus solides & de leurs plus honêtes Revenus.
Ce que vous venez de me conter (me dit mon Maitre) au sujet de la guerre, me donne de grandes idées de cette Raison dont vous pretendez être douez: Cependant c’est une espèce de bonheur que le pouvoir de vous autres Yahoos n’est pas proportionné à vôtre Malice, & que la nature vous a mis dans l’Impuissance presque absolue de faire du mal.
Car vos bouches n’étant pas avancées comme celles de plusieurs autres Animaux, il est très dificile que vous vous mordiez les uns les autres. Pour ce qui regarde vos pieds de devant & de derriére, ils sont si tendres & si peu propres à nuire, qu’un de nos Yahoos en ataqueroit une douzaine des vôtres. Ainsi quand vous avez fait monter si haut, le nombre de ceux qui avoient été tuez dans de certaines guerres, il faut necessairement que vous ayez dit la chose qui n’est pas.
Ce Trait d’Ignorance me fit sourire: & comme je n’étois pas tout à fait aprentif dans le metier de la guerre, je lui fis la Description des Canons, des Coulevrines, des Mousquets, des Carabines, des Pistolets, des Boulets, de la Poudre, des Epées, des Bayonnettes, des Siéges, des Retraites, des Attaques, des Mines, des Contremines, des Bombardemens & des Combats de mer: J’ajoutai, que dans ces Combats il restoit quelquefois vingt mille Hommes de chaque côté, & que c’étoit quelque chose d’inexprimable que le Feu continuel, le Bruit & la Fumée de nos Canons, aussi bien que les Cris des Blessez & des Mourans: Que dans les Rencontres sur terre, les Vainqueurs se baignoient dans le Sang; fouloient aux pieds de leurs Chevaux ceux sur qui ils venoient de remporter la victoire, & laissoient leurs Cadavres pour servir de nourriture aux Chiens, aux Loups, & aux Oiseaux de proye. Et pour exalter la valeur de mes Compatriotes, je lui protestai que je leur avois vu faire sauter en l’air tout d’un coup une centaine d’Ennemis dans un Siége, & que les corps morts étoient retombez à re en mille piéces, au grand Divertissement des Spectateurs.
J’alois entrer dans un plus grand détail, quand mon Maitre m’imposa silence. Il dit, Que quiconque connoissoit le naturel des Yahoos, les croiroit aisément capables de tous les Crimes dont je venois de parler, si leur Force étoit égale à leur Mechanceté. Que mon Discours avoit non seulement augmenté l’Horreur qu’il avoit pour ces Bêtes, mais aussi excité en lui un Trouble ignoré jusqu’alors. Qu’il craignoit que ses Oreilles ne s’acoutumassent à entendre des choses abominables, & que cette indignation dont il étoit frapé à present ne diminuât insensiblement. Que quoi qu’il eut de la Haine pour les Yahoos de son païs, il les blamoit néanmoins à cause de leurs Qualitez odieuses, aussi peu qu’un Gnnayh (sorte d’Oiseau de proye) à cause de sa cruauté. Mais que quand une Créature, qui prétend etre douée de Raison, est capable de certains Forfaits, la corruption de cette Faculté lui paroissoit ravaler ceux qui en étoient les Auteurs au dessous même de la condition des Bêtes brutes.
Il ajouta, qu’il n’en avoit que trop entendu sur le sujet de la guerre: mais qu’un autre point lui faisoit de la peine à present. Que je lui avois dit que quelques personnes de mon Equipage avoient quité leur Patrie, parce qu’elles avoient été ruïnées par des proçes. Qu’il ne sentoit pas que pour avoir quelque diferend avec un autre, il falut faire de grandes Depenses pour qu’un Juge décidat qui des deux avoit tort ou raison.
Je repondis, que je n’étois guéres versé dans tout ce que nous apellons procedures, parce que je n’avois presque jamais eu de Commerce avec des gens de Barreau, excepté une seule fois que j’avois employé quelques Avocats pour demander Reparation d’une injustice qui m’avoit été faite, sans avoir pu en venir à bout: Que néanmoins ayant eu ocasion de former des Liaisons avec quelques personnes ruinées par des procès & obligées ensuite par la misère à quiter leur Patrie, je me faisois fort, de lui donner sur ce sujet au moins quelques idées superficielles.
Je lui dis que ceux qui faisoient profession de cette science, égaloient en nombre les Chenilles de nos Jardins, & que, quoique tous en general eussent la même profession, il y avoit neanmoins quelque Diference dans leurs Fonctions. Que le nombre prodigieux de ceux qui s’apliquoient à cette science, étoit cause que tous n’en pouvoient pas subsister d’une maniére legitime & honête, & qu’ainsi il faloit necessairement que plusieurs eussent recours à l’Adresse & à l’Artifice. Que parmi ceux-ci il y en avoit quelques uns qui des leurs plus tendre Jeunesse s’étoient apliquez à aprendre l’Art de prouver que le Noir est Blanc, & que le Blanc est Noir. Que la Hardiesse de ces gens & l’Audace de leurs pretentions étoient si grandes, qu’ils en imposoient au Vulgaire, parmi lequel ils passoient pour des personnes d’une Habileté consommée, ce qui les mettoit plus en vogue que tous leurs autres Collegues. Ce fut à eux, lui dis-je en poursuivant mon Discours, que j’eus à faire dans le procès que je perdis; & je ne saurois mieux vous faire connoitre leur maniére de plaider que par un Exemple.
Suposons que mon Voisin aye envie d’avoir ma Vache, il louë un de ces Avocats pour prouver que ma Vache lui apartient. Il faut alors que j’en louë un autre pour defendre mon Droit, parce qu’il est contre toutes les Regles de la Loi qu’un homme defende sa propre Cause. Or dans ce cas moi à qui la Vache apartient, j’ai deux grands dèsavantages. Premierement mon Avocat étant, comme je l’ai dit, accoutumé dès sa Jeunesse à defendre la fausseté & l’injustice, est tout à fait hors de son Element, quand il est question de parler en faveur de l’Equité; car comme cette Fonction lui est entiérement nouvelle, il s’y prendra surement de travers, quand même il voudroit faire de son mieux. Le second Desavantage, c’est que la Nature de mon Affaire exige que mon Avocat prenne de grandes précautions; car, comme la subsistance de tant de personnes dépend de l’ocupation qu’elles ont, si mon Avocat plaide ma cause de maniére que mon Affaire soit d’abord expediée, il est sur de s’atirer, sinon l’indignation de ses Superieurs, du moins la haine de ses Confréres, qui le regarderont comme une espèce de serpent qu’ils nourissent dans leur sein. Le cas ainsi posé, je n’ai que deux methodes de garder ma Vache. L’une est de corrompre l’Avocat de ma partie, en lui promettant double salaire; & cet Artifice doit naturellement me reussir, puisque l’Education & le Caractère du personnage dont il s’agit me donnent lieu d’esperer qu’il trahira celui qui a eu l’imprudence de se fier à lui. L’autre methode est, que mon Avocat n’insiste point sur la justice de ma Cause, & reconnoisse que ma Vache apartient à ma partie adverse: parce que l’Evenement à demontré mille & mille fois, qu’un grand prejugé en faveur du succès d’une Cause, est quand elle est notoirement injuste.
C’est une maxime parmi ces gens, Que tout ce qui a été fait auparavant peut legitimement se faire encore: Voila pourquoi ils gardent soigneusement par écrit toutes les Decisions déjà faites, même celles qui par Ignorance ou par Corruption renversent les Regles les plus ordinaires de l’Equité & de la Raison. Toutes ces Decisions deviennent entre leurs mains des Autoritez, par lesquelles ils tachent de blanchir les Crimes les plus noirs, & de justifier les pretentions les plus iniques; & cette pratique leur réüssit si bien, qu’il n’est guères possible d’imaginer un procès, dans lequel les deux parties n’ayent plus d’une Decision à alleguer en leur Faveur.
En plaidant, ils evitent soigneusement de venir au fait; mais en recompense, ils aimeroient mieux renoncer à leur profession que d’oublier la moindre Circonstance inutile. Par exemple, pour ramener la supposition que je viens de faire, ils ne s informeront pas de quel Droit ma partie adverse pretend que ma Vache lui apartient, mais si cette Vache est noire ou blanche; si ses Cornes sont longues ou courtes; si le Pré dans lequel elle paît est rond ou quarré; à quelle Maladie elle est sujette, & ainsi du reste: après quoi ils consultent tous les Arrêts rendus en pareil cas, renvoyent la Decision de la cause à un autre tems, & de Renvoi en Renvoi, vingt ou trente ans après, le Juge declare qui a Tort ou Raison.
Il faut remarquer aussi que ces Messieurs ont un Jargon qui leur est particulier, intelligible pour eux seuls, & que c’est dans ce Jargon que leurs Loix sont écrites. C’est par là principalement qu’ils ont réüssi à confondre le vrai & le faux, le juste & l’injuste; & ils en sont si bien venus à bout, qu’ils sont capables de plaider pendant trente ans, pour savoir si un Champ qui a apartenu à mes Ayeux depuis six generations est à moi ou bien à un Etranger, qui n’a jamais pretendu être de mes Parens.
Pour ce qui regarde l’Examen de ceux qui sont acusez de Crimes d’Etat, les procedures ne sont pas si longues: Car si ceux qui sont à la tête des Affaires prennent soin (comme ils n’y manquent guères) de faire donner ces sortes de Commissions à des gens de Loi, dont la complaisance & l’habileté leur sont connues, ceux-ci, dès qu’ils savent les intentions de leurs Protecteurs, ne manquent pas de condamner ou d’absoudre les Accusez, & cela sans faire tort à aucune des Formes prescrites parla Loi.
Mon Maitre m’interrompit en cet endroit pour me dire, que c’étoit bien dommage que des Hommes qui avoient autant de Connoissances & autant de Talens que ces Avocats, ne s’apliquassent pas plûtot à en faire part aux autres. Je repondis que leur profession emportoit tout leur tems, & qu’ils n’avoient pas même le loisir de penser à autre chose. Que cela étoit si vrai, que hors de leur metier, ils étoient d’une ignorance & d’une stupidité au dessus de toute expression: & qu’on avoit remarqué qu’ils étoient Ennemis jurez de tout ce qu’on apelle connoissances, comme s’ils avoient resolu de chasser la Raison de toutes les Sciences, après l’avoir bannie de leur profession.
CHAPITRE VI.
Suite du Discours de l’Auteur sur l’Etat de son païs, si bien gouverné par une Reine qu’on peut s’y passer de premier Minisire. Portrait d’un pareil Ministre.
MOn Maitre me parut ne pas ajouter tout à fait foi à ce que je venois de lui raconter, parce que comme il me le declara ensuite, il lui étoit impossible de comprendre pourquoi les gens de Loi prendroient mille peines, & feroient ensemble une sorte de Confederation d’iniquité, & cela simplement pour chagriner les Animaux de leur Espece. A la verité, ajouta t-il, vous m’avez dit qu’ils étoient payez pour cela, mais ces Termes n’excitent pas la moindre idée en moi. Pour resoudre cette Difficulté, je fus obligé de lui décrire l’usage de la monnoye, les Materiaux dont on en faisoit, & la valeur des Metaux. Je lui dis que quand un Yahoo avoit une grande quantité de ces Metaux precieux, il pouvoit aquerir tout ce qu’il vouloit, de magnifiques Habits, de beaux Chevaux, de grandes Terres, des Mêts exquis, & de jolies Femelles.
Que la monnoye seule faisant de si admirables effets, nos Yahoos ne croyoient jamais en avoir assez à depenser ou à garder, suivant que leur inclination naturelle les portoit à la profusion ou à l’avarice. Que les Riches jouissoient du travail des pauvres, & que ceux-ci étoient mille contre un en comparaison de ceux là. Que le gros de nôtre Peuple menoit une vie miserable, & étoit obligé de travailler pendant toute l’année depuis le matin jusqu’au soir pour fournir à un petit nombre de Riches tout ce que leurs Caprices ou leur Vanité leur faisoit souhaiter. J’entrai dans un assez grand Detail sur ce sujet: Mais mon Maitre ne m’entendit pas mieux pour cela; parce qu’il lui avoit plu de se mettre en Tête que tous les les Animaux avoient une sorte de Droit sur les productions de la Terre, & bien particuliérement ceux qui presidoient sur les autres.
