Werther
The Project Gutenberg eBook of Werther
Title: Werther
Author: Johann Wolfgang von Goethe
Author of introduction, etc.: George Sand
Illustrator: Tony Johannot
Translator: Pierre Leroux
Release date: June 10, 2020 [eBook #62368]
Most recently updated: October 18, 2024
Language: French
Credits: Produced by Laura Natal Rodrigues at Free Literature (Images
generously made available by Gallica, Bibliothèque nationale
de France.)
WERTHER
PAR GŒTHE
TRADUCTION NOUVELLE
PRÉCÉDÉE DE
CONSIDERATIONS SUR WERTHER, ET EN GÉNÉRAL SUR LA POÉSIE DE NOTRE ÉPOQUE
PAR PIERRE LEROUX
Accompagnée d'une Préface
PAR GEORGE SAND
DIX EAUX-FORTES PAR TONY JOHANNOT
PARIS
PUBLIÉ PAR J. HETZEL
RUE RICHELIEU, 76; RUE MÉNARS, 10.
1845
TABLE
Préface par George Sand
Considérations sur Werther, et en général sur la poésie de notre époque,
par Pierre Leroux
Werther
L'Éditeur au Lecteur
PRÉFACE
C'est une chose infiniment précieuse que le livre d'un homme de génie traduit dans une autre langue par un autre homme de génie. Que ne donnerait-on pas pour lire tous les chefs-d'œuvre étrangers traduits ainsi! C'est lorsque de grands écrivains ne dédaigneront pas une si noble tâche, que nous posséderons véritablement l'esprit des maîtres, et que nous participerons au génie des autres nations.
C'est que, pour traduire une œuvre capitale, il faut la juger, la sentir profondément. Pour le faire d'une manière complète, il faudrait presque être l'égal de celui qui l'a créée. Quelle idée pouvons-nous donc nous former de Shakespeare, de Dante, de Byron ou de Gœthe, si leurs ouvrages nous sont expliqués par des écoliers ou des manœuvres?
Plusieurs traductions de Werther nous avaient passé sous les yeux, et ce livre sublime nous était tombé des mains. Avec grand effort de conscience, et en nous condamnant, pour ainsi dire, à reprendre cette lecture à bâtons rompus, nous avions réussi à nous faire l'idée de cette pure conception et de ce plan admirable; mais la force, la clarté, la rapidité et la chaude couleur du style nous échappaient absolument. Nous disions avec les autres: C'est peut-être beau en allemand; mais la beauté du style germanique est apparemment intraduisible, et ce mélange d'emphase obscure ou de puérile naïveté choque notre goût et rebute l'exigence de notre logique française. Nous sommes donc bien heureux qu'une grande intelligence ait pu consacrer quelque loisir de jeunesse à écrire Werther en bon et beau français; car nous lui devons une des plus grandes jouissances de notre esprit.
En effet, nous le savons maintenant, Werther est un chef-d'œuvre, et là, comme partout, Gœthe est aussi grand comme écrivain que comme penseur. Quelle netteté, quel mouvement, quelle chaleur dans son expression! Comme il peint à grands traits, comme il raconte avec feu! Comme il est clair, surtout, lui à qui nous nous étions avisés de reprocher d'être diffus, vague et inintelligible! Grâce à Dieu, depuis quelques années, nous avons enfin des traductions très-soignées de ses principaux ouvrages, et le WERTHER particulièrement est désormais aussi attachant à la lecture, dans notre langue, que si Gœthe l'eût écrit lui-même en français.
La préface de M. Leroux est un morceau d'une trop grande importance philosophique, les questions de fond y sont traitées d'une manière trop complète, pour que nous puissions rien ajouter à son jugement sur la littérature du dix-huitième et du dix-neuvième siècle. Nous nous bornerons à exprimer brièvement notre admiration personnelle pour le roman de Werther, en tant qu'œuvre d'art, et en tant que forme.
Il n'appartenait qu'à un génie du premier ordre d'exciter et de satisfaire tant d'intérêt dans un roman qu'on lit en deux heures, et qui laisse une impression de toute la vie. C'est bien là la touche puissante d'un grand artiste, et quel que soit le jugement porté par chaque lecteur sur le personnage de Werther, sur l'injustice de sa révolte contre la destinée, ou sur la douloureuse fatalité qui pèse sur lui, il n'en est pas moins certain que chaque lecteur est vaincu, terrifié et comme brisé avec lui en dévorant ces sombres pages d'une réalité si frappante et d'une si tragique poésie. Est-ce un roman, est-ce un poème? On n'en sait rien, tant cela ressemble à une histoire véritable; tant l'élévation fougueuse des pensées se mêle, se lie, et semble ressortir nécessairement du symbole de la narration naïve et presque trop vraisemblable. Avec quel soin, quel art et quelle facilité apparente cette tragédie domestique est composée dans toutes ses parties! Comme ce type de Werther, cet esprit sublime et incomplet, est complètement tracé et soutenu sans défaillance d'un bout à l'autre de son monologue! Cet homme droit et bon ne songe pas à se peindre, il ne pose jamais devant le confident qu'il s'est choisi, et cependant il ne lui parle jamais que de lui-même, ou plutôt de son amour. Il est plongé dans un égoïsme mâle et ingénu qu'on lui pardonne, parce qu'on sent la puissance de ce caractère qui s'ignore et qui succombe faute d'aliments dignes de lui; parce que, d'ailleurs, ce n'est pas lui, c'est l'objet de son amour qu'il contemple en lui-même; parce que ses violences et son délire sont l'inévitable résultat de grandes qualités et de l'immense amour comprimés dans son sein. Jamais figure ne fut moins fardée et plus saisissante. Il n'est pas une femme qui ne sente qu'en dépit de toute résistance intérieure et de toute vertu conjugale elle eût aimé Werther.
On a fait, dit-on, d'immenses progrès dans l'art de composer le drame depuis cinquante ans; il est certain que cet art a bien changé, et qu'il y a déjà presque aussi loin de la forme de Werther à celle d'un roman moderne que de la forme d'un mélodrame de notre temps à celle d'une tragédie grecque. Mais est-ce réellement un progrès? Cette action compliquée, que nous cherchons avidement dans les compositions nouvelles, ce besoin insatiable d'émotions factices, de situations embrouillées, d'événements imprévus, précipités, accumulés les uns sur les autres, par lesquels nous voulons, public éteint et gâté que nous sommes, être toujours tenu en haleine; est-ce là véritablement de l'art, et l'intérêt nait-il réellement d'un si pénible travail? Il nous le semble parfois à nous-mêmes, pendant que nous sommes occupés à débrouiller et à pressentir l'énigme savante que la lecture ou la représentation du drame moderne nous forcent à étudier. Mais cette prodigalité d'incidents, cette habileté de l'auteur à nous surprendre, à nous engager dans son labyrinthe pour nous en tirer à l'improviste par cette porte ou par cette autre, est-ce là la vraie, la bonne route? Et, sans être ingrats envers les adroits ouvriers qui savent nous agacer, nous contenir, nous amuser et nous étonner ainsi, ne pouvons-nous pas dire que, sans un mot de tout cela, il y a plus que tout cela dans le petit drame à un seul personnage de Werther? Il n'y a pourtant ni surprise ni ruse dans cette composition austère. Il n'y a qu'un seul coup de pistolet, un seul mort, et, dès la première page, on s'attend à la dernière. Le grand maître n'a songé ni à éprouver votre sagacité, ni à exciter votre impatience, ni à réveiller votre attention. Il vous présente tout d'abord un homme malheureux, qui ne peut se prendre à rien dans la société présente, qui n'est propre qu'à aimer, et qui va aimer tout de suite, passionnément, redoutablement, jusqu'à ce qu'il en meure. Est-ce donc parce que l'art est à l'état d'enfance à l'époque où le maître compose, qu'il vous livre si complaisamment la clef de son mystère? Non, c'est qu'il sait qu'il a mis là un trésor, et que vous pouvez ouvrir en toute confiance, que vous y serez fasciné, et qu'en vous retirant vous ne vous plaindrez pas d'avoir été appelé par de vaines promesses.
En vérité, nous avons tant abusé de l'imprévu, que bientôt si ce n'est déjà fait l'imprévu deviendra impossible. Le lecteur s'exerce tous les jours à deviner l'issue des péripéties sans nombre où on l'enlace, comme il s'exerce à lire couramment les reluis que l'illustration a mis à la mode. Plus on lui en donne, plus vite il apprend à absorber cette nourriture excitante, qui ne le nourrit pas véritablement. Sa sympathie, disséminée sur un trop grand nombre de personnages, son émotion, trop vite épuisée dès les premiers événements, n'arrivent pas par la progression naturelle et nécessaire à se concentrer sur une figure principale, sur une situation dominante. L'art moderne en est là dans toutes ses branches, sous tous ses aspects. C'est une richesse sans choix, un luxe sans ordre, un essor sans mesure. La musique instrumentale et vocale, l'art du comédien et du chanteur sont arrivés, comme le reste, à cette prodigalité d'effets qui émousse tout d'abord le sens de l'auditoire et qui neutralise l'effet principal. Assistez à un drame lyrique: l'auteur du poème, le compositeur, le metteur en scène et les acteurs, sachant qu'ils ont affaire à un public Louis XIV, qui craint d'attendre, se hâtent, dès les premières scènes, de le saisir tout entier, et souvent ils y réussissent, parce que les talents et l'habileté ne leur manquent certainement pas. Mais c'est bien chose impossible que de s'emparer ainsi de l'homme tout entier pendant tout un soir. L'homme de ce temps-ci, surtout, vous l'avez rendu, à force d'art et à grands frais, tellement irritable et capricieux, que son esprit redoute quelques minutes de digestion comme un supplice intolérable. C'est qu'à la place du cœur, vous avez développé la délicatesse de ses nerfs, et que vous avez mis toutes ses émotions dans ses yeux et dans ses oreilles. Son âme ne s'attache pas à votre sujet, parce que votre sujet n'a pas assez d'ensemble et d'homogénéité. Vous êtes bien forcé de le compliquer ainsi, puisque votre public veut désormais n'avoir pas une minute sans surprise et sans excitation. Ainsi l'acteur, d'accord avec son rôle, donne dès son entrée toute la mesure de sa force, toute l'étendue de ses facultés. Il enfle sa voix, il précipite ses gestes, il s'applique à des minuties de détail, il multiplie ses intentions, il fait des miracles de volonté. Lui aussi, il a la fièvre, ou il feint de l'avoir, pour entretenir la fièvre dans son auditoire. Mais que lui reste-t-il au bout d'une heure de cette puissance factice? Épuisé, il ne peut plus arriver à la véritable émotion qui commanderait l'émotion à son public. On ne donne pas ce qu'on n'a plus. L'artiste dramatique, identifié forcément, d'ailleurs, avec le personnage qu'il représente, est bientôt contraint de retomber dans les mêmes effets déjà employés et de les forcer jusqu'à l'absurde. Ce n'est plus qu'un forcené à qui le souille manque, qui crie et fausse s'il est à l'Opéra, qui se tord et grimace s'il est sur toute autre scène, qui râle et ne s'exprime plus que par points d'exclamation s'il est figuré seulement dans un livre. Non, non! tout cela n'est pas l'art véritable, c'est l'art qui a fait fausse route: nous le répétons, c'est un gaspillage de merveilleuses facultés, c'est une orgie de puissance dont l'abus est infiniment regrettable.
Mais quoi? faisons-nous la guerre ici aux talents de notre époque? À Dieu ne plaise! Nous leur avons dû, en dépit de cette calamité publique qui pèse sur eux, des moments d'émotion et de transport véritable; car, malgré la mauvaise manière et le faux goût qui dominent une époque, le feu sacré se trahit toujours à de certains moments et reprend tous ses droits dans les intelligences d'élite. Nous ne sommes donc point ingrats, parce que nous regrettons de les voir engagés malgré eux dans cette mauvaise voie.
Faisons-nous aussi la guerre au public, au mauvais goût de cette mauvaise époque? Est-ce le public qui a gâté ses artistes, ou les artistes qui ont corrompu leur public? Ce serait une question puérile. Public et artistes ne sont qu'un et sont condamnés à réagir continuellement l'un sur l'autre. La faute en est au siècle tout entier, à l'histoire, s'il est possible de s'exprimer ainsi, aux événements qui nous pressent, à la destruction qui s'est opérée en nous d'anciennes croyances, à l'absence de nouvelles doctrines dans l'art comme dans tout le reste. La richesse règne et domine; mais aucun prestige, fondé sur un droit naturel ou sur l'équité des religions, n'accompagne cette richesse aveugle, bornée, vaniteuse, ouvrage plus que jamais du hasard, du désordre et des rapines, ou, ce qui est pis encore, de l'antagonisme barbare qu'on proclame aujourd'hui comme la loi définitive de l'économie sociale. Le luxe est partout, le bien-être nulle part. Le riche a étouffé le beau. Le moindre café des boulevards est plus chargé de dorures que le boudoir de Marie-Antoinette. Nos maisons, miroitantes de sculptures d'un travail inouï, n'ont plus ni ensemble, ni élégance, ni proportions. Quoi de plus laid et de plus misérable qu'une capitale où la caricature d'un palais vénitien ou arabe s'étale à côté d'une masure, et se pare de l'enseigne d'un perruquier et d'un marchand de vin? L'aspect de la masure serre le cœur, et pourtant l'artiste lui consacrera plus volontiers ses crayons qu'à l'antique palais construit ce matin par des boutiquiers. Le romancier y placera plus volontiers la scène de son poème, parce qu'au moins elle est ce qu'elle est, cette masure, c'est la vérité, laide et triste, mais c'est la vérité. Cette maison prétendue renaissance n'est qu'un mensonge, un masque sans expression.
Oh! qu'il ferait bien meilleur aller prendre le café sous les tilleuls du village, assis sur le soc de charrue d'où Werther contemple les deux enfants de la paysanne! Que ce valet de ferme, dont il reçoit là les confidences et qui traverse le poème de son amour d'une manière si dramatique et si saisissante, est un bien autre personnage que tous ceux que nous détaillons si minutieusement des pieds à la tête, sans oublier un bouton d'habit, sans omettre une expression de leur harangue, un geste, un regard, une réticence! Ce personnage-là est un de ces grands traits que la main d'un maître est seule capable de graver. Et non-seulement il n'est pas nommé, mais encore il ne dit pas par lui-même un seul mot; il occupe à peine trois pages du livre. Et cependant quelle place il remplit dans l'âme de Werther, et de quelle influence il s'empare, sans le savoir, sur sa destinée! Détachez cet épisode, et l'épisode n'est rien par lui-même; mais le poème est incomplet et la fin de Werther mal motivée. Ce personnage ne se fait-il pas voir et comprendre sans nous rien dire, ne se fait-il pas plaindre et aimer, malgré son crime; ne se fait-il pas absoudre sans plaider sa cause? Werther l'explique, et s'explique lui-même tout entier par ce cri profond du désespoir: «Ah! malheureux, on ne peut te sauver, on ne peut nous sauver!»
Ainsi travaillent les maîtres, sans qu'on aperçoive leur trame, sans qu'on sente l'effort de leur création. Ils ne songent pas a étonner: ils semblent l'éviter, au contraire. Il y a en eux un profond dédain pour tous nos puérils artifices. Ils prennent dans la réalité, dans la convenance et la vraisemblance la plus vulgaire ce qui leur tombe naturellement sous la main, et ils le transforment, ils l'idéalisent sans que leur main paraisse occupée. Il semble qu'il suffise que cela ait été porté un instant dans leur pensée pour prendre vie et durer éternellement. Loin de s'appesantir, comme nous faisons, sur toutes les parties de leur œuvre, ils laissent penser et comprendre ce qu'ils ne disent pas. Il y a, dans la vie d'amour de Werther, une lacune apparente que nous appellerions aujourd'hui lacune d'intérêt; c'est quand il s'éloigne de Charlotte, résolu à l'oublier, et à se jeter dans le tumulte du monde. Pendant plusieurs lettres il n'entretient plus son ami que de choses indifférentes et, en quelque sorte, étrangères au sujet. C'est encore là un trait de génie. Dans ce semblant d'oubli de son amour, on voit profondément la plaie de son cœur, la crainte de nommer celle qu'il aime, ses efforts inutiles pour s'attacher à une autre, pour se distraire, pour s'étourdir. Le dégoût profond que les affaires et le monde lui inspirent sont l'expression muette et plus qu'éloquente de la passion qui l'absorbe. Aussi, quand tout d'un coup, à propos d'un incident puéril, il déclare qu'il abandonne toute carrière et qu'il va retrouver Charlotte, le lecteur n'est pas surpris un instant. Il s'écrie avec naïveté: «Je le savais bien, moi, qu'il l'aimait davantage depuis qu'il n'en parlait plus!» L'intérêt ne naît donc pas de la surprise, et ce qui est profondément clair et vrai s'explique de soi-même! Inclinons-nous donc devant les maîtres, quel que soit le goût de nos contemporains, quelque peu de succès qu'obtiendrait peut-être un chef-d'œuvre comme Werther, s'il venait à nous pour la première fois, sans l'appui du nom de Gœthe.
