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VII

Léonie fut stupéfaite de la docilité de Robert: il ne sourcillait pas. Dans le train qui les emportait, Karenthal, mademoiselle de Gauleins, Legouet laissé derrière semblaient à mille lieues de sa pensée. Pas un geste de surprise, pas une question. Il contemplait la fuite éperdue des paysages, s'occupait de la baronne çà et là, ou, très prosaïquement, dormait. Madame de Randières y trouvait son compte. Elle eût même souhaité qu'il dormît jusqu'au complet achèvement de ses desseins. Mais ceux-ci l'obligeaient à une halte de quelques jours dans Paris. Le surlendemain de leur arrivée, elle eut la preuve que Robert avait moins dormi en route qu'elle ne supposait.

Il entra chez elle de son air toujours gracieux, s'assit pour causer, comme si le sujet de la conversation allait être la chose la plus naturelle du monde, et lui dit à brûle-pourpoint:

—Vous m'avez fait donner l'ordre de vous accompagner à Paris, je me suis empressé de vous obéir. Maintenant que nous y sommes, voulez-vous me permettre de vous demander les motifs d'un départ si précipité de Karenthal?

La baronne arrangea quelques plis de sa robe et répondit sur le ton d'une indifférence fort bien jouée:

—Je vous expliquerai plus tard.

—Pourquoi pas tout de suite?

—Vous me prenez à un mauvais moment. J'ai la tête ailleurs.

—Il est cependant indispensable que vous m'écoutiez.

—Je vous écoute, mon ami; mais ne me forcez pas de parler.

—Soit!... Eh bien, j'avais un grand intérêt, un intérêt... poignant à rester en Bretagne. Comme Léonie détournait les yeux, il ajouta:—Voulez-vous que je vous dise lequel? Je crois savoir de qui je suis né. Je suis le fils de M. de Kercoëth, n'est-ce pas? Son nom, surtout sur mes lèvres, vous est odieux; mais n'est-ce pas que je suis bien son fils?

Il parlait doucement, presque avec crainte. Cependant ses paroles la glaçaient de terreur. Elle avait tout prévu, hors une attaque directe, la mise en demeure où le silence serait un aveu, où l'aveu serait encore pis que le silence. Lui, croyant lire au fond de cette âme, s'inclina, plein de respect.

—Oh! je jure Dieu, dit-il, si vous m'aviez laissé là-bas quelques heures de plus, je ne vous aurais pas interrogée. Je serais arrivé seul à la vérité; du moins j'y serais arrivé sans vous, car rien de moi ne veut, ni ne doit vous atteindre. Restez où vous êtes, où je trouve juste que vous soyez: à la première place. Seulement, comprenez ceci: je n'ai pas le droit de chercher ma mère; car elle rougirait peut-être, si elle m'entendait lui dire: «Eh bien, oui, je sais... et je t'aime!» Mais mon père... ah! mon père, c'est autre chose. Or, je suivais des traces qui me paraissaient sûres, et vous m'emmenez soudain... Dites, dites, n'est-ce pas que je suis le fils de M. de Kercoëth?

Léonie se raidissait, prise entre l'émotion et la colère. Que répondre? Elle était prête aux sacrifices les plus rudes, pour expier d'abord, et pour garder Robert; mais ce sacrifice: confesser un crime! non, non, cela était au-dessus des forces. Et puis, quoi? que réparerait-elle? il était irrévocablement mort au monde, l'enfant sur qui s'était assouvie sa rage d'abandonnée. Revînt-il au grand jour, quel en serait le résultat pratique? L'on ne tire rien des vieilles tombes et les larmes qu'elles ont coûté creusent d'ineffaçables sillons.

—Où avez-vous l'esprit? dit-elle.

—Répondez-moi, je vous en conjure.

—Ce n'est pas ma faute si vous divaguez.

—Ainsi, je me trompe?

—Oui.

Elle mentait. Il suffisait de l'observer pour en être convaincu.

—Alors, expliquez-moi ce que nous faisons ici.

—Notre situation réciproque est étrange, répliqua-t-elle avec hauteur. Quels que soient vos titres à ma tendresse, avez-vous le contrôle de ma conduite? Nous sommes ici parce que j'ai besoin d'y être; dans quelques jours, nous serons ailleurs, parce que j'ai besoin d'y aller. Et je ne supposais guère que mes moindres actions me vaudraient un interrogatoire.

—Aussi ne vous ai-je point interrogée en quittant Karenthal.

—Par contre, depuis un quart d'heure, vous vous dédommagez amplement.

—Vous êtes le seul être auquel je puisse parler à cœur ouvert, je suis venu à vous. C'est le contraire de toutes mes habitudes, rendez-moi cette justice, et convenez que j'y dois être poussé par des circonstances exceptionnelles. Jusqu'ici, de nous deux, vous seule aviez fait allusion à mon père. Quand vous l'avez évoqué, je me suis imposé silence. Pour que j'ose, à mon tour, devant vous, aborder ce sujet, il faut bien qu'une nécessité impérieuse m'y force. Cela ne signifie point que je m'arroge une tutelle.

—Là!... vous vous emportez.

—C'est que vous me traitez en petit garçon. Si vous saviez pourtant ce qui se passe dans mon cerveau! Il se frappa la poitrine d'un geste violent.—Et ce qui se passe là!

Elle eut un élan de compassion:

—Je vous défends de souffrir.

—Alors, empêchez-moi de voir, ou, quand je vois, de comprendre. Expliquez autrement que par de cruelles paroles l'énigme insupportable où, grâce à vous, je me débats. Vous vous plaignez de mes questions, à qui donc les adresserais-je? Qui m'a contraint d'habiter ici? Qui s'est emparé de ma vie et l'a faite sienne? J'étais résolu de marcher seul; qui m'a tendu la main avec des prières, avec des larmes? Dieu m'en est témoin—et je vous le dis, parce qu'il faut bien, enfin, que je vous le dise—si vous ne m'aviez montré la soumission presque comme un devoir, je me serais révolté. Car rien ne m'attirait, oh! je vous le jure, rien. Je suis venu en dépit de moi-même, honteux de vos bienfaits si vous ne me les deviez pas, honteux encore si vous me les deviez, tant il me semblait en être indigne, puisque j'étais indigne d'en savoir clairement les motifs.

L'afflux des lourdes pensées battait sous ses tempes. Toute la rancœur des derniers mois s'échappait de ses lèvres; les longues méditations solitaires, dans un brusque déchaînement de l'âme, éclataient.

—Je me suis tu cependant, reprit-il. Mais les faits s'accumulaient, s'entassaient sous mes yeux. Est-ce ma faute si j'ai de la mémoire? Et je me souviens... Je me souviens que, appelée en Bretagne, vous avez d'abord refusé de m'emmener avec vous. Je me souviens de l'insistance nécessaire pour obtenir de vous suivre. A Karenthal, toutes mes sorties étaient épiées, Legouet était devenu mon ombre. Le hasard d'une promenade m'a conduit devant Kercoëth, vous l'avez su, je vous ai vue frémir de l'apprendre et pâlir. Je vous ai vue en face de la Renotte... Ah! les gens de Kercoëth haïssent bien les gens de Karenthal. Cette haine s'est reportée sur moi. Pas tout entière pourtant; si la Renotte est aveugle, son fils et sa petite-fille ne le sont pas. Or, ceux-là... Tenez, quand je suis entré dans votre salon tout à l'heure, je vous assure, je n'avais pas l'intention de vous dire ces choses. Mais elles m'étouffent. Ah! je ne suis pas le fils de M. de Kercoëth? Alors pourquoi refusiez-vous de m'emmener en Bretagne, pourquoi m'y surveillait-on, pourquoi surtout, dès que vous avez été mise au courant de ma rencontre avec Jean-Marie Auvray, avons-nous disparu en une nuit comme des malfaiteurs?

Il était devant elle, les bras croisés, les traits anxieux, attendant une réponse. La réponse ne vint pas. Léonie avait pris le système que les femmes trouvent le plus commode en certaines occurrences: elle se tamponnait les yeux de son fin mouchoir de dentelle. Plus Robert se montrait logicien, plus elle s'applaudissait de s'être enfin résolue à un parti qui déblaierait la situation, celui de quitter la France. Elle ne se dissimulait guère que, sitôt prévenu, il lui alignerait encore une belle rangée de points d'interrogation; elle se résignait pourtant à les subir, se fiant au hasard du soin de l'en dépêtrer à son avantage.

—En premier lieu, dit-elle, nous n'avons pas disparu comme des malfaiteurs. En second lieu—je suis bien fâchée que vous m'obligiez à des détails de... ménage—ma présence à Paris était indispensable: j'avais à faire un gros déplacement de fonds.

L'imperceptible tressaillement qui, à cette dernière parole, courut sur le visage de Robert, fut néanmoins saisi au passage. Elle en prit texte à diversion.

—Par parenthèse, dit-elle, si vous aviez besoin d'argent...

Sa surprise fut extrême quand elle s'entendit répondre:

—Vous êtes très riche?

—Oui, très riche.

—Assez pour me donner, séance tenante, cinq cent mille francs?

—Séance tenante... c'est un peu brusque, et puis c'est un peu... beaucoup.

—Écoutez, dit-il, je n'ai jamais mendié. Pourtant, il me les faut. Il me les faut absolument. Donc, je les mendie. A vous, puisque M. de Kercoëth...

—Encore ce nom!

—Vous aurais-je parlé de lui sans raison grave?

Cinq cent mille francs! Qu'était-ce que cette aventure? Robert avait besoin d'une pareille somme? Depuis quand, bon Dieu? Pourquoi faire? Ils ne se quittaient pas, elle savait par le menu son existence, le jeu lui était en horreur, ce n'était assurément pas le séjour de Karenthal qui pouvait lui valoir des dettes. Une maîtresse?... bah! d'ailleurs, dans de tels prix!...

—A quoi destinez-vous cet argent? demanda-t-elle.

—A sauver la Riveraine.

La gestion de la fortune laissée par M. Laffont avait été très imprudente. Madame Laffont s'était prise aux prospectus alléchants d'une banque réputée sérieuse, les Minerais de la Loire, organisée sous un haut patronage politique, et capable d'amener le Pactole dans toutes les bourses. Il ne s'agissait de rien moins que de quintupler le capital qui aurait le bon esprit de se prêter à la fécondation. Elle y porta son mince avoir et eut le tort d'y joindre celui de ses enfants. Et, comme elle déclarait ne rien entendre à la finance, ce qui aurait dû suffire à calmer ses ardeurs de néophyte, elle eut le tort plus grand de donner ses pleins pouvoirs à l'homme d'affaires dont l'entremise l'avait conduite au coupe-gorge des Minerais de la Loire. En un tour de main, elle fut dévalisée, le «haut personnage» ayant mis les mers entre ses nombreux créanciers et lui, et le courtier marron ayant couvert la Riveraine d'hypothèques, avant de prendre son vol de l'autre côté de la frontière. La fortune liquide des Laffont se trouvait donc entièrement dissipée, et la propriété en gage. La sollicitude des enfants cachait encore à leur mère le plus possible du désastre; mais c'était pis que la ruine, c'était la misère.

—Ah! dit philosophiquement Léonie.

Robert trouva ce «ah!» dépourvu d'élan.

—Comprenez, insista-t-il, la misère!

—Aussi, quelle démence de la part de cette femme!...

—Elle a cru faire pour le mieux. Nous n'avons pas à la juger.

—C'est elle qui vous écrit?

—Je vous ai dit, elle ne sait presque rien encore. C'est Gaston.

—Et comme cela, tout simplement, en camarade, à la bonne franquette, il vous demande cinq cent mille francs?

Un geste de colère coupa la raillerie.

—Il ne me demande rien du tout. Il connaît ma situation. Il a même eu la délicatesse de me taire longtemps leurs soucis, de crainte de m'affliger. Il ne m'écrivait plus, son silence m'inquiétait, je lui ai envoyé dépêche sur dépêche et, de guerre lasse, il a fini par m'avouer la vérité. Je suis venu à vous.

—Et, au lieu de dire franchement ce dont il s'agissait...

—J'ai tâché d'abord de me fixer sur le compte de M. de Kercoëth.

—Que lui voulez-vous, je vous prie, quand je suis là?

—Lui dire: «Je ne peux rien solliciter de madame de Randières, j'ignore si elle est ma mère; mais vous êtes mon père, sauvez mes bienfaiteurs.»

—Eh bien! on les sauvera, soyez tranquille.

Un silence s'établit entre ces deux êtres. Léonie avait au coin des lèvres une expression sarcastique; il s'en allait d'une aumône, elle la trouvait forte, s'y résignait pourtant, mais montrait un enthousiasme médiocre.

—Sans reproche, observa-t-elle, un autre que vous me remercierait.

—En ce cas, je refuse, par respect pour les Laffont et pour moi. Ils repousseraient une charité avec indignation, je ne suis d'humeur ni à les diminuer ni à me flétrir.

—Je ne vous comprends plus.

—C'est que nous parlons tous deux une langue différente. Autant je donnerais ma vie pour ceux de la Riveraine, autant je dois garder leur dignité et mon honneur.

—Votre honneur? En quoi est-il mêlé à ces questions? Écoutez, Robert: je vous assure, je ne tiens guère à l'argent, c'est le moindre de mes soucis; mais cinq cent mille francs sont une somme. Vous vous blessez de mes airs; que voulez-vous? je joue mal la comédie. D'ailleurs, je puis vous l'avouer: je serais disposée—ma fortune vous appartient—à n'importe quel sacrifice où je vous verrais directement intéressé; mais, pour des étrangers...

—Des étrangers, ceux dont j'ai mangé le pain, sous le toit desquels j'ai dormi pendant des années, sans qui je serais mort à la peine, sous les coups, comme un maudit? Eh! voilà bien ce qui fait que je ne me pardonne pas de vous avoir tendu la main pour eux: j'ai cru que vous aviez une dette à leur payer, je me trompais; je vous estimais leur obligée, vous ne l'êtes pas. Non, il n'y a rien de commun entre vous et les bienfaiteurs du misérable enfant abandonné aux Mérilles. Vous aviez raison de trouver ma démarche indiscrète; moi, je suis stupide de l'avoir tentée. Dans une hypothèse absurde, égaré du reste par vos paroles, vos attitudes, vos actes, j'ai accepté de vivre au milieu de votre luxe et de subir votre semblant de maternité. Les gens comme moi ne peuvent savoir, n'est-ce pas? Je ne l'accepte plus. Par cela seul que les Laffont vous sont étrangers, je vous suis étranger comme eux. Alors que fais-je chez vous? A quel titre m'y avez-vous pris? Quel droit aviez-vous sur mon existence? Aucun. Vous m'avez retrouvé sur votre route, vous avez eu pitié, jamais je ne l'oublierai; mais je rougirais de recevoir plus longtemps des bienfaits que vous ne me deviez pas. Je m'en vais, adieu.

Elle se précipita sur lui. Certes, elle ne prévoyait point que cette scène, où le spectre du père s'évoquait comme une menace, servirait à établir l'identité de la mère et qu'il jugerait, par son cœur à lui, de son cœur à elle. Les choses étaient venues d'une manière si heurtée, si soudaine! C'est vrai, comment n'y songeait-elle pas? Il devait tout aux Laffont; en sa nature impressionnable d'artiste, il n'admettait pas que les sentiments des autres restassent au-dessous de sa propre reconnaissance. Ah! ce métier difficile de la mère!... Pourtant, c'étaient bien des entrailles de mère qu'elle avait pour lui. La seule idée de sa disparition la glaçait d'épouvante, elle ne pouvait plus se passer de cet enfant. Violemment elle l'étreignit contre sa poitrine, le gardant plus fort, lui qui voulait s'en aller, le suppliant de ne pas la briser.

—Car vous me briseriez, Robert. Je ne peux vous dire... Il y a des choses... Je vous jure que, chez moi, vous êtes chez vous... c'est plus qu'un devoir d'y rester, c'est une charité. Vous en parliez tout à l'heure, je vous la demande à mon tour.

Ces mots, il les connaissait, il les avait entendus déjà, par eux il était venu s'installer sous ce toit, sans que le bonheur en fût résulté.

—J'ai besoin de voir clair, dit-il.

—Dans quelques jours... oui, accordez-moi une semaine, je vous dirai tout.

—Je saurai de qui je suis né?

—Vous le saurez. Elle reprit d'un ton plus bas: Quant à cette somme d'argent...

—N'en parlons plus... puisque je dois être fixé dans quelques jours.

Madame de Randières poussa un soupir de délivrance, dès que le jeune homme eut disparu derrière les tentures. Sa cause était gagnée. Une semaine?... Avant deux fois quarante-huit heures ils seraient loin, loin... Alors elle lui dirait toute la vérité... mitigée par des correctifs, et il ne penserait plus à M. de Kercoëth que pour le maudire. Ah! qu'il l'effrayait avec ses emportements! Et cette Guilmette, cette Renotte, ce Jean-Marie Auvray, toute la race odieuse de là-bas!...

Cependant, Robert était rentré chez lui, dans le petit pavillon enguirlandé de roses où Firmin, le valet de chambre choisi par Legouet, remplaçait très mal, à son goût, le brave intendant si facile aux causeries.

Vingt-quatre heures plus tard, les enfants de M. Laffont marchaient, enlacés, dans une des avenues de la Riveraine, tenant une lettre sous leurs yeux.

—Ce pauvre Robert a perdu la tête, dit Gaston.

—Est-ce qu'on sait! répliqua Blanche.

Lentement, à voix haute, elle relut les lignes déjà lues dix fois, comme pour leur donner de la consistance à force de s'y appesantir: «Continuez de tout cacher à notre mère. Faites prendre patience aux créanciers. Avant huit jours, vous aurez de mes nouvelles.»

—As-tu remarqué, il souligne notre mère?

—Parbleu! je ne doute pas de son cœur. Seulement, comme il y va! huit jours. Pas plus de temps pour un miracle?... Ce serait trop beau.

—Puisqu'il l'écrit!

—D'abord il ne l'écrit pas. Nous aurons de ses nouvelles, mais les nouvelles peuvent être désastreuses. Et puis avec un cerveau comme le sien, plein de chimères!

—Tu es décourageant.

—De peur de reprendre trop vite courage. Car, malgré moi, ces vilaines pattes de mouche... il a une écriture affreuse.

—Mais non.

—Je trouve... Bref, elles me détendent l'esprit. Il nous a toujours porté bonheur. Jamais nous n'avons vécu plus tranquilles que pendant ses années de la Riveraine. Et, depuis son départ... il est vrai que notre père était parti, de son côté! Enfin, la lecture de cette lettre m'a produit l'effet d'une résurrection; je ne vivais plus, à présent je respire.

Blanche prit la tête de son frère entre ses deux mains et y plaqua plusieurs gros baisers.

—Dans le tas, combien pour moi? demanda-t-il d'un air ironique.

—Méchant!... Va toujours le remercier.

Une impatience tenant de la fureur était devenue l'élément de Robert. Il ne se possédait plus, ne savait que faire de lui-même, par où tuer ses journées, comment rayer de sa vie les heures qui précéderaient celle des suprêmes révélations. L'idée surtout des angoisses de la Riveraine brochant sur les siennes lui donnait la fièvre.

—Tu es une machine sans soupape, disait Willmann. Un beau matin, tu éclateras.

Car il transformait le vieux professeur en compagnon de son désarroi. Ensemble, ils arpentaient Paris dans tous les sens, s'attardant aux quartiers déserts ou se lançant en pleine foule du boulevard et des Champs-Élysées.

—Pour des artistes, grommelait Willmann, nous sommes pas mal bourgeois. Ce qui nous distingue du reste des bipèdes, ce sont nos mains, et nous ne jouons que des pieds. Si encore tu m'expliquais... On ne traîne pas les gens à sa remorque sans dire où ils vont.

—Puisque je n'en sais rien moi-même.

—Parfait!... Et le prix de Rome?

—Je m'occupe bien du prix de Rome.

—Toi, tu es tout mon portrait, concluait avec orgueil Willmann qui, sa vie durant, professa le plus souverain mépris à l'égard de la villa Médicis, ce «cul-de-sac de la gloire».

Parfois, la fatigue coupait les jambes du violoncelliste. Il implorait son ténébreux bourreau.

—Même le train-éclair s'arrête... accorde-moi cinq minutes.

Ils s'asseyaient alors à la porte de quelque café ou dans les fauteuils en face du palais de l'Industrie, au défilé des équipages, Willmann sabrant tout.

—Cette petite vicomtesse de Lerdre... hein? est-elle assez jolie! une vertu comme je les aime... Tu ne m'écoutes pas, Robert. La connais-tu?

—Qui?