Ce prejugé lui donna la curiosité de savoir, en quoi consistoient ces mêts exquis, dont je venois de parler, & comment il se pouvoit faire que quelqu’un de nous en manquat. Sur quoi je lui fis l’Enumeration de toutes les sortes qui me vinrent dans l’Esprit, aussi bien que des differentes maniéres de les acommoder, ce qui ne pouvoit se faire sans envoyer des Vaisseaux dans diferentes parties du Monde, pour en raporter des Fruits rares & des Liqueurs d’un goût excellent. Je lui protestai, qu’on étoit obligé de faire du moins trois fois le Tour de nôtre Terre, avant qu’une de nos Femelles de Distinction eut un Dejeuner qui fut dans l’ordre. Il dit, que ce devoit être un bien miserable païs que celui qui ne nourrissoit pas ses Habitans. Mais ce qui l’étonnoit principalement, c’est qu’un païs aussi étendu que le nôtre avoit si peu d’Eau douce, que nôtre Peuple se trouvoit reduit à la necessité de faire venir sa Boisson par mer. Je repliquai, que l’Angleterre (ma chére Patrie) produisoit trois fois autant d’Alimens que ses Habitans pouvoient en consumer: que la même proportion avoit lieu à l’égard des Liqueurs dont ils se servoient pour étancher leur soif; & que ces Liqueurs se faisoient du fruit de certains Arbres, & étoient une excellente Boisson. Mais que pour satisfaire l’intemperance des Males & la vanité des Femelles, nous envoyons dans d’autres pays la plus grande partie des utiles productions de nos Terres, pour en raporter des choses qui ne servoient qu’à nous jetter dans des Maladies, & qu’a nourir nôtre extravagance & nos vices. D’où il s’ensuivoit necessairement, que plusieurs de mes Compatriotes étoient reduits à la necessité de gagner leur vie par de lâches ou par d’injustes moyens: comme qui diroit par le vol, le parjure, l’adulation, le jeu, le mensonge, l’Art d’empoisonner, ou celui de faire des Libelles. Et ce ne fut pas sans peine que je vins à bout de faire comprendre à mon Maitre le sens de ces diferentes Expressions.
Le Vin, continuai-je, n’est pas aporté dans nôtre païs, parce que nous manquons d’Eau ou d’autres Liqueurs, mais à cause que c’est une Boisson qui nous réjouit, qui chasse nos chagrins, augmente nos esperances, diminue nos frayeurs, & nous prive pendant quelque tems de l’usage d’une importune Raison; apres quoi nous ne manquons guères à tomber dans un profond sommeil, quoi qu’il faille avoüer que nous nous reveillons presque toujours malades, & que l’usage de cette Liqueur est pour nous une source feconde d’incommoditez, qui abrégent nôtre vie & ruinent nôtre Santé.
Le gros de nôtre Nation gagne sa Vie en fournissant aux personnes Riches, & en general à tous ceux qui ont de quoi payer leurs Marchandises ou leurs peines, en leur fournissant, dis-je, toutes les choses dont ils ont besoin. Par exemple, quand je suis chez moi, & habillé comme je dois l’être, je porte sur mon corps le Travail de plus de cent Ouvriers; la construction & l’ameublement de ma Maison en demandent une fois autant, & il en faut plus de mille avant que ma Femme soit ajustée depuis les pieds jusqu’à la tête.
J’allois lui parler d’une autre sorte de gens qui s’atachent à guerir les maux du corps, ayant eu ocasion de lui dire que plusieurs de mes Matelots étoient morts de Maladie. Mais j’eus toutes les peines du monde à me faire entendre. Il comprenoit bien, disoit-il, qu’un Houyhnhnm devenoit foible & languissant quelques jours avant sa Mort, ou se faisoit quelque blessure par malheur. Mais il lui paroissoit impossible que la Nature, qui a un si tendre soin pour tous ses Ouvrages, put engendrer dans nos corps tant d’incommoditez & tant de maux, & il me pria de lui expliquer un phenomène si singulier & si bizarre. Je lui dis, que la solution de ce probleme n’étoit pas dificile, & que le Deréglement de nôtre conduite étoit la seule cause de nos maladies. Que nous mangions quand nous n’avions pas faim, & que nous beuvions sans avoir soif: Que nous passions des nuits entiéres à boire des Liqueurs fortes sans rien manger, ce qui nous mettoit le Feu au corps, & précipitoit ou empêchoit la digestion. Que des Yahoos Femelles, après s’être prostituées pendant quelque tems, gagnoient de certaines Maladies douloureuses, qu’elles communiquoient à ceux qui avoient commerce avec elles. Que ces maladies & plusieurs autres se transmettoient de Pere en Fils; qu’on n’auroit jamais fait si l’on vouloit composer un Catalogue exact de tous les maux auxquels le corps Humain est sujet; puisqu’il n’y avoit point de partie qui n’en eut cinq ou six cens pour sa part. Que l’Envie que nous avions d’être gueris de tant de maux avoit multiplié parmi nous les Medecins, c’est à dire, des Hommes qui se piquent de réüssir dans ces sortes de guerisons. Je me suis apliqué, ajoutai-je, pendant quelque tems à cette Science, qui d’ailleurs a quelque Affinité avec ma profession; ainsi je puis dire sans vanité, que je sçai la Methode que ces Messieurs observent dans leurs Cures.
Leur grand principe est, Que toutes les Maladies viennent de Repletion, d’où ils concluent que pour guerir les indispositions dans leur source, il faut faire au Corps des Evacuations, soit par le passage naturel, soit par la bouche. Pour cet éfet, ils s’atachent à former de plusieurs Herbes, Mineraux, Gommes, Huiles, Coquilles, Sels, Excrémens, Ecorces d’Arbres, Serpens, Crapauds, Grenouilles, Araignées, & Os d’Hommes morts, la plus abominable & la plus degoutante Composition qui leur soit possible; Composition, que l’Estomac rend sur le champ, & c’est ce qu’ils apellent Vomitif: ou bien ils ajoutent à cet admirable mélange quelques autres Drogues empoisonnées, qu’ils nous font prendre par haut ou par bas, (suivant la fantaisie du Medecin) & ce Remede vexe si cruellement les Boyaux qu’ils font une Restitution presque aussi prompte que l’Estomac, & c’est ce qu’ils apellent une Purgation ou un Lavement. Car la Nature (comme le remarquent les Medecins) a destiné la bouche à l’Intromission du Manger & du Boire, & une autre partie à leur Ejection: d’où ces Messieurs concluent fort ingenieusement, que la Nature étant hors de son Assiette dans ces maladies, il faut pour l’y remettre traiter le corps d’une maniére directement contraire à son Institution, c’est à dire, faire entrer de certaines Compositions par en bas, & faire sortir ce qu’on a dans le corps par la Bouche.
Mais par dessus les maladies réelles, nous sommes sujets à plusieurs autres, qui sont seulement imaginaires, pour lesquelles les Medecins ont inventé des Remedes du même genre: Ces Remedes ont pourtant des Noms, puis que les Maladies en ont bien; & c’est de ces sortes de Maladies que nos Yahoos Femelles sont ordinairement ataquées. Nos Medecins excellent sur tout en pronostics, & il leur arrive rarement de s’y tromper; parce que dans des maladies réelles, & un peu malignes, ils predisent presque toujours que le Malade en mourra, ce qu’il depend toujours d’eux de rendre vrai, au lieu qu’il n’est pas en leur pouvoir de le guerir: Et voila pourquoi on court toujours grand risque entre leurs mains, dès qu’ils ont tant fait que de prononcer la fatale sentence, parce qu’ils n’aiment pas à en avoir le Dementi.
Ils sont aussi d’une utilité infinie à des Maris & à des Femmes, qui ne s’aiment point, à des Fils ainez, à des Ministres d’Etat, & souvent à des Princes.
J’avois déjà eu auparavant quelques Conversations avec mon Maitre sur la Nature du Gouvernement en general, & particuliérement sur celle du nôtre, qui est l’objet de l’Etonnement & de l’Envie de tout l’Univers. Mais venant par hazard de prononcer le mot de Ministre d’Etat; il m’ordonna de lui dire, quel espèce de Yahoo je désignois proprement par ce Terme.
Je lui repondis, que nôtre Reine étant exempte d’Ambition, & n’ayant aucun dessein d’augmenter sa puissance aux Depens de ses Voisins, ou au prejudice de ses propres sujets, étoit si éloignée d’avoir besoin de quelques Ministres corrompus, pour executer ou pour couvrir quelques sinistres Desseins, qu’elle dirigeoit au contraire tous ses Dessens au Bien de son Peuple; & que bien loin de confier entiérement son pouvoir à quelques Favoris, ou à quelques Ministres, elle soumettoit l’Administration de ses Ministres ou de ses Favoris au plus severe Examen de son grand Conseil: Mais j’ajoutai, que sous quelques Regnes precedens, & actuellement dans plusieurs Cours de l’Europe, il y avoit des Princes indolens, & Esclaves de leur plaisir, qui trouvant les rênes du Gouvernement trop pesantes pour leurs mains, les remettoient entre celles d’un Premier Ministre; dont autant que j’ay pu le conclurre, non seulement des Actions de ceux qui ont été honorez de cet Emploi, mais aussi de plusieurs Lettres, Memoires & Ecrits publiez par eux-mêmes, & contre la verité desquels personne ne s’est encore inscrit en faux, voici un fidele portrait.
Un Premier Ministre est un Homme entiérement exempt de Joïe & de Tristesse, d’Amour & de Haine, de Pitié & de Colere: toutes ses passions consistent dans une soif insatiable de Puissance, de Richesses, & d’Honneurs: Il se sert du Talent de la parole comme les autres Hommes, à une petite exception près, c’est qu’il ne parle jamais pour declarer ce qu’il pense: Il ne profére jamais une Verité, que dans l’intention que vous la preniez pour un Mensonge; ni un Mensonge que dans le dessein que vous le preniez pour une Verité: Ceux dont il dit du mal en leur absence, sont sur le point d’être avancez; & dès qu’il commence à vous donner des Loüanges, soit qu’il les adresse directement à vous mêmes, soit qu’il dise du bien de vous aux autres, vous pouvez compter que dès ce moment vous êtes perdu. La marque la moins équivoque qu’on est disgracié, est quand on reçoit de lui une promesse, sur tout si cette promesse est confirmée par serment: Car en ce cas un Homme sage se retire, & renonce a ses Esperances.
Il y a trois Methodes par lesquelles on peut parvenir au poste de Premier Ministre: La premiére, en faisant que de certaines personnes, soit Femme, soit Fille, soit Sœur, ayent une honnête complaisance pour les Desirs du Prince: La seconde, en trahissant ou en tachant de supplanter son predecesseur: & la troisiéme en declamant avec un Zele furieux contre la Corruption de la Cour dans des Assemblées publiques. Mais tout Prince sage doit preferer aux autres ceux en qui il remarque cette derniére Qualité; parce que ces sortes de personnes ont toujours la plus lâche soumission pour la volonté & pour les passions de leur Maitre. Ces Ministres disposant de tous les Emplois, ont une extrême Facilité à gagner la pluralité des suffrages dans un Senat, & conservent leur Autorité par ce moyen; & au pis aller, un Acte d’Amnistie (dont je lui decrivis la nature) les met à couvert de toutes poursuites; apres quoi ils prennent congé du public, chargez des Depouilles de la Nation.
Le Palais d’un Prémier Ministre, est une pepiniére où il s’en forme d’autres: Les Pages, les Laquais, & le Portier, en imitant leur Maitre deviennent des Ministres d’Etat dans leur diférens Départemens, & aprennent à exceller en trois choses; en insolence, dans l’Art de mentir, & dans celui de corrompre ceux dont ils pretendent se servir pour venir à bout de leurs infames pratiques. Plusieurs personnes distinguées font reguliérement la Cour à ces Messieurs, qui quelquefois à force de Dexterité & d’Impudence ont le bonheur de succeder à leur Seigneur.
Un Premier Ministre est ordinairement gouverné par une Vieille Maitresse, ou par un jeune Valet de chambre, & ce sont là les deux Canaux par où passent toutes les graces, & qu’on pouroit apeller proprement les Regens du Royaume en dernier Ressort.
Causant un jour avec mon Maitre sur la Noblesse de mon pays, il me fit un compliment auquel je ne m’atendois pas. Je suis persuadé, me dit-il, que vous êtes issu de quelque Famille noble, puis qu’en Figure, en Couleur, & en Propreté, vous surpassez tous les Yahoos de nôtre Nation, quoi que vous leur cediez en Force & en Agileté, ce que j’attribue à la diference qu’il y a entre vôtre maniére de vivre & celle de ces autres Brutes: mais ce qui augmente encore les prejugez que j’ai en vôtre faveur, c’est que vous êtes doüé non seulement de la Faculté de parler, mais même aussi de quelques principes de Raison. Parmi nous, continuat-il, les Houyhnhnms Blancs, les Alezans, & les Gris de fer, ne sont pas si bien faits que les Bays, que les Gris pomelez, & que les Noirs; ni ne naissent pas avec autant de Talens de l’ame, ni autant de capacité pour les mettre à profit; & voila pourquoi ils sont destinez à servir les autres, sans aspirer jamais à la moindre Autorité, ce qui passeroit chez nous pour quelque chose de monstrueux.
