Yvonne
YVONNE
PAR
ÉDOUARD DELPIT
PARIS
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES
3, RUE AUBER, 3
1890
Droits de reproduction et de traduction réservés.
A MADAME LA PRINCESSE BRANCOVAN
GRANDE DAME ET GRANDE ARTISTE
TRÈS HUMBLE HOMMAGE DE L'AUTEUR
E. D.
YVONNE
I
Sous les ruissellements du soleil, la campagne semblait se recueillir. Les mûriers penchaient leurs feuilles, les fleurs courbaient la tête. Pas un souffle de vent parmi les trembles, un chant d'oiseau le long des haies, une voix humaine à travers l'espace. Seul, le bruit du Rhône précipitant ses flots. Au loin, dans la fluidité de l'espace, Viviers, son antique cathédrale, ses jardins célèbres; puis des hameaux, des granges, des maisons enfouies sous les arbres comme une odalisque sous ses voiles. Des montagnes aux contours étranges encadraient le paysage, à l'horizon. Sur les bords du fleuve se déroulait un interminable écheveau de terres coupées de collines, arides pâturages où les troupeaux étendus dormaient, avec leurs bergers.
Un de ces troupeaux était gardé par un enfant d'une douzaine d'années, qui dormait aussi, la tête appuyée sur une pierre. Ses cheveux blonds, son teint blanc, malgré le hâle, dénotaient une origine étrangère au Vivarais. Les bras bien modelés, que laissait voir la manche ouverte, montraient par endroits des plaques bleuâtres, et la figure délicate conservait jusque dans le sommeil une expression de crainte et de souffrance. Sa lassitude était extrême, sans doute, car il n'ouvrit pas les yeux lorsque de légères brises, venues du fleuve, ramenèrent la vie dans la plaine. Le troupeau, livré à lui-même, commença de brouter les mûriers et se dispersa tout à coup devant deux chasseurs de papillons—des enfants, comme l'autre—qui l'effarouchaient de leurs poches de gaze. Quand le dormeur s'éveilla, moutons et chiens avaient disparu. Croyant rêver encore, il examina les alentours déserts. Une frayeur le prit. D'un bond il escalada la colline, les pieds nus insensibles aux morsures des pierres. Si loin que portât son regard, il ne put découvrir la trace des fugitifs. Il redescendit vers le fleuve, continua de courir au bord de l'eau, appelant, épiant, cherchant. Alors, les tempes baignées de sueur, épuisé de fatigue, mourant d'épouvante, il se laissa choir sur la rive. Qu'allait-il faire? Que dirait M. Benoît, le terrible granger, son maître, devant ce désastre d'un troupeau perdu? Jamais il n'oserait rentrer.
Des pâtres de son âge, qui ramenaient leur bétail, car c'était maintenant presque la tombée du jour, passèrent près de lui, sur le chemin. Il s'enquit d'eux si, par grand bonheur, ils ne lui pouvaient donner quelque indication. Même dans l'innocente enfance il y a déjà de l'homme mauvais: des injures accueillirent sa demande; des mots atroces dits le rire aux dents, ce soufflet d'une tare jetée en plein visage, comme une honte dont on est responsable, n'eût-on rien fait au monde pour la mériter. De ces lèvres d'anges—quels anges!—s'échappaient, incomprises peut-être, à coup sûr sanglantes d'intention, les appellations habituelles: «Rebut d'hospice... Être sans père ni mère...» Il courba la tête. La bande s'excitait en parlant, sa colère montait contre l'audacieux, l'intrus, le paria. Et comme il faisait mine de se défendre, elle se rua sur lui, ramassa des pierres et l'en poursuivit, criant: «A l'enfant trouvé! à l'enfant trouvé!» avec autant de répulsion et d'ardeur qu'elle eût crié au loup. Peut-être la pitié n'est-elle pas un instinct. Le malheureux s'abattit contre la haie où il dormait tout à l'heure. Il était à bout. Qu'on le tuât, ce serait fini, tant mieux!
Un secours lui vint dans la personne des chasseurs de papillons. A leur vue, les pâtres s'arrêtèrent, chuchotèrent deux noms: «M. Gaston... mademoiselle Blanche...» et déguerpirent. Ce n'était point le compte de «M. Gaston», qui se lança, furieux, sur leurs pas, agitant son roseau garni de gaze et s'époumonant derrière eux:
—Je le dirai à mon père. Je le dirai.
Au lieu de l'imiter et de courir sus aux agresseurs, la petite fille s'approcha de leur victime.
—Ils t'ont blessé avec leurs pierres?
—Non, mademoiselle.
—Que leur avais-tu fait?
—Je les interrogeais sur mon troupeau. Je l'ai perdu. Comme je suis un enfant trouvé, ils ne veulent pas que je leur parle.
Des larmes brillaient en ses yeux bleus. Il paraissait si triste; la petite fille se jeta à son cou, dans un besoin de consoler, surprise que personne ne l'aimât, le pauvre, n'admettant point que quelqu'un subît cette grosse injustice de vivre sans tendresse. Il avait l'air affectueux et doux, il était gentil malgré ses haillons et on le traitait en bête sauvage! Elle le questionna de nouveau:
—Comment t'appelles-tu?
—Robert.
—Eh bien, Robert, je serai ton amie.
Gaston, revenu de sa belliqueuse expédition, n'était pas sans remords: leur espièglerie seule mettait en fuite le troupeau de Robert et risquait de faire lapider l'enfant.
—Je ne sais où il est, dit-il; c'est nous qui l'avons effrayé pendant que tu dormais. Notre granger va t'aider à le rassembler. Tu seras un peu en retard, voilà tout.
Le soir, quand Robert retrouva son taudis, il n'y retrouva pas son sommeil accoutumé. Pour le retard, M. Benoît lui labourait l'échine à coups de gaule; à peine en sentait-il les meurtrissures, il songeait à l'étreinte charitable de deux bras d'enfant, aux baisers de lèvres vermeilles sur son visage de conspué. Autrefois, on l'embrassait ainsi, on le berçait ainsi d'un sourire. Les chants célestes lui bourdonnant au cœur, un peu de joie suffisait à les y faire renaître. En arrivant chez M. Benoît, voilà bien des années, il gardait des tendresses, des attaches, des regrets de choses que, depuis, obscurcissait le temps. A force de mauvais traitements et de misères, M. Benoît s'imaginait les avoir tués; une fée venait de les ressusciter. Robert cherchait à grouper ses souvenances lointaines, figures effacées de personnes, paroles sans suite, bribes d'airs harmonieux; il cherchait à revivre l'époque, perdue dans la brume, où il riait. Peut-être que d'y penser lui ferait revoir son pays. Son pays! Ce n'était pas comme le Vivarais, cela ne se ressemblait point. Le Vivarais était beau; mais, là-bas! Il se rappelait une nappe sans limites, bleue avec des moirures vertes, pailletée d'or et d'écume blanche, qui rejoignait le ciel et qui grondait. Il la voyait autrefois, autrefois, quand on l'embrassait.
A dater de ce jour, l'existence animale, la seule possible chez Benoît, cessa brusquement. Il ne faut aux fleurs, pour éclore, qu'une goutte de pluie et un rayon de soleil. Une amitié rouvrait le trésor d'il ne savait quelles richesses intimes l'emplissant de joies inespérées et du bonheur de vivre. Dans la rosée des aurores, sur le sommet des coteaux, il écoutait les mille voix de la nature saluer le lever du jour. Sous la brûlure des rudes midis, dans le silence accablé de la plaine, il écoutait les harmonies profondes sourdre de l'assoupissement des solitudes. Le soir, oublié de tous, couché au bord du fleuve, il écoutait les cadences argentines sortir du cliquetis des flots. C'était une fête continuelle, peuplée de fantômes involontaires, de visions brillantes, de formes inexplicables, où se détachait le pur éclat de deux yeux châtain clair, très tendres, fouillant les siens. La complicité de l'âme fait les trois quarts de nos bonheurs. Il était heureux, quoique son pain restât aussi noir, M. Benoît aussi brutal, aussi dure sa vie. Il cueillait des fleurs dans la montagne, et, en passant devant la Riveraine, maison de mademoiselle Blanche, les offrait à la petite fille, qui jouait toujours sur la pelouse le soir; elle disait un «merci» gracieux, en demandait d'autres pour le lendemain. Fruits sauvages, insectes bizarres, nids d'oiseaux, pierres curieuses, ce fut un tribut quotidien. Il pouvait donc revenir, et lui, qui ne possédait rien, donner quelque chose! Mademoiselle Blanche battait des mains à chaque offrande.
L'excès même de sa joie faillit en compromettre la durée, car madame Laffont, sa mère, en prit ombrage. D'abord tolérante, elle se fatigua vite de ce quasi-pèlerinage, où la dévotion risquait de tourner à la camaraderie. Afin de supprimer des rapports inadmissibles entre enfants de conditions si différentes, elle interdit le jardin aux heures où passait Robert. Madame Laffont était de ces femmes excellentes, mais d'un maniement difficile, que la vie au grand air, la nécessité de commander à beaucoup de serviteurs, peut-être aussi certaines dispositions naturelles font d'une brusquerie masculine et qui vous disent: «Comment vous portez-vous?» avec des trépidations de tonnerre. Les termes suraigus dont elle usa pour notifier sa volonté provoquèrent une tempête de sanglots. M. Laffont en vit le résultat sous la forme de paupières aussi gonflées que rouges. Il s'enquit du motif et leva la défense. Il raillait les préjugés de sa femme. A l'âge de Blanche, on pouvait recevoir les bouquets d'un gamin. On le devait même. Si les déshérités n'ont qu'une manière de témoigner leur reconnaissance, il est bon que les privilégiés n'y mettent point d'entrave. Au surplus, dans le cas particulier, Robert, par sa tenue parfaite et sa réserve, tranchait sur le commun de son espèce. La sévérité était donc hors de propos. Madame Laffont eut un plongeon de soumission, doublé d'une toux à ébranler les murailles.
Un jour que M. Laffont se promenait à quelques portées de fusil de la Riveraine, tandis qu'il côtoyait un ravin désert, un phénomène assez singulier captiva son attention: on chantait au-dessus de sa tête. Le fait, en soi, n'offrait rien de miraculeux, ni même d'extraordinaire; mais là où il se compliquait, c'est qu'on chantait une berceuse de Schumann. En ces montagnes, parmi ce peuple de pâtres, cela ne laissait point de rompre en visière à toutes les traditions. Qui diantre pouvait être le virtuose? Il gravit la pente, gagna le sommet du tertre. Au milieu de ses moutons, Robert, couché sur le dos, les mains sous le crâne, avait les yeux perdus dans le rêve.
—Comment! c'est toi? dit le propriétaire de la Riveraine. D'où sais-tu ce que tu chantes?
—On m'endormait autrefois avec cet air. La fin m'échappe.
—La reconnaîtrais-tu, si tu l'entendais?
M. Laffont fredonna quelques notes. Robert le dévorait des yeux.
—Oui, oui, dit-il.
Et de sa voix pure, d'un bout à l'autre, sans hésiter cette fois, il modula le chef-d'œuvre retrouvé. M. Laffont s'assit près de lui. Cet instinct musical l'émerveillait, l'attirait vers la créature aux traits fins, qui chantait à la manière des rossignols, sans les leçons de personne.
—Tu n'es pas du pays. D'où es-tu?
—Je l'ignore. J'ignore même depuis combien d'années je suis aux Mérilles, chez M. Benoît. Mais là où j'étais avant d'être ici, on m'aimait.
L'enfant poussa un soupir qui remua M. Laffont.
—Pauvre petit! dit le père de Blanche, en mettant une caresse aux boucles emmêlées des cheveux blonds.
C'était prendre le cœur de Robert, qui conta tout d'une haleine le peu qu'il savait de l'autrefois, son existence misérable, ses récents bonheurs et sa gratitude pour Blanche. M. Laffont songeait, en l'écoutant, que Dieu venait, selon toute apparence, de placer un devoir sur sa route.
Avant de rentrer à la Riveraine, il alla chez Benoît, le pressa de questions. D'où tenait-il Robert? Quelle était sa famille? L'autre se barricadait avec rage dans l'hospice des Enfants-Trouvés. Une famille, à ceux qu'on ramassait en pareil lieu? M. Laffont insista: Robert se rappelait ses parents, son pays, dépeignait la mer, gardait un souvenir vague, pourtant positif, de choses que le très bas âge ne remarque pas; il n'était donc plus au berceau lorsqu'on le prenait aux Mérilles. Soutenu par le regard de sa femme qui, derrière l'interlocuteur, faisait des signes impérieux, Benoît s'embrouillait à dessein en des apostrophes contre le pâtre et des dithyrambes à leur gloire personnelle, dont la conclusion la plus nette fut que sa digne moitié et lui représentaient la charité dans ce bas-monde, où Robert incarnait l'ingratitude. L'embarras, la colère, les refus de répondre accrurent chez M. Laffont la certitude d'un mystère intéressant sur la piste duquel il remerciait la berceuse de Schumann de l'avoir mis, que l'attitude bizarre du rustre rendait plus piquant, et qu'il se promit de tirer au clair.
Un formidable geste de menace ponctua sa sortie. Ah! le vagabond parlait, se souvenait, faisait devant les curieux craquer sa peau? on la lui tannerait donc.
—Prends garde! dit la femme. Ta main est lourde. Tu vas le tuer ou l'estropier. Avec l'intonation paisible d'une bonne commerçante soucieuse avant tout des profits de la caisse, elle ajouta: En trouverions-nous un autre pour le remplacer, comme la dernière fois?
Un grognement de bête accueillit l'observation. Benoît détestait qu'on lui ressassât l'histoire: un petit disparu, sans que personne s'en fût douté, un second venant à point et laissant les comptes en règle à l'endroit de l'hospice. Tête d'enfant pour tête d'enfant. Rien ne se ressemble davantage—à distance.
—D'ailleurs, et la dame? reprit la ménagère.
—Elle se soucie bien de lui! Elle recommandait de le traiter comme un cheval; cela revenait à dire de le supprimer.
M. Laffont appartenait à une famille fixée de temps immémorial dans le Vivarais. Jadis considérable, le patrimoine, à la révolution de 1830, se trouva presque dévoré. M. Laffont se contenta des bribes: entre sa femme, son fils et sa fille, elles lui permettaient encore le bonheur. Tout le pays appréciait son excessive bonté, sa façon d'être douce aux plus humbles. Cette bonté traditionnelle fut à peine en éveil au sujet de Robert, qu'il mit tout en œuvre afin de se guider dans ce méandre obscur. Il commença d'abord; et sous cape, une sorte d'enquête. Le maître des Mérilles, jadis obéré de dettes, levait en peu de temps ses hypothèques, arrondissait son domaine, grâce à un legs, disait-il. Certains parlèrent d'absences mystérieuses de madame Benoît, suivies de l'apparition du pâtre Robert, quelque sept ou huit ans plus tôt. La version générale fixait à sa naissance l'entrée de Robert aux Mérilles: il venait de l'hospice de Lyon et l'administration le laissait là, sans doute par oubli.
M. Laffont se perdait en ces contradictions.
Le premier valet de charrue des Mérilles, Antoine, y jeta une pointe de drame: tout le monde avait raison et tout le monde avait tort. Oui, l'arrivée de Robert datait de sept ans, quoiqu'il fût là depuis le berceau, soit douze années; Robert était un joli garçon, bien découplé, blond, facile à vivre, quoiqu'on l'eût connu petit, malingre, avec des cheveux couleur d'étoupe, plus méchant qu'une fouine. Il se passait des choses bizarres à la barbe du bon Dieu, et même à celle de la justice; mais on le hacherait en morceaux, lui Antoine, avant d'obtenir une parole sur un sujet aussi délicat. Madame Benoît le tenait en quelque estime; on en causait assez dans le bourg, les commères aux veillées s'y affilaient la langue; on ne manquerait pas de croire qu'il se voulait débarrasser du mari en l'envoyant aux galères.
—Surtout, monsieur, mettons que je ne vous ai rien conté. Si l'un des enfants a pris la place de l'autre, tant mieux, c'est leur affaire; et s'il y en a un d'enterré dans un creux du Rhône, tant pis, qu'il y reste!
L'accusation était grave, M. Laffont répugna de s'y arrêter. Mais plus s'épaississait le mystère, plus il se livrait aux conjectures. La moins invraisemblable fut que Robert était né d'une faute dissimulée avec la complicité des Benoît. Ceux-ci recevaient apparemment le prix de leur silence; ils se tairaient toujours. Alors à quoi se résoudre? Faire çà et là venir l'enfant, cultiver ses dispositions naturelles, lui faciliter les moyens de s'affranchir d'une existence misérable? Sans doute, mais après? L'heure de l'abandon sonnerait vite, la situation à la Riveraine interdisant de trop lourds sacrifices; que deviendrait Robert, une fois seul, dénué de ressources, avec des soifs de gloire, si vraiment ses instincts d'artiste étaient une vocation? Aurait-il l'énergie de se créer une place au soleil? Mieux valait le laisser à son ignorance. On ne regrette pas l'inconnu. Et de ceux qui, partis enfiévrés par le rêve, s'en reviennent meurtris par la réalité, le martyrologe est si long! Toutefois, avant de se décider, il voulut le revoir. Inutilement il le chercha dans la campagne. Le petit pâtre ne gardait plus le troupeau des Mérilles, madame Benoît le remplaçait. Plusieurs jours s'écoulèrent. Blanche se plaignit d'être oubliée. Que devenaient les fleurs sauvages, les pierres curieuses, les nids d'oiseaux, et celui qui, d'habitude, les apportait chaque soir? De son côté, Gaston fouilla en vain les bords du Rhône, les coteaux ardus, les haies de mûriers. Aussi madame Laffont triomphait-elle. Jamais sa voix sonore ne lança d'aussi claires fanfares. Le triomphe fut de courte durée, Blanche et Gaston ayant décidé leur père à les conduire aux Mérilles.
—Aux Mérilles!
Ce cri de révolte eût rendu l'ouïe aux sourds. Elle le couvrit, par déférence conjugale, d'un fracas d'ordres lancés de droite et de gauche, d'autant que, si elle n'en pouvait croire ses oreilles, force lui était bien d'en croire ses yeux qui lui montraient le trio déjà loin dans l'avenue.
La maison était déserte, les travailleurs vaquaient au loin, dans les champs. Comme Blanche poussait la porte d'une étable, elle se cramponna, très pâle, contre Gaston: Robert était là, gisant sur un tas de paille, le corps couvert d'ecchymoses, un genou luxé. Près de lui, une jatte d'eau et un morceau de pain. M. Laffont resta stupéfait. Antoine, avec ses sous-entendus, n'inventait donc rien? Le malingre, aux cheveux d'étoupe, avait donc vécu, puis cessé de vivre? Et un autre supplice recommençait le supplice ancien? Les lois permettaient de semblables choses, la barbarie en pleine civilisation, le meurtre raffiné, lent, inexorable, sans personne pour l'empêcher ou le punir. On ne calcule pas sous le coup de certaines émotions. Il prit Robert en ses bras, fit signe aux enfants de le suivre et, d'une traite, gagna la Riveraine.
—Tu es fou! vociféra madame Laffont, l'entendant presser les domestiques, faire dresser un lit dans sa chambre, demander le médecin.
Il s'occupait bien d'elle! L'état de Robert, il se l'imputait à crime, s'en jugeant responsable. Le pauvre être, sans doute, serait encore sur ses jambes si l'on ne s'était mêlé d'interroger l'odieux Benoît, ou si, l'interrogatoire fini, l'on eût pris le parti que commandait la charité la plus vulgaire. Madame Laffont, mielleuse d'aspect, clama plus qu'elle ne dit:
—Que comptes-tu faire?
—L'élever avec Gaston.
—Dans notre position de fortune?...
—Un cheval de moins à l'écurie, un enfant de plus à table, cela fait la balance. Nous sommes même capables d'en être plus riches.
Il souriait, parce que sa résolution était inébranlable; les airs de gaieté cachaient une arrière-pensée de devoir. Comme d'habitude, elle se résigna, en bramant sur un autre sujet. Adoption absurde; mais, le maître décrétant, l'esclave se soumettait, du moins à l'extérieur. Il s'en fallut toutefois que Robert montât dans ses tendresses.
Celui-ci se croyait le jouet d'une hallucination. Peu de jours après, il put se lever et commencer sa nouvelle existence. A la vérité, l'apparition et le courroux de Benoît jetèrent une ombre sur ses premières extases. Le paysan n'entendait point qu'on le dépouillât de haute lutte. Pour un peu, il eût crié au vol. L'attitude de M. Laffont l'assouplit comme une liane. Il trembla même à de certains mots, mit sur le compte d'une ivresse fictive ses brutalités envers le pâtre et, la tête dérangée par la vision d'un petit spectre aux cheveux d'étoupe, chercha sa justification dans une avalanche de preuves: oui, l'ancien nourrisson était mort, tout naturellement, de sa belle mort, et Robert tenait sa place pour obliger une personne que lui, Benoît, ne connaissait point. C'était le secret de sa femme. Jamais elle n'avait consenti même à dire le nom. Tout ce qu'il savait, c'est que, découverte, l'existence de Robert mettrait en péril l'honneur et la vie de bien des gens.
M. Laffont ne crut pas devoir jouer au justicier. Du maudit, il se contenterait de faire un heureux. Sur un point, d'ailleurs, ses incertitudes cessèrent: à n'en pas douter, Robert était d'une origine élevée. Le luxe relatif de la Riveraine le laissait très calme. Lorsque Gaston ou Blanche lui montraient des objets inconnus aux pauvres chaumières du pays, il en devinait l'emploi. Son protecteur, en l'étudiant, surprit des éclairs de fierté douce, une étonnante délicatesse contre lesquelles n'avaient pu prévaloir les humiliations ni la rude poigne de la misère. Il était de bonne trempe, ce cœur comprimé si longtemps.
Et la petite fée des premières extases, comme elle planait naguère sur les abandons du désespoir, s'incarna dans les poussées de fièvre du bonheur. Robert la cherchait, l'entendait, la voyait partout. Elle était le meilleur de lui-même, sa sœur et son étoile, sa conscience vivante marchant devant lui. Riche des trésors accumulés, il avait encore des provisions de tendresse pour son bienfaiteur, pour Gaston, même pour l'orageuse madame Laffont, quoiqu'elle lui fût souvent revêche.
Les années passèrent. Les deux jeunes gens travaillaient ensemble. L'ancien pâtre des Mérilles s'était rapidement mis au niveau de l'héritier un peu paresseux de la Riveraine. Sa prompte intelligence se doublait d'une véritable soif de science. D'ailleurs, le désir de contenter son père adoptif aurait suffi à lui faire faire des prodiges. Ses merveilleuses dispositions musicales permirent à M. Laffont de se livrer à l'enseignement de son art favori. M. Laffont était un incomparable virtuose auquel le génie créateur faisait totalement défaut. Il excellait à traduire l'âme des maîtres, mais ses propres inspirations grondaient pêle-mêle en son cerveau, comme les ruches incapables d'essaimer faute d'une reine. Sa science profonde ne parvenait pas à tirer du chaos l'idée mère autour de laquelle se coordonneraient les autres. Cette stérilité était sa plaie secrète. Elle le rongeait, sans que personne, autour de lui, soupçonnât les luttes solitaires et cruelles entre de superbes envolées et la paralysie géniale. Aussi quelle passion à suivre les progrès de Robert! Son élève serait-il plus heureux que lui? Le souffle divin le traverserait-il? L'impuissant donnerait-il au monde en cet artiste une œuvre plus belle encore que toutes les œuvres inutilement rêvées? Bientôt la blessure saignante se cicatrisa. Robert, à son insu, y versait le baume de ses premières mélodies.
—Tu seras ma gloire, disait M. Laffont, en posant la main sur la tête bouclée tendue vers lui.
Ce bonheur du père centupla celui de Robert. Le cœur était à l'étroit dans sa poitrine pour contenir le trop-plein de ses allégresses. Des pensées tumultueuses affluaient à son esprit, qui devait beaucoup de sa maturité précoce à la vieille géhenne des Mérilles. De ce temps, les derniers mois avaient été d'une influence énorme. La voix des choses, dans ses journées de garde, l'appelait vers les espaces mystérieux où maintenant il continuait d'errer, ravi par le cantique des harmonies universelles. Au seuil de ce pays des songes, devenu sa seconde patrie, surgissait une figure radieuse, le sourire d'une sœur, la grâce d'un enfant. Et l'enfant l'avait pris par la main et conduit où il était. S'il se souvenait des misères passées, c'était pour mieux apprécier les félicités présentes. S'il pouvait dire à toutes les douleurs: «Je vous connais comme moi-même», il pouvait dire à toutes les joies: «Je vous connais comme elle». Et par elle, pour elle, il formulait les unes et les autres en notes d'un rythme pénétrant, tour à tour sanglots ou fanfares.
Blanche écoutait, près de M. Laffont en extase. M. Laffont les contemplait alors, elle, l'enthousiaste, si jolie, Robert superbe, la taille élancée, avec sa distinction native, ses yeux bleus tantôt pleins de flammes, tantôt alanguis de tendresses. On eût dit qu'il les associait, en son for intérieur, pour quelque future et commune destinée où, lui disparu, sa fille trouvât dans l'artiste le guide et l'appui de sa jeunesse. Car il ne se sentait pas bien depuis plusieurs semaines. Un jour, ses enfants l'entouraient. Assis au salon, il suivait à travers les vitres les nuages chassés par le vent vers la Méditerranée. La mélancolie de l'hiver le pénétrait. Tant de lassitude l'accablait qu'une angoisse l'oppressa. Serait-ce la fin? Il fallait savoir la vérité, à cause de Robert. Que deviendrait Robert, sans lui? Instinctivement, ses yeux le cherchèrent. Il était là, presque agenouillé devant son fauteuil, épiant sur ce cher visage les ravages du mal.
—Joue-moi quelque chose, dit M. Laffont.
—J'ai commencé une «chanson d'avril», la voulez-vous?
Les gaietés de la chanson d'avril expirèrent sous les doigts du musicien. Une tristesse l'envahissait qui, malgré lui, pleurait sur le clavier. Que signifiait-elle donc? Son père était souffrant, rien de plus. Il l'aurait voulu bercer, endormir avec de joyeux accords; pourquoi son âme se lamentait-elle en un déchirement plus fort que sa volonté? Robert se raidit, tenta de commander au rythme, mais le rythme égrena, comme un collier de perles, les larmes qu'il ne pouvait retenir. M. Laffont regarda Blanche: elle frissonnait.
—Oui, dit-il, tu as compris, il m'aime bien, il chante pour moi le chant du cygne.
Robert devina plus qu'il n'entendit. En un bond, il fut aux pieds de son bienfaiteur.
—Je ne suis pas inspiré, aujourd'hui.
—Si... si...
La main tremblante du malade chercha la tête où se plaisaient tant ses caresses, les yeux devinrent fixes. Il était mort, un dernier sourire creusé au coin des lèvres, une dernière larme perlant aux cils.
Les cris de désespoir de madame Laffont ne furent égalés que par ses hurlements de fureur contre Robert; c'était lui, son infernal vacarme qui empêchaient d'appeler au secours. Avoir le cœur de martyriser un piano pendant que se mourait celui auquel il devait tout! Un autre l'aurait prévenue, elle était à côté, elle eût sauvé son mari... En un quart d'heure, l'excellente femme se dédommagea de la contrainte subie durant des années. Il n'aurait pas fallu la pousser beaucoup pour qu'elle fît de Robert un assassin. Quoi qu'il en soit, elle prenait la direction souveraine de la maison et commença tout de suite son rôle de maîtresse sans partage.
Gaston et Robert ne pensaient qu'à leur chagrin. Une épouvante les glaçait en face du coup navrant. Ils se sentaient désarmés et s'appuyaient l'un sur l'autre, comme pour tirer une force de leurs deux faiblesses. Quand le mort fut dans la bière, Blanche vint lui dire un suprême adieu. Son visage était gonflé de pleurs, elle apparaissait très pâle sous sa robe noire. Robert la prit contre lui.
—Ma pauvre sœur! ma pauvre petite orpheline.
Elle eut un brisement de la voix:
—Et toi, dit-elle, deux fois orphelin, maintenant!
Madame Laffont restait, en réalité, plus absolue maîtresse qu'elle ne l'imagina d'abord, son mari n'ayant pas laissé de testament. Le malheureux homme ne prévoyait guère une fin si prompte. Or, non seulement l'introduction de Robert chez eux n'avait jamais été du goût de madame Laffont, mais sa rancune se doublait de ses déceptions maternelles: Robert était plus beau et plus travailleur que Gaston. Elle eut quelques entrevues, aux Mérilles, avec les Benoît; puis, un beau matin, elle annonça qu'elle emmenait les garçons à Paris.
—Pourquoi faire? demanda Gaston.
—Pour que tu y achèves tes études.
—Avec Robert?
—Tu verras bien.
Le lendemain, les trois voyageurs quittaient la Riveraine. Blanche embrassa tristement ses frères et resta sur la route, leur envoyant des baisers. Tant qu'il put la voir, Robert demeura penché à la portière. Quand la silhouette se fut effacée dans le lointain, quand le dernier morceau de terre de la Riveraine eut disparu, il se blottit en son coin, désolé mais résolu devant l'incertain où madame Laffont le conduisait d'un air de victoire.
II
—Madame la baronne reçoit-elle? demanda un valet de chambre debout au seuil du boudoir.
Il n'obtint aucune réponse, fit deux pas vers une chaise longue où une femme était étendue, et répéta: «Madame la baronne...» Il n'eut pas le temps d'achever, on l'interrompit brusquement:
—J'ai commandé de me laisser tranquille.
—La personne insiste tellement...
—Qui?
—Une étrangère.
—Dites que ce n'est pas mon heure.
Le valet de chambre s'éclipsa, suivi d'un bâillement et du bruit d'une lettre froissée par de petites mains nerveuses.
La baronne Léonie de Randières en froissait souvent de pareilles depuis quelque temps; jamais, peut-être, elle n'y mit cette impatience. Elle était en un de ces jours noirs où l'on n'a plus la force de se mentir à soi-même, surtout quand personne ne pousse au mensonge. La lettre venait du dernier homme qu'elle eût distingué, un contre-amiral, en croisière aux Indes. L'enjouement du style, la rondeur, l'absence de toute sentimentalité témoignaient jusqu'à l'évidence que désormais, pour l'auteur, la destinataire entrait dans le cadre des amies respectables. Plus de traces du piédestal où Léonie éprouvait tant d'orgueil à se laisser mettre et d'où elle éprouvait encore plus de plaisir à se laisser choir.
Au dire des méchantes langues, ç'avait été une variation de socles continuelle. Peut-être se vengeait-on par là de sa chance d'antan, lorsque, jolie certes, mais pauvre, elle épousait un vieillard millionnaire. Quoi qu'il en soit, les apparences sauves, sa tenue extérieure d'une correction toujours parfaite, elle gardait ses entrées dans les salons les plus collet monté où ses alliances, son nom et la fortune héritée du mari permettaient de faire grande figure. Par malheur, une ombre s'étendait sur la grande figure, l'ombre des soleils couchants, qui gagne de proche en proche et avec une telle rapidité! C'en était effrayant. Depuis deux ou trois hivers, elle essayait bien encore de nourrir quelque illusion, le contre-amiral avait la galanterie de l'y aider. Lui parti, l'illusion tomba. Des lassitudes, des énervements, jusqu'aux lettres indiennes plaidaient contre l'éternelle jeunesse. Il fallait abdiquer, son règne était clos. Alors que lui restait-il? Rien dans le présent, rien dans l'avenir. Quant au passé... Certaines cendres ne se refroidissent jamais, sans quoi l'enfer lui-même finirait par être habitable. Léonie, en veine d'examen de conscience, se rembrunit de plus en plus. Quelque chose de son passé la brûlait, ainsi qu'un fer rouge: un amour extravagant, de l'adoration et de la fureur, tout au début de son mariage, un gentilhomme breton, presque aussi jeune qu'elle... Comme elle l'avait aimé! Comme il l'avait trahie! Comme elle s'était vengée! Oui, cruellement. En éprouverait-elle du remords? Pourquoi? Elle rendait le mal pour le mal. A vie brisée, vie empoisonnée. Quittes! Eh! non, en dépit d'elle-même, elle ne s'absolvait plus. Si lâche qu'eût été la trahison, sa vengeance était impardonnable. Elle s'étourdissait jusqu'ici, noyée dans le tourbillon de tous les plaisirs, cherchant et trouvant l'oubli dans l'émotion de toutes les heures. Mais seule, avec ses songeries...
Le valet de chambre reparut.
—Cette dame refuse de s'en aller.
—Madame Laffont. Une quêteuse sans doute. Faites entrer.
Du temps qu'elle n'était pas la maîtresse absolue, madame Laffont avait la spécialité de remplir avec tapage les volontés d'autrui; dans l'exécution de ses propres desseins, elle apportait plus de calme. Elle s'avança fort correctement vers la baronne de Randières, la salua d'un air tranquille et, s'effaçant pour désigner Robert:
—Je vous amène, dit-elle, l'enfant que vous avez confié à madame Benoît, aux Mérilles.
—Mon Dieu!
Les pupilles dilatées, les bras en avant, Léonie recula, titubant, jusqu'à la chaise longue où elle tomba écrasée. Robert ne la quittait pas des yeux. Elle se cacha le visage, incapable de supporter l'éclair de ces prunelles bleues qui la transperçait, et balbutia:
—Je le croyais mort.
Madame Laffont fut assez satisfaite de l'effet produit; on ne niait pas, il fallait profiter de l'effarement.
—Il y a sept ans que Robert n'est plus aux Mérilles. Vous l'ignoriez, je vois. Mon mari l'avait recueilli. Les Benoît n'ont pu s'y opposer, M. Laffont ayant découvert certains détails très graves qui les mettaient à sa merci.
Léonie se dressa, comme mue par un ressort. On savait l'origine de l'enfant?
—Non, reprit la veuve impassible. C'est le seul point qu'il ne lui ait pas été donné d'éclaircir. Mais il connaissait le subterfuge au moyen duquel on a fourni à Robert un état civil qui n'est pas le sien.
—Passons, passons. Que désirez-vous?
—Il l'a donc recueilli, instruit, élevé avec notre fils. Par malheur, il est mort. Mes modestes ressources ne me permettent pas de faire profiter un étranger du patrimoine de mes enfants. J'ai voulu, néanmoins, remplir jusqu'au bout mon devoir envers lui. C'est à vous que je devais le ramener, je vous le laisse. Et, s'adressant au jeune homme, immobile en son coin: Adieu, Robert, dit-elle.
Après sept ans d'existence commune, Robert s'était attaché à madame Laffont, la femme de son bienfaiteur, la mère de Blanche et de Gaston. Malgré l'antipathie jamais dissimulée, il comptait du moins sur une étreinte affectueuse, un mot de revoir, et, non contente de le bannir du foyer familial, elle le quittait presque en ennemie. C'était lui déchirer deux fois le cœur, comme si se brisait le dernier lien par où il tînt encore à la Riveraine. Rien du cher passé ne subsisterait plus derrière elle.
—Je vous en prie, supplia-t-il, ne m'abandonnez pas tout de suite.
Elle fit un petit signe de la tête, répéta tranquillement: «Adieu!» salua madame de Randières en vieille connaissance et sortit.
Pour la première fois, Robert eut une révolte. La conduite de madame Laffont l'ulcérait; l'attitude de l'inconnue, le mystère qui planait entre eux le martyrisaient. Évidemment cette femme lui tenait de près, puisqu'elle disposait de sa vie quand il était enfant. Au sort qu'elle lui faisait à cette époque, il pouvait calculer son degré d'affection. C'était en de pareilles mains qu'on le remettait. Peut-être le croyait-elle complice d'une démarche où saignaient toutes ses fiertés. Il éprouva le besoin de protester, de s'affranchir par avance d'une tutelle dont il ne voulait à aucun prix.
—Madame, s'écria-t-il, si l'on m'avait averti, je ne serais point devant vous. Pouvais-je prévoir qu'on m'allait jeter à votre tête, comme vous m'avez jeté dans un coin, jadis?
Léonie sortait de sa stupeur. Oh! ces yeux, cette voix!
—Je m'en vais donc, continua Robert. Mais, avant de sortir, je veux savoir qui je suis.
Comme elle frissonnait, il reprit:
—Oh! ne craignez rien. Je n'ai ni le moyen ni le désir de m'imposer. Je souhaite d'être fixé, pour pleurer mes parents s'ils sont morts, pour les plaindre s'ils sont vivants. Voilà tout.
Madame de Randières était en proie à un trouble excessif. Elle hésitait, le visage livide, les lèvres mordues jusqu'au sang, afin de les contraindre au silence. Surtout le regard de Robert—ce regard qu'elle essayait de fuir—l'attirait.
—Il m'est défendu de vous répondre, dit-elle.
—Je n'insiste pas.
Il s'inclina, prêt à sortir. Une question l'arrêta:
—Connaissez-vous quelqu'un à Paris?
—Personne.
—Et vous vous en allez seul, au hasard? Avez-vous des ressources?
Avec un geste d'insouciance, un vaillant sourire éclairant sa figure, il répondit:
—La Providence, madame.
Il n'est guère d'ennemis avec lesquels on ne puisse transiger. La conscience est parmi les intraitables. Celle de Léonie alla bon train sur la route des flagellations. La misérable qu'elle était! Oh! l'épouvantable histoire, impossible à rayer de sa vie! Si, du moins, elle avait le courage de réparer! Non, de la peur, une lâcheté nouvelle. Le monde, son passé d'extérieur irréprochable, les sinistres conséquences d'une heure de fièvre où d'autres que Robert expiaient l'amour trahi... comment faire pour que cela ne se dressât point devant elle, glaçant sa volonté? Certes, elle aurait pu tendre la main à Robert, lui dire... Eh! que dire, sans se condamner! Parti, elle le revoyait, avec l'implacable fixité du remords, elle revoyait ces yeux où brillait l'éclair d'autres yeux, elle entendait cette voix pareille à une autre voix. L'obsession la suivit partout, ressuscitant sous ses pas le fantôme des jours disparus. Il était près d'elle, au Bois, dans sa voiture; près d'elle, au théâtre, dans sa loge; près d'elle, à chaque heure du jour et de la nuit. Cette ressemblance frappante qui la pétrifiait, tout le monde ne l'allait-il pas remarquer? On mettrait vite un nom sur ces traits. Elle se figurait Robert rencontré, interrogé, reconnu... Le hasard a de ces fatalités. Robert invoquait la Providence; la Providence n'avait qu'une manière de le protéger: en la châtiant. D'ailleurs, ce serait justice.
Et précisément parce que ç'eût été justice, Léonie tremblait. Elle eut une série de jours mortels. Madame Laffont demeurait invisible, Robert ne reparaissait point. Qu'était-il devenu? Peut-être mourait-il de faim! S'il revenait, elle serait bonne, se l'attacherait, le conduirait à l'étranger pour finir son éducation—et le dépayser. Elle s'occupait de lui avec une sorte de passion. Afin de s'étourdir, elle se lança dans des œuvres de charité. Autrefois, elle se fût lancée ailleurs. Cette volte-face méritoire était le résultat moins des lettres du contre-amiral que de la brusque alerte qui secouait sa vie. Au demeurant, une recrue précieuse, vaguement imprégnée encore des parfums de Satan. On l'accueillit à bras ouverts et, séance tenante, on la chargea d'organiser une fête de bienfaisance dont les apprêts lui valurent une jolie provision de migraines. Elle se donna un mal infini, lança ses amis à travers les coulisses, cueillit leurs étoiles, pâlit sur le programme et, quand elle crut les choses faites, se heurta de toutes parts à d'inextricables difficultés: amours-propres en souffrance, rhumes sur commande, veto de directeurs. Elle ne savait à quel diable se vouer. Un matin, elle sonna:
—Qu'on aille me chercher Willmann.
C'était un vieux professeur de violoncelle, avec qui de temps à autre elle faisait de la musique de chambre. Beaucoup de talent, mais si entêté aux chemins de la bohème qu'il s'était fermé les autres. Aussi disait-il: «La misère est une parricide: je l'engendre, elle me dévore.» Il connaissait tout Paris et, seul, pouvait tirer madame de Randières d'embarras. Elle le mit au courant de ses ennuis: ils surgissaient justement la veille de la solennité. Pas moyen de retarder. Comment faire? S'il ne la sauvait point, elle ne le reverrait de sa vie.
—Voilà bien la justice des femmes, grommela Willmann. Enfin!... Tenez-vous spécialement à une cantatrice?
—Oui, puisque le numéro du programme...
—Pauvre raison, chère madame. Où serait la part de l'imprévu? A la place de la demoiselle, je vous offre un monsieur...
—Célèbre?
—Du tout. C'est ce qui fait son mérite.
Willmann avait aux yeux des pointes de malice. Ses doigts tambourinaient sur les bras du fauteuil quelque marche guerrière. Il haussa les épais sourcils blancs où s'embroussaillait son regard—sa manière de hausser les épaules—Célèbre! Est-ce qu'on est célèbre quand on a le droit de l'être?
—Voulez-vous d'une merveille, chère madame?
—Si j'en veux!
—Alors laissez-moi faire. La bride sur le cou. Je ne puis cependant pas m'engager avant d'avoir vu...
Elle l'interrompit:
—Mais c'est demain, Willmann.
—Demain, parfaitement. J'ai bien l'honneur... Si vous ne me revoyez pas ce soir, dormez tranquille. Ce sera la preuve qu'on a ce qu'il vous faut.
Le lendemain, Léonie retrouva ses forces de mondaine pour jeter le dernier coup d'œil aux préparatifs, distribuer ses grâces, remercier tous ceux qui répondaient à son appel. On la félicitait: charmant, exquis... saynète délicieuse... programme di primo cartello... sans compter l'imprévu, le clou de Willmann. D'où venait-il, celui-là? quelle était sa spécialité? Elle souriait, n'en sachant rien elle-même, goûtant la joie du triomphe, fière de la belle recette à verser entre les mains de sa présidente. Tout à son bavardage, elle ne remarqua point l'entrée de l'artiste amené par Willmann. Les premiers accords lui firent tourner la tête. Elle réprima un cri et resta sans souffle. Robert! Robert, dont le jeu pathétique, tombant comme du ciel sur l'auditoire, le charmait, l'électrisait, le bouleversait jusqu'aux entrailles. Il y avait, dans l'assistance, vingt personnes: la duchesse de Serples, la chanoinesse de Guderille, madame de Lunney, combien d'autres! capables de mettre un nom sur ce visage. On allait l'interroger, s'enquérir de sa vie, elle le voyait la montrant du doigt, elle l'entendait répondre: «Cette femme vous renseignera.» Elle voulait fuir et demeurait immobile, prise par la fatalité qui s'appesantissait sur ses épaules, la condamnait à subir, dans des transes d'une curiosité poignante, la catastrophe prévue depuis deux mois. Elle ne pouvait se rassasier: là, devant elle, Robert! Cette tête qui se transfigurait, vivant la pensée éblouissante du maître, qui la hantait ces derniers temps, non souriante comme à présent, mais terrible comme un de ses plus terribles souvenirs, elle n'avait pas plus la force de s'en détourner que le corps de l'abîme où le vertige attire.
Les applaudissements éclatèrent.
—Un amour, votre artiste, lui cria la vicomtesse de Lerdre, mariée de la veille, à dix-huit ans, et trouvant déjà tous les hommes «des amours».
L'astre nouveau, levé au firmament de l'art, eut une ovation enthousiaste. Il était si jeune, si beau, si plein des tempêtes intérieures où se révèle le génie! On l'entourait et l'accablait d'éloges, de questions; il répondit avec beaucoup de simplicité, d'un ton un peu farouche, mais exempt de gêne ou d'orgueil.
—Enfin, d'où le tient-on, ce prodige? insista la petite de Lerdre; on le dit orphelin, est-ce vrai?
—Oui, répliqua madame de Lunney, Willmann l'assure et prétend que depuis la mort de son père il travaille pour vivre. Qu'était le père?
La vieille duchesse intervint:
—Il a, ce jeune homme, une beauté remarquable. Elle me rappelle les Kercoëth.
—Miséricorde! Dieu le préserve d'autres points de ressemblance avec les Kercoëth! dit la chanoinesse de Guderille.
—C'étaient de belles âmes, prononça la duchesse.
Léonie était plus blanche que ses dentelles. Willmann lui conduisit Robert.
—Avais-je raison? Et, présentant l'artiste: monsieur Robert.
Robert s'inclina comme s'il la voyait pour la première fois. Elle essaya de le complimenter, les paroles s'arrêtèrent dans sa gorge.
—Vous êtes souffrante? interrogea Willmann.
—La chaleur...
Le violoncelliste lui offrit le bras pour la mener hors de la foule, tandis que la duchesse de Serples retenait Robert et disait:
—J'ai eu bien bien du plaisir à vous entendre, monsieur, j'en ai plus encore à vous regarder: vous éveillez en moi de si vieux souvenirs!
L'air frais du dehors remit madame de Randières. Elle s'accrochait, toujours vacillante, au bras de Willmann, mais des roses commençaient à lui monter aux joues. Elle se dégagea de ses songeries et, d'une voix brève:
—Comment le connaissez-vous?
—Ah! par ma foi, d'une façon originale et que je crois inédite: par l'intermédiaire d'un escalier.
—Et moi donc! Voici l'histoire. Elle date, au plus, de huit jours. Deux fois par semaine, je fais de la musique chez un commerçant dont l'héritière—des millions, s'il vous plaît—a d'étonnantes prétentions artistiques. On ne se figure point comme les bourgeois...
—Vite, vite, Willmann.
—Après le dîner, la respectable tribu, composée du père, de la mère et de la fille, passe au salon. Le père s'endort au coin de la cheminée à droite, la mère au coin de la cheminée à gauche...
—Willmann, vous êtes insupportable.
—Aussi ce que j'ai de peine à me supporter!... Les patriarches endormis, nous mettons, la fille et moi, Chopin en pièces. La légende d'Orphée n'est pas un mythe. Par bonheur pour l'auditoire, il n'y en a pas. On pourrait, à la rigueur, en avoir un, dans la personne des commis de M. Duparc—il s'appelle Duparc, mon commerçant—mais je les soupçonne et les félicite, ces jeunes gens, de préférer leur lit. Ils grimpent aux mansardes, dans la maison, pendant que nous nous livrons à notre vacarme.
—Je ne vois pas...
—Vous allez voir, chère madame. Depuis deux mois, je remarquais, chaque fois que je m'en allais, une ombre accroupie sur les marches de l'escalier.
—Ah! ah!
—C'est ce que je me dis. Cela me parut bizarre. Il y a huit jours, je saisis mon ombre au collet et lui demande ce qu'elle fait là. L'ombre me répond qu'elle écoute. Comme c'était son droit, je n'aurais pas poussé l'interrogatoire plus loin, si elle n'eût ajouté: «Le piano est atroce, mais le violoncelle bien remarquable.» Je fus flatté, parce que, moi, la vérité, d'où qu'elle vienne, même dans une cage d'escalier... Je voulus quelques éclaircissements: «Vous êtes musicien?—Un peu.»—La conversation liée, j'apprends que j'avais affaire à un commis de Duparc. Je l'emmène chez moi pour voir ce dont il était capable. Ah! bon Dieu! il n'était pas plutôt assis devant le clavier que je prenais sa mesure. Un amant retrouvant sa maîtresse. Quelle poigne, quelle âme! «Toi, mon petit, lui dis-je, tu iras loin. Je m'en charge.»
—Il ne vous a rien dit de son arrivée à Paris?
—Pas un mot. Pourquoi?
Au lieu de répondre, Léonie donna l'ordre à un domestique d'aller chercher Robert de la part de Willmann.
—Il faut que je lui parle. Laissez-nous seuls quand il viendra.
Willmann eut l'air surpris de ce besoin de tête-à-tête. Robert approchait, il courut à sa rencontre et, tout haut:
—Madame la baronne désire causer avec toi. Dans un souffle, il ajouta: Prends garde, mais tâche de la séduire.
La séduire! Robert y était bien disposé, quand sa présence lui gâtait tout le plaisir de la soirée! Elle s'avança la main tendue, un peu vibrante:
—Vous ne m'avez pas reconnue, tout à l'heure?
—Je vous ai reconnue, madame; mais j'imaginais que je ne devais point le témoigner.
—Parce que vous me gardez rancune?
—Parce que je ne tiens pas à vous être désagréable.
Cet excès de délicatesse la toucha.
—Comme vous m'avez préoccupée! Je comptais vous revoir, j'ignorais ce que vous étiez devenu; j'en étais, je vous assure, très malheureuse.
Un incrédule sourire plissa les lèvres de l'artiste. Il planta ses yeux fiers dans les yeux de la baronne. Se moquait-elle de lui? Non, elle ne se moquait pas. Sur sa figure éclatait un air de sincérité qui l'interdit. Si mal qu'elle l'eût accueilli naguère, elle pouvait avoir changé d'avis à son égard. Il se courba légèrement devant elle.
—Vous êtes trop bonne, madame.
Elle lui prit le bras d'un geste très doux, voulant le gagner à ses projets, déroutée par une conquête qui ne ressemblait pas à celles dont on lui prêtait la spécialité triomphante. Elle l'entraîna dans un coin de la serre, ne sachant encore par où risquer la démarche. S'il refusait pourtant! Ils resteraient seuls tandis que s'achevait la fête; aurait-elle le loisir de le convaincre et de le décider? Elle le fit asseoir près d'elle.
—Racontez-moi tout ce qui vous est arrivé depuis que je ne vous ai vu.
—Cela en vaut-il la peine?
—Je vous en prie.
—J'ai marché devant moi le long des rues; j'entrais demander de l'ouvrage quand je voyais des écriteaux. N'ayant aucune référence à fournir, on me refusait partout. Je n'avais pas un centime dans la poche, de sorte que, la nuit venue, mon gîte me paraissait problématique. Paris n'a pas, comme le Vivarais, des lits d'herbe sèche contre les haies. J'étais fatigué d'avoir marché huit heures, sans m'arrêter, à jeun. Dans une rue étroite où il me sembla que le vent soufflerait moins fort, les encoignures de portes m'attiraient. J'en choisis une pour y passer la nuit. Mais un gardien de la paix me commanda de circuler. Engourdi par le froid, la fatigue, la faim, je n'eus pas la force d'obéir. Il m'emmena au poste, on me fit boire un cordial et je dormis sur le lit de camp.
Pendant que Robert parlait, Léonie buvait ses paroles. Sous la fixité de ce regard, il éprouva comme un malaise et s'interrompit un moment.
—Continuez, continuez, dit-elle.
—Le lendemain, le commissaire, en me congédiant, m'offrit quelques pièces de monnaie. Je refusai, naturellement. Du travail, pas l'aumône. Je le lui dis, je contai mes recherches inutiles; j'ajoutai que j'avais, au lycée Henri IV, un camarade d'enfance, le fils de mon père adoptif; on saurait par lui si j'étais un vagabond. Le commissaire fit une enquête et le résultat fut, séance tenante, une place chez un de ses amis, M. Duparc. Depuis, je travaille toute la semaine; le dimanche, je vais voir Gaston et, les soirs, je me rends chez M. Willmann, où je joue les airs préférés de ma sœur Blanche.
Ce récit, fait avec beaucoup de simplicité, sans ombre de rancune contre le sort, sans une allusion à celle qui l'écoutait, remuait étrangement Léonie. Quand il eut fini de parler, elle dit d'un ton bref:
—Cette existence ne saurait durer. Vous allez venir chez moi.
—Chez vous, madame?... Je vous remercie.
—Vous n'avez pas à me remercier. Je n'aurais pas dû, lorsque vous franchissiez mon seuil, vous le laisser repasser.
—Je m'explique mal, sans doute, madame. Votre proposition me touche, mais je ne l'accepte pas.
—Pourquoi?
Il hésita un instant. Il avait tant de choses à répondre, de si grosses tempêtes au cœur, de si graves questions aux lèvres! Que signifiait cette comédie? A quoi tendait une hospitalité si cruellement refusée hier, si bizarrement offerte aujourd'hui? A quel titre, enfin, ce brusque intérêt, après les marques indéniables d'une haine vieille de dix-neuf ans? Il conserva son sang-froid et dit:
—Je désire ne point aliéner mon indépendance.
—Vous la garderez tout entière. Je serai votre amie, rien de plus, une amie dévouée, qui vous aidera de toutes ses forces, à réaliser vos rêves de gloire.
—Tant de générosité me flatte; mais j'entends faire mon chemin seul, en ne demandant l'aide que de Dieu.
—Soyez franc, s'écria Léonie, s'il s'agissait de Willmann, non de moi, vous accepteriez. Et, lui saisissant les mains, rapprochant son visage du visage de Robert, elle ajouta, connue dans un transport de passion blessée: Avoue-le, tu refuses parce que c'est moi. Je te devine, tu me hais. Tu me hais de t'avoir abandonné aux Benoît, de ne t'avoir pas ouvert les bras devant madame Laffont. Et ce qu'il y a de terrible là-dedans, c'est que tu as raison de me haïr. J'ai été mauvaise, sans entrailles, implacable. Aussi, j'avais perdu la tête, c'est mon excuse. Je ne savais pas ce que je faisais. Et je ne te connaissais pas. A présent, je te connais. Tu es le fantôme de mes veilles, ma conscience, plus que cela: mon cœur, puisque, à force de te redouter, je me suis mise à t'aimer. Oui, de cette tendresse irraisonnée, instinctive, qu'on a pour l'œuvre de sa chair, parfois, hélas!—comme représailles divines—pour l'œuvre de ses cruautés. Si tu veux te venger de moi, persiste à me repousser. Le remords me tue, aide-le.
Une sorte d'effroi s'était emparé de Robert.
—Que m'êtes-vous donc, madame, pour me tenir un pareil langage?
—Moi?... Je suis...
Elle s'arrêta, épouvantée de ce qu'elle allait dire, et, d'une voix où toutes ses terreurs suppliaient:
—Oh! ne me le demande jamais, jamais! J'ai tant besoin de ton pardon, je te suis la cause de tant de maux!
—Mon Dieu! bégaya Robert qu'affolait une pensée soudaine; seriez-vous ma mère?
Elle poussa un cri. Sa mère! Brusquement elle roula sur le sol, comme une masse sans connaissance.
III
Le surlendemain Willmann vint prendre Robert au saut du lit.
—Enlevée, la permission, à la pointe de la baïonnette! En route.
—Quelle chance, mon ami! Vous avez obtenu?...
—Bah! il n'y fallait même pas de baïonnette. Le hasard a de ces bouffonneries. Le proviseur me connaît, moi qui me figurais n'être connu de personne. Il est vrai que la montagne Sainte-Geneviève est un des pics de la bohème et la bohème mon royaume de ce monde...
—Ainsi, Gaston?...
—M'est confié pour toute la journée. Je le fais sortir, te le passe et me sauve, car j'ai deux ou trois rendez-vous, ce matin.
Ils prirent d'un pas allègre le chemin du lycée Henri IV. Sa nouvelle existence cloîtrée pesait fort au jeune Laffont. A dix-huit ans, troquer son indépendance, la liberté des vastes champs contre l'étouffement des murs, c'est un rude coup. Gaston souffrait d'autant plus que, profondément atteint par la mort de son père et résolu de devenir le soutien de sa mère et de sa sœur, il lui fallait regagner tout un arriéré de paresse. Aussi s'absorbait-il dans le travail, ce qui doublait l'ennui de la prison d'une sorte d'isolement au milieu de ses camarades. Ceux-ci, mis en verve de malice par sa simplicité, ses candeurs de rural, le tourmentaient à plaisir. Il laissait faire, avec des rages intérieures. Ses seules joies étaient les visites de Robert. Tous deux retrouvaient alors un peu de leur bonheur ancien, se contaient leurs déboires, se consolaient l'un l'autre, et, réconfortés par l'amitié, revoyaient les jours déjà lointains de la Riveraine, les travaux communs sous l'œil vigilant du père, les courses vagabondes au bord du Rhône, et les grâces de la petite sœur restée dans le nid d'où ils étaient tombés.
Ce dimanche-là, ce ne fut pas une médiocre surprise pour Laffont d'être dehors, au grand air, entre Robert et Willmann.
—Vous me remercierez une autre fois, mes petits, grommela le vieil artiste, dont on étreignait le bras. Je vous ai donné la clef des champs. Usez, n'abusez pas. Moi, je vous lâche. Oui, oui... des affaires... As-tu encore de l'argent, toi?
—Ne vous inquiétez pas.
—Hein?... Drôle de garçon!... Fier comme un Castillan! Mais nous autres, artistes... Et, poussant Gaston du coude, l'index au front: Tous un grain.
Sur les quais, il quitta les jeunes gens, lestés de conseils sages et d'indications qui l'étaient moins, telles que restaurants à la mode, cafés du high-life, etc.
—Il croit, dit Gaston, que le Pactole coule chez nous.
Robert, sans répondre, tapota la poche de son gilet, où sonnait le tintement de pièces d'or.
—Bah? fit l'autre, surpris. Moi qui comptais, en fait d'agapes, manger de l'air et boire du soleil. D'où cela te vient-il?
—De mon premier concert.
Ils marchaient le long de la Seine, sous les gaietés du ciel, remontant vers le Jardin des Plantes, au hasard. Robert disait tout, la rencontre de Willmann, la fête, le gros succès, l'entretien avec madame de Randières, et, quand il la voyait à ses pieds, sans connaissance, son angoisse douloureuse. Ne se sentant ni le courage ni même la force de la secourir, il appelait, des domestiques enlevaient la baronne, elle n'était plus rentrée dans les salons. Le lendemain, branle-bas général chez Duparc. Willmann y semait des tempêtes, apportait de nouveau les propositions faites la veille, le morigénait de la belle manière de ne s'être pas précipité sur l'aubaine et l'avertissait que Duparc lui rendait de grand cœur sa liberté, puisqu'il s'agissait d'un avenir superbe.
—Qu'as-tu répondu?
—Je me suis donné jusqu'à demain pour la réflexion... Tu trouves sans doute que je n'ai même pas à réfléchir; il fallait refuser?
Gaston savait l'histoire de la présentation, la fuite hautaine de chez madame de Randières. D'instinct, cette femme lui était odieuse. Qu'elle eût des remords tardifs, tant mieux, il ne l'en plaignait pas. Mais il se rappelait les dégoûts, vaillamment réprimés, de Robert pour le genre de travail devenu son gagne-pain; il connaissait les soifs de sa nature d'élite, les rêves de gloire entrevus par le père et que la dure nécessité risquait d'anéantir en stérilisant le cerveau dans le combat pour la vie. S'envoler en plein éther, ouvrir l'aile aux souffles caressants, quelle tentation!
Quand elle triompherait des révoltes de la première heure, oserait-il blâmer?
—Crois-tu que chez elle, tu puisses être heureux?
—Ce n'est pas de moi qu'il s'agit.
—De qui, alors?
—De cette femme qui mit tant de zèle à me bannir de son existence et met tant de passion à m'y faire rentrer, qui m'inspire de la répulsion et dont la pensée me suit cependant partout, qui sait d'où je sors et refuse de me le dire, et se trouve mal quand je l'interroge. Suis-je sûr d'avoir le droit de la repousser, de la détester? Ma mère, peut-être!
—En ce cas, elle t'a dégagé de tes devoirs de fils.
—Elle ne le pouvait pas. Un fils n'est jamais un juge. Rien ne le dégage de ses devoirs. Et, puisque je suis dans l'incertitude, le mien est, à tout prendre, quand elle m'appelle, d'obéir.
Gaston lui serra la main. Un attendrissement le gagnait devant cette figure où, dans le lointain des ans, il revoyait l'expression souffreteuse du petit pâtre des Mérilles dormant sous sa haie de mûriers.
—Tu as raison, dit-il, et vaux mieux que moi. Notre père t'approuverait.
—Cela me suffit. J'irai chez madame de Randières, pour alléger ses remords, si elle en a.
Ils remontaient depuis longtemps la Seine, absorbés en leur pensées, ne remarquant pas le chemin parcouru. Le ciel, au-dessus d'eux, riait, dans la sérénité du printemps. Le bruit de la grande ville, derrière, n'arrivait plus que comme une sourde clameur. Ils avaient atteint la banlieue, au delà des fortifications, dans la direction d'Alfort.
—Où diable sommes-nous? questionna Gaston. La singulière campagne, pleine de légumes, avec des bicoques au milieu de jardins à tenir dans la poche!
—Voilà pourtant un vrai parc, là-bas, autour de ce chalet. Regarde, on dirait une villa italienne. Elle est charmante, vue d'ici.
—Pour moi, dans ce paysage, rien ne vaut un coin de notre Vivarais.
—Ni surtout la Riveraine. Cela est positif. As-tu faim?
—Je dévorerais. Il doit être une heure indue.
—Midi, déclara Robert en levant la tête, habitué, par son enfance, à prendre le soleil pour guide. Cherchons une auberge.
Ils la trouvèrent près du chemin de halage. Une petite maison très propre, où l'hôtesse les accueillit avec empressement. On dressa la table sous une tonnelle, afin de leur épargner le voisinage des mariniers de la salle commune. Ces dents de jeunes loups saccagèrent. Puis, comme la journée était splendide et que le soleil radieux invitait au farniente, ils allèrent se coucher dans l'herbe, au bord de l'eau. Les prés descendaient jusqu'au fleuve, constellés de pâquerettes et de chicorée sauvage. Quoi qu'en eût dit Gaston, le paysage ne manquait pas de grâce. Les fleurs et la verdure des demeures rustiques piquetaient la monotonie des terres maraîchères, et la grande villa italienne se dressait à l'horizon d'un air d'attirante mélancolie. Ces premiers beaux jours ont une pénétration de vie étrange; Robert en subissait l'influence. Ses pensées du matin s'évaporaient dans les transparences de l'atmosphère. Il cueillait autour de lui les minces étoiles blanches épanouies sous le velours des prés. Et devant cette moisson embaumée, sa poitrine se gonfla: «Je ne lui en porterai plus jamais. Pauvre petite sœur!» La Riveraine et sa fée, aux regards d'ange, lui parlaient tout bas.
Mais Gaston le poussa du coude. Les deux jeunes gens restèrent pétrifiés.
De taille moyenne, svelte comme un sylphe, vêtue d'un peignoir de cachemire blanc magnifiquement brodé, les pieds chaussés de mules de satin, une créature courait dans la prairie et paraissait jouer avec un compagnon imaginaire. Elle était tête nue au soleil, sans ombrelle et sans gants. Des boucles blondes, pareilles à de l'or en fusion, lui tombaient jusqu'à la ceinture. Pas une ride au front, de la blancheur des nacres. Elle était idéalement belle. Mais dire son âge eût été malaisé, tant les contrastes se heurtaient: il y avait de l'enfant dans la turbulence de ses pas, de la femme dans la passion de certains gestes tragiques, de l'aïeule dans la fugitive lassitude des traits, quelques poses découragées, tremblantes comme chez les vieillards. Elle passait de l'un à l'autre de ces aspects avec une mobilité incroyable. Elle ramassait des fleurs, courait après les papillons, se roulait parmi les herbes, avait de brusques éclats de rire, çà et là des cris poignants, s'arrêtait raide, tendait les bras à l'air qui, enveloppant ses doigts chargés de bagues, semblait lui donner la sensation d'un baiser. Alors, de ses lèvres plissées en un énigmatique sourire, des mots incohérents sortaient, avec la suavité d'un appel d'amour.
—C'est une folle! dit Gaston.
—Qu'elle est belle! chuchota Robert.
Il ne la quittait pas du regard. Une émotion de plus en plus forte l'étreignait, à mesure qu'elle avançait vers lui, les yeux sur ses yeux, le sourire de sphinx toujours creusé au coin de la bouche. Elle s'arrêta comme une somnambule et, sur un ton d'évocation sépulcrale, elle dit:
—Il est là, mon orgueil. Il rit, il est beau, il est là. Je n'ai plus peur.
Elle demeurait immobile en face de Robert. A la rencontre des grands yeux bleus stupéfaits, ses grands yeux bleus fixes prenaient de la vie. Ainsi, en heurtant l'épée, la froide épée jette des étincelles. Aux pointes des pupilles dilatées s'allumaient de rouges éclairs. Elle demeurait immobile, muette, concentrée en elle-même, dans l'attitude cauteleuse de la panthère prête à bondir sur sa proie, la proie qu'elle découvrait là, en ce jeune homme éperdu et tremblant à deux pas d'elle. Sous les longues boucles fauves, la figure de statue revêtait une expression de douleur allant jusqu'à la cruauté. Lui contemplait. Gaston le saisit par le bras afin de le soustraire à l'horrible fascination, de rompre le charme sinistre, dont il constatait et redoutait la puissance.
—Prends garde! Il faut se méfier des fous. Ote-toi de son chemin.
Et il l'écarta. La femme tressaillit. Elle ne comprenait pas. Il y avait quelque chose en face d'elle, ce quelque chose soudain s'évanouissait. Elle passa ses mains sur sa figure, cherchant encore, toujours, droit devant elle. Où était-ce? Qui le lui prenait? Cette fête d'un instant, cette joie d'une minute, qu'en faisait-on? Une détresse poignante marbra son visage, la souffrance familière, aiguë. Puis, comme appelée par une voix secrète, où ses effarouchements s'apaisaient:
—Il rit, il est là! dit-elle.
La physionomie tout à coup sereine, elle descendit d'un pas cadencé, en modulant un air insaisissable, vers la berge. Les fleurs ont, sous la brise, ces ondulations adorables. Mais le brasillement du fleuve la frappa de terreur. Elle poussa un cri déchirant, un de ces cris d'angoisse qui bouleversent, entra dans l'eau, tendit les bras en avant, faisant mine de s'accrocher aux flots qui se brisaient sous ses mains et glissaient, insensibles, entre ses doigts. Son geste machinal semblait fouiller l'onde. Elle marcha d'abord sans perdre pied. Autour de sa robe blanche, les nappes bleues élargissaient leurs cercles. Et les gaies hirondelles voltigeaient, insoucieuses, autour d'elle. Bientôt le courant, plus fort, la roula dans son manteau d'azur. Avant que Gaston eût fait un geste, Robert s'était précipité. En quelques brasses vigoureuses, il l'atteignit. Il souleva sa tête hors de l'eau. Leurs regards de nouveau croisés, elle poussa le même cri, l'enlaça d'un élan sauvage et, le serrant contre elle comme une mère son enfant, disparut avec lui.
—Au secours! au secours!... gémissait Gaston.
De l'auberge, des prés, des maisons éparses on accourut. A son tour, Gaston plongea, frémissant à l'idée qu'il aurait affaire peut-être à deux cadavres. La berge se couvrait de monde, dans un tohu-bohu de bruits, d'appels, de vaines clameurs.
Quelqu'un fendit la foule, sauta dans une barque et rama vers les trois corps. Le moyen, pour n'être pas héroïque, était le plus sûr; naturellement, personne n'y songeait. C'était un homme de haute taille, aux cheveux grisonnants, la figure énergique et belle. En un clin d'œil, il fut auprès de Gaston.
—Monsieur, ne les lâchez pas, et donnez-moi la main.
Laffont se cramponna et, pêle-mêle avec les autres, fut hissé à bord. Les bras de la folle étaient tellement crispés autour du cou de Robert qu'on eut toutes les peines du monde à dénouer l'étreinte.
Sur la berge, des domestiques en grand émoi répondaient aux mille questions posées de toutes parts: «Depuis le matin, on courait après madame la marquise... Elle s'était échappée, ils ne savaient comment... durant une courte absence de monsieur le marquis... lui qui ne la quittait jamais, la veillant nuit et jour... si admirable de dévouement. Dès son retour, à la première nouvelle, il était comme frappé au cœur... et trois heures de recherches inutiles!...»
—Pauvre homme! psalmodia l'aubergiste. Quelques minutes de plus, ce n'en aurait pas moins été pour lui un fier débarras. Il suffit de le regarder. Quand on est triste de cette façon!...
L'hôtelière, d'un mouvement de tête, indiquait celui qui venait de recueillir les trois épaves et accostait à la rive. Triste, il l'était, certes, par les yeux, le pli navré des lèvres, une sorte de brisement de tout l'être. La foudre, un jour, avait dû s'abattre sur lui. Mais à le voir près du corps inanimé de la folle, on sentait que toute sa vie—ce qu'il en restait, du moins—était là.
Dès que la marquise eut repris ses sens, des voitures, mandées en hâte, transportèrent tout ce monde à la villa italienne. Le marquis avait donné l'ordre d'amener chez lui les jeunes gens et ne s'occupait que de sa femme, étendue sur les coussins du landau. Sa voix palpitait:
—Yvonne, m'entendez-vous? me voyez-vous? Il se penchait sur elle, la berçait: Yvonne, je vous en supplie, répondez-moi.
Elle gardait un mutisme farouche. Visiblement, une idée fixe l'obsédait. Lui ne se lassait pas, opiniâtre en son impuissante tendresse, ivre de l'avoir encore vivante contre lui, après l'affreux péril.
—Yvonne, mon Yvonne, je vous en conjure...
Comme on descendait devant le perron de la villa, Robert et Gaston furent les témoins d'une scène pénible. Un accès de fureur s'emparait de la marquise, elle refusait de rentrer, voulait retourner au fleuve, se débattait aux bras de son mari, criant:
—Il est sous la mer. Je l'ai vu. Je le veux, je le veux!
Une paysanne d'âge mûr, vêtue du costume bas-breton, se précipita, les paupières gonflées, hors d'elle-même, par l'inquiétude des dernières heures.
—Seigneur Jésus! monsieur le marquis, dans quel état elle nous revient!
Le marquis, taillé en hercule, fléchissait presque sous les mouvements désordonnés de la malheureuse. Il avait peine à la retenir. La paysanne tenta de lui venir en aide.
—Non, Annick, commanda-t-il, ne la touchez pas, vous lui feriez mal. Occupez-vous de ces messieurs. Ils ont failli se noyer pour la sauver.
D'un dernier effort, il enleva Yvonne et franchit le seuil de la maison avec son cher fardeau.
—Entrez, messieurs, dit Annick.
Elle fit allumer un feu de corps de garde, apporter des vêtements et des cordiaux, et laissa les jeunes gens réparer leurs avaries.
—Singulière aventure, déclara Gaston, qui finit mieux qu'elle n'a commencé. Willmann en ferait des gorges chaudes, car nous jouons au terre-neuve.
Robert s'assit à l'écart, le front dans les mains. Le silence n'était point pour plaire à son compagnon, qui le gourmanda:
—Vrai, tu n'es pas communicatif. Robert! Robert!!... Ah! tu daignes lever la tête. Quel air! ma parole, on dirait que tu reviens de l'autre monde.
Au bout d'une demi-heure, Annick se présenta, chargée d'un message du marquis: il s'excusait de ne pas se montrer encore, ne pouvait quitter la marquise, les priait de se considérer comme chez eux.
—Et ce que je vous dis de sa part, poursuivit la paysanne, je vous le dis aussi de la mienne. Je vous appartiens, après ce que vous avez fait pour elle.
Ce «pour elle» contenait bien des choses. C'était la prise de possession du maître par le serviteur, l'affirmation d'un sentiment presque aussi robuste que la maternité.
—Y a-t-il longtemps qu'elle est folle? demanda Robert.
—Plus de treize ans, monsieur.
—Treize ans!
—Ah! c'est terrible. La meilleure des créatures! Le bon Dieu n'avait rien fait d'aussi bon qu'elle.
—Comment cela est-il venu?
—Un enfant qui s'est noyé, son fils, à cinq ans, pendant une grande marée. Pauvre ange! toute leur joie. On n'a jamais retrouvé son corps. Cela lui a pris la raison. Les médecins disent qu'elle ne peut pas guérir.
—Comme elle aimait son enfant!
—Si vous saviez! Les premières années, elle était furieuse. La vue de la mer redoublait ses crises. A chaque instant, nous croyions que son délire allait l'emporter, que la douleur la tuerait. Elle n'a tué que l'intelligence.
—Son mari est plus à plaindre qu'elle, hasarda Gaston.
—Il n'a jamais voulu la quitter, reprit Annick. Il est venu s'installer ici, où les soins sont plus faciles. Nous constations un peu de mieux: elle le reconnaissait par moments, elle oubliait le petit corps que l'Océan roule sur les galets. Mais vous avez entendu ses cris tout à l'heure?
La paysanne se signa et poursuivit, à voix basse:
—Elle aura vu le cadavre, qu'on n'a pu mettre en terre sainte. C'est lui qu'elle allait chercher dans la Seine, et, ne l'ayant pas trouvé, maintenant elle est perdue. Priez pour elle, messieurs! Ceux qui ont une mère doivent prier pour celles qui n'ont plus d'enfants.
Ceux qui ont une mère!... L'autre jour, Robert avait presque failli croire qu'il en avait une.
Avant de les faire ramener à Paris, le marquis vint les saluer.
—Messieurs, je vous dois une existence qui m'est précieuse. Je m'en souviendrai toujours. Souvenez-vous, de votre côté, que le marquis de Kercoëth est à votre disposition absolue.
—C'est attacher trop d'importance, répondit Robert, à une action toute naturelle. Voulez-vous me permettre de vous demander des nouvelles de madame de Kercoëth?
—Hélas! elle est dans un état cruel d'agitation.
—Puisse Dieu la prendre en pitié! Je le souhaite de toute mon âme.
—Merci... bégaya le marquis en serrant avec violence la main de Robert. Merci surtout de l'avoir sauvée.
La nuit tombait. On ne pouvait distinguer les traits de M. de Kercoëth. Mais Robert sentit sur ses doigts la brûlure d'une larme.
IV
Quelques jours plus tard, accompagné par Willmann, Robert franchissait encore une fois le seuil de l'hôtel de Randières. Ce ne fut pas sans tristesse. Il tâcha de la dissimuler de son mieux et ne laissa voir à la baronne qu'une réserve d'ailleurs pleine de déférence. Elle courut à lui, le remerciant d'être venu, de considérer cette maison comme la sienne, de la traiter, elle, comme une vieille amie. Il la dévisageait de son franc et droit regard qui mettait du feu aux joues de Léonie. Le trouble visible de cette femme, la cordialité de ses paroles l'émouvaient plus qu'il n'aurait voulu.
—Je tâcherai, dit-il, que rien de moi ne vous fasse, un jour, regretter vos bontés.
Elle eut un tressaillement. Ses paupières s'abaissèrent comme pour jeter un voile sur le fond de sa conscience où tant de craintes se mêlaient aux remords et que Robert semblait fouiller. Elle répondit avec un soupir:
—Puissiez-vous être heureux par moi!
Willmann ne comprenait pas trop. De la raideur chez celui-ci, de l'agitation chez celle-là... Bah! gaucheries d'un premier début. L'habitude aidant, tout marcherait à merveille et Robert tournerait vite au profit de son art le bénéfice d'une adoption dont le vieux sceptique s'efforçait de considérer simplement le côté maternel pour n'en pas découvrir le côté scabreux.
—Je vous demande seulement, chère madame, observa-t-il, de laisser des épines à vos roses. Sans quoi, vous tueriez son génie.
—A Dieu ne plaise! fit-elle d'un ton léger qui masquât son émotion. Je vais même vous consulter, séance tenante, sur mes obligations professionnelles de mère, de mère, insista-t-elle, à demi inclinée vers Robert.
Le jeune homme se torturait l'esprit. Il devait une parole de gratitude, quelque effusion de cœur en réponse à la sollicitude excessive et fébrile qui l'accueillait. Mais l'esprit n'obéit pas toujours au cœur. Rien ne lui venait. Léonie et Willmann discutèrent le choix des professeurs et le système d'éducation; l'un tenait à l'exclusive poussée de la carrière artistique, l'autre réclamait en plus le bagage nécessaire aux hommes du monde, depuis les grades universitaires jusqu'aux compléments de rigueur: le sport, l'escrime, toutes les dorures enfin qui n'étaient ni du goût ni dans les idées de Willmann. Tandis qu'ils opposaient les arguments, Robert se taisait. On eût dit qu'il s'agissait d'un inconnu. Cette prise de possession le laissait en une indifférence parfaite. La liberté aliénée par devoir, sa vie tout entière lui semblait murée, lourde, écœurante, pareille aux Saharas où la mort devient la délivrance. Accepter, la soif aux dents, les perspectives d'une steppe aride, se désenchanter d'heure en heure et frémir sans cesse près de cette créature mystérieuse aux métamorphoses inexplicables, dompter ses rancœurs afin de se grandir dans le monde, à quoi bon quand on ne porte en soi que le dégoût? Certes, il eût mieux valu, l'autre jour, mourir dans les bras de la folle. Pauvre folle! Elle croyait voir en lui le fantôme obstiné de sa démence, l'enfant perdu sous les flots, l'être pour qui l'incurable tendresse survivait à la raison. Cette maternité saignante lui montrait mieux sa pénurie d'âme, à lui que n'avait aimé aucune mère, qui, faute d'idole, refoulait l'instinct de ses adorations filiales. Maintenant, à ce front encore jeune, à ce visage régulier, à cette voix le frappant comme dans un songe, il les devait peut-être sans compter, sans marchander; or, rien ne tressaillait en sa poitrine. A mauvaises mères, mauvais fils. En était-il un, quoi qu'il tentât? Fallait-il regretter deux fois de n'être pas resté dans la Seine, à dormir le dernier sommeil contre la marquise de Kercoëth? Tout à coup, il pensa au mari de la folle. Qu'étaient ses minces soucis près des peines de cet homme? Voilà qui pouvait s'appeler une douleur! Joies emportées, agonie quotidienne entre le cadavre perdu d'un enfant et le cadavre vivant d'une femme, et pas une heure de défaillance! Pour quelques gouttes de fiel sucées à la place du lait maternel, lui se croyait ivre, trébuchait... le marquis de Kercoëth, au milieu de décombres atroces, demeurait ferme et droit dans la désolation, sans une plainte! Eh bien! c'était là le modèle à choisir et, avec l'aide de Dieu, la résignation stoïque qu'il convenait d'imiter.
Cependant Léonie et Willmann discutaient toujours. Ni l'un ni l'autre ne voulait démordre de ses préférences. L'artiste appela Robert à la rescousse.
—On te laisse le choix. Prononce.
—Sur celui de nos systèmes qui te va le mieux. Tu as entendu le pour et le contre.
—Je n'ai rien entendu. Je ferai ce que désire madame.
—Courtisan!
Tous trois se dirigèrent vers l'appartement destiné à Robert. C'était, au fond de la cour, un pavillon isolé. La cour, spacieuse, ressemblait à une serre. En été, de hauts marronniers la remplissaient d'ombre; en hiver, des corbeilles de fleurs éclatantes mettaient la pourpre et l'azur de leurs velours sur la pelouse fine et fraîche. Au fond, se dressait le pavillon tapissé de glycine et de rosiers Bancks.
—Un nid d'amoureux, murmura Willmann.
A leur rencontre, un trousseau de clefs à la main, s'avançait l'intendant de la baronne. Il salua, puis ouvrit les portes.
—Monsieur Robert, Legouet, mon homme de confiance, dit madame de Randières. Il est à votre service.
Legouet salua plus profondément encore. Tandis qu'il se relevait, ses yeux coururent à la dérobée sur le nouveau maître. L'examen, d'une seconde à peine, dut lui produire un effet bizarre, car sa physionomie prit soudain un air d'effarement. Ses yeux, malgré lui, se reportèrent sur le jeune visage et s'y fixèrent.
—Quand vous voudrez, Legouet, dit Léonie impatientée.
Le pavillon se composait de quatre pièces, meublées avec un goût charmant. Dans le cabinet de travail, un superbe Pleyel tenait la place d'honneur. Willmann tomba en extase. Robert, gêné, ne savait trop quelle contenance prendre. Madame de Randières fit signe à son intendant, et tous deux disparurent.
—Eh bien, demanda Willmann, tu te figures rêver?
—Trop de luxe.
—Annibal, gare à Capoue!
—Soyez sans crainte, mon ami. Des Capoue de ce genre, jamais je ne ferai mes délices.
En n'échappant pas à Léonie, les longs regards de Legouet l'avaient irritée. Dès qu'elle fut seule avec son intendant, elle le prit à partie:
—Qu'aviez-vous à toiser M. Robert?
—A toiser... Mon Dieu, madame la baronne...
—Cela me déplaît.
—C'est que, madame la baronne...
Volontiers, Legouet fût rentré sous terre. Il bredouillait des excuses et se barricadait dans son dévouement.
—Je le connais, votre dévouement, interrompit madame de Randières. Mais vous donne-t-il le droit d'être indiscret? Voilà trente ans que vous êtes dans la famille. Ne me forcez pas à l'oublier. Je reçois et j'installe chez moi qui bon me semble. Ce n'est point votre affaire. Si vous avez des curiosités, gardez-les pour vous.
Une vraie colère. Legouet était stupéfait, d'autant qu'il se sentait sans reproche. Oui, la vue de Robert l'avait frappé, parce que Robert était beau, parce qu'il ressemblait à... Diable! diable! au fait, cette ressemblance... Ah! par exemple! Des idées lui affluèrent au cerveau, toute une histoire obscure s'éclaircit. Il s'expliquait que la baronne se fût emportée. Elle entendait qu'on eût des yeux pour ne point voir, elle l'avait même dressé aux cécités de commande. Aussi courba-t-il en sage le dos sous la bourrasque.
Willmann avait emmené Robert chez les professeurs qu'il comptait lui donner. Les visites finies, Robert revint à l'hôtel, moins triste qu'il n'en était sorti. L'accueil de ses maîtres futurs, l'aménagement du travail, le but à conquérir dissipaient la mélancolie du matin. On frappa à sa porte. C'était Legouet:
—Je prie monsieur de m'excuser. Je tiens à lui présenter son valet de chambre. Il s'appelle Firmin. C'est moi qui l'ai choisi, J'espère avoir eu la main heureuse.
—Un valet de chambre, pour moi? dit Robert, Qu'en ferai-je? Je n'en ai jamais eu.
L'observation interloqua Legouet. Un jeune homme né de parents si riches! N'en croyant pas ses oreilles: «Monsieur n'a jamais eu?...» Il s'arrêta. On ne questionne point ses maîtres. Seulement, comme il aperçut un sourire aux lèvres de Firmin, il grommela de façon que ce dernier fît son profit du correctif:
—C'est juste: au collège!... Monsieur dînera-t-il chez lui ou chez madame la baronne?
—Chez moi.
—Vous avez entendu, Firmin? Allez. Monsieur sonnera quand il aura besoin de vous.
L'autre sortit. Legouet continua:
—J'ai défendu à Firmin d'ouvrir cette malle. Elle doit contenir des pièces graves, des papiers d'importance.
—Mais non, mais non, dit en riant Robert.
—Alors, je la défais.
—J'y arriverai bien seul, voyez plutôt.
En un tour de main la malle fut ouverte et vidée.
—A quelle heure, demain matin, monsieur veut-il recevoir le chemisier, le tailleur et le bottier?
—Je ne veux pas les recevoir du tout, n'ayant aucun besoin d'eux.
L'intendant jeta un coup d'œil expressif sur le mince bagage épars dans la chambre. Cette pauvreté le déconcertait et déroutait ses idées. Un instant il demeura muet, regardant Robert ranger ses partitions, ses quelques livres et les premiers manuscrits datés de la Riveraine. Certaines pages étaient noires de ratures faites par la main de M. Laffont, qui leur donnaient, aux yeux de Robert, un prix inestimable et lui rappelaient de tendres souvenirs.
Legouet exhiba un élégant portefeuille, et, le posant sur le secrétaire:
—J'ai l'ordre de remettre à monsieur le premier mois de sa pension.
—Ma pension? fit Robert, à cent lieues de là, perdu, avec ses manuscrits, dans les lointains de la Riveraine, les hauts peupliers bercés au vent, la pelouse où jouait Blanche jadis.
—L'argent de poche.
Un flot de sang sauta aux joues de Robert.
—Oh! de l'argent! cria-t-il. C'est trop. Reprenez cela.
—Puisque j'ai reçu l'ordre...
—Reprenez, vous dis-je!
Sa colère produisait sur le vieillard une impression pénible. L'air de chagrin avec lequel il fut obéi le calma tout à coup. Très doucement, il ajouta:
—Remerciez madame de Randières. Informez-la que je refuse. Quant à vous, mon ami, veuillez excuser mon emportement.
Resté seul, il s'assit contre une table, le front dans ses paumes brûlantes. Hélas! il le connaissait, le pain de la charité. Hors le temps si court passé chez Duparc, jamais il n'en avait mangé d'autre. Aux Mérilles, à la Riveraine, aujourd'hui, qu'était-il? un pauvre, vivant de pitié. Jusqu'à présent, il n'avait pas senti crier son orgueil. Trop malheureux chez les Benoît, trop aimé chez les Laffont. Mais ici, tout le blessait comme une injure, tout l'humiliait comme une grâce. Et des larmes ruisselèrent entre ses doigts. Une main toucha son épaule:
—Pourquoi pleurez-vous?
Elle! c'était elle!
—Legouet me quitte à l'instant. Je suis désolée... C'est une restitution, Robert. Pour le repos de ma conscience, acceptez-la.
Il eut envie de crier: «Je vous tiens quitte, laissez-moi en paix!» Il se contenta de répliquer:
—Pour le repos de votre conscience, je suis ici. N'en demandez pas davantage.
—Ah! comme vous vous raidissez contre moi! J'ai tant besoin, au contraire, d'être aimée de vous!
Elle se penchait vers lui. Cette tête mélancolique et belle, ces rayonnantes prunelles d'azur que voilaient par instants les paupières, ce timbre harmonieux où passait une involontaire âpreté la bouleversaient. Elle souhaitait de le prendre entre ses bras comme un enfant, elle n'osait, il l'intimidait. Elle ne savait que répéter dans une prière: «J'ai tant besoin d'être aimée de vous!»
A dater de ce jour, il devint sa pensée fixe. Un sentiment d'une violence extrême grandissait en elle, une pure tendresse faite de désespoir et de remords, aussi de jalousie. Même à l'époque où le seul amour vrai qu'elle eût connu lui mettait la fièvre aux tempes, elle n'éprouvait rien de comparable. Toutes ses préoccupations se concentraient en un point unique: Robert. Elle s'ingéniait à lui plaire, à deviner ses désirs, à l'entourer de mille attentions, mendiant la récompense d'un sourire. Elle avait avec Legouet d'interminables conciliabules, et chaque fois Legouet se posait ce point d'interrogation: «Puisqu'elle l'aime si fort, pourquoi l'a-t-elle si longtemps abandonné?» Mais coupable déjà, selon lui, du crime de lèse-respect, il ne permettait pas à ses perplexités de s'aventurer plus loin. De son culte pour la baronne, il eut bientôt fait de reporter la moitié sur Robert; le partage fut facile, car ses sympathies étaient payées de retour. Robert ne l'appelait que «le bon Legouet», «le cher Legouet», «le brave Legouet», ce qui ravissait l'intendant, faute d'habitude, madame de Randières et le défunt baron l'ayant peu gâté. Rien que de l'entendre, il se passait les poings sur les yeux pour y essuyer une larme furtive, et, malgré sa résolution de laisser tranquilles les secrets de la baronne, il soupirait aux jouissances analogues dont on le sevrait depuis vingt ans. D'après ses calculs, en effet, Robert devait avoir plus de vingt ans, quoiqu'il en parût, dix-huit à peine. Il se remémorait certaines dates, des circonstances... Ce qui semblait dur à ce vieux serviteur d'aristocrates, c'était d'appeler «monsieur Robert» tout court un fils de noble dont il croyait pouvoir, aussi bien que la baronne elle-même, nommer le père. Dire que, s'il était jadis le témoin muet de bien des choses, jamais pourtant il n'avait soupçonné l'existence de ce petit. Quel dommage qu'on n'eût pas eu pleine confiance! L'exil de l'enfant aurait été moins long; on serait allé le voir en catimini, lui porter quelques effluves du foyer de famille... Maintenant, il se dédommageait, le couvant avec des vigilances exquises, doublant d'une sorte de tendresse d'aïeul sa vénération pour le sang des maîtres.
Matin et soir, Robert passait prendre des nouvelles de madame de Randières. Elle le recevait dans son boudoir ou sa chambre à coucher, et multipliait les grâces afin de le garder le plus possible. Mais, sur-le-champ, il retournait au travail. Willmann s'ébahissait de tant de zèle. Pas une sortie hors des heures de cours et une promenade à cheval au saut du lit. Ce qui confondait encore plus l'entendement du violoncelliste, c'était le refus de suivre madame de Randières dans le monde. Quand elle était seule chez elle, le soir, il allait faire un peu de musique ou causer. Il lui témoignait une déférence filiale, sans parvenir toutefois à tempérer sa froideur, qu'il n'abandonnait vraiment que le dimanche, à l'arrivée de Gaston. Par contre, il rayonnait alors. Léonie, au courant de leur intimité, tâcha de se concilier ce tout-puissant ami. Elle y déploya d'autant plus d'ardeur qu'elle devinait une hostilité sourde. Bientôt elle le consulta, d'un air de confidence, chaque fois qu'elle surprenait chez Robert un redoublement de mélancolie.
—Est-ce donc là le fond de sa nature?
—Non, madame. Il est souvent rêveur, mais très expansif, très en dehors. A la Riveraine, il était le boute-en-train par excellence, joyeux, tendre.
Elle soupirait. Ni tendre ni joyeux à présent. Cependant, Legouet contait les scènes d'allégresse émue quand le dimanche ramenait Laffont et que tous deux tombaient dans les bras l'un de l'autre. Ainsi l'exubérance, la fougue affectueuse n'étaient mortes que pour elle. Une fois, elle dit à Gaston:
—Le croyez-vous heureux?
—Je n'en sais rien, madame.
—Moi qui fais tout mon possible!
—Trop tard, apparemment.
—Trop tard?... Que voulez-vous dire?
—Son cœur, plus que son corps, a souffert aux Mérilles. Les coups passent, les meurtrissures restent.
Un sanglot serra la gorge de Léonie, dont les lèvres tremblèrent.
—Chacun son tour! songea l'impitoyable Gaston, qui sortit presque de l'allure d'un justicier.
Robert l'attendait dans la cour. On attelait un phaéton. Elle se mit à la croisée pour l'apercevoir. Peut-être avait-il plus de gaieté loin d'elle? Mais non, il causait à peine avec Gaston et Legouet. Un seul moment, il s'anima. Son regard lançait des éclairs. Puis ils sautèrent en voiture. Elle fit monter l'intendant.
—Vous avez remarqué sa tristesse, Legouet?
—Il y a trois jours qu'elle dure, madame la baronne. A quelques mots prononcés devant moi, j'en devine les raisons... Une femme, une malade, paraît-il. Tous les matins, il allait s'informer d'elle, à cheval, évidemment aux environs de Paris et, depuis trois jours, il ignore ce qu'elle est devenue.
—Quel groom l'accompagne dans ses promenades?
—Aucun. Seulement, une fois il m'a parlé d'Alfort.
—Legouet, sachez quelles personnes demeurent par là.
En descendant l'escalier, l'intendant ruminait l'ordre. Rien de plus facile que l'exécution; mais elle ressemblerait terriblement à de l'espionnage. Or, il était bien loisible «au petit» d'avoir ses secrets, peut-être. Ne faut-il point que jeunesse se passe? Un combat se livrait en Legouet entre ses habitudes d'obéissance et ses prédilections. La victoire resta «au petit».
Robert se doutait peu de ces complaisances secrètes. De plus en plus il s'acharnait au travail, ayant même proscrit l'excursion du matin. A peine eut-il le temps de remarquer une absence de la baronne, partie en juin pour la mer. Il est vrai que l'absence fut de courte durée: il manquait à madame de Randières. Elle s'était si bien laissé prendre à son charme, il s'était si bien implanté dans sa vie qu'il lui devenait indispensable. Elle redoutait de trouver au retour le pavillon vide. Sans cesse elle parlait de lui, désireuse de l'imposer à son monde, volontairement aveugle aux sourires équivoques, sourde aux perfides allusions, certaine de dominer la situation un jour ou l'autre, comme il lui arrivait si souvent naguère.
Une alliée lui vint du côté où elle l'aurait le moins cherchée, redoutable à de certains égards, précieuse à beaucoup d'autres, la vieille duchesse de Serples. Une existence immaculée, ses alliances, sa parenté,—elle tenait à toute l'ancienne aristocratie de Bretagne,—son influence, qu'eût amplement justifiée un tact incomparable joint à une excessive délicatesse d'esprit, constituaient pour Robert autant de garanties de succès. Léonie fut radieuse de lui conquérir ce patronage. Elle avait dépeint ses embarras de veuve sans enfant, presque sans famille, car sa tante de Gauleins, une seconde mère, plus qu'octogénaire, entêtée de province, refusait de venir à Paris et jouait à la fermière sur les terres de Karenthal. Il fallait être mademoiselle de Gauleins pour trouver du bonheur dans l'administration de landes, de bruyères et de friches. Elle, au bout d'un mois, y serait morte d'ennui.
—Vrai, ma petite? observait la duchesse. Moi qui croyais, au contraire, que Karenthal... Je vous y ai connue fort gaie, quand j'étais à Kercoëth, chez mon neveu, avant leurs malheurs.
Toujours est-il que madame de Serples, séduite par la jeunesse et la beauté de Robert et ce déjà vu qui la remuait profondément, abonda dans les idées de la baronne, la félicita d'une adoption que Dieu récompenserait sans doute, et fit taire les mauvaises langues prêtes à la calomnie.
Cependant Robert marchait droit son chemin, trop vite, à dire vrai. Ses examens en Sorbonne, ses prix au Conservatoire, une mélodie publiée avec succès flattaient, à des titres divers, la vanité de la baronne et celle de Willmann; mais sa santé paya les triomphes. Un cercle de bistre assombrit ses yeux, une pâleur d'anémie alanguit son visage. En outre, le départ de Gaston pour la Riveraine le laissait dans un désarroi de cœur contre lequel les forces physiques ne réagissaient plus. Willmann, la baronne et Legouet y épuisèrent leur sollicitude. L'atmosphère de Paris lui semblait étouffante. C'était là-bas qu'il eût souhaité d'aller, là-bas, avec Gaston, près de Blanche, sous le toit où s'était abritée son enfance, vers le sol où M. Laffont reposait. Madame de Randières résolut de l'emmener à Évian. Le médecin conseillait le grand air et les distractions; la duchesse de Serples écrivait, des bords du lac, que le malade les y trouverait à foison. Par malencontre, quelques jours avant le départ, une dépêche de mademoiselle de Gauleins manda sa nièce à Karenthal. L'octogénaire, se croyant mourante, se disait déjà morte. L'hésitation n'était pas permise; Léonie hésita pourtant. Aller en Bretagne? En Bretagne, d'où elle fuyait un soir avec horreur, où, depuis, elle n'osait plus remettre les pieds! Non, surtout à présent, Robert dans sa vie...
On a bientôt fait de se créer d'insurmontables obstacles que la réalité se charge d'aplanir. Dans le cas de madame de Randières, la simple réflexion suffit. Mademoiselle de Gauleins l'avait élevée, entourée d'un dévouement sans bornes, sacrifiant à son éducation jusqu'aux dernières parcelles d'une fortune modeste. Notez qu'elle s'en était bien trouvée plus tard: le baron mort, on la laissait maîtresse absolue à Karenthal; mais, sans elle, eût-on jamais épousé M. de Randières et ses millions? N'était-elle pas, d'ailleurs, le plus probe et le plus intelligent des régisseurs? Sa manie d'exploitation agricole et industrielle confinait au génie; depuis qu'elle s'occupait des intérêts de sa nièce, les revenus étaient doublés. Donc, reconnaissance pour le passé, reconnaissance dans le présent. Elle était malade, elle appelait, il fallait partir... Et Robert?... Robert à Karenthal, jamais! Léonie décida de s'en aller seule en Bretagne, tandis qu'il gagnerait Évian sous l'escorte de Legouet.
En apprenant à son jeune maître ce plan nouveau, l'intendant poussait des soupirs à fendre les rocs. Mademoiselle de Gauleins hors de service, plus de direction pour Karenthal. Karenthal avait besoin de Legouet, une terre de huit cents hectares, avec des pâturages immenses où s'élevaient des troupeaux de bêtes, avec ses carrières d'ardoise, ses pierres de taille, ses minerais de fer, toute une exploitation qu'on ne pouvait ainsi négliger sans compromettre la fortune de madame de Randières. Et madame la baronne l'envoyait à Évian, madame la baronne incapable de donner une quittance, bonne à se laisser piller comme en un bois.
—Est-ce à cause de moi qu'elle ne vous emmène pas? demanda Robert.
—Elle suppose que vous préférerez la belle société à la solitude. C'est pourtant un fier pays, la Bretagne, rude, sauvage, je sais bien, qu'est-ce que cela prouve? Votre pavillon ici est plus triste que notre château, d'où l'on entend gronder la mer. L'Océan vaut bien le lac de Genève. Vous ne vous ennuieriez pas.
—J'en suis sûr, mon brave Legouet.
—Alors, monsieur... si vous me permettez un conseil... demandez à madame la baronne de la suivre. Elle refusera d'abord, pour vous être agréable; mais, en insistant...
—Elle acceptera pour faire plaisir à l'excellent Legouet, qui s'en ira régenter pierres, minerais et carrières. Ai-je compris?
—Je crois, en effet, qu'il y a un peu de cela, répondit l'intendant, ravi du succès de sa démarche.
La demande de Robert atterra Léonie. Elle ne sut pas cacher son émotion. Quelle fantaisie le prenait? C'était un caprice bizarre... elle ne pouvait l'emmener à Karenthal, il n'y fallait point songer. Telle était son agitation, et même l'âpreté de ses mots, que Robert se crut coupable d'une indiscrétion grave. Pour la première fois qu'il descendait à une prière, vraiment il était mal inspiré. Sa mine témoigna de sa déconvenue. Léonie aussitôt masqua le refus péremptoire sous un entassement de motifs frivoles où les distractions recommandées par le médecin occupèrent le premier rang. Legouet devinait donc juste: elle ne résistait que pour lui être agréable? Sur ce terrain, la lutte redevint possible, la lutte sous forme d'insistance câline, destinée à mettre aux mains du vieil intendant les rênes convoitées de Karenthal. Madame de Randières était toute troublée. Robert enjôleur, Robert caressant! Il lui vint des bouffées d'espoir, mais une crainte la saisissait aussi, celle de ne plus pouvoir rien refuser, quand il demanderait de la sorte. Comme il la tenait par ses moindres fibres! Jusqu'à la faire consentir à un voyage où, par lui, elle courrait de sûrs dangers. Car elle consentait enfin, soit qu'elle voulût répondre à ses premières avances, soit qu'elle craignît l'éveil des soupçons.
Le soir même, on partit pour Karenthal.
Mademoiselle de Gauleins s'exagérait son état. La vie ne faisait pas mine, le moins du monde, de la quitter; seulement ses jambes s'étaient paralysées et, pour elle, ses jambes, c'était sa vie. Léonie regretta la promptitude mise à s'alarmer et s'installa d'assez méchante humeur. Elle aurait été désolée que sa tante fût morte, elle ne l'était pas moins de son déplacement inutile. Nous marions ainsi en nous les sentiments les plus contradictoires. Toutefois elle reçut la récompense de sa bonne action, car des jours de grande intimité suivirent. Elle se faisait l'ombre de Robert, épiait son visage, contrôlait ses sorties, le voulait constamment avec elle, donnant pour prétexte que le spleen à Karenthal la tuerait sans lui. Accaparement jaloux, mêlé de tendresse et d'inquiétude. Il subit patiemment cette tyrannie, quoiqu'il la trouvât pesante. Ses nerfs en étaient agacés. Aussi, malgré le rapprochement de toutes les heures qui, en d'autres circonstances, eût tressé peut-être un lien solide entre ces deux âmes, gardait-il, sous ses déférences et ses attentions, le même fond de froideur réservée. Elle s'était opposée à ce que Legouet fît venir les chevaux de Paris. En vain l'intendant formulait-il une protestation timide en faveur de la distraction favorite de Robert.
—Il courrait le pays. Non, répondait-elle sèchement.
Legouet se rattrapa sur les produits locaux, dont il peupla les écuries. Robert le déclara la perle des hommes et, dès le lendemain, enfourcha une horreur de petit rouan qui prit, à travers la campagne, le galop d'une grande personne.
Ah! la joyeuse échappée! L'air frais fouettait le sang. Des odeurs balsamiques montaient au cerveau. Un sourd et profond murmure, porté par le vent, caressait l'oreille. On eût dit d'un orchestre gigantesque accompagnant en sourdine l'hymne des bruyères sous les frissons de la rosée. Robert humait à pleins poumons les senteurs venues de là-bas, devant lui, de l'Océan invisible encore. Au galop éperdu de sa bête, il allait, le cœur attiré, plongeant dans la nature, comme si, délivré d'un long esclavage, il reprenait possession de lui-même et de ce sol dont les aspects mélancoliques le jetaient en des extases semblables à des rêves lointains. Et n'était-ce pas le rêve de ses premières années, le seul ineffaçable souvenir qui le poursuivît durant ses gardes solitaires sur les montagnes du Vivarais, cette nappe d'azur, sans limites, confondue avec le ciel, et soudain découverte à l'horizon? L'empoignement de son immensité, il l'éprouvait jadis en face d'un spectacle pareil. Ce rythme des flots, ces sauts prodigieux et ces engouffrements d'écume, il les retrouvait dans le balancement de sa mémoire, dans le balancement de ses anciens sommeils. Il arrêta son cheval. Les nuages plaquaient des ombres sur la mer et la faisaient triste. La compagne rendue était à l'unisson de sa vie. Naïvement, il lui en sut gré. Que pleurait-elle ainsi, d'une plainte éternelle? Et lui, que pleurait-il de sa petite enfance dont il ne restait pas plus de traces que sur le sable, après les marées?
Vers la gauche, défiant les vagues, une pointe de terre surplombait, village à demi noyé dans la brume, grimpant le long des rocs, couronné d'une grosse masse noire encadrée de verdure. Ce coin de côte devait avoir tenté les peintres, car il le connaissait, il l'avait déjà vu, certainement. En dépit du brouillard, il en reconstituait les détails, lorsque le soleil troua le rideau. Les nuées lentes montèrent, dégageant la falaise, planèrent encore un instant comme un vol de mouettes, avant de gagner le large, et peu à peu se fondirent. Une pluie d'or inonda l'imposante silhouette d'un vieux château gothique dominant le village, au sommet du rocher. Il regardait: un manteau de lierre couvrait les flancs du manoir, qui perdait, sous l'irradiation céleste, ses apparences de colosse morose. Au pied, l'Océan cadençait le jeu des vagues. La joie succédait à la tristesse, dans la lumière succédant à la brume. Ainsi la Riveraine remplaçait les Mérilles, puis ce bonheur intime, les angoisses récentes.
Robert regagna Karenthal au pas. Une sorte de torpeur l'envahissait, un invincible besoin de silence et de solitude. En descendant de cheval, au lieu d'aller saluer la baronne et mademoiselle de Gauleins, il s'enfuit dans le parc, pour jouir en paix de ses sensations nouvelles. Le ciel découpait à travers les feuilles des ogives de clarté douce et pâle. Le temps marcha sans qu'il s'en aperçût. Il aurait souhaité que sa solitude ne fût point violée, qu'il pût vivre ainsi, sans vivre, extasié, presque inconscient. Un froissement de branches le rejeta dans le réel: madame de Randières venait à lui. Pour n'être pas importuné, il abaissa les paupières et feignit de dormir. Il la devinait debout, arrêtée, l'observant. Bientôt un souffle courut dans ses cheveux, sur son front. Il fit un mouvement, ouvrit les yeux, elle s'éloignait d'une allure hâtive.
Cette femme, s'il était jadis pour elle un objet de haine, maintenant, à coup sûr, il était sa plus grande, son unique tendresse. L'en récompensait-il assez mal! Ce baiser maternel, donné en fraude, lui pesa comme un reproche. Depuis six mois, elle ne se démentait point, toujours bonne, toujours affectueuse; lui, s'estimant la victime d'un devoir filial, le remplissait en bourreau. Certes, il y avait inégalité dans le départ des rôles. Il était coupable et se promit de ne plus l'être.
Sa résolution prise, il se dirigea vers le château. Léonie, qu'il trouva en chemin, le salua de la tête, sans une allusion à la rencontre d'où elle venait d'emporter un rayon de joie.
—Je suis en retard, n'est-ce pas? La faute en est à ce pays qui m'ensorcelle.
—Et vous endort, répliqua-t-elle en souriant.
—Croyez-vous? J'ai peur d'avoir été un ingrat, parce que j'étais un incrédule. Mais la foi me gagne.
Elle murmura:
—Dieu bon! c'est vous qui me pardonnez. Puis, avec une brusquerie de femme inquiète: Vos paroles disent-elles bien tout ce qu'elles semblent dire? Il ne faut pas me donner une espérance que vous tromperiez ensuite. C'est si doux et j'ai tant besoin de croire! Robert, j'ai fait de vous mon bien le plus précieux. Si quelqu'un vous arrachait à moi, j'en mourrais.
—Qui peut essayer?
—Le sais-je! dit-elle, affolée. Qui?... votre père...
—Mon père!
Navrée et confuse d'un emportement qu'elle n'avait pu dompter, elle se voila le visage. Il frémissait. Le mot de Léonie bourdonnait à ses oreilles. Son père! Il n'était donc pas orphelin? Il existait donc quelqu'un au monde de qui le sang coulait en ses veines, avec celui de l'étrange créature penchée sur lui, et qui pouvait le prendre à madame de Randières? Oh! si elle voulait s'expliquer enfin! Mais de quel droit la questionner et la faire rougir?
—Quoi qu'il arrive, dit-il, mes sentiments ne changeront pas.
Ils allèrent, bras dessus bras dessous, rejoindre mademoiselle de Gauleins, occupée avec Legouet. Robert fit compliment du petit rouan de la matinée, ce qui charma l'éleveur émérite qu'était la vieille fille et l'empêcha de voir les sourcils subitement froncés de sa nièce. En vérité, c'était bien la peine de consigner les chevaux à Paris, s'il s'en trouvait à Karenthal!
—De quel côté vous êtes-vous promené? interrogea mademoiselle de Gauleins.
—Du côté de la mer, vers le sud. Il y a là un village très pittoresque et un château superbe au sommet.
—Kercoëth.
—Kercoëth! cria Robert.
Il revoyait la marquise, la folle, courant à la Seine. C'était là-bas, sur ces roches, que l'enfant noyé... Pauvre, pauvre folle!
Cependant Léonie avait changé de couleur, Legouet promenait des regards humides de sa maîtresse à son maître, tandis que mademoiselle de Gauleins expliquait comment la grande lande, domaine de l'État, séparait seule les terres de Karenthal de celles de Kercoëth, que le pays était splendide, que la mer y était particulièrement belle, quoiqu'on n'aimât point à la regarder de la terrasse du château, depuis le terrible accident...
—Assez, ma tante! interrompit Léonie. Je vous en supplie, assez! Ne parlez pas de Kercoëth, Kercoëth porte malheur.
Elle se tourna vers Robert, maintenant si loin, en proie à une songerie opiniâtre, et lui rappelant ses derniers mots dans le parc:
—Vous avez dit: «Quoi qu'il arrive!» fit-elle avec angoisse.
Il prit sa main et y posa les lèvres:
—Oui, quoi qu'il arrive!
V
L'air de Bretagne opérait à miracle sur Robert. La sève de jeunesse, ralentie sous le poids de chagrins trop lourds, puis d'un travail immodéré, bouillonnait en ses veines, le jetant aux exercices violents et dangereux. Il y déployait une vigueur extraordinaire pour sa frêle apparence. Léonie s'inquiéta. Legouet reçut l'ordre de veiller avec soin. Modérer tant d'ardeur n'était pas chose facile. Legouet professait, du reste, sur la liberté due aux jeunes gens des opinions diamétralement opposées à celles de madame de Randières. En principe, il estimait que les femmes n'y entendent rien et qu'elles ont tort de se mêler de ce qui n'est point leur affaire. Appréciation plus juste que respectueuse. D'une théorie orthodoxe en présence de la baronne, loin d'elle il se dédommageait par la pratique. S'il évita de contrecarrer d'une manière trop ouverte des désirs nettement formulés, il s'arrangea de façon que Robert pût se livrer à toute la fantaisie de ses goûts. L'autre naviguait par les temps les plus abominables, domptait les étalons du haras de Karenthal, faisait un métier à se rompre vingt fois les reins. Legouet ne bronchait pas, quoiqu'il fût interloqué de tant de hardiesse. Il mâchonnait entre ses dents que bon chien chasse de race, car c'était la pensée à laquelle il revenait toujours, obstiné en ses admirations: sang de premier choix dans un corps d'aristocrate. Astreignez de pareilles créatures à la prudence du commun! Il évoquait les temps de sa virilité, l'époque où un être comme Robert le stupéfiait de ses vertigineuses audaces. Sous l'impression de ce souvenir, un jour, témoin d'un vrai coup de folie, il s'écria:
—Tout son père!
En un clin d'œil, il fut harponné, secoué, sommé de s'expliquer. Lui pestait en son for: langue maudite, incorrigible bavard! Il cherchait un biais.
—Pas d'échappatoires, commanda Robert. Parlez, je le veux.
—Vous ne le voudrez plus, si vous réfléchissez... Un bon serviteur ne trahit pas ses maîtres.
—Me croyez-vous capable d'abuser de votre confiance?
—Moi, vous faire cette injure, monsieur!
—Alors?
—C'est que... en vérité... Voyez-vous, on ne nous avertit pas, nous autres... Nous faisons des suppositions, mais nul n'est infaillible. Je me suis déjà trompé dans ma vie. Enfin, je vous le jure, je ne possède aucun secret.
—Vous venez de vous écrier...
—Un mot involontaire...
—Jailli du cœur.
—Oh! des lèvres, tout au plus.
—Vous me mentez, Legouet. C'est très mal, vous me mentez.
—Je vous?... Mais non, mais non. Je suis une vieille bête, voilà la vérité. On se figure des choses... on rapproche des dates... Qu'est-ce que cela prouve? La curiosité n'est pourtant pas mon défaut. Mais il y a des ressemblances si étonnantes! Et vous ressemblez tellement à une personne...
—Laquelle?
—Vous avez si bien le talent de vous faire aimer de tous, comme elle!... Alors, alors... de conjectures en conjectures... Mais je ne sais rien.
—Puisque je vous le dis.
—Mon brave Legouet!
—Laissez-moi. Vous m'embrouillez l'esprit. Je vous répète, je ne sais rien. Si madame la baronne a des secrets, je mange son pain, mon devoir est d'être aveugle et muet. Vous commettriez une mauvaise action en essayant de violenter ma conscience.
—C'est juste, répondit mélancoliquement Robert. Moi aussi, je mange son pain; je devrais me taire et ne jamais fouiller autour de mon berceau. Qui me blâmera pourtant de chercher d'où je viens, ne fût-ce que pour aimer à mon tour cette... personne aimée de tous?
Devant un tel cri, Legouet n'était pas de complexion à demeurer impassible. Malgré ses belles résolutions:
—Un gentilhomme! dit-il.
Et son torse, après s'être redressé, s'inclina de nouveau dans un hiérarchique salut de cérémonie.
—Le rang, peu m'importe; le nom, je ne le demande plus. Parlez-moi de lui. Quel homme est-il?
Le vieillard se découvrit et, d'une voix qu'assourdissait l'émotion:
—Entre tous, le plus noble et le plus dévoué. L'honneur même.
Un éclair d'orgueil traversa les pupilles bleues. Mais elles s'assombrirent aussitôt.
—Vous devez vous tromper, mon bon Legouet; s'il était ce que vous le dépeignez, je l'aurais connu.
Ils traversaient les vastes pâturages où mademoiselle de Gauleins avait établi un haras. Libres entre des barrières roulantes, les chevaux, en groupe, saluaient de ruades leur passage. D'habitude, Robert empoignait la crinière du premier venu, lui sautait sur le dos et, malgré les révoltes, sans selle, sans bride, sans éperons, à la force du genou, l'enlevait brusquement et, les fossés franchis, les obstacles vaincus, le ramenait, docile, au point de départ. Cette fois, les hennissements, pareils à des bravades, le laissèrent indifférent. Ses amertumes remontaient. Legouet n'y tint plus:
—Monsieur Robert!... mon cher monsieur Robert!
Lui continuait de marcher, l'âme en dehors du présent.
—Il ne faut pas vous affliger. Voit-on le fond des choses? La vie est rude, surtout pour le grand monde qui a son quant-à-soi. Où les petites gens se tirent d'affaire, les autres sombrent souvent. Tenez, je n'ai peut-être pas le sens commun, j'en mettrais pourtant ma tête au feu: jamais venue d'enfant n'a donné plus de joies que la vôtre.
Robert aurait pu répondre que ces joies s'étaient traduites par un singulier déploiement de haine; il rentra chez lui sans desserrer les lèvres. Il pensait aux paroles échappées à la baronne sur son père, les rapprochait de celles de Legouet, voulait s'interdire ce travail douloureux et, néanmoins, se laissait envahir par l'ardente curiosité. Si son père était honoré, vénéré de tous, pourquoi madame de Randières redoutait-elle son intervention? A bien comprendre Legouet, il ne pouvait se faire connaître, mais il avait eu des entrailles paternelles. Peut-être se rappelait-il, peut-être souffrait-il?... Robert en tressaillait jusqu'aux moelles. Le sentiment qui l'agenouillait jadis devant M. Laffont ployait à cette heure ses genoux devant l'apparition impalpable et réelle. Il la plaçait sous l'auréole des vertus de M. Laffont. Puis les doutes l'agitaient de nouveau. Ce modèle des perfections humaines, ce père idéal n'existait qu'en ses songes. Les Mérilles, avec leurs misères, en étaient la meilleure preuve. Eh! non, les Mérilles ne prouvaient rien. Le couple Benoît trompait ses parents. Madame de Randières avait eu des rages quand l'ami Gaston contait les tribulations du pâtre. Au reste, se souvenait-il de ces temps pénibles? Un peu encore, comme les chairs gardent la sourde morsure d'un membre coupé. En ce moment, des trésors d'indulgence et de tendresse l'emplissaient. Il était résolu à ne plus rien chercher. De quel droit l'eût-il fait?
Seulement, il lui en coûta de se tenir parole. Son ordinaire concentration d'esprit s'accentua. Léonie, aux aguets, crut qu'il s'ennuyait de leur solitude. Elle profita d'un voisinage—celui des Maubryan—pour en rompre la monotonie. Les Maubryan, installés près de Karenthal depuis quelques années, à Saint-Gaël, s'étaient discrètement préoccupés de mademoiselle de Gauleins à l'époque où celle-ci se réputait morte. Chaque jour ils envoyaient prendre de ses nouvelles; ils étaient même venus sans qu'on pût les recevoir. Tant de sollicitude valait bien une visite, et la visite créerait sans doute des ressources. Bonne noblesse angevine, position de fortune médiocre, mais honorable: rien de plus naturel que de lier connaissance.
Un après-midi, elle fit atteler une victoria et partit avec Robert pour Saint-Gaël.
La journée était chaude, le temps orageux, les chevaux manifestaient des velléités d'impatience. On arriva pourtant sans encombre et l'on tomba dans une cour qui ne visait en rien aux effets d'une cour d'honneur. Des trois fils de la maison, solides gaillards aux vêtements rustiques, l'un raccommodait un filet de pêche, l'autre fourbissait un fusil, le troisième dressait un chien au rapport. Les voix se mêlaient dans un continuel appel de noms: «Gaspard!—Edmond!—Albin!» M. de Maubryan circulait à travers leur désordre. Sur le perron, encombré de bruyères en fleurs, une jeune fille composait un bouquet.
—Ah! mon Dieu! des sauvages, dit la baronne.
Robert, sans répondre, descendit pour lui présenter la main. L'occupation et la pose de mademoiselle de Maubryan lui rappelaient Blanche Laffont; c'en était assez: l'étrangère devenait une amie. Il l'examinait à la dérobée, tandis que le maître du logis s'empressait autour de madame de Randières. Les trois jeunes gens firent au nouveau venu un accueil cordial. Tout de suite on se sentait attiré. Léonie présenta Robert à madame de Maubryan:
—Un enfant que j'aime à l'égal d'un fils, et que je vous prie de considérer comme tel.
Les habitants de Saint-Gaël n'étaient pas aussi sauvages que le prétendait la baronne. Leur intérieur, quoique fort simple, le disait de reste. Des revues, quelques livres, un piano témoignaient d'une dose appréciable de civilisation. Les manières distinguées de madame de Maubryan, un peu guindées peut-être, ne paralysaient ni son affabilité ni son entrain. Léonie fut conquise. Elles se découvrirent des amis communs, et la conversation tourna vite à une quasi intimité. De sorte que l'orage, qui menaçait au départ de Karenthal, avait eu tout le temps de mûrir lorsque madame de Randières parla de s'en aller. Et Saint-Gaël de jeter les hauts cris: s'en aller par un temps pareil!
—Il est positif, observa Gaspard, le fils aîné, le marin de la bande, qu'avant un quart d'heure la tempête donnera du fil à retordre.
—Restez dîner, demanda madame de Maubryan.
—Vous seriez si aimable, madame! ajouta la jeune fille au bouquet, la jolie Constance, en rougissant jusqu'à la racine des cheveux.
Léonie tint bon: elle s'était oubliée, mademoiselle de Gauleins avait passé tout l'après-midi seule, elle serait inquiète si elle ne les voyait pas revenir.
—Écrivez-lui un mot.
—Non, non, je vous assure... une autre fois.
La voyant décidée, Edmond et Albin, chasseurs rompus aux méandres du pays, indiquèrent au cocher, pendant que la baronne achevait ses adieux, une nouvelle route, excellente.
—Elle vous raccourcira le chemin de plus de trois kilomètres.
—Vous ne sauriez vous tromper. A la première bifurcation, prenez la droite, vous tomberez juste sous Kercoëth.
Madame de Randières donnait des poignées de main, envoyait des sourires:
—A bientôt! à bientôt!... Vous, marchez rondement! dit-elle au cocher.
Lorsqu'ils eurent franchi les portes de Saint-Gaël, Léonie se tourna vers son compagnon:
—Eh bien, Robert, comment trouvez-vous nos voisins?
—D'excellentes gens, fort aimables. Ils ont surtout une façon de rire...
—N'est-ce pas? Dites-moi, mon ami, cela vous va donc, le rire? Sérieux comme vous êtes...
—La loi des contrastes, sans doute.
—Et la jeune fille, qu'on appelle Constance, je crois?
—Elle m'a paru d'une grande timidité.
—Ce qui n'est point la caractéristique de notre singulière époque.
—Aussi est-ce chez moi un compliment. Sa réserve lui sied à ravir. Elle est jolie, ajouta Robert, l'esprit à la Riveraine, non plus à Saint-Gaël.
Léonie se pencha vers lui:
—Vous ne savez pas? Si la réserve de mademoiselle de Maubryan vous a plu, la vôtre, je me figure, lui a produit un effet analogue. Je n'en suis pas surprise, car vous êtes charmant, quand vous voulez, comme tout à l'heure. Deux yeux noirs de ma connaissance disaient bien des choses... Avez-vous compris ce qu'ils disaient?
—Je n'ai pas vu, répondit simplement Robert.
Le vent commençait à souffler. Gaspard prophétisait juste: la tempête était proche. Les nuages, d'abord immobiles, se cherchaient dans le ciel, et peu à peu, descendus ensemble sur la mer, sur les plaines, sur le silencieux horizon, cachant là-haut ce qu'il pouvait rester d'azur, bâtissaient une coupole sombre, lourde, qui semblait se rétrécir à mesure, manger l'espace et vouloir emprisonner la terre. Léonie eut un geste nerveux, elle étouffait.
—Ces messieurs vous ont donné rendez-vous demain à Karenthal?
—Oui, pour m'emmener avec eux. J'aurais eu mauvaise grâce à refuser. Si pourtant, madame, cela vous contrarie...
—Oh! du tout. Je veux qu'ils vous fassent rire à votre tour. Leur société vous distraira.
—Je vous prierai d'observer que je n'ai pas besoin d'eux.
—Allons donc! vous vous ennuyez.
—Moi?
—Certainement. Je l'ai vu. Vous mourez d'envie de retourner à Paris.
—Non, je vous assure. Il y a bien mes études, mais j'ai le temps. Il y a aussi ce pauvre Willmann; mais, en vérité, puisque Gaston est à la Riveraine... Vous l'avouerai-je? je suis si bien en Bretagne! J'y éprouve un sentiment si étrange, si doux, né d'une sorte de filiation...
—Quelle idée! fit Léonie, de plus en plus nerveuse.
—Elle est toute simple. Ce pays s'adapte merveilleusement à mes goûts et à mon caractère. Nous sommes pétris du même limon. Comme il serait prétentieux de croire qu'il procède de moi, il est plus vraisemblable d'admettre que je procède de lui. Les affinités naturelles ne s'improvisent pas. Elles sont, par une force supérieure à nous. Ainsi d'autres trouveraient cette lande lugubre; je la trouve superbe.
Il montrait le tapis de bruyères que la vitesse de la marche déroulait et faisait fuir. Léonie n'écoutait plus. Ses regards interrogeaient autour d'elle, sous le dôme abaissé des nuages, à travers l'enveloppement des choses, l'horizon circonscrit:
—Je ne me reconnais pas, où sommes-nous?
—Dans la grande lande de l'État. Sans les nuages, vous apercevriez devant nous Kercoëth.
—Hein?
—Nous allons passer à ses pieds.
—Aux pieds de la falaise rompue?
—Edmond et Albin de Maubryan l'expliquaient tout à l'heure à haute voix.
Et elle n'y prenait point garde, ce nom ne la frappait point! On la conduisait sur une pareille route, elle que son souvenir seul!... Un coup de tonnerre la fit tressauter.
—Robert, qu'on arrête! je vous en prie! Qu'on retourne à Saint-Gaël!
—Ce ne serait pas raisonnable. Nous sommes beaucoup plus près de Karenthal.
—Oh! mon Dieu! mon Dieu!
—Vous avez peur, madame?
Si elle avait peur!... Eh! non, après tout, non; elle ne voulait pas avoir peur. Mais venir justement passer là, contre cet horrible endroit!... Les éclairs se succédaient, zébrant de feu les nuées noires pendues aux falaises en de longs voiles de crêpe déchirés. Le vent du large poussa contre eux une pluie serrée, froide, furieuse, des vagues de pluie, comme si la mer voisine, qui rugissait, montant à l'assaut des roches impassibles, leur jetait sa houle au visage. Léonie frissonnait. Ses yeux, fixes, s'enfonçaient au coin de la falaise, où la tempête semait des trombes. Les chevaux, fouettés par l'ondée, aveuglés par l'éclair, allaient un train de vertige qu'aidait la rapidité de la pente.
A un brusque détour du chemin, une forme humaine apparut.
C'était, au milieu de la chaussée, tenant vaillamment tête à la rafale, une grande paysanne, droite et ferme, efflanquée comme un spectre. Elle marchait, tâtonnant la route de son bâton. Léonie poussa un cri, le cocher héla de tous ses poumons, dans le vacarme des éléments et des choses. Au lieu de se garer, la paysanne se tourna lentement vers l'équipage qui l'allait broyer. Le visage décharné, les pupilles éteintes, l'aveugle tâtonnait toujours de son bâton, cherchant un des talus pour refuge. Soit qu'elle ne crût pas le danger si proche, soit que la pluie et le vent la gênassent, ses mouvements s'exécutaient avec calme. Les chevaux, lancés à toute vitesse, la touchaient déjà. Impossible de les arrêter court. Le timon l'atteignit en pleine poitrine et l'envoya rouler quelques pas plus loin. Trois ou quatre tours de roue, la voiture lui passait sur le corps. En un clin d'œil, Robert se trouva suspendu aux naseaux des bêtes qu'il rejeta de côté violemment et fit stopper de force. Puis il courut à la femme étendue par terre.
Léonie était restée sans voix. Un tremblement l'agitait, en ses yeux se lisait de l'effroi. Elle ne pouvait les détourner de l'aveugle immobile. Celle-ci n'était pas évanouie, mais ses forces l'avaient abandonnée. Une des jambes, frôlée par les roues, laissait couler un sang clair; à mesure, l'eau du ciel balayait ce sang. Les orbites, aux paupières rouges, s'ouvraient, larges, dans le vide, quêtant sans doute un introuvable rayon de lumière.
—Essayez de marcher, dit Robert, en la mettant debout.
L'aveugle vacilla. Elle allait retomber.
—Appuyez-vous sur moi, je vais vous aider à monter dans la voiture.
Elle poussa un soupir et se laissa faire. Plus elle approchait, soutenue par son guide, plus Léonie se pelotonnait sur elle-même, s'enfonçant dans son coin, voulant reculer, reculer encore, doutant s'il ne valait pas mieux se jeter à terre et fuir.
—Prenez-la près de vous, lui dit Robert. Elle est blessée. Rien de grave, j'espère. Nous la soignerons au château, où il est indispensable de rentrer le plus vite possible, car vous êtes ruisselante de pluie. Moi, je monte sur le siège.
Léonie balbutia plutôt qu'elle ne répondit:
—Comme il vous plaira.
Le son de cette voix secoua si profondément l'aveugle que Robert crut à une défaillance. Il la souleva dans ses bras et la mit à côté de la baronne. En un bond, il était à son nouveau poste; la voiture repartit. Le chemin devenait difficile, plein de pierres cassées. Il se retourna, pour savoir si l'aveugle ne souffrait pas des cahots. Ce qu'il vit le stupéfia: la capote relevée rapprochait les deux femmes. Léonie avait une rigidité de statue. On ne la devinait vivante qu'au claquement des dents. Et sa compagne la cherchait, avec une expression farouche où saillait le ravage des traits. Elle la cherchait, palpant la robe, touchant la poitrine, gagnant le visage, les doigts sûrs, comme si les yeux éteints se fussent rallumés au bout de ces doigts. Des exclamations gutturales grondaient. Il y devinait d'âpres reproches, des menaces, mais le sens exact lui en échappait. C'était du bas breton. Le cliquetis des mots augmenta. Les gestes se mêlèrent aux paroles en malédictions tragiques. L'aveugle se leva toute droite, rejeta la capote derrière elle et continua ses invectives, tandis qu'à l'aide de son bâton, au risque de se rompre les os, elle fouillait, voulant le marchepied, pour descendre.
Robert arracha les brides des mains du cocher, scia la bouche des chevaux, dont les jarrets ployèrent, sauta sur la route et eut le temps juste d'amortir la chute.
—Elle allait se tuer, fit-il.
—Si bon lui semble! riposta Léonie. Prenez les guides, dépêchons-nous, ramenez-moi. Le cocher reconduira cette femme chez elle.
—Ramenez madame la baronne, commanda Robert. C'est moi qui me chargerai de cette femme.
Le cocher n'en demandait pas davantage. Il toucha les chevaux et l'attelage fut bientôt hors de vue.
Robert, sous l'impression de cette scène, se trouvait passablement désorienté. Qu'y avait-il entre ces deux créatures? A moins que celle-ci n'eût perdu la raison? A peine ce coin de Bretagne connaissait-il madame de Randières, elle n'y venait plus depuis des années. L'aveugle était à moitié couchée sur le talus. Des soupirs de colère lui gonflaient encore la poitrine. Il s'informa doucement:
—Vous êtes-vous fait mal de nouveau?
—Non.
—Vous pouviez être écrasée.
—Elle l'espérait bien.
Et, ressaisie par sa fureur, la paysanne se dressa, les deux poings tendus dans la direction où s'éloignait l'équipage, faisant de grands gestes désolés. Robert s'embrouillait de plus en plus. Elle ne perdait la raison qu'à l'égard de Léonie.
—Prenez mon bras, dit-il.
—Non.
—Pourquoi?
—Rien de Karenthal. Je préfère crever là.
Cette fois, c'était précis, elle nommait Karenthal.
Sans l'écouter, il enlaça la taille maigre, l'entraînant, la portant presque.
—Laissez-moi!
—Ainsi, blessée, sous la pluie?
—Qu'est ce que ça me fait?
—Ça me fait beaucoup, à moi. Dieu commande d'aimer son prochain comme soi-même et si mon prochain m'abandonnait dans l'état où vous êtes... Aussi quelle idée d'avoir peur de venir chez madame de Randières! On vous y eût très bien soignée.
—Elle, sans doute, n'est-ce pas?
—D'abord, et moi par-dessus le marché.
L'aveugle haussa les épaules. Décidément rien à tirer d'elle; c'était une obstination de vieille, quelque rancune ancienne, avivée par l'accident et la rencontre.
—Voyons, reprit Robert, vous allez me dire où vous demeurez.
—Vous le savez de reste, observa-t-elle brutalement.
—Je vous affirme que non, et, comme je suis loin d'être sorcier, j'aimerais mieux un renseignement que votre colère.
—Où sommes-nous?
—En face du château de Kercoëth. Habitez-vous le village?
—En dehors, sous le château, une chaumière.
—Celle, peut-être, qui est toute seule, vers la plage?
Elle ne résistait plus, s'aidant, au contraire, afin d'abréger le chemin. Au bout de quelques minutes, elle dit:
—Que faites-vous à Karenthal?
—J'y suis avec madame de Randières, à cause de la santé de mademoiselle de Gauleins.
L'aveugle s'arrêta, le palpa, prononça des mots inintelligibles, avec un ricanement mauvais, puis retomba dans un silence farouche, jusqu'à la porte de sa maison.
Le logis était propre et confortablement meublé. De hauts landiers de cuivre brillaient dans l'âtre où dansaient des flammes sous le chaudron, plein d'une épaisse bouillie de blé noir. Un flambeau bénit, de cire jaune, brûlait entre une miniature représentant un homme fort élégant, mais à la figure un peu brouillée par le temps, et la traditionnelle image de sainte Anne d'Auray. Devant l'image, une jeune fille était prosternée, qui se leva au bruit de la porte.
—Déjà, grand'mère? Puis, apercevant l'inconnu: Vous avez eu besoin qu'on vous reconduisît? Je pensais que vous attendriez dans l'église la fin de l'orage. Si j'avais su, je serais allée à votre rencontre. Mais vous êtes transie, mon Dieu! Entrez vite.
—Que faisais-tu, Guilmette? interrogea l'aïeule.
—Je priais pour le père. L'Océan est mauvais sur les récifs.
—C'est par des temps pareils, prononça l'aveugle, que les morts se lèvent de leur couche d'algues.
Robert, fatigué d'un patois auquel il n'entendait rien, mit Guilmette au courant de l'accident et s'offrit pour les soins à donner. Tandis qu'il parlait, la jeune fille l'examinait, les yeux démesurément agrandis, stupéfaite. Elle se signa, comme en face d'un fantôme. Mais il fallait s'occuper de la blessée; elle s'y employa du mieux que le lui permit son trouble. Robert vint à son aide. Il avait porté l'aveugle sur le lit, où elle ne tarda pas à s'endormir d'un sommeil lourd. Les regards de Guilmette l'enveloppaient et le gênaient. A qui cette petite en avait-elle?
Cependant, Guilmette reprenait de l'assurance. Évidemment, ce fantôme n'en était pas un. Elle répondit même à ses observations. Bien qu'elle ne parlât point un français aussi correct que celui de l'aïeule, elle était suffisamment claire et, de son côté, comprenait tout. Elle sortit d'un bahut des vêtements d'homme, les offrit à leur hôte, qui refusa, et fit monter, plus pétillantes, les flammes de l'âtre pour qu'il pût au moins se réchauffer. L'orage, dans le lointain, grondait toujours. Les clameurs de l'Océan se mêlaient aux derniers coups de tonnerre, plainte énorme apaisant quelque gigantesque convulsion de la nature. Et Robert considérait, à côté de l'image de sainte Anne, le portrait près duquel priait tout à l'heure Guilmette.
—C'est le marquis Alain, dit-elle en éteignant le flambeau bénit, le frère de lait de mon père. Il n'habite plus Kercoëth.
—C'est du marquis de Kercoëth que vous parlez?
—De notre maître, oui, monsieur.
—Alors, demanda vivement Robert, vous savez où il est depuis son départ d'Alfort?
Le désir de revoir la folle, la belle et malheureuse créature sauvée un jour par lui, de nouveau le mordait au cœur. Oh! si cette enfant voulait dire... Mais elle remuait la tête, en signe de refus ou d'ignorance. Elle ajouta seulement, à cause de la contrariété peinte sur le visage de l'interlocuteur:
—Grand'mère vous renseignerait mieux que moi. M. Alain lui écrit.
Robert s'approcha de l'aveugle. Elle était immobile, la respiration courte, en proie, sans doute, à des rêves tourmentants.
—Elle dort, dit-il. Je n'ai pas le courage de la réveiller. Je reviendrai.
—Pour rien, peut-être. Elle ne vous connaît pas. Elle ne répond qu'aux gens dont elle est sûre.
—M. de Kercoëth se cache donc?
—A quel propos se cacherait-il? riposta fièrement Guilmette.
—Je suis allé bien des fois au château, les serviteurs m'ont accueilli poliment, mais on ne m'a jamais permis d'entrer. Aussi puis-je supposer...
—M. de Kercoëth ne se cache pas, n'ayant fait de mal à personne. Il évite le monde, voilà tout, depuis le malheur qui l'a frappé, qui nous a frappés en même temps.
—Son enfant noyé, n'est-ce pas?
—Le petit comte Hugues.
—Pourquoi ce malheur vous a-t-il frappés, vous autres?
—Après le petit comte Hugues, l'Océan a pris mon grand-père et mes sept oncles. De la famille, grand'mère, mon père et moi, nous restons seuls, pas pour longtemps, je pense. Nous y passerons à notre tour. M. Alain a beau défendre, nous irons jusqu'au bout du vœu, le vœu de grand'mère: retrouver le corps du petit comte. Grand-père et mes sept oncles sont morts en le cherchant. Par bonheur l'Océan les a rendus: ils reposent en terre sainte. Il y a encore mon père et moi. Et, désignant le lit où gisait l'aïeule: Elle est trop vieille, maintenant. Et puis, elle a eu à pleurer pour M. Alain, qu'elle a nourri, pour tous les autres; tant de larmes lui ont mangé les yeux. Ce n'est pas fini, puisqu'il y a encore le père et moi.
—Vous? presque une enfant!
—D'abord, je suis très forte; ensuite, je vais à l'Océan surtout quand le temps est beau. Mais, si le père doit mourir aussi, j'irai par tous les temps. Un vœu est un vœu. Il faut peut-être la vie de toute notre famille pour racheter le bonheur de Kercoëth.
—Comment s'appelle votre père?
—Jean-Marie Auvray.
—C'est pour lui que vous priiez, lorsque nous sommes arrivés?
—Pour grand'mère surtout, afin que la sainte Vierge ne la laisse pas porter au cimetière après ses huit fils et sa petite-fille, sans l'avoir consolée en bénissant le vœu.
Ces paroles s'imprégnaient d'une foi si naïve, d'une telle simplicité d'héroïsme que Robert en était profondément ému. Tout à coup on frappa du dehors, et Legouet exhiba sur le seuil une mine ravagée. L'excellent Legouet perdait de son impassibilité ordinaire. Voir Robert en un pareil lieu lui dérangeait les esprits.
—Madame la baronne est très inquiète. Aussi par ce temps de chien! Une voiture fermée vous attend sur la route, venez, madame la baronne désire que vous veniez tout de suite.
Il tenait à la main un panier et l'alla poser sur une table.
—Qu'est-ce que cela? demanda Guilmette.
—Du vin et du cognac pour Renotte.
—Remportez! Grand'mère refusera, vous le savez. Kercoëth donne ce qu'il faut, quand il faut quelque chose. Nous appartenons à Kercoëth, nous!
Legouet présentait ses doigts engourdis aux flammes du foyer, n'ayant pas l'air d'entendre.
—Allons-nous-en, monsieur Robert.
—Remportez! commanda violemment Guilmette.
—Non, ma foi. J'ai le poignet fatigué. Tu donneras à un pauvre. En route, monsieur.
Robert alla de nouveau regarder celle qui dormait. Le sommeil était calme. La figure, détendue par le repos, se revêtait d'une expression de douceur profonde. Seuls, les rides du front et des joues, le bleuissement des paupières sous les yeux à jamais morts indiquaient une souffrance familière et quotidienne. Il s'inclina devant Guilmette:
—A demain, mademoiselle, pour avoir des nouvelles de votre grand'mère.
Guilmette, à travers les vitres, suivit la silhouette gracieuse, peu à peu effacée... Il paraissait être bon: comment alors habitait-il Karenthal?
Les chevaux partis:
—Vous avez de singulières idées, dit Legouet. Vous ne me répondez pas?... A quoi pensez-vous?
—Au dévouement qu'inspirent les Kercoëth.
—La vieille chanson de Renotte. Si vous prenez ses histoires au pied de la lettre!... Elle divague souvent.
Robert allait objecter que Renotte n'avait pas desserré les dents; la scène de la victoria, ce qu'il apprenait de Guilmette, surtout ce nom des Kercoëth joint aux incidents de l'après-midi le mirent sur ses gardes. Sachant Legouet bavard, il trouva bon de le laisser bavarder. L'autre ne s'en fit pas faute.
—Oui, elle divague. Elle aimait tant le marquis! Plus que ses propres fils, monsieur. Ces Auvray étaient de rudes hommes, de braves garçons, dévoués à leur mère, jusqu'à la mort; mais ils n'avaient pas les grâces enjôleuses de M. Alain, et Renotte était fière de voir ce beau gentilhomme rester pour elle le petit caressant d'autrefois. Elle les lui a sacrifiés. Elle les aimait pourtant. Seulement, elle aimait mieux M. de Kercoëth. Et, je vous prie de le croire, elle n'aime ni ne hait à moitié. C'est la passion en chair et en os. Quand le malheur a frappé le marquis, elle s'en serait prise au monde entier. Que la catastrophe soit l'effet du hasard, elle ne l'admet pas. Elle suppose un crime. Elle déclare qu'on a jeté le comte Hugues dans la mer, du haut de la falaise rompue, ce qui est faux.
—La façon d'agir de M. Alain. Il a été le premier à défendre la personne que Renotte accusait.
—Renotte a sans doute ses motifs. Vous connaissez son vœu? J'en voulais demander la date, vous êtes arrivé, je la lui demanderai demain. Les moindres détails de ce drame m'intéressent.
La figure de Legouet prit l'agréable teinte de l'émeraude. Il ouvrait déjà la bouche pour dissuader Robert; une réflexion lui vint: mieux valait le satisfaire. Les curiosités risquent, si on les endigue, d'enlever tout obstacle et de causer nombre de dégâts; tandis qu'avec un grain de diplomatie...
—Bah! dit-il, vous n'aurez pas besoin de vous déranger. Ce... drame, je peux vous le conter aussi bien que Renotte.
—Soit! J'écoute.
VI
L'intendant plongea la main dans les mèches grises de ses cheveux et toussa deux ou trois fois avant de donner un libre cours à son éloquence. Élevé sans doute ailleurs qu'à l'école du divin Racine, il ne se fit pas scrupule de remonter au déluge et même plus haut.
A l'entendre, le marquis de Kercoëth, dans sa jeunesse, était un homme incomparable: intelligence de premier ordre, grâce de premier choix. Aussi chiffra-t-il ses conquêtes par un total bientôt digne de celui de don Juan. Parmi le tas, il y eut des passions partagées. La famille fermait volontiers les yeux, attendu le va-et-vient de ces sentiments où la mairie et l'église demeuraient étrangères. Le père, d'ailleurs, au déclin de l'âge, comptait prémunir à temps sa race contre l'éventualité d'une extinction. Son autorité faisait loi. Un beau jour, il décréta le mariage d'Alain avec sa cousine Yvonne de Kercoëth, héritière de la branche cadette. Une alliance aussi naturelle reconstituerait en un seul faisceau l'antique et riche patrimoine. Alain n'eut garde d'élever une objection, mais il se fit accorder du répit. Sa cousine lui était presque inconnue, et il se trouvait au mieux de certaine liaison déjà vieille de trois années. Une habile temporisation lui parut le parti le plus sage. Elle finirait bien par lasser l'adversaire, tout en laissant au fiancé récalcitrant le bénéfice des déférences platoniques.
Par malencontre, le hasard rompit ses calculs et les événements tournèrent à leur guise. Il avait vu sa cousine autrefois, dans un lointain très vague où il la traitait en petite sœur; de la petite sœur était sortie une ineffable créature, au maintien sérieux et fier, à la taille ravissante, aux formes sculptées dans le marbre. Il s'éprit d'elle, éperdument. Non, certes, il n'avait jamais aimé, jamais, ni celle-ci ni celle-là, ni—l'oublieux—la toute-puissante encensée hier. La vie de son cœur datait de sa nouvelle rencontre avec Yvonne. Il l'adorait. Et, pour le coup, l'adoration était véritable. Mais la liaison? Une Calypso sur la conscience est un poids. Il devait, au surplus, tant de reconnaissance!... Aussi, pressé par son père, inventait-il encore des prétextes dilatoires, au supplice de ses mensonges.
Les jeunes filles ont parfois des clairvoyances que les vieilles gens feraient bien de leur prendre. Yvonne devina et fut désespérée. En outre, elle surprit un jour une femme de leur monde serrant de trop près le cousin. A dire vrai, celui-ci résistait; Yvonne n'en annonça pas moins son immédiate entrée au couvent.
Il y eut dans Kercoëth et aux alentours un vacarme indescriptible. Le pays s'émut. Quoi! un obstacle séparait ces deux êtres, tout entiers l'un à l'autre? On fut vite édifié: l'obstacle était une personne considérable de la région, mariée à un jaloux brutal, capable de la tuer s'il découvrait la trahison. Et les racontars de marcher leur train. Oh! ma chère! Ah! ma chère!... Les yeux du mari laissaient certainement à désirer, mais ses oreilles étaient excellentes. L'incroyable disposition des bruits à se propager en province alarma la maîtresse d'Alain, qui le conjura de se marier, afin d'y couper court. Il ne se le fit point dire deux fois et c'est ainsi qu'Yvonne fut sauvée du couvent.
En se donnant le ciel, Alain se gardait quand même un enfer, car l'autre n'abdiqua aucun droit. Elle avait prétendu mettre l'amant sous pavillon neutre et faciliter par là les moyens de contrebande. Elle s'aperçut que le pavillon était de guerre et que l'hypocrite Alain s'y drapait à outrance. Dès lors éclata une lutte sourde. Comme le destin a toujours l'air de se moquer des gens, quelques mois après les justes noces, deux incidents survinrent qui, avec plus de hâte, les auraient sans nul doute empêchées: le vieux marquis de Kercoëth mourut, suivi de près par l'époux de l'abandonnée. Toutes les craintes de celle-ci s'envolèrent en compagnie de l'âme irascible du défunt. Elle put se livrer à ses fureurs, qui doublèrent lorsque naquit le fils d'Yvonne. C'était un vrai bijou. Dès l'âge de trois ans, on vit qu'il serait beau de l'héréditaire beauté des Kercoëth. Au rebours de ce qui se passe souvent, l'orgueil maternel accrut la tendresse conjugale. Alain était plus que l'idole, il était le père. Yvonne n'entendait pas qu'on touchât à son bien et, sentant les menées de la rivale vaincue, se chassa du cœur tout ce qu'elle y gardait encore de secrète pitié. Peut-être eût-elle dû se souvenir que, veuve à temps, la vaincue serait aujourd'hui la victorieuse, sinon par reconnaissance d'amour, au moins par scrupule d'honneur. La jalousie transforma l'ange en bourreau. Ce n'est pas qu'elle eût à se plaindre: son mari n'avait d'yeux que pour elle; seulement, il avait aussi des airs de compassion qui l'exaspéraient. Elle afficha son bonheur, le promena sur les grands chemins, dans les châteaux, le donna tant qu'elle put en spectacle, pour que l'autre fût dévorée de rage. La rage opéra en conscience. Mais, tout abandonnée qu'on pût être, on espérait quand même. Trois années de fièvre ne s'effacent pas ainsi. Des genoux usés sur un tapis ne peuvent qu'y retomber. Une occasion, et... L'occasion ne demande jamais mieux que de naître. Les hautes falaises furent témoins d'un rendez-vous, auquel le marquis n'avait pu se dérober.
Ils étaient là, face à face, elle, altière et vindicative, lui passablement ennuyé. Elle remua toutes ses foudres: rien! Elle passa aux moyens tragiques: larmes, pâmoisons, se traîna, folle, à ses pieds: rien! Soudain un rire insultant vint la fouetter au visage. Yvonne, tenant par la main le petit Hugues, se dressait devant eux.
La vue de la misérable, pantelante, désespérée, au lieu de l'attendrir, avivait sa haine. Ah! ce n'était pas fini? la comédie se jouait toujours? Après le premier adultère, le second, le mari mort ne gênant plus; elle, grâce à Dieu, vivait, et se défendrait, défendrait son foyer, son bonheur, sa vie. Elle n'était plus la résignée, jadis prête à prendre le voile, elle avait pour elle la triple puissance d'un honneur intact, d'un amour pur et de sa maternité.
Yvonne souffrait en parlant. C'était l'explosion longtemps contenue, l'enjeu suprême dans une heure décisive. Cette rivale encore aux pieds d'Alain, ce torse superbe encore secoué de sanglots, et qui peu à peu se relevait, puis lentement tout ce beau corps debout, les larmes mangées par la honte, laissant aux yeux la transparence d'un voile où s'accentuait l'éclat fulgurant du regard, est-ce que tout cela n'allait pas vaincre à son tour et foudroyer le bon droit?
Lui ne songeait qu'aux souffrances de son Yvonne. Il aurait voulu la saisir dans ses bras; l'emporter loin, bien loin, l'arracher à cette scène odieuse. Déjà il l'enlaçait.
—Faites! cria la maîtresse. Mais prenez garde, madame! Vous ne le connaissez pas comme je le connais à présent. Les douleurs auxquelles il m'a condamnée seront tôt ou tard votre partage. Prenez garde! prenez garde!
—Je n'ai pas peur, répliqua Yvonne. De tous mes talismans, voici le meilleur.
Ses doigts se posèrent avec orgueil sur les boucles dorées de l'enfant.
—Votre fils? Dieu vous l'ôtera. Je le maudis, votre fils; je vous maudis, vous!
—Ah! je vous le défends! cria Kercoëth, en Breton superstitieux. Elle est la pureté, il est l'innocence. Je vous défends de les maudire.
La veuve eut un haussement d'épaules et disparut le long des falaises. Elle fit mieux, elle disparut du pays. On n'entendit plus parler d'elle, et Alain reprit bientôt sa sérénité, troublée par les invocations sacrilèges.
Le petit comte Hugues devenait adorable. Les paysans, les marins le saluaient comme l'héritier du maître; puis, raffolant de sa grâce, l'embrassaient comme leur propre enfant. Il tournait presque à la légende. Ceux qui l'apercevaient en partant pour la pêche étaient sûrs de ramener leurs bateaux pleins. Ceux qui s'en allaient dans les pâturages, s'ils le voyaient passer, trouvaient la journée moins longue. Et, debout sur la terrasse du château, devant l'Océan couronné de neige, il entendait les mouettes claquer leurs ailes lourdes au-dessus de son front, comme pour lui faire signe de les suivre vers les lointains perdus dans les brumes. Car il avait une passion pour l'Océan. Son plus grand plaisir était d'aller pêcher dans les flaques d'eau que laissait derrière elle la marée descendante. Sa gouvernante, vieille fille de quarante-cinq ans, l'accompagnait. Or, par une forte marée de juillet, la gouvernante rencontra sur la plage des bohémiennes qui lui proposèrent la bonne aventure. C'est à peu près la seule façon qu'aient les vieilles filles de se marier. «Vous épouserez un brun, riche, beau...» Sous-entendu: «Parce que vous êtes blonde, pauvre et laide.» La science des contrastes. Le poison était doux, la gouvernante en but à longues gorgées. Hugues, ne se sentant plus surveillé, courut vers les creux des falaises chercher des crabes dans le remous des vagues.
Les vagues, paraît-il, roulèrent cette poupée rose et l'emportèrent.
Ce fut une journée terrible. En un instant, le pays fut sur pied. Le désespoir des Kercoëth était indicible. Une fourmilière humaine fit la côte toute noire. On battit un à un les recoins des falaises, on plongea dans les entonnoirs profonds, pleins même à marée basse. Peines inutiles. Très avant dans la nuit, on était encore là; les fils Auvray avaient pris la mer et parcouraient les moindres anfractuosités du rivage, on attendait leur retour. Ils rentrèrent découragés. Peu à peu la foule se dispersa; il ne resta plus sur la plage que les huit fils Auvray autour de leur mère, tandis qu'Yvonne, suivie d'Alain et d'Annick, marchait, marchait, sans une parole. Sous la lune blafarde, elle épiait les roches, elle scrutait le sable; le sable n'avait pas gardé la trace de son enfant, les roches ne lui avaient même pas gardé son corps.
Au point du jour, les Auvray poussèrent une exclamation: c'était, à l'horizon, la voile du père. Il revenait des récifs explorés au large. Yvonne entendit et courut jusqu'au pied de la falaise rompue, débarcadère habituel d'Auvray. En voyant le hardi marin, au lieu de sauter vivement à terre, descendre avec une lenteur embarrassée, elle se mit à trembler de tout son corps. Kercoëth l'étreignit contre sa poitrine, des sanglots qu'il pouvait à peine contenir lui déchiraient la gorge. En cet homme gisait leur dernier espoir. Et quel espoir! un cadavre fait et rejeté par l'Océan. Derrière eux, Annick, Renotte, ses huit gars solides demeuraient immobiles, transis de peur.
Là-bas, dans un évasement des roches, accompagnée d'un serviteur, une femme regardait.
Auvray s'avança d'un pas lourd. Entre ses hautes épaules, la tête ployait vers le sable, immobilisée, dans la pose de toute la longue quête nocturne. A peine osa-t-il la relever en présence du marquis et d'Yvonne. Un rude marin pourtant, aux attendrissements difficiles. Enfin, il se mit à genoux devant Yvonne, comme pour lui demander pardon, et, d'une voix rauque:
—Voilà, dit-il.
C'étaient, trouvés sur le récif de la Corne, à deux lieues au large, le chapeau et le tablier du petit comte Hugues. Yvonne prit les épaves et y enfouit son visage. Tous pleuraient, tant la douleur muette de cette mère était navrante.
Alors, la femme, là-bas, sortit de son observatoire. Elle surgissait de nouveau, la rivale jadis bravée; elle surgissait, ivre encore de haine, les yeux secs devant un pareil deuil, s'en faisant un triomphe.
—Au fond de l'Océan, votre talisman, s'écria-t-elle. Je vous avais prévenue que Dieu vous l'ôterait. L'Océan ne vous le rendra pas.
—Vous voulez donc l'achever! gronda Kercoëth.
Il se tourna, glacé d'effroi, vers Yvonne. Yvonne riait, d'un rire heurté, métallique, intarissable. Il la saisit, la secoua, l'appela:
—Yvonne!... mon Yvonne!...
Le rire continuait, avec des déchirements convulsifs, sans qu'une larme vînt humecter les paupières brûlantes.
—Elle est folle, je suis vengée! dit l'implacable créature. Vous n'avez, monsieur, qu'une chance de la guérir: c'est de lui retrouver son fils. N'y comptez pas, cela ressemblerait trop à un miracle, et les miracles!...
Une main brutale s'abattit sur son poignet. Renotte était plantée devant elle.
—On le lui rendra, son fils; tu m'entends, toi! Mort, c'est possible; mais on le lui rendra. Je jure que le corps de notre cher petit comte dormira près de ses pères. Et je fais vœu à sainte Anne: dès ce jour, tous les jours, à toute heure du jour, quelque temps qu'il fasse, y eût-il des tempêtes du diable, quand les plus hardis n'oseraient sortir, un de mes Auvray sortira, le cherchera. Tu t'es vengée aujourd'hui, Dieu nous vengera plus tard. Tu te réjouis trop de notre malheur pour n'en être pas la cause. Va-t'en, mauvaise chrétienne, va-t'en, ou je ne réponds plus de moi.
Auvray étendit le bras:
—Dieu a tout vu, dit-il, et fera justice. Femme, j'accepte ton vœu; je le remplirai pour ma part.
Les huit fils, le bras étendu, répétèrent:
—Moi aussi, mère, moi aussi.
Et ces êtres à demi sauvages, surexcités par la catastrophe, leur nuit d'angoisses, la folie d'Yvonne, commencèrent à gronder autour de la «mauvaise chrétienne». Le serviteur de celle-ci s'était précipité au secours de sa maîtresse, Kercoëth l'aida à la sauver. Ils l'allaient jeter à la mer.
... L'excellent Legouet s'était animé au cours de ce récit. Robert, avide, écoutait. Tout à coup, il l'interrompit:
—La jeter à la mer? Comme ils auraient bien fait! Un monstre, un monstre...
—Oh! monsieur, s'écria l'intendant, songez à ses souffrances. Elle était moins coupable que vous ne le supposez. Elle avait ses raisons pour haïr. On l'avait abandonnée; or, elle était... mère, elle aussi.
—Triste mère, celle qui ne respecte pas la mort d'un enfant!
Legouet voulut protester; mais, devant la mine indignée de Robert, le rouge lui montait au front. Des terreurs le prenaient d'avoir trop parlé. Cependant, ne valait-il pas mieux qu'il contât lui-même l'histoire? Dite par Renotte, elle eût fatalement amené le nom de la rivale. Et cette rivale s'appelait la baronne de Randières! Il tenta une diversion dans la gamme variée des choses banales.
—Allons, monsieur, remettez-vous. Nous arrivons. Si madame la baronne...
—Connaissez-vous la marquise de Kercoëth?
Pas moyen de quitter la piste!
—Oui, monsieur, soupira l'intendant.
—Comme elle est belle!
Legouet tressauta:
—Vous la connaissez donc, vous?
—Je l'ai vue.
—A Paris?
—A Maisons-Alfort. Depuis, sa pensée ne m'a plus quitté. Dans mes veilles, dans mon sommeil, elle me hante. Legouet, je donnerais tout au monde pour passer ma vie auprès d'elle, pour avoir le droit de la garder toujours et de toujours la regarder.
Legouet demeurait stupide. Une passion, maintenant? Ah! certes, il savait la marquise capable de l'inspirer; mais une passion chez le fils de la baronne de Randières pour la femme du marquis de Kercoëth! C'était abominable. Par quel prodige la folle, invisible à tous, lui était-elle apparue?
—Quand je songe, reprit Robert avec véhémence, qu'une misérable...
—Monsieur! supplia tout haut Legouet, tandis que tout bas il se disait: «Parlez donc de la voix du sang!»
—Oui, qu'une misérable lui a tué son enfant.
—Ah! non, par exemple. On ne le lui a pas tué. L'Océan est seul coupable. La preuve, c'est que Renotte a remué ciel et terre pour démontrer le crime et n'y a pas réussi. Tenez, un pâtre prétendait que deux femmes avaient entraîné le petit Hugues vers la falaise rompue, en étouffant ses cris, au moment où les bohémiennes disaient la bonne aventure à la gouvernante. Eh bien, M. de Kercoëth l'a fait venir, et le pâtre a reconnu qu'il tenait cette histoire de Renotte. Il avait, à la vérité, vu deux femmes, mais elles causaient avec la gouvernante, pendant que le petit comte Hugues pêchait les crabes seul.
—Où est cet individu?
—Il a quitté le Morbihan.
—On l'aura payé pour mentir et renvoyé ensuite.
—C'est ce que raconte Renotte, dit étourdiment Legouet.
—Et je la crois, et je comprends sa soif de vengeance, puisque je la partage.
L'intendant demeura bouche bée. Dans quelle galère s'étaient-ils tous embarqués! Et comme la baronne était sage de ne pas vouloir de cette excursion en Bretagne!
Léonie, à l'entrée de Robert, l'examina de loin, anxieusement. Il s'approcha de son air habituel, le visage était impassible; évidemment, l'incident de leur promenade n'avait pas eu de suite. Elle se mit à en plaisanter, railla sa frayeur devant Renotte. S'imaginait-on! Aussi ces allures de sorcière, et puis, sans doute, l'énervement de l'orage... Robert acquiesçait. Il prit le même ton léger pour parler du vœu. Léonie ne parut attacher aucune importance à l'affaire.
—Ah! ah! on vous l'a dit...
—Oui... Guilmette, la petite-fille de votre... sorcière.
—Je me rappelle, en effet, certain vœu. Une vendetta chez les Corses. Des bruits qui ont couru... vous vous souvenez, ma tante?
—Hugues de Kercoëth assassiné, prononça mademoiselle de Gauleins.
—Noyé, ma tante, noyé. Renotte crie partout à l'assassin, malgré la défense de... du marquis... enfin, du père de l'enfant. Mais les interdictions n'empêchent pas les légendes. La Bretagne en est peuplée. Seulement, celle-là est lugubre. Par contre, j'en sais de charmantes.
Débordée par le flux de ses paroles, un peu affolée par la situation, voulant arracher Robert à l'histoire maudite, elle débita les rêveries exquises où gronde l'âpre poésie de l'Océan. Robert n'écoutait pas. Il se représentait, là-bas, sur la terrasse du château, près du petit comte Hugues, le blanc tournoiement des mouettes.
Le lendemain, Edmond et Albin de Maubryan, avec leurs fusils et leurs chiens, vinrent le prendre. Ils chassèrent toute la matinée et rentrèrent à Saint-Gaël par la route de Kercoëth. L'itinéraire permit à Robert de quitter quelques minutes ses compagnons. Il frappa chez les Auvray. Guilmette ouvrit, et, tout de suite:
—Grand'mère va bien, monsieur, très bien.
—Et ce n'était pas la peine de vous déranger, dit Renotte.
—Pourquoi? je tenais à prendre de vos nouvelles...
—Et à me poser des questions. Guilmette m'a prévenue.
—Oui, l'adresse. Je ne sais pas.
—Vous ne savez pas? Voyons, à quel propos me traiter si brusquement? Je ne vous ai jamais fait de mal. Je vous en prie, dites-moi où demeure le marquis de Kercoëth.
—Non. Vous êtes de Karenthal.
—Vous haïssez donc bien les gens de Karenthal?
—De toutes mes forces.
—Alors, adieu, madame.
Un déjeuner solide attendait les chasseurs à Saint-Gaël. Constance y avait appliqué tous ses talents de bonne ménagère, elle y apporta toutes ses rougeurs de vierge troublée. Elle soignait leur hôte, avec des hésitations charmantes, l'écoutait à plein cœur et lui souriait si doucement que Robert s'en trouvait heureux. Ils eurent, dans la journée, des entretiens pareils aux causeries d'autrefois avec Blanche. Un sentier à travers champs menait en une demi-heure de Saint-Gaël à la plage; le soir, madame de Maubryan y conduisit sa bande. Chemin faisant, Constance moissonnait des fleurs sauvages. Robert se souvint encore des gerbes cueillies pour Blanche aux flancs des monts du Vivarais et demanda à la mère la permission d'en ramasser pour sa fille. La mère consentit, la fille devint pourpre. Lorsque Constance fut seule dans sa chambre, en face de ce bouquet où se mariaient toutes les couleurs de la flore locale, elle rêva, ce qui ne lui était jamais arrivé, et, depuis, elle continua de rêver.
Robert venait presque chaque jour, tantôt seul, tantôt accompagné de Léonie. Constance et lui faisaient de la musique. Il notait les ballades du pays, improvisait en son honneur, s'oubliait parfois dans une envolée brusque de l'âme, traduite par le clavier en sanglots profonds, et, se reprenant soudain, redescendait aux mièvreries délicates, comme les grondements tragiques de l'Océan s'apaisent peu à peu et se changent en murmures. Il enveloppait ainsi la jeune fille d'effluves extatiques. L'amitié, qu'on dit supérieure à l'amour, lui ressemble souvent et peut, sans savoir, donner le change. Robert portait à Constance une affection véritable. Il se sentait mieux compris d'elle que de ses frères. Ceux-ci, braves cœurs, esprits honnêtes, laissaient trop percer la rudesse d'une éducation campagnarde et certains préjugés de caste, surtout de province, dont s'étonnait Robert, élevé dans les hautes et larges idées de M. Laffont. Aussi, bien que leur compagnie lui plût, n'opposait-il aucune résistance aux accaparements quelque peu tyranniques de la sœur. Elle s'ingéniait à le retenir près d'elle sous mille prétextes, qu'il déclarait toujours excellents. Sur un mot, il lui sacrifiait chasses et pêches. Les frères s'ébahissaient, M. de Maubryan souriait, madame de Maubryan approuvait. Elle approuvait d'autant mieux, que d'habiles questions faites à la baronne l'avaient édifiée sur le compte de Robert. Lorsque le couple s'éloignait, les fils partis, le mari occupé ailleurs, madame de Maubryan suivait d'un œil satisfait ses allées et venues à travers les ombrages du jardin. Il lui semblait qu'elle assistait au triomphe de sa fille. Cependant Constance y perdait le repos, car Robert ne se déclarait pas. Allusions, réticences, airs de mélancolie subite, il ne voyait et ne comprenait rien. Ce qu'il aimait en mademoiselle de Maubryan, c'était le souvenir de Blanche et aussi ce charme d'une société féminine, indispensable à de certaines natures. Pour lui, Constance était jolie, il avait plaisir à la contempler, il contemplait. Elle disait de gentilles paroles, fort agréables à écouter, il écoutait. Voilà tout. Peut-être, en plus, ceci: quelque chose comme une attirance fraternelle, lorsque les petits yeux noirs se fixaient sur lui, tour à tour rieurs et graves.
Un matin, les quatre jeunes gens ayant projeté de pêcher en pleine mer, Constance ne fit pas mine de le retenir. Elle lui prit le bras, les accompagnant jusqu'au rivage. Gaspard, Edmond et Albin se hâtaient, elle ralentit sa marche. Elle voulait parler, elle n'osait pas. Sur le visage, dans l'allure, l'oppressement du souffle, on devinait une agitation extraordinaire, un combat intérieur, des à-coup de résolution et d'incertitude.
—Qu'y a-t-il, mademoiselle? demanda Robert.
Elle poussa un soupir. Fallait-il oser? que penserait-il d'elle ensuite? Elle répondit:
—Rien.
—Je me figurais...
—Eh bien, si! reprit-elle très bas. Il y a que je suis malheureuse.
—Malheureuse? gâtée comme vous l'êtes? avec les tendresses qui vous entourent?
—Suis-je sûre d'en être entourée? Êtes-vous sûr qu'aucune ne me manque? Supposez que ce soit celle-là surtout à laquelle je tienne.
—En ce cas, il vous suffirait de vouloir pour l'avoir.
—Bien vrai?
—Bien vrai.
Leurs yeux se rencontrèrent. Tout l'amour de Constance illuminait les siens. Robert comprit. Ah! l'aveugle, l'imprudent qu'il était!
—Ohé! le retardataire, cria Gaspard.
Lui, navré, n'entendait pas, ne savait plus. Pauvre Constance! elle lui inspirait tant de pitié! Gaspard vociférait: «Robert! Robert!... Vous êtes insupportable. Nous sommes prêts à parer.» La douceur triste des grandes pupilles bleues continuait à se poser sur elle. Constance n'y vit que la caresse d'un aveu. Ses joues se teintèrent de rose, l'éclat des dents menues brilla dans un sourire radieux.
—Allez, allez, mon ami, mes frères perdraient patience.
La barque loin du rivage, quand il devint impossible d'y démêler les silhouettes confondues, elle lança un baiser dans l'espace et, courant presque le long du chemin de Saint-Gaël, fit irruption chez sa mère.
—Maman!... si tu savais, maman!
Jamais elle n'avait parlé de sa passion croissante, maintenant elle ne tarissait plus: il ne s'était pas expliqué, les mots n'expliquent rien; mais il l'avait regardée, oh! de quel regard! mais il l'aimait comme elle l'aimait! Pas de bonheur plus grand... Quel rêve longtemps caressé! Du premier jour, maman!... Robert à elle! Robert, son mari! Que de fois elle avait pleuré! Comme, à cette heure, elle bénissait la vie!
—Constance, Constance, calme-toi.
—Eh! le puis-je, maman!
Madame de Maubryan s'effraya d'une telle explosion. Avec la superbe injustice des mères, elle trouvait tout simple que Robert s'éprît de Constance, moins simple que Constance s'éprît de Robert... avant d'en avoir demandé la permission. Elle s'avouait sa propre imprudence, se querellait, s'accusait en son for intérieur. Du mieux qu'elle put, elle calma l'effervescence de sa fille; puis, croyant le feu aux poudres, sans prévenir personne, elle courut à Karenthal. La baronne devait être, la première, instruite de l'événement. Elle la pria de sonder le cœur de Robert: il importait de couper court à une intimité compromettante pour le repos de sa fille, si Robert ne songeait pas à l'épouser. Moins affolée, ou mieux fixée à l'endroit de Léonie, elle eût différé une démarche où, quoi qu'il advienne, la dignité de Constance se trouvait engagée. La baronne sourit, au fond, de la naïveté de madame de Maubryan. Cette amourette l'amusait. Et que Robert était sournois! Ne lui rien confier d'une idylle dont ils se fussent divertis ensemble! Car il était parfaitement naturel que Robert fît la cour à Constance. Par exemple, il serait fort absurde qu'il l'épousât. Le rôle des jeunes hommes de son âge consistait à traverser toutes les flammes en salamandres. Léonie garda pour elle ses réflexions philosophiques et se tira d'affaire à l'aide des roueries de la femme du monde. Robert s'ennuyait avant l'invention de Saint-Gaël; puisque Saint-Gaël le distrayait, les portes lui en resteraient ouvertes. Tant pis pour la garnison.
—Vous ne m'étonnez qu'à moitié, chère madame, dit-elle. Il m'avait semblé remarquer... Ainsi, mademoiselle votre fille?...
—A perdu la tête, chère madame, littéralement perdu.
—A ce point! Voyez-vous ce Robert!... Oui, oui, ce serait un joli couple. Seulement Robert est bien jeune.
—Beaucoup trop jeune. Constance aussi.
—N'est-ce pas?
—Il faudrait attendre.
—Voilà, nous attendrons, chère amie. D'autant que sa volonté fixe est de se créer un nom dans les arts. Cela prendra du temps. Moi, je l'en aurais dissuadé: a-t-il besoin de travail, étant mon unique héritier? Maintenant, je dois vous avertir en toute franchise: hors son ambition, ses autres projets me sont lettre close. Personnellement, je vous remercie de votre communication et ne m'opposerai jamais à une alliance où les qualités et la gentillesse d'une des parties compensent certains avantages auxquels l'autre est en droit de prétendre.
Madame de Maubryan se sentit blessée de l'allusion à la médiocrité de leur fortune; mais, en l'honneur de sa fille et par prudence maternelle, son salut d'adieu fut d'une cordialité charmante. Elle regagna Saint-Gaël, l'esprit calmé, pleine d'espoir, convaincue que tout marchait à merveille.
Ce qui marchait bien mieux, c'était la barque où filaient Robert et les Maubryan. L'entrain, la gaieté de ceux-ci dissipèrent vite la mélancolie de celui-là. Les aveux de Constance ne lui apparaissaient plus que dans une brume confuse. Il se demandait même s'il ne s'était pas mépris au sens de ses regards. La mer était belle, la journée fut délicieuse. La pêche finie, on hissa la voile, et les vagues chantèrent de nouveau contre les flancs de la barque poussée par la brise. Edmond dormait à l'avant, Albin fumait, accroupi sur les paniers grouillants. Gaspard, accoté au mât, jetait par instants un ordre bref à Robert, qui tenait le gouvernail. Gaspard était le capitaine du canot. A bord, ses frères lui devaient l'obéissance passive, car nul ne connaissait mieux ce coin de l'Océan. De fait, les plus rudes pécheurs le traitaient presque en confrère. A deux cents mètres du récif de la Corne, Albin montra une barque s'engageant dans les aiguilles de granit qui font des parages de ce récif un endroit redouté.
—C'est Jean-Marie Auvray, dit-il.
—L'imbécile! grommela Gaspard.
—Pourquoi? interrogea Robert.
—Parce que, à gauche de la Corne, on passe; à droite, on casse.
Robert tourna la tête: la barque de Jean-Marie sautait au remous des brisants. Il mit le cap sur la Corne. Gaspard poussa un cri:
—Robert!... mais, sacredieu! que faites-vous? Nous allons droit aux brisants.
—Puisqu'il y a un homme en danger de mort.
—Vous pouvez dire un homme perdu.
—Il remplit un vœu.
—Moi, je réponds de la vie de mes frères et de la vôtre. Albin, bas la voile! Edmond, aux rames!
La manœuvre s'exécuta en un clin d'œil. Robert ne sourcillait pas. Il pointait toujours sur Jean-Marie. Gaspard s'empara du gouvernail et changea la direction. Encore une minute, ils entraient dans le gouffre.
Il y était, Jean-Marie, tout près d'eux, mais de l'autre côté de la Corne, entre les pointes d'aiguille mettant sur la couleur verte de l'eau leurs taches grises, tranquilles, où guettait la mort. Un craquement, un bouillonnement d'écume, et les quatre jeunes gens ne virent plus rien. L'embarcation d'Auvray venait de couler à pic.
—Pauvre, pauvre Renotte! balbutia Robert.
Soudain, à portée du bras, entre les vagues, il aperçut une masse noire qui passait. Se pencher, la saisir, tirer à lui fut l'affaire d'une seconde.
—Lâchez! commanda Gaspard. Nous chavirons.
L'équilibre s'était en effet rompu sous le double poids de la masse inerte où se cramponnait Robert. Une nappe d'eau ruissela le long des parois intérieures.
—Mais lâchez donc! hurla de nouveau Gaspard.
Robert, les doigts crispés à sa proie, les muscles tendus, tourna lentement la tête et dit:
—Je ne veux pas.
La brise avait fraîchi, l'Océan devenait tumultueux, un paquet de mer s'engouffra dans la barque.
—Et d'un. Au second, bonsoir! fit placidement Edmond, une des rames quittée, pour désigner l'énorme montagne d'eau qui les allait prendre par le travers.
Albin et Gaspard finirent par où ils auraient dû commencer: ils se précipitèrent à l'aide de Robert. Au moment où Jean-Marie fut déposé au pied du mât, la montagne, au lieu de l'engloutir, soulevait la barque et, comme un fétu de paille, l'emportait loin de la Corne, avec elle.
—La théorie du centre de gravité, observa Edmond.
Le fils de Renotte avait une large entaille au front, la poitrine et les jambes labourées par les roches. Somme toute, avaries médiocres. D'énergiques frictions, quelques gorgées d'eau-de-vie le ranimèrent. L'entrain général reparut, à mesure qu'on s'éloignait de cette Corne du diable où cinq existences venaient de se jouer. Albin frappa sur l'épaule d'Auvray.
—Mon brave, regardez monsieur. Vous lui devez de fameuses actions de grâces.
Le regard alourdi du marin croisa celui de Robert et s'abaissa tout à coup, comme dans un éblouissement. Puis, essayant de se soulever, s'appuyant des coudes aux cordages par terre, de nouveau il entr'ouvrit les paupières. La stupeur de Guilmette, le jour où le jeune homme lui ramenait l'aïeule, il l'éprouvait à son tour, mais sans aucun sentiment d'effroi. Gaspard le prit à partie:
—Vous n'avez pas le sens commun. Est-ce qu'un marin va où vous êtes allé? C'est tenter Dieu. Nous avons failli nous noyer en votre honneur. Si vous trouvez cela drôle!... Moi, je vous aurais carrément planté là.
Le pêcheur ne semblait pas entendre. Sur son visage tanné flottait le vague du songe, tandis que ses bons yeux ronds, fixés sur Robert, se remplissaient de larmes. Robert, gêné devant lui comme il l'avait été devant Guilmette, se joignit à Gaspard, au moins pour les reproches:
—M. de Maubryan a raison, Jean-Marie. S'il vous était arrivé malheur...
—J'étais sûr de ne rien risquer.
—Vous couriez à votre perte et vous saviez y courir.
—Non, non!
Les Maubryan éclatèrent de rire. Très amusant, ce pêcheur, avec ses tranquilles convictions. Sans eux, il ferait, pour le moment, une assez vilaine grimace dans l'eau. Un pur hasard les avait conduits du côté de la Corne. Leur intervention était toute fortuite. Et ce gaillard, en train de rendre l'âme cinq minutes plus tôt, déclarait...
Robert, moins disposé qu'eux à la gaieté, interrogea doucement:
—Pourquoi donc étiez-vous sûr de ne rien risquer?
—J'avais fait une neuvaine à sainte Anne pour la supplier de m'indiquer la place où je rencontrerais le petit comte Hugues. J'ai rêvé cette nuit qu'elle me commandait d'aller aux aiguilles de la Corne: j'y suis allé.
Tous ceux qui se trouvaient là connaissaient le vœu de Renotte, tous croyaient en Dieu, ils inclinèrent le front. A leur grande surprise, au milieu du silence provoqué par ses paroles, Jean-Marie, d'un ton bref, posa cette question à Robert:
—Monsieur, de quel pays êtes-vous?
—Ma foi, répondit mélancoliquement le jeune homme, je serais bien en peine de le dire. Je ne connais pas plus mon pays que mon père.
Auvray eut un haut-le-corps. Ses yeux s'arrondissaient davantage, un tremblement agitait ses membres et on l'entendit marmotter: «Sainte Anne! sainte Anne!» Le front des Maubryan s'était rembruni. Quelle histoire contait là Robert? Une boutade, sans doute, mais d'un goût détestable en tout cas.
—Vous avez tort, mon ami, dit Albin. On ne rit pas des choses sérieuses, et plaisanter...
—Je ne plaisante en aucune façon. Je n'ai le droit de me réclamer de personne.
—Pas même de votre mère?
Robert hésita, une rougeur intense empourpra ses joues, car il allait, selon lui, mentir. Les autres attendaient sa réponse. A voix basse, il répondit:
—Pas même de ma mère.
Les trois frères se sentirent les coudes. Un enfant trouvé, leur commensal, leur camarade, leur intime! Pourquoi cette longue supercherie? Se fussent-ils commis avec un individu pareil? Il n'appartenait à aucune caste, il venait on ne sait d'où. La société—leur société—n'avait pas de place pour de telles gens. Cerveaux frustes aux idées étroites, ils voyaient un abîme entre eux et Robert, une souillure par Robert sur eux. De très bonne foi, ils se croyaient contaminés au voisinage. Jean-Marie examinait encore, toujours, dans un besoin de se convaincre. La fièvre le dévorait. Des questions se pressaient sur ses lèvres:
—Ah! si j'osais, monsieur... Où vous a-t-on élevé?
—Je ne me rappelle pas ma première enfance. J'ai dû naître près de la mer.
—Près de la mer!
—Il me semble. Ce que je me rappelle exactement, en revanche, c'est mon existence, tout petit, chez des paysans du Vivarais. Un homme de grand cœur eut pitié de moi, me tira de leurs griffes, se mit à m'aimer comme il aimait son fils et sa fille. Aussi, quand il est mort...
La voix de Robert s'altéra. Le souvenir de cette heure lointaine le brûlait encore chaque fois qu'il l'évoquait. Une larme coula sur la joue hâlée du pécheur.
—Alors, reprit le jeune homme, je suis venu à Paris: un professeur de musique m'a pris en amitié, m'a présenté à madame de Randières, et madame de Randières a bien voulu s'intéresser à moi. Voilà toute mon histoire; vous voyez, elle n'a rien de palpitant.
Il la disait, avec l'arrière-pensée de prévenir des soupçons outrageants pour la baronne. Mais sa sollicitude n'était plus de saison, les Maubryan gardèrent une attitude raide et digne. Tout oreilles, Jean-Marie ne soufflait mot; il écoutait encore, quand l'autre s'était tu. Lorsqu'on débarqua, Robert vit qu'Auvray titubait sur ses jambes.
—Le sang perdu, sans doute, dit-il à Gaspard. Nous ne pouvons le laisser là.
—Si je ne craignais que notre retard inquiétât ma mère...
—Eh bien! je vais l'accompagner chez lui; vous m'excuserez à Saint-Gaël.
—Certainement, certainement! firent en chœur les trois frères, qui détalèrent avec un effarouchement pudique.
Robert et Jean-Marie prirent le chemin de la chaumière où, dernièrement, l'aveugle recevait si mal le protégé de Léonie. A peine le reçut-elle mieux cette fois. Pour que le rude visage se détendît, il fallut que Guilmette énumérât toutes les blessures de son père, affaibli par la marche ou l'émotion au point d'être incapable de prononcer une parole, expliquât comme il avait failli mourir, puisqu'on le ramenait ainsi, sans la barque, les vêtements encore humides. Les yeux de Jean-Marie allaient de la miniature à Robert, de Robert à l'image de sainte Anne d'Auray, et ces mots passaient dans un souffle: «sainte Anne! sainte Anne!» Robert se disposant à partir, Auvray fit un signe; le jeune homme revint sur ses pas.
Renotte grommelait déjà et cherchait à s'interposer, lorsqu'elle s'arrêta, pétrifiée. Jean-Marie venait de répondre:
—Je voudrais tant vous revoir!
Quoi! l'hôte de Karenthal? Son fils voulait revoir cet homme tenant, on ne savait par quels liens, à leur plus cruelle ennemie? Il songeait à l'accueillir dans leur maison, lui qu'elle en écartait chaque fois de toutes ses forces! Qu'est-ce que cela signifiait? Ses yeux sans vie roulaient dans leurs orbites. Jean-Marie répéta:
—Monsieur, je voudrais vous revoir.
—Demain, sans faute, je vous promets.
Quand Robert fut dehors, un vertige le prit. Où tendait cet enchaînement de faits bizarres? A quel drame le hasard le mêlait-il coup sur coup, et, pour y jouer un rôle, qu'était-il donc? qu'était-il enfin? Les signes de croix de Guilmette à leur première entrevue, puis ses regards à la dérobée; l'attitude de Jean-Marie deux heures plus tôt, puis sa demande de le revoir; cette insistance... Sous son crâne, un monde d'idées se croisaient, se mêlaient, lui jetaient une angoisse poignante. Oui, qu'était-il enfin? L'abandonné, l'enfant trouvé, dont le visage faisait frémir deux de ses semblables, dont le père et la mère vivaient sans se laisser connaître—quoique l'une l'eût repris sous son toit, quoique l'autre, au dire de Legouet, l'eût aimé jadis—cet être-là, qu'était-il? qu'était-il? Sur la lande, parmi les bruyères où jouait la brise, il s'attardait, rêveur opiniâtre, arrêté devant le mystère de sa vie, l'énigme de son berceau.
Il s'assit, n'en pouvant plus. Les insectes, autour de lui, chantaient en paix leur complainte. La nuit tranquille venait. Un calme religieux envahissait tout, hors son cerveau en tumulte. Là s'arrêtait l'universel repos. C'était un bourdonnement confus d'espoirs et d'incertitudes, le choc perpétuel des invraisemblances et des réalités. Puisque sa mère était la baronne de Randières et puisque les amis des Kercoëth la haïssaient—oh! de quelle haine incurable!—lui qu'ils savaient son hôte, son protégé, presque son fils, pourquoi, sauf Renotte, l'enveloppaient-ils d'une sorte de tendresse? Quel visage aimé leur rappelait son visage? celui du petit Hughes? mais Hughes était mort depuis longtemps. Serait-ce alors?... La fièvre le brûlait davantage à mesure qu'il s'enfonçait en ses muettes investigations. Il craignait de se laisser aller sur une pente trop séduisante. Cependant avait-il le droit de s'arrêter, parce qu'il entrevoyait dans le lointain l'irradiation d'un point lumineux qui l'éblouissait? Hélas! depuis toujours il marchait parmi les ténèbres. Il tenta de reprendre le passé, le jour où se noyait la folle, le soir où le marquis de Kercoëth le remerciait. C'était un soir très sombre. Il ne distinguait pas le visage. Serait-ce celui-là? Ses pensées se coordonnèrent. Une à une, il reconstituait des scènes récentes: d'abord la première fois, la terreur de madame de Randières, une phrase de la duchesse de Serples: «Vous éveillez en moi de si vieux souvenirs!»—l'ahurissement de Legouet, Guilmette, Jean-Marie... Ah! oui, oui, oui, son père? eh bien, il le connaissait à présent; son père, c'était le marquis de Kercoëth. Si madame de Randières le cachait, à des centaines de lieues, presque dans une tombe, c'est qu'elle était encore mariée à l'époque de sa naissance. Si elle redoutait aujourd'hui l'intervention du père, c'est qu'un autre fils peut consoler d'un fils mort. Toute l'histoire contée par Legouet se précisait. Il était l'enfant de ces deux créatures, l'une aperçue un jour, pour toujours peut-être, l'autre aimée déjà, parce qu'elle l'avait porté dans ses entrailles. Il venait d'eux et ne pouvait venir d'ailleurs; c'était leur sang qui coulait en ses veines. Une ressemblance égarait Guilmette et Jean-Marie. C'était bien le fils du marquis de Kercoëth qu'ils revoyaient, mais ce n'était pas le pauvre petit Hughes. Il dormait, son frère, au fond des vagues mauvaises, et Renotte, avec ses accusations, était stupide, puisque madame de Randières était sa mère!...
A Karenthal, Robert trouva sens dessus dessous le salon d'ordinaire si correct de tenue; mademoiselle de Gauleins et la baronne donnaient les marques de la plus vive agitation, il y avait dans l'air une odeur de poudre. De fait, madame de Maubryan venait de passer par là, comme sur un champ de bataille, et les hostilités se terminaient à peine. Elle était arrivée, haut le front, droit à Léonie:
—M. Robert est-il rentré?
—Pas encore, chère madame.
—Tant mieux, madame.
—Tiens! nous supprimons le «chère»? interrogea la baronne avec une pointe d'ironie.
—Nous supprimerons bien autre chose, s'il vous plaît.
—Mais ce qu'il vous plaira... madame.
—D'abord, et avant tout, ma communication de ce matin.
—Ah! oui, l'amour de mademoiselle de Maubryan?
—Hein? fit la vieille tante.
—C'est-à-dire l'amour de M. Robert, riposta la châtelaine de Saint-Gaël.
—Permettez! rectifia Léonie. Si Robert aime votre fille, je n'en sais rien; mais je sais par vous que votre fille adore Robert.
Madame de Maubryan toussa. Le coup de boutoir l'étranglait. Quelle maladresse, sa visite du matin! Aussi pouvait-on deviner ce que venaient d'apprendre Gaspard, Edmond et Albin?
—Alors, répliqua-t-elle, vous saurez de plus ceci: ma fille appartient à une famille honorable, ma fille n'est pas faite pour un... anonyme.
—Qu'est-ce que c'est qu'un anonyme? demanda mademoiselle de Gauleins.
Léonie fronça les sourcils. Elle s'était amusée de la brusque invasion inexpliquée de cette femme commandant et décommandant les gendres comme un sleeping car; mais voici qu'on mettait en avant plus que la personnalité de Robert, son état civil; toute envie de rire passa, surtout lorsque madame de Maubryan eut donné à mademoiselle de Gauleins des détails précis. Or, elle y appuyait, l'excellente dame, faisait un agréable mélange d'abus de confiance et d'escroquerie morale, entassait, comme une montagne de forfaits, les visites quotidiennes, les tête-à-tête dans les recoins mystérieux, les sentimentalités cachant d'abominables perfidies. Constance était si candide! On avait résolu de la prendre dans un piège! C'était odieux, infâme...
—Et j'entends qu'on les supprime, ces visites.
—Avec joie, dit la baronne d'un ton de suprême outrage.
—Et j'entends que ce monsieur se supprime lui-même, en disparaissant du pays.
A cette dernière injonction, Léonie se dressa, et, désignant la porte:
—Robert ne me quitte pas. Et moi, je n'ai d'ordres à recevoir de personne. Assez!
Madame de Maubryan sortit, mais avec la dignité d'un dompteur descendant de sa cage à bêtes.
Dès qu'elle eut tourné les talons, la baronne se livra sur les meubles, sur les livres, sur tout ce qu'elle rencontrait, à un joli accès de fureur.
—Là! là! ma belle, disait mademoiselle de Gauleins.
—Ah! ma tante! imaginez-vous une pareille effronterie? Des hobereaux sans le sou! Qu'ils la gardent, leur fille! La leur ai-je demandée? Robert ne l'aime pas...
—Tu es sûre?
L'interrogation tranquille calma subitement Léonie. S'il l'aimait pourtant?
—Moi, vois-tu, reprit la vieille, j'estime beaucoup Robert, je lui porte un intérêt véritable et peut-être l'épouserais-je... si j'avais seulement soixante ans de moins. Parce que je le connais, parce qu'il a sa valeur personnelle. Madame de Maubryan n'est pas obligée de partager nos goûts. Tu recueilles un enfant perdu, c'est ton droit; tu me l'amènes, je le reçois, c'est mon affaire; mais qu'il entre dans une autre famille, sans pouvoir nommer la sienne, dame! je comprends qu'on y regarde à deux fois. Il y a des sentiments—des préjugés, si tu veux—que nous n'avons inventés ni l'une ni l'autre. Madame de Maubryan a été maladroite, mais elle y obéissait, avec quelque mérite, car elle sacrifie à un scrupule sérieux—élevé, somme toute,—des avantages que sa fille retrouvera malaisément. Crois-moi, Robert, né de simples pêcheurs, avait plus de chances d'épouser la petite que le futur héritier de la baronne de Randières, né de parents inconnus.
A mesure que mademoiselle de Gauleins parlait, un abattement profond s'emparait de Léonie. Elle poussa un soupir et demeura longtemps silencieuse.
—Ma tante, dit-elle enfin, cette situation est intolérable. Des humiliations, des chagrins pour Robert? Non, non, je n'en veux pas. Je lui donne la fortune de mon mari parce qu'elle est à moi, je ne puis lui donner son nom. Mais, ma tante, ma bonne tante, si quelque âme dévouée, une personne vénérée de tous... Voyons, ma tante, vous avez été jeune...
—Il y a si longtemps!
—Jamais de la vie.
—Enfin, vous pourriez avoir aimé. Supposez-le un moment. Supposez que, par des circonstances extraordinaires, invraisemblables, n'étant pas libre d'épouser, n'étant pas libre non plus de commander à votre cœur... vous...
—Dieu me pardonne! tu me demandes de reconnaître Robert?
Léonie baissa la tête:
—Il porterait noblement votre nom.
—Qui est son père? interrogea mademoiselle de Gauleins. Encore faut-il, puisque tu prétends me faire endosser une de tes fautes...
—Ma tante!... essaya de protester Léonie.
—Oh! tu le sens bien, dès le début, j'ai vu clair. Qui aurait l'impertinence de croire que, à près de soixante ans, j'ai jeté mon bonnet par-dessus les moulins, et surtout la sottise d'admettre qu'il s'est trouvé quelqu'un pour le ramasser? On dira que je te couvre, et l'on aura raison.
—Eh bien, oui, c'est une de mes fautes, la plus grande. J'ai soif de la réparer.
Mademoiselle de Gauleins s'attendait à l'aveu. Elle en fut pourtant remuée, car cette femme, suppliante et coupable, elle l'avait dressée au bien, élevée pour la vertu.
—J'aurais préféré, dit-elle, que tu ne m'en fisses pas la confidence. Je refuse d'être complice d'une mauvaise action. Le père est-il vivant?
—Oui.
—Est-il libre?
—Non.
—C'est un galant homme?
Léonie hésita, ses joues pâlirent; elle répondit, la lèvre contractée:
—Il passe pour tel.
—Alors c'est à lui de couvrir Robert de sa protection.
—Jamais!
—Il refuserait?
La baronne courut à sa tante, la saisit aux poignets et, secouant ce chétif être inerte dont elle oubliait les souffrances d'infirme:
—Vous ne comprenez donc pas? Il me le prendrait! Il me le prendrait tout entier: son corps, sa tendresse, son respect!
—J'avoue, en effet, que je ne comprends pas. Il n'est pas libre, disais-tu?
La riposte interloqua madame de Randières. Ses tortures, qu'elle croyait finies, ne faisaient-elles que commencer?
Ce fut à ce moment que Robert parut. Il portait encore au visage le rayonnement de ses dernières méditations. Il se sentait heureux. Le poids écrasant du passé, il l'avait sorti de son cœur, laissé dans la bruyère de la lande. Sans prendre garde au tohu-bohu du salon, à l'émotion de la tante et de la nièce, il enveloppa la baronne des caresses de ses yeux.
—Bonsoir, mon enfant, dit mademoiselle de Gauleins d'un ton singulièrement remué, où l'on sentait l'affection instinctive se fondre en une tendresse d'aïeule. Venez ici, près de moi.
Il obéit avec l'empressement qui, dès les premiers jours, lui conciliait les bonnes grâces de la vieille fille. Debout devant elle, il souriait.
—Vous êtes superbe, Robert, savez-vous?
Son regard alla chercher Léonie, comme pour restituer à qui de droit cet hommage inattendu.
—Vous êtes-vous amusé aujourd'hui?
—Oui et non. Nous avons failli sombrer au retour, sur les aiguilles de la Corne, où la barque de Jean-Marie Auvray a coulé à pic.
Dès les premiers mots, madame de Randières avait tressauté.
—Jean-Marie est mort? demanda-t-elle avidement.
—Grâce à Dieu, nous l'avons repêché. Mais il revenait de loin, de si loin même que le plongeon l'a mis en humeur de causer. Comme il connaissait les Maubryan et ne me connaissait pas, il m'a demandé mon histoire. Je la lui ai dite, si tant est que c'en soit une.
La baronne, immobile, s'effaçait dans un recoin de la pièce, loin de l'éclat des lampes. Mademoiselle de Gauleins fit signe à Robert de s'incliner et, le baisant au front:
—Vous avez eu raison. Les innocents n'ont pas à se cacher. Seulement, je vous préviens, mon enfant, votre franchise vous coûtera cher peut-être. Madame de Maubryan nous quitte à peine. Ses fils l'ont avertie. Vous vous êtes fermé Saint-Gaël et, si vous aimiez Constance...
—Je ne l'aimais pas, mademoiselle. Je suis donc doublement heureux d'avoir parlé. Je craignais, ce matin, d'être en passe de commettre une indélicatesse à mon insu. Désormais, j'aurai moins de réserve avec les hommes, mais j'en aurai davantage avec les jeunes filles. De la sorte, on ne me suspectera de vouloir tromper personne.
—Bravo!... Et revenons à Jean-Marie. Comment! sa barque a coulé...
—A pic.
—Et la vôtre s'est trouvée juste à point... Contez-moi, cela me distraira. Tous ces Auvray m'agréent fort, Renotte entre autres, quoiqu'elle soit étrange avec moi.
Robert s'exécuta, n'oubliant ni la neuvaine à sainte Anne, ni le rêve du pêcheur qui le poussait aux brisants, afin d'y rencontrer le petit comte Hughes.
... Trois heures plus tard, Léonie, mystérieusement sortie du château, y rentrait, le visage hâve, les vêtements imprégnés de senteurs marines, les bottines souillées du sable où elles s'étaient enfoncées. Au lieu de gagner sa chambre, elle frappa chez Legouet.
—Je pars pour Paris au point du jour. M. Robert me suivra. Ne l'informez qu'au dernier moment. Et qu'il ne voie personne avant le départ; vous m'entendez, personne.