Werther
[12]C'est l'usage en Allemagne d'enfermer, la veille de Noël, un arbre chargé de petits cierges et de bonbons, dans une fausse armoire qu'on ouvre a l'instant où l'on s'y attend le moins, pour donner aux enfants le plaisir de la surprise.
COLMA.
«Il fait nuit. Je suis seule, égarée sur l'orageuse colline. Le vent souille dans les montagnes. Le torrent roule avec fracas des rochers. Aucune cabane ne me défend de la pluie, ne me défend sur l'orageuse colline.
«Ô lune! sors de tes nuages! paraissez, étoiles de la nuit! Que quelque rayon me conduise à l'endroit où mon amour repose des fatigues de la chasse; son arc détendu à côté de lui, ses chiens haletants autour de lui! Faut-il, faut-il que je sois assise ici seule sur le roc au-dessus du torrent! Le torrent est gonflé et l'ouragan mugit. Je n'entends pas la voix de mon amant.
«Pourquoi tarde mon Salgar? a-t-il oublié sa promesse? Voilà bien le rocher et l'arbre, et voici le bruyant torrent. Salgar, tu m'avais promis d'être ici à l'approche de la nuit. Hélas! où s'est égaré mon Salgar? Avec toi je voulais fuir, abandonner père et frère, les orgueilleux! Depuis longtemps nos familles sont ennemies, mais nous ne sommes point ennemis, ô Salgar!
«Tais-toi un instant, ô vent! silence un instant, ô torrent! que ma voix résonne à travers la vallée, que mon voyageur m'entende! Salgar, c'est moi qui appelle. Voici l'arbre et le rocher. Salgar, mon ami, je suis ici, pourquoi ne viens-tu pas?
«Ah! la lune parait, les flots brillent dans la vallée, les rochers blanchissent; je vois au loin... Mais je ne le vois pas sur la cime; ses chiens devant lui n'annoncent pas son arrivée. Faut-il que je sois seule ici!
«Mais qui sont ceux qui là-bas sont couchés sur la bruyère?... Mon amant, mon frère!...Parlez, ô mes amis! Ils se taisent. Que mon âme est tourmentée!... Ah! ils sont morts; leurs glaives sont rougis du combat. Ô mon frère, mon frère, pourquoi as-tu tué mon Salgar? Ô mon Salgar, pourquoi as-tu tué mon frère? Vous m'étiez tous les deux si chers! Oh! tu étais beau entre mille sur la colline; il était terrible dans le combat. Répondez-moi, écoutez ma voix, mes bien-aimés! Mais, hélas! ils sont muets, muets pour toujours; leur sein est froid comme la terre.
«Oh! du haut du rocher de la colline, du haut de la cime de l'orageuse montagne, parlez, esprits des morts! parlez, je ne frémirai point. Où êtes-vous allés reposer? dans quelle caverne des montagnes dois-je vous trouver? Je n'entends aucune faible voix; le vent ne m'apporte point la réponse des morts.
«Je suis assise dans ma douleur; j'attends le matin dans les larmes. Creusez le tombeau, vous, les amis des morts; mais ne la fermez pas jusqu'à ce que je vienne. Ma vie disparaît comme un songe. Pourrais-je rester en arrière! Ici je veux demeurer avec mes amis, auprès du torrent qui sort du rocher. Lorsqu'il fait nuit sur la colline, et que le vent arrive en roulant par-dessus la bruyère, mon esprit doit se tenir sous le vent et plaindre la mort de mes amis. Le chasseur m'entendra de sa cabane de feuillage, craindra ma voix et l'aimera; car elle sera douce, ma voix, en pleurant mes amis: ils m'étaient tous les deux si chers!
«C'était là ton chant! ô Minona! douce fille de Thormann. Nos larmes coulèrent pour Colma, et notre âme devint sombre.
«Ullin parut avec la harpe, et nous donna le chant d'Alpin. La voix d'Alpin était douce, l'âme de Ryno était un rayon de feu; mais tous deux déjà habitaient l'étroite maison des morts, et leur voix était morte à Selma. Un jour Ullin, revenant de la chasse, avant que les deux héros fussent tombés, les entendit chanter tour à tour sur la colline. Leurs chants étaient doux, mais tristes. Ils plaignaient la mort de Morar, le premier des héros. L'âme de Morar était comme l'âme de Fingal, son glaive comme le glaive d'Oscar. Mais il tomba, et son père gémit, et sa sœur pleura, et Minona pleura, Minona, la sœur du valeureux Morar. Devant les accords d'Ullin, Minona se retira, comme la lune à l'ouest, qui prévoit l'orage, cache sa belle tête dans un nuage. Je pinçai la harpe avec Ullin pour le chant des plaintes.
RYNO.