Je lui fis de très humbles Remercimens de la bonne opinion qu’il avoit de moi; mais je l’assurai en même tems, que ma naissance n’étoit rien moins qu’illustre, devant le jour à de bons Bourgeois, qui avoient eu à peine les moyens de me donner une Education passable. Que la Noblesse étoit toute autre chose parmi nous que dans son pays; Que nos jeunes gens de Qualité étoient élevez dans la Paresse & dans le Luxe; qu’aussi tôt qu’ils avoient ateint un certain Age, ils consumoient leur vigueur, & contractoient d’infames maladies, par le commerce de quelques Femmes prostituées; & que quand leurs Biens étoient presque depensez, ils épousoient quelque Femme d’une naissance commune, uniquement pour son Argent, sans avoir jamais pour elle, ni avant ni après le Mariage, le moindre sentiment d’Estime ni d’Amitié. Que de ces Mariages inegaux naissoient des Enfans difformes & mal sains, d’où il arrivoit qu’une pareille Famille n’arrivoit presque jamais à la quatriéme generation, à moins que l’Epouse n’eut soin de choisir parmi ses Voisins ou ses Amis, un pére qui se portat bien, & le tout par interêt pour la santé de ses Enfans. Qu’un corps ruiné, un air maladif, & un visage pâle & defait, étoient les marques ordinaires d’un Homme de la plus haute Distinction; au lieu qu’une santé d’Atlete dans un Homme de qualité, forme la plus fletrissante de toutes les presomptions contre la sagesse de sa Mére.
CHAPITRE VII.
Amour de l’Auteur pour sa Patrie. Observation de son Maitre sur le gouvernement de l’Angleterre, tel qu’il avoit été décrit par l’Auteur, avec quelques comparaisons & parallêles sur le même sujet. Remarques du Houyhnhnm sur la Nature Humaine.
MEs Lecteurs s’étonneront peut-être de ce que j’étois si sincère sur le chapitre des Hommes, & cela en parlant à une Creature, à qui ma Ressemblance aux Yahoos du païs, avoit déjà donné très mauvaise opinion de la Nature Humaine. Mais je leur avoüerai ingenuement que les nombreuses vertus de ces admirables Houyhnhnms, oposées à nos vices sans nombre, m’avoient ouvert les yeux à un point, que je commençai à envisager les Actions & les Passions des Hommes d’une maniére toute nouvelle, & à trouver que l’Honneur de mon Espèce ne meritoit pas le moindre menagement. D’ailleurs, il m’auroit été impossible d’en imposer à une personne d’une aussi merveilleuse penetration que mon Maitre, qui m’ouvroit chaque jour les yeux sur des Fautes que je faisois; Fautes que je n’avois jamais aperçues, & qui parmi nous ne seroient pas même mises dans le Catalogue des Infirmitez Humaines. Ajoutez à cela que l’Exemple de mon Maitre m’avoit inspiré une parfaite Horreur pour tout ce qu’on apelle Fausseté ou Deguisement; & que la Vérité me paroissoit si aimable, que je ne pouvois concevoir comment il étoit possible qu’on lui manquât de Respect ou de Fidelité.
Mais il y avoit, si j’ose le dire, un Motif plus fort encore, qui me portoit à cet Excès de sincerité. A peine avois-je été un An dans Le païs, que je conçus tant d’Amour & tant de Veneration pour les Habitans, que je pris la ferme Resolution de ne plus retourner parmi les Hommes & de passer le reste de mes jours avec ces vertueux Houyhnhnms, dont l’exemple & le commerce avoit déjà produit de si heureux effets sur moi. Mais la Fortune, mon éternelle Ennemie, me ramena malgré moi parmi les Yahoos de mon espece. Cependant, ce m’est à present une espèce de consolation, quand je songe, que dans ce que j’ai dit de mes Compatriotes, j’ai extenué leurs defauts autant que j’osois devant un Auditeur aussi penetrant, & que j’ai donné à chaque Article le Tour le plus favorable dont il étoit susceptible: Car, pour dire le vrai, je crois qu’il n’y a point d’Homme au Monde entiérement exempt de partialité en faveur de sa patrie.
J’ai raporté en substance les diferentes Conversations que j’ay euës avec mon Maitre, pendant la plus grande partie du Tems que j’ay eu l’Honneur de passer à son service; Conversations qui ont été bien plus longues, mais dont je n’ai mis icy qu’un Abregé, de peur d’ennuyer mes Lecteurs.
Quand j’eus repondu à toutes ses Questions, & que sa curiosité parut pleinement satisfaite; il m’envoya querir un jour de bon matin, & après m’avoir ordonné de m’asseoir, (Honneur qu’il ne m’avoit point fait jusqu’alors) il dit, qu’il avoit refléchi avec attention sur toute mon Histoire, pour autant qu’elle avoit raport à moi & à mon païs: Qu’il nous consideroit comme des Animaux, à qui, sans qu’il sçut comment, étoit tombée en partage une petite portion de Raison, dont nous ne nous servions que pour augmenter nos vices Naturels, & pour en aquerir de nouveaux que la nature ne nous avoit point donnez. Que nous nous depouillions du peu de Talens qu’elle nous avoit accordez, mais qu’en recompense nous avions parfaitement bien réussi à multiplier nos Defauts & nos Besoins. Que pour ce qui me regardoit, il étoit clair que je n’avois ni la Force ni l’Agileté d’un Yahoo ordinaire. Que l’Affectation de ne marcher que sur mes pieds de derriére, m’exposoit au Risque de tomber à tout moment. Que j’avois trouvé l’Art d’oter le poil de mon Menton, que la Nature y avoit mis pour defendre cette partie contre la Chaleur du Soleil, & contre la rigueur du Froid. Enfin que je ne pouvois ni courir avec vitesse, ni grimper sur des Arbres comme mes Freres (c’est le nom qu’il lui plut leur donner) les Yahoos du païs.
Que nôtre Gouvernement & nos Loix suposoient necessairement en nous de grands Defauts de Raison, & par cela même de Vertu; parce que la Raison seule sufit pour gouverner une Créature raisonnable; d’où il s’ensuivoit clairement que c’étoit à tort que nous nous arrogions le Titre d’Animaux douez de Raison; come il avoit paru dans ce que j’avois raconté moi même de mes Compatriotes, quoi qu’il eut bien remarqué que pour leur concilier son Estime, j’avois caché plusieurs particularitez qui étoient à leur Desavantage, & souvent dit la chose qui n’est pas.
Ce qui le confirmoit dans cette opinion, c’est qu’il avoit remarqué, que si d’un côté je ressemblois aux Yahoos par raport à la Figure du corps; de l’autre ces Brutes avoient une grande conformité avec nous à l’égard des inclinations & des qualitez de l’ame. Il me dit, que c’étoit une chose constante que les Yahoos avoient plus de haine les uns pour les autres que pour quelques Animaux d’une autre Espèce; & que la Raison qu’on en rendoit, étoit tirée de leur Difformité, que tous apercevoient dans les autres, sans la remarquer en eux mêmes. Que pour cette Raison il avoit trouvé que c’étoit une chose assez bien imaginée de nous couvrir le corps, & que grace à cette precaution nous donnions moins lieu aux autres de concevoir contre nous cette Espèce de Haine que cause la Laideur. Mais qu’il trouvoit à present qu’il s’étoit trompé, & que les Dissentions de ces Bêtes dans son pays avoient la même cause que les nôtres, suivant la Description que j’en avois faite. Car, dit-il, si vous jettez à cinq Yahoos autant de nourriture qu’il en faut pour cinquante, au lieu de manger paisiblement, ils se prendront par les oreilles, chacun d’eux tachant d’avoir tout pour lui seul; & que pour cette Raison, un Valet étoit toujours present quand les Yahoos mangeoient dans les Champs, au lieu qu’au Logis on les atachoit à une bonne Distance les uns des autres. Que si une Vache venoit à mourir de vieillesse ou par accident, avant qu’un Houyhnhnm put la faire transporter chez lui pour servir de nourriture à ses propres Yahoos, ceux du voisinage venoient par Troupes pour la manger, d’où s’ensuivoit une Bataille telle que je l’avois décrite, quoi qu’il arrivat rarement qu’ils se tuassent les uns les autres, non pas manque de bonne volonté, mais faute d’instrumens convenables. D’autrefois des Yahoos de diferent voisinage se sont livré bataille, sans qu’on put remarquer aucune cause visible qui les y portat: Ceux d’un District epiant toujours l’occasion de surprendre ceux d’un autre. Que si leur projet manque, ils s’en retournent chez eux, & faute d’Ennemis, ils se mordent & se dechirent les uns les autres.
Que dans de certains Champs de son pays, il y avoit des Pierres Luisantes de diferentes couleurs, que les Yahoos aimoient à la fureur, & que comme ces Pierres étoient quelquefois assez avant en Terre, ils passoient des jours entiers à creuser avec leur pates pour les en tirer, & les cachoient ensuite dans leurs Chenils; parce qu’ils regardoient comme le plus grand de tous leurs malheurs que quelqu’un de leurs Camarades trouvat leur Tresor. Mon Maitre ajouta, qu’il n’avoit jamais pu decouvrir la cause de leur Amour pour ces Pierres, ni de quel usage elles pouvoient être à un Yahoo; mais qu’il commençoit à croire que cela venoit du même principe d’Avarice, que j’avois atribué à la Nature humaine: qu’un jour par maniére d’Epreuve, il avoit oté un monceau de ces Pierres d’un endroit où un de ses Yahoos les avoit enterrées; que quelques Heures après, cet Animal trouvant que son Tresor avoit été enlevé, s’étoit mis à jetter les cris les plus affreux, & avoit donné des marques de la plus profonde tristesse: qu’il n’avoit voulu ni manger, ni dormir, ni travailler, jusqu’à ce qu’il eut donné ordre à un Valet de remettre secretement ces Pierres dans l’endroit où elles avoient été; ce qu’il n’eut pas plutôt fait que le Yahoo les retrouva, & retrouva avec elles sa premiére gayeté; mais il eut la precaution de les mieux cacher, & depuis ce tems là il m’a fort bien servi.
Mon Maitre m’assura de plus une chose, que j’eus occasion de remarquer moi même, c’est que c’étoit dans les Champs, où il y avoit le plus de ces Pierres Luisantes, que se donnoient les plus frequentes & les plus cruelles Batailles.
Il dit, que c’étoit une chose ordinaire, quand deux Yahoos découvroient une pareille Pierre dans un Champ, & se batoient à qui l’auroit, qu’un troisiéme se jettat sur le sujet de la Dispute, & l’emportat pour lui; ce qui, à ce que trouvoit mon Maitre, ne ressembloit pas mal aux Decisions de nos procès; en quoi je trouvai à propos de ne lui pas contredire, parce que le procedé du troisiéme Yahoo, étoit plus équitable que plusieurs Sentences de nos Juges. Car, au bout du compte, chacun des deux Yahoos ne perdoit que la pierre pour laquelle ils se batoient; au lieu que dans nos Cours de Justice il faut payer l’Arrêt qui nous deboute de nos pretentions.
Mon Maitre continuant son Discours, dit, que rien ne rendoit les Yahoos plus odieux, que cette Avidité universelle avec laquelle ils devoroient tout ce qu’ils trouvoient, soit que ce fussent des Herbes, des Racines, du Grain, de la Chair d’Animaux, ou toutes ces choses melées ensemble: Et qu’on avoit remarqué, comme une Bizarrerie qui leur étoit particulière, qu’ils aimoient mieux faire quelques Lieuës pour aller derober une Nourriture passablement mauvaise, que d’en avoir une bonne toute preparée chez eux. Par dessus cela ils sont insatiables, & quand ils ont dequoi, ils mangent à crever; & machent ensuite une certaine Racine qui leur donne une Evacuation generale.
Il y a aussi une autre sorte de Racine fort succulente, mais qui est assez difficile à trouver, dont les Yahoos sont fous, & qu’ils suçent avec un plaisir infini, ce qui produit en eux les mêmes Effets que le Vin fait sur nous; c’est à dire qu’ils s’embrassent, qu’ils se batent, qu’ils hurlent, qu’ils jasent, qu’ils se roulent à Terre, & puis qu’ils s’endorment dans la Bouë.
J’ai observé moi même, que les Yahoos sont les seuls Animaux du pays qui soient sujets à quelques Maladies; qui néanmoins sont en beaucoup plus petit nombre que celles que les Chevaux ont parmi nous, & qui ne viennent point des mauvais Traitemens qu’on leur fait, mais de leur mal-propreté & de leur gloutonnerie.
Pour ce qui regarde les Sciences, les Loix, les Arts, les Manufactures, & plusieurs autres choses du même genre, mon Maitre avoüa qu’il ne trouvoit presque aucune conformité entre les Yahoos de son païs & ceux du nôtre: mais qu’en recompense il trouvoit une parfaite ressemblance dans nos Inclinations. A la verité, disoit-il, il avoit bien ouï dire à quelques Houyhnhnms, qu’ils avoient remarqué que plusieurs Troupes de Yahoos avoient un Espèce de Commandant, qu’il étoit facile de distinguer des autres, parce qu’il étoit toujours plus mal fait, & plus mechant qu’aucun des autres. Que ce Commandant avoit d’ordinaire un Favori le plus semblable à lui qu’il put trouver, dont l’Emploi étoit de lecher les pieds & le Derriére de son Maitre, & d’amener des Yahoos Femelles dans son Chenil; ce qui lui valoit de tems en tems quelque piéce de Chair d’Ane. Ce Favori est haï par toute la Troupe, & voila pourquoi afin de se mettre à couvert de leur Ressentiment, il se tient toujours le plus près qu’il lui est possible de la personne de son Commandant, qui le conserve dans son Emploi, jusqu’à ce qu’il ait trouvé un Favori plus vilain & plus méchant que lui: mais aussi dès cet instant il est congedié, & son successeur aussi bien que tous les Yahoos de ce District, Jeunes & Vieux, Mâles & Femelles, viennent en corps, & déchargent leurs Ordures sur lui, depuis la Tête jusqu’aux pieds. Peut-être, ajouta mon Maitre, que ce que je viens de dire, seroit aplicable jusques à un certain point à vos Cours, vos Favoris, & vos Ministres d’Etat: mais c’est de quoi vous pouvez mieux juger que moi.
Je n’osai rien repondre à cette maligne insinuation, qui rabaissoit l’intelligence humaine au dessous de la sagacité d’un Chien ordinaire, qui a l’Habileté de distinguer la voix du meilleur Chien de la meute, sans se tromper jamais.
Mon Maitre m’aprit, qu’il y avoit dans les Yahoos de certaines Qualitez remarquables, dont je ne lui avois point fait mention, ou du moins sur lesquelles j’avois passé fort legérement, en lui parlant des Yahoos de mon Espéce; si me dit, que ces Animaux, comme les autres Brutes, avoient leurs Femelles en commun; avec cette diference pourtant, que la Yahoo femelle soufroit le mâle pendant qu’elle étoit enceinte, & que les Males se batoient avec autant d’Acharnement contre les Femelles que contre ceux de leur sexe: deux choses qui étoient d’une Brutalité sans exemple.
Une autre singularité odieuse qu’il avoit observée dans les Yahoos, étoit leur excessive saloperie dans le tems que tous les autres Animaux paroissent aimer la propreté. Pour les deux autres Accusations je fus charmé de les laisser passer sans rien dire, parce qu’aussi bien je n’avois rien à repondre. Mais pour la troisiéme il m’auroit été aisé d’y repondre, s’il y avoit eu dans le pays un seul Cochon (ce qui par malheur pour moi n’étoit pas.) Car quoi que cet Animal puisse d’ailleurs être plus aimable qu’un Yahoo, il y auroit à mon avis de la partialité à dire qu’il fut plus propre; & c’est de quoi mon Maitre auroit été convaincu lui même, s’il avoit vu tout ce que ces Bêtes mangent, & avec quelle volupté elles se vautrent dans la Bouë.
Mon Maitre fit encore mention d’une autre Qualité que ses Domestiques avoient aperçue en plusieurs Yahoos, & qui lui paroissoit entiérement inexplicable. Il dit, qu’il prenoit quelquefois fantaisie à un Yahoo, de se retirer dans un Coin, de s’y mettre à hurler, & de donner des ruades à tous ceux qui s’aprochoient de lui, quoi qu’il fut jeune, se portât bien, & eut sufisamment à boire & à manger; que ses Domestiques ne pouvoient imaginer quelle Mouche l’avoit piqué: Et que le seul Remede qu’ils y savoient, étoit de le faire bien travailler; parce qu’ils avoient observé qu’un Travail un peu rude dissipoit insensiblement ces sortes de Fantaisies. Mon amour pour le Genre humain, m’imposa ici le plus profond silence; quoi que je demelasse fort bien dans ce que je venois d’entendre, ces sortes de Caprices, que produisent la Paresse, la Luxure, & les Richesses; Caprices dont je me ferois fort de guerir quelques uns de mes Compatriotes par le même Regime.
Mon Maitre avoit aussi remarqué que souvent quelque Yahoo Femelle se tenoit derriére un Banc ou un Buisson: que quand quelques jeunes Males passoient, elle se faisoit entrevoir, les agaçoit par des grimaces, puis faisoit semblant de se cacher; & que lorsque quelque Mâle s’avançoit, elle se retiroit tout doucement, en regardant souvent derriére elle, & s’enfuyoit avec une feinte Frayeur dans quelque endroit convenable, où elle savoit que le Mâle la suivroit.
D’autrefois, si une Femelle Etrangére vient parmi elles, Trois ou Quatre de son Sexe l’environnent, la considérent depuis la Tête jusqu’aux pieds, se font des grimaces les unes aux autres, & puis la plantent là d’un Air de Dedain & de Mepris.
Peut être qu’il y avoit un peu de Rafinement dans ces speculations de mon Maitre: Cependant, ce ne fut pas sans une Espèce d’Etonnement & même de Chagrin, que je considerai, que c’étoit peut être par instinct que les Femmes étoient Envieuses, Coquettes, & Libertines.
Je m’atendois à tout moment que mon Maitre aloit acuser les Yahoos de l’un & l’autre sexe de certains Apetits dereglez, qui ne sont pas tout à fait inconnus parmi nous. Mais il semble que la Nature n’aye pas été pour eux une Maitresse fort habile; & que ces Voluptez étudiées soient les productions de nôtre seule Raison.
CHAPITRE VIII.
Detail touchant les Yahoos. Excellentes Qualitez des Houyhnhnms. Quelle Education ils reçoivent & à quels Exercices ils s’apliquent dans leur Jeunesse. Leur Assemblée generale.
COmme je devois naturellement mieux connoitre la Nature humaine que mon Maitre, il m’étoit aisé d’apliquer à moi même & à mes Compatriotes tout ce que j’en aprenois. Pour les mieux connoître encore, je le priai de me permettre de passer quelque jours parmi les Yahoos du voisinage, ce qu’il eut la bonté de m’acorder, étant bien persuadé que la Hayne que j’avois pour ces Bêtes empêcheroit que leur Exemple ne fut contagieux pour moi; & par dessus cela, il donna ordre à un de ses Valets, qui étoit un Cheval alezan très vigoureux, & d’un excellent naturel, de ne me point quiter, & de me garantir des insultes des Yahoos, qui me croyant de leur Espèce n’auroient pas manqué de m’ataquer, par le même principe qui porte les Choucas sauvages à se jetter sur ceux qui sont privez, quand ils en rencontrent.
Les Yahoos sont prodigieusement agiles dès leur premiére Jeunesse; malgré cela, j’atrapai un jour un jeune mâle de trois ans, & tachai par toutes les marques d’amitié possibles de l’apaiser; mais le petit Diable se mit à hurler & à me mordre avec tant de violence, que je fus obligé de le laisser aller, & il en étoit tems, car ses cris avoient atiré toute la Troupe des vieux, qui trouvant que je n’avois point fait de mal au jeune, & que mon Cheval alezan étoit près de moi, se tinrent dans le Respect.
Par ce que j’ay pu remarquer, les Yahoos m’ont paru les plus indociles de tous les Animaux, & n’être capables que de porter ou de trainer des Fardeaux. Cependant je crois que ce Defaut vient principalement de leur Opiniatreté. Car au reste, ils sont rusez, malicieux, traitres & vindicatifs. Ils sont forts & robustes, mais ont le cœur lache, & sont par cela même, insolens, rampans, & cruels. On a remarqué que ceux qui ont le poil roux de l’un & l’autre sexe sont plus lascifs & plus méchans que les autres, qu’ils surpassent aussi en Force & en Agileté.
Les Houyhnhnms gardent un certain nombre de Yahoos dans des Huttes près de leurs Maisons, & en tirent quelques services auxquels ils ne veulent point employer leurs Domestiques; pour les autres, ils les envoyent dans certains champs, où ils cherchent des Racines, diferentes sortes d’Herbes, & des Charognes pour se nourrir. Ils sont aussi fort adroits à atraper des Belettes, & des Luhimuhs (sorte de Rat sauvage) qu’ils devorent avec une avidité inexprimable. La Nature leur a apris à se creuser des Trous en Terre, dont la plûpart sont assez grands pour tenir le Mâle, la Femelle, & trois ou quatre petits.
Ils nagent dès leur Enfance comme des Grenouilles, & peuvent se tenir long-tems sous l’Eau, ce qui leur donne le moyen de prendre souvent du Poisson, que les Femelles aportent à leurs petits. A propos de quoi il m’arriva une assez plaisante Avanture.
Un jour que j’étois dehors avec mon Protecteur le Cheval alezan, & qu’il faisoit excessivement chaud, je le priai de me permettre de me baigner dans une Riviére près de laquelle nous étions. Il le voulut bien: surquoi je me deshabillai & me jettai à la nage. Mon malheur voulut qu’une jeune Yahoo Femelle, qui se tenoit derriére une Eminence, vit tout ce que je venois de faire, & qu’enflamée de certain Desir, à ce que nous conjecturâmes l’Alezan & moi, elle vint à la Nage vers l’endroit où je me baignois. De ma vie je n’ay été plus effrayé, mon Defenseur étoit à quelque distance de là, ne soupçonnant pas seulement la possibilité de ce malheur. Elle m’embrassa d’une maniére fort significative; & moi je me mis à crier d’une si grande force que mon Protecteur m’entendit & vint à nous au galop: ce qu’elle n’eut pas plûtôt vu qu’elle me quita (quoi qu’avec la derniére Repugnance) & s’alla mettre sur la Hauteur oposée, où elle ne fit que hurler pendant tout le tems que je mis à m’habiller. Ce fut un sujet de Divetissement pour mon Maitre & pour toute sa Famille, aussi bien que de mortification pour moi. Car je ne pouvois plus nier que je ne fusse réellement un Yahoo, puisque les Femelles avoient une propension naturelle pour moi comme pour un de leur Espèce: Et ce qu’il y a de remarquable, c’est que celle dont je viens de parler, n’avoit pas le poil roux (ce qui pourroit excuser un Appetit un peu irregulier) mais noir, & qu’elle n’étoit pas tout à fait aussi hideuse que les autres Femelles de son espece; Car, je crois qu’elle n’avoit pas plus d’onze ans.
Ayant passé trois ans dans ce pays, il est juste qu’à l’Exemple des autres Voyageurs, j’instruise mes Lecteurs des Maniéres & des Coutumes de ses Habitans, à la connoissance desquelles je me suis principalement apliqué. Comme les Houyhnhnms sont naturellement portez à la pratique de toutes les Vertus qui peuvent convenir à une Creature raisonnable, leur grand principe est, qu’il faut cultiver la Raison & n’être gouverné que par elle. La Raison n’est jamais parmi eux une chose problematique, sur laquelle on peut alléguer des Argumens plausibles des deux cotez; mais elle les frape toujours par son Evidence; ce qu’elle doit naturellement faire, lorsque son Eclat n’est point obscurci par des passions ou par l’interêt. Et je me souviens à cet egard, que ce fut avec une extrême Difficulté que je vins à bout de faire comprendre à mon Maitre le sens du mot d’Opinion, ou comment un point pouvoit être disputable; parce que la Raison nous enseigne à n’affirmer ou à ne nier que ce dont nous sommes certains; Or dès qu’il n’y a point de certitude, il ne sauroit aussi y avoir de negation ou d’affirmation. Si bien que les Controverses, les Disputes & le Ton decisif sur des propositions fausses ou douteuses sont des maux inconnus parmi les Houyhnhnms.
Pareillement quand je lui expliquois nos diferens systèmes de Philosophie Naturelle, il se mettoit à rire de ce qu’une Créature qui s’arrogeoit le Titre de Raisonnable, tirat gloire de savoir les Conjectures des autres, & cela dans des choses où ce savoir, quand il seroit même de bon alloi, ne pouvoit être d’aucun usage. En quoi il étoit entiérement dans les sentimens de Socrate, tels qu’ils nous sont raportez par Platon; ce que je remarque comme un Trait d’Eloge pour ce Prince des Philosophes. J’ay reflêchi plusieurs fois depuis sur le Tort infini que cette maxime feroit aux Libraires de l’Europe, aussi bien qu’à la reputation de plusieurs Savans.
L’Amitié & la Bienveillance sont les deux principales Vertus des Houyhnhnms: & ces vertus ne sont pas restreintes à quelques objets particuliers, mais s’étendent sur tous les individus de la Race. Car le Cheval le plus Etranger y est traité de la même maniére que le plus proche Voisin, & quelque part qu’il aille, il est comme chez lui. Ils observent avec la plus exacte precision les Loix de la Décence & de la Civilité, mais ils n’entendent absolument rien en ce que nous apellons Ceremonie. Ils n’ont pas de Tendresse de cœur pour leurs Poulains, & le soin qu’ils prennent de leur Education est uniquement un fruit de leur Raison. Et j’ai vu mon Maitre montrer la même Affection aux Poulains de son Voisin, qu’il avoit pour les siens propres. Ils pretendent que la Nature leur enseigne à aimer en general toute l’espèce, & que la Raison ne fait distinction des personnes, que quand elles surpassent les autres en vertu.
Quand les Femmes des Houyhnhnms ont mis au jour un Poulain de chaque sexe, elles n’ont plus de commerce avec leurs Maris, à moins qu’il ne leur arrive de perdre un de leurs Enfans, ce qui arrive fort rarement: Mais en ce cas elles renouent connoissance; ou bien, si cet Accident arrive à un Houyhnhnm dont la Femme n’est plus en age d’avoir des Enfans, quelque ami lui fait present d’un des siens, & travaille ensuite à reparer cette perte volontaire. Cette precaution est necessaire pour empêcher que le Païs ne soit trop peuplé. Mais cette Règle ne regarde point les Houyhnhnms d’une Race inferieure; car il leur est permis de produire trois Poulains de chaque sexe, pour servir de Domestiques dans des Familles Nobles.