—La vertu de la petite vicomtesse de Lerdre. Ah! la chanoinesse de Guderille. Gare! Si elle me voit, elle va se signer. Sainte femme! je lui représente le diable, et, en sa qualité d'hermine... Je lui ai dit un jour: «Vous, vous ne mourrez jamais.» Comme elle feignait de ne pas comprendre, j'ai ajouté: «Vous ne trouverez personne pour vous faire une tache.» C'est ce dont elle enrage. L'hiver dernier, elle a passé en revue toute l'artillerie de la plus harmonieuse des villes du Nord: Douai. Elle y possède un pied-à-terre. L'artillerie de Douai a refusé de lui rendre la pareille, malgré certains soupers fins aux Palmiers, chez Boussard, le Bignon des bords de la Scarpe. Des soupers à l'emporte-pièce. Mais les pièces sont demeurées imprenables.

Willmann, selon sa méthode, haussa les sourcils qui lui tenaient lieu d'épaules et, tout à coup, se découvrit:

—Tiens! je croyais la duchesse de Serples à Évian. Salue, elle vient de sourire à mon coup de chapeau; ce sourire t'est destiné, je suppose. A l'âge de la vieille duchesse, les hommes du mien... Au reste, mon petit, irréprochable sur toute la ligne, celle-là. De l'or en barre.

—Êtes-vous reposé?

—Quand tu voudras. Bon, voici madame de Lunney; gentille, gentille, par malheur on ne lui connaît pas d'amants. Symptôme grave. Napoléon disait...

—Allons, venez.

Et Robert, suivi de son singulier mentor, plongeait de nouveau dans la cohue, pour oublier, pour se fuir, pour échapper à la pensée. Ses endroits de prédilection, au grand désespoir de Willmann, c'étaient les rues plus calmes de la banlieue, les tranquillités d'Auteuil et de Passy. On eût dit que la paix du dehors détendait un moment ses nerfs, que ses curiosités, indifférentes auprès du grand public, s'éveillaient au contact des humbles, qu'il se retrouvait en sa sphère parmi de vrais arbres et de vrais hommes. Jamais il ne se dirigeait du côté de Maisons-Alfort, mais la vue de la Seine le captivait. Il s'accoudait aux rampes des quais, dans une sorte de léthargie.

—Tu n'espères pas que je te suivrai jusqu'en ce marécage? demandait Willmann, mis mal à l'aise par ces contemplations opiniâtres, le cerveau çà et là traversé d'un vague soupçon de suicide.

Un dimanche, ils passaient devant une chapelle de très humble apparence, presque une église de village. L'orgue chantait, les sons leur en arrivèrent en bouffées mélodieuses. Ils se placèrent contre un pilier, derrière la foule. L'office allait finir. Willmann poussa Robert du coude.

—A gauche, devant moi.

C'était deux rangs plus haut un homme à cheveux blancs, d'une mise fort correcte, agenouillé, le visage enfoui dans les mains; aux tressaillements saccadés et convulsifs de tout le corps, on devinait des sanglots.

—Cela fait pitié, grommela le vieillard.

Robert contemplait. La peine inconnue trouvait un écho chez lui. Il la sentait profonde, il l'aurait voulu soulager. L'homme gardait sa prostration de douleur. L'office terminé, il ne se releva point. Le flot des assistants s'écoula, l'orgue ne chantait plus et sur l'autel on éteignait les grands cierges. Alors une stupeur envahit Robert: l'homme s'était incliné devant le tabernacle et, s'en allant, l'avait frôlé. Le visage était fier, énergique, d'une pâleur d'ivoire.

—Viens-tu? dit Willmann.

Dehors, l'autre marchait vite, déjà loin. Sa rapide allure contrastait avec la blancheur de ses cheveux. Robert planta là son vieux compagnon et se mit à courir. Celui qu'il brûlait de rejoindre venait de pousser une massive porte cochère; elle retomba lourdement sur ses talons.

—Attrape! gronda le violoncelliste.

Il comptait que Robert allait rétrograder et il lui préparait un petit cours de civilité puérile et honnête: le mauvais goût des ingérences intempestives, le respect des larmes du prochain, surtout quand le prochain vous est parfaitement étranger; mais il resta bouche béante: Robert sonnait, poussait la porte, s'y engouffrait à son tour. Ah! par exemple!... Il se promena de long en large, car il ne donnait pas trois minutes à l'intrus pour être éconduit.

De fait, le jeune homme fut arrêté au passage.

—Vous désirez?

—Parler à la personne qui vient d'entrer ici.

—Monsieur ne reçoit pas.

—Il me recevra, moi.

—Qui doit-on annoncer?

—M. Robert.

On l'introduisit dans un cabinet de travail, au rez-de-chaussée. Les persiennes mi-closes laissaient par leurs interstices tomber dans la pénombre l'or joyeux du soleil. Un pas viril sonna sur le marbre de l'antichambre. Il se retourna et reconnut, debout dans la lumière projetée du dehors, en face de lui, le marquis de Kercoëth.

—Vous avez souhaité de me voir, monsieur?

Il avait peine à ne pas se précipiter. Vaincu par l'émotion, un peu tremblant:

—Oui, je vous ai aperçu tout à l'heure, dans l'église, et vous paraissiez si malheureux... Le hasard nous a déjà mis en présence, un jour où madame de Kercoëth... au bord de la Seine...

—Vous, c'est vous! Kercoëth lui avait saisi les mains et les étreignait: Oh! la bonne inspiration! Que de fois j'ai voulu vous dire combien me touchait votre sollicitude! Car, je l'ai su, chaque matin vous veniez à Maisons-Alfort prendre des nouvelles de ma chère malade. Juste à l'heure de vos visites, un accès terrible s'emparait d'elle. En ces moments, je ne laisse à personne le soin de la veiller; il m'était impossible d'aller à vous. Je ne savais ni votre adresse, ni même votre nom. J'avais donné ordre qu'on vous les demandât, mais ma pauvre maison est si mal organisée, avec nos alertes continuelles...

—Madame de Kercoëth est toujours dans le même état?

—Hélas! depuis son accident, des hallucinations épouvantables l'ont prise. Chaque matin, elle affirmait entendre son fils. Un jour, elle s'est à moitié jetée par la fenêtre, sous prétexte de répondre à ses appels. Devant la persistance du mal, les médecins ont conseillé de la changer de milieu. Peut-être cet horizon de la Seine, l'inconscient souvenir de la rude secousse enfantaient-ils les visions. Une fois déjà, le déplacement nous avait réussi. Je l'ai transportée en ce quartier désert, mais elle n'y a pas retrouvé le calme qui suivit son départ de Bretagne. La science se déclare impuissante. Voici trois mois que l'agitation a fait place à une insensibilité plus dangereuse; si rien ne survient qui l'en arrache, ses jours sont comptés. Elle refuse toute nourriture; elle se meurt d'inanition. Nous en sommes là. Et c'est atroce. Et je ne puis plus que crier vers Dieu.

—Monsieur, demanda brusquement Robert, madame de Kercoëth est-elle musicienne?

—Elle adorait la musique jadis. J'ai essayé: un artiste de grand talent a usé près d'elle son répertoire; elle ne semblait même pas l'entendre.

—Un indifférent! Monsieur, permettez-moi de tenter l'épreuve, je suis sûr que je la réveillerai.

—Suivez-moi, dit le marquis.

Ils traversèrent l'antichambre et pénétrèrent dans une pièce très haute de plafond, aux murs capitonnés, aux tapis épais, où les angles et le bois des meubles disparaissaient sous les étoffes moelleuses destinées à amortir les coups. La folle, étendue comme un blanc spectre sur une chaise-longue, n'était plus que l'ombre de la belle et gracieuse créature qui chantait naguère et ramassait, là-bas, des fleurs dans les prés. Aux joues creuses, les couleurs s'étaient fondues. Les yeux, toujours magnifiques, s'enfonçaient dans l'orbite estompé d'un cercle bleu, et se fixaient droit devant eux en quelque contemplation terrifiante. Les lèvres, serrées à peine, laissaient passer un souffle. Les mains amaigries, où l'azur des veines saillait sous la peau, pendaient de chaque côté du corps, dans un affaissement des muscles pareil à un évanouissement. Le marquis donna l'ordre d'apporter un piano et s'approcha de sa femme:

—Yvonne! appela-t-il.

Le silence était lugubre entre ces trois êtres, pâles comme la mort.

—Yvonne, reprit Kercoëth en désignant Robert, Yvonne, reconnaissez-vous monsieur?

Elle demeura immobile, ainsi qu'un marbre, sans baisser les paupières ni remuer les prunelles.

—Et moi, Yvonne, insista-t-il, me reconnaissez-vous? je suis Alain. Yvonne, pourquoi ne me répondez-vous plus?

Mais toutes les caresses étaient impuissantes. Le courage de Robert s'ébranla, des larmes lui montaient aux yeux. Cependant il fallait tenter l'expérience; il vint au piano. Ah! si Dieu daignait l'inspirer! Il préluda lentement, avec des sons voilés, observant le blanc spectre insensible couché à quelques pas de lui. Et, peu à peu, la sonorité croissait, le rythme devenait plus pressant; il joua les airs bretons notés pour Constance durant son séjour à Karenthal, les complaintes éplorées, les tendres chansons d'amour... La folle ramena les mains sur sa poitrine et ferma les yeux.

—Elle entend, songea Robert.

Il joua un cantique à la Vierge que, dans la baie de Kercoëth, les pécheurs fredonnaient devant lui, il pensa à Jean-Marie Auvray qui peut-être le disait aussi dans les tempêtes, et, dominé par l'émotion, par l'étrangeté du lieu, par la vision de la folle, il laissa son inspiration déployer les ailes, ses doigts courir; le clavier pleura et gronda tour à tour, comme une voix humaine racontant des détresses d'âme.

La marquise se souleva, prêta l'oreille, étendit les mains et vint près du piano. Elle était là, derrière, l'effleurant de son souffle... Il s'arrêta, dompté par l'angoisse. Elle se pencha sur sa tête, qu'un rayon de soleil éclairait; ses doigts menus caressaient l'or des cheveux. Sa voix pure monta, répéta la dernière phrase musicale.

Robert lança au marquis un regard triomphant.

Maintenant il suivait le chant de la folle, le soutenant par de sourds accords brisés, et, quand elle eut fini, il recommença tout le morceau, tandis que, joyeuse, elle donnait sa pleine voix, comme une fauvette en liberté.

M. de Kercoëth observait cette scène avec stupeur: un nuage rosé courait sous la pâleur d'Yvonne, elle souriait à quelque invisible chœur céleste; quant à Robert, à peine l'avait-il regardé le jour de l'accident. Tout à l'heure, dans son cabinet, l'ombre lui voilait le visage. Mais, à mesure qu'il l'examinait, des frissons le secouaient jusqu'aux moelles. La longue cohabitation avec une folle ne l'atteignait-elle pas dans sa raison? Car son trouble était absurde. Parce que ce jeune homme était blond et remarquablement beau, ce n'était pas un motif pour y retrouver le type distinctif de ceux de sa race. L'eût-il du reste, que prouverait ce hasard? Toutes les ressemblances de la terre n'empêchaient pas le pauvre petit Hughes de dormir sous son tombeau mouvant. Mais cette ressemblance était pourtant bien réelle. Il en éprouvait du bonheur, sans savoir pourquoi; mirage, illusion, rêve d'insensé, qu'importe? Ah! le doux étranger qui s'implantait en vainqueur dans sa solitude, par les services inoubliables, par la sympathie réciproque les poussant les uns vers les autres! Au péril de ses jours il arrachait la marquise à la mort; il la sauvait de nouveau en la rattachant, par l'harmonie, à une existence misérable sans doute, vide de pensées et de joies, mais qu'Alain eût voulu prolonger de toutes les minutes de la sienne propre. Quoi d'étrange si, de lui à Robert, un lien se formait, presque aussi fort que ceux du sang? Quand Robert, tout à l'heure, lui envoyait son regard de triomphe, ils avaient échangé un monde de sentiments, s'étaient compris sans se parler, fondus en un dévouement unique, heureux tous deux, guettant l'éveil de l'âme et la fuite des torpeurs mortelles.

Yvonne s'était animée enfin, perdait la raideur de ses mouvements automatiques; l'intelligence sommeillait toujours, mais une étincelle de l'ancienne lumière intérieure jaillissait, comme ces points d'or aperçus la nuit qui révèlent au voyageur égaré les prochaines demeures des hommes.

Robert resta longtemps au piano. Tantôt la folle écoutait, tantôt elle chantait. De peur de rompre le charme, il n'osait lui adresser la parole. Quand il la vit épuisée, il se risqua:

—Madame, vous devriez prendre quelque nourriture. Nous recommencerons après.

—Ensemble alors? dit-elle gracieusement.

—Si vous le voulez.

En un instant, le maître d'hôtel, averti, eut apporté ce qu'il fallait. Yvonne se mit à manger de bon appétit. Robert consultait le marquis du regard et la servait; elle recevait ses soins avec une évidente satisfaction, ne paraissant pas prendre garde que d'autres personnes fussent près d'eux. Elle s'inclina vers le jeune homme:

—J'avais faim, j'avais soif.

Elle eut un rire d'enfant, fredonna quelques notes, puis, s'adressant au marquis:

—Monsieur de Kercoëth, demanda-t-elle sur un ton de cérémonie, comment ne vous asseyez-vous pas à ma table?

—J'attendais votre permission, Yvonne.

Elle lui tendit le front:

—Embrassez-moi, monsieur. Il y a si longtemps que je ne vous ai vu!

Il obéit, radieux d'être reconnu. L'un près de l'autre, Robert trouvait qu'ils faisaient un couple exquis. Tout à coup, elle repoussa les plats et, d'une voix caressante:

—Alain, dit-elle, rejouez-moi l'andante, je vous prie.

M. de Kercoëth n'était pas musicien. Il fit signe à Robert, qui courut au piano. Elle approuvait de la tête, l'air satisfait, se reprenant aux friandises du dessert, suivant le rythme de la mélodie. Puis elle s'étendit sur sa chaise longue et, dès que Robert approchait de la fin: «Encore, suppliait-elle, jouez toujours, Alain, toujours...» On aurait dit un enfant que l'on berçait. Son corps souple ondulait en mesure, tout l'être vibrait avec les harmonies plaintives et s'alanguissait peu à peu sous les notes alanguies, bientôt mourantes, comme les derniers échos d'une harpe éolienne. Elle s'était endormie.

Les deux hommes sortirent de la chambre, sur la pointe des pieds, en retenant leur souffle. Dehors, Alain se jeta dans les bras de Robert.

—Ah! mon ami, mon enfant... D'où venez-vous? Oui, c'est Dieu qui vous envoie, car il y a là un miracle.

—Me permettez-vous de revenir?

—Vous permettre!... Je vous en conjure.

—Merci, monsieur... Depuis que j'ai eu le bonheur de voir madame de Kercoëth, mon rêve était de la servir comme le dernier de ses serviteurs.

Le marquis le dévorait des yeux, toujours obsédé par cette ressemblance, par le souvenir plus lancinant que jamais du fils mort qui promettait d'être si beau. Il aurait le même âge. Robert comprit que la pensée du petit Hughes passait entre eux.

M. de Kercoëth dit:

—Vous avez forcé mon cœur, il est pour vous celui d'un père.

—D'un père! balbutia Robert en se détournant pour cacher son trouble.

Avec un geste fou, il saisit les mains du marquis, y colla ses lèvres et s'enfuit, tant il avait peur de crier:

—Mais regardez-moi donc: je suis bien votre image et bien votre fils!

VIII

En rentrant au pavillon, Robert trouva un mot de la duchesse de Serples: elle traversait Paris, venant d'Évian et sur le point d'aller en Sologne pour la saison des chasses; la baronne dînait chez elle avec des amis communs; elle le priait d'accompagner madame de Randières. Jusqu'ici Robert s'était refusé à suivre Léonie dans le monde. La volte-face des Maubryan devant l'irrégularité de sa position n'était pas pour lui donner grande envie de se départir d'une réserve prudente. Mais un attrait le gagnait à la vieille duchesse, la peine qu'elle prenait de lui écrire leva tous ses scrupules. Ils le ressaisirent en bloc dès qu'il eut, avec Léonie, franchi le seuil des salons. A de certains sourires, un frisson lui courut sur l'épiderme. Une douzaine de personnes étaient disséminées autour de la duchesse. Celle-ci le présenta d'un air de bienveillant intérêt, les visages se composèrent par enchantement. Elle l'entretint quelques minutes, puis le confia aux soins de son petit-fils, Urbain de Martigue, gentil garçon de l'âge de Robert, qui s'occupa cordialement de l'artiste. Mais, derrière les éventails, des mots se chuchotaient, mal entendus par Robert, qui l'inquiétaient pourtant, car il les devinait à l'adresse de madame de Randières. Aussi l'amabilité d'Urbain s'épuisait-elle en pure perte, quand un grand tapage de jupes marqua l'apparition de la vicomtesse de Lerdre, la vertu court-vêtue dont avait glosé l'irrespectueux Willmann. C'était un astre de fraîche date, escorté de satellites d'honneur, comme tout astre de conséquence. Urbain, un des plus fidèles, alla tournoyer dans son orbite, et Robert fut happé par un mélomane enthousiaste du talent qui... du talent que... Les mélomanes sont une espèce dangereuse, ils ne lâchent plus. Robert dut subir toutes les formules de l'admiration, doublées d'un étalage de science passablement fastidieux. Son interlocuteur se trouvait flatté d'obtenir une attention scrupuleuse. Il pouvait en rabattre, les oreilles ouvertes devant lui étaient uniquement prises à la causerie de deux femmes placées tout près, l'une, la sèche et maigre chanoinesse de Guderille, avec ses yeux perçants et ses lèvres amères, l'autre, madame de Lunney, avec sa beauté discutable et son indiscutable bonté; la chanoinesse, dragon des mœurs, confiait à sa voisine ses indignations.

—Des horreurs, ma chère, des horreurs! Elle-même serait incapable d'étiqueter ses amants. Un imbroglio, toute une escadre.

—Par allusion au dernier, le contre-amiral? dit en souriant madame de Lunney.

—Au dernier? Chi lo sa! c'est comme si vous vous figuriez que Kercoëth a été le premier. Quand je pense que la duchesse la reçoit! Elle n'ignore rien pourtant.

—Madame de Randières ne s'est jamais affichée.

—Vraiment? Et la jalousie de la marquise de Kercoëth?

—Rivalité de jolies femmes. Léonie a été remarquablement belle, elle l'est même encore. Qu'elle ait eu des tentations, c'est dans l'ordre; qu'elle y ait succombé, c'est dans sa nature. Mais elle a sauvé les apparences. Mettons qu'elle est habile.

Le dragon leva au ciel son regard puritain. Voilà comme les mœurs se perdent! une tolérance scandaleuse, la résolution de ne voir clair que si l'on vous crève les yeux. Ayez donc de la vertu!

—Ma chère, vous dites des choses épouvantables. De pareilles théories, c'est la fin des fins. Aussi la contagion gagne-t-elle. Témoin cette petite de Lerdre que s'arrachent tous ces imbéciles, Urbain de Martigue en tête. Une mariée de ce printemps, qui déjà ne sait plus où ramasser son bonnet... Une autre baronne de Randières, avec le même avenir et la certitude de trouver un jour chez une autre duchesse de Serples autant d'égards.

—A la condition d'avoir autant de prudence.

—Cela vous suffit? Tenez! vous parlez comme une pécheresse.

—Vous me faites trop d'honneur, répliqua tranquillement madame de Lunney.

Pas une phrase ne s'était perdue pour Robert. Le passé honteux de Léonie ne lui laissait plus un doute. Madame de Lunney, malveillante de parti pris, comme la chanoinesse, il aurait pu croire à de la méchanceté; mais elle ne témoignait aucun sentiment hostile, elle acquiesçait simplement à de sanglantes accusations. Il s'étonna de les raisonner avec ce sang-froid qui repoussait l'excuse; il souffrait, son dégoût était plus fort que la révolte de son affection; il se demandait avec terreur si la boue de son origine submergeait toute indignation généreuse. Lui qui s'efforçait de vénérer cette femme à l'égal d'une mère, dans l'écroulement du respect ne devait-il pas être en proie à la douleur, au lieu d'analyser les faits brutaux qu'il venait d'apprendre?... Au bout des salons en enfilade, les portes s'ouvrirent sur l'immense salle à manger. Le mélomane courut à la chanoinesse. Robert, derrière un groupe d'habits noirs, assista au défilé des couples, assez près de la duchesse, qui, au bras d'un grand vieillard, laissait passer ses invités. Alors le frappa ce soufflet:

—Le jeune homme que madame de Randières traîne après elle est-il son fils ou son amant?

La duchesse tressauta.

—Y pensez-vous, mon cousin?

Le cousin était abominablement sourd. Il continua en brave, sur un ton qu'il supposait discret, sonore comme une fanfare:

—Ne me foudroyez pas ainsi, je vous demande... Elle a toujours eu la rage des blonds, à commencer par Kercoëth.