«Le vent et la pluie sont apaisés, le zénith est serein, les nuages se dissipent; le soleil, en fuyant, éclaire la colline de ses derniers rayons; la rivière coule toute rouge de la montagne dans la vallée. Doux est ton murmure, ô rivière! mais plus douce est la voix d'Alpin, quand il fait entendre un chant funèbre. Sa tête est courbée par l'âge, et son œil creux est rouge de pleurs. Alpin, excellent chanteur, pourquoi, seul sur la silencieuse colline, gémis-tu comme un coup de vent dans la forêt, comme une vague sur un rivage lointain?»
ALPIN.
«Mes pleurs, Ryno, sont pour la mort; ma voix est aux habitants de la tombe. Jeune homme, tu es svelte sur la colline, beau parmi les fils des bruyères; mais tu tomberas comme Morar, et sur ton tombeau l'affligé viendra s'asseoir. Les collines t'oublieront. Ton arc est là, attaché à la muraille, détendu.
«Tu étais svelte, ô Morar, comme un chevreuil sur la colline, terrible comme le météore qui brille la nuit au ciel. Ton courroux était un orage; ton glaive dans le combat était comme l'éclair sur la bruyère; ta voix, semblable au torrent de la forêt après la pluie, au tonnerre roulant sur les collines lointaines. Beaucoup tombaient devant ton bras, la flamme de ta colère les consumait. Mais quand tu revenais de la guerre, ta voix était paisible, ton visage semblable au soleil après l'orage, à la lune dans la nuit silencieuse, ton sein calme comme le lac quand le bruit du vent est apaisé.
«Étroite est maintenant ta demeure, obscur ton tombeau: avec trois pas je mesure ta tombe. Ô toi qui étais si grand! quatre pierres couvertes de mousse sont ton seul monument: un arbre effeuillé, l'herbe haute que le vent couche, indiquent à l'œil du chasseur le tombeau du puissant Morar. Tu n'as pas de mère pour te pleurer, pas d'amante qui verse des larmes sur toi. Elle est morte, celle qui te donna le jour; elle est tombée, la fille de Morglan.
«Quel est ce vieillard appuyé sur son bâton? qui est-il, cet homme dont la tête est blanche et dont les yeux sont rougis par les larmes? C'est ton père, ô Morar! le père d'aucun autre fils. Il entendit souvent parler de ta vaillance, des ennemis tombés sous tes coups; il entendit la gloire de Morar! Ah! pourquoi a-t-il entendu sa chute? Pleure, père de Morar, pleure! mais ton fils ne t'entend pas. Le sommeil des morts est profond; leur oreiller de poussière est creusé bas. Il n'entendra plus jamais ta voix, il ne se réveillera plus à ta voix. Oh! quand fait-il jour au tombeau, pour dire à celui qui dort: «Réveille-toi!»
«Adieu, le plus généreux des hommes! adieu, guerrier fameux! Jamais plus le champ de bataille ne te verra; jamais plus la sombre forêt ne brillera de l'éclat de ton acier. Tu n'as laissé aucun fils, mais les chants conserveront ton nom; les temps futurs entendront parler de toi, ils connaîtront Morar!
«Les guerriers s'affligèrent; mais Armin surtout poussa de douloureux soupirs. Ce chant lui rappelait aussi à lui la mort d'un fils, et le ramenait aux jours de sa jeunesse. Carmor était près du héros, Carmor, le prince de Galmal. «Pourquoi ces sanglots? dit-il; est-ce ici qu'il faut pleurer? la musique et les chants ne sont-ils pas pour fondre l'âme et la ranimer? Le léger nuage de brouillard qui s'élève du lac tombe sur la vallée et humecte les fleurs; et à l'instant le soleil revient dans sa force, dissipe le brouillard, et les fleurs reverdissent. Pourquoi es-tu si triste, ô Armin! toi qui règnes sur Gorma, qu'environnent les flots?»
ARMIN.
«Oui, je suis triste, et j'ai bien des raisons de l'être. Carmor, tu n'as point perdu de fils! tu n'as point perdu de fille éclatante de beauté! Le brave Colgar vit, et Amira aussi, la plus belle des femmes. Les branches de ta race fleurissent, ô Carmor; mais Armin est le dernier de sa souche! Ton lit est noir, ô Daura! sombre est ton sommeil dans le tombeau! Quand te réveilleras-tu, avec tes chants, avec ta voix mélodieuse? Levez-vous, vents de l'automne! souillez, souillez sur l'obscure bruyère! Veuillez, torrents de la forêt! Hurlez, ouragans, à la cime des chênes! Voyage à travers des nuages déchirés, ô lune! montre et cache alternativement ton pâle visage! rappelle-moi la nuit terrible où mes enfants périrent, où Arindal le fort tomba, où s'éteignit Daura la chérie!