Dans les Mariages ils prennent garde que les Couleurs des deux partis ne fassent pas un Melange désagréable dans leur posterité. La Force est la qualité qu’on estime le plus dans le Mâle, & la Beauté celle dont on fait le plus de cas dans la Femelle; non pas par un principe d’Amour, mais afin d’empêcher la Race de degenerer; car s’il arrive qu’une Femelle excelle en Force, on lui choisit un Epoux distingué par sa Beauté. Galanterie, Amour, Presens, Douaire, sont des choses dont ils n’ont aucune idée & pour lesquelles ils n’ont pas même de Termes dans leur Langue. Les jeunes gens ne s’épousent pour aucune autre Raison que parce que leurs Parens & leurs amis le veulent ainsi: c’est une chose qu’ils voient faire tous les jours, & qu’ils regardent comme une des Actions necessaires d’un Etre raisonnable. Mais la violation de cet Engagement est un Crime absolument inouï.
Dans l’Education de leur Jeunesse de l’un & de l’autre sexe, leur Methode est admirable, & très digne de nôtre imitation. Ils veulent que leurs Enfans ayent ateint l’Age de dix-huit ans avant qu’il leur soit permis de manger de l’Avoine, excepté pourtant de certains jours. Et cet Exemple, pourvu qu’on y fit quelques legers Changemens pouroit être de grand usage parmi nous.
La Temperance, l’Industrie, l’Exercice, & la Propreté, sont des choses également prescrites aux Jeunes des deux sexes: Et mon Maitre m’a dit plus d’une fois, que nous étions fous de donner aux Femelles une autre Education qu’aux Mâles, excepté en quelques articles qui concernent le Gouvernement du Menage; par où, comme il le remarquoit très judicieusement, nous faisions que la moitié de nos jeunes gens n’étoit bonne qu’à mettre des Enfans au monde: & comme si ce premier Trait de Folie ne suffisoit pas, ajoutoit-il, vous en commettez un second plus grand encore, en confiant l’Education de vos Enfans à des Animaux si peu capables de les elever.
Mais les Houyhnhnms acoutument leurs Descendans dès leur premiére Jeunesse à la Course, au Travail, & à s’endurcir à la Fatigue & aux Incommoditez: pour cet éfet il leur font monter quelquefois au galop des Collines fort roides, ou leur ordonnent de courir sur des Chemins pierreux, & puis, lorsqu’ils sont tous en Eau, de se jetter dans quelque Etang. Quatre fois par an la Jeunesse d’un certain District se donne rendez vous dans un Endroit marqué, pour voir qui a fait le plus de progrès en Force, en Vitesse, ou en Agileté, & le Vainqueur en est recompensé par une Chanson faite à son honneur, qui est comme une Espece de Monument de sa Victoire. Le jour de cette Fête, quelques Domestiques ont soin de faire aporter par une Troupe de Yahoos, le Foin, l’Avoine, & le Lait qu’il faut pour le Repas des Houyhnhnms; après quoi ces Bêtes sont incontinent renvoyées, afin que la Compagnie n’en soit pas incommodée.
Tous les quatre Ans vers l’Equinoxe du Printems, un Conseil, qui represente toute la Nation, s’assemble dans une Plaine située à vingt miles de nôtre Maison, & cette Assemblée dure cinq ou six jours. On y examine l’Etat & les Besoins des diferens Districts: s’ils abondent en Foin, en Avoine, en Vaches & en Yahoos, ou bien s’ils ont disette de quelqu’une de ces choses? Que si (ce qui est très rare) il se trouve que quelques Districts manque de ces Bêtes ou de ces productions de la Terre, il est pourvu à ces Besoins par un Consentement unanime, & par une Contribution generale de toute l’Assemblée. Là aussi se règle l’Echange & le Don des Enfans. Par exemple, si un Houyhnhnm a deux Mâles, il en troque un avec un autre, qui a deux Femelles: Et quand un Enfant vient à mourir dont la Mére n’est plus en Age d’en avoir, on y determine la Famille par laquelle cette perte doit être reparée.
CHAPITRE IX.
Grand Debat dans l’Assemblée generale des Houyhnhnms, & de quelle maniére il fut terminé. Sciences qui sont en vogue parmi eux. Leurs Batimens. Maniére dont ils enterrent leurs Morts. Imperfection de leur Langage.
UNe de ces grandes Assemblées se tint de mon tems, environ trois mois avant mon Depart, & mon Maitre y fut envoyé pour representer nôtre District. Dans ce Senat fut remise sur le Tapis leur vieille Querelle, & pour dire le vrai la seule dont on ait jamais entendu parler dans le païs.
Cette Querelle (à ce que mon Maitre m’aprit à son Retour) consistoit à savoir, si les Yahoos devoient être exterminez de dessus la Face de la Terre, ou non? Un des Membres, qui étoit pour l’Affirmative, allegua diferens Argumens de grand poids, disant, Que les Yahoos étoient non seulement les plus maussades & les plus difformes Bêtes que la Nature eut jamais produites, mais aussi les plus indociles, les plus opiniatres & les plus malicieuses: Qu’ils suçoient en secret les Mammelles des Vaches qui apartenoient aux Houyhnhnms, tuoient & mangeoient leurs chats, fouloient aux pieds leurs Herbes & leur Avoine, & feroient encore mille autres Extravagances, si l’on n’y prenoit garde. Il fit mention d’une Tradition generale, qui portoit, qu’il n’y avoit pas eu toujours des Yahoos dans le païs: mais qu’il y avoit quelques siecles que deux de ces Brutes parurent sur une Montagne, & qu’il étoit incertain si la Chaleur du Soleil les avoit formez de bouë corrompuë, ou bien de l’Ecume de la Mer. Que ces Yahoos eurent des petits, & qu’en peu de tems leur Race devint si nombreuse que tout le païs en fut infecté. Que les Houyhnhnms pour remedier à ce mal, s’assemblérent tous, ataquérent les Yahoos, & les forcérent à se retirer dans un Endroit où ils les environnerent de tous cotez, détruisirent les vieux, & prirent chacun deux Jeunes chez eux, qu’ils aprivoisérent ensuite autant que des Animaux naturellement si sauvages sont capables d’être aprivoisez; s’en servant pour porter & pour trainer des Fardeaux. Que cette Tradition avoit un grand air de vraisemblance, & que ces Créatures ne pouvoient pas être Ylnhniamshy (c’est a dire Natives du pays) vû la violente Haine que les Houyhnhnms aussi bien que les autres Animaux leur portoient; Haine meritée à la verité par leurs mauvaises Qualitez, mais qui néanmoins n’auroit jamais été portée à ce point, si elles avoient été originaires du païs. Que la Fantaisie qui avoit pris aux Houyhnhnms de se servir d’Yahoos, leur avoir fort imprudemment fait negliger la Race des Anes, qui sont de sort beaux Animaux, bien plus faciles à aprivoiser, & bien plus propres que les Yahoos, & d’ailleurs assez robustes pour resister au Travail, quoi que d’ailleurs ils cedassent à ceux-ci en Agileté. Que si leurs Brayemens n’étoient pas agréables, le son pourtant en étoit moins horrible que celui des Hurlemens des Yahoos. Plusieurs autres dirent leurs Avis sur le même sujet, mais le plus remarquable de tous fut celui de mon Maitre, quoique je puisse dire sans vanité que ce fut à moi qu’il eut l’obligation de l’Expedient admirable qu’il proposa à l’Assemblée. Il aprouva la Tradition dont on vient de faite mention, & affirma que les deux premiers Yahoos qu’on eut vus dans le païs y étoient venus par Mer; qu’en arrivant à Terre, & étant abandonnez par leurs Compagnons ils s’étoient retirez dans les Montagnes, où ayant degeneré peu à peu, ils étoient devenus par laps de tems beaucoup plus sauvages que ceux de leur espèce dans le païs dont ils étoient venus. La Rasion de son Assertion étoit, qu’il avoit actuellement chez lui un Yahoo merveilleux, (c’étoit moi) dont la plûpart d’entr’eux avoient ouï parler, & que plusieurs avoient vu. Il leur raconta alors, de quelle maniére si m’avoit trouvé; que mon Corps étoit couvert de peaux d’Animaux, ou de leurs poils fort adroitement accommodez; que je parlois une Langue qui m’étoit particuliere, & avois fort bien apris la leur; que je lui avois raconté les diferens Accidens qui m’avoient amené dans le païs; que quand je me depouillois de ce qui me couvroit, je ressemblois extrêmement à un Yahoo, à cette Difference près, que j’étois plus blanc, moins velu, & que j’avois les pates plus courtes. Il ajouta, que j’avois taché de lui persuader que dans mon païs aussi bien que dans plusieurs autres les Yahoos étoient des Animaux raisonnables, qui tenoient les Houyhnhnms en servitude: Qu’il avoit remarqué en moi toutes les Qualitez d’un Yahoo, hormis que j’etois un peu plus civilisé, & que j’avois quelque Teinture de Raison, quoique les Houyhnhnms eussent à cet égard autant de superiorité sur moi, que j’en avois sur les Yahoos de leur païs: Que, parmi d’autres choses, j’avois fait mention d’une coutume que nous avions de châtrer les Houyhnhnms quand ils étoient jeunes afin de les rendre plus aprivoisez; que l’Operation étoit aisée & sure; qu’il n’y avoit point de honte à aprendre de certaines choses des Brutes, puis que la Fourmi donnoit aux Houyhnhnms des Leçons d’Industrie, & que l’Art de bâtir leur est enseigné par l’Hirondelle (car c’est ainsi que je traduis le mot de Lyhannh, quoique cet Oiseau soit bien plus grand que nos Hirondelles.) Qu’on pourroit faire usage de cette Invention à l’égard des jeunes Yahoos, ce qui non seulement les rendroit plus doux & plus traitables, mais aussi en éteindroit bientôt la Race, sans être obligé de recourir à des Remedes violens. Qu’en même tems les Houyhnhnms seroient exhortez à cultiver la Race des Anes, qui sont non seulement des Animaux preferables aux Yahoos à tous egards, mais qui ont encore par dessus eux l’Avantage d’être capables de rendre service dès l’Age de cinq ans, au lieu que les Yahoos n’en sçauroient rendre qu’à douze.
Voila tout ce que mon Maitre trouva à propos de me raconter alors, touchant ce qui s’étoit passé dans le grand Conseil. Mais il me cacha une particularité qui me regardoit personnellement, dont je ne tardai guères à sentir les funestes Effets, comme j’en informerai mes Lecteurs en son lieu; & c’est de ce moment que je datte le malheur du reste de ma vie.
Les Houyhnhnms n’ont point de Lettres, & par conséquent ne connoissent rien que par Tradition. Mais comme il arrive peu de choses fort importantes parmi un Peuple si bien uni, naturellement porté à la pratique de toutes les Vertus, uniquement gouverné par la Raison, & separé de toutes les autres Nations, leur Histoire n’est pas chargée de beaucoup de Faits. J’ai déjà observé qu’ils ne sont sujets à aucune Maladie, d’où il s’ensuit qu’ils n’ont pas besoin de Medecins. Cependant ils ont d’excellens Remedes faits de diferentes Herbes, pour guerir les Blessures que des pierres pointues peuvent faire à leurs Paturons, aussi bien que les Contusions qui pourroient arriver aux autres parties de leur Corps.
Ils comptent l’Année par la Revolution du Soleil & de la Lune, mais ne font aucune subdivision de semaines. Les mouvemens de ces deux Astres leur sont assez bien connus, & ils entendent la Nature des Eclipses; mais aussi est-ce tout ce qu’ils savent en Astronomie. Ils surpassent tous les Mortels en Poësie, par la Justesse de leurs Comparaisons, & par la Beauté & l’Exactitude de leurs Descriptions. Leurs vers abondent fort en l’une & l’autre de ces choses, & roulent d’ordinaire sur l’Excellence de l’Amitié, ou sur les Loüanges de ceux qui ont été Vainqueurs à la Course, ou à quelques autres Exercices corporels. Leurs Batimens, quoi que fort simples, sont assez commodes, & les mettent entiérement à couvert de toutes les injures de l’Air.
Les Houyhnhnms se servent de cette partie creuse qu’il y a entre le Paturon & la Corne de leurs pieds de devant, comme nous faisons de nos mains, & cela avec une Dexterité presque incroyable. Ils trayent leurs Vaches, rassemblent leur Avoine, & font en general tous les Ouvrages auxquels nous nous servons de nos Mains. Ils ont une sorte de pierres à Fusil fort dure, qu’ils aiguisent contre d’autres pierres, & dont ils font ensuite des Instrumens qui leur tiennent lieu de Coins, de Haches, & de Marteaux. De ces mêmes pierres ils font une espèce de Faux, avec laquelle ils coupent leur Foin & leur Avoine, qui croit d’elle même dans de certains Champs: Les Yahoos en portent les Gerbes au Logis, que les Domestiques serrent dans plusieurs Huttes couvertes, pour en oter le grain, qui est mis dans des Magasins. Ils font des Vaisseaux de Bois & de Terre, & exposent ceux-ci au Soleil pour les durcir.