La traduction de M. Pierre Leroux n'est pas seulement admirable de style, elle est d'une exactitude parfaite, d'un mot à mot scrupuleux. On ne conçoit pas qu'en traduisant un style admirable on ait pu jusqu'ici en faire un style monstrueux. C'est pourtant ce qui était arrivé, et il est assez prouvé, d'ailleurs, que pour ne pas gâter le beau en y touchant, il faut la main d'un homme supérieur.
GEORGE SAND.
CONSIDÉRATIONS SUR WERTHER
ET EN GÉNÉRAL
SUR LA POÉSIE DE NOTRE ÉPOQUE.
I
Madame de Staël, dans son livre de l'Allemagne, parle ainsi de Werther: «Les Allemands sont très-forts en romans qui peignent la vie domestique. Plusieurs de ces romans méritent d'être cités; mais ce qui est sans égal et sans pareil, c'est Werther. On voit là tout ce que le génie de Gœthe pouvait produire quand il était passionné. L'on dit qu'il attache maintenant peu de prix à cet ouvrage de sa jeunesse[1]. L'effervescence d'imagination qui lui inspira presque de l'enthousiasme pour le suicide doit lui paraître maintenant blâmable. Quand on est très-jeune, la dégradation de l'être n'ayant en rien commencé, le tombeau ne semble qu'une image poétique, qu'un sommeil environné de figures à genoux qui nous pleurent. Il n'en est plus ainsi, même dès le milieu de la vie; et l'on apprend alors pourquoi la religion, cette science de l'âme, a mêlé l'horreur du meurtre à l'attentat contre soi-même. Gœthe, néanmoins, aurait eu grand tort de dédaigner l'admirable talent qui se manifeste dans Werther. Ce ne sont pas seulement les souffrances de l'amour, mais les maladies de l'imagination dans notre siècle, dont il a su faire le tableau. Ces pensées qui se pressent dans l'esprit sans qu'on puisse les changer en acte de volonté, le contraste singulier d'une vie beaucoup plus monotone que celle des anciens, et d'une existence intérieure beaucoup plus agitée, causent une sorte d'étourdissement semblable à celui qu'on prend sur le bord de l'abîme; et la fatigue même qu'on éprouve après l'avoir longtemps contemplé peut entraîner à s'y précipiter. Gœthe a su joindre à cette peinture des inquiétudes de l'âme, si philosophique dans ses résultats, une fiction simple, mais d'un intérêt prodigieux[2].»
Ce jugement de madame de Staël est profond et parfait pour l'époque où elle écrivait. En trois ou quatre traits, elle caractérise admirablement l'œuvre de Gœthe. C'est, dit-elle, la peinture des maladies de notre siècle; et la cause de ces maladies, elle la trouve dans ces pensées qui nous assiègent, et qui ne peuvent se changer en actes, c'est-à-dire dans le contraste de notre développement intellectuel et sentimental, à nous autres modernes, avec la triste vie à laquelle nous condamne la constitution actuelle de la société. Tout cela, dis-je, est parfait, juste autant que profond. Mais quand madame de Staël écrivait cette page, les maladies d'imagination dont elle voit la peinture dans Werther n'étaient encore qu'au début de leur invasion, pour ainsi dire; un grand nombre d'ouvrages remarquables qui ont la même origine et le même effet que Werther, et une foule bien plus grande de détestables productions puisées à la même source, n'existaient pas. Plus avancés aujourd'hui, nous devons porter sur ce livre un jugement plus philosophique encore, en le rattachant à toute la littérature contemporaine. Qu'on nous permette donc de compléter, jusqu'à un certain point, et de développer l'opinion de madame de Staël, en citant quelques réflexions que ce sujet nous a inspirées autrefois.
Il y a déjà plusieurs années, nous essayâmes, dans un recueil périodique[3], de caractériser d'une manière générale l'art de notre époque, et en particulier le genre de poésie dont Werther est le premier modèle.
Il est trop évident que l'œuvre entière de Byron a la plus grande affinité avec la partie la plus capitale de l'œuvre de Gœthe, c'est-à-dire Werther et Faust: Byron résume en lui ces deux types, et y ajoute encore. La maladie de l'imagination, que madame de Staël voyait déjà si marquée dans Werther, prend dans Byron un caractère plus intense, et sa cause se révèle plus clairement. Il ne s'agit plus avec lui de désirs ardents mais vagues, de pensées qui se pressent dans l'esprit sans qu'on puisse les réaliser en actes, parce que la vie sociale ne répond pas à l'activité de notre âme. La maladie est plus grande, et ses symptômes plus décidés. À cette simple discordance entre nos sentiments et le monde qui nous entoure, a succédé, chez Byron, un mépris profond pour toutes les croyances humaines et pour toute religion. Il a fini par douter de Dieu et de toute chose. Ce n'est pas seulement l'incrédulité vulgaire, c'est l'athéisme le plus prononcé qui le dévore. Comparant donc Byron à Gœthe, au milieu de tant d'autres écrivains de notre temps plus ou moins atteints de cet esprit général de doute et de désespoir, nous n'hésitions pas à donner à Byron la supériorité sur Gœthe, comme poète caractéristique de l'époque; car nous trouvions dans Byron, pour employer une expression même de ce poète, une plus grande vitalité du poison[4]. Nous disions:
«Depuis que la philosophie du dix-huitième siècle a porté dans toutes les âmes le doute sur toutes les questions de la religion, de la morale et de la politique, et a ainsi donné naissance à la poésie mélancolique de notre époque, deux ou trois génies poétiques tout à fait hors de ligne apparaissent dans chacune des deux grandes régions entre lesquelles se divise l'Europe intellectuelle, c'est-à-dire d'une part l'Angleterre et l'Allemagne, représentant tout le Nord, et la France, qui représente toute la partie sud occidentale, le domaine particulier de l'ancienne civilisation romaine. Autour de ces grands hommes gravitent, comme les planètes autour des soleils, une foule d'écrivains remarquables, mais d'un ordre inférieur. Byron, par la nature particulière de son génie, par l'influence immense qu'il a exercée, par la franchise avec laquelle il a accepté ce rôle de doute et d'ironie, d'enthousiasme et de spleen, d'espoir sans bornes et de désolation, réservé à la poésie de notre temps, méritera peut-être de la postérité de donner son nom à cette période de l'art: en tout cas, ses contemporains ont déjà commencé à lui rendre cet hommage. C'est que nul n'a su mieux que lui reproduire avec une parfaite originalité l'effet de cette poésie shakespearienne dont l'Allemagne et la France sont aujourd'hui plus enthousiastes que l'Angleterre elle-même. Gœthe cependant l'avait précédé de bien des années; mais Gœthe, dans une vie plus calme, se fit une religion de l'art, et l'auteur de Werther et de Faust, devenu un demi-dieu pour l'Allemagne, honoré des faveurs des princes, visité par les philosophes, encensé par les poètes, par les musiciens, par les peintres, par tout le monde, disparut pour laisser voir un grand artiste qui paraissait heureux, et qui, dans toute la plénitude de sa vie, au lieu de reproduire la pensée de son siècle, s'amusait à chercher curieusement l'inspiration des âges écoulés; tandis que Byron, aux prises avec les ardentes passions de son cœur et les doutes effrayants de son esprit, en butte à la morale pédante de l'aristocratie et du protestantisme de son pays, blessé dans ses affections les plus intimes, exilé de son île, parce que son île antilibérale, antiphilosophique, antipoétique, ne pouvait ni l'estimer comme homme, ni le comprendre comme poète; menant sa vie errante de grève en grève, cherchant le souvenir des ruines, voulant vivre de lumière, et se rejetant dans la nature, comme autrefois Rousseau, fut franchement philosophe toute sa vie, ennemi des prêtres, censeur des aristocrates, admirateur de Voltaire et de Napoléon, toujours actif, toujours en tête de son siècle, mais toujours malheureux, agité comme d'une tempête perpétuelle; en sorte qu'en lui l'homme et le poète se confondent, que sa vie intime répond à ses ouvrages; ce qui fait de lui le type de la poésie de notre âge.»
Ainsi ce que madame de Staël, qui n'avait devant les yeux que Gœthe, déplorait comme étant une maladie et n'étant qu'une maladie, nous, en contemplant Byron, chez qui cette maladie est au comble, nous ne le déplorions pas moins, mais nous le regardions comme un mal nécessaire, produit d'une époque de crise et de renouvellement. Un double aspect se montrait à nous dans cet affreux désespoir; nous le voyions comme un mal, mais aussi comme un progrès. Nul enfantement n'a lieu sans douleur. Byron nous semblait porter le signe de deux destinées: d'une destinée qui s'achève, et d'une destinée qui commence; d'un monde qui s'engloutit, et d'un monde qui surgit. Et si la mort nous paraissait plus glacée, pour ainsi dire, chez lui, nous découvrions aussi plus manifestement en lui l'esprit immortel qui, à travers le tombeau, retrouvera la vie.
Vainement, en effet, soutiendrait-on que sa poésie n'est que l'agonie du désespoir. Je dis qu'il y a dans cette agonie des traits qui indiquent la résurrection. Vainement on le comparerait, comme on l'a fait quelquefois, au Satan de Milton. Je dis que Satan, conservant de la force jusque dans sa damnation, se ressent encore par là du divin et s'y rattache. Cet ange tombé, se soutenant dans sa révolte, est encore dans la vie. Sa misère n'est que d'un degré plus profonde que celle du fier Ajax, s'écriant: «Je me sauverai, malgré les dieux!» Et même est-il bien permis de dire que cet espoir de salut manque complètement à Satan? N est-ce pas la nécessité seule du symbole qui a fait que Milton lui a ôté tout espoir? La mort absolue, en effet, est-elle concevable? Satan vit, il combat; donc il a de l'espoir. Cet espoir ne manque pas non plus à la poésie de Byron.
L'homme, ayant pris confiance dans sa force au dix-huitième siècle, a rêvé des destinées nouvelles; il a abdiqué le passé, rejeté la tradition, et s'est élancé vers l'avenir. Mais cet élan du sentiment a devancé, comme toujours, les possibilités du monde. Un progrès intellectuel, un progrès matériel, sont nécessaires pour que le rêve du sentiment se réalise. Qu'arrive-t-il donc? Ne voyant pas ses appétitions se réaliser, le sentiment se trouble, et, tout en persistant vers l'avenir, il arrive à le nier de la bouche et à nier toute chose. Mais lors même qu'il nie ainsi, c'est qu'il aspire encore vers cet avenir entrevu un instant et qui s'est dérobé à sa vue. Soyez sûr que s'il n'avait pas toujours le même but, il ne blasphémerait pas avec tant d'audace; c'est la passion qu'il a pour ce but divin qui le rend si impie. Or le poète est le représentant du sentiment dans l'humanité. Tandis que l'homme de la sensation et de l'activité se satisfait de ce monde misérablement ébauché qu'il a devant les yeux, et que l'homme de l'intelligence cherche à le perfectionner, le poète s'indigne de ces lenteurs, et finit par n'avoir plus que des paroles d'ironie et des chants de désespoir. Mais si nous devions le condamner pour cela, il nous faudrait condamner avec lui nos pères qui ont rêvé une humanité nouvelle, une humanité plus grande. Si nous devions condamner absolument Byron sur ses paroles et sans vraiment le comprendre, il nous faudrait condamner absolument et Voltaire et Rousseau, et tout le dix-huitième siècle, et toute la révolution, qui ont éveillé la fièvre de son génie, et donné à son sang cette impulsion généreuse, mais désordonnée; ou plutôt c'est toute la marche progressive de l'esprit humain qu'il nous faudrait condamner comme une chimère monstrueuse et funeste, si nous ne voulions pas voir dans cet homme perdu au sommet des précipices de la route, et que saisit le vertige, un de nous, un de nos frères, qui, lorsque la caravane humaine s'arrêtait interceptée dans sa voie, s'est élancé plus hardi jusqu'à la région des nuages, et qui meurt pour nous, en nous faisant signe qu'il n'y a point de route, parce qu'il n'en a pas trouvé.
Il y a une route, sans doute, et nous la trouverons; mais qui oserait dire que le courage et la force de celui qui a pu s'élever si haut pour la chercher ne sera pas cause de notre courage pour la chercher à notre tour, nous qui sommes restés dans la plaine, et ne nous servira pas ainsi prodigieusement à la découvrir?
Nous transformions donc le point de vue de madame de Staël, en embrassant avec confiance cette crise de désespoir de notre temps, comme un chrétien embrasse la croix qu'il plaît à la Providence de lui envoyer, et en fait l'ancre de son salut. «Si, disions-nous, la poésie ne faisait pas entendre aujourd'hui ce concert de douleur qui annonce le besoin d'une régénération sociale; si elle ne jetait pas ainsi, dans toutes les âmes capables de la sentir, le premier germe de cette régénération; si elle ne versait pas dans ces âmes, avec la douleur de ce qui est, le désir de ce qui doit y être, elle ne serait pas ce qu'elle a toujours été, prophétique.»
Poursuivant partout ce caractère de la poésie de notre temps, nous le montrions jusque chez les écrivains qui alors affectaient le calme d'artistes heureux, satisfaits du présent et des dons accordés par le ciel à leur génie, ou qui se rattachaient à un passé qui a été grand, mais qui ne peut plus être. Nous mettions au-dessus de ces vaines tentatives de l'art de la renaissance et de l'art pour l'art, la poésie véritablement inspirée par le sentiment de notre époque; et nous montrions le concert unanime des diverses nations de l'Europe pour entrer, à l'insu souvent les unes des autres, dans cette phase de la poésie.
L'art, disions-nous, n'est pas plus la reproduction de l'art qu'il n'est la reproduction de la nature. L'art croit de génération en génération. Les œuvres des grands artistes, tous inspirés par leur époque, se succèdent, et cette succession est le développement de l'art. Mais s'inspirer uniquement du passé, refaire ce qui a été fait, c'est imiter, c'est traduire; c'est manquer son époque; c'est faire de l'art intermédiaire, de l'art qui n'a pas sa place marquée dans la vie de l'art.
Nous soutenions donc «que la poésie, comprise en général comme l'a comprise Byron, est la seule qui sorte des entrailles mêmes de la société actuelle, qu'elle découle naturellement de la philosophie du dix-huitième siècle et de la révolution française; qu'elle est le produit le plus vivant d'une ère de crise et de renouvellement, où tout a dû être mis en doute, parce que, sur les ruines du passé, l'humanité cherche un monde nouveau.» Ainsi nous trouvions à la fois une confirmation de nos vues sur l'avenir de la société dans l'art actuel, et une explication de cet art même dans l'état de la société.
Quelques exceptions s'offraient néanmoins à nos regards, et nous étions loin de les nier, mais nous en donnions l'explication. Nous expliquions Walter Scott et Cooper par les pays qui les ont produits. C'est l'état présent de l'Amérique et de l'Écosse qui a inspiré ces deux écrivains. «Jamais homme d'un génie égal au leur, mais ému par les profondes secousses de notre France, de notre Europe, n'aurait pu avoir la patience de peindre pour peindre, sans beaucoup de lyrisme au fond du cœur, comme Scott, avec une froide et étonnante impartialité; ou, comme Cooper, avec une mélancolie assez vague, une pensée sociale incertaine et douteuse, et seulement le sentiment vif et profond de la nature extérieure: un tel homme n'aurait pu s'intéresser comme eux à ces mille petites nuances qui les intéressent; et tourmenté par les rudes problèmes qui occupent l'humanité de notre âge, il lui eût été impossible de relever curieusement les moindres accidents de jour, de lumière, de paysage, de costume. Il faut, pour cela, avoir le cœur libre, la tête pas trop ardente; il faut n'avoir pas la tradition et l'héritage de la partie la plus vivante de l'humanité. M. de Chateaubriand a voyagé dans l'Amérique du Nord: il a fait Atala et René, où il est plus question de la désolation du cœur laissée par les doctrines du dix-huitième siècle et par la révolution française que des sauvages qui y sont mis en scène.»
Une autre exception, c'est la chanson de Béranger. Mais Béranger a continué dans l'art, comme avec un dessein prémédité, l'esprit du dix-huitième siècle et de la révolution. Sa chanson est au plus haut degré philosophique et révolutionnaire. Il s'est trouvé un homme qui, sentant, lui aussi, au fond du cœur la misère du présent, a eu la force de renoncer d'abord au lyrisme et de tourner la poésie à l'action, faisant à la fois œuvre de poète, de philosophe et d'homme d'État. Il a su faire converger l'esprit de la comédie et de la satire à l'inspiration de la Marseillaise; et il a composé de ce mélange la chanson politique, la chanson nationale. Mais quelle conséquence peut-on tirer de cette individualité unique, pour nier le caractère général que nous assignons à la poésie de notre époque? Et n'a-t-on pas vu d'ailleurs le poète de l'action, quand la méditation des grands problèmes l'a pris, incliner son front sous la force divine, et aspirer vers l'avenir avec autant de verve et d'audace que les plus hardis penseurs? Seulement, comme il n'avait pas montré les mêmes transports douloureux que les poètes ses contemporains, il a pu élever vers le ciel et l'avenir un regard plus assuré, et sa foi s'est montrée plus grande. Exemple unique à notre époque de l'art calme et contenu comme les époques les mieux organisées en ont produit, mais évidemment dû à la force d'une intelligence qui sait s'arrêter aux limites qu'elle veut s'imposer, et qui ne s'abandonne pas à tout son vol.