«Daura, ma fille, tu étais belle, belle comme la lune sur les collines de Fura, blanche comme la neige tombée, douce comme le souille du matin. Arindal, ton arc était fort, ton javelot rapide dans les airs, ton regard comme la nue qui presse les flots, ton bouclier comme un nuage de feu dans l'orage.
«Armar, fameux dans les combats, vint, rechercha l'amour de Daura, et fut bientôt aimé. Leurs amis étaient joyeux et pleins d'espérance.
«Érath, fils d'Odgall, frémissait de rage, car son frère avait été tué par Armar. Il vint déguisé en batelier. Sa barque était belle sur les vagues; il avait les cheveux blanchis par l'âge, et son visage était grave et tranquille. «Ô la plus belle des filles! dit-il, aimable fille d'Armin, là-bas sur le rocher, non loin du rivage, Armar attend sa Daura. Je viens, toi son amour, pour t'y conduire sur les flots roulants.»
«Elle y alla, elle appela Armar. La voix du rocher seule lui répondit. «Armar, mon ami, mon amant, pourquoi me tourmentes-tu ainsi? Écoute-moi donc, fils d'Arnath! écoute-moi. C'est Daura qui t'appelle.»
«Érath, le traître, fuyait en riant vers la terre. Elle élevait sa voix, elle appelait son père et son frère: «Arindal! Armin! aucun de vous ne viendra-t-il donc sauver sa Daura?»
«Sa voix traversa la mer; Arindal, mon fils, descendit de la colline, couvert du butin de sa chasse, ses flèches retentissant à son côté, son arc à la main, et cinq dogues noirs autour de lui. Il aperçut l'imprudent Érath sur le rivage, le saisit, et l'enchaîna, entourant fortement ses bras et repliant étroitement les liens autour de ses hanches. Erath, ainsi enchaîné, remplissait les airs de ses gémissements.
«Arindal pousse la barque au large, et s'élance vers Daura. Tout à coup Armar survient furieux; il décoche une flèche; le trait siffla et tomba dans ton cœur, ô Arindal, mon fils! Ô mon fils! tu péris du coup destiné à Érath. La barque atteignit le rocher, et en même temps Arindal tomba et expira. Le sang de ton frère coulait à tes pieds, ô Daura! quelle fut ta douleur!
«La barque fut brisée, les flots l'engloutirent. Armar se précipite dans la mer pour sauver sa Daura ou mourir. Soudain un coup de vent tombe de la colline sur les flots; Armar est submergé et ne reparaît plus.
«J'ai entendu les plaintes de ma tille se désolant sur le rocher battu des vagues: ses cris étaient aigus, et revenaient sans cesse; et son père ne pouvait rien pour elle! Toute la nuit je restai sur le rivage; je la voyais aux faibles rayons de la lune; toute la nuit j'entendis ses cris; le vent souillait et la pluie tombait par torrents. Sa voix devint faible avant que le matin parût, et finit par s'évanouir comme le souille du soir dans l'herbe des rochers. Épuisée par la douleur, elle mourut, et laissa Armin seul. Ma force dans la guerre est passée, mon orgueil de père est tombé.
«Lorsque les orages descendent de la montagne, lorsque le vent du nord soulève les flots, je m'assieds sur le rivage retentissant, et je regarde le terrible rocher. Souvent, quand la lune commence à renaître dans le ciel, j'aperçois dans le clair-obscur les esprits de mes enfants marchant ensemble dans une triste concorde.»
Un torrent de larmes qui coula des yeux de Charlotte, et qui soulagea son cœur oppressé, interrompit la lecture de Werther. Il jeta le manuscrit, lui prit une main, et versa les pleurs les plus amers. Charlotte était appuyée sur l'autre main, et cachait son visage dans son mouchoir. Leur agitation à l'un et à l'autre était terrible: ils sentaient leur propre infortune dans la destinée des héros d'Ossian; ils la sentaient ensemble, et leurs larmes se confondaient. Les lèvres et les yeux de Werther se collèrent sur le bras de Charlotte, et le brûlaient. Elle frémit, et voulut s'éloigner; mais la douleur et la compassion la tenaient enchaînée, comme si une masse de plomb eût pesé sur elle. Elle chercha, en suffoquant, à se remettre, et en sanglotant elle le pria de continuer; elle le priait d'une voix céleste. Werther tremblait, son sein voulait s'ouvrir; il ramassa ses chants, cl lut d'une voix entrecoupée:
«Pourquoi m'éveilles-tu, souffle du printemps? tu me caresses et dis: «Je suis chargé de la rosée du ciel.» Mais le temps de ma flétrissure est proche; proche est l'orage qui abattra mes feuilles. Demain viendra le voyageur, viendra celui qui m'a vu dans ma beauté; son œil me cherchera autour de lui, il me cherchera, et ne me trouvera point.»