A moins qu’il ne leur arrive quelque Accident extraordinaire, ils deviennent fort vieux, & sont enterrez dans le Lieu le plus obscur qu’on puisse trouver, sans que leurs Parens & leurs Amis marquent ni Joye ni Tristesse de leur Trepas: Eux mêmes, quand ils sentent que leur Fin aproche, quittent le Monde avec aussi peu de Regret, que s’ils prenoient congé d’un Voisin à qui ils auroient rendu une Visite. Je me souviens que mon Maitre ayant prié un jour un de ses Amis de venir avec sa Famille chez lui pour regler quelque Affaire importante, la Femme vint au jour marqué avec ses deux Enfans, mais fort tard; elle en allegua deux Raisons; dont la premiére étoit que le Matin même son Mari étoit Shnuwnh. Le Terme est fort expressif dans leur Langue, & est très difficile à traduire en Anglois: il signifie proprement, s’en retourner à sa premiere Mere. L’autre excuse étoit, que son Mari étant mort assez tard dans la Matinée, il lui avoit falu du tems pour regler avec ses Domestiques le Lieu où le Corps seroit mis; & je remarquai qu’elle fut aussi gaïe chez nous que le reste de la Compagnie.
Ils vivent generalement jusqu’à soixante & dix ou soixante & quinze, mais rarement jusqu’à quatre vingt ans. Quelques jours avant leur mort, ils s’affoiblissent peu à peu, mais sans aucun sentiment de Douleur. Pendant ce tems leurs Amis leur rendent visite, parce qu’ils ne sçauroient sortir comme à leur ordinaire. Cependant, environ dix jours avant leur mort, en quoi il leur arrive rarement de se tromper, ils rendent les visites qu’on leur a faites, étant portez par des Yahoos dans une Voiture, dont ils se servent aussi dans d’autres occasions, comme qui diroit, quand ils sont vieux, incommodez ou en voyage.
C’est quelque chose d’assez singulier que les Houyhnhnms n’ont d’autre Terme que celui de pour designer en general tout ce qui est mauvais. Ainsi quand ils veulent marquer la sotise d’un Domestique, la faute qu’a faite un Enfant, & un Vilain tems, ils ajoutent à chacune de ces choses le mot de Yahoo, & les apellent, hhnm Yahoo, Whnaholm Yahoo, Ynlhmnd Wihlma Yahoo, & une maison mal batie, Ynholmhnmrohlnw Yahoo.
Ce seroit avec plaisir que je pourois m’étendre d’avantage sur les excellentes Qualitez de ce peuple admirable; mais comme j’ai dessein de publier dans peu un Volume qui roulera uniquement sur ce sujet, j’y renvoye mes Lecteurs; & leur vai faire part de la plus funeste Catastrophe qui me soit jamais arrivée, & qui empoisonne encore actuellement toute la Douceur de ma vie.
CHAPITRE X.
Quelle heureuse vie l’Auteur menoit parmi les Houyhnhnms. Progrès qu’il fait dans la Vertu en conversant avec eux. Leurs Conversations. L’Auteur est informé par son Maitre qu’il faut qu’il quite le païs. Il s’évanouït de Douleur, & après avoir repris ses sens promet d’obeïr. Il vient à bout de faire un Canot, & met en Mer à l’Avanture.
MOn Maitre m’avoit donné un Apartement éloigné de sa Maison de six Verges, que j’avois acommodé & meublé à ma Fantaisie. En guise de plancher & de Tapisseries j’y avois mis des Nattes de jonc, que j’avois faites moi même. Le Chanvre croit dans ce païs sans qu’on le seme, & les Habitans n’en font aucun usage: Je m’en servis pour faire une espèce de Taye dont je formai ensuite des Coussins par le moien de plusieurs plumes d’Oiseaux que j’avois pris avec des Lacets faits de cheveux de Yahoos. J’avois fait deux Chaises, graces au secours que me preta le Cheval alezan. Quand mes Habits furent entiérement usez, je m’en fis d’autres avec des peaux de Lapin, & avec celles d’un certain Animal qu’ils apellent Nnuhnoh, dont tout le corps est couvert d’un fin Duvet. Je me servis aussi de celles-ci pour en faire des Bas. Je me fis des semelles de Bois, que j’attachai au cuir de dessus le mieux qu’il me fut possible, & quand ce cuir fut usé, je tachai d’y remedier par des peaux de Yahoos sechées au Soleil. Je m’amusois quelquefois à chercher du miel dans des creux d’Arbres, que je melois ensuite avec de l’Eau, ou que je mangeois avec mon pain. Il n’y avoit point d’Homme alors qui sentit mieux que moi la justesse de ces deux Maximes; Que la Nature est contente de peu; &, Que la necessité est la Mére de l’invention. Je jouïssois d’une parfaite santé à l’égard du Corps, & de la plus aimable Tranquilité par raport à l’Ame. Je n’éprouvois point l’inconstance d’un Ami, ni les injures d’un Ennemi secret ou déclaré. Je n’étois pas obligé de gagner les bonnes graces d’un grand Seigneur ou de son Mignon à force d’Adulation & de Bassesses. Je n’avois pas besoin d’être défendu contre la Fraude ou l’Opression. Dans cet heureux sejour il n’y avoit ni Medecins pour détruire mon corps, ni Gens de Loi pour ruïner ma Fortune; point de Délateurs pour épier mes paroles & mes Actions, ou pour forger des Accusations contre moi; point de Mauvais plaisans, de Medisans, de faux Amis, de Voleurs de grand Chemin, de Procureurs, de Maqueraux, de Bouffons, de Joueurs, de Politiques, de pretendus Beaux Esprits, d’ennuyeux Conteurs, de Disputeurs, de Ravisseurs, de Meurtriers, de Chefs de parti; point de gens dont la seduction ou l’Exemple encourageassent les autres au Crime; point de Cachots, de Haches, de Gibets, ou de Piloris; point d’Imposture, d’Orgueil, ou d’Affectation; point de Fats, de Breteurs, d’Yvrognes, de Filles publiques, ou d’infames Maladies; point de Pedants ignorans & enflez de leur savoir; point de Querelleurs, d’Importuns, ou de Jureurs; point de Faquins que leurs vices ont tirez de la misére, ou d’Honnêtes gens qu’une Vertu incorruptible y a plongé; point de Grands Seigneurs, de Joueurs de Violon, de juges, ou de Maitres à danser.
J’avois le bonheur d’être admis à la compagnie de quelques Houyhnhnms, qui venoient de tems en tems rendre visite, ou demander à diner à mon Maitre. Lui & ses Amis s’abaissoient quelquefois jusqu’à me faire des Questions, & à écouter mes Reponses. J’accompagnois même quelquefois mon Maitre dans les visites qu’il leur rendoit. Je ne prenois jamais la Liberté de parler, à moins que ce ne fut pour repondre à quelque Demande; ce que je ne faisois pas sans Regret, parce que c’étoit autant de Tems perdu que j’aurois pu mieux employer en écoutant. Les Houyhnhnms observent dans leurs Conversations les Régles les plus exactes de la Décence, sans qu’il paroisse qu’ils en sachent seulement une de ce que nous apellons Céremonie: Quand ils se parlent, c’est sans s’interrompre, sans s’ennuïer, & sans être jamais de sentiment oposé. Je leur ai ouï dire plus d’une fois, que le meilleur moyen de ranimer la Conversation dans une Assemblée, est de garder le silence pendant quelques momens: C’est dequoi j’ai plus d’une fois été Temoin; car pendant ces petites pauses, je remarquois qu’il leur venoit de nouvelles idées qui donnoient un nouveau Feu à leurs Conversations. Leurs Discours roulent ordinairement sur l’Amitié, la Bienveillance & l’Oeconomie; quelquefois sur les ouvrages de la Nature ou sur quelques Anciennes Traditions; sur les Loix de la vertu, sur les Regles invariables de la Raison, ou bien sur quelques Resolutions qui doivent être prises dans la prochaine Assemblée des Deputez de la Nation; & souvent sur les diferentes Beautez & sur l’Excellence de la Poësie: Je puis ajouter sans vanité que ma presence a plus d’une fois fourni matiére à leur Entretien, parce qu’elle fournissoit à mon Maitre l’occasion de parler à ses Amis de mon Histoire & de celle de mon païs. Comme ce qu’ils dirent sur ce sujet ne faisoit pas autrement honneur à la Nature humaine, je crois que mes Lecteurs voudront bien me dispenser de le repeter.
J’avouë ingenuement que je dois le peu de connoissances de quelque prix que je puis avoir, aux Leçons que j’ai receuës de mon Maitre, & aux sages Discours de lui & de ses Amis, dont j’ai été Auditeur.
Je ne pouvois suffire aux mouvemens de veneration qu’excitoient en moi les Avantages du corps, & sur tout les admirables qualitez de l’Ame des Houyhnhnms. A la verité, je ne sentis pas d’abord ce Respect naturel que les Yahoos & les autres Animaux du païs leur portent: mais je ne tardai guères à l’éprouver, & à y joindre cette Reconnoissance & cet Amour, dont la Bonté avec laquelle ils me distinguoient du reste de mon Espece, les rendoit si dignes. Quand je pensois à ma Famille, à mes Amis, & à mes Compatriotes, ou bien aux Hommes en general, je les considerois comme s’ils avoient été réellement des Yahoos en Figure & Inclinations; avec cette diference pourtant qu’ils étoient un peu civilisez, qu’ils parloient, & qu’ils avoient en partage une Raison, de laquelle néanmoins ils ne se servoient que pour multiplier leurs vices, dont leurs Fréres les Yahoos de ce païs n’avoient que la portion que la Nature leur avoit donnée. Quand il m’arrivoit de me regarder dans un Lac ou dans une Fontaine, j’étois saisi de je ne sçai quelle Horreur, & la vuë d’un Yahoo ordinaire m’étoit plus suportable que la mienne. En conversant avec les Houyhnhnms, & en les considerant avec plaisir, je me suis insensiblement accoutumé à prendre quelque chose de leur Air, & de leur Demarche; & mes Amis m’ont fort souvent fait remarquer qu’en nous promenant dans un Chemin uni je trotois comme un Cheval; ce que j’ai toujours pris pour un Compliment fort gracieux.
Au milieu de mon Bonheur, & dans le Tems que je comptois le plus surement de passer le reste de mes jours dans ce pays, mon Maitre me fit querir un Matin de meilleure Heure qu’à l’ordinaire. Je vis à son Air qu’il étoit embarrassé, & qu’il ne savoit de quelle maniére commencer ce qu’il avoit à medire. Après quelques momens de silence, il me dit, qu’il ignoroit comment je prendrois ce qu’il aloit me notifier; que dans la derniére Assemblée, quand la Question touchant les Yahoos avoit été agitée, les Deputez de tous les autres Districts avoient declaré, qu’ils étoient étonnez de ce que dans sa Famille il traitoit un Yahoo (c’étoit moi) plutôt en Houyhnhnm, qu’en Bête brute: Qu’il conversoit avec moi, comme s’il pouvoit retirer quelque plaisir de mon commerce: Qu’une pareille conduite étoit une chose inouïe, & d’ailleurs également oposée à la Nature & à la Raison. Mon Maitre ajouta, que là dessus l’Assemblée l’avoit exhorté, de m’employer comme les autres Animaux de mon espèce, ou bien de m’ordonner de regagner à la nage l’Endroit d’ou j’étois venu. Que le premier de ces Expedients avoit été unanimement rejetté par tous les Houyhnhnms qui m’avoient vu chez lui ou chez eux: Car ils alleguoient, que parce que, avec la mechanceté Naturelle de ces Animaux, j’avois quelques principes de Raison, il êtoit à craindre que je ne les amenasse avec moi dans les Montagnes, d’où nous reviendrions ensuite nous jetter de nuit sur les Troupeaux des Houyhnhnms; ce qui étoit d’autant plus rent que nous étions tous d’un naturel rapace & paresseux.
Mon Maitre m’aprit de plus, que les Houyhnhnms ses voisins le pressoient tous les jours d’executer l’Exhortation de l’Assemblée, & qu’il n’osoit plus y aporter de nouveaux Delais. Il m’assura qu’il doutoit qu’il me fut possible de gagner un autre pays à la Nage, & que pour cet éfet il souhaitoit que je fisse un Vaisseau qui ressemblât en petit à ceux dont je lui avois fait la Description, & avec lequel je pusse m’éloigner de leur païs: qu’au reste je ne serois pas seul à entreprendre cet Ouvrage, & que ses Domestiques aussi bien que ceux de ses Voisins m’y aideroient. Pour ce qui me regarde, continua-t’il, j’aurois été fort content de vous garder à mon service, parce que j’ay trouvé que vous vous êtes corrigé de plusieurs Defauts, en tachant d’imiter les Houyhnhnms autant qu’un Etre d’une Classe inferieure en est capable.
C’est ici le Lieu de faire remarquer à mes Lecteurs, qu’un Decret de l’Assemblée generale de ce païs, est designé par le mot Hnhloayn, qui signifie une Exhortation, ce qui vient de ce qu’ils ne conçoivent pas comment une Créature Raisonnable peut être forcée à quelque chose, ou comment on peut la lui commander, parce qu’elle ne sçauroit désobeïr à la Raison, sans renoncer par cela même au Titre de Créature Raisonnable.
Le Discours de mon Maitre me jetta dans un tel Desespoir, qu’incapable de supporter l’Horreur de mon Etat, je tombai évanouï à ses pieds. Quand je fus revenu à moi, il me dit qu’il m’avoit cru mort. (car ce peuple n’est pas sujet à ces sortes de Défaillances. ) Je repondis, d’une voix foible, que je serois trop heureux si une prompte mort venoit terminer mes malheurs; que quoi que je n’eusse rien à repliquer à l’Exhortation de l’Assemblée, ni aux instances de ses Amis, il me paroissoit pourtant qu’un peu moins de rigueur auroit pu s’acorder avec cette haute Raison qui paroissoit dans tous leurs Jugemens. Que je ne pouvois pas faire une Lieuë à la Nage, & que probablement il en faudroit faire plus de cent avant que d’aborder à quelque païs: Que pour construire un petit Vaisseau, il me faloit plusieurs Materiaux qu’il leur étoit impossible de me fournir, & qu’ainsi je devois regarder leur Exhortation comme une sentence de mort prononcée contre moi. Qu’une mort violente étoit le moindre des maux que je redoutois; mais qu’il m’étoit impossible d’exprimer mon Affliction lorsque je songeois, que quand même par une suite de miracles, je pourrois me rendre sain & sauf dans ma Patrie, je serois obligé de passer mes jours parmi les Yahoos, & exposé à retomber dans mes premiers vices, faute d’Exemples qui me retinssent dans le chemin de la Vertu. Que je savois trop sur quelles solides Raisons étoient fondées toutes les Resolutions des Houyhnhnms, pour vouloir les faire revoquer par les Argumens d’un miserable Yahoo comme moi. Pour cet éfet après l’avoir très humblement remercié de l’Offre qu’il m’avoit faite touchant l’Assistance de ses Domestiques, & l’avoir prié de m’acorder une Espace de tems proportionné à la grandeur de l’Ouvrage, je lui dis que j’allois tacher de conserver ma vie toute malheureuse qu’elle étoit; & que si je revenois jamais en Angleterre, je ne desesperois pas d’être de quelque usage à ceux de mon Espéce, en leur proposant les vertueux & sages Houyhnhnms pour modèles.
Mon Maitre me fit une Reponse fort honnête, & m’acorda deux mois pour finir ma Chaloupe; il ordonna aussi au Cheval alezan mon bon Ami de suivre en tout mes Instructions, parce que j’avois dit à mon Maitre que son secours me suffiroit.
Mon premier soin fut d’aler vers cet endroit de la Côte où mes gens m’avoient fait mettre à Terre. Je montai sur une Eminence, & regardant de tous côtez en Mer, je crus voir une petite Isle au Nord-Est: Je pris ma Lunette d’aproche, & vis alors distinctement qu’elle devoit être à cinq Lieuës de moi, au moins suivant mon Calcul, mais mon Compagnon crut que ce n’étoit qu’un Nuage: & cela n’est pas étonnant; car, comme il ne connoissoit pas d’autre pays que le sien, il étoit naturel qu’il ne put pas distinguer des objets placez bien avant dans la Mer, aussi bien que moi, à qui cet Element étoit si familier.
Après avoir fait cette Decouverte, je m’en retournai au Logis: le lendemain j’allai avec le Cheval alezan dans un Bois qui étoit à une petite demi lieuë de chez nous, pour y couper le Bois dont j’avois besoin pour l’Execution de mon Entreprise. Je ne fatiguerai point mes Lecteurs d’une Description détaillée de tout ce que nous fimes à cet égard; il leur suffira de savoir que dans l’espace de six semaines, avec l’aide de mon Compagnon, je vins à bout de faire une maniére de Canot Indien, & quatre Rames. Les Cordes, dont j’avois besoin, étoient faites de Chanvre, & ma Voile, de peaux de Yahoos. Mes provisions consistoient en quelques Lapins & quelques Oiseaux bouillis, & dans deux vaisseaux, dont l’un étoit plein de Lait & l’autre d’Eau.
J’essayai dans un Etang qui étoit près de la Maison de mon Maitre, si mon Canot avoit quelques Voyes d’Eau, & pris soin de les bien boucher; après quoi mon petit Vaisseau fut porté par des Yahoos au bord de la Mer, sous les auspices du Cheval alezan & d’un autre Domestique.
Quand tout fut prêt & que le jour de mon depart fut arrivé, je pris congé de mon Maitre, de ma Maitresse, & de toute sa Famille, les Larmes aux yeux, & le Desespoir dans le Cœur. Mais mon Maitre, par Curiosité, & peut être (si j’ose le dire sans vanité) par Amitié pour moi, voulut me voir mettre en Mer, & pria quelques uns de ses Voisins de l’accompagner. Je fus obligé d’atendre plus d’une Heure avant que l’Eau commençat à hausser, après quoi ayant remarqué que le Vent étoit bon pour gagner l’Isle que j’avois decouverte, je pris une sede fois congé de mon Maitre: mais dans le tems que je me prosternois pour baiser la corne de son pied, il me fit l’Honneur de le lever, & de l’aprocher doucement de ma Bouche. Je n’ignore pas toutes les Critiques que je me suis attiré pour avoir fait mention de cette dernière particularité. Car mes Ennemis ont pris plaisir à repandre, qu’il n’étoit pas aparent, qu’un si Illustre Personnage eut acordé une si éclatante marque de Faveur, à une Créature qui lui étoit si inferieure. Mais sans justifier ma veracité sur ce sujet, par l’Exemple de mille & mille Voyageurs qui font mention de l’Accueuil honorable que leur ont fait les plus grands Monarques, je me contenterai de dire, que ceux qui revoquent en doute ce Trait de politesse de mon Maitre, ne savent pas jusqu’à quel point les Houyhnhnms sont honêtes & obligeans.
Je fis une profonde Reverence aux Houyhnhnms qui avoient acompagné mon Maitre; puis m’étant mis dans mon Canot, je m’éloignai du Rivage.
CHAPITRE XI.
Quels Dangers l’Auteur essuya. Il arrive à la Nouvelle Hollande, espérant d’y fixer sa demeure. Il est blessé d’un coup de Flêche par un des Naturels du pays, & transporté dans un Vaisseau Portugais. Il reçoit de grandes Civilitez du Capitaine, & arrive en Angleterre.
J’Entrepris ce triste Voyage le 15. Fevrier de l’année 171 4/5. à neuf heures du Matin. Le Vent étoit fort favorable; cependant, je ne fis d’abord usage que de mes Rames; mais considerant que je serois bientôt las, & que le Vent pouvoit changer, je haussai ma petite Voile; & ainsi à l’aide de la Marée, je fis une Lieuë & demi par Heure, à ce qu’il me paroissoit.
Mon Maitre & ses Amis restérent sur le Rivage jusqu’à ce qu’ils m’eussent entiérement perdu de vuë, & j’entendis plusieurs fois le Cheval alezan, (qui avoit certainement de l’Amitié pour moi) criant à hante voix, Hnuy illa nyha Majah Yahoo, je vous souhaite un bon Voyage, aimable Yahoo.
Mon Dessein étoit de découvrir, s’il étoit possible, quelque petite Isle inhabitée, qui put me fournir ce qui étoit necessaire à la Conservation de ma vie, afin d’y passer tranquilement le reste de mes jours; Sort qui me paroissoit preferable aux Postes les plus brillans que j’aurois pu occuper dans une des premiéres Cours de l’Europe; tant étoit afreuse l’idée que je me formois de la Societé & du Gouvernement des Yahoos. Car j’envisageois une pareille Retraite comme le seul sejour, où je pourois consacrer toutes mes pensées au souvenir des vertus des inimitables Houyhnhnms, sans être exposé au funeste peril de retomber dans tous les vices pour lesquels j’avois une si sincère Horreur.
Le Lecteur se souviendra peut être que je lui ai raconté, que ceux de mes gens qui me mirent sur le Rivage, me dirent qu’ils ignoroient dans quelle partie du Monde nous étions. Cependant je crus alors que nous pouvions être à dix Degrez au Sud du Cap de Bonne Esperance, ou au 45. Degré de Latitude Meridionale, à ce que je pus conclurre de certaines choses que je leur avois ouï dire entr’eux touchant la Route qu’il faloit prendre pour arriver à Madagascar. Ce que j’avois ouï ne me fournissoit néanmoins qu’une foible Conjecture: mais comme cela valoit encore mieux que rien, je resolus d’avancer toujours vers l’Est dans l’esperance de gagner la côte Occidentale de la Nouvelle Hollande, & de trouver peut être près de là quelque Isle telle que je la souhaitois. Le Vent étoit tout à fait au West, & à six Heures du soir j’avois fait environ dix huit Lieuës, quand j’aperçus une fort petite Isle, éloignée à peu près d’une demi lieuë que j’eus bien tôt faite. En y abordant, je vis que ce n’étoit qu’une Espèce de Rocher, avec une petite Baye.
J’entrai dans cette Baye avec mon Canot, & après avoir gagné le haut du Rocher, je vis distinctement à l’Est un païs qui s’étendoit du Sud au Nord. Je passai la nuit dans mon Canot, & ayant continué mon Voyage le lendemain de bon matin, j’arrivai en sept heures à la pointe Méridionale de la Nouvelle Hollande; ce qui me confirma dans une opinion dans laquelle j’étois déjà depuis long tems, je veux dire, que nos Cartes Geographiques placent ce païs au moins de trois Degrez plus à l’Est qu’il n’est réellement. J’en dis ma pensée il y a quelques Années à mon digne Ami Mr. Moll, & lui alleguai les Raisons sur lesquelles je me fondois, mais il a mieux aimé suivre d’autres Autoritez.
Je ne vis point d’Habitans dans le lieu où j’abordai, & comme je n’avois point d’Armes, je n’osai pas avancer dans le païs. Je trouvai quelques poissons à coquille sur le Rivage, que je mangeai crus, n’osant pas faire de Feu de peur d’être découvert par les Habitans. Je continuai pendant trois jours à me nourrir d’Huitres & de Moucles, pour épargner mes provisions, & par un grand bonheur je trouvai un Ruisseau dont l’Eau étoit admirable, ce qui me fit le plus sensible plaisir.
Le quatriéme jour, m’étant un peu trop avancé dans le païs, j’aperçus vingt ou trente personnes sur une Eminence, à la distance d’environ cinq cent verges de moi Cette Troupe étoit composée d’Hommes, de Femmes & d’Enfans, qui se tenoient autour d’un Feu, & qui étoient tous nus. Un d’eux me vit, & le dit aux autres; sur quoi cinq d’entr’eux s’avancérent vers moi: Je me hâtai de gagner le Rivage, & m’étant jetté dans mon Canot je m’éloignai à force de Rames: Les Sauvages voyant que je me retirois coururent après moi; & avant que je pusse m’éloigner assez, ils me tirérent une Flêche, qui me fit une profonde Blessure à la partie intérieure du genou gauche. (j’en porte encore la marque.) Je craignis que la Flêche ne fut empoisonnée: Cette crainte me fit naitre le Dessein de suçer la playe, quand je serois hors de la portée de leurs Traits; ce que je fis, après quoi je la bandai le mieux qu’il me fut possible.
J’étois fort embarrassé de ma personne: Car je n’osois pas retourner au même Endroit où j’avois abordé; ainsi je fus obligé de remettre en Mer. Pendant que je cherchois des yeux quelque lieu convenable, je vis une Voile au Nord-Nord-Est, qui venoit vers l’Endroit où j’étois. Je fus en doute si j’atendrois ce Vaisseau ou non; mais enfin mon Horreur pour la Race des Yahoos l’emporta sur toute autre consideration, & me fit gagner à force de Rames la Baye dont j’étois parti le matin, aimant mieux être tué par ces Barbares, que de vivre parmi les Yahoos de l’Europe. J’aprochai mon Canot du Rivage le plus qu’il me fut possible, & me cachai moi-même derriére une pierre, qui n’étoit pas loin du petit Ruisseau dont j’ai parlé.
Le Vaisseau s’arrêta environ à une demi lieuë de la Baye, ce qui me fit concevoir quelque Espoir de n’être pas aperçu: mais je fus cruellement trompé dans mon Attente: Car dans le tems que je me repaissois de cette Esperance, le Capitaine du Vaisseau y envoya quelques Hommes de son Equipage dans la Chaloupe pour y faire de l’Eau. Ces gens aperçurent mon Canot, & conjecturérent que le proprietaire ne devoit pas être loin. Quatre d’entr’eux bien armez me cherchérent avec soin, & m’eurent bientôt trouvé. Je remarquai qu’ils étoient surpris de me voir si étrangement habillé & chaussé; d’où ils conclurent (à ce qu’ils me dirent depuis) que je n’étois pas un des Naturels du païs, qui vont tous nus. Un des Matelots me pria en Portugais de me lever, & me demanda qui j’étois. J’entendois fort bien cette Langue, & m’étant levé, je dis, que j’étois un pauvre Yahoo, qui avoit été banni du païs des Houyhnhnms, & qui les conjuroit de le laisser aller. Ils furent étonnez d’entendre que je leur parlois Portugais, & virent à mon Teint & à ma Phisionomie que j’étois Européen; mais ils ne sçurent ce que j’entendois par les Yahoos & les Houyhnhnms, & éclatérent de rire à l’ouïe du Ton dont je prononçois ces paroles, qui avoit quelque chose du Hennissement des Chevaux. Je les conjurai de nouveau de me laisser partir, & sans attendre leur permission, je gagnois déjà tout doucement mon Canot, quand ils me retinrent pour me demander, De quel pays j’étois? & D’où je venois? Je leur dis que j’étois né en Angleterre, d’où j’étois parti il y avoit environ cinq ans, & que dans ce tems leur Royaume & le nôtre étoient en paix. Que pour cette Cause je me flatois qu’ils ne me traiteroient pas en Ennemi, puis que je ne leur avois point fait de mal, mais étois un pauvre Yahoo, qui cherchoit quelque Endroit desert pour y passer le reste de sa malheureuse vie.
Quand ils commencérent à parler, je fus frapé d’un Etonnement inexprimable: Car cela me parut aussi étrange que si une Vache avoit parlé en Angleterre, ou un Yahoo dans le païs des Houyhnhnms. Les Portugais ne furent pas moins surpris que moi, à la vuë de mes Habits & à l’ouïe de mes Discours: la maniére dont je prononçois mes mots étoit pour eux quelque chose de nouveau & d’incomprehensible, quoique d’ailleurs ils entendissent tout ce que je disois. Ils me parlérent avec beaucoup de Douceur, & me dirent qu’ils étoient persuadez que leur Capitaine se feroit un plaisir de me transporter à Lisbonne, d’où je pourrois retourner en mon païs; que deux des Matelots se rendroient au Vaisseau pour informer le Capitaine de ce qu’ils avoient vû, & pour recevoir ses ordres; qu’au reste, si je ne leur jurois de ne point m’enfuir, ils s’assureroient de moi par force. Je crus que le meilleur parti que je pouvois prendre étoit de leur faire une pareille promesse. Ils mouroient d’Envie de sçavoir mon Histoire, mais je ne satisfis que très-imparfaitement leur curiosité; & tous conjecturérent que mes malheurs avoient alteré ma Raison. Dans l’espace de deux Heures la Chaloupe qui avoit aporté des Futailles pleines d’Eau à bord, revint avec ordre du Capitaine de m’amener à son Vaisseau. Je priai à genoux, & à mains jointes qu’on me laissat ma Liberté: mais toutes mes priéres furent inutiles. Je fus lié, transporté dans la Chaloupe, & quand nous eumes gagné le Vaisseau, conduit dans la Cabane du Capitaine.
Il s’apelloit Pedro de Mendez, & étoit fort honnête & fort genereux; il me suplia de lui dire si je voulois quelque chose, & m’assura que je serois traité comme lui-même. Je ne fus pas mediocrement surpris de trouver des maniéres si obligeantes dans un Yahoo. Cependant pour toute Reponse, je priai qu’on me donnat à manger quelque chose de ce qui étoit dans mon Canot; mais il me fit aporter un Poulet, & une Bouteille d’excellent Vin, & donna ordre qu’on me préparat un Lit dans une Cabane fort propre. Je ne voulus pas me deshabiller, mais je me mis sur les Couvertures, afin que quand les Matelots dineroient, je pusse plus promptement gagner le Tillac, & me jetter dans la Mer, aimant mieux m’exposer à la Fureur des Ondes, qu’à vivre plus long-tems parmi des Yahoos. Mais un des Matelots m’en empêcha, & en ayant donné avis au Capitaine, je fus enchainé dans ma Cabane.
Après diner Don Pedro vint me voir, & me demanda ce qui m’avoit porté à former un si funeste Dessein: Il me protesta qu’il étoit disposé à me rendre tous les services dont il étoit capable, & me parla d’une maniére si touchante, que je fus enfin forcé à en agir avec lui comme avec un Animal qui n’étoit pas entierement destitué de Raison: Je lui fis une Relation abregée de mon Voyage, de la Conspiration de mes gens, du païs où ils m’avoient laissé, & du sejour que j’y avois fait pendant trois Années. Il prit tout ce que je lui racontai pour une Vision ou pour un songe; ce qui m’ofensa plus que je ne sçaurois dire, car j’avois entiérement perdu la Faculté de mentir, & par cela même la Disposition à soupçonner les autres de Mensonge. Je lui demandai, si c’étoit la coutume dans son Païs de dire la chose qui n’est pas? Et lui protestai, que j’avois presque oublié ce qu’il entendoit par Fausseté, & que si j’avois passé mille ans dans le pays des Houyhnhnms, je n’y aurois pas entendu un seul Mensonge du moindre de leurs Domestiques; qu’il m’étoit fort indiferent s’il ajoutoit Foi à ce que je lui avois dit, ou non; que néanmoins, pour repondre aux Amitiez qu’il m’avoit faites, j’étois prêt à repondre à toutes les Objections qu’il voudroit me proposer, & que j’esperois de le contraindre par ce moien à rendre justice à ma veracité.
Mendez, qui étoit un Homme d’esprit, tacha par plusieurs Questions de me surprendre en Mensonge, mais voyant qu’il n’en pouvoit venir à bout, il commença à avoir meilleure opinion de ma sincerité ou de mon bon sens: il m’avoüa même qu’il avoit rencontré un Capitaine de Vaisseau Hollandois, qui lui avoit dit, qu’ayant mis pied à Terre dans une Isle ou Continent de la Nouvelle Hollande, il avoit vu un Cheval qui chassoit devant lui plusieurs Animaux ressemblans exactement à ceux que j’avois décrits sous le nom de Yahoos, avec quelques autres particularitez que le Capitaine Portugais disoit avoir oubliées, parce qu’il les avoit prises alors pour des Mensonges. Mais il ajouta, que puisque je faisois profession d’avoir un Attachement inviolable pour la Verité, je devois lui donner ma parole d’Honneur, que pendant tout le Voyage je n’atenterois pas à ma Vie, ou bien qu’il s’assureroit de moi jusqu’à ce que nous fussions arrivez à Lisbonne. Je le lui promis, en protestant en même Tems, qu’il n’y avoit point de mauvais Traitemens que je n’aimasse mieux essuyer que de retourner parmi les Yahoos.
Il ne nous arriva rien de fort remarquable pendant nôtre Voyage. Par Reconnoissance pour le Capitaine je me rendois quelquefois à la priére qu’il me faisoit de passer quelques Heures avec lui, & tâchois de cacher les sentimens de Haine & de Mepris que j’avois pour les Hommes: cependant ils m’échapoient de tems en tems, mais il ne faisoit pas semblant de les remarquer. Je passois la plus grande partie du jour seul dans ma Cabine, afin de m’épargner la vuë de quelqu’un de l’Equipage. Le Capitaine m’avoit souvent pressé de me défaire de mes vêtemens sauvages, & m’avoit ofert dequoi m’habiller de pié en cap; mais je refusai constamment cette ofre, ne voulant me couvrir de rien qui eut servi à un Yahoo. Je le priai seulement de me prêter deux chemises nettes, qui ayant été lavées depuis qu’il les avoit portées, ne pouvoient pas à mon Avis, me souiller si fort. Je mettois une de ces Chemises de deux en deux jours, & lavois moi même l’autre pendant cet intervalle.
Nous arrivâmes à Lisbonne le 5. Nov. 1715. Quand il falut mettre pié à Terre, le Capitaine me força à me couvrir de son Manteau, afin que la Canaille ne s’atroupat pas autour de moi. Je fus conduit à sa Maison, & à mon instante priére, logé dans l’Apartement le plus reculé. Je le conjurai de ne conter à personne ce que je lui avois dit touchant les Houyhnhnms, parce qu’une pareille Histoire ameneroit non seulement un nombre infini de gens chez lui pour me voir, mais m’exposeroit aussi à être mis en prison ou brulé par ordre de l’Inquisition. Le Capitaine gagna sur moi d’accepter un assortiment complet d’Habits nouvellement faits, mais je ne voulus pas permettre que le Tailleur me prit la mesure; cependant ils m’allérent assez bien, parce que Don Pedro étoit à peu près de ma Taille. Il me donna aussi quelques autres Hardes dont j’avois besoin; mais j’eus soin de les exposer pendant vingt quatre Heures à l’Air avant que de les mettre.
Le Capitaine n’avoit point de Femme, mais seulement trois Domestiques, dont par complaisance pour moi, aucun ne nous servit à Table. En un mot toutes ses manieres d’agir à mon égard étoient si obligeantes, & lui-même étoit si raisonnable, pour n’être doüé que d’une Intelligence Humaine, qu’à la lettre sa Compagnie commençoit à me paroitre suportable. Il eut assez d’ascendant sur moi pour me persuader de prendre un autre Apartement, dont les Fenêtres donnoient dans la Ruë: La premiere fois que j’y jettai les yeux, je tournai la tête tout effrayé. En moins d’une semaine il me mena jusqu’à la porte de sa Maison. Je trouvai que ma Frayeur diminuoit peu à peu, mais que la Haine & le Mepris que j’avois pour les Hommes ne faisoient qu’augmenter: Enfin, je devins hardi jusqu’au point de me promener avec lui par la Ville.
Don Pedro, à qui j’avois fait un Detail de mes Affaires Domestiques, me dit un jour, qu’il me croyoit obligé en Honneur & en Conscience de m’en retourner dans ma Patrie, & de passer le reste de mes jours avec ma Femme & mes Enfans. Il m’aprit qu’il y avoit dans le Port un Vaisseau Anglois prêt à faire Voile; & m’assura qu’il auroit soin de me fournir tout ce qui me seroit necessaire pour mon Voyage. Je n’ennuierai pas mes Lecteurs en leur repetant ses Argumens & mes Reponses. Il dit qu’il étoit impossible de trouver une Isle telle que je la voulois; mais que j’étois le Maitre chez moi, & qu’il ne tenoit qu’à moi d’y vivre dans la Retraite.
Je me rendis à la fin, convaincu qu’il avoit raison. Je partis de Lisbonne le 24. Nov. dans un Vaisseau Marchand Anglois, dont je n’ai, du moins que je sache, jamais vu le Commandant, parce que je n’ai pas daigné m’en informer, & que sous pretexte d’être incommodé je ne sortois point de ma Cabane. Don Pedro me conduisit au Vaisseau, & me prêta vingt guinées. Il m’embrassa en prenant congé de moi, & ce ne fut que par excès de Reconnoissance que je soufris cette Honnêteté. Le 5. Decembre 1715. nous arrivâmes aux Dunes à neuf heures du matin, & à trois heures après midi j’entrai chez moi.
Ma Femme & mes Enfans furent surpris & charmez en me voyant, parce qu’ils m’avoient cru mort; mais il faut que j’avoüe que leur vuë n’excita en moi que de la Haine, du Degout & du Mepris. Car, depuis mon départ du païs des Houyhnhnms, si je m’étois contraint jusqu’à regarder des Yahoos, & jusqu’à converser avec Don Pedro de Mendez; ma Memoire néanmoins & mon Imagination étoient toujours pleines des excellentes qualitez des Houyhnhnms. Et quand il m’arrivoit de songer que des Familiaritez d’un certain genre avec une Yahoo, m’atachoient à l’Espèce par un Lien de plus, il m’est impossible d’exprimer ma Confusion & mon Horreur.
Dès que ma Femme m’eut vu, elle me sauta au Cou pour m’embrasser: mais comme un Animal si odieux ne m’avoit touché depuis plusieurs Années, cette marque d’Amitié me causa un Evanouissement qui dura près d’une Heure. Au moment que j’écris ceci, il y a cinq Ans que je suis de retour de mon dernier Voyage: Pendant la premiére Année la vuë de ma Femme & de mes Enfans m’étoit insuportable, & je ne permettois pas qu’ils mangeassent dans le même Apartement que moi: A l’heure qu’il est, ils n’oseroient toucher mon pain ni boire hors de mon verre: & je n’ai pas encore pu gagner sur moi de leur faire la grace de me prendre par la main. Le premier Argent que j’employai, servit à acheter deux Chevaux entiers que je garde dans une bonne Ecurie, & l’Apartement qui en est le plus près est celui où j’aime le plus à être; car je ne sçaurois dire jusqu’à quel point je suis recréé par l’odeur de l’Ecurie. Mes Chevaux m’entendent passablement bien; je passe regulierement avec eux au moins quatre Heures par jour. Jamais je ne leur ai fait mettre ni bride ni selle, & c’est quelque chose de charmant que l’Amitié qu’ils ont pour moi, aussi bien que l’un pour l’autre.