Urbain, sur un signe de sa grand'mère, s'approcha vivement avec la comtesse de Lerdre et présenta l'artiste que l'évaporée entraîna, mit près d'elle à table, parlant, riant, cherchant à l'étourdir, tandis que le sourd, à droite de la duchesse, soupçonnant enfin une lourde bévue, se retranchait dans sa dignité d'homme susceptible. La duchesse lui avait labouré les côtes, seule voie par où l'on eût accès en son entendement. Ce fut d'abord pour sa vieille amie que madame de Lerdre s'essaya au rôle du Léthé; la charmeresse poursuivit son manège pour Robert lui-même. Celui-ci, quoiqu'il essayât de réagir, ne parvenait pas à reprendre ses esprits; coup sur coup, on l'atteignait trop profondément. La vicomtesse, se piquant à la tâche, recueillit çà et là de simples monosyllabes. Cependant il fut bientôt plus prolixe.

—Seriez-vous assez bonne pour me dire le nom de ce monsieur, là-bas?

—Celui de gauche?

—Non, l'autre.

Le son de voix, en dépit d'une apparente indifférence, avait comme un brisement. Pauvre garçon! Si ce n'était pas une pitié!... Et joli, avec cela, un vrai cœur.

—Vous vous occupez des vieillards? Soit dit sans reproche, je trouverais plus spirituel de me donner la préférence. On m'a gâtée sous ce rapport, mais vous ne me gâtez guère. Je ne vous inspire pas. Vous êtes difficile. Vous aimeriez peut-être mieux la vieille Guderille? Savez-vous comment l'appelle cette peste de Willmann? l'hermine.

—A-t-il des fils?

—Willmann?

—Ce monsieur.

—Nous y revenons. C'est tout à fait une passion. En quoi cela vous intéresse-t-il?

—En rien. Curiosité pure. Je demande...

—J'ai entendu et je réponds, ce que, par parenthèse, vous négligez de faire depuis le commencement du dîner. Il n'a qu'un petit-fils, lequel est à Londres pour le quart d'heure, à moins qu'il ne soit autre part. On ne sait jamais.

—Il s'appelle, ce petit-fils?

—Le vicomte de Lerdre.

—Votre...

—Oui, mon mari... dit-on.

Robert fronça les sourcils. L'accaparement charitable dont il s'était vu l'objet, à sa grande surprise, avait pour cause l'insulte entendue; cette jeune femme cherchait à l'en distraire. Et c'était à elle qu'étourdiment il posait des questions. L'insulteur était le grand-père du mari; évidemment, elle allait prendre ombrage de son insistance. Il s'efforça de donner le change et devint, à partir de ce moment, un voisin acceptable; il riait enfin, causait, parlait théâtre et musique, ce qui n'empêcha pas la vicomtesse, en sortant de table, de courir tout conter à madame de Serples.

—Me voyez-vous déjà veuve? Si encore j'étais sûre... mais il est capable de se faire tuer. Ce serait bien dommage, car il est gentil.

La duchesse sut gré à Robert de n'avoir fait aucun esclandre chez elle. Mais plus il se contenait, plus elle le sentait résolu à obtenir une réparation. Aussi avait-on idée de ce vieux comte de Lerdre criant une pareille chose à tue-tête! Elle appela Robert, le garda longtemps près d'elle, autant par sympathie que pour marquer à tous l'estime particulière où elle le tenait. Quoique la douceur de ses paroles, ses délicates attentions ne pussent cicatriser la blessure, Robert la portait en vaillant; elle lisait en lui la révolte contenue de sa fierté aux abois, le défi d'une âme sans reproche, impatiente de la honte; cependant, son pur regard, quand il rencontrait madame de Randières, se troublait, des rougeurs ombraient alors ce front de marbre; le malheureux enfant, comme il devait souffrir!

Cruellement, en effet. Il se demandait s'il était possible que, hanté ainsi que d'un instinct par le culte de l'honneur et celui de la mère idéale, la mère chaste et sublime, une Yvonne de Kercoëth, il fût le fils de la baronne de Randières. «Son fils... ou son amant,» disait M. de Lerdre. Un insupportable malaise l'avertissait des curiosités en éveil, le chuchotement des voix lui semblait un bourdonnement d'outrages, l'amplification sourde de la phrase brutale; il souriait à la duchesse, une tempête grondait en lui. Non, elle ne pouvait être sa mère, celle qui l'abandonnait d'abord, puis le recueillait comme un étranger, celle qui l'exposait à de pareils soupçons. Être l'amant... l'amant payé! Certes, elle devait bien prévoir cette monstruosité-là, et, tranquille, sans un remords, elle le condamnait au mépris public. Avec une grâce infinie, la duchesse l'entretint de son plaisir à le recevoir, de ses craintes que sa maison un peu morose de vieille femme ne l'effarouchât, de son désir qu'il y revînt pourtant, surtout qu'il ne se repentît pas d'être venu ce soir. Ils se comprenaient l'un l'autre, sans une seule allusion plus directe aux choses où peinait leur esprit. Il devinait ses réticences, elle entendait sa réponse intime: il ne regrettait pas d'être venu, il lui garderait avec le souvenir ému de ses bontés une reconnaissance profonde, car chez elle on lui avait rendu un triste mais grand service, on lui ouvrait les yeux.

—Monsieur, dit-elle, je ne pars que dans trois jours et voudrais causer avec vous; je vous attends après-demain, à quatre heures.

Léonie s'étonna, quand Robert la mit en voiture, de son refus de l'accompagner.

—Où allez-vous donc?

—Chez Willmann.

—Il m'en veut toujours à cause des Laffont, pensa-t-elle.

Robert marchait de l'allure rapide des gens qu'obsède une idée. Il eut le désappointement de trouver porte close chez Willmann, le bohème s'offrait une villégiature sur les hauteurs de Meudon. Il se remit à marcher, au hasard, sans but, tout aux événements de la soirée. Ses incertitudes lui devenaient intolérables, le délai réclamé par madame de Randières n'était plus admissible, il fallait en finir; dès le lendemain, il demanderait une explication catégorique, quels liens les unissaient, quels droits elle avait sur lui; une fois fixé, il s'inspirerait de sa conscience pour arrêter un plan de conduite. L'air froid de la nuit et la fatigue d'une longue course ayant calmé ses nerfs, il rentra et s'endormit du sommeil lourd des cerveaux trop surmenés.

Quand il s'éveilla, le soleil filtrait à travers les persiennes. Ses pâles rayons lui rappelèrent ceux de la veille, à peu près à la même heure, dans le cabinet du marquis de Kercoëth. Tandis qu'il évoquait ce souvenir et la haute stature d'Alain et le prodige de la folle calmée, l'angoisse récente lui revint avec toute l'acuité de souffrance de son orgueil blessé, de sa détresse solitaire. Alors, poussé par un de ces instincts qui dominent sans qu'on cherche à les raisonner ou à les comprendre, il se leva rapidement et, quelques instants plus tard, il sonnait à la porte de M. de Kercoëth.

La poignée de main qui l'accueillit, la voix grave et douce qui souhaitait la bienvenue ramenèrent en lui une paix profonde. Il oublia ses propres impressions pour ne songer qu'à Yvonne et à la joie de la revoir. M. de Kercoëth le considérait avec une émotion contenue, un trouble de plus en plus grand, comme si, depuis vingt-quatre heures, toutes ses pensées eussent, en dépit de la raison, bâti quelque chimérique espérance. Robert ne se rassasiait pas de sa vue. Et ces deux hommes faisaient des efforts pour ne se pas jeter dans les bras l'un de l'autre. Ils ne parlaient que de la marquise. Robert racontait son admiration pour l'amour maternel de madame de Kercoëth, il répétait son rêve de la servir comme le dernier de ses serviteurs, afin—non de consoler, tâche impossible—mais de bercer son mal. Il disait que ce rêve, maintenant, touchait à la réalité, puisque le marquis y donnait son consentement. Et, la gorge serrée, la respiration courte, Alain écoutait, n'osant dire un mot, de peur que la cruelle et chère illusion ne s'évanouît tout à coup.

Annick l'envoya prévenir que la malade se trouvait en proie à une agitation extraordinaire, déchirait les tentures, renversait les meubles, poussait des cris.

—Mon Dieu! mon Dieu! dit Kercoëth. Moi qui commençais d'espérer!

—Monsieur, supplia Robert, permettez-moi de vous suivre.

Le marquis sans répondre prit son bras. A mesure qu'ils approchaient, la clameur se faisait plus distincte, tantôt plaintive, tantôt furieuse.

—Vous allez assister à un triste spectacle, soupira-t-il.

Devant la porte de la folle, deux domestiques se tenaient prêts à porter secours. Kercoëth fit entrer Robert. Près de la croisée, dans une confusion de meubles épars, de coussins lacérés, Yvonne debout, les mains tendues au ciel, criait d'une voix déchirante: «Il est là... tout près... je l'entends... je le veux.» Elle saisit à poignée les boucles en désordre sur ses épaules, y crispant ses doigts, reculant jusqu'au milieu de la pièce, ondoyant avec une grâce féline et se ramassant enfin sur elle-même pour bondir vers la fenêtre. Kercoëth devina son intention et l'enlaça. Un instant, elle resta immobile, les yeux fermés. Elle écoutait le silence. Un brusque mouvement la dégagea: les paupières relevées, elle venait d'apercevoir Robert. Elle repoussa son mari.

—C'est Alain, dit-elle. Laissez-moi, monsieur. Il faut que je lui parle.

Le véritable Alain défaillait. La ressemblance qui le harcelait depuis la veille était donc bien frappante, puisqu'elle apparaissait même au pauvre être privé de raison. Yvonne contemplait Robert; coquettement, elle rejeta derrière ses épaules le voile des lourds cheveux.

—Vous lui avez échappé, Alain? conjura-t-elle d'un ton indéfinissable.

—Oui, chuchota Robert aussi ému que le marquis.

—Elle vous poursuivra encore.

—N'ayez pas cette frayeur.

—Cette frayeur?

Les mots, en arrivant, semblaient mourir, ainsi qu'un écho, dans on ne savait quel vide béant sous les tempes charmantes. Elle saisit la main du jeune homme et l'appuyant à son front:

—Je suis brisée, Alain.

Robert la sentit chanceler. Il l'enveloppa d'un bras protecteur.

—Vous usez vos forces. Soyez calme.

Avec mille précautions, plein d'un respect attendri, chancelant d'ailleurs lui-même, il la posa sur la chaise longue. Elle se laissait faire, obéissante, soumise, tenant toujours cette main qui détendait tout son être. Le marquis suivait la scène éperdument.

—Alain, dit tout à coup Yvonne, entendez-vous Hughes? Où est-il?

—Reposez-vous, balbutia Robert. Il dort.

—Il dort! répéta la mère.

Elle souriait. Des mots inintelligibles entr'ouvraient ses lèvres, doux comme la caresse faite aux berceaux.

Le valet de chambre du marquis vint lui parler à l'oreille. Kercoëth eut un geste de surprise et sortit aussitôt.

Yvonne, à présent, n'avait plus besoin de Robert. Le sommeil réparateur était descendu sur elle. Il la contempla longuement, mit un pieux baiser furtif au bout des doigts de neige et quitta la pièce à son tour. On le prévint que le marquis était occupé. Il chargea de l'avertir qu'il reviendrait dans la journée.

Lorsque Alain franchit le seuil de son cabinet de travail, il ne se possédait plus. Quoi! Jean Marie Auvray à Paris! Jean-Marie qui jamais ne voulait quitter la mer, quoiqu'on l'en suppliât, qui refusait obstinément de se faire relever du vœu. Ébranlé par les émotions subies depuis la veille, Alain se jeta au cou de son frère de lait.

—Toi!... Vite, vite, qu'y a-t-il?

—Sainte Anne d'Auray nous a exaucés.

Le marquis devint pâle comme un suaire. Cette nouvelle, n'était-ce pas le corps du petit Hughes rendu par les flots? Alors, tout ce qui lui affluait au cœur d'espoirs, d'imaginations, chimères que la vue d'un être vivant permettait de retenir, tout était l'œuvre d'une réalité menteuse. Il dit, avec des tremblements dans la voix:

—Tu as retrouvé?...

—Oui. Aux aiguilles de la Corne, parmi les brisants, où ma barque a coulé à pic.

—Aux aiguilles de la Corne! C'est là que ton père découvrit le chapeau et le tablier.

—Parfaitement, approuva Jean-Marie. Donc, je me noyais. Les roches me labouraient la tête et le corps. En m'enfonçant sous les vagues, je me disais: «Tu es f... tu es perdu.» Mais je gardais malgré tout ma confiance en sainte Anne. Je refaisais le vœu, parce que, vous savez, la dernière prière d'un mourant...

—Mon brave Jean-Marie, dit Kercoëth en posant sa main blanche sur la rude épaule du marin, comme tu m'aimes!

Le pêcheur planta sur son maître un regard de chien fidèle.

—Tout de même, déclara-t-il. Mais il faut vous rendre cette justice: vous le méritez bien. Pour lors, je barbottais ferme quand deux bras m'empoignent. Dame! je ne les ai guère sentis, un poids m'étouffait, et j'avais dans les oreilles tout le tintamarre de l'Océan. Joli quart d'heure, je vous en réponds. Peu à peu voilà que je respire, j'aperçois la bonne lumière du bon Dieu et, en face de moi, vous.

—Moi?

—Vous, à vingt ans. Sainte Anne d'Auray est une fameuse sainte. «Va là,» on y va, et ça y est. Car je n'ai pas besoin de l'ajouter, c'est votre fils.

—Vivant?... Voyons, Jean-Marie...

—Puisque c'est votre portrait, puisqu'il ne sait pas où il est né, puisqu'il se rappelle seulement qu'il est né aux bords de la mer, d'où on l'a emmené pour être pâtre chez des paysans.

—Un enfant trouvé?

—Sans père ni mère, élevé par la baronne de Randières.

Alain eut un soubresaut:

—Hein? par la baronne de...

—Ah! vous pensez comme je pense, à présent. Est-ce naturel, cette ressemblance chez cette femme? Il était à Karenthal avec elle. Legouet le traite comme son maître, la baronne comme son fils. Ce n'est pas tout. Le soir même de mon naufrage, devinez qui Guilmette a rencontré près des barques: madame de Randières. Elle l'a reconnue, malgré son capuchon et deux ou trois voiles, mais l'autre n'a pas reconnu Guilmette. J'avais dit à la petite: «Va-t'en prendre les avirons de la seconde barque; nous les donnerons à la chapelle en cadeau, car nous n'avons plus à tenir la mer.» Guilmette exécutait la consigne, quand madame de Randières l'accosta: «Mon enfant, vous savez, les Auvray?—Oui, madame.—Ils ont eu un malheur aujourd'hui. Leur barque s'est perdue.—Oui, madame.—Je désire leur venir en aide, s'ils ont besoin d'en acheter une autre, à cause d'un vœu dont j'ai entendu parler.—Vous êtes bien bonne, madame; mais le vœu est exaucé, ils n'auront pas besoin d'acheter une autre barque.» Le lendemain, avant le lever du jour, il ne restait plus à Karenthal que mademoiselle de Gauleins et Legouet. Madame de Randières avait disparu, avec le petit comte Hughes.

Ces détails multiples offraient une précision, en tout cas une concordance étrange. Kercoëth était ébranlé. D'autre part, comment admettre que son fils fût resté quinze ans, à son insu, entre les mains de madame de Randières? surtout, si elle avait commis le crime de le lui prendre, qu'elle l'eût pris pour l'adopter? Non, elle le haïssait trop, elle haïssait trop Yvonne et jusqu'à l'innocent... elle n'aurait pas eu de pitié, elle était à un de ces moments où l'on accepte même une monstruosité; mais, le moment passé, le temps écoulé, sa colère se fût évanouie, elle aurait frémi de briser froidement deux existences, jour par jour, en assistant de loin à leur brisement; elle était vindicative et violente, mais non sans cœur.

Alain pensait tout haut, ce qui avait le mérite de tenir Jean-Marie au courant d'impressions que d'ailleurs il ne partageait pas. Le marin ne cherchait guère sa route dans le dédale des observations psychologiques; il avait coutume d'aller droit devant lui.

—Monsieur le marquis, dit-il, rappelez-vous le pâtre des dunes. Il a d'abord parlé d'un enlèvement par deux femmes, du côté de la falaise rompue, pendant que les bohémiennes disaient la bonne aventure à la gouvernante.

—Il s'est rétracté.

—Ce qui prouve qu'il a menti au moins une fois.

—En tout cas, je saurai quel est ce jeune homme qui habite avec madame de Randières.

—Et qui se nomme Robert.

Robert! D'un bond Alain gagna la porte, laissant Jean-Marie stupéfait. C'est de Robert qu'il était question? Il ne doutait plus, ah! non certes, il ne doutait plus. C'était son fils, la créature qui le frappait comme le type idéal de sa race. Il s'expliquait son trouble en le contemplant, l'empire exercé sur Yvonne et cette tendresse où s'avivaient les regrets paternels, quand il posait les yeux sur lui. C'était son fils, l'être si beau, vaillant et tendre, qu'Yvonne appelait Alain! On le perdait gracieux petit ange, l'esprit encore enveloppé des nimbes du paradis; il le retrouvait radieux d'intelligence, de grâce et de force, tel qu'il le pouvait rêver, chair de sa chair, ce fils dont depuis si longtemps il était affamé, que maintenant il voulait manger de caresses. Mais Robert était parti. Il lui sembla qu'il le perdait une seconde fois, qu'il éprouvait de nouveau l'affreux déchirement, sur la falaise de Kercoëth, le matin où le père Auvray rapportait, des récifs de la Corne, les épaves disant la fin tragique.

Léonie, dans son boudoir, parcourait un roman dont elle ne lisait pas une ligne, ennuyée de n'avoir pas encore vu Robert. Il n'avait pas déjeuné avec elle, n'était même pas venu s'informer de sa santé; que se passait-il? La rancune à propos des Laffont? Puisqu'elle avait promis... ou à peu près. Elle entendit marcher et se crut enfin au terme de ses impatiences. C'était un valet de chambre porteur d'une carte.

—Ce monsieur assure que madame la baronne l'attend.

Au simple examen de la carte, Léonie était demeurée sans voix.

—Faut-il introduire?

Avant qu'elle pût protester, fuir, échapper à la résurrection, le marquis de Kercoëth s'avançait vers elle. Il était pâle. Ses cheveux blancs donnaient au visage toujours jeune une majesté dont elle fut frappée. Il y avait quinze ans qu'ils ne s'étaient rencontrés, et cet homme, transformé par la douleur, elle sentait une épouvante à le voir surgir tout à coup. C'était sa victime, c'était surtout son ennemi. La crainte d'une défaite, plus que le remords, l'assiégeait.

—Vous, monsieur? J'étais loin de prévoir... Cependant il était inutile de forcer les portes, elles se seraient ouvertes devant vous.

—Aussi n'ai-je pas attendu l'ordre d'être introduit. Vous deviez bien penser, en effet, que tôt ou tard il me faudrait une explication.

—A quel sujet?

—Au sujet de mon fils Hughes.

—Vos gens de Kercoëth vous ont renseigné dès le premier jour. Ils disent que je l'ai assassiné, répondit-elle avec insolence, les bras croisés, debout, la taille bien cambrée, défiant le marquis du regard.

—Vous ne l'avez pas assassiné.

—C'est heureux.

—Mais vous l'avez volé. Il habite sous votre toit.

Léonie eut un éclat de rire qui sonnait horriblement faux. Elle se recula pour se soutenir à la cheminée, le sol se dérobait sous elle.

—Vous parlez de Robert, je présume.

—Nierez-vous qu'il soit mon fils?

—Non, monsieur.

—Vous avouez!... Ah! je devrais... Non, je resterai calme. Seulement, vous comprenez à présent ce qui m'amène.

—Si peu que je vous serai obligée d'être plus clair.

—Je viens chercher mon fils.

—De quel droit?

—Parce que je suis son père.

—Que suis-je donc, moi?

—Vous!...

—La mère, monsieur, cela compte-t-il, ou non? Elle le vit chanceler; sa voix monta, stridente: Par un concours de circonstances qui m'échappe, vous apprenez l'existence de cet enfant, votre premier mouvement est de me croire criminelle. Savez-vous qui l'est, de nous deux? C'est le fils de votre chair, vous en concluez que ce n'est pas celui de mes entrailles. Et il vous le faut, comme s'il ne me le fallait pas! Vous venez chercher Robert? Qui s'est occupé de lui, depuis qu'il est au monde? Vous ou moi? Pas plus que je ne peux lui donner mon nom, vous ne pouvez lui donner le vôtre; mais il y a entre nous cette différence que, de longues années, j'ai vécu avec sa pensée, tandis que vous ignoriez jusqu'à son existence. Il serait étrange qu'à la dernière heure ce scrupule vous prît d'être un père, surtout qu'il vous autorisât à me donner des ordres, comme s'il restait rien de commun entre la baronne de Randières le marquis de Kercoëth.

—Ce qui serait encore plus étrange, repartit Alain, ce serait d'admettre votre silence avec moi, lorsqu'un mot...

—Étais-je libre?

—Je l'étais, moi. Vous m'avez contraint à me marier.