Toute la force de ces paroles tomba sur l'infortuné. Il en fut accablé. Il se jeta aux pieds de Charlotte dans le dernier désespoir; il lui prit les mains, qu'il pressa contre ses yeux, contre son front. Il sembla à Charlotte qu'elle sentait passer dans son âme un pressentiment du projet affreux qu'il avait formé. Ses sens se troublèrent; elle lui serra les mains, les pressa contre son sein; elle se pencha vers lui avec attendrissement, et leurs joues brûlantes se touchèrent. L'univers s'anéantit pour eux. Il la prit dans ses bras, la serra contre son cœur, et couvrit ses lèvres tremblantes et balbutiantes de baisers furieux. «Werther! dit-elle d'une voix étouffée et en se détournant, Werther!» Et d'une main faible elle tâchait de l'écarter de son sein. «Werther!» s'écria-t-elle enfin, du ton le plus imposant et le plus noble. Il ne put y tenir. Il la laissa aller de ses bras, et se jeta à terre devant elle comme un forcené. Elle s'arracha de lui, et, toute troublée, tremblante entre l'amour et la colère, elle lui dit: «Voilà la dernière fois, Werther! vous ne me verrez plus.» Et puis, jetant sur le malheureux un regard plein d'amour, elle courut dans la chambre voisine, et s'y renferma. Werther lui tendit les bras et n'osa pas la retenir. Il était par terre, la tête appuyée sur le canapé, et il demeura plus d'une demi-heure dans cette position, jusqu'à ce qu'un bruit qu'il entendit le rappela à lui-même: c'était la servante qui venait mettre le couvert. Il allait et venait dans la chambre; et lorsqu'il se vit de nouveau seul, il s'approcha de la porte du cabinet, et dit à voix basse: «Charlotte! Charlotte! seulement encore un mot, un adieu.» Elle garda le silence. Il attendit, il pria, puis attendit encore; enfin il s'arracha de cette porte en s'écriant: «Adieu, Charlotte! adieu pour jamais!»
Il se rendit à la porte de la ville. Les gardes, qui étaient accoutumés à le voir, le laissèrent passer sans lui rien dire. Il tombait de la neige fondue. Il ne rentra que vers les onze heures. Lorsqu'il revint à la maison, son domestique remarqua qu'il n'avait point de chapeau; il n'osa l'en faire apercevoir. Il le déshabilla: tout était mouillé. On a trouvé ensuite son chapeau sur un rocher qui se détache de la montagne et plonge sur la vallée. On ne conçoit pas comment il a pu, par une nuit obscure et pluvieuse, y monter sans se précipiter.
«Il se coucha et dormit longtemps. Le lendemain matin, son domestique le trouva à écrire, quand son maître l'appela pour lui apporter son café. Il ajoutait le passage suivant de sa lettre à Charlotte:
«C'est donc pour la dernière fois, pour la dernière fois que j'ouvre les yeux! Hélas! ils ne verront plus le soleil; des nuages et un sombre brouillard le cachent pour toute la journée. Oui, prends le deuil, ô nature! ton fils, ton ami, ton bien-aimé, s'approche de sa fin. Charlotte, c'est un sentiment qui n'a point de pareil, et qui ne peut guère se comparer qu'au sentiment confus d'un songe, que de se dire: Ce matin est le dernier! Le dernier, Charlotte! je n'ai aucune idée de ce mot; le dernier! Ne suis-je pas là dans toute ma force? et demain, couché, étendu sans vie sur la terre! Mourir! qu'est-ce que cela signifie? Vois-tu, nous rêvons quand nous parlons de la mort. J'ai vu mourir plusieurs personnes; mais l'homme est si borné, qu'il n'a aucune idée du commencement et de la fin de son existence. Actuellement encore à moi, à toi! à toi! ma chère; et un moment de plus... séparés... désunis... peut-être pour toujours! Non, Charlotte, non... Comment puis-je être anéanti? Nous sommes, oui... S'anéantir! qu'est-ce que cela signifie? C'est encore un mot, un son vide que mon cœur ne comprend pas... Mort, Charlotte! enseveli dans un coin de la terre froide, si étroit, si obscur! J'eus une amie qui fut tout pour ma jeunesse privée d'appui et de consolations. Elle mourut, je suivis le convoi, et me tins auprès de la fosse. J'entendis descendre le cercueil, j'entendis le frottement des cordes qu'on lâchait et qu'on retirait ensuite; et puis la première pelletée de terre tomba, et le coffre funèbre rendit un bruit sourd, puis plus sourd, et plus sourd encore, jusqu'à ce qu'enfin il se trouva entièrement couvert! Je tombai auprès de la fosse, saisi, agité, oppressé, les entrailles déchirées. Mais je ne savais rien sur mon origine, sur mon avenir. Mourir! tombeau! Je n'entends point ces mots!
«Oh! pardonne-moi! pardonne-moi! Hier!... c'aurait dû être le dernier moment de ma vie. Ô ange! ce fut pour la première fois, oui, pour la première fois, que ce sentiment d'une joie sans bornes pénétra tout entier, et sans aucun mélange de doute, dans mon âme: Elle m'aime! elle m'aime! Il brûle encore sur mes lèvres le feu sacré qui coula par torrents des tiennes; ces ardentes délices sont encore dans mon cœur. Pardonne-moi! pardonne-moi!
«Ah! je le savais bien que tu m'aimais! Tes premiers regards, ces regards pleins d'âme, ton premier serrement de main, me l'apprirent; et cependant, lorsque je t'avais quittée, ou que je voyais Albert à tes côtés, je retombais dans mes doutes rongeurs.
«Te souvient-il de ces fleurs que tu m'envoyas le jour de cette ennuyeuse réunion, où tu ne pus me dire un seul mot, ni me tendre la main? Je restai la moitié de la nuit à genoux devant ces fleurs, et elles furent pour moi le sceau de ton amour. Mais, hélas! ces impressions s'effaçaient, comme insensiblement s'efface dans le cœur du chrétien le sentiment de la grâce de son Dieu, qui lui a été donné avec une profusion céleste dans de saintes images, sous des symboles visibles.
«Tout cela est périssable; mais l'éternité même ne pourra point détruire la vie brûlante dont je jouis hier sur tes lèvres et que je sens en moi! Elle m'aime! ce bras l'a pressée! ces lèvres ont tremblé sur ses lèvres! cette bouche a balbutié sur la sienne! Elle est à moi! Tu es à moi! oui, Charlotte, pour jamais!
«Qu'importe qu'Albert soit ton époux? Époux!... Ce titre serait donc seulement pour ce monde... Et pour ce monde aussi je commets un péché en t'aimant, en désirant de t'arracher, si je pouvais, de ses bras dans les miens? Péché! soit. Eh bien! je m'en punis. Je l'ai savouré, ce péché, dans toutes ses délices célestes; j'ai aspiré le baume de la vie et versé la force dans mon cœur. De ce moment tu es à moi, à moi, ô Charlotte! Je pars devant. Je vais rejoindre mon père, ton père; je me plaindrai à lui; il me consolera jusqu'à ton arrivée; alors je vole à ta rencontre, je te saisis, et demeure uni à toi en présence de l'Éternel, dans des embrassements qui ne finiront jamais.
«Je ne rêve point, je ne suis point dans le délire! Près du tombeau, je vois plus clair. Nous serons, nous nous reverrons! Nous verrons ta mère. Je la verrai, je la trouverai. Ah! j'épancherai devant elle mon cœur tout entier. Ta mère! ta parfaite image.»
Vers les onze heures, Werther demanda à son domestique si Albert n'était pas de retour. Le domestique répondit que oui, qu'il avait vu passer son cheval. Alors Werther lui donna un petit billet non cacheté, qui contenait ces mots:
«Voudriez-vous bien me prêter vos pistolets pour un voyage que je me propose de faire? Adieu.»
La pauvre Charlotte avait peu dormi la nuit précédente. Ce qu'elle avait craint était devenu certain, et ses appréhensions s'étaient réalisées d'une manière qu'elle n'avait pu ni prévoir ni craindre. Son sang si pur, et qui coulait avec tant de douceur, était maintenant dans un trouble fiévreux, et mille sentiments déchiraient son noble cœur. Était-ce le feu des embrassements de Werther qu'elle sentait dans son sein? Était-ce indignation de sa témérité? Était-ce une fâcheuse comparaison de son état actuel avec ces jours d'innocence, de calme, et de confiance entière en elle-même? Comment se présenterait-elle à son mari? Comment lui avouer une scène qu'elle pouvait si bien avouer, et que pourtant elle n'osait pas s'avouer à elle-même? Ils s'ôtaient si longtemps contraints l'un et l'autre sur ce point! serait-elle la première à rompre le silence, et précisément au moment où elle aurait à faire à son époux une communication si inattendue? Elle craignait déjà que la seule nouvelle de la visite de Werther ne produisit sur lui une fâcheuse impression: que serait-ce s'il en apprenait le fatal résultat? Pouvait-elle espérer que son mari verrait cette scène dans son vrai jour, et la jugerait sans prévention? et pouvait-elle désirer qu'il lût dans son âme? D'un autre coté, pouvait-elle dissimuler avec un homme devant lequel elle avait toujours été franche et transparente comme le cristal, à qui elle n'avait jamais caché et ne voulait jamais cacher aucune de ses affections? Toutes ces réflexions l'accablèrent de soucis et la jetèrent dans un cruel embarras. Et toujours ses pensées revenaient à Werther, qui était perdu pour elle, qu'elle ne pouvait abandonner, qu'il fallait pourtant qu'elle abandonnât, et à qui, en la perdant, il ne restait plus rien.
Quoique l'agitation de son esprit ne lui permit pas de s'en rendre compte, elle sentait confusément combien pesait alors sur elle la mésintelligence qui existait entre Albert et Werther. Des hommes si bons, si raisonnables, avaient commencé, pour de secrètes différences de sentiments, à se renfermer tous deux dans un mutuel silence, chacun pensant à son droit et au tort de l'autre; et l'aigreur s'était tellement accrue peu à peu, qu'il devenait impossible, au moment critique, de défaire le nœud d'où tout dépendait. Si une heureuse confiance les eût rapprochés plus tôt, si l'amitié et l'indulgence se fussent ranimées et eussent ouvert leurs cœurs à de doux épanchements, peut-être notre malheureux ami eût-il encore été sauvé.
Une circonstance particulière augmentait sa perplexité. Werther, comme on le voit par ses lettres, n'avait jamais fait mystère de son désir de quitter ce monde. Albert l'avait souvent combattu; et il en avait été aussi quelquefois question entre Charlotte et son mari. Celui-ci, par suite de son invincible aversion pour le suicide, manifestait assez fréquemment, avec une espèce d'acrimonie tout à fait étrangère à son caractère, qu'il croyait fort peu à une pareille résolution; il se permettait même des railleries à ce sujet, et il avait communiqué en partie son incrédulité à Charlotte. Cette réflexion la tranquillisait pendant quelques instants, lorsque son esprit lui présentait de sinistres images; mais, d'un autre côté, elle l'empêchait défaire part à son mari des inquiétudes qui la tourmentaient.
Albert arriva. Charlotte alla au-devant de lui avec un empressement mêlé d'embarras. Il n'était pas de bonne humeur: il n'avait pu terminer ses affaires; il avait trouvé, dans le bailli qu'il était allé voir, un homme intraitable et minutieux. Les mauvais chemins avaient encore achevé de le contrarier.
Il demanda s'il n'était rien arrivé; elle se hâta de répondre que Werther était venu la veille au soir. Il s'informa s'il y avait des lettres: elle lui dit qu'elle avait porté quelques lettres et paquets dans sa chambre. Il y passa, et Charlotte resta seule. La présence de l'homme qu'elle aimait et estimait avait fait une heureuse diversion sur son cœur. Le souvenir de sa générosité, de son amour, de sa bonté, avait ramené le calme dans son âme. Elle senti! un secret désir de le suivre: elle prit son ouvrage, et l'alla trouver dans son appartement, comme elle faisait souvent. Il était occupé à décacheter et à parcourir ses lettres. Quelques-unes semblaient contenir des choses peu agréables. Charlotte lui adressa quelques questions; il y répondit brièvement, et se mit à écrire à son bureau.
Ils étaient restés ainsi ensemble pendant une heure, et Charlotte s'attristait de plus en plus. Elle sentait combien il lui serait difficile de découvrir à son mari ce qui pesait sur son cœur, fût-il même de la meilleure humeur possible. Elle tomba dans une mélancolie d'autant plus pénible, qu'elle cherchait à la cacher et à dévorer ses larmes.
L'apparition du domestique de Werther augmenta encore le tourment de Charlotte. Il remit le petit billet à Albert, qui se retourna froidement vers sa femme, et lui dit: «Donne-lui les pistolets. Je lui souhaite un bon voyage,» ajouta-t-il en s'adressant au domestique. Ce fut un coup de foudre pour Charlotte. Elle tâcha de se lever, les jambes lui manquèrent; elle ne savait ce qui se passait en elle. Enfin elle avança lentement vers la muraille, prit d'une main tremblante les pistolets, en essuya la poussière. Elle hésitait, et aurait tardé longtemps encore à les donner, si Albert ne l'y avait forcée par un regard interrogatif. Elle remit donc les funestes armes au jeune homme, sans pouvoir prononcer un seul mot. Quand il fut sorti de la maison, elle prit son ouvrage, et se retira dans sa chambre, livrée à une inexprimable agitation. Son cœur lui présageait tout ce qu'il y a de plus sinistre. Tantôt elle voulait aller se jeter aux pieds de son mari, lui révéler tout, la scène de la veille, sa faute et ses pressentiments; tantôt elle ne voyait plus à quoi aboutirait une pareille démarche; elle ne pouvait pas espérer du moins qu'elle persuaderait à son mari de se rendre chez Werther. Le couvert était mis; une amie, qui n'était venue que pour demander quelque chose, voulait s'en retourner... on la retint; elle rendit la conversation supportable pendant le repas; on se contraignit, on parla, on conta, on s'oublia.
Le domestique arriva, avec les pistolets, chez Werther, qui les lui prit avec transport, lorsqu'il apprit que c'était Charlotte qui les avait donnés. Il se fit apporter du pain et du vin, dit au domestique d'aller dîner, et se remit à écrire:
«Ils ont passé par tes mains, tu en as essuyé la poussière; je les baise mille fois; tu les a touchés. Ange du ciel, tu favorises ma résolution! Toi-même, Charlotte, tu me présentes cette arme, toi des mains de qui je désirais recevoir la mort. Ah! et je la reçois en effet de toi! Oh! comme j'ai questionné mon domestique! Tu tremblais en les lui remettant; tu n'as point dit adieu! Hélas! hélas! point d'adieu! M'aurais-tu fermé ton cœur, à cause de ce moment même qui m'a uni à toi pour l'éternité? Charlotte, des siècles de siècles n'effaceront pas cette impression, et, je le sens, tu ne saurais haïr celui qui brûle ainsi pour toi!»
Après diner, il ordonna au domestique d'achever de tout emballer; il déchira beaucoup de papiers, sortit, et acquitta encore quelques petites dettes. Il revint à la maison, et, malgré la pluie, il repartit presque aussitôt; il se rendit hors de la ville, au jardin du comte; il se promena longtemps dans les environs; à la nuit tombante, il rentra et écrivit:
«Wilhelm, j'ai vu pour la dernière fois les champs, les forêts et le ciel. Adieu aussi, toi, chère et bonne mère! pardonne-moi! Console-la, mon ami! Que Dieu vous comble de ses bénédictions! Toutes mes affaires sont en ordre. Adieu! nous nous reverrons, et plus heureux!»
«Je t'ai mal payé de ton amitié, Albert; mais tu me le pardonnes. J'ai troublé la paix de ta maison, j'ai porté la méfiance entre vous. Adieu! je vais y mettre fin. Oh! puisse ma mort vous rendre heureux! Albert! Albert! rends cet ange heureux! et qu'ainsi la bénédiction de Dieu repose sur toi!»
Il fit encore le soir plusieurs recherches dans ses papiers; il en déchira beaucoup, qu'il jeta au feu. Il cacheta plusieurs paquets adressés à Wilhelm; ils contenaient quelques courtes dissertations et des pensées détachées, que j'ai vues en partie. Vers dix heures, il fit mettre beaucoup de bois au feu; et, après s'être fait apporter une bouteille de vin, il envoya coucher son domestique, dont la chambre, ainsi que celle des gens de la maison, était sur le derrière, fort éloignée de la sienne. Lé domestique se coucha tout habillé, pour être prêt de grand matin: car son maître lui avait dit que les chevaux de poste seraient à la porte avant six heures.
Après onze heures.
«Tout est si calme autour de moi, et mon âme est si paisible! Je te remercie, ô mon Dieu, de m'avoir accordé cette chaleur, cette force, à ces derniers instants!
«Je m'approche de la fenêtre, ma chère, et à travers les nuages orageux je distingue encore quelques étoiles éparses dans ce ciel éternel. Non, vous ne tomberez point! L'Éternel vous porte dans son sein, comme il n'y porte aussi. Je vois les étoiles de l'Ourse, la plus chérie des constellations. La nuit, quand je sortais de chez toi, Charlotte, elle était en face de moi. Avec quelle ivresse je l'ai souvent contemplée! Combien de fois, les mains élevées vers elle, je l'ai prise à témoin, comme un signe, comme un monument sacré de la félicité que je goûtais alors, et même... Ô Charlotte! qu'est-ce qui ne me rappelle pas ton souvenir? Ne suis-je pas environné de toi? et n'ai-je pas, comme un enfant, dérobé avidement mille bagatelles que tu avais sanctifiées en les touchant?
«Ô silhouette chérie! je te la lègue, Charlotte, et je le prie de l'honorer. J'y ai imprimé mille milliers de baisers; je l'ai mille fois saluée lorsque je sortais de ma chambre, ou que j'y rentrais.
«J'ai prié ton père, par un petit billet, de protéger mon corps. Au fond du cimetière sont deux tilleuls, vers le coin qui donne sur la campagne: c'est là que je désire reposer. Il peut faire cela, il le fera pour son ami. Demande-le-lui aussi. Je ne voudrais pas exiger de pieux chrétiens que le corps d'un pauvre malheureux reposât auprès de leurs corps. Ah! je voudrais que vous m'enterrassiez auprès d'un chemin ou dans une vallée solitaire; que le prêtre et le lévite, en passant près de ma tombe, levassent les mains au ciel en se félicitant, mais que le samaritain y versât une larme!
«Donne, Charlotte! Je prends d'une main ferme la coupe froide et terrible où je vais puiser l'ivresse de la mort! Tu me la présentes, et je n'hésite pas. Ainsi donc sont accomplis tous les désirs de ma vie! voilà donc où aboutissaient toutes mes espérances! toutes! toutes! à venir frapper avec cet engourdissement à la porte d'airain de la vie!
«Ah! si j'avais eu le bonheur de mourir pour toi, Charlotte, de me dévouer pour toi! Je voudrais mourir joyeusement, si je pouvais te rendre le repos, les délices de ta vie. Mais, hélas! il ne fut donné qu'à quelques hommes privilégiés de verser leur sang pour les leurs, et d'allumer par leur mort, au sein de ceux qu'ils aimaient, une vie nouvelle et centuplée.
«Je veux être enterré dans ces habits; Charlotte, tu les as touchés, sanctifiés: j'ai demandé aussi cette faveur à ton père. Mon âme plane sur le cercueil. Que l'on ne fouille pas mes poches. Ce nœud rose, que tu portais sur ton sein quand je te vis la première fois au milieu de tes enfants (oh! embrasse-les mille fois, et raconte-leur l'histoire de leur malheureux ami; chers enfants, je les vois, ils se pressent autour de moi: ah! comme je m'attachai à toi dès le premier instant! non, je ne pouvais plus le laisser)... ce nœud sera enterré avec moi; tu m'en fis présent à l'anniversaire de ma naissance! Comme je dévorais tout cela! Hélas! je ne pensais guère que cette route me conduirait ici!... Sois calme, je t'en prie; sois calme.
«Ils sont chargés... Minuit sonne, ainsi soit-il donc! Charlotte! Charlotte! adieu! adieu!»
Un voisin vit la lumière de l'amorce, et entendit l'explosion; mais comme tout resta tranquille, il ne s'en mit pas plus en peine.
Le lendemain, sur les six heures, le domestique entra dans la chambre avec de la lumière. Il trouve son maître étendu par terre; il voit le pistolet, le sang; il l'appelle, il le soulève; point de réponse. Seulement, il râlait encore. Il court chez le médecin, chez Albert. Charlotte entend sonner; un tremblement agite tous ses membres; elle éveille son mari; ils se lèvent. Le domestique, en pleurant et en sanglotant, leur annonce la triste nouvelle; Charlotte tombe évanouie aux pieds d'Albert.
Lorsque le médecin arriva, il trouva le malheureux à terre, dans un état désespéré; le pouls battait encore, mais tous les membres étaient paralysés. Il s'était tiré le coup au-dessus de l'œil droit; la cervelle avait sauté. Pour ne rien négliger, on le saigna au bras; le sang coula; il respirait encore.
Au sang que l'on voyait sur le dossier de sa chaise, on pouvait juger qu'il s'était tiré le coup assis devant son secrétaire, qu'il était tombé ensuite, et que, dans ses convulsions, il avait roulé autour du fauteuil. Il était étendu près de la fenêtre, sur le dos, sans mouvement. Il était entièrement habillé et botté; en habit bleu, en gilet jaune.
La maison, le voisinage, et bientôt toute la ville, furent dans l'agitation. Albert arriva. On avait couché Werther sur le lit, le front bandé. Sou visage portait l'empreinte de la mort; il ne remuait aucun membre; ses poumons râlaient encore d'une manière effrayante, tantôt plus faiblement, tantôt plus fort; on n'attendait que son dernier soupir.
Il n'avait bu qu'un seul verre de vin. Emilia Galotti était ouverte sur son bureau.
La consternation d'Albert, le désespoir de Charlotte, ne sauraient s'exprimer.
Le vieux bailli accourut ému et troublé; il embrassa le mourant, en l'arrosant de larmes. Les plus âgés de ses fils arrivèrent bientôt après lui, à pied; ils tombèrent à côté du lit, en proie à la plus violente douleur, et baisèrent les mains et le visage de leur ami; l'ainé, celui qu'il avait toujours aimé le plus, s'était collé à ses lèvres, et y resta jusqu'à ce qu'il fût expiré; on l'en détacha par force. Il mourut à midi. La présence du bailli et les mesures qu'il prit prévinrent un attroupement. Il le fit enterrer de nuit, vers les onze heures, dans l'endroit qu'il s'était choisi. Le vieillard et ses fils suivirent le convoi. Albert n'en avait pas la force. On craignit pour la vie de Charlotte. Des journaliers le portèrent; aucun ecclésiastique ne l'accompagna.
FIN