Ainsi, en résumé, tout nous paraissait s'accorder pour donner à notre formule de l'art contemporain la certitude d'une démonstration. «Eh! comment en effet, disions-nous, la poésie de notre âge ne serait-elle pas empreinte de ce caractère de profonde désolation qui ne peut manquer de se manifester dans une crise de renouvellement? Les philosophes ont engendré le doute; les poètes en ont senti l'amertume fermenter dans leur cœur, et ils chantent le désespoir. L'ordre social autrefois se peignait dans tous les arts; l'art était comme un grand lac qui n'est ni la terre ni le ciel, mais qui les réfléchit. Où pourrait s'alimenter aujourd'hui l'art calme et religieux? L'art ne peut aujourd'hui que réfléchir la ruine du monde. Hommes de mon temps, où sont vos fêtes où le cœur des hommes bat en commun? Vous vivez solitaires, vous n'avez plus de fêtes. Vous vous bâtissez des demeures alignées géométriquement; mais vous n'avez ni maisons ni temples. Nos peintres rendent la nature sans vérité et sans idéal, et aucune pensée ne dirige leur pinceau. Mais, je le répète, la poésie est venue fleurir dans vos ruines, elle est venue célébrer des funérailles. C'est Shakespeare qui conduit le chœur des poètes, Shakespeare qui conçut le doute dans son sein bien avant la philosophie. Werther et Faust, Childe-Harold et don Juan suivent l'ombre d'Hamlet, suivis eux-mêmes d'une foule de fantômes désolés qui me peignent toutes les douleurs, et qui semblent tous avoir lu la terrible devise de l'enfer: Lasciate la speranza. Que tu es grand, ô Byron, mais que tu es triste! Et toi, Gœthe, après avoir dit deux fois la terrible pensée de ton siècle, tu sembles avoir voulu t'arracher au tourment qui t'obsédait, en remontant les âges, te contentant de promener ton imagination passive de siècle en siècle, et de répondre comme un simple écho à tous les poètes des temps passés. D'autres, plus faibles, ont été moins sages. L'Angleterre a entendu, autour de ses lacs, bourdonner, comme des ombres plaintives, un essaim de poètes abîmés dans une mystique contemplation. Combien l'Allemagne a-t-elle vu de ses enfants participer du puissant délire d'Hoffman et de la folie de Werner!
«Et la France! après avoir produit et répandu sur l'Europe la philosophie du doute, la poésie du doute lui était bien due, quelque douloureuse qu'elle fut. Pour la première fois, notre langue a enfin connu le lyrisme. Ce ne sont plus, comme dans les siècles précédents, quelques accents délicats et purs, quelques retours heureux à l'antiquité, de l'analyse et de l'éloquence; c'est la poésie elle-même qui a paru. Mais contemplez ceux à qui nous la devons, sondez le fond de leur cœur: ne voyez-vous pas que leur front est empreint de tristesse et de désolation? C'est le doute qui les assiège, et qui les inspire, comme il inspira Gœthe et Byron. Ou bien ils essayent vainement de se rejeter en arrière et de se rattacher aux solutions du christianisme; ou bien ils prodiguent leurs forces à peindre l'aspect matériel de l'univers; et, quand il s'agit de l'absolu et de l'éternel, ils font du fantastique sans croyance, uniquement pour faire de l'art.
«..... Puisque tout est doute aujourd'hui dans l'âme de l'homme, les poètes qui expriment ce doute sont les vrais représentants de leur époque; et ceux qui font de l'art uniquement pour faire de l'art sont comme des étrangers qui, venus on ne sait d'où, feraient entendre des instruments bizarres au milieu d'un peuple étonné, ou qui chanteraient dans une langue inconnue à des funérailles. Leurs chants ont beau être délicieux à mon oreille, le fond, le fond éternel de mon cœur est le doute et la tristesse. Ce qu'il y a de réel pour moi, c'est la poésie de Byron, poésie ironique et désolante, qui soulève des abîmes ou notre esprit se perd, et qui, connue les harpies, salit à l'instant même tous les mets qui couvrent la table du festin. C'est là le glas funèbre que ne me font pas oublier toutes ces harmonies qui s'élèvent des Arabes ou des Persans, ou des châteaux du moyen âge, ou des cathédrales gothiques.
«..... Byron, dans tous ses ouvrages et dans toute sa vie, Gœthe dans Werther et Faust, Schiller dans les drames de sa jeunesse et dans ses poésies, Chateaubriand dans René, Benjamin Constant dans Adolphe, Sénancourt dans Obermann, Sainte-Beuve dans Josèphe Delorme, une innombrable foule d'écrivains anglais et allemands, et toute cette littérature de verve délirante, d'audacieuse impiété et d'affreux désespoir, qui remplit aujourd'hui nos romans, nos drames et tous nos livres, voilà l'école ou plutôt la famille de poètes que nous appelons byronienne: poésie inspirée par le sentiment vif et profond de la réalité actuelle, c'est-à-dire de l'état d'anarchie, de doute et de désordre où l'esprit humain est aujourd'hui plongé par suite de la destruction de l'ancien ordre social et religieux (l'ordre théologique-féodal), et de la proclamation de principes nouveaux qui doivent engendrer une société nouvelle. En face de cette école, fille directe de la philosophie du dix-huitième siècle, est venue se placer une autre famille poétique, dont Lamartine et Hugo sont les représentants et les chefs en France; école qui, au fond, est aussi sceptique, aussi incrédule, aussi dépourvue de religion que l'école byronienne, mais qui, adoptant le monde du passé, ciel, terre et enfer, comme un datum, une convention, un axiome poétique, a pu paraître aussi religieuse que la poésie de Byron paraissait impie, s'est faite ange par opposition à l'autre qu'elle a traitée de démon, et cependant a fait route de conserve avec elle pendant plus de quinze ans, à tel point que l'on a vu les mêmes poètes passer alternativement de l'une à l'autre, sans même se rendre compte de leurs variations, tantôt incrédules et sataniques comme Byron, tantôt chrétiens résignés comme l'auteur de l'imitation.»
Quand nous écrivions cela, une femme de génie n'avait pas encore ajouté toute une galerie nouvelle à la galerie de Byron. Lélia n'était pas venue se placer auprès de Manfred. Quel argument nous fourniraient aujourd'hui tant de beaux ouvrages à l'appui de notre thèse! Mais ce ne serait pas là seulement que nous prendrions de nouvelles armes. Les soutiens les plus remarquables de l'art restauré du moyen âge nous en livreraient au besoin. Que sont devenus, je le demande, dans leur développement même, ceux qui se complaisaient, il y a quinze ans, à reconstruire le passé et à farder leur muse d'un vernis de christianisme? Us ont vainement essayé de remonter le fleuve, et les voilà aujourd'hui qui flottent à la dérive. Ils ont fini par sentir que la vraie poésie de notre époque est celle qui pousse à l'avenir, en peignant les profondes souffrances du présent.
Aujourd'hui, je le demande, que sont devenus les anges chrétiens de leur poésie? Nous aurions de la peine aujourd'hui à distinguer aussi nettement de la poésie naturelle à notre temps, cette poésie de convention qui s'était placée à côté d'elle. Il faudrait avouer que tous ces vains essais de reconstruction du passé et tous ces vains autels élevés à l'art, comme si l'art sans l'humanité était quelque chose, ont été renversés par ceux mêmes qui les avaient dressés. Les plus forts ont fini, l'un après l'autre, par dire, comme le vieux Corneille, mais dans un autre sens:
Je suis vaincu du temps, je cède à son outrage.
Ils ont cédé à l'esprit du siècle, ils ont rendu les armes, ils ont jeté le masque, et on a vu de plus en plus les traces du vautour qu'ils voulaient nous cacher. La vraie poésie de notre époque, la poésie qui pleure et qui cherche, a fini par les envahir.
Les ouvrages remarquables qui appartiennent à cette poésie triste, malade, si l'on veut, mais prophétique, se sont tellement accumulés, qu'à l'exception des trois ou quatre œuvres d'un caractère différent dont nous avons expliqué la cause génératrice, tout le fond de la littérature européenne est teint de cette couleur. L'esprit qui inspira Werther à Gœthe a souillé partout. Ovide, peignant le chaos d'où devait sortir le monde, le représente comme une grande confusion d'éléments qui se heurtent, sous un même voile, et, pour ainsi dire, sous un même visage:
Unus erat toto naturæ vultus in orbe.
La littérature de notre époque, symbole du chaos où nous nous agitons, el d'où sortira un monde, est presque uniformément couverte d'un grand voile de mélancolie.
II
Werther est le premier jet et le début de toute cette poésie de notre âge. Nous serions tentés de croire que c'est un de ces livres initiateurs en bien ou en mal qui renferme en germe toute une série de créations analogues. Mais si on lui refuse d'être le père de tant d'ouvrages du même genre qui l'ont suivi, au moins faut-il reconnaître qu'il fut le premier-né de cette famille si nombreuse, et qu'il a précédé de bien des années tous ses frères et sœurs. L'époque de sa publication est en effet très-remarquable. Croirait-on qu'il y a déjà soixante-six ans que ce type original de la poésie du spleen a paru dans le monde! Werther fut écrit et publié en 1774, sous Louis XV, quatre ans avant la mort de Voltaire et de Rousseau, quinze ans avant la révolution. Et pourtant on dirait ce livre d'hier! Il est vrai que Gœthe a prolongé si tard sa vie, que nous le prenons volontiers pour un écrivain de notre génération; on ne songe guère qu'il avait quarante ans à l'époque de l'assemblée constituante, et que son œuvre capitale était achevée dès lors depuis longtemps. Mais il y a une autre raison qui rapproche de nous ses ouvrages: c'est qu'ils sont, comme je l'ai dit, profondément empreints du même esprit qui s'est développé plus tard. La révolution interrompit pendant trente ans la marche de l'esprit poétique; la rêverie ne put pas avoir cours au milieu d'une action si terrible et si merveilleuse. Trente ans de lacune se trouvent ainsi jetés entre Gœthe et ses rivaux. Ce que Gœthe avait senti vers 1770, d'autres commencèrent à l'éprouver vers 1800; et alors de nouveaux Werther et de nouveaux Faust renouèrent la tradition poétique.
Il y aurait une étude bien curieuse à faire. Il faudrait comparer Werther à Faust, et montrer le rapport intime qui unit ces deux ouvrages de Gœthe: on obtiendrait ainsi une sorte de type abstrait de la poésie de notre âge. On prendrait ensuite l'œuvre entière de Byron, et le type en question reparaîtrait. On ferait la même chose pour le René de M. de Chateaubriand, pour l'Obermann de M. de Sénancourt, pour l'Adolphe de Benjamin Constant, et pour une multitude d'autres productions éminentes et parfaitement originales en elles-mêmes, sans compter les imitations plus ou moins remarquables de Werther, telles que le Jacopo Ortiz d'Ugo Foscolo. Mais, si les considérations que j'ai émises tout à l'heure sont vraies, une telle comparaison entre Werther et les œuvres analogues qui l'ont suivi, même en se restreignant à celles qui ont le plus de rapport avec lui, ne serait rien moins qu'un tableau et une histoire de la littérature européenne depuis près d'un siècle: ce serait la formule générale de cette littérature, donnant à la fois son unité et sa variété, ce qu'il y a de permanent en elle et ce qu'il y a de variable, à savoir la forme que revêt, suivant l'âge de l'auteur, suivant son sexe, son pays, sa position sociale, ses douleurs personnelles, et au milieu des événements généraux et des divers systèmes d'idées qui l'entourent, cette pensée religieuse et irréligieuse à la fois que le dix-huitième siècle a léguée au nôtre comme un funeste et glorieux héritage. Laissons là ce sujet, qui demanderait un volume. D'autres questions se présentent. Comment un ouvrage tel que Werther a-t-il pu naître en 1774? et quelle valeur artistique et morale a ce roman? Nous nous bornerons à quelques considérations sur ces deux points.
Comment Werther et Faust ont-ils pu naître en 1774[5], immédiatement après Marivaux et Crébillon fils, et lorsque la littérature française en était à Marmontel, à la Harpe et à Florian? On dira peut-être que, Gœthe étant Allemand, il n'y a aucune raison de comparer ce qui se faisait alors en Allemagne avec ce qui se faisait en France. Mais c'est une erreur de s'imaginer que Gœthe ne relève que de son pays: le développement de Gœthe appartient à la France comme à l'Allemagne. Il suffit de jeter les veux sur ses Mémoires pour en être convaincu.
La vérité, c'est que Gœthe s'est formé entre la France et l'Allemagne, participant des deux, et recevant ainsi une double impulsion; et c'est cette double impulsion qui a produit Werther.
Gœthe, dans ses Mémoires, s'est attaché avec un soin minutieux à expliquer comment il fit Werther avec sa propre vie, avec ses amours, avec ses douleurs, avec son sang, pour ainsi dire. On dirait, tant il sentait que toute son œuvre était là en germe, qu'il n'a songé à écrire ses Mémoires que pour cette explication, par laquelle il termine une confession qu'il n'a jamais continuée au delà. Il raconte donc une multitude de faits personnels pour montrer comment de toute son existence sortit un jour Werther, écrit (ce sont ses expressions) dans une sorte de somnambulisme. Mais, malgré toutes ces curieuses révélations, il nous semble que Gœthe ne donne pas de Werther la grande et simple explication qui se présente tout naturellement. Nul homme, quelque force de réflexion intérieure qu'il ait, ne se juge bien lui-même au point de se nommer relativement à l'ordre successif des choses. Gœthe est trop occupé des mille petits accidents intimes de sa vie, de tous les petits ruisseaux qui ont amoncelé peu à peu dans son cœur la source d'où Werther a jailli: il oublie les causes générales et les horizons éloignés d'où ces ruisseaux découlaient. Toute peinture ainsi faite par l'auteur d'un ouvrage, dans le but d'expliquer cet ouvrage, devient personnelle au point de manquer de largeur et de lumière: au lieu de la Providence qui enfante les chefs-d'œuvre de l'esprit humain, on ne découvre plus que le hasard des causes accessoires. L'auteur, étant au centre de sa création, ne voit et ne montre que la pointe des traits qui l'ont frappé: il ne voit souvent pas d'où ces traits sont partis.
La grande cause qui a fait produire Werther à Gœthe, c'est cette double impulsion de la France et de l'Allemagne dont nous parlions tout à l'heure; c'est la lutte dans son esprit de deux puissants génies, venus l'un du Midi, l'autre du Nord.
L'esprit de la réforme du seizième siècle contenait deux tendances différentes: un esprit de liberté et d'examen, un esprit d'enthousiasme et de foi religieuse. La France et le Nord se partagèrent ces deux tendances. L'une produisit à la fin Voltaire; l'autre, après Milton, enfanta Klopstock. Un génie intermédiaire, et qui participe des deux tendances, c'est Rousseau.
Si l'on devait rattacher plus particulièrement Werther à quelque autre œuvre antérieure, il est évident qu'il faudrait nommer l'Héloïse de Rousseau et les six premiers livres des Confessions. Gœthe devait le savoir: est-ce donc l'orgueil qui lui a fait passer sous silence, dans ses Mémoires, l'impression que fit sur lui Rousseau, tandis qu'il s'étend avec tant de complaisance sur la réaction que produisirent dans son esprit les livres athées et anti-poétiques du dix-huitième siècle?
Gœthe, qui apprit le français en même temps que sa langue maternelle; qui, à dix ou douze ans, pendant l'occupation que les Français firent de Francfort, assistait tous les soirs aux représentations des drames français, et faisait lui-même, à cet âge, génie précoce qu'il était, des pièces écrites en français; qui, durant toute son éducation, achevée en France, lut et dévora avidement tous les écrits de la France; Gœthe, dis je, appartient par mille liens à l'esprit général de la France et du dix-huitième siècle.
Mais, par son éducation protestante, si soignée et si savante, il appartenait aussi à la patrie de Leibnitz, à un pays qui, ayant abordé, dans l'époque antérieure, sous la forme théologique du moyen âge, tous les grands problèmes de la religion, de la morale et de la société, s'était arrêté à certaines solutions, et n'avait pas voulu aller plus loin; qui n'avait pas pu faire deux révolutions coup sur coup, et qui, s'étant fait protestant, était resté chrétien.
Au fond, l'esprit de la réforme, soit qu'il conduisit à l'incrédulité, soit qu'il s'arrêtât dans certaines limites, était un esprit sublime, un esprit d'enthousiasme et de foi. Il y a de l'enthousiasme, il y a de la foi jusque dans le sentiment qui a donné naissance aux plus désolantes doctrines du dix-huitième siècle.
Mais cet esprit novateur, cet esprit qui renverse toute tradition, toute autorité, et qui cherche, devient nécessairement un esprit de doute et de scepticisme, aussitôt qu'il a passé certaines limites et qu'il ne veut plus connaître de point d'arrêt; et il devient nécessairement un esprit d'athéisme, s'il poursuit encore longtemps sa course sans rencontrer Dieu. C'est ce qui était arrivé à la France. Tandis que l'Allemagne était restée superstitieuse, la France était devenue athée.
Impuissance donc des deux côtés, c'est-à-dire impuissance de l'esprit de la réforme limité où il s'était limité en Allemagne, et impuissance de cet esprit lancé dans la voie où il s'était lancé en France.
Non, l'esprit de l'Allemagne, l'esprit religieux du protestantisme, abandonné à lui-même, ne pourra conduire l'humanité au but de ses destinées. Il n'y a pas assez d'audace dans cette réforme de Luther arrêtée où elle s'est arrêtée. Je n'en voudrais qu'une preuve: pourquoi le protestantisme a-t-il abouti d'abord de toutes parts à l'anabaptisme, et comment l'anabaptisme a-t-il été vaincu, sinon par la retraite honteuse à bien des égards de la réforme? Ne voyez-vous pas que le volcan n'a pas jeté toutes ses flammes, et que cette forme religieuse et sociale que le christianisme protestant a revêtue doit disparaître à son tour?
Gœthe, élevé entre la France et l'Allemagne, le sent, el il n'ose s'abandonner complètement au génie de son pays. Cette religion arrêtée ne le satisfait pas; cette société arrêtée également ne contente pas ses désirs. Il porte plus haut sa vue; il est trop philosophe pour être chrétien et homme de cette façon: il veut, sans oser bien se l'avouer, un autre ciel, une autre terre.
Mais, réciproquement, non, l'esprit de la France, l'esprit irréligieux de la philosophie, livré à lui-même, ne pourra conduire l'humanité au but de ses destinées. Si ce n'est pas le christianisme de Milton ou de Klopstock qui régénérera le monde, ce n'est pas non plus le déisme ou plutôt l'athéisme de Voltaire qui le sauvera. Où est le ciel avec cet athéisme, et que devient la terre avec lui?
Gœthe, élevé entre la France et l'Allemagne, sent cette impuissance de la France, comme il sent celle de l'Allemagne, et il s'efforce de faire, dans son cœur et dans sa raison, une réaction contre l'athéisme. Il se trouve donc, lui poète, entre l'inspiration de Voltaire et celle de Klopstock, entre les deux muses qui ont clos le dix-huitième siècle par une terrible antithèse, la Messiade et la Guerre des Dieux. D'un côté, l'esprit du matérialisme le pénètre: il est disciple de Voltaire, de Diderot, de Buffon, de tout le dix-huitième siècle; d'un autre côté, l'esprit mystique qui séduit Lavater, qui illumine Swedenborg, qui inspire Lessing et Jacobi, ne lui est pas étranger.
Voici donc venir du Nord, après Rousseau, un homme qui participe à la fois de l'athéisme et de la religion.
Un tel état de l'âme est une grave, une affreuse maladie, bien que cette maladie vaille mieux que le calme de l'incrédulité pure, ou que le calme de la religiosité du passé. Une dualité douloureuse s'établit dans un homme ainsi placé entre deux aspirations différentes. Il y a deux hommes en lui: si l'un affirme, l'autre nie; si l'un s'enthousiasme, l'autre sourit ironiquement; si l'un croit, l'autre se moque de sa crédulité. Que faire quand on est là, quand on vient à une telle époque? Le plus facile, à coup sûr, c'est de suivre alternativement ou de mêler et de combiner ensemble ces deux aspirations. Alors on est artiste comme le fut Gœthe.
Quand Lavater et Basedow s'enflammaient devant lui, l'un pour sa régénération du christianisme, l'autre pour ses plans philanthropiques, Gœthe écoutait ses amis et se recueillait dans le doute. Ne pouvant les suivre dans leurs utopies, il songeait, dans sa force, ou si l'on veut dans sa faiblesse, à tirer deux un utile parti; avec ces hommes de foi, qu'il avait sous les yeux, il songeait à faire de l'art; il ne s'abandonnait pas à leurs idées, il voulait seulement, comme un miroir fidèle, réfléchir leur image: il travaillait à son Mahomet[7].
Une telle résolution d'être artiste à tout prix a sa grandeur et sa misère. On le vit bien pour Gœthe. Sa grandeur est évidente, mais sa misère ne l'est pas moins. Quand la philosophie du dix-huitième siècle produisit la révolution française, que fit Gœthe, le disciple à demi de cette philosophie? Il ne sentit pas la grandeur de cette révolution, il affecta de ne pas s'en émouvoir: il fut moins grand alors que Schiller.
Et plus tard, dans sa longue carrière, quel mouvement a-t-il donné à sa patrie, aux jours d'action et de péril? L'Allemagne tournait les yeux vers lui: il ne répondait rien, ou il rendait des oracles douteux. Méphistophélès s'était enfermé avec lui dans sa retraite de Weimar, et tenait compagnie à Faust.
Mais, avant de se donner ce caractère d'un artiste qui s'attache exclusivement à l'art, faute d'une philosophie, et qui, de dessein prémédité, se fait sceptique sans vouloir pourtant souffrir de son scepticisme, Gœthe avait été naturellement ce qu'il se fit plus tard par la réflexion, c'est-à-dire qu'il avait été sceptique, mais avec douleur; et c'est alors, c'est dans la virginité de son génie qu'il écrivit Werther.
Je dirai en peu de mots ce que je sens sur cet ouvrage.
«J'ai vu les mœurs de mon temps, et j'ai publié ce livre,» écrivait Rousseau en tête de sa Nouvelle Héloïse. Quand on compare Werther aux mœurs et aux livres de notre époque, on doit le juger excellent. Si la vertu n'y est pas enseignée, l'enthousiasme pour la vertu y respire. J'y trouve trois grands traits, trois traits de la poésie véritable, trois signes d'avenir. J'y trouve le retour à la nature, le sentiment de l'égalité humaine, le sentiment pur de l'amour: ce sont trois traits de Rousseau, qui, comme une image sacrée de l'idéal, ont passé dans l'âme de Gœthe, et y vivaient à l'époque où il fit Werther.
La poésie de la nature n'est que le cadre d'un retour vers la religion. Quand les premiers chrétiens s'éloignèrent des idoles et désertèrent les temples des païens, ils n'eurent d'abord pour temple que la voûte du ciel. «À quoi bon des temples pour qui conçoit la grandeur et l'unité de Dieu?» disent à chaque instant les premiers Pères. Le christianisme commença par un retour vers la nature. Lisez, dans Minutius Félix, l'admirable entretien d'Octavius et de ses amis au bord de la mer, et jugez si le christianisme n'a pas débuté par là. Jésus lui-même, dans l'Évangile, ne vit-il pas dans la retraite, au bord des lacs, au sein des déserts, contemplant la grandeur de Dieu et la misère des hommes?
Ne nous étonnons donc pas que toute la poésie de notre époque se soit réfugiée dans la nature. On s'y réfugie toujours, pour y prendre des consolations ou des inspirations, aux époques de renouvellement. On arrive également là parce que l'on fuit et parce que l'on cherche. Le plus grand peintre de la nature chez les anciens, Virgile, a déjà jusqu'à un certain point l'aine chrétienne. De Théocrite à saint Basile, qui aimait tant la nature, il y a cinq siècles où, païens et chrétiens, tout ce qui a une vie de désir se tourne avec passion vers la retraite. Mais à ces époques voici ce qui arrive: ceux qui se réfugient ainsi dans la nature sans beaucoup songer à l'humanité sont simplement poètes; ceux qui, au sein de la nature, prient pour l'humanité et s'occupent d'elle, sont poètes dans un autre sens, dans un sens plus élevé. Ce qui a manqué aux artistes de notre époque, ce qui a manqué à Gœthe, à Byron et à tant d'autres, c'est de joindre au sentiment de la nature un sentiment également vif des destinées de l'humanité. Rousseau, l'initiateur de ce mouvement; Rousseau, qui fit sortir l'art des maisons et des palais pour l'introduire sur une plus grande scène, et dont la poésie, sous ce rapport, est à la poésie de ses devanciers comme le lac de Genève est aux jardins de Versailles; Rousseau, dis-je, avait en même temps à un degré supérieur l'idée générale, l'idée philosophique, l'idée sociale. Soit qu'il peigne son homme originel dans la forêt primitive, soit qu'il rêve l'amour au bord du Léman, la nature est un observatoire d'où il pense à l'humanité. Des deux artistes, ses disciples à bien des égards, qui le suivirent immédiatement, Gœthe et Bernardin de Saint-Pierre, ce dernier est celui qui a encore le sentiment le plus vif de l'humanité et de ses destinées générales. Gœthe, entravé, comme je l'ai indiqué, par l'esprit retardataire de son pays, est très-inférieur sur ce point. Il ne se sent, quant au reste des hommes, qu'affranchi et indépendant; il ne se sent pas relié à eux; il ne se sent pas citoyen du monde, acteur dans le développement nécessaire et légitime de l'humanité, enchaîné à ses destinées, et ayant h cet égard un droit et un devoir. La raison en est simple: la France seule s'était faite initiatrice; l'Allemagne, au contraire, prétendait à l'immobilité, à la conservation, à la durée; elle ne permettait à l'idéalisme naissant que d'agiter le cœur et la tête de ses enfants, sans leur laisser croire à l'effet des idées, à l'activité possible, à la réalisation de l'idéal. Gœthe a le défaut de son pays. Sa poésie donc, privée de l'espérance qui s'applique à l'humanité tout entière, tourne à l'individualité et à l'égoïsme. La nature n'est pas pour lui cette retraite où l'âme travaille pour l'humanité. C'est à contempler la nature pour elle-même que l'âme s'applique. Mais la nature, quoiqu'elle se communique à nous, ne peut jamais être en communication directe avec nous. Sa contemplation ainsi dirigée devient donc un tourment pour l'âme, qui cherche toujours son véritable objet, l'homme. Plus le sentiment de la nature est fort, plus ce tourment devient âpre et douloureux. Comment y échapper? par l'amour individuel ou par cette espèce d'égoïsme qu'on appelle l'art pour l'art. On seul déjà, dans Gœthe écrivant Werther, le Gœthe qui se montra plus tard.
Mais si une large sympathie pour les destinées générales de l'humanité ne se montre pas dans ce livre, ce n'est du moins qu'une lacune; rien d'hostile aux tendances les plus généreuses que l'esprit humain ait conçues n'y perce jamais. Seulement il faut avouer que le sentiment de l'humanité y est tort peu développé, et que le sentiment de l'égalité ne s'y montre que sous l'aspect révolutionnaire.
Quant à de la sensibilité pour les malheurs individuels des hommes et à ce qu'on nomme de la philanthropie, le cœur de Werther en est plein par moments. Mais ce n'est pas là le sentiment de l'humanité collective; ce n'est pas un attachement sérieux et raisonné aux destinées de l'humanité, une sollicitude inquiète et active en même temps pour tous les hommes en général: c'est de la sensibilité, ce n'est pas de la charité. Ce n'est pas un dogme conçu par la raison, ni rien qui ressemble à un pareil dogme; c'est une émotion, une passion plus ou moins fugitive. Un tel sentiment pour l'humanité, quoique louable en lui-même, n'est capable de donner à notre âme ni force, ni lumière, ni ton, ni harmonie.
Ainsi l'unité de ce qui compose l'état normal de l'homme manque dans ce caractère de Werther, et, par conséquent, la proportion de toutes les parties. Le sentiment de force et d'indépendance, n'étant contre-balancé par rien, devient un orgueil insensé; l'amour devient une fureur; le sentiment de la nature, une rêverie fatigante. Werther s'abîme ainsi au milieu des plus beaux dons qui puissent décorer l'âme humaine.
Mais, malgré cette ruine d'une âme dont les éléments sont sublimes, ces éléments n'en restent pas moins beaux en eux-mêmes. L'indépendance de Werther, et son besoin d'égalité, qui lui fait fouler aux pieds les vaines distinctions de rang et de naissance, n'en est pas moins un noble sentiment. L'ardeur de son amour n'en est pas moins une des plus admirables révélations de l'amour que jamais poète ait écrites.
Les trois grands milieux du cœur de l'homme, la nature, l'humanité, la famille, sont donc sentis dans ce livre, et sentis d'une ardeur pure et sincère, mais isolément sentis. Le lien manque: et comment, je le répète, ne manquerait-il pas? Ce lien, c'est une religion, c'est ce que l'humanité cherche. L'harmonie donc entre ces trois choses, la nature, l'humanité, la famille, n'existe pas pour Werther; et la plus grande de ces trois révélations divines, l'humanité, est aussi celle qui brille le plus faiblement et le plus rarement à ses yeux. Qu'arrive-t-il donc, encore une fois? Werther sent la nature, et par là il se sent artiste, il se sent puissant: mais où tourner cette puissance, que faire de son art, que créer? Créer, c'est aimer; l'amour universel est le grand artiste et le créateur du monde. Werther sent l'amour; mais en même temps qu'il sent l'amour, il n'en sent que plus faiblement encore l'humanité. Où donc trouverait-il une ancre forte et solide contre les orages de son amour individuel? L'amour de l'humanité à un haut degré et dans un large sens lui faisant défaut, et l'amour individuel se trouvant lui manquer aussi, en apparence par le simple effet d'un hasard, mais en réalité par l'imperfection des choses d'ici-bas, il tombe sous l'empire exclusif de ce sentiment d'artiste qu'il a pour la nature. Il devient, faut-il le dire? la proie du monde extérieur. Enlevé de terre et sans racines, il est livré aux vents comme les nuages. Le soleil, dans son cours, le gouverne; sa vie dépend de ses rayons; suivant le mois de l'année et le temps qu'il fait, il erre en furieux dans le ciel ou dans l'enfer.
On n'a pas assez remarqué l'admirable symbolisme dont Gœthe a usé dans ce livre. Les dates de ces lettres peuvent leur servir de clef. Chaque lettre répond à la saison où elle est écrite, tant Werther est abandonné à cette force cachée au sein des éléments. D'abord on le voit, au printemps, dans de délicieuses campagnes, tout entier au sentiment de la nature. L'amour le prend alors. Le roman dure deux ans, suivant toujours les vicissitudes des saisons; et Werther, après avoir passé par l'extrême délire en été, s'affaisse avec l'automne, et se tue en hiver. De là toutes ces images du monde extérieur introduites si naturellement dans la peinture des sentiments, qu'on dirait qu'elles ne font avec elle qu'un seul tissu.
Telle est donc, à notre avis, la borne de ce livre, telle est sa grandeur et sa limite. Voilà comment il est immoral et impie aux yeux de beaucoup, moral et à un certain degré religieux aux nôtres. À ceux qui le déclarent impie, nous demanderons: En quoi Gœthe, dans Werther, a-t-il réellement outragé la foi, l'espérance, la charité? De quelle confiance sublime déshérite-t-il l'homme dans ce livre? Tout au plus pourrait-on dire qu'un tel caractère, peint dans toute sa vérité, est immoral à cause de ce qui lui manque, c'est-à-dire parce que Werther ne sait pas transformer en amour plus grand et plus divin cet amour qui le fait mourir. Mais cette exaltation qu'il porte dans le sentiment de la nature et de l'amour, de même que son dégoût pour la société présente, n'ont rien en soi que de louable et de bon.
Madame de Staël se trompe donc lorsqu'elle reproche à Gœthe de s'être passionné et d'avoir passionné ses lecteurs pour le suicide. Le suicide était la conséquence nécessaire de l'élévation relative que Gœthe a donnée à son héros, et de l'impossibilité où il était de lui donner une élévation plus grande. Qui ne voit, en effet, qu'il faudrait à Werther une religion pour remplacer dans son cœur et dans son intelligence la vieille religion dont il est à jamais sorti, et pour le retenir ainsi sur le bord de l'abîme, au nom du devoir? Celui qui ne sent pas cela ne comprend pas ce livre. Gœthe concevait bien son œuvre de cette façon. Un critique, Nicolaï, ayant essayé de tourner en ridicule ce dénouement nécessaire, imagina de refaire l'ouvrage en conservant le commencement et en changeant la fin: Werther, dans ce nouveau plan, ne se tuait pas. «Le pauvre homme, dit Gœthe, ne se doute pas que le mal est sans remède, et qu'un insecte mortel a piqué dans sa fleur la jeunesse de Werther.»
Oui, sans doute, nous pressentons aujourd'hui une autre poésie, une poésie qui n'aboutira pas au suicide. Mais ceux qui la feront, cette poésie, ne reculeront pas sur leurs devanciers; je veux dire qu'ils n'abandonneront pas cette élévation du sentiment et de l'idée, que l'on voudrait vainement flétrir du nom de folle exaltation. Ce n'est pas avec des débris de vieilles idoles, ce n'est pas non plus en aplatissant nos âmes et en vulgarisant nos intelligences, qu'ils résoudront ce problème d'une poésie qui, au lieu de nous porter au suicide, nous soutienne dans nos douleurs. Je sais que l'art a tourné aujourd'hui vers un plat servilisme, vers un plat matérialisme; mais j'aime encore mieux l'art douloureux de Gœthe dans Werther et dans Faust, que cet art qui, pour les jouissances du présent, trahit toutes les espérances de l'humanité, et abandonne honteusement l'idéal. Montrez-nous, poètes, montrez-nous des cœurs aussi fiers, aussi indépendants que celui que Gœthe a voulu peindre! Seulement donnez un but à cette indépendance, et qu'elle devienne ainsi de l'héroïsme. Montrez-nous l'amour aussi ardent, aussi pur que Gœthe l'a peint dans Werther; mais que cet amour sache qu'il y a un amour plus grand, dont il n'est qu'un reflet. Montrez-nous, en un mot, dans toutes vos peintures, le salut de la destinée individuelle lié à celui de la destinée universelle. Mais ne tentez pas de rabattre sur cette ardeur de sentiment et sur cette élévation d'intelligence dont vos devanciers vous ont légué des modèles. Avec les Titans de Gœthe ou de Byron faites des hommes, mais ne leur enlevez pas pour cela leur noble caractère!
L'Allemagne regarde Gœthe comme le plus grand artiste de forme des temps modernes; son style, particulièrement dans Werther, est considéré comme le type de la perfection classique; et pourtant il a passé longtemps pour certain en France que le style de Werther était aussi bizarre, aussi alambiqué, que les sentiments en étaient étranges. C'était apparemment la faute des traducteurs. À cette époque, la poésie de style, la poésie qui vit de figures et de symboles, était fort peu connue chez nous: la manière dont furent reçus les premiers ouvrages de M. de Chateaubriand le prouve assez. Apprenant l'allemand, il y a quelques années, je fus frappé de la clarté de style de ce Werther qui m'avait si fort touché dans ma jeunesse. Je traduisis littéralement chaque phrase, et je trouvai qu'il en résultait un français fort correct. La phrase de Gœthe, même lorsqu'elle est très-poétique, est aussi claire que celle de Voltaire. C'est ainsi que cette traduction fut écrite. Elle parut en 1829. En la réimprimant aujourd'hui, j'ai dû me demander si ce livre méritait les anathèmes dont on l'a si souvent chargé. Quelque peu de responsabilité qu'on ait à traduire maintenant un ouvrage aussi connu, on doit y songer pourtant. Werther est, sous bien des rapports, comme dit madame de Staël, «un roman sans égal et sans pareil;» c'est une des plus émouvantes compositions de l'art moderne; son effet sur les imaginations jeunes sera donc toujours redoutable; mais, pour les raisons que je viens de donner, je crois cette lecture plus salutaire à notre époque que dangereuse.
[1]Les Mémoires de Gœthe ont prouvé combien madame de Staël se trompai! sur ce point.
[2]De l'Allemagne, part II, ch. XXVIII.
[3]Revue encyclopédique, 1831, articles De la Poésie de notre époque.
[4]There is a very life in our despair, Vitality of poison; a quick root Which feeds these deadly branches.
Childe-Harold.
[5]Faust ne parut pas précisément cette année; mais Gœthe le composait presque en même temps que Werther. Il avait publié, l'année précédente, Gœtz de Berlichinyen. Ces trois ouvrages, qui se pressent dans l'esprit de Gœthe, âgé de vingt-cinq ans à peine, montrent bien le puissant démon qui l'obsédait alors, et ont entre eux une étroite liaison. Mécontent du présent, et ne pouvant se reposer dans aucune croyance, Gœthe se retourne d'abord vers le passé, et il ébauche un modèle de ses créations gothiques que Walter-Scott et son école reprendront longtemps après et traiteront avec tant de calme et de froide patience. Mais ce n'est pas la exprimer sa vie; ce n'est là qu'une œuvre de mémoire, pour ainsi dire, et d'érudition. Il tente donc l'art actuel: il se peint lui-même avec toute sa fougue dans Werther, et ouvre ainsi à distance la carrière où Byron et tant d'autres doivent le suivre. Cependant, pour ne pas mourir avec son héros, Gœthe se fait une résolution: il sera artiste avant tout. Décomposant alors son âme en deux, c'est-à-dire idéalisant en deux personnages l'esprit du bien et l'esprit du mal, l'esprit qui en lui cherche l'avenir, et l'esprit qui lui dit que ses espérances sont des rêves, l'esprit qui souffre et qui aime, et l'esprit qui n'aime pas, il place Méphistophélès à côté de Faust, et son œuvre principale fut terminée[6].
[6]Voyez la traduction des Deux Faust de M. Henri Blaze, qui fait partie de cette collection.
[7]Ce Mahomet n'eût pas été celui de Voltaire: il eût été croyant, il eût ressemblé, en cela, au vrai Mahomet. Mais pourquoi Gœthe n'acheva-t-il pas cette œuvre? N'est-ce pas parce que l'incrédulité qui inspira le Mahomet de Voltaire était presque aussi profonde chez Gœthe que chez Voltaire? Or, comment combiner ces deux tendances de la religion et de l'irréligion dans un pareil sujet? Ou Mahomet est vraiment inspiré, et alors il faudrait à Gœthe une religion assez vaste pour comprendre Mahomet comme tel; ou Mahomet est un visionnaire qui mérite plutôt la pitié que l'admiration. Gœthe finit par sentir que ce sujet, comme il l'avait conçu, était au-dessus de ses forces, et il l'abandonna.
Ce projet, que Lavater et Basedow inspirèrent sans le savoir, peint au surplus admirablement l'état où était Gœthe. Il a devant lui des chrétiens pleins d'enthousiasme, qui veulent faire revivre le christianisme, et il songe à revêtir Mahomet de leurs couleurs. Il soupçonne donc qu'il y a dans Mahomet un côté de vraie religion. Qu'est-ce donc alors que la religion? Elle est donc plus vaste que le christianisme! Pour combiner celle conception de Mahomet avec le christianisme, il eût fallu à Gœthe une croyance; il eût fallu qu'il fût plus qu'artiste, il eût fallu qu'il fût philosophe et religieux comme l'avenir le sera.
Au surplus, Gœthe s'est peint lui-même, sous le rapport de ses croyances, dans un passage de ses Mémoires: «Lavater, dit-il, m'ayant à la fin pressé par ce rude dilemme: Il faut être chrétien ou athée, je lui déclarai que s'il ne voulait pas me laisser en paix dans ma croyance chrétienne telle que je me l'étais formée, je ne verrais pas beaucoup de difficulté à me décider pour ce qu'il appelait l'athéisme, convaincu d'ailleurs, comme je l'étais, que personne ne savait précisément quelle croyance méritait l'une ou l'autre qualification.» Malheureusement on ne sait trop non plus ce que c'est que la croyance chrétienne que Gœthe s'était formée: c'était une espèce d'oreiller comme celui de Montaigne.
WERTHER
AU LECTEUR
J'ai rassemblé avec soin tout ce que j'ai pu recueillir de l'histoire du malheureux Werther, et je vous l'offre ici. Je sais que vous m'en remercierez. Vous ne pouvez refuser votre admiration à son esprit, votre amour à son caractère, ni vos larmes à son sort.
Et toi, homme bon, qui souffres du même mal que lui, puise de la consolation dans ses douleurs, et permets que ce petit livre devienne pour toi un ami, si le destin ou ta propre faute ne t'en ont pas laissé un qui soit plus près de ton cœur.
WERTHER
4 mai 1771.
Que je suis aise d'être parti! Ah! mon ami, qu'est-ce que le cœur de l'homme? Te quitter, toi que j'aime, toi dont j'étais inséparable; te quitter et être content! Mais je sais que tu me le pardonnes. Mes autres liaisons ne semblaient-elles pas tout exprès choisies du sort pour tourmenter un cœur comme le mien? La pauvre Léonore! Et pourtant j'étais innocent. Était-ce ma faute à moi si, pendant que je ne songeais qu'à m'amuser des attraits piquants de sa sœur, une funeste passion s'allumait dans son sein? Et pourtant suis-je bien innocent? N'ai-je pas nourri moi-même ses sentiments? Ne me suis-je pas souvent plu à ses transports naïfs qui nous ont l'ait rire tant de fois, quoiqu'ils ne fussent rien moins que risibles? N'ai-je pas... Oh! qu'est-ce que c'est que l'homme, pour qu'il ose se plaindre de lui-même! Cher ami, je te le promets, je me corrigerai; je ne veux plus, comme je l'ai toujours fait, savourer jusqu'à la moindre goutte d'amertume que nous envoie le sort. Je jouirai du présent, et le passé sera le passé pour moi. Oui, sans doute, mon ami, tu as raison; les hommes auraient des peines bien moins vives si... (Dieu sait pourquoi ils sont ainsi faits...), s'ils n'appliquaient pas toutes les forces de leur imagination à renouveler sans cesse le souvenir de leurs maux, au lieu de se rendre le présent supportable.
Dis à ma mère que je m'occupe de ses affaires, et que je lui en donnerai sous peu des nouvelles. J'ai parlé à ma tante, cette femme que l'on fait si méchante; il s'en faut bien que je l'aie trouvée telle: elle est vive, irascible même, mais son cœur est excellent. Je lui ai exposé les plaintes de ma mère sur cette retenue d'une part d'héritage; de son côté, elle m'a fait connaître ses droits, ses motifs, et les conditions auxquelles elle est prête à nous rendre ce que nous demandons et même plus que nous ne demandons. Je ne puis aujourd'hui l'en écrire davantage sur ce point: dis à ma mère que tout ira bien. J'ai vu encore une fois, mon ami, dans cette chétive affaire, que les malentendus et l'indolence causent peut-être plus de désordres dans le monde que la ruse et la méchanceté. Ces deux dernières au moins sont assurément plus rares.
Je me trouve très-bien ici. La solitude de ces célestes campagnes est un baume pour mon cœur, dont les frissons s'apaisent à la douce chaleur de cette saison où tout renaît. Chaque arbre, chaque haie est un bouquet de fleurs; on voudrait se voir changé en papillon pour nager dans cette mer de parfums et y puiser sa nourriture.
La ville elle-même est désagréable; mais les environs sont d'une beauté ravissante. C'est ce qui engagea le feu comte de M... à planter un jardin sur une de ces collines qui se succèdent avec tant de variété et forment des vallons délicieux. Ce jardin est fort simple; on sent dès l'entrée que ce n'est pas l'ouvrage d'un dessinateur savant, mais que le plan en a été tracé par un homme sensible, qui voulait y jouir de lui-même. J'ai déjà donné plus d'une fois des larmes à sa mémoire, dans un pavillon en ruines, jadis sa retraite favorite, et maintenant la mienne. Bientôt je serai maître du jardin. Depuis deux jours que je suis ici, le jardinier m'est déjà dévoué, et il ne s'en trouvera pas mal.
10 mai.
Il règne dans mon âme une étonnante sérénité, semblable à la douce matinée de printemps dont je jouis avec délices. Je suis seul et je goûte le charme de vivre dans une contrée qui fut créée pour des âmes comme la mienne. Je suis si heureux, mon ami, si abîmé dans le sentiment de ma tranquille existence, que mon talent en souffre. Je ne pourrais pas dessiner un trait, et cependant je ne fus jamais plus grand peintre. Quand les vapeurs de la vallée s'élèvent devant moi, qu'au-dessus de ma tête le soleil lance d'aplomb ses feux sur l'impénétrable voûte de l'obscure forêt, et que seulement quelques rayons épars se glissent au fond du sanctuaire; que couché sur la terre dans les hautes herbes, près d'un ruisseau, je découvre, dans l'épaisseur du gazon mille petites plantes inconnues; que mon cœur sent de plus près l'existence de ce petit monde qui fourmille parmi les herbes, de cette multitude innombrable de vermisseaux et d'insectes de toutes les formes; que je sens la présence du Tout-Puissant qui nous a créés à son image, et le souffle du Tout-Aimant qui nous porte et nous soutient flottants sur une mer d'éternelles délices; mon ami, quand le monde infini commence ainsi à poindre devant mes yeux, et que je réfléchis le ciel dans mon cœur comme l'image d'une bien-aimée, alors je soupire et m'écrie en moi-même: «AH! si tu pouvais exprimer ce que tu éprouves! si tu pouvais exhaler et fixer sur le papier cette vie qui coule en toi avec tant d'abondance et de chaleur, en sorte que le papier devienne le miroir de ton âme, comme ton âme est le miroir d'un Dieu infini!...» Mon ami... Mais je sens que je succombe sous la puissance et la majesté de ces apparitions.
12 mai.
Je ne sais si des génies trompeurs errent dans cette contrée, ou si le prestige vient d'un délire céleste qui s'est emparé de mon cœur; mais tout ce qui m'environne a un air de paradis. À l'entrée du bourg est une fontaine, une fontaine où je suis enchaîné par un charme, comme Mélusine et ses sœurs. Au bas d'une petite colline se présente une grotte; on descend vingt marches, et l'on voit l'eau la plus pure filtrer à travers le marbre. Le petit mur qui forme l'enceinte, les grands arbres qui la couvrent de leur ombre, la fraîcheur du lieu, tout cela vous captive, et en même temps vous cause un certain frémissement. Il ne se passe point de jour que je ne me repose là pendant une heure. Les jeunes filles de la ville viennent y puiser de l'eau, occupation paisible et utile, que ne dédaignaient pas jadis les filles mêmes des rois. Quand je suis assis là, la vie patriarcale se retrace vivement à ma mémoire. Je pense comment c'était au bord des fontaines que les jeunes gens faisaient connaissance et qu'on arrangeait les mariages, et que toujours autour des puits et des sources erraient des génies bienfaisants. Oh! jamais il ne s'est rafraîchi au bord d'une fontaine, après une route pénible, sous un soleil ardent, celui qui ne sent pas cela comme je le sens!
13 mai.
Tu me demandes si tu dois m'envoyer mes livres?... Au nom du ciel! mon ami, ne les laisse pas approcher de moi! Je ne veux plus être guidé, excité, enflammé; ce cœur fermente assez de lui-même: j'ai bien plutôt besoin d'un chant qui me berce, et de ceux-là, j'eu ai trouvé en abondance dans mon Homère. Combien de fois n'ai-je pas à endormir mon sang qui bouillonne! car tu n'as rien vu de si inégal, de si inquiet que mon cœur. Ai-je besoin de te le dire, à toi qui as souffert si souvent de me voir passer de la tristesse à une joie extravagante, de la douce mélancolie à une passion furieuse? Aussi je traite mon cœur comme un petit enfant malade. Ne le dis à personne; il y a des gens qui m'en feraient un crime.
15 mai.
Les bonnes gens du hameau me connaissent déjà; ils m'aiment beaucoup, surtout les enfants. Il y a peu de jours encore, quand je m'approchais d'eux, et que d'un ton amical je leur adressais quelque question, ils s'imaginaient que je voulais me moquer d'eux, et me quittaient brusquement. Je ne m'en offensai point; mais je sentis plus vivement la vérité d'une observation que j'avais déjà faite. Les hommes d'un certain rang se tiennent toujours à une froide distance de leurs inférieurs, comme s'ils craignaient de perdre beaucoup en se laissant approcher, et il se trouve des étourdis et de mauvais plaisants qui n'ont l'air de descendre jusqu'au pauvre peuple qu'afin de le blesser encore davantage.
Je sais bien que nous ne sommes pas tous égaux, que nous ne pouvons l'être; mais je soutiens que celui qui se croit obligé de se tenir éloigné de ce qu'on nomme le peuple, pour s'en faire respecter, ne vaut pas mieux que le poltron qui, de peur de succomber, se cache devant son ennemi.
Dernièrement je me rendis à la fontaine, j'y trouvai une jeune servante qui avait posé sa cruche sur la dernière marche de l'escalier: elle cherchait des yeux une compagne qui l'aidât à mettre le vase sur sa tête. Je descendis, et la regardai. «Voulez-vous que je vous aide, mademoiselle?» lui dis-je. Elle devint rouge comme le feu. «Oh! monsieur, répondit-elle...—Allons, sans façons...» Elle arrangea son coussinet, et j'y posai la cruche. Elle me remercia, et partit aussitôt.
17 mai.
J'ai fait des connaissances de tout genre, mais je n'ai pas encore trouvé do société. Je ne sais ce que je puis avoir d'attrayant aux yeux des hommes: ils me recherchent, ils s'attachent à moi, et j'éprouve toujours de la peine quand notre chemin nous fait aller ensemble, ne fût-ce que pour quelques instants. Si tu me demandes comment sont les gens de ce pays-ci, je te répondrai: Comme partout. L'espèce humaine est singulièrement uniforme. La plupart travaillent une grande partie du temps pour vivre, et le peu qui leur en reste de libre leur est tellement à charge, qu'ils cherchent tous les moyens possibles de s'en débarrasser. Ô destinée de l'homme!
Après tout, ce sont de bonnes gens. Quand je m'oublie quelquefois à jouir avec eux des plaisirs qui restent encore aux hommes, comme de s'amuser à causer avec cordialité autour d'une table bien servie, d'arranger une partie de promenade en voiture, ou un petit bal sans apprêts, tout cela produit sur moi le meilleur effet. Mais il ne faut pas qu'il me souvienne alors qu'il y a en moi d'autres facultés qui se rouillent faute d'être employées, et que je dois cacher avec soin. Cette idée serre le cœur.—Et cependant n'être pas compris, c'est le sort de certains hommes.
Ah! pourquoi l'amie de ma jeunesse n'est-elle plus, et pourquoi l'ai-je connue! Je me dirais: Tu es un fou; tu cherches ce qui ne se trouve point ici-bas... Mais je l'ai possédée, cette amie; j'ai senti ce cœur, cette grande âme, en présence de laquelle je croyais être plus que je n'étais, parce que j'étais tout ce que je pouvais être. Grand Dieu! une seule faculté de mon âme restait-elle alors inactive? No pouvais-je pas devant elle développer en entier celle puissance admirable avec laquelle mon cœur embrasse la nature? Notre commerce était un échange continuel des mouvements les plus profonds du cœur, des traits les plus vifs de l'esprit. Avec elle, tout, jusqu'à la plaisanterie mordante, était empreint de génie. Et maintenant... Hélas! les années qu'elle avait de plus que moi l'ont précipitée avant moi dans la tombe. Jamais je ne l'oublierai; jamais je n'oublierai sa fermeté d'âme et sa divine indulgence.
Je rencontrai, il y a quelques jours, le jeune V... Il a l'air franc et ouvert; sa physionomie est fort heureuse; il sort de l'université; il ne se croit pas précisément un génie, mais il est au moins bien persuadé qu'il en sait plus qu'un autre. On voit en effet qu'il a travaillé; en un mot, il possède un certain fonds de connaissances. Comme il avait appris que je dessine et que je sais le grec (deux phénomènes dans ce pays), il s'est attaché à mes pas. Il m'étala tout son savoir depuis Batteux jusqu'à Wood, depuis de Piles jusqu'à Winckelmann; il m'assura qu'il avait lu en entier le premier volume de la théorie de Sulzer, et qu'il possédait un manuscrit de Heyne sur l'étude de l'antique. Je l'ai laissé dire.
Encore un bien brave homme dont j'ai fait la connaissance, c'est le bailli du prince, personnage franc et loyal On dit que c'est un plaisir de le voir au milieu de ses enfants: il en a neuf; on fait grand bruit de sa fille aînée. Il m'a invité à l'aller voir; j'irai au premier jour. Il habite à une lieue et demie d'ici, dans un pavillon de chasse du prince; il obtint la permission de s'y retirer après la mort de sa femme, le séjour de la ville et de sa maison lui étant devenu trop pénible.
Du reste, j'ai trouvé sur mon chemin plusieurs caricatures originales. Tout en elles est insupportable, surtout leurs marques d'amitié.
Adieu. Cette lettre te plaira; elle est toute historique.
22 mai.
La vie humaine est un songe; d'autres l'ont dit avant moi, mais cette idée me suit partout, quand je considère les bornes étroites dans lesquelles sont circonscrites les facultés de l'homme, son activité et son intelligence; quand je vois que nous épuisons toutes nos forces à satisfaire des besoins, et que ces besoins ne tendent qu'à prolonger notre misérable existence; que notre tranquillité sur bien des questions n'est qu'une résignation fondée sur des revers, semblable à celle de prisonniers qui auraient couvert de peintures variées et de riantes perspectives les murs de leur cachot; tout cela, mon ami, me rend muet. Je rentre en moi-même, et j'y trouve un monde, mais plutôt en pressentiments et en sombres désirs qu'en réalité et en action; et alors tout vacille devant moi, et je souris, et je m'enfonce plus avant dans l'univers, en rêvant toujours. Que chez les enfants tout soit irréflexion, c'est ce que tous les pédagogues ne cessent de répéter; mais que les hommes faits soient de grands enfants qui se traînent en chancelant sur ce globe, sans savoir non plus d'où ils viennent et où ils vont; qu'ils n'aient point de but plus certain dans leurs actions, et qu'on les gouverne de même avec du biscuit, des gâteaux et des verges, c'est ce que personne ne voudra croire; et, à mon avis, il n'est point de vérité plus palpable.
Je t'accorde bien volontiers (car je sais ce que tu vas me dire) que ceux-là sont les plus heureux qui, comme les enfants, vivent au jour la journée, promènent leur poupée, l'habillent, la déshabillent, tournent avec respect devant le tiroir où la maman renferme ses dragées, et, quand elle leur en donne, les dévorent avec avidité, et se mettent à crier: Encore!... Oui, voilà de fortunées créatures! Heureux aussi ceux qui donnent un titre imposant à leurs futiles travaux, ou même à leurs extravagances, et les passent en compte au genre humain, comme des œuvres gigantesques entreprises pour son salut et sa prospérité! Grand bien leur fasse à ceux qui peuvent penser et agir ainsi! Mais celui qui reconnaît avec humilité où tout cela vient aboutir; qui voit connue ce petit bourgeois décore son petit jardin et en fait un paradis, et comme ce malheureux, sous le fardeau qui l'accable, se traîne sur le chemin sans se rebuter, tous deux également intéressés à contempler une minute de plus la lumière du ciel; celui-là, dis-je, est tranquille: il bâtit aussi un monde en lui-même; il est heureux aussi d'être homme; quelque bornée que soit sa puissance, il entretient dans son cœur le doux sentiment de la liberté; il sait qu'il peut quitter sa prison quand il lui plaira.
26 mai.
Tu connais, d'ancienne date, ma manière de m'arranger; tu sais comment, quand je rencontre un lieu qui me convient, je me fais aisément un petit réduit où je vis à peu de frais. Eh bien! j'ai encore trouvé ici un coin qui m'a séduit et fixé.
À une lieue de la ville est un village nommé Wahlheim[8]. Sa situation sur une colline est très-belle; en montant le sentier qui y conduit, on embrasse toute la vallée d'un coup d'œil. Une bonne femme, serviable, et vive encore pour son âge, y tient un petit cabaret où elle vend du vin, de la bière et du café. Mais, ce qui vaut mieux, il y a deux tilleuls dont les branches touffues couvrent la petite place devant l'église; des fermes, des granges, des chaumières forment l'enceinte de celle place. Il est impossible de découvrir un coin plus paisible, plus intime, et qui me convienne autant. J'y fais porter de l'auberge une petite table, une chaise; et là je prends mon café, je lis mon Homère. La première fois que le hasard me conduisit sous ces tilleuls, l'après-midi d'une belle journée, je trouvai la place entièrement solitaire; tout le monde était aux champs; il n'y avait qu'un petit garçon de quatre ans assis à terre, ayant entre ses jambes un enfant de six mois, assis de même, qu'il soutenait de ses petits bras contre sa poitrine, de manière à lui servir de siège. Malgré la vivacité de ses yeux noirs, qui jetaient partout de rapides regards, il se tenait fort tranquille. Ce spectacle me fit plaisir; je m'assis sur une charrue placée vis-à-vis, et me mis avec délices à dessiner cette attitude fraternelle. J'y ajoutai un bout de haie, une porte de grange, quelques roues brisées, pêle-mêle, comme tout cela se rencontrait; et, au bout d'une heure, je me trouvai avoir fait un dessin bien composé, vraiment intéressant, sans y avoir rien mis du mien. Cela me confirme dans ma résolution de m'en tenir désormais uniquement à la nature: elle seule est d'une richesse inépuisable; elle seule fait les grands artistes. Il y a beaucoup à dire en faveur des règles, comme à la louange des lois de la société. Un homme qui observe les règles ne produira jamais rien d'absurde ou d'absolument mauvais; de même que celui qui se laissera guider par les lois et les bienséances ne deviendra jamais un voisin insupportable ni un insigne malfaiteur. Mais, en revanche, toute règle, quoi qu'on en dise, étouffera le vrai sentiment de la nature et sa véritable expression. «Cela est trop fort, t'écries-tu; la règle ne fait que limiter, qu'élaguer les branches gourmandes.» Mon ami, veux-tu que je le fasse une comparaison? Il en est de ceci comme de l'amour. Un jeune homme se passionne pour une belle; il coule près d'elle toutes les heures de la journée, et prodigue toutes ses facultés, tout ce qu'il possède, pour lui prouver sans cesse qu'il s'est donné entièrement à elle. Survient quelque bon bourgeois, quelque homme en place qui lui dit: «Mon jeune monsieur, aimer est de l'homme, seulement vous devez aimer comme il sied à un homme. Réglez bien l'emploi de vos instants; consacrez-en une partie à votre travail et les heures de loisir à votre maîtresse. Consultez l'état de votre fortune: sur votre superflu, je ne vous défends pas de faire à votre amie quelques petits présents; mais pas trop souvent; tout au plus le jour de sa fête, l'anniversaire de sa naissance, etc.» Notre jeune homme, s'il suit ces conseils, deviendra fort utilisable, et tout prince fera bien de l'employer dans sa chancellerie; mais c'en est fait alors de son amour, et, s'il est artiste, adieu son talent. Ô mes amis! pourquoi le torrent du génie déborde-t-il si rarement? pourquoi si rarement soulève-t-il ses flots et vient-il secouer vos âmes léthargiques? Mes chers amis, c'est que là-bas, sur les deux rives, habitent des hommes graves et réfléchis, dont les maisonnettes, les petits bosquets, les planches de tulipes et les potagers seraient inondés; et, à force d'opposer des digues au torrent et de lui faire des saignées, ils savent prévenir le danger qui les menace.
[8]Nous prions le lecteur de ne point se donner de peine pour chercher les lieux ici nommés. On s'est vu obligé de changer les véritables noms qui se trouvaient dans l'original.
27 mai.
Je me suis perdu, à ce que je vois, dans l'enthousiasme, les comparaisons, la déclamation, et, au milieu de tout cela, je n'ai pas achevé de te raconter ce que devinrent les deux enfants. Absorbé dans le sentiment d'artiste qui t'a valu hier une lettre assez décousue, je restai bien deux heures assis sur ma charrue. Vers le soir, une jeune femme, tenant un panier à son bras, vient droit aux enfants, qui n'avaient pas bougé, et crie de loin: «Philippe, tu es un bon garçon!» Elle me fait un salut, que je lui rends. Je me lève, m'approche, et lui demande si elle est la mère de ces enfants. Elle me répond que oui, donne un petit pain blanc à l'aîné, prend le plus jeune, et l'embrasse avec toute la tendresse d'une mère. «J'ai donné, me dit-elle, cet enfant à tenir à Philippe, et j'ai été à la ville, avec mon aîné, chercher du pain blanc, du sucre et un poêlon de terre.» Je vis tout cela dans son panier, dont le couvercle était tombé. «Je ferai ce soir une panade à mon petit Jean (c'était le nom du plus jeune). Hier, mon espiègle d'aîné a cassé le poêlon en se battant avec Philippe, pour le gratin de la bouillie.» Je demandai où était l'aîné; à peine m'avait-elle répondu, qu'il courait après les oies dans le pré, qu'il revint en sautant, et apportant une baguette de noisetier à son frère cadet. Je continuai à m'entretenir avec cette femme; j'appris qu'elle était fille du maître d'école, et que son mari était allé en Suisse pour recueillir la succession d'un cousin. «Ils ont voulu le tromper, me dit-elle; ils ne répondaient pas à ses lettres. Eh bien! il y est allé lui-même. Pourvu qu'il ne lui soit point arrivé d'accident! Je n'en reçois point de nouvelles.» J'eus de la peine à me séparer de cette femme: je donnai un kreutzer à chacun des deux enfants, et un autre à la mère, pour acheter un pain blanc au petit quand elle irait à la ville; et nous nous quittâmes ainsi.
Mon ami, quand mon sang s'agite et bouillonne, il n'y a rien qui fasse mieux taire tout ce tapage que la vue d'une créature comme celle-ci, qui, dans une heureuse paix, parcourt le cercle étroit de son existence, trouve chaque jour le nécessaire, et voit tomber les feuilles sans penser à autre chose, sinon que l'hiver approche.
Depuis ce temps, je vais là très-souvent. Les enfants se sont tout à fait familiarisés avec moi. Je leur donne du sucre en prenant mon café; le soir, nous partageons les tartines et le lait caillé. Tous les dimanches ils ont leur kreutzer; et si je n'y suis pas à l'heure de l'église, la cabaretière a ordre de faire la distribution.
Ils ne sont pas farouches, et ils me racontent toutes sortes d'histoires: je m'amuse surtout de leurs petites passions, et de la naïveté de leur jalousie quand d'autres enfants du village se rassemblent autour de moi.
J'ai eu beaucoup de peine à rassurer la mère, toujours inquiète de l'idée «qu'ils incommoderaient monsieur.»
30 mai.
Ce que je te disais dernièrement de la peinture peut certainement s'appliquer aussi à la poésie. Il ne s'agit que de reconnaître le beau et d'oser l'exprimer: c'est, à la vérité, demander beaucoup en peu de mots. J'ai été aujourd'hui témoin d'une scène qui, bien rendue, ferait la plus belle idylle du monde. Mais pourquoi ces mots de poésie, de scène et d'idylle? Pourquoi toujours se travailler et se modeler sur des types, quand il ne s'agit que de se laisser aller, et de prendre intérêt à un accident de la nature?
Si, après ce début, tu espères du grand et du magnifique, ton attente sera trompée. Ce n'est qu'un simple paysan qui a produit toute mon émotion. Selon ma coutume, je raconterai mal; et je pense que, selon la tienne, tu me trouveras outré. C'est encore Wahlheim, et toujours Wahlheim, qui enfante ces merveilles.
Une société s'était réunie sous les tilleuls pour prendre le café; comme elle ne me plaisait pas, je trouvai un prétexte pour ne point lier conversation.
Un jeune paysan sortit d'une maison voisine, et vint raccommoder quelque chose à la charrue que j'ai dernièrement dessinée. Son air me plut; je l'accostai; je lui adressai quelques questions sur sa situation, et, en un moment, la connaissance fut faite d'une manière assez intime, comme il m'arrive ordinairement avec ces bonnes gens. Il me raconta qu'il était au service d'une veuve qui le traitait avec bonté. Il m'en parla tant, et en fit tellement l'éloge, que je découvris bientôt qu'il s'ôtait dévoué à elle de corps et d'âme. «Elle n'est plus jeune, me dit-il; elle a été malheureuse avec son premier mari, et ne veut point se remarier.» Tout son récit montrait si vivement combien à ses yeux elle était belle, ravissante, à quel point il souhaitait qu'elle voulût faire choix de lui pour effacer le souvenir des torts du défunt, qu'il faudrait te répéter ses paroles mot pour mot, si je voulais te peindre la pure inclination, l'amour et la fidélité de cet homme. Il faudrait posséder le talent du plus grand poète pour rendre l'expression de ses gestes, l'harmonie de sa voix et le feu de ses regards. Non, aucun langage ne représenterait la tendresse qui animait ses yeux et son maintien; je ne ferais rien que de gauche et de lourd. Je fus particulièrement touché des craintes qu'il avait que je ne vinsse à concevoir des idées injustes sur ses rapports avec elle, ou à la soupçonner d'une conduite qui ne fût pas irréprochable. Ce n'est que dans le plus profond de mon cœur que je goûte bien le plaisir que j'avais à l'entendre parler des attraits de cette femme qui, sans charmes de jeunesse, le séduisait et l'enchaînait irrésistiblement. De ma vie je n'ai vu désirs plus ardents, accompagnés de tant de pureté; je puis même le dire, je n'avais jamais imaginé, rêvé cette pureté. Ne me gronde pas si je t'avoue qu'au souvenir de tant d'innocence et d'amour vrai, je me sens consumer, que l'image de cette tendresse me poursuit partout, et que, comme embrasé des mêmes feux, je languis, je me meurs.
Je vais chercher a voir au plus tôt cette femme. Mais non, en y pensant bien, je ferai mieux de l'éviter. Il vaut mieux ne la voir que par les yeux de son amant: peut-être aux miens ne paraitrait-elle pas telle qu'elle est a présent devant moi: et pourquoi me gâter une si belle image?
16 juin.
Pourquoi je ne t'écris pas? tu peux me demander cela, toi qui es si savant! Tu devais deviner que je me trouve bien, et même... Bref, j'ai fait une connaissance qui touche de plus près à mon cœur. J'ai... je n'en sais rien.
Te raconter par ordre comment il s'est fait que je suis venu à connaître une des plus aimables créatures, cela serait difficile. Je suis content et heureux, par conséquent mauvais historien.
Un ange! Fi! chacun en dit autant de la sienne, n'est-ce pas? Et pourtant je ne suis pas en état de t'expliquer combien elle est parfaite, pourquoi elle est parfaite. Il suffit, elle asservit tout mon être.
Tant d'ingénuité avec tant d'esprit! tant de bonté avec tant de force de caractère! et le repos de l'âme au milieu de la vie la plus active!
Tout ce que je dis là d'elle n'est que du verbiage, de pitoyables abstractions qui ne rendent pas un seul de ses traits. Une autre fois... Non, pas une autre fois. Je vais te le raconter tout de suite. Si je ne le fais pas à l'instant, cela ne se fera jamais: car, entre nous, depuis que j'ai commencé ma lettre, j'ai déjà été tenté trois fois de jeter ma plume, et de faire seller mon cheval pour sortir. Cependant je m'étais promis ce matin que je ne sortirais point. À tout moment je vais voir à la fenêtre si le soleil est encore bien haut...
Je n'ai pu résister; il a fallu aller chez elle. Me voilà de retour. Mon ami, je ne me coucherai pas sans t'écrire. Je vais t'écrire tout en mangeant ma beurrée. Quelles délices pour mon âme que de la contempler au milieu du cercle de ses frères et sœurs, ces huit enfants si vifs, si aimables!
Si je continue sur ce ton, tu ne seras guère plus instruit à la fin qu'au commencement. Écoute donc; je vais essayer d'entrer dans les détails.
Je te mandai l'autre jour que j'avais fait la connaissance du bailli S..., et qu'il m'avait prié de l'aller voir bientôt dans son ermitage, ou plutôt dans son petit royaume. Je négligeai son invitation, et je n'aurais peut-être jamais été le visiter, si le hasard ne m'eut découvert le trésor enfoui dans cette tranquille retraite.
Nos jeunes gens avaient arrangé un bal à la campagne, je consentis à être de la partie. J'offris la main à une jeune personne de cette ville, douce, jolie, mais, du reste, assez insignifiante. Il fut réglé que je conduirais ma danseuse et sa cousine en voiture au lieu de la réunion, et que nous prendrions en chemin Charlotte S... «Vous allez voir une bien jolie personne,» me dit ma compagne quand nous traversions la longue forêt éclaircie qui conduit au pavillon de chasse. «Prenez garde de devenir amoureux! ajouta la cousine.—Pourquoi donc?—Elle est déjà promise à un galant homme que la mort de son père a obligé de s'absenter pour ses affaires, et qui est allé solliciter un emploi important.» J'appris ces détails avec assez d'indifférence.
Le soleil allait bientôt se cacher derrière les collines, quand notre voiture s'arrêta devant la porte de la cour. L'air était lourd; les dames témoignèrent leur crainte d'un orage que semblaient annoncer les nuages grisâtres et sombres amoncelés sur nos têtes. Je dissipai leur inquiétude en affectant une grande connaissance du temps, quoique je commençasse moi-même à me douter que la fête serait troublée.
J'avais mis pied à terre: une servante, qui parut à la porte, nous pria d'attendre un instant mademoiselle Charlotte, qui allait descendre. Je traversai la cour pour m'approcher de cette jolie maison; je montai l'escalier, et, en entrant dans la première chambre, j'eus le plus ravissant spectacle que j'aie vu de ma vie. Six enfants, de deux ans jusqu'à onze, se pressaient autour d'une jeune fille d'une taille moyenne, mais bien prise. Elle avait une simple robe blanche, avec des nœuds couleur de rose pâle aux bras et au sein. Elle tenait un pain bis, dont elle distribuait des morceaux à chacun, en proportion de son âge et de son appétit. Elle donnait avec tant de douceur, et chacun disait merci avec tant de naïveté! Toutes les petites mains étaient en l'air avant que le morceau fût coupé. À mesure qu'ils recevaient leur souper, les uns s'en allaient en sautant; les autres, plus posés, se rendaient à la porte de la cour pour voir les belles dames et la voiture qui devait emmener leur chère Lolotte. «Je vous demande pardon, me dit-elle, de vous avoir donné la peine de monter, et je suis fâchée de faire attendre ces dames. Ma toilette et les petits soins du ménage pour le temps de mon absence m'ont fait oublier de donner à goûter aux enfants, et ils ne veulent pas que d'autres que moi leur coupent du pain.» Je lui fis un compliment insignifiant, et mon âme tout entière s'attachait à sa figure, à sa voix, à son maintien. J'eus à peine le temps de me remettre de ma surprise pendant qu'elle courut dans une chambre voisine prendre ses gants et son éventail. Les enfants me regardaient à quelque distance et de côté. J'avançai vers le plus jeune, qui avait une physionomie très-heureuse: il reculait effarouché, quand Charlotte entra, et lui dit: «Louis, donne la main à ton cousin.» Il me la donna d'un air rassuré; et, malgré son petit nez morveux, je ne pus m'empêcher de l'embrasser de bien bon cœur. «Cousin! dis-je ensuite en présentant la main à Charlotte, croyez-vous que je sois digne du bonheur de vous être allié?—Oh! reprit-elle avec un sourire malin, notre parenté est si étendue, j'ai tant de cousins, et je serais bien fâchée que vous fussiez le moins bon de la famille!» En partant, elle chargea Sophie, l'ainée après elle et âgée de onze ans, d'avoir l'œil sur les enfants, et d'embrasser le papa quand il reviendrait de sa promenade. Elle dit aux petits: «Vous obéirez à votre sœur Sophie comme à moi-même.» Quelques-uns le promirent; mais une petite blondine de six ans dit d'un air capable: «Ce ne sera cependant pas toi, Lolotte! et nous aimons bien mieux que ce soit toi.» Les deux aînés des garçons étaient grimpés derrière la voiture: à ma prière, elle leur permit d'y rester jusqu'à l'entrée du bois, pourvu qu'ils promissent de ne pas se faire des niches et de se bien tenir.
On se place. Les dames avaient eu à peine le temps de se faire les compliments d'usage, de se communiquer leurs remarques sur leur toilette, particulièrement sur les chapeaux, et de passer en revue la société qu'on s'attendait à trouver, lorsque Charlotte ordonna au cocher d'arrêter, et fit descendre ses frères. Ils la prièrent de leur donner encore une fois sa main à baiser: l'ainé y mit toute la tendresse d'un jeune homme de quinze ans, le second, beaucoup d'étourderie el de vivacité. Elle les chargea de mille caresses pour les petits, et nous continuâmes notre route.
«Avez-vous achevé, dit la cousine, le livre que je vous ai envoyé?—Non, répondit Charlotte; il ne me plaît pas; vous pouvez le reprendre. Le précédent ne valait pas mieux.» Je fus curieux de savoir quels étaient ces livres. À ma grande surprise, j'appris que c'étaient les œuvres de ***[9]. Je trouvais un grand sens dans tout ce qu'elle disait; je découvrais, à chaque mot, de nouveaux charmes, de nouveaux rayons d'esprit, dans ses traits que semblait épanouir la joie de sentir que je la comprenais.
«Quand j'étais plus jeune, dit-elle, je n'aimais rien tant que les romans. Dieu sait quel plaisir c'était pour moi de me retirer le dimanche dans un coin solitaire pour partager de toute mon âme la félicité ou les infortunes d'une miss Jenny! Je ne nie même pas que ce genre n'ait encore pour moi quelque charme; mais, puisque j'ai si rarement aujourd'hui le temps de prendre un livre, il faut du moins que celui que je lis soit entièrement de mon goût. L'auteur que je préfère est celui qui me fait retrouver le monde où je vis, et qui peint ce qui m'entoure, celui dont les récits intéressent mon cœur et me charment autant que ma vie domestique, qui, sans être un paradis, est cependant pour moi la source d'un bonheur inexprimable.»
Je m'efforçai de cacher l'émotion que me donnaient ces paroles; je n'y réussis pas longtemps. Lorsque je l'entendis parler avec la plus touchante vérité du Vicaire de Wakefield et de quelques autres livres[10], je fus transporté hors de moi, et me mis à lui dire sur ce sujet tout ce que j'avais dans la tête. Ce fut seulement quand Charlotte adressa la parole à nos deux compagnes, que je m'aperçus qu'elles étaient là, les yeux ouverts, comme si elles n'y eussent pas été. La cousine me regarda plus d'une fois d'un air moqueur, dont je m'embarrassai fort peu.
La conversation tomba sur le plaisir de la danse. «Que cette passion soit un défaut ou non, dit Charlotte, je vous avouerai franchement que je ne connais rien au-dessus de la danse. Quand j'ai quelque chose qui me tourmente, je n'ai qu'à jouer une contredanse sur mon clavecin, d'accord ou non, et tout est dissipé.»
Comme je dévorais ses yeux noirs pendant cet entretien! comme mon âme était attirée sur ses lèvres si vermeilles, sur ses joues si fraîches! comme, perdu dans le sens de ses discours et dans l'émotion qu'ils me causaient, souvent je n'entendais pas les mots qu'elle employait! Tu auras une idée de tout cela, toi qui me connais. Bref, quand nous arrivâmes devant la maison du rendez-vous, quand je descendis de voiture, j'étais comme un homme qui rêve, et tellement enseveli dans le monde des rêveries, qu'à peine je remarquai la musique, dont l'harmonie venait au-devant de nous du fond de la salle illuminée.
M. Audran et un certain N... N... (comment retenir tous ces noms?), qui étaient les danseurs de la cousine et de Charlotte, nous reçurent à la portière, s'emparèrent de leurs dames, et je montai avec la mienne.
Nous dansâmes d'abord plusieurs menuets. Je priai toutes les femmes, l'une après l'autre, et les plus maussades étaient justement celles qui ne pouvaient se déterminer à donner la main pour en finir. Charlotte et son danseur commencèrent une anglaise, et tu sens combien je fus charmé quand elle vint à son tour figurer avec nous! Il faut la voir danser. Elle y est de tout son cœur, de toute son âme; tout en elle est harmonie; elle est si peu gênée, si libre, qu'elle semble ne sentir rien au monde, ne penser à rien qu'à la danse; et sans doute, en ce moment, rien autre chose n'existe plus pour elle.
Je la priai pour la seconde contredanse; elle accepta pour la troisième, et m'assura, avec la plus aimable franchise, qu'elle dansait très-volontiers les allemandes. «C'est ici la mode, continua-t-elle, que pour les allemandes chacun conserve la danseuse qu'il amène; mais mon cavalier valse mal, et il me saura gré de l'en dispenser. Votre dame n'y est pas exercée; elle ne s'en soucie pas non plus. J'ai remarqué, dans les anglaises, que vous valsiez bien: si donc vous désirez que nous valsions ensemble, allez me demander à mon cavalier, et je vais en parler, de mon côté, à votre dame.» J'acceptai la proposition, et il fut bientôt arrangé que pendant notre valse le cavalier de Charlotte causerait avec ma danseuse.
On commença l'allemande. Nous nous amusâmes d'abord à mille passes de bras. Quelle grâce, que de souplesse dans tous ses mouvements! Quand on en vint aux valses, et que nous roulâmes les uns autour des autres comme les sphères célestes, il y eut d'abord quelque confusion, peu de danseurs étant au fait. Nous fûmes assez prudents pour attendre qu'ils eussent jeté leur feu; et les plus gauches ayant renoncé à la partie, nous nous emparâmes du parquet, et reprîmes avec une nouvelle ardeur, accompagnés par Audran et sa danseuse. Jamais je ne me sentis si agile. Je n'étais plus un homme. Tenir dans ses bras la plus charmante des créatures! voler avec elle comme l'orage! voir tout passer, tout s'évanouir autour de soi! sentir!... Wilhelm, pour être sincère, je fis alors le serment qu'une femme que j'aimerais, sur laquelle j'aurais des prétentions, ne valserait jamais qu'avec moi, dussé-je périr! tu me comprends.
Nous fîmes quelques tours de salle en marchant pour reprendre haleine; après quoi elle s'assit. J'allai lui chercher des oranges que j'avais mises en réserve; c'étaient les seules qui fussent restées. Ce rafraîchissement lui fit grand plaisir; mais à chaque quartier qu'elle offrait, par procédé, à une indiscrète voisine, je me sentais percer d'un coup de stylet.
À la troisième contredanse anglaise, nous étions le second couple. Comme nous descendions la colonne, et que, ravi, je dansais avec elle, enchaîné à son bras et à ses yeux, où brillait le plaisir le plus pur et le plus innocent, nous vînmes figurer devant une femme qui n'était pas de la première jeunesse, mais qui m'avait frappé par son aimable physionomie. Elle regarda Charlotte en souriant, la menaça du doigt, et prononça deux fois en passant le nom d'Albert, d'un ton significatif.
«Quel est cet Albert, dis-je à Charlotte, s'il n'y a point d'indiscrétion à le demander?» Elle allait me répondre, quand il fallut nous séparer pour faire la grande chaîne. En repassant devant elle, je crus remarquer une expression pensive sur son front.
«Pourquoi vous le cacherais-je? me dit-elle en m'offrant la main pour la promenade; Albert est un galant homme auquel je suis promise.» Ce n'était point une nouvelle pour moi, puisque ces dames me l'avaient dit en chemin; et pourtant cette idée me frappa comme une chose inattendue, lorsqu'il fallut l'appliquer à une personne que quelques instants avaient suffi pour me rendre si chère. Je me troublai, je brouillai les figures, tout fut dérangé; il fallut que Charlotte me menât, en me tirant de côté et d'autre; elle eut besoin de toute sa présence d'esprit pour rétablir l'ordre.
La danse n'était pas encore finie, que les éclairs qui brillaient depuis longtemps à l'horizon, et que j'avais toujours donnés pour des éclairs de chaleur, commencèrent à devenir beaucoup plus forts; le bruit du tonnerre couvrit la musique. Trois femmes s'échappèrent des rangs; leurs cavaliers les suivirent; le désordre devint général, et l'orchestre se tut. Il est naturel, lorsqu'un accident ou une terreur subite nous surprend au milieu d'un plaisir, que l'impression en soit plus grande qu'en tout autre temps, soit à cause du contraste, soit parce que tous nos sens, étant vivement éveillés, sont plus susceptibles d'éprouver une émotion forte et rapide. C'est à cela que j'attribue les étranges grimaces que je vis faire à plusieurs femmes. La plus sensée alla se réfugier dans un coin, le dos tourné à la fenêtre, et se boucha les oreilles. Une autre, à genoux devant elle, cachait sa tête dans le sein de la première. Une troisième, qui s'était glissée entre les deux, embrassait sa petite sœur en versant des larmes. Quelques-unes voulaient retourner chez elles; d'autres, qui savaient encore moins ce qu'elles faisaient, n'avaient plus même assez de présence d'esprit pour réprimer l'audace de nos jeunes étourdis, qui semblaient fort occupés à intercepter, sur les lèvres des belles éplorées, les ardentes prières qu'elles adressaient au ciel. Une partie des hommes étaient descendus pour fumer tranquillement leur pipe; le reste de la société accepta la proposition de l'hôtesse, qui s'avisa, fort à propos, de nous indiquer une chambre où il y avait des volets et des rideaux. À peine fûmes-nous entrés, que Charlotte se mit à former un cercle de toutes les chaises; et, tout le monde s'étant assis à sa prière, elle proposa un jeu.
À ce mot, je vis plusieurs de nos jeunes gens, dans l'espoir d'un doux gage, se rengorger d'avance et se donner un air aimable. «Nous allons jouer à compter, dit-elle; faites attention! Je vais tourner toujours de droite à gauche; il faut que chacun nomme le nombre qui lui tombe: cela doit aller comme un feu roulant. Qui hésite ou se trompe reçoit un soufflet, et ainsi de suite, jusqu'à mille.» C'était charmant à voir! Elle tournait en rond, le bras tendu. Un, dit le premier; deux, le second; trois, le suivant, etc. Alors elle alla plus vite, toujours plus vite. L'un manque: paf! un soufflet. Le voisin rit, manque aussi: paf! nouveau soufflet; et elle d'augmenter toujours de vitesse. J'en reçus deux pour ma part, et crus remarquer avec un plaisir secret, qu'elle me les appliquait plus fort qu'à tout autre. Des éclats de rire et un vacarme universel mirent fin au jeu avant que l'on eût compté jusqu'à mille. Alors les connaissances intimes se rapprochèrent. L'orage était passé. Moi, je suivis Charlotte dans la salle. «Les soufflets, me dit-elle en chemin, leur ont fait oublier le tonnerre et tout.» Je ne pus rien répondre. «J'étais une des plus peureuses, continua-t-elle; mais en affectant du courage pour en donner aux autres, je suis vraiment devenue courageuse.» Nous nous approchâmes de la fenêtre. Le tonnerre se faisait encore entendre dans le lointain; une pluie bienfaisante tombait avec un doux bruit sur la terre; l'air était rafraîchi et nous apportait par bouffées les parfums qui s'exhalaient des plantes. Charlotte était appuyée sur son coude; elle promena ses regards sur la campagne, elle les porta vers le ciel, elle les ramena sur moi, et je vis ses yeux remplis de larmes. Elle posa sa main sur la mienne, et dit: Ô Klopstock! Je me rappelai aussitôt l'ode sublime qui occupait sa pensée, et je me sentis abîmé dans le torrent de sentiments qu'elle versait sur moi en cet instant. Je ne pus le supporter; je me penchai sur sa main, que je baisai eu la mouillant de larmes délicieuses; et de nouveau je contemplai ses yeux... Divin Klopstock! que n'as-tu vu ton apothéose dans son regard! et moi puissé-je n'entendre plus de ma vie prononcer ton nom si souvent profané!
[9]Nous nous voyons obligé de supprimer ce passage, afin de ne causer de peine à personne, quelque peu d'importance que puisse attacher un écrivain aux jugements d'une jeune fille et d'un jeune homme à l'esprit aussi inconstant.
[10]Ou a supprimé ici les noms de quelques-uns de nos auteurs: celui qui partage le sentiment de Charlotte à leur égard trouvera leurs noms dans son cœur; les autres n'en ont pas besoin.
19 juin.
Je ne sais plus où dernièrement j'en suis resté de mon récit. Tout ce que je sais, c'est qu'il était deux heures du matin quand je me couchai, et que, si j'avais pu causer avec toi, au lieu d'écrire, je t'aurais peut-être tenu jusqu'au grand jour.
Je ne t'ai pas conté ce qui s'est passé à notre retour du bal; mais le temps me manque aujourd'hui.
C'était le plus beau lever de soleil; il était charmant de traverser la forêt humide et les campagnes rafraîchies. Nos deux voisines s'assoupirent. Elle me demanda si je ne voulais pas en faire autant. «De grâce, me dit-elle, ne vous gênez pas pour moi.—Tant que je vois ces yeux ouverts, lui répondis-je (et je la regardai fixement), je ne puis fermer les miens.» Nous tînmes bon jusqu'à sa porte. Une servante vint doucement nous ouvrir, et, sur ses questions, l'assura que son père et les enfants se portaient bien et dormaient encore. Je la quittai en lui demandant la permission de la revoir le jour même; elle y consentit, et je l'ai revue. Depuis ce temps, soleil, lune, étoiles, peuvent s'arranger à leur fantaisie; je ne sais plus quand il est jour, quand il est nuit: l'univers autour de moi a disparu.
21 juin.
Je coule des jours aussi heureux que ceux que Dieu réserve à ses élus; quelque chose qui m'arrive désormais, je ne pourrai pas dire que je n'ai pas connu le bonheur, le bonheur le plus pur de la vie. Tu connais mon Wahlheim, j'y suis entièrement établi; de là je n'ai qu'une demi-lieue jusqu'à Charlotte; là je me sens moi-même, je jouis do toute la félicité qui a été donnée à l'homme.
L'aurais-je pensé, quand je prenais ce Wahlheim pour but de mes promenades, qu'il était si près du ciel? Combien de fois, dans mes longues courses, tantôt du haut de la montagne, tantôt de la plaine au delà de la rivière, ai-je aperçu ce pavillon qui renferme aujourd'hui tous mes vœux!
Cher Wilhelm, j'ai réfléchi sur ce désir de l'homme de s'étendre, de faire de nouvelles découvertes, d'errer çà et là; et aussi sur ce penchant intérieur à se restreindre volontairement, à se borner, à suivre l'ornière de l'habitude, sans plus s'inquiéter de ce qui est à droite et à gauche.
C'est singulier! lorsque je vins ici, et que de la colline je contemplai cette belle vallée, comme je me sentis attiré de toutes parts! Ici le petit bois... ah! si tu pouvais t'enfoncer sous son ombrage!... Là une cime de montagne... ah! si de là tu pouvais embrasser la vaste étendue!... Cette chaîne de collines et ces paisibles vallons.... oh! que ne puis-je m'y égarer! J'y volais et je revenais sans avoir trouvé ce que je cherchais. Il en est de l'éloignement comme de l'avenir: un horizon immense, mystérieux, repose devant notre âme; le sentiment s'y plonge comme notre œil, et nous aspirons à donner toute notre existence pour nous remplir avec délices d'un seul sentiment grand et majestueux. Nous courons, nous volons; mais, hélas! quand nous y sommes, quand le lointain est devenu proche, rien n'est changé, et nous nous retrouvons avec notre misère, avec nos étroites limites; et de nouveau notre âme soupire après le bonheur qui vient de lui échapper.
Ainsi le plus turbulent vagabond soupire à la fin après sa patrie, et trouve dans sa cabane, auprès de sa femme, dans le cercle de ses enfants, dans les soins qu'il se donne pour leur nourriture, les délices qu'il cherchait vainement dans le vaste monde.
Lorsque le matin, dès le lever du soleil, je me rends a mon cher Wahlheim; que je cueille moi-même mes petits pois dans le jardin de mon hôtesse, que je m'assieds pour les écosser en lisant mon Homère; que je choisis un pot dans la petite cuisine; que je coupe du beurre, mets mes pois au feu, les couvre, et m'assieds auprès pour les remuer de temps en temps, alors je sens vivement comment les fiers amants de Pénélope pouvaient tuer eux-mêmes, dépecer et faire rôtir les bœufs et les pourceaux. Il n'y a rien qui me remplisse d'un sentiment doux et vrai comme ces traits de la vie patriarcale, dont je puis, sans affectation, grâce à Dieu, entrelacer ma vie.
Que je suis heureux d'avoir un cœur fait pour sentir la joie innocente et simple de l'homme qui met sur sa table le chou qu'il a lui-même élevé! Il ne jouit pas seulement du chou, mais il se représente à la fois la belle matinée où il le planta, les délicieuses soirées où il l'arrosa, et le plaisir qu'il éprouvait chaque jour en le voyant croître.
29 juin.
Avant-hier le médecin vint de la ville voir le bailli. Il me trouva à terre, entouré des enfants de Charlotte. Les uns grimpaient sur moi, les autres me pinçaient, moi je les chatouillais, et tous ensemble nous faisions un bruit épouvantable. Le docteur, véritable poupée savante, toujours occupé, en parlant, d'arranger les plis de ses manchettes et d'étaler un énorme jabot, trouva cela au-dessous de la dignité d'un homme sensé. Je m'en aperçus bien à sa mine. Je n'en fus point déconcerté. Je lui laissai débiter les choses les plus profondes, et je relevai le château de cartes que les enfants avaient renversé. Aussi, de retour à la ville, le docteur n'a-t-il pas manqué de dire à qui a voulu l'entendre que les enfants du bailli n'étaient déjà que trop mal élevés, mais que ce Werther achevait maintenant de les gâter tout à fait.
Oui, mon ami, c'est aux enfants que mon cœur s'intéresse le plus sur la terre. Quand je les examine, et que je vois dans ces petits êtres le germe de toutes les vertus, de toutes les facultés qu'ils auront si grand besoin de développer un jour; quand je découvre dans leur opiniâtreté ce qui deviendra constance et force de caractère; quand je reconnais dans leur pétulance et leurs espiègleries même l'humeur gaie et légère qui les fera glisser à travers les écueils de la vie; et tout cela si franc, si pur!... alors je répète sans cesse les paroles du maître: Si vous ne devenez semblable à l'un d'eux. Et cependant, mon ami, ces enfants, nos égaux, et que nous devrions prendre pour modèles, nous les traitons comme nos sujets!... Il ne faut pas qu'ils aient des volontés!... N'avons-nous pas les nôtres? Où donc est notre privilège? Est-ce parce que nous sommes plus âgés et plus sages! Dieu du ciel! tu vois de vieux enfants et de jeunes enfants, et rien de plus; et depuis longtemps ton Fils nous a fait connaître ceux qui te plaisent davantage. Mais ils croient en lui et ne l'écoutent point (c'est encore là une ancienne vérité), et ils rendent leurs enfants semblables à eux-mêmes, et... Adieu Wilhelm; je ne veux pas radoter davantage là-dessus.
1er juillet.
Tout ce que Charlotte doit être pour un malade, je le sens à mon pauvre cœur, bien plus souffrant que tel qui languit malade dans un lit. Elle va passer quelques jours à la ville, chez une excellente femme qui, d'après l'aveu des médecins, approche de sa fin, et, dans ses derniers moments, veut voir Charlotte auprès d'elle.
J'allai, la semaine dernière, visiter avec elle le pasteur de Saint-***, petit village situé dans les montagnes, à une lieue d'ici. Nous arrivâmes sur les quatre heures. Elle avait emmené sa sœur cadette. Lorsque nous entrâmes dans la cour du presbytère, ombragée par deux gros noyers, nous vîmes le bon vieillard assis sur un banc, à la porte de la maison. Dès qu'il aperçut Charlotte, il sembla reprendre une vie nouvelle; il oublia son bâton noueux, et se hasarda à venir au-devant d'elle. Elle courut à lui, le força à se rasseoir, se mit à ses côtés, lui présenta les salutations de son père, et embrassa son petit garçon, un enfant gâté, quelque malpropre et désagréable qu'il fût. Si tu avais vu comme elle s'occupait du vieillard; comme elle élevait la voix pour se faire entendre de lui, car il est à moitié sourd; comme elle lui racontait la mort subite de jeunes gens robustes; comme elle vantait la vertu des eaux de Carlsbad, en approuvant sa résolution d'y passer l'été prochain; comme elle trouvait qu'il avait bien meilleur visage et l'air plus vif depuis qu'elle ne l'avait vu! Pendant ce temps j'avais rendu mes devoirs à la femme du pasteur. Le vieillard était tout à fait joyeux. Comme je ne pus m'empêcher de louer les beaux noyers qui nous prêtaient un ombrage si agréable, il se mit, quoique avec quelque difficulté, à nous faire leur histoire. «Quant au vieux, dit-il, nous ignorons qui l'a planté: les uns nomment tel pasteur, les autres tel autre. Mais le jeune est de l'âge de ma femme, cinquante ans au mois d'octobre. Son père le planta le matin du jour de sa naissance; elle vint au monde vers le soir. C'était mon prédécesseur. On ne peut dire combien cet arbre lui était cher: il ne me l'est certainement pas moins. Ma femme tricotait, assise sur une poutre au pied de ce noyer, lorsque, pauvre étudiant, j'entrai pour la première fois dans cette cour, il y a vingt-sept ans.» Charlotte lui demanda où était sa fille: on nous dit qu'elle était allée à la prairie, avec M. Schmidt, voir les ouvriers; et le vieillard continua son récit. Il nous conta comment son prédécesseur l'avait pris en affection, comment il plut à la jeune fille, comment il devint d'abord le vicaire du père, et puis son successeur. Il venait à peine de finir son histoire lorsque sa fille, accompagnée de M. Schmidt, revint par le jardin. Elle fit à Charlotte l'accueil le plus empressé et le plus cordial. Je dois avouer qu'elle ne me déplut pas. C'est une petite brune, vive et bien faite, qui ferait passer agréablement le temps à la campagne. Son amant (car nous donnâmes tout de suite cette qualité à M. Schmidt), homme de bon ton, mais très-froid, ne se mêla point de notre conversation, quoique Charlotte l'y excitât sans cesse. Ce qui me fit le plus de peine, c'est que je crus remarquer, à l'expression de sa physionomie, que c'était plutôt par caprice ou mauvaise humeur que par défaut d'esprit qu'il se dispensait d'y prendre part. Cela devint bientôt plus clair: car, dans un tour de promenade que nous finies, Frédérique s'étant attachée à Charlotte, et se trouvant aussi quelquefois seule avec moi, le visage de M. Schmidt, déjà brun naturellement, se couvrit d'une teinte si sombre, qu'il était temps que Charlotte me tirât par le bras et me fit signe d'être moins galant auprès de Frédérique. Rien ne me fait tant de peine que de voir les hommes se tourmenter mutuellement; mais je souffre surtout quand des jeunes gens à la fleur de l'âge, et dont le cœur serait disposé à s'ouvrir à tous les plaisirs, gâtent, par des sottises, le peu de beaux jours qui leur sont réservés, sauf à s'apercevoir trop tard de l'irréparable abus qu'ils en oui fait. Cela m'agitait; et lorsque, le soir, de retour au presbytère, nous prîmes le lait dans la cour, la conversation étant tombée sur les peines et les plaisirs de la vie, je ne pus m'empêcher de saisir cette occasion pour parler de toute ma force contre la mauvaise humeur. «Nous nous plaignons souvent, dis-je, que nous avons si peu de beaux jours et tant de mauvais; il me semble que la plupart du temps nous nous plaignons à tort. Si notre cœur était toujours ouvert au bien que Dieu nous envoie chaque jour, nous aurions alors assez de forces pour supporter le mal quand il se présente.—Mais nous ne sommes pas maîtres de notre humeur, dit la femme du pasteur; combien elle dépend du corps! On est triste par tempérament; et, quand on souffre, rien ne plaît, on est mal partout.» Je lui accordai cela. «Ainsi, traitons la mauvaise humeur, continuai-je, comme une maladie, et demandons-nous s'il n'y a point de moyen de guérison.—Oui, dit Charlotte; et je crois que du moins nous y pouvons beaucoup. Je le sais par expérience. Si quelque chose me tourmente et que je me sente attrister, je cours au jardin: à peine ai-je chanté deux ou trois airs de danse en me promenant, que tout est dissipé.—C'est ce que je voulais dire, repris-je: il en est de la mauvaise humeur comme de la paresse, car c'est une espèce de paresse, notre nature est fort encline à l'indolence; et, cependant, si nous avons la force de nous évertuer, le travail se fait avec aisance, et nous trouvons un véritable plaisir dans l'activité.» Frédérique m'écoutait attentivement. Le jeune homme m'objecta que l'on n'était pas maitre de soi-même, ou que du moins on ne pouvait pas commander à ses sentiments. «Il s'agit ici, répliquai-je, d'un sentiment désagréable dont chacun serait bien aise d'être délivré, et personne ne connaît l'étendue de ses forces avant de les avoir mises à l'épreuve. Assurément un malade consultera tous les médecins, et il ne refusera pas le régime le plus austère, les potions les plus amères, pour recouvrer sa santé si précieuse.» Je vis que le bon vieillard s'efforçait de prendre part à notre discussion; j'élevai la voix, en lui adressant la parole. «On prêche contre tant de vices, lui dis-je; je ne sache point qu'on se soit occupé, en chaire, de la mauvaise humeur[11].—C'est aux prédicateurs des villes à le faire, répondit-il; les gens de la campagne ne connaissent pas l'humeur. Il n'y aurait pourtant pas de mal d'en dire quelque chose de temps en temps: ce serait une leçon pour nos femmes, au moins, et pour M. le bailli.» Tout le monde rit, il rit lui-même de bon cœur, jusqu'à ce qu'il lui prit une toux qui interrompit quelque temps notre entretien. Le jeune homme reprit la parole: «Vous avez nommé la mauvaise humeur un vice; cela me semble exagéré.—Pas du tout, lui répondis-je, si ce qui nuit à soi-même et au prochain mérite ce nom. N'est-ce pas assez que nous ne puissions pas nous rendre mutuellement heureux? faut-il encore nous priver les uns les autres du plaisir que chacun peut goûter au fond de son cœur? Nommez-moi l'homme de mauvaise humeur qui possède assez de force pour la cacher, pour la supporter seul, sans troubler la joie de ceux qui l'entourent. Ou plutôt la mauvaise humeur ne vient-elle pas d'un mécontentement de nous-mêmes, d'un dépit causé par le sentiment du peu que nous valons, auquel se joint l'envie excitée par une folle vanité? Nous voyons des hommes heureux, qui ne nous doivent rien de leur bonheur, et cela nous est insupportable.» Charlotte sourit de la vivacité de mes expressions; une larme, que j'aperçus dans les yeux de Frédérique, m'excita à continuer. «Malheur à ceux, m'écriai-je, qui se servent du pouvoir qu'ils ont sur un cœur pour lui ravir les jouissances pures qui y germent d'elles-mêmes! Tous les présents, toutes les complaisances du monde, ne dédommagent pas d'un moment de plaisir empoisonné par le dépit et l'odieuse conduite d'un tyran!»
Mon cœur était plein dans cet instant; mille souvenirs oppressaient mon âme, et les larmes me vinrent aux yeux.
«Si chacun de nous, m'écriai-je, se disait tous les jours: Tu n'as d'autre pouvoir sur tes amis que de leur laisser leurs plaisirs, et d'augmenter leur bonheur en le partageant avec eux. Est-il en ta puissance, lorsque leur âme est agitée par une passion violente, ou flétrie par la douleur, d'y verser une goutte de consolation?
«Et lorsque l'infortunée que tu auras minée dans ses beaux jours succombera enfin à sa dernière maladie; lorsqu'elle sera là, couchée devant toi, dans le plus triste abattement; qu'elle lèvera au ciel des yeux éteints, et que la sueur de la mort séchera sur son front; que, debout devant son lit, comme un condamné, tu sentiras que tu ne peux rien faire avec tout ton pouvoir; que tu seras déchiré d'angoisses, et que vainement tu voudras tout donner pour faire passer dans cette pauvre créature mourante un peu de confortassion, une étincelle de courage!...»
Le souvenir d'une scène semblable, dont j'ai été témoin, se retraçait à mon imagination dans toute sa force. Je portai mon mouchoir à mes yeux, et je quittai la société. La voix de Charlotte, qui me criait: «Allons, partons!» me fit revenir à moi. Comme elle m'a grondé en chemin sur l'exaltation que je mets à tout! que j'en serais victime, que je devais me ménager! Ô cher ange! je veux vivre pour toi.