—Nous étions perdus autrement. Rassemblez vos souvenirs, monsieur. A cette époque, je ne jouais pas seulement ma vie, je jouais celle de mon enfant. Vous dire la vérité, c'était lier votre honneur. Je m'y suis refusée, non pour vous ni pour moi, mais à cause de l'être innocent qui venait de nous et qui serait mort avec nous. Voilà pourquoi je me suis tue et vous ai poussé au mariage.

Alain ne protestait plus, ces révélations l'écrasaient.

—Depuis, continua la baronne, vous m'avez fui. Vous vous êtes enfermé dans vos joies de fiancé heureux, d'époux, que sais-je! Vous avez voyagé, vous n'êtes rentré à Kercoëth que pour la naissance de votre fils légitime. L'héritier du nom, vos nouvelles ivresses vous rendaient si fier que votre mémoire même s'était débarrassée de moi. J'étais impitoyablement et toujours rebutée. Quel accueil eussent reçu mes confidences?

—Je ne me suis jamais dérobé à un devoir, si lourd qu'il fût, dit gravement le marquis. Douter de moi, c'était me faire injure.

—Non, répondit madame de Randières avec un accent moins âpre, vaincue peut-être par le mirage de l'autrefois; non, je n'ai point douté de vous, mais votre sollicitude d'homme d'honneur, à défaut d'autres sentiments, m'eût été un supplice. Je ne voulais pas avoir de la pitié par l'enfant; je voulais reconquérir par l'amour un amour semblable au mien. J'ai tenté de lutter avec mes seules armes, j'ai été vaincue, alors je vous ai haï; j'ai même haï Robert, parce qu'il venait de vous. A la mort de Hughes, le désespoir d'Yvonne et le vôtre m'ont causé une atroce joie. Je l'ai crié à votre femme, c'était ma vengeance, je lui devais assez de larmes pour me réjouir des vôtres, et je me promis que jamais mon fils ne vous consolerait du fils d'Yvonne.

Le marquis inclinait la tête, non plus en adversaire terrassé, mais en juge qui pèse les raisons. Il lui semblait que, si les raisons alléguées avaient quelque poids, le ton en enlevait toute la valeur; qu'elles sonnaient faux, ces paroles tombant une à une, lentement, avec des airs de recherche; qu'au demeurant, c'était là une mère peu naturelle, après avoir été une femme peu charitable, celle qui confessait sa haine pour l'enfant, afin de souligner sa haine pour le père. Au bout d'un moment, il demanda:

—Vous avez les preuves?

—Quelles preuves?

—Il ne suffit pas de déclarer une chose. Les lois ont de sages prévisions, il faut justifier pour elles la chose que l'on déclare. Supposez que je dise à un tribunal: «J'avais un fils. Il a disparu. Malgré toutes les recherches, ses traces n'ont jamais été retrouvées. Les uns croient à un assassinat, les autres à un enlèvement, un petit nombre—un très petit nombre—à une mort accidentelle. Or, voici ce jeune homme. Regardez-le et regardez-moi. J'affirme que c'est mon fils. Seulement madame, qui ne le conteste pas, affirme en outre que c'est le sien. Je suis incrédule. Veuillez inviter madame à prouver son dire.» Savez-vous ce que fera le tribunal? Il ordonnera une enquête où les moindres faits de votre vie passeront au laminoir, où l'on vous suivra jour par jour, heure par heure. Et, à moins qu'on n'établisse la filiation de l'enfant...

—Puisque j'étais mariée, monsieur, objecta Léonie, sans prendre garde à l'imprudence de son interruption.

—Voilà justement ce qu'on vous opposera. Pour la loi, dans un cas pareil, le mari n'est pas un empêchement, c'est un auxiliaire. Il y a même un adage latin...

—Mais enfin, monsieur...

—Madame, moi, je ne suis pas le tribunal. D'ailleurs, laissons ce point sur l'importance duquel j'insisterai avant peu. Il ne s'agit pas de tribunaux en ce moment, il s'agit de Robert. Voulez-vous que nous nous en rapportions à lui?

—Je tiens à son estime, je l'aime d'une affection sans bornes, sa tendresse est ma vie. Monsieur, vos soupçons, outrageants pour moi, me seraient funestes dans son esprit, quelque absurdes qu'ils soient. Et Dieu sait s'ils le sont! Car, enfin, dans quel but aurais-je choisi le fils de ma rivale pour me consacrer à son bonheur?

—Dans le but de vous venger: vous avez réussi, puisque Yvonne est folle.

Léonie se leva. Elle venait de percevoir dans une galerie latérale le son d'un pas connu. Impossible qu'Alain et Robert se trouvassent en présence devant elle.

—Vous exigez des preuves, monsieur, je les fournirai. Je ne vous retiens plus.

—Au revoir donc, madame.

Comme le marquis sortait par une porte, Robert entrait par l'autre. Celui-ci crut reconnaître la silhouette élégante derrière les tentures. La surprise le cloua sur place.

—Le marquis de Kercoëth, ici!

Déjà il faisait mine de le rejoindre, Léonie l'arrêta au passage:

—D'où le connaissez-vous?

Les tentures étaient retombées. Ils s'examinaient, face à face, elle nerveuse, irritée, lui résolu de rompre les dernières entraves. Elle reprit avec violence:

—Il y a trop de secrets entre nous.

—Et ils me lassent, prononça Robert. Je n'ai plus la patience d'attendre.

—Encore un interrogatoire!

—Quels liens nous unissent?

Elle frémissait de colère. «Alain le pousse, songeait-elle; où se sont-ils rencontrés?» Elle sut mettre à son visage un masque doux et triste.

—Ces liens mêmes devraient me défendre. Car, pour répondre, voyez, je baisse le front. C'est à quoi l'on tient, sans doute: en me diminuant, on s'exhausse. Une volonté vous mène, je la devine, une volonté qui n'est pas la vôtre et me martyrise.... Cruel enfant, vous fouillez mon âme. Nos liens... hélas! hélas! votre cœur ne vous les a-t-il pas révélés?

Un flot de sang colora les joues de Robert. Ses yeux, détournés de ceux de la baronne, se fixaient au sol. Léonie eut la cuisson d'une brûlure.

—Voilà tout, voilà tout? Vous ne trouvez rien à dire!

De vraies larmes montaient à ses paupières. Il fit un pas vers elle pour donner le premier baiser filial. Malgré lui, une sorte de répulsion le paralysait. Entre eux se dressait ce que la chanoinesse nommait «une escadre».

—Allons, assez de mystères! commanda Léonie. Vous avez changé, pourquoi? Vous avez souhaité d'être instruit, pourquoi? Il y a un motif, lequel?

—Dispensez-moi...

Ah! ce marquis de Kercoëth, paraître lui avait suffi; voilà ce qui restait de l'édifice.

—On m'a calomniée, hein? Le misérable qui sort d'ici, l'être hypocrite, audacieux, méprisable...

Emportée par la colère, elle ne se surveillait plus. Elle entassait contre Alain d'odieuses accusations, le dépeignait sous un jour abominable et ne prenait pas garde au ravage de ses mots. Lui se labourait la poitrine pour s'obliger au silence. N'y tenant plus enfin:

—Dans aucune circonstance, dit-il, M. de Kercoëth ne m'a parlé de vous. Ce n'est pas lui qui vous a outragée; c'est, hier, la chanoinesse de Guderille; c'est, hier encore, le comte de Lerdre. Celui-ci mêle mon nom à ses infamies. Mais cela est mon affaire, non la vôtre. La vôtre est d'être défendue par moi. J'entends qu'on vous respecte. Le bruit public me donnait pour père le marquis de Kercoëth, et je m'en réjouissais: le bruit public est faux, puisque vous le déclarez un misérable. Je le vénère plus que tout homme au monde, je le trouve, par son martyre, grand parmi les grands; mais je dois vous croire, puisque vous êtes ma mère, et le tuer, puisqu'il vous a flétrie. Je le tuerai.

—Robert!

—Vous ne pouvez m'en dissuader.

—Il a les cheveux blancs.

—Tant pis! s'écria le jeune homme en la foudroyant des yeux. Ce n'est pas un vieillard comme le comte de Lerdre. Je m'imagine que vous hésiteriez à faire de moi un parricide. Vous le désignez à ma fureur, c'est bien pour que j'en tire vengeance. Soyez heureuse, j'y vais.

—Robert!... Robert!...

—Laissez-moi.

—Je te le défends!

—Sur ce chapitre, je ne consulte personne.

—La colère m'a entraînée trop loin.

—Une juste colère, après tout. Laissez-moi passer.

—Non, non... Mais tu ne comprends donc pas...

Elle s'attachait à lui, tremblante de l'état où elle le voyait, du crime monstrueux auquel son mensonge le poussait. Oh! cette idée qu'il provoquât l'homme dont le sang coulait dans ses veines!...

Robert s'arrêta, et, lui relevant brusquement le front, plantant son regard droit dans le sien:

—C'est mon père?

—Oui, balbutia-t-elle.

—Un homme d'honneur?

—Oui.

—Auquel vous n'avez rien à reprocher?

—...Rien.

—Pardieu! J'en étais si sûr!... Mais alors pourquoi, pourquoi donc me mentez-vous?

Elle s'était écroulée sur un fauteuil, perdue en ses sanglots, le sein soulevé par des spasmes. Il sortit, sans avoir le courage de lui adresser un mot de compassion. N'avait-il pas été souffleté par elle dans son père et ne portait-il pas au front la souillure que toute mère coupable imprime à l'enfant?

Chez lui, quelqu'un l'attendait, qui le saisit avec transport, le broyant contre lui, disant à travers ses pleurs:

—Mon fils!... mon fils bien-aimé!...

Ah! les chaudes caresses! ah! cette douce joie, les premières larmes de bonheur quand on s'appuie à l'épaule d'un père!

IX

Jean-Marie, mis au courant de l'entretien de Kercoëth avec madame de Randières, poussa des cris d'indignation. Sainte Anne le tromper? Sainte Anne envoyer un fils de louve à la place du fils de la marquise Yvonne? Pareille supposition était un sacrilège.

—Vous n'avez plus la foi.

—Mais, mon pauvre Jean-Marie...

—Vous ne l'avez plus; vous êtes un égoïste, simplement. Vous vous faites votre lot, ayant tout de même votre petit, tandis que l'autre reste déshéritée. Prenez-le comme il vous plaira, moi j'y trouve à redire.

Et Jean-Marie, qui portait à Kercoëth une tendresse pourtant robuste, s'aperçut que, dans ses dévotions, le malheur d'Yvonne passait avant celui d'Alain. Peu à peu il plaçait au-dessus de toute créature celle que le corps seulement rattachait à la terre, dont l'esprit s'était effondré sous le désastre de sa maternité. Celle-là était l'emblème vivant de la douleur, une sainte, ainsi que la glorieuse patronne d'Auray, l'étoile fixe de ses longues courses aventureuses. Ne la nommait-il pas, soir et matin, en ses prières? La douce image ne soutenait-elle pas son énergie, quand l'accablante immensité se faisait morne, noire, assombrissait sa rude nature avec d'invincibles mélancolies, quand les brouillards cachaient les écueils et voilaient le perfide abîme? Pour Alain, il eût affronté toutes les morts; mais à Yvonne se consacrait sa vie, sa vie d'humble sacrifié luttant toujours contre les fureurs de l'Océan. Il le comprenait bien, en ce moment: c'était à cette femme recevant sans une larme dans ses grands yeux navrés les épaves présentées à genoux par le vieux père Auvray qu'il s'était voué, pour elle qu'il tenait coûte que coûte un serment, pour elle qu'il cherchait le corps de Hughes. Aussi ne se gênait-il plus. Robert revendiqué, volé par la baronne, il se sentait de taille à soulever des montagnes. Et il n'attendait pas même un merci de la bouche d'Yvonne. Son dévouement était fait d'abnégation absolue et de mystique adoration. Si Renotte aimait Yvonne pour Alain, lui, maintenant qu'il ne voyait plus la commune catastrophe confondre ces deux êtres en une seule victime, abandonnait l'heureux afin de rester fidèle à la malheureuse.

—Nous avons beau être frères de lait, déclamait-il, vous ne pouvez pas m'en vouloir...

Alain laissait s'épandre ce généreux emportement; le front soucieux, la poitrine pleine de soupirs, il ne songeait guère à l'interrompre. Sa joie, en pressant Robert dans une étreinte délicieuse, un instant lui engourdissait sa peine, mais il continuait de la porter au flanc. Avec l'apparition de Robert, tout changeait, sauf la douleur, puisque la folie demeurerait l'hôtesse sinistre de sa maison. Les félicités inattendues versaient du baume sur la plaie, mais elles étaient incapables de la cicatriser. Robert fût-il né d'Yvonne, Yvonne n'en pouvait plus rien savoir. Près de la tombe vide de l'enfant restait la tombe où dormait la raison de la mère.

—Tu vois bien, dit-il en poursuivant tout haut ses pensées, qu'il y a là une chose irrémédiable. Ne t'imagine pas que j'accepte en aveugle les déclarations de madame de Randières. Cependant elles ont des apparences trop vraisemblables pour que j'ose jeter un soupçon dans l'esprit de Robert. Je ne saurais lui enseigner le mépris, car son mépris risque d'être un crime; je ne saurais même lui laisser un doute, car il n'hésiterait pas entre ces deux créatures si peu comparables, et madame de Randières a dit la vérité peut-être. Quelle serait ensuite sa déception! Aussi te prié-je de ne le troubler en aucun cas de tes suppositions, quoique je les partage, en dépit de moi, au fond du cœur.

—Je vous obéirai, grommela Jean-Marie.

Celui-ci ne savait plus au juste ce qu'il éprouvait pour Robert. En tant que fils d'Yvonne et d'Alain, ah! sainte Vierge! mais de madame de Randières... eh bien! même en cette qualité, il lui inspirait une espèce de sentiment confus où la pitié l'emportait de beaucoup sur la répulsion. Au surplus, l'incertitude était une chose intolérable, il en fallait sortir à tout prix.

—Monsieur le marquis, ce jeune homme peut nous donner des indications. L'avez-vous interrogé?

Alain eut un sourire radieux, où se reflétaient toutes les joies retrouvées.

—Je n'ai fait, je crois bien, que l'embrasser. J'étais resté longtemps chez madame de Randières. Puis, je l'avais attendu chez lui. A cause d'Yvonne, j'ai craint de m'attarder. Mais il va venir, il me l'a promis. Et, tiens, le voilà.

Le timbre de l'hôtel retentissait, en effet. Alain courut à la porte. Et Jean-Marie songeait: «Elle n'aurait donc rien dans ce bonheur, elle!»

Kercoëth saisit Robert, comme les grands aigles enserrent la proie à cacher au fond de leurs rocs. Magie de l'être où l'on se voit palpiter et revivre! Il oubliait tout devant l'apparition, et les étreintes se mêlaient passionnées des deux parts.

—Je te rendrai, mon Robert, tout notre arriéré de tendresse. Des circonstances cruelles nous ont réparés, nous voici réunis pour toujours.

Lui ne trouvait rien à dire, pris à la douceur de ce mot, répété sans cesse:

—Mon père... mon père!...

Ils se tenaient enlacés, se dévisageant, se reconnaissant mieux, même chair et même âme. Et le béret de Jean-Marie tournait entre ses doigts calleux, ses lèvres étaient mordues jusqu'au sang, car pour un rien il eût pleuré, le rude marin, ce qui ne tire d'aucune perplexité. Non, mais plus il observait, plus il était convaincu des mensonges de madame de Randières et des mérites de sainte Anne. Kercoëth dit à son fils:

—Tu connais Jean-Marie.

—Si je le connais.

—Dame! marmotta l'autre, avec mon fourbi du dimanche...

—Il ne change pas le cœur, répliqua le jeune homme.

Jean-Marie, gêné mais flatté, se déroba sous un air bourru et mâcha une phrase inintelligible où, tout en obéissant à son maître, il se donnait la satisfaction d'obéir à son propre élan; il répondit, de façon à n'être pas entendu:

—Toi, tu es le petit comte Hughes.

Cependant Kercoëth reprenait Robert, l'entraînait au divan, le dévorait des yeux. Il était si beau, son fils, tant de noblesse lui rayonnait au front, tant d'intelligence et de fierté dans le regard!

—Parle-moi. Que je t'entende, que je sois sûr de ne pas rêver. Conte-moi ta vie. Je n'en sais rien, vois-tu, rien absolument. Il me faut les plus petits détails, les moindres choses, tout, tout, tout..

Jean-Marie s'apprêtait à sortir, déjà au seuil de la porte; il se ravisa et, sans souffler mot, se laissa glisser imperceptiblement dans un fauteuil. Kercoëth et Robert ne s'occupaient plus de lui. L'un écoutait, l'autre parlait. Des larmes gonflaient les paupières d'Alain, à mesure que se déroulait la première enfance aux Mérilles, son cortège de misères quotidiennes, d'ordres barbares, de coups. C'était lui que, dans Robert, Léonie poursuivait; Robert subissait tant de tortures parce qu'il était son fils. Mais alors cette femme, une voleuse? Car enfin, des entrailles maternelles... Eh! ne vit-on jamais de marâtre! La nature, plus tard, ne recouvrait-elle point ses droits? Non, les Mérilles ne prouvaient rien, sinon la haine de Léonie, implacable à cette époque, désarmée par la suite.

Robert entendait les battements du cœur angoissé de ses angoisses anciennes. Cette chaude tendresse l'imprégnait. Il la comparait au glacial accueil de madame de Randières, le jour où madame Laffont le conduisait chez elle. Entre ces deux affections, quelle différence! Comme M. de Kercoëth frémissait, se récriait, ne faisait qu'un avec lui! Au premier mot de la ruine des Laffont, un seul instinctif élan:

—Tant mieux! tant mieux! une occasion de leur montrer ma gratitude.

—Vous leur viendrez en aide?

—Ma fortune est à eux et je serai encore leur débiteur.

Robert mit à nu les moindres replis du dedans. Il ne cacha ni ses révoltes d'orgueil à la première entrevue avec la baronne, ni ses hésitations quand il s'agit de vivre auprès d'elle, ni son trouble en rencontrant Yvonne. Là, depuis, venaient ses pensées, vers la mère folle, vers le père malheureux. Leur souvenir l'aidait dans sa tâche de soumission. Il conta son séjour en Bretagne, les confidences de Legouet, les espérances nées de tant de faits bizarres, bientôt changées en conviction... Il allait toujours, ne sachant plus rien taire, pas même ses humiliations de la veille chez la duchesse de Serples et son cruel entretien de tout à l'heure avec Léonie. Pas une de ses paroles n'était perdue. Cette confiance, cette tendresse débordante, jusqu'à ce son de voix, grisaient Kercoëth d'une ivresse presque douloureuse, tant elle était profonde. Ce fils supérieur à la misère et à l'opulence, qui gardait intactes ses qualités natives, l'avait aimé même étranger; que lui importait la récente déloyauté de Léonie? il ne lui en voulait pas, il adorait son enfant. Mais, s'il s'occupait peu de se défendre lui-même, en revanche, il le défendrait, celui-là; il le ferait respecter par le monde, puisque le monde se mêlait de juger.

—Je n'entends plus que tu souffres, dit-il. Tu vas venir chez moi. Mon intention n'est pas de t'enlever à madame de Randières, quoique ce fussent peut-être des représailles méritées. Tu l'iras voir tous les jours, tu resteras bon pour elle, il faut néanmoins sortir de la situation fausse où l'on t'a mis. Nous chercherons un moyen de ménager les intérêts de madame de Randières, mais les tiens passent d'abord. Mon devoir est d'ôter les obstacles de ta route. Ne crains rien, j'y arriverai. Chaque fois que la santé d'Yvonne me le permettra, je te conduirai dans le monde. A mon côté, tu n'entendras, je te le garantis, aucune parole blessante. Les Kercoëth ont toujours marché tête haute. Tu es Kercoëth, marche comme eux. Demain, je t'accompagnerai chez ma cousine de Serples, que je me reproche d'avoir négligée depuis quinze ans. Tous ceux qui te témoignent de la sollicitude peuvent compter sur moi; les autres compteront avec moi.

Un sourire de gratitude illumina le visage de Robert.

—Que vous êtes bon, mon père! Oui, je serai fier d'avoir la garantie de votre honneur. Mais je tiens si peu au monde! N'y retournez pas pour m'imposer. Restons ici, laissez-moi me consacrer avec vous à la tâche qui vous absorbe, permettez à votre fils d'être aussi le fils de... de... je cherche un nom et n'en trouve pas d'assez doux. Je vous l'ai déjà dit: toute mon ambition, du jour où je l'ai connue, était de la servir. Aujourd'hui, quand rien ne paralyse plus mes épanchements, je puis bien ajouter que j'y étais porté par le sang et que, né de vous, je voudrais lui rendre celui qui est né d'elle...

Il hésita et reprit à voix basse:

—Pour réparer le mal que lui a fait... ma mère.

—Dieu te bénisse, Robert! Dieu te bénisse, mon enfant!

—Ma mère!... continua le jeune homme. Jamais elle ne m'aima comme Hughes fut aimé de la sienne. Il n'y a que les immaculées pour de telles tendresses. Bienheureux ceux qui sortent d'entrailles saintes!... Moi, je sens toujours une marque de feu à mon visage. Ah! je pardonne les Mérilles, l'abandon, tout ce que j'ai enduré jusqu'à hier... mais ce que j'ai appris hier soir...

—Mon enfant!

—Et vous insulter encore!

—N'y pense plus.

—Je ne le puis. Je ne peux davantage oublier le reste. Il y a au fond de moi un inexplicable ferment de révolte. Je l'ai toujours eu, toujours. Cela s'était calmé, endormi, cela n'avait pas disparu. Vous me blâmez, n'est-ce pas? Vous me trouvez mauvais? Sans doute la part de sang qui ne me vient pas de vous. Je souhaiterais de me rendre meilleur, je comprends bien que c'est là un sentiment contre nature; mais tout seul il me serait impossible de réagir. Si vous ne me donnez de votre vertu, mon père, je serai mauvais fils.

Un bruit de chaises renversées les tira de leur causerie. C'était Jean-Marie, dont la satisfaction se traduisait involontairement de la sorte et qui tamponnait ses yeux à coups de poing, attestant sainte Anne que jamais Breton n'avait eu plus de foi en elle ni plus de sujet d'éternelle reconnaissance.

Le soir, tandis que Robert faisait de la musique à Yvonne, le marquis avait un long entretien avec son frère de lait. Ils continuaient à différer d'avis et s'animaient par moments d'une façon extraordinaire.

—Il la déteste, quoi! cette femme.

—Mais non.

—Mais si. Je l'ai bien entendu, peut-être! Je l'aurais embrassé pour la peine. Et vous voulez me faire croire maintenant... Allons donc!

—Dans tous les cas, sois sage.

—On sera sage, on se taira, on fera l'imbécile devant le petit. Tout de même, c'est enrageant, parce qu'enfin, voyons, monsieur le marquis, du moment qu'il la déteste...

—Robert a un cœur à ne détester personne.

Jean-Marie ne pouvait comprendre certaines délicatesses gênantes de M. de Kercoëth. Il avait de furieux accès de colère, mais il était habitué à vaincre les grosses difficultés, ou à les tourner quand elles étaient inabordables de front. Aussi, à la suite de la conférence, embrassa-t-il Alain sans rancune. Il quittait l'hôtel, lesté de nombreux chèques signés du marquis. Après avoir exploré quinze ans les tourbillons de l'Océan, Jean-Marie Auvray partait à la découverte de secrets plus malaisés à surprendre au milieu des tourbillons humains que la trace d'un petit enfant dans la mer immense.

Alain entra chez Yvonne.

Elle écoutait Robert. Le merveilleux talent de l'artiste opérait des prodiges. Un sourire de sphinx relevait le coin des lèvres, les yeux de la folle suivaient en l'air une vision. Kercoëth, en passant devant elle, la fit tressaillir. Elle porta son regard du jeune homme qui finissait de jouer à son mari, et le visage prit une expression de terreur. C'était le prélude ordinaire des grandes crises. Elle se leva d'un bond, souple et sauvage. Une main à l'épaule de Robert, elle le contemplait. Sa voix sans inflexions dit:

—Alain... Alain...

—C'est moi, Yvonne, qui suis Alain, fit M. de Kercoëth.

—Oui, murmura-t-elle, en tournant la tête vers lui, c'est vous. Et vous aussi! reprit-elle, revenue à Robert. Là et là... jeune et vieux.

Elle resta quelques secondes absorbée, envahie peut-être par le mystère du phénomène. Kercoëth baisa tendrement les boucles blondes éparses sur le front mat, et ses mots tremblaient un peu quand il désigna son fils:

—Là, c'est Robert qui vous fait de la musique. Robert. Moi, je n'ai aucun talent. Il en a beaucoup, lui. Et il est heureux de le mettre à votre service. Remerciez-le, Yvonne. Cela lui fera plaisir.

Un pli s'était creusé entre les deux sourcils, les prunelles brillaient d'une lueur étrange, la figure fine avait revêtu une expression d'une incroyable dureté. Elle fascinait Robert haletant. Kercoëth supplia:

—Yvonne, ne le regardez pas ainsi!

Il tâchait de se glisser entre eux, car Yvonne l'effrayait et il voyait le profond émoi de son fils. Elle le repoussa violemment.

—Pourquoi le cacher?... pourquoi?

Elle se pencha de plus en plus sur Robert, le couvrant toujours de ce regard magnétique qui, jadis, épouvantait Gaston au bord de la Seine. Robert songeait qu'elle devinait en lui madame de Randières et qu'elle l'allait haïr! Cette pensée le bouleversa au point de faire jaillir ses larmes. Que n'était-il Hughes? Ah! Dieu! qu'il aurait voulu l'être! Mais les sourcils d'Yvonne se détendirent. A la dureté des traits succéda de la stupeur. D'un geste caressant, elle passa les mains sur les joues ruisselantes de Robert, puis examina, au bout de ses doigts, les perles liquides qu'elle venait de cueillir. Un étonnement la tenait immobile. Elle cherchait un mot, un mot qui se dérobait. Enfin, elle balbutia:

—Des larmes!

Et, se couvrant le visage, elle ajouta d'un accent navré, où ne sonnait plus la folie, où le cri devenait humain, naturel, comme s'il sortait des entrailles meurtries:

—J'avais oublié ce que c'était que des larmes.

—Elles lui ont noyé le cœur, dit Robert.

—Yvonne, s'écria M. de Kercoëth, je vous demande d'aimer Robert.

Elle répéta plusieurs fois ce nom inconnu:

—Robert... Robert... Robert...

Sa charmante figure s'était apaisée. Une inexprimable douceur y rayonnait.

—Oui, Alain, dit-elle, de toutes mes forces, autant que vous.

Madame de Randières avait bientôt regretté ses emportements contre le marquis. L'excitation tombée, elle s'était rendue compte de sa maladresse. Tenter de noircir un père qu'on admirait par avance—sans qu'elle sût ni pourquoi ni comment—c'était de bien mauvaise politique. Elle s'enlevait le beau rôle et faisait le jeu de l'adversaire. Elle espéra qu'un grand luxe de démonstrations rétablirait l'équilibre. Coûte que coûte, il fallait non seulement garder, mais augmenter son empire.

Elle se rendit au pavillon de Robert. On se réconcilierait tous deux, au bénéfice des Laffont. Firmin l'informa que son maître était absent et ne dînerait pas à l'hôtel. La baronne courut chez Willmann, Willmann lui indiquerait sans doute le domicile de M. de Kercoëth, l'origine des relations. Par malheur, la villégiature de Meudon offrait encore des charmes au vieux violoncelliste.

Elle commença de s'alarmer. Comme elle était seule! Si, du moins, Legouet se trouvait à Paris, elle le ferait aller, venir... où? de quel côté se tourner? Ses inquiétudes augmentèrent, à mesure que le temps passait. Elle prit le parti de regagner l'hôtel. Ses nerfs ébranlés ne lui laissaient pas un moment de repos. La soirée lui parut d'une longueur interminable. Tout parlait de Robert, le grand piano silencieux où tant de fois avait vibré son inspiration, le fauteuil où il s'asseyait sous l'orbe de la lampe pour lui faire la lecture. Quelles habitudes elle contractait depuis quelques mois, qui transformaient son existence et que rien ne parviendrait à remplacer! Était-ce bien elle, la femme frivole d'autrefois, arrivée à une aussi complète sujétion du cœur? Il y avait donc vraiment eu au fond d'elle-même des instincts de maternité, refoulés longtemps, toujours raillés, et qui prenaient leur revanche, grandis à son insu dans le désenchantement des heures vides, comme une vengeance du ciel la punissant de n'avoir pas voulu être mère ou de l'avoir voulu trop tard? La nature a de ces énigmatiques représailles. La créature impitoyable pour Hughes subissait des douleurs pareilles à celles d'Yvonne. Sa poitrine se serrait dans la terreur d'une catastrophe qu'elle se refusait à prévoir pour ne pas s'affoler complètement. Le passé se levait, déroulant le long écheveau des jours disparus, amours, ivresses, frayeurs, jalousie, haine, vengeance, les scènes atroces après les délirantes extases. Le souvenir de sa fureur implacable, endormie dans sa nouvelle passion, la faisait frémir, à présent que cette passion était menacée. De toute la nuit, elle ne put fermer l'œil. Elle s'exaspérait à ressasser le bonheur récemment entré sous son toit, près de le fuir peut-être. Elle ne se connaissait au monde que deux affections pures: mademoiselle de Gauleins et Robert. L'une disparaîtrait bientôt dans la mort, Alain faisait mine de lui ravir l'autre. Elle l'exécrait, cet homme. Ses droits! Et puis?... En quoi la regardaient-ils? Elle souffrait, voilà ce qui la regardait.

Pendant la matinée, Robert demeura invisible. Elle fit venir Firmin.

—A quelle heure votre maître est-il sorti?

—Hier, madame la baronne.

—Ce matin.

—C'est que... je demande pardon à madame la baronne... je n'ai pas vu monsieur depuis hier.

—Il n'est pas rentré cette nuit?

—Non, madame la baronne.

Ainsi, c'était fini. Robert la quittait pour toujours, sans un adieu. L'ingrat! Il ne comprenait donc point que cela était impossible, qu'elle se défendrait, qu'elle le retrouverait où qu'il fût, qu'elle le disputerait comme son bien? Firmin l'avait prévenue qu'un télégramme était arrivé de bonne heure au pavillon. Elle n'osait réclamer cette dépêche quoiqu'elle brûlât d'en connaître le contenu. Que de secrets entre elle et lui! Comme il la traitait en indifférente! Dans l'après-midi, elle descendit au jardin pour chercher de l'air, car elle étouffait. Les digitales étalaient leur pourpre sur l'émeraude de la pelouse, les héliotropes embaumaient. A travers les splendeurs de la floraison automnale, le pavillon montrait sa façade coquette où les rosiers croisaient leurs guirlandes. On eût dit que les choses inanimées prenaient une voix et l'appelaient, tant elle se sentait attirée par là. Elle fit deux ou trois pas et, tout à coup, elle comprit ce qui l'attirait: près d'un massif de rhododendrons très élevés, Robert lisait la dépêche que Firmin venait de lui remettre. Du marquis de Kercoëth, évidemment! La guerre commençait, Alain voulait son fils. Mais elle le voulait aussi. Elle parlerait à Robert avant qu'il répondît.

Soudain elle s'arrêta. Elle avait contourné le massif, il n'était pas seul, Kercoëth se trouvait près de lui. A son tour, le marquis parcourait le papier bleu, puis prononçait quelques paroles. La distance l'empêcha d'entendre, non de voir, et elle voyait Robert, atterré d'abord, se jeter au cou d'Alain dans un grand élan d'effusion joyeuse. Elle n'y tint plus. Sans se soucier de Firmin, qui attendait les ordres, elle marcha droit à Robert, lui saisit le bras d'un mouvement de rage jalouse et, haletante:

—Qu'y a-t-il? que faites-vous là, quand je vous attends depuis hier?

Il lui tendit la dépêche. Elle était de Gaston: madame Laffont se mourait. Kercoëth salua Léonie et dit à son fils:

—Si tu peux faire seul une partie de tes préparatifs, ton valet de chambre ira au télégraphe.

Déjà, devant elle, on ne la comptait plus pour rien. On commandait jusque dans sa maison. L'autre, comme si l'obéissance allait de soi, griffonnait quelques lignes sur la page d'un calepin, ne prenait même pas la peine d'énoncer ses projets.

—Tenez, Firmin. Et vite.

—Puis-je au moins savoir ce dont il est question?

—Ne devinez-vous point? répliqua le marquis. Il va partir.

—Sans mon aveu?

D'un ton sec, pour bien faire parade de sa soumission à l'égard de M. de Kercoëth, le jeune homme répondit:

—Mon père m'autorise à me rendre à la Riveraine.

—A la Riveraine? Non, non.

—Pourquoi? fit Alain, l'air détaché, quoiqu'un éclair furtif eût brillé sous ses paupières.

Elle lui lança un regard haineux, et, se tournant vers Robert:

—Vous n'irez pas, mon enfant.

—Pardonnez-moi, j'irai. Blanche et Gaston pleurent, ma place est auprès d'eux.

Elle comprit qu'il serait inébranlable et qu'une plus longue résistance éveillerait les soupçons de M. de Kercoëth.

—Robert, Robert, dit-elle avec effort, j'ai eu bien des torts envers vous, un séjour à la Riveraine en ravivera le souvenir. C'est dans ce but qu'on vous y pousse. Allez, puisque je ne peux obtenir que vous renonciez à ce voyage. Mais n'oubliez pas, si grands qu'aient été mes torts, que je les expie cruellement à cette heure.

Un spasme nerveux lui coupa la parole. Elle s'éloigna, craignant d'en trop dire. Sa douleur était réelle, Robert ne la remarquait pas, il ne remarquait qu'une chose: les allusions blessantes pour son père.

—Elle vous exècre! observa-t-il.

—C'est tout naturel, dit en souriant le marquis. Elle te sent si bien à moi.

—Oh! certes... et plus qu'à elle.

—Chut! mon enfant. Je n'ai pas le courage de t'en gronder, mais elle n'a pas la force de s'y résoudre. Aussi me prend-elle un peu pour son bourreau, moi qui l'ai si longtemps accusée d'être le mien. Je lui inspire de la répulsion. Nous ne devons lui en vouloir ni l'un ni l'autre. Allons, je la rejoins, va te préparer. Je te conduirai à la gare et j'irai t'excuser auprès de madame de Serples.

Kercoëth se dirigea vers le corps de bâtiment principal. Firmin, revenu du télégraphe, ne se doutait pas que madame de Randières eût consigné sa porte. Sur la demande du marquis, il l'introduisit dans le boudoir.

Elle sanglotait, la tête enfouie au fond des coussins de sa chaise longue. Cette explosion de douleur, où la feinte était inadmissible, ne pouvait que déconcerter Alain, elle battait en brèche une chère espérance. Le malheur inconsolé d'Yvonne sauta devant ses yeux et jeta de l'ombre sur ses joies. On pleure son enfant, on ne pleure pas l'enfant d'une rivale. Et pourtant... Il s'approcha de Léonie.

—Madame...

Elle tressaillit, se leva, farouche, et, montrant un visage baigné de larmes:

—Que voulez-vous? Savoir si je souffre? Eh bien, oui, je souffre. Soyez satisfait, et laissez-moi.

—Voyons, madame...

—Que vous faut-il de plus? Sonder mes plaies? Elles sont insondables, grâce à vous. J'avais un fils, vous me le prenez. Il commençait à m'aimer, vous tuez sa tendresse. Tout ce qu'il me donnait, vous me le volez.

Elle scandait ses phrases, avec des heurts dans la voix.

—Vous vous trompez, dit doucement Kercoëth. Je ne vous prends ni ne vous vole rien. Robert sait ce qu'il vous doit et ne change pas du jour au lendemain. Permettez-moi de vous le dire, votre désespoir me confond. De quoi s'agit-il? d'un répondant naturel qui apporte sa protection. Vous devriez être la première à me remercier. Quelle mère êtes-vous donc?

—Bonne ou mauvaise, mais capable de marcher seule, sans protection, sans répondant, même naturel.

—Vous, oui, mais Robert? Quel avenir lui préparez-vous?

—Avec ma fortune...

—Sous quel nom?

—Il s'en fera un.

—Si on lui en laisse le moyen.

Alors, avec une délicatesse infinie, mais beaucoup de fermeté, Alain souligna les dangers de la situation, mit en relief ce qu'il pouvait livrer des souffrances morales de Robert, sans trahir sa confiance et blesser gratuitement Léonie.

—Ce qu'il y a dans ma vie, déclara-t-elle, ne regarde personne.

—Je m'occupe et l'on s'occupe de Robert, non de vous.

—En quel sens?

—Réfléchissez.

—Ah! je n'ai pas le temps de réfléchir.

—C'est que je répugne à vous dire...

Il appuyait sur les interprétations du monde: un jeune homme tombé par miracle chez une femme riche, indépendante, jeune encore, toujours belle, dont les triomphes avaient excité l'envie, dont la subite retraite la déchaînait.

—Bref?...

—Bref, une aventure scabreuse, salissante, infâme.

Plus il s'animait, plus la lumière se faisait dans l'esprit de Léonie. L'emportement de Robert, la veille, lui revenait sous son vrai jour. Elle n'avait pris garde qu'à un détail: on la déchirait et on la traînait dans la boue, et, se croyant le fils, il s'était donné la moitié de ce déshonneur. Voilà que ce n'était pas le fils, mais l'homme qui rugissait devant elle, l'homme accusé d'un acte vil entre tous.

Elle n'osait plus lever les yeux, elle bégaya:

—C'est une chose affreuse, affreuse.

—Vous connaissez le monde, vous deviez vous y attendre. Dans tous les cas, vous êtes avertie, maintenant.

—Trop tard.

—Non, puisque deux moyens vous restent de dégager son honneur.

—Lesquels?

—Ou confesser bravement la vérité, ce qui me paraît impossible, ou me le donner.

—Ce qui reviendrait au même et me séparerait de lui pour toujours, de sorte que j'aurais la honte de l'aveu sans le bénéfice de la faute.

—Vous ne pensez qu'à vous.

—Eh! monsieur, qui donc y penserait?

—Tant que Robert demeurera sous votre toit, son honneur y sera en souffrance. Il vous a sacrifié sa liberté, parce que vous la lui demandiez au nom de vos remords. Ces remords doivent être apaisés aujourd'hui. Ne permettez pas qu'il soit plus longtemps victime de sa générosité; car, moi, je ne permets pas qu'il soit plus longtemps victime d'une abominable calomnie.

—Je suis prête à tout. Je lui constituerai la fortune que vous jugerez nécessaire.

—De l'argent! l'argent de votre mari!

—Mais alors, quoi?

—Ou dites la vérité, ou laissez-le moi.

En vain Léonie tâchait d'y échapper, le dilemme l'enserrait impitoyablement. Être hardie en face du monde, elle n'en avait pas le courage, elle n'avait pas non plus le courage de renoncer à Robert.

—Ce serait au-dessus de mes forces, soupira-t-elle.

—Laquelle des deux choses?

—L'une et l'autre.

Alain eut un éclat de triomphe:

—Vous voyez bien, vous voyez bien que vous n'êtes pas la mère de mon fils!

Elle se redressa de toute sa hauteur. La créature vindicative retrouvait ses instincts, la femme capable d'attendrissement faisait place à la femme capable de toutes les machinations.

—Vous me tendiez un piège, monsieur?

—Quand ce serait?

—Inutile. A bas le masque! Ce que vous voulez, c'est Robert, non pas son honneur: Robert pour vous seul, loin de moi, sans moi. Eh bien! je le veux aussi, sans vous, loin de vous.

—Et déshonoré?

—J'imposerai silence à la calomnie, nous avons eu déjà maille à partir ensemble.

—Elle continuera malgré vous.

—Allons donc! si je m'en mêle? Soyez tranquille, elle tombera devant l'évidence.

—A condition que vous reconnaissiez publiquement Robert.

—Publiquement, soit.

—Et légalement.

—Le monde est moins dur que la loi. Celle-ci me condamnerait, puisque l'épouse a eu peur pour la mère; celui-là me croira sur parole.

—Où est né Robert? interrogea le marquis.

—A Karenthal.

—Il est donc inscrit à la mairie de Kercoëth?

Par un effort de volonté suprême, Léonie réprima un léger tremblement nerveux. Elle espérait que sa décision soudaine la débarrasserait d'Alain... jusqu'à nouvel ordre; cet homme était extraordinairement tenace, il procédait à la manière d'un juge d'instruction.

—Je vais, dit-elle, vous chercher son acte de naissance.

Elle était heureuse d'avoir une minute de liberté pour réfléchir, pour se remettre, avant de finir cette lutte lassante. Alain se sentait singulièrement ému. Tout son cœur lui disait que Robert et Hughes n'étaient qu'un, mais sa raison était obligée de souscrire aux faits patents, à la maternité de Léonie. Elle se montrait prête à réclamer ouvertement son fils, elle foulait aux pieds sa propre considération, elle avait hésité d'abord, elle n'hésitait plus; c'était bien là une preuve, la plus éloquente de toutes.

—Voici, dit madame de Randières, en tendant un papier jauni qu'elle rapportait comme un trophée.

Alain le déplia d'un geste machinal. Il n'avait plus besoin d'être convaincu. Ce fut presque sans y prêter attention qu'il lut l'en-tête: «Mairie de Lyon.» Les mots mêmes le réveillèrent.

—Lyon? Vous m'avez dit Kercoëth.

Il regarda de plus près, et, à mesure que se poursuivait la lecture, son visage contracté reflétait tour à tour le dégoût et la pitié.

—Vous aviez mis Robert à l'hospice des Enfants-Trouvés?

—Pas moi.

—Cependant...

Il lui plaça sous les yeux la feuille qui tremblait entre ses doigts. Madame de Randières rougit.

—A cette époque, dit-elle, une personne est entrée chez moi en qualité de femme de chambre; mais, en réalité, pour me prêter ses secours... Elle a remis Robert... dès sa naissance... à une amie... venue exprès de Lyon...

—Je vous préviens, je ne comprends pas le premier mot de ce que vous dites.

Elle non plus ne comprenait pas. Embarquée dans toute une histoire, elle ne savait à quel saint se vouer. Elle répondit pourtant avec beaucoup de flegme:

—C'est probablement votre faute. Toujours est-il que cette amie de ma femme de chambre a momentanément confié Robert à l'hospice.

—Confié!... vous avez des mots sanglants.

—Si vous m'interrompez toujours...

—Je m'édifie.

—Tant mieux!... L'hospice l'a fait inscrire sur les registres de l'état civil, puis on l'a donné à des paysans du Vivarais.

—Les Benoît? aux Mérilles?

—Précisément.

Alain n'insista plus. Les soupçons, un moment envolés, étaient revenus avec une vitalité intense. Les explications de madame de Randières, ses embarras, cette feuille de papier, sale, graisseuse, noircie aux coins par des attouchements ignobles, avec la mention brutale: «Père et mère inconnus», ouvraient de nouveau les ailes à ses espérances. Plus que jamais, il était résolu de faire la lumière. Mais, il se réservait de la faire sans elle, en dépit d'elle. Son silence enchanta Léonie. Elle le réputait désarmé, partant vaincu.

—Hier, vous me demandiez des preuves, s'écria-t-elle. J'ai tout mis en œuvre pour les effacer, vous le voyez. Cependant elles éclatent, malgré mes efforts.

Kercoëth hocha la tête. Si elle nommait cela des preuves éclatantes!

—Il vous serait malaisé, dit-il, d'établir vos droits avec un pareil chiffon.

—Parce que?

—Il sue la misère et le vice. On n'admettra jamais qu'il sort du secrétaire d'une de nos mondaines les plus élégantes.

—On se dira qu'il vient de chez des paysans un peu grossiers et frustes.

—Ce qui prouvera surabondamment de quelle sollicitude vous étiez remplie. Vous avez le choix entre la marâtre et la... menteuse. On ne vous fera pas l'injure de retenir le premier qualificatif. Reste le second, et que deviennent vos droits? Savez-vous ce que pensera le monde? Il pensera que, prévoyant l'infamie dont on accuse Robert, vous avez voulu la couvrir d'un mensonge encore plus infâme, et cacher la maîtresse sous la mère. Donc, il est inadmissible qu'il reste plus longtemps ici. A son retour de la Riveraine, il s'appellera Kercoëth et prendra place à mon foyer. Je lui donnerai tout le temps que je ne donnerai pas à ma femme.

—Votre femme!

Elle vint droit au marquis et, posant la main sur sa main, martelant les phrases, en proie à une agitation qui tenait de la fureur:

—Vous, bien; que vous l'ayez, j'y consens. Mais qu'il voie Yvonne, vive près d'elle, respire le même air, cela, je refuse.

—Ah!... pourquoi?

—Parce que je refuse.

Comme le regard bleu d'Alain semblait vouloir fouiller les replis de sa conscience, lever tous les voiles, elle ajouta précipitamment:

—Dans une heure lucide... est-ce qu'on sait!... elle peut me deviner en lui.

—Vous supposez aux fous un don particulier de divination?

—Non, mais j'aurais peur. Je me rappelle la nature d'Yvonne. Implacable avant, elle le serait deux fois plus après. En donnant à mon fils la place du sien, vous l'outragerez dans toutes ses fibres. Qu'elle le comprenne à un moment quelconque, elle ne le supportera pas. Est-ce cela que vous voulez? Je vous cède en tout, je laisse Robert me quitter pour vous suivre; à votre tour, cédez-moi sur un point. Yvonne et moi, nous nous haïssons. Enfin, il est naturel que je sois superstitieuse, craintive, dès qu'il est question de lui. Comment ne le comprenez-vous pas? Rassurez-moi, monsieur. Donnez-moi votre parole...

L'impatience gagnait Kercoëth. A mesure qu'il s'ancrait dans ses espérances, les moindres détails lui servaient d'indices. L'exagération même du langage, ces craintes au sujet d'une pauvre créature folle le confirmaient en une quasi-certitude morale. Il haussa imperceptiblement les épaules.

—Vos frayeurs sont chimériques, Robert chez moi sera chez lui; malgré sa démence, Yvonne l'a presque adopté.

—Elle l'a déjà vu?

—A plusieurs reprises. Et, croyez-moi, si jamais elle recouvre la raison, ce ne sera pas pour se venger de vous sur Robert, ce sera pour vous pardonner à cause de lui.

X

Il était midi quand l'express s'arrêta au Teil. Un soleil éblouissant inondait la plaine, parée des couleurs changeantes de l'automne. En descendant du train, Robert fut salué par la voix d'un vieil ami, le Rhône, dont les murmures lointains arrivaient avec la brise et le reportaient aux temps où le fleuve berçait les chagrins et les rêves du petit pâtre des Mérilles, couché sur ses bords. Pressé de gagner la Riveraine, il chercha des yeux une voiture. La cour de la gare était vide de toute espèce de véhicule. Il consigna ses bagages et se mit en route, son sac de voyage à la main. Comme il franchissait la grille extérieure, un paysan l'aborda.

—Vous allez à la Riveraine, monsieur? Je passe devant la maison. Il y a une place dans la carriole. Ne vous gênez pas. Tout à votre service.

—Ma foi, dit Robert, votre proposition tombe à merveille. J'accepte avec le plus grand plaisir.

—Dans un quart d'heure alors. Le cheval mange l'avoine. En un rien de temps nous filerons.

—Vous êtes vraiment trop aimable. Et je vous remercie beaucoup.

—Pas la peine. Entre vieilles connaissances!... Mais oui, mais oui, monsieur Robert. Je sais votre nom, vous voyez. On croit venir incognito, comme on dit des gros personnages, et, au bout de deux ou trois pas...

Le paysan eut un rire de satisfaction vaniteuse—la vanité de sa bonne mémoire—qui lui fendit la bouche jusqu'aux oreilles.

—D'abord, reprit-il, je me tâtais: «Où diable as-tu rencontré ce bonhomme-là?» Je vous remettais sans vous remettre. Mais, quand vous avez parlé de la Riveraine, peuchère! on n'est pas une bête. Ah! pourtant, vous n'êtes plus le même qu'à l'époque où nous trimions ensemble chez Benoît. Paris vous a rudement profité.

Il lorgnait les vêtements de Robert d'un air moitié goguenard moitié sérieux.

—Un muscadin «d'ores et déjà». Aussi, vous ne vous rappelez plus le premier valet de charrue des Mérilles.

—Attendez donc. Antoine, n'est-ce pas?

—Pour vous servir. Je ne sais trop pourquoi les maîtres vous détestaient, car vous étiez un joli gars. Il m'est venu des idées à ce sujet, mais j'ai eu le tort de les dire tout haut. Benoît m'a flanqué à la porte. L'imbécile! Mieux valait me traiter de bonne amitié et, s'il y avait quelque chose, me fermer la bouche avec une part du gâteau. Trop avare pour cela. Il lui en a cuit. Il a cherché mon pareil, sans le trouver, obligé d'en prendre deux à ma place. Et les Mérilles s'en allaient à la dérive. Sitôt le vieux paralysé, j'y suis rentré. Lorsqu'il mourra, je lui succéderai sur toute la ligne: terres, bêtes et veuve.

—Pouvez-vous me dire comment va madame Laffont?

—Au point du jour, on lui a porté le bon Dieu. Elle doit être morte à cette heure. Attendez-moi, je vais atteler. En un tour de main.

Robert maudissait la distance qui le séparait de la Riveraine. Il souhaitait si fort d'arriver à temps au chevet de la malheureuse mère, pour la rassurer sur l'avenir de ses enfants.

—Quand vous voudrez, monsieur.

—Le plus vite possible, Antoine.

Un coup de fouet cingla la croupe du cheval qui s'enleva d'un trot lourd.

—Maintenant, la Riveraine est aux créanciers, continua le paysan. Madame Laffont espérait que les affaires s'arrangeraient. Mais, l'autre jour, l'huissier est venu. Mademoiselle Blanche se trouvait au village, chez un malade; M. Gaston l'accompagnait. De sorte que la pauvre dame a reçu l'huissier comme on reçoit un boulet de canon, elle est tombée tout de son long et n'a plus desserré les dents.

—C'est épouvantable!

Antoine secoua vigoureusement les rênes.

—Oui, la ruine, ce n'est pas drôle.

Tout ce qu'il appréciait dans le désastre, c'était la fortune engloutie.

A ce moment, le chemin faisait un coude brusque. Robert reconnut le site gravé au fond de sa mémoire. La haie de mûriers contre laquelle il dormait, le jour où Blanche lui était apparue pour la première fois, se dressait encore le long du champ, pas plus touffue que jadis, rongée par les troupeaux qui passent; les arbres à l'entour n'avaient pas sensiblement étendu leurs ramures; le Rhône continuait de gronder en mordant les cailloux de la grève, l'immuable montagne se profilait dans le bleu flamboyant du ciel, le même soleil brillait sur la même nature. Même paysage, même horizon clair et chaud, même poésie champêtre, épanouie sous les brises du fleuve. La terre restait la terre, à jamais semblable, féconde, insensible, et la vie bouleversait les existences qui s'agitaient et s'évanouissaient comme des ombres au milieu de l'immobile création. L'abandonné, ce n'était plus le petit pâtre, c'était Gaston, c'était Blanche, première protectrice de sa misère, la première aimée, orpheline, pauvre, désolée, tandis qu'il était heureux, que le ciel souriait à la plaine ensoleillée, que toutes les voix mystérieuses s'accordaient au rythme des flots infatigables et disaient ensemble, en ce radieux automne, la joie inconsciente des choses, à l'heure où saignaient des âmes. Et les yeux de Robert se fixaient aux grands arbres, là-bas, dans le lointain, du côté de la Riveraine.

Antoine respecta sa tristesse. Il est vrai qu'Antoine, obligé de mettre sa bête au pas vu le déplorable état de la route, était fort intrigué: un homme cheminait devant eux, dont la tournure le laissait perplexe. Il tutoyait tous les gens du pays, tous les mariniers du Rhône; celui-ci? serviteur! Taille trop haute pour être d'un Méridional, démarche trop balancée pour être d'un paysan. Robert l'aurait pu renseigner, car c'était Jean-Marie, portant au bout d'un bâton un paquet sur son épaule; mais, pris au cadre où brusquement allait surgir la Riveraine, il n'en détournait pas les yeux. Antoine jeta au piéton un regard qui devint méfiant quand il eut constaté que l'étranger s'enfonçait le chapeau sur les sourcils pour cacher son visage. Quelques instants après, Robert poussa une exclamation: «La Riveraine!» En un clin d'œil il fut par terre.

—Merci, Antoine, merci. Prenez, pour boire à ma santé.

Déjà le jeune homme courait à la porte d'entrée.

—Monsieur!... monsieur!... appelait Antoine. Il s'égosillait en vain, l'autre filait d'un pas rapide.

—Monsieur!... Gardez votre argent. C'est de bien grand cœur que...

L'argent était de l'or. Il se gratta l'oreille. On refuse vingt sous, mais vingt francs?... Philosophe, il empocha le louis.

Robert avait franchi la grille, traversé la cour et pénétré dans l'antichambre. Des personnes à l'allure bizarre descendaient l'escalier, furetaient dans les pièces... Il reconnut le juge de paix, son greffier, une femme chargée de temps immémorial des commissions du village. Derrière, se tenaient deux hommes, la mine renfrognée, des créanciers sans doute, et Gaston, très pâle. Celui-ci, à la vue de Robert, eut un cri étouffé, un cri de délivrance.

Oh! toi... toi...

—Ta mère?

—C'est fini.

Le juge de paix s'en allait suivi de ses acolytes. La commissionnaire traditionnelle l'apostropha:

—Comment voulez-vous, monsieur le juge, qu'on rende à madame Laffont les mêmes honneurs qu'à son mari? Vous avez mis les scellés partout, notamment au secrétaire.

—Il fallait bien, grommela le magistrat.

Un des deux créanciers s'empressa d'ajouter:

—Quand on est pauvre, on fait comme les pauvres.

Sur cette bonne parole, le groupe de justice s'esquiva. La femme se rapprocha de Gaston.

—Dites, alors, vous? Elles tiennent toujours, les commissions? Commander une messe pareille à celle de défunt votre père? Aller à Viviers acheter des étoffes noires? Eh bien! voyons la monnaie... Ah! vous n'avez pas le sou? Vous vous figurez peut-être que je payerai de ma poche? Regardez donc si j'ai une tête de dupe.

Robert avait une envie considérable de bousculer l'agréable créature. Il tendit son portefeuille à Gaston.

—Ferme-lui la bouche. Une femme comblée de bienfaits par ton père!

—S'il vous plaît? glapit la mégère hors d'elle-même. M. Laffont m'a fait travailler; après? Cela vaut mieux que d'être recueilli en chien vagabond.

—Dehors! commanda Gaston, ou je vous jette par la fenêtre.

La menace et la grosseur du portefeuille la firent réfléchir; elle redevint souple comme un jonc.

—Si vous tenez, dit-elle, à ce que tout soit prêt pour la cérémonie, il faut nous dépêcher.

Elle reçut un billet de banque et détala. Quand les deux jeunes gens furent seuls, un sourire navré plissa les lèvres de Gaston.

—Ah! l'affreuse chose, lorsqu'on a le cœur aux abois, d'être harcelé par d'ignobles soucis! Maman est morte, tuée par la certitude de notre ruine. Il est positif que la misère nous tient à la gorge. Elle nous oblige, au moment où nous devenons orphelins, à penser à tout, excepté à notre malheur. Si tu savais, pas un centime pour la faire enterrer, pour acheter notre deuil. Sans abri avant la fin de la semaine, sans pain dans quelques jours. Moi, je me tirerai d'affaire; mais Blanche? Seule, n'ayant plus que toi et moi, pas même deux hommes, tant nous sommes jeunes... A nous deux, que ferions-nous?

—Il faut avoir confiance, balbutia Robert, que cette détresse bouleversait.

—Avoir confiance, hélas!... Et pourtant, depuis que tu es ici, je me sens moins découragé. Il y a dans ce portefeuille de quoi parer au plus pressé; mais ta présence surtout me fait du bien. C'est un trésor que l'amitié. La nôtre n'a jamais eu un nuage, elle a grandi avec nous, elle s'est cimentée dans les larmes, autour d'un cercueil, et, quand tout nous abandonne, elle te ramène à la douleur.

—Je vous aime comme vous m'avez aimé, dit simplement Robert. Je t'en conjure, ne te laisse pas abattre, je suis là. Si, pour les choses urgentes, tu n'as pas assez du contenu de ce portefeuille, dis-le moi, je télégraphierai à mon père.

—Ton père?

—Et quel père, Gaston! Le marquis de Kercoëth.

—Tu es le fils de la folle?

—Non, dit Robert avec un soupir. Je te conterai plus tard... Je voudrais voir Blanche.

—Viens.

Ils entrèrent dans la chambre de madame Laffont. Le lit était jonché de fleurs. La morte, dans son dernier sommeil, gardait une expression de douleur poignante. Sur le corps rigide un maigre cierge jetait des lueurs blafardes; près de la table, de l'eau bénite avec un long rameau de buis; à côté, une religieuse lisait. Robert s'agenouilla.

Elle ne lui était pas très douce, la morte; mais elle idolâtrait ses enfants, elle était toujours restée digne de leur respect. Comme on la pleurait, à cette heure où ses légers travers s'oubliaient pour laisser resplendir la pureté de sa vie d'épouse et de mère! Il chassa ces pensées, afin d'éviter un rapprochement trop cruel. Au pied du lit, une ombre noire tranchait sur la blancheur des draps. Blanche, la tête enfouie dans les mains, n'avait pas remarqué sa présence, elle demeurait immobile. Robert se releva. Gaston se pencha vers sa sœur:

—Blanche, il est arrivé.

Lentement, la jeune fille se dressa sur ses pieds, déployant un buste aux formes élancées et sculpturales, montrant son magnifique visage, pâli par les veilles. Robert fit un pas, les mains tendues, le cœur palpitant; puis il s'arrêta. La créature superbe lui apparaissait dans une apothéose de douleur comme une divinité souffrante qu'on ne vénère qu'à genoux. Mais elle l'aperçut, se jeta sur sa poitrine, pendue à son cou, ainsi qu'au temps de l'enfance.

—Mon frère... mon Robert...

Lui baisait ses cheveux et frémissait de la sentir ainsi, tendre, abandonnée et simple.

—Emmène-la, dit Gaston. Elle a tant besoin de repos!

Il l'entraîna. Elle obéissait, ne songeant pas à se défendre contre l'influence aimée. Ils entrèrent au salon. Tristes et doux, les souvenirs s'y multipliaient. Là, M. Laffont rendait le dernier soupir, vivait entre eux sa dernière journée. La plaie nouvelle rouvrait la plaie ancienne, la mort les resserrait encore une fois l'un contre l'autre. Ils se regardèrent, presque troublés des changements survenus: Robert un homme, Blanche avec toutes les grâces de la femme. A peine se reconnaissaient-ils au dehors, eux qui se reconnaissaient si bien au dedans. Et l'intimité fraternelle peu à peu changeait, à son tour, avec la complicité de leur beauté, de leur jeunesse, de leur chagrin. Blanche disait à Robert la fin navrante, elle retrouvait la parole en retrouvant le confident. Son cœur, trop accablé, replié sur lui-même, se remettait à battre au son de cette voix; une atroce sensation de solitude l'avait glacé, voici qu'il se réchauffait près du cher compagnon des premières années et des plaisirs sans larmes, qui avaient duré si peu. Et Robert s'enivrait d'entendre.

—Blanche, Blanche, laisse-moi remplacer ton père et ta mère. Je t'entourerai d'une telle adoration que je fermerai ta blessure. Il y a si longtemps que je t'aime, sans savoir ce que c'est que d'aimer. Et maintenant que je le sais, il me semble que je le sais depuis si longtemps. Sois ma femme.

Elle l'écoutait, l'admirait, avec une religieuse tendresse, plongeait les yeux en ses yeux.

—C'est à toi que je pense, Robert, en toi que je me réfugie dans tous mes chagrins. Tu es mon protecteur et mon appui. Je serai ta femme. Comment Dieu m'envoie-t-il la plus grande des joies, au moment où j'ai le plus de larmes à verser?

—Pour qu'elle les essuie. Notre amour, scellé dans la souffrance, sera plus fort que la mort.

Elle joignit les mains d'un geste pieux, évoquant les disparus. Leur perte la poignait toujours d'une manière aussi profonde; mais elle songeait que le tourment de ces âmes, ce devait être sa détresse, celle de Gaston, et qu'il venait de finir puisqu'elle venait de se donner.

Le jour des funérailles, tous les paysans des environs affluèrent à la Riveraine, et Gaston attendit vainement les membres convoqués de la famille. La position précaire des orphelins faisait le vide. Une démarche de courtoisie pouvait donner lieu à de gênantes expansions, il est difficile d'être témoin d'un désespoir sans y chercher un remède; or, dans le cas actuel, le plus simple remède est une offre de services, surtout quand on tient de la nature quelque bonté de cœur. Pour ne se pas exposer à de dangereux entraînements, chacun s'était abstenu. L'égoïsme a de ces mots d'ordre. Blanche et Gaston, derrière le corbillard, ne furent suivis que de Robert et des rustiques comparses. Faute de mieux, on pria madame Benoît de porter un des coins du drap mortuaire. Le cortège s'achemina vers l'église, le long des sentiers bordés de buissons, où les baies d'églantiers étalent leurs grappes rouges sur le vert pâli des feuilles. Durant le trajet, Jean-Marie surgit à l'improviste et se confondit dans les derniers rangs. Naturellement ses voisins—tous les enterrements se ressemblent—s'occupèrent de lui bien plus que de celle qu'on emportait. D'où sortait-il? qui était-il? On s'informait tout bas, de l'un à l'autre. On aurait ainsi passé le temps jusqu'à l'église, si l'arrivée d'une calèche n'eût détourné l'attention.

Cependant le cercueil venait d'être déposé sur le catafalque de bois noir, devant le grand autel. Les enfants s'étaient placés à droite, l'église s'emplissait peu à peu. L'on entendait sonner dehors les grelots de poste des chevaux, et l'on admirait la belle tournure de l'homme descendu de la calèche. Il était à l'écart, au bas de l'église, son regard allait de Robert aux orphelins. La cérémonie terminée, il suivit la foule dans le cimetière et s'approcha, comme les autres, pour jeter de l'eau bénite sur la fosse, de sorte qu'il se trouva bientôt près des porteurs du drap. Madame Benoît l'aperçut, ses dents claquèrent et ses lèvres laissèrent échapper ce nom:

—Le marquis de Kercoëth!

Il lui semblait qu'un trait de feu la traversait de part en part, qu'on l'examinait, qu'on lui fouillait la conscience. Pourtant le marquis de Kercoëth ne s'était pas tourné vers elle, il s'éloignait dans la direction de Robert et de Gaston. Elle remit le drap au sacristain et gagna la porte du cimetière. Jean-Marie lui barra le passage:

—Dites donc, la mère, pourriez-vous m'apprendre le nom de ce monsieur qui va vers les enfants de la défunte?

—Allez le lui demander.

—Vous n'êtes pas aimable. Mais je vous pardonne, parce que vous avez l'air diablement pressé. Vous vous sauvez, comme si vous aviez les gendarmes à vos trousses.

Elle jeta sur son interlocuteur un coup d'œil perçant. Cette face tannée, encadrée de barbe rousse, en fer à cheval, le roulis persistant du corps et l'accent lui rappelaient les Bretons de Karenthal, du temps où elle servait chez la baronne de Randières.

—Enfin, quoi? dit-elle brutalement.

—Je vous demande le nom de...

Elle coupa la phrase d'une exclamation rauque:

—Est-ce que je sais?

—Il était plus simple et plus poli de me répondre tout de suite. Vous n'avez jamais vu ce monsieur?

—Non.

—Cherchez bien. J'ai idée que vous commettez une erreur. Consultez votre boussole. Vous n'aviez qu'une manière de faire croire que vous ne l'avez jamais vu, c'était de ne pas le reconnaître. Et je veux prendre un esquif pour une frégate de guerre, si vous ne l'avez pas reconnu tout à l'heure, à telles enseignes que vous aviez l'air d'être fort peu satisfaite. Cela gênerait-il madame Benoît, dites, mademoiselle Justine?

Jean-Marie se balançait devant elle, les mains dans les poches, la mine narquoise, jouissant de sa confusion. La confusion était si réelle que madame Benoît ne niait plus; évidemment, cet homme en savait long sur son compte, il était des gens du marquis. Si elle avait pu hésiter un instant, tous ses doutes auraient disparu à cette phrase: «Je gage que vous ne vous rappelez seulement plus les falaises de Kercoëth?» Le danger lui rendit sa présence d'esprit, elle toisa le marin.

—Vous êtes de Kercoëth, vous?

—On s'en flatte.

—Eh bien! qu'y a-t-il pour votre service?

—Peuh! moi, je ne manque de rien, tandis que vous...

—Moi non plus.

—Tant pis, Justine, tant pis. Car précisément je voulais vous prévenir, vous allez être récompensée selon vos mérites de tout ce que vous avez fait pour ce jeune homme.

Il désignait Robert, assis dans la calèche en face de Blanche, à côté de Gaston, M. de Kercoëth vis-à-vis du frère. Comment étaient-ils réunis ainsi, pareils à des gens qui se connaissent et s'aiment de vieille date? Elle ne parvenait pas à le comprendre. L'épouvante la gagnait. Toutefois, elle faisait bonne contenance, le salut dépendait de son sang-froid.

—Le marquis de Kercoëth est riche, continua Jean-Marie, il est puissant. Et vous ne vous figurez pas à quel point il adore son fils. Votre fortune est certaine.

Elle trépignait sur place. Se moquait-on, était-ce sérieux? Elle paya d'audace:

—J'en suis fort aise, au revoir.

—Certainement au revoir...

Elle filait par un chemin creux, il lui emboîta le pas.

—Dites donc, la mère?

—Encore!

—Dame, puisque c'est moi qui suis chargé de régler la note. M. le marquis trouve que madame de Randières...

—Qu'est-ce que celle-là?

—Bon! nous faisons la discrète. C'est sage. Mais entre nous!... Donc, M. le marquis trouve qu'on a été peu généreux. Il est si content! La paix est faite: Madame de Randières oublie certaines choses; de notre côté, nous en oublions certaines autres. Elle rend l'enfant, il rend son amitié, un coup d'éponge, ni vu ni connu. Mais il est juste que, dans ce raccommodement, vous ayez votre part.

La paysanne marchait à grandes enjambées. La bonhomie de Jean-Marie ne la convainquait pas. Elle flairait un piège et s'enfermait en un mutisme absolu. Auvray prit un ton d'indifférence pour dire:

—Combien de temps l'avez-vous gardé pâtre, avant de le donner à M. Laffont?

Elle huma l'air avec délices. Ah! pas mieux renseigné, le bon apôtre? Un astucieux éclair traversa ses prunelles brunes.

—Oh! pâtre! Entendons-nous. Il menait paître les troupeaux par plaisir, mais il était libre comme l'air. Puisqu'on pense à m'indemniser, venez ce soir aux Mérilles. Benoît y a le registre de nos dépenses. Vous saurez là-dedans tout ce que vous désirez savoir.

—Convenu.

—A ce soir.

Alain fut profondément ému quand il franchit le seuil de la Riveraine. Cette maison paraissait lugubre, avec son air dévasté, les portes scellées, l'odeur fade de la mort infiltrée partout. En des temps meilleurs, elle avait été hospitalière à son fils: il la salua en ami. Le notaire, mandé sur son ordre, se présenta, solennel, gonflé. La conférence entre Kercoëth et l'homme de loi dura quelques minutes à peine. Le marquis avait des arguments sonnants. Les choses réglées à sa convenance, il fit prier les jeunes gens de passer au salon.

—Mon cher Laffont, j'ai donné mes pleins pouvoirs à monsieur, dit-il en désignant le tabellion. Dès demain, il remplira les formalités nécessaires. A partir de ce moment, considérez-vous, je vous prie, comme maître à la Riveraine.

Robert rayonnait; Blanche, une seule âme avec lui, était près de rayonner aussi; le petit ventre rondelet du notaire avait des tressautements; mais Gaston, gêné, fronçait les sourcils.

—Je devine, mon enfant, reprit Kercoëth. A votre âge, élevé comme vous l'avez été, l'on a de ces fiertés-là. Rassurez-vous. Il ne s'agit pas d'un service. Quelque flatté que je fusse de vous être utile, je vous en aurais d'abord demandé la permission. Il s'agit d'une dette à payer. Le fils du marquis de Kercoëth rend au fils de M. Laffont, son bienfaiteur, une bien minime partie de tout ce que nous devons à votre père.

Le petit ventre rondelet tressauta plus fort, l'excellent notaire tournait au homard. Il s'exclama:

—Le fils de...

—Oui, Robert, mon fils, articula M. de Kercoëth.

Gaston vint à lui, toute sa loyauté écrite sur le visage:

—Monsieur, il appartient à un cœur tel que le vôtre de trouver un prétexte à ses générosités. Je vous ferais injure en m'y dérobant. Je vous remercie.

—Et je vous remercie avec Gaston, ajouta Blanche.

Le marquis prit dans les siennes les deux mains de la jeune fille. L'aimer, elle, c'était encore aimer Robert. D'ailleurs, il la jugeait digne de porter ce nom de Kercoëth qu'il venait de donner publiquement à son fils. Leur attachement, né dans l'enfance, fortifié par la séparation, si pur et si vrai qu'aucun autre sentiment n'effleurait leurs âmes, lui inspirait un respect attendri.

—Vous, dit-il, vous le rendrez heureux. Vous tiendrez noblement votre place dans la longue série des marquises de Kercoëth, qui toutes ont été grandes et dont la dernière, ajouta-t-il avec un sanglot dans la voix, est une martyre.

—Dieu bénisse la marquise Yvonne! dirent ensemble les trois jeunes gens.

De plus en plus, le petit ventre rondelet tressautait, quoique, pour le coup, le petit ventre ne sût guère en quel honneur.

—Maintenant, je vous quitte, reprit Alain. Ne me gardez pas trop Robert. Il y a si peu de jours qu'il m'est rendu!

Il monta en voiture, et les deux frères l'accompagnèrent jusqu'à la gare du Teil.

Depuis longtemps, la nuit était venue, Blanche veillait pour les attendre; un coup vigoureusement frappé à la porte la fit tressaillir. Sans doute quelque paysan du village dont la femme ou l'enfant était malade? Elle courut ouvrir. Un inconnu la salua.

—Mademoiselle Blanche Laffont? Moi, Jean-Marie Auvray, le...

Elle l'interrompit:

—Entrez, je sais, Robert m'a dit.

—Mademoiselle, je suis furieux. On m'a joué, berné, roulé. Justine, celle des Mérilles.

—Madame Benoît?

—C'est tout un. La gueuse! elle a mis le cap sur Paris après m'avoir donné rendez-vous. Elle va demander la consigne à la baronne de Randières.

—La mère de Robert?

—S'il vous plaît? Ah! mademoiselle, le bon Dieu le préserve d'être fils de cette femme! Non, non. Il est bien né de la marquise Yvonne.

—Que dites-vous, Jean-Marie?

—Elle se mourait; depuis qu'elle l'a rencontré, elle revit. Dès qu'il approche, plus de fureurs. Il y a beau jour qu'elle ne connaît aucun visage humain, qu'elle n'aime rien au monde; et tout de suite, en le voyant, elle a cru voir M. Alain, tout de suite elle l'a aimé. Est-ce une preuve?

—Alors, la baronne de Randières?

D'une haleine il raconta la rivalité des deux femmes, la disparition de Hughes, le vœu de Renotte, tout ce qu'il savait enfin, jusqu'aux derniers événements et la défense de M. de Kercoëth de troubler la conscience de Robert. Il déchirait bien des voiles, sa brutale franchise montrait bien des laideurs que Blanche ne soupçonnait guère. Certains points restaient encore obscurs pour sa candeur de vierge; des rougeurs lui montaient aux joues, elle n'y prenait pas garde, suspendue aux lèvres de Jean-Marie, souffrant des humiliations de son fiancé, détestant cette baronne qu'on lui dépeignait sous les couleurs les plus crues. Elle avait abandonné Robert; c'était un monstre, fût-elle sa mère. Le brusque départ de madame Benoît la navrait. La complicité des deux femmes était évidente, puisque l'une, en danger, recourait immédiatement à l'autre. Où trouver la vérité, si elles se concertaient pour de nouveaux mensonges, quand déjà telles étaient les apparences que le père lui-même ne réussissait pas à voir clair?

—Ah! mon pauvre Jean-Marie! dit-elle.

—Moi, je vire de bord, séance tenante, déclara le marin.

—Pour rejoindre M. de Kercoëth?

—Plus souvent! Il ne nous reste qu'une chance: retrouver le pâtre qui a vu le coup et le faire avouer. J'y vais. Comme je n'ai pas le temps de m'arrêter à Paris, vous me rendriez service d'écrire à M. de Kercoëth ce qui se passe: Justine me donnant rendez-vous et dérapant avant que j'accoste. Et puis, mademoiselle, vous êtes d'ici, personne ne se méfie de vous, tâchez donc de savoir à quel moment M. Robert est arrivé chez les Benoît. Cette date doit coïncider avec la disparition du petit Hughes.

—Je ferai l'impossible. Comptez sur moi.

Le lendemain, sous ombre de remercier Antoine de sa récente obligeance, en réalité pour découvrir quelque indice, Blanche entraîna Robert aux Mérilles. Le valet de charrue, dans la cour, liait le cheval aux brancards de la carriole. Dès qu'il aperçut les fiancés, il planta là carriole et cheval et, dans un luxe de gestes incohérents, se précipita vers la jeune fille.

—Mademoiselle... mademoiselle... Vous arrivez comme le bon pain. Je ne sais plus où donner de la tête. J'allais chercher le médecin.

—Qui est malade?

—Moi, le patron, tout le monde. C'est la dispute d'hier. Une dispute!... La patronne a filé.

—Emportant la santé générale, dit en souriant Robert.

—Emportant le magot, je crois, car le vieux est dans un état... vous ne vous faites pas idée. Ils se sont jeté à la tête tous les noms du calendrier. «Tu es une voleuse!—Toi, un faussaire et un assassin!» Tout simplement, mademoiselle. On ne se dit pourtant pas de ces douceurs pour rien. Bref, la patronne a tourné les talons après avoir prévenu qu'elle rentrerait dans trois ou quatre jours. Et le vieux était cramoisi, il tremblait comme un agneau. Le délire l'a pris. Ç'a bien été une autre affaire, nous ne pouvions le tenir. Des hurlements, une bête qu'on égorge! La bagarre a duré toute la nuit, elle dure encore. Aussi, j'attelais pour aller avertir le médecin, mais puisque vous voilà, mademoiselle...

—Attends-moi, Robert, dit Blanche.

—Je t'accompagne.

—Non, non.

Elle avait peur qu'un mot, tombé dans le délire, ne mît son fiancé sur une voie dangereuse et ne donnât l'éveil à ses soupçons. M. de Kercoëth exigeait qu'on ne troublât pas inutilement sa conscience; elle irait seule.

Ballottant sa grosse tête grise sur l'oreiller de toile écrue, les cheveux hérissés sous le bonnet de coton bleu, geignant, criant, se tordant, Benoît était hideux à voir. Sa face congestionnée n'offrait plus rien d'humain. Ses yeux s'enfonçaient dans leur orbite avec une expression effarée. Des lambeaux de phrases tombaient de sa bouche, coupés par des hoquets de mort. Il sanglotait, sacrait, s'arrachait les cheveux. Blanche s'approcha, malgré son instinctive et vieille répulsion pour le bourreau de Robert.

—Justine! appela Benoît. Ote-le! ôte-le! Il tendait les mains, repoussant le vide, chassant on ne savait quoi devant lui.—Tu vois bien qu'il sort du Rhône, ôte-le donc!

—Qui? demanda Blanche.

—Le petit... le petit... là!... je le sens sur mes jambes... il les écrase... C'est M. Laffont qui l'y a posé...

—Mon père! murmura Blanche.

—Justine... le fantôme... je le vois. Il est assis au pied du lit... Justine, mets-toi devant le fantôme.

Les cris montaient, farouches, dans une désespérance tragique. La jeune fille tremblait de tous ses membres; elle aurait fui, sans l'âpre désir d'arracher à cette agonie une étincelle de vérité. Y avait-il quelque chose de commun entre le fantôme et Robert, entre ce remords terrible et la destinée du fils de M. de Kercoëth? Sans savoir, à haute voix, elle se posa cette question:

—Quel crime a commis cet homme?

Le mot glaça la fièvre. Une subite détente rendit à Benoît la perception des choses extérieures. Il se souleva sur son séant, ses bras battirent l'air.

—Un crime? fit-il. Ce n'est pas moi, c'est elle. Et, prenant pour Justine la forme immobile debout à son chevet: Coquine, les galères... tu les mérites plus que moi. C'est toi qui l'as mené ici, qui as caché l'autre, le petit... le petit mort...

Il retomba lourdement. L'effort l'avait achevé, la sueur perlait à ses tempes où les mèches grises des cheveux se collaient par plaques, il râlait. Ses gémissements se fondirent en un souffle bas et saccadé, son regard devint vitreux.

Blanche se sentait défaillir.

Elle rejoignit Antoine qui faisait gaiement à Robert les honneurs de la grange et de ses dépendances et se tenait les côtes devant le galetas sordide d'où M. Laffont, un jour, emportait le pâtre des Mérilles.

—Allons-nous-en.

—Eh bien, mademoiselle?

—Il est au plus bas.

Elle était sombre. Le spectre qui hantait le délire du granger lui pesait d'un poids écrasant sur la poitrine. L'enfant, tué par ce misérable ou par sa femme, était-ce Hughes de Kercoëth? Alors Robert garderait toujours au cœur la plaie qu'elle s'était promis de guérir. Comme le marquis était sage de le laisser dans l'ignorance de ses propres doutes! Après avoir espéré d'être le fils d'Yvonne, il souffrirait deux fois plus de se retrouver le fils de madame de Randières.

—Monsieur Robert, dit tout à coup Antoine, à ma place, épouseriez-vous la veuve?

XI

C'est quatre ans plus tard, au mois de juillet 1880. On a vu l'Exposition à satiété; on la fuit, pour se reposer à la campagne de l'éblouissement des yeux. Chez la duchesse de Serples, au château de Lauvigné, en Basse-Bretagne, il y a société nombreuse. La chanoinesse de Guderille, toujours miel et vinaigre—miel pour Dieu, vinaigre pour sa créature—tient tête à madame de Lunney, toujours bonne, tandis que la petite vicomtesse de Lerdre papillonne de droite et de gauche, sans paraître entendre la chanoinesse, qui la met en miettes. Flanquée de la brune Constance, madame de Maubryan, çà et là, laisse tomber un de ses aphorismes familiers sur la pratique du devoir, la fragilité des biens terrestres et le respect du foyer:

—Croyez-moi, monsieur Laffont: une mère doit être le palladium de sa fille.

Gaston s'incline, légèrement agacé.

—Je vous crois, madame!

De la tête, Constance acquiesce, moins aux paroles de l'une qu'à l'approbation de l'autre. Il pleut à torrents. On sort de la salle à manger, après le déjeuner de midi. Les hommes, bloqués par le temps, gagnent discrètement le fumoir et la salle de billard.

—Vous ne suivez pas ces messieurs? demande à l'ami de Robert celle qui jadis voulut Robert pour gendre et cessa brusquement de le vouloir.

—C'est que...

—Bien, bien, restez.

Madame de Maubryan a constaté le ravage opéré par les jolis yeux de Constance, et, comme elle jetait autrefois sa fille—un peu étourdiment—à la tête de Robert, elle est en passe de recommencer le même exercice pour Gaston. Mais elle ne marche plus à l'aventure. Ses renseignements sont pris. Si Gaston n'a pas de père, au moins lui en connaît-on un dans le passé. Cela vaut mieux que du sang noble et pas d'état civil. D'ailleurs le sang noble en l'an de grâce 1889!... La duchesse établit-elle une différence entre M. Laffont et ses autres invités? Ne fait-elle pas de lui l'intime ami d'Urbain de Martigue, son petit-fils? Les cinq cent mille francs de la terre de la Riveraine brochant sur le tout, il se présente là un parti sérieux. Constance ne se souvient plus de sa première déception; ce caprice d'une saison, la saison suivante l'emporta, volontiers elle tend la main au soupirant: madame de Maubryan rapproche les mains le plus possible.

Ce matin-là, Gaston demeure moins longtemps que d'habitude auprès de la jeune fille.

—Il faut que je m'en aille.

—Par un temps pareil!... Où cela, bon Dieu?

—A la Vieille-Ferme.

—M. de Kercoëth n'a pas besoin de vous.

—Merci. Quoi qu'il en soit, je lui ai promis d'y passer la journée. Nous revenons dîner ensemble à Lauvigné, où nous retrouverons Blanche et Robert. A ce soir.

La pluie continue avec violence. Une rafale plus forte fait craquer les arbres du parc. Peu à peu, les hommes rentrent, ce qui donne occasion à madame de Lerdre de chatouiller de nouveau les nerfs pudiques de la chanoinesse.

—Elle est indécente, ma chère. Et devant son mari, encore! proteste «l'hermine».

—C'est bien la preuve qu'au fond elle ne fait aucun mal, dit madame de Lunney.

La duchesse de Serples consulte l'horizon sombre, la masse abaissée des nuages. Elle appelle son petit-fils.

—Urbain, penses-tu que cela dure?

—Ma foi, grand'mère, vous tombez mal. Mais Gaspard vous renseignera. Gaspard!...

M. de Maubryan, le pronostiqueur infaillible, le marin di primo cartello, déclare qu'il fera un temps superbe... demain.

—Demain?... C'est une horreur!... Pourquoi pas aujourd'hui? Dans quel état vont m'arriver Blanche et Robert!

—Soyez tranquille, dit Urbain. D'abord ils ne viendront peut-être que par le train de ce soir. D'ici là, quoi qu'en dise Gaspard... Et puis, Robert n'exposera ni sa femme ni son fils. Ils s'arrêteront à l'hôtel de la gare.

—Alain serait bien désappointé. Voilà trois mois qu'il ne les a vus, et c'est la première séparation depuis quatre ans.

—Aussi quelle singulière idée de la part de cette jeune femme, insinue la chanoinesse, d'avoir refusé de suivre le marquis et la marquise en Bretagne!

—Une idée assez naturelle, observe madame de Lunney. Leur enfant a été malade; après sa guérison, ils l'ont conduit aux eaux.

—Et ils viennent s'installer à Lauvigné, quand les autres sont à la Vieille-Ferme! Vous ne me ferez jamais admettre que cela aussi soit naturel.

—Ils viennent chez moi, déclare la duchesse, parce que la place manque à la Vieille-Ferme.

—Mais pas à Kercoëth.

—Kercoëth, jusqu'à nouvel ordre, est interdit à Yvonne. Les médecins ont conseillé la Bretagne, tout en évitant l'air trop vif de la mer.

De fait, Yvonne allait beaucoup mieux. La tendresse de Robert et de Blanche avait exercé sur elle une salutaire influence. Quand ils lui prodiguaient leurs soins, sous les yeux émus d'Alain, elle semblait se laisser bercer par quelque songe confus, encore insaisissable, mais doux. Cette atmosphère de caresses la réchauffait. Elle ne les connaissait pas et les aimait pourtant. Leur absence forcée depuis trois mois préoccupait Alain, cela risquait de compromettre le bénéfice de quatre années de dévouement. Yvonne redevenait la proie de tristesses dont il s'était désaccoutumé. Elle avait aussi des moments d'exaltation où elle conversait avec les absents, comme si elle eût senti leur pensée de loin concentrée sur elle et leurs âmes unies à travers l'espace. Parfois elle murmurait les mélodies composées à son intention par Robert, puis écoutait, surprise que l'écho habituel ne lui répondît pas, prêtant l'oreille, et finissant par un sourire, et chantant de nouveau pour lui, puisqu'il ne chantait plus pour elle.

Au milieu des rafales de la tempête un bruit de voiture attelée en poste arriva jusqu'au salon. Urbain s'était précipité vers la porte et reparut bientôt, Blanche à son bras.

—Toute seule? dit la duchesse.

—Non, certes. Et mon petit Hughes?

Un délicieux gamin de trois ans, tenu en laisse par sa gouvernante, car il ne demandait qu'à s'échapper à travers le tumulte de la pièce, pas du tout intimidé.

—Qu'avez-vous fait de Robert?

—Legouet nous attendait à la gare. Mademoiselle de Gauleins est à toute extrémité. Madame de Randières vient d'arriver à Karenthal. Legouet avait ordre de nous emmener, Robert l'a suivi, et me voilà.

—Bon petit cœur! chuchota la chanoinesse à l'oreille de madame de Lerdre. C'est ce qu'on appelle laisser la corvée aux autres.

—Tout le monde ne peut pas être vierge et martyre, riposta la moqueuse, pour rendre d'un coup les aménités dont on la gratifiait entre haut et bas depuis le déjeuner.

Urbain et les Maubryan s'empressèrent autour de Blanche, la débarrassant de ses accessoires de voyage.

—Vous devez être exténuée, ma belle? demanda madame de Serples.

—Du tout. Je suis si heureuse d'être chez vous!... N'est-ce pas qu'il est superbe, mon fils?

—Le portrait de sa marraine, glissa la chanoinesse.

—De la Renotte?

—Qui appelez-vous la Renotte, chère madame?

—La nourrice de M. de Kercoëth, la marraine de Hughes.

—Ah!... je croyais... comme il y a madame de Randières...

—Attendez donc! interrompit la vicomtesse de Lerdre. Je l'ai vue ces jours-ci, la Renotte: une pythonisse, allure sépulcrale? Fort grand air, ma foi.

—Ce que vous voudrez, insista la chanoinesse; mais étant donné que la baronne...

—Oh! la baronne!... dit Blanche d'un ton singulier, peu à l'honneur de Léonie.

—Excellent petit cœur! maugréa la Guderille, tandis que la duchesse conduisait Blanche aux appartements préparés pour la recevoir.

Hughes se roulait dans les jupes de sa mère, en dépit de la gouvernante incapable d'en rester maîtresse.

—Là! vous voici chez vous, ma chère. Et ici, à côté, monsieur votre fils. Oui, Blanche, il est superbe. C'est incroyable comme tous les Kercoëth sont les vivants portraits les uns des autres, malgré les ressemblances que va chercher, je ne sais où, cette bonne Guderille.

—Madame, interrogea Blanche avec une pointe d'inquiétude, vous rappelez-vous bien le fils de la marquise Yvonne?

—Si je me le rappelle! Eh! je n'ai qu'à regarder cet amour.

Ses doigts effilés caressaient les boucles d'or du gracieux démon qui se cabrait d'impatience, retenu dans les chambres quand il y avait des arbres derrière les vitres.

—Vous me faites bien plaisir, répondit Blanche, la mine radieuse.

—Vrai?... Je ne l'aurais pas cru.

—Pourquoi donc?

—Ah! pourquoi...

Madame de Serples montra d'un geste imperceptible la gouvernante, Blanche fit signe qu'on les laissât seules, Hughes fut emporté.

—Ma foi, reprit la duchesse, autant vous dire tout de suite ma pensée: je crois Alain très malheureux.

—Mon père?

—Oui. Il ne s'explique pas—ni moi non plus—votre détermination de cacher l'enfant à la pauvre Yvonne. Sa vue pourrait lui faire tant de bien! Sait-on les miracles que Dieu permet à ces anges?

Blanche sourit, sans répondre. Avec son exquise délicatesse, madame de Serples se défendit d'insister; mais, puisqu'elle était sur la voie des douces remontrances, elle crut opportun d'aborder un second chapitre tout aussi épineux.

—Dois-je, ma chérie, vous montrer le fond du cœur? Il y a une autre querelle que, depuis longtemps, je meurs d'envie de vous faire. Et, comme vous avez la gentillesse de me traiter en vieille amie...

—Vous savez, chère madame, toute ma tendresse pour vous.

—C'est bien ce qui m'enhardit. De votre côté, vous savez si je vous aime, vous, Robert et Alain, et tout ce qui porte le nom de Kercoëth. Je suis de la famille; d'assez loin, mais j'en suis. A ce point que, pendant seize ans, j'ai fui Lauvigné, plein de mes souvenirs de jeunesse pourtant, parce que je pouvais, des croisées de ma chambre, apercevoir au loin, perdues dans l'horizon, les tourelles de Kercoëth vide. Vous ne sauriez donc me suspecter. Eh bien, vous, si bonne, si raisonnable en toute chose, je vous trouve trop dure pour madame de Randières.

—Je ne l'aime pas, dit nettement Blanche.

—Elle s'est dévouée à votre mari. Trop tard, d'accord, mais avec un dévouement absolu. Ses fautes?... Eh! chérie, l'expiation regarde sa conscience, non la femme de Robert. Quand vous lui enlevez peu à peu l'affection de son fils...

—Je vous jure que non, madame.

Vous le dites, je vous crois. Ou plutôt je crois que vous ignorez l'étendue du mal que vous lui faites inconsciemment. Vous avez un grand empire sur Robert. Elle le sait, elle le sent, et sa vie est un martyre.

—Ce serait alors l'expiation dont vous parliez, répliqua Blanche en baissant la voix.

—Comme vous êtes implacable! Si vous l'aviez vue pleurer... Je l'ai vue, moi. Elle est bien coupable dans le passé; dans le présent, elle est bien à plaindre.

—En quoi?... Robert est d'une correction parfaite, d'une déférence...

—Imperturbable, ainsi que sa froideur. Pour une mère...

—Une mère? Ah! madame, non, non, non.

—Vous voilà, chère, avec vos idées. Les Auvray ont fini par vous convaincre.

—Je me suis convaincue seule.

—Cependant vous n'osez rien dire à Robert.

—Parce que j'en ai fait la promesse à M. de Kercoëth.

—Ce qui prouve qu'Alain ne partage pas vos convictions.

—Il les partage sans le dire. Il aime mieux laisser voler du respect que de faire manquer à un devoir. Provoquer la lumière? il y aurait du scandale peut-être inutile. Alors il s'en remet à Dieu du soin de récompenser ou de punir. Dieu punit, ce n'est ni sa faute ni la mienne. Robert n'a pas au cœur un atome de cette tendresse instinctive qui, par exemple, le jette malgré lui dans les bras de M. et de madame de Kercoëth.

—Vous ne sentez point ce qu'il y a là de cruel pour Léonie?

—Je m'en rends compte. Qu'y puis-je?

—Cacher du moins vos sentiments personnels. Tenez, vous ne doutez pas de mon plaisir à vous avoir...

—Mais, à votre avis, j'aurais dû suivre Robert à Karenthal?

—Oui.

—Vous avez raison, pour le ramener.

—Mauvaise!

—Sincère, voilà tout. Il est capable de rester là-bas. M. de Kercoëth en serait très chagrin ce soir. Aussi vais-je le chercher, si vous avez la bonté de me faire conduire. Il ne pleut plus.

—Et puis, au fond vous reconnaissez que je suis dans le vrai.

—Chère madame, je reconnais surtout que vous êtes un trésor d'indulgence et de compassion.

Blanche fut très surprise, en entrant à Karenthal, des allures équivoques de Legouet. Le matin, à la gare, il insistait plus que de raison pour qu'elle accompagnât Robert; maintenant sa vue lui causait une gêne évidente. Un peu plus, il l'interceptait.

—Où est mon mari, Legouet? dit-elle.

—Là-haut... chez mademoiselle de Gauleins... Si madame...

—Prévenez-le de mon arrivée.

Elle se dirigeait vers la porte du salon.

—Non, non... s'écria Legouet. Si madame veut prendre la peine de monter...

Quel motif avait l'excellent homme de lui barrer le chemin du salon? Plus il y mettait de zèle, plus elle s'obstinait dans sa marche. Les perplexités de l'intendant, ses airs ahuris, tout l'effarement de son attitude trahissaient une crainte violente. Que cherchait-on à lui cacher? Encore un mystère, en cette maison qu'elle soupçonnait d'en avoir jadis trop recélé? Soit! Elle tenait à le voir en face, celui-là. Elle écarta Legouet, ouvrit la porte. Léonie et Justine, debout, se mesuraient du regard, l'une hautaine, l'autre agressive, parlant bas néanmoins, comme si toutes deux tremblaient d'être entendues.

—Je vous dénoncerai, disait Justine dans un sifflement de vipère.

—Faites.

L'apparition de Blanche atterra la baronne et cloua l'autre sur place. Blanche s'avançait, tranquille, entre elles, l'air un peu méprisant, l'œil froidement posé sur la Benoît.

—Quelle nouvelle somme d'argent demandez-vous?... Et, se tournant vers madame de Randières: Elle est donc bien forte, que vous refusiez?

Elle les prenait ensemble, cette fois, non plus complices, mais ennemies, retenues à une question de tarif. Ah! certes, l'heure était venue de les confondre. Il y avait assez longtemps qu'on suppliait Dieu d'en fournir le moyen. Cependant, Léonie tentait de se remettre. La brusque entrée de Blanche, ses accablantes paroles, cela était épouvantable, moins pourtant que l'odieux marché de Justine.

—Ma fille! dit-elle d'une voix affaiblie par la lutte, en enlaçant la taille de la jeune femme.

Blanche se dégagea sans trop de raideur.

—Donnez-lui ce qu'elle demande et chassez-la.

Justine, un moment décontenancée, reprenait de l'assurance. Somme toute, un précieux auxiliaire lui était arrivé, puisqu'on insistait pour elle. On insistait aussi pour qu'elle fût chassée, mais madame Benoît s'arrêtait peu aux bagatelles de la porte. Les années décuplaient sa soif d'or, l'avarice la rongeait. Une cupidité féroce, déjà coupable de quelques crimes, capable de tous les autres, la poussait à Karenthal, dans l'espoir d'un dernier coup de fortune. Que manquait-il au bonheur complet de madame de Randières? la possession effective, sans entraves, de Robert, peut-être d'Alain. Or, il existait de par le monde une folle gênante. La folle supprimée—simple misère—la baronne devenait marquise, et madame Benoît rentière. L'or et les billets de banque, tout son avoir, qu'elle palpait d'une main nerveuse dans le sac pendu à son bras, c'était bien, mais insuffisant. Il fallait beaucoup plus. La baronne, prise de scrupules sur le tard, jouait à l'indignation; grâce à Blanche, la peur du passé mis au jour et ses propres intérêts la forceraient d'être pratique. Il était même amusant de penser que la femme de Robert venait à la rescousse. Léonie eut un élan de courage:

—Elle me demande un crime.

—Encore un? dit tranquillement Blanche, les bras croisés sur la poitrine, dans une pose d'insouciance.

—Que voulez-vous dire? interrogea Léonie, livide.

—Je veux dire qu'après trois assassinats elle ferait peut-être bien de s'arrêter. Vous aussi, madame.

—Blanche!... moi?...

Justine commençait à trouver moins amusant que la femme de Robert fût venue à la rescousse. Mais elle avait pour principe de tenir tête.

—Trois assassinats? fit-elle.

—L'enfant que vous avez enterré dans un îlot du Rhône, Antoine tombé d'un grenier où vous étiez derrière lui, votre mari enfin dont les remords parlaient trop haut.

—Mais c'est abominable! rugit madame de Randières.

La Benoît se redressa:

—Madame la baronne n'a le droit de rien dire, puisqu'elle a profité de tout.

—Ah! sortez, sortez... Ne reparaissez jamais devant moi. Sortez, vous dis-je.

Blanche suivait la scène avec attention. Cette femme saisie d'horreur était sincère. Elle étendit la main vers la porte et, foudroyant Justine de son pur regard d'immaculée:

—Vous avez entendu? Maintenant dénoncez, si cela vous convient.

Un grondement de fureur témoigna que Justine s'avouait vaincue. Venir des Mérilles à Paris, de Paris à Karenthal, portant sur soi toute sa fortune, dans la conviction que les choses marcheront à souhait et que, la dernière besogne achevée, on se reposera comme Dieu après la création, pour rencontrer, en perspective, le tricorne d'un gendarme! Lutter?... hum! la petite, avec ses tranquillités, avait un air... Justine s'en allait à pas lents, dardant les yeux autour d'elle, dans la rage de sa défaite. Dès qu'elle fut dehors, Léonie vint à Blanche.

—Sur mon salut, je vous jure...

—Ne jurez pas, madame. Vous ignoriez les crimes, mais vous en étiez la cause. Justine avait ordre de garder votre secret coûte que coûte... il en a coûté cher. Reste un fait désormais indéniable: Robert ne vous est rien.

—Que ma vie, mon âme, mon repos.

—Ajoutez donc: «Mon fils!» et jurez, vous qui alliez jurer tout à l'heure. On vous menaçait: à quel propos? On prétend dénoncer: quoi? Ou vous êtes la mère, et commandiez de supprimer l'enfant...

—Allons donc!

—Eh! puisque les autres meurtres n'ont servi qu'à couvrir celui-là. Ou vous ne l'êtes point et voliez Robert. Ah! madame, il fallait qu'un jour ou l'autre éclatât la vérité. Voilà quatre ans que j'en attends l'heure; elle a sonné, Dieu merci.

Léonie, plus morte que vive, sanglotait. Ce n'était pas le désespoir tragique d'une affolée, surprise tout à coup en plein bonheur par quelque drame imprévu; c'était l'horrible et silencieux effondrement de toute l'âme dans une crise sans cesse redoutée; c'était, après une vie dont chaque minute s'emplissait d'angoisses, le brisement suprême dans la suprême expiation. Toutes ses énergies s'étaient dépensées à reculer le terme fatal: il arrivait et la tuait.

—Vous souffrez? questionna Blanche, involontairement attendrie.

—Oui, beaucoup, répondit-elle.

—Robert, dit la jeune femme à son mari qui entrait, embrasse-la, elle est malheureuse.

Léonie l'enveloppa d'un regard de tant de gratitude et aussi de prières que Blanche se détourna, gagnée par l'émotion. Comme Dieu punissait la triste créature! Il lui changeait le cœur en un cœur de mère pour déchirer ensuite, une à une, toutes ses fibres. Avant de partir, elle se pencha vers la baronne:

—Il ne saura rien par moi. Les larmes, en vous purifiant, vous ont relevée. Je vous laisse cette dernière consolation de réparer vous-même.

Et Léonie regarda le landau qui les emportait à Lauvigné.

Robert, à sa descente de voiture, trouva le marquis les bras ouverts. Un soleil radieux illuminait cette fin d'après-midi. Les hôtes de la duchesse se groupaient sur la terrasse, à l'ombre des vieux arbres. Le petit Hughes galopait avec Jean-Marie Auvray, autant que le permettait la lourde stature du pêcheur, le long des pelouses embaumées.

—Il a le diable au corps, cet ange, madame Blanche... Vous revenez de là-bas, vous?

—Oui, et je suis bien contente d'y être allée. J'ai vu Justine.

—Pas possible, ah! si la gueuse me tombe sous la main...

Parmi tous les griefs de Jean-Marie contre madame Benoît, le plus récent n'était peut-être pas le moins sensible: en lui faisant faux bond au rendez-vous donné un jour dans le cimetière de la Riveraine, elle le condamnait à courir jusqu'en Amérique après un pâtre, mort à l'hôpital la veille de son débarquement. Il était revenu, très penaud mais très furieux, en France.

Madame de Serples prit Blanche à part.

—Vous avez un air singulier.

—Il y a du nouveau. Vous verrez avant peu.

Cependant le marquis s'approchait près d'elle avec Robert et le médecin d'Yvonne, spécialiste éminent, depuis quelques jours à la Vieille-Ferme. Sur la demande du docteur, on avait remis en état le château de Kercoëth, tel qu'il était lors de la catastrophe, et la marquise y devait être transportée. Ce projet effrayait Alain. D'abord il avait exigé qu'on attendît ses enfants. Maintenant il opposait le retour probable des crises, le mugissement des vagues, oublié, mais, hélas! trop connu, cette résurrection en pleine vie où tout parlerait de la mort.

—Cela risque de la tuer.

—Mon cher ami, en vous donnant mon opinion, il y a quelque apparence que je la crois bonne.

—Attendons le mois d'août. Juillet, docteur, est presque un anniversaire. Qu'en penses-tu, toi, mon fils?

—Je n'ose rien dire, tant je vous comprends.

—Pardieu! moi aussi, je comprends, s'écria le médecin. Ce n'est pas un motif.

—Eh bien, soit! Demain, je la conduirai à Kercoëth, lorsque la marée sera descendue à moitié, pour qu'elle entende moins le flot.

Robert était en proie à de cruelles songeries: son inquiétude, celle de son père, l'entrée à Kercoëth. Jamais il n'en avait franchi le seuil, voici qu'il l'allait habiter, comme fils de la maison, prendre la place de Hughes, renouer la chaîne brisée de la descendance...

XII

Sortie à pas lents—par bravade—du salon de Karenthal, Justine ne se voyait pas plutôt dehors qu'elle se mettait à une allure rapide. Blanche la déroutait, avec ses grands yeux noirs, limpides, son inquiétant sang-froid. Résolue autant que passionnée, de plus riche, honorée, puissante, elle devenait un danger sérieux; Justine en inféra que la Bretagne ne lui valait rien. Le premier village traversé fut Kercoëth. Elle s'informa d'un moyen de transport. La nuit était tombée, le courrier parti, les maisons s'allumaient pour la veillée. On eût dit qu'un mot d'ordre contrecarrait ses desseins: personne ne disposait d'une carriole, ou n'était d'humeur à la conduire à la gare la plus proche. Ne se souciant pas de coucher à la belle étoile si près de Kercoëth, elle serra contre ses jupes le sac où tenait sa fortune et descendit sur la plage, elle y aurait sans doute plus de chance. Presque immédiatement, une jeune fille l'accosta.

—Vous désirez faire une promenade en mer, madame?

—Non, je veux partir.

—Par le bateau de Saint-Nazaire, peut-être?

—Précisément, répondit Justine, à mille lieues de soupçonner l'existence du bateau de Saint-Nazaire.

—-Mon père, cette nuit, pêche au flambeau. Il sera sur le passage et peut vous emmener. Il faudrait s'embarquer tout de suite.

Elles se dirigèrent vers un marin prêt à déployer sa voile. Justine l'examina en dessous, mais la nuit s'épaississait de plus en plus; d'ailleurs, il avait la tête coiffée d'un capuchon de caoutchouc, le dos voûté, ce qui n'aide pas aux investigations. Allait-elle devenir poltronne? Les conventions établies, Justine et son précieux paquet installés à bord, la voile fut hissée et s'arrondit en se balançant. Le bateau fila. Un vent d'est poussait au large. En quelques minutes, le rivage et le groupe des maisons ne furent plus qu'une masse sombre, piquée de faibles lueurs qu'éteignait une à une la distance. Sous le ciel blanc d'étoiles, les vagues s'entre-choquaient avec un bruit pareil à un appel d'abîme. Le pêcheur ne remuait pas, ne desserrait pas les lèvres. Justine commença d'avoir peur: cette course silencieuse, cet homme immobile, ces ténèbres... Les courlis passaient, jetant leurs plaintes sifflantes, ballant des ailes, tout près sur leur tête. Soudain le marin amena sa voile, la barque oscilla, Justine sentit de rudes mains étreindre ses poignets. C'était une ligature de fer. En un clin d'œil, elle fut garrottée et jetée au pied du mât. Que signifiait l'attaque? Avait-on le projet de la voler? Elle cria. Son cri de détresse fendit l'ombre, le sanglot des vagues répondit seul. Ah! funeste idée d'avoir craint une nuit à Kercoëth! Le pêcheur examina la direction prise, enleva le gouvernail, alluma la torche de résine qui, pétillant sur le gril rouillé, inonda de clarté la face impassible de Jean-Marie Auvray. Justine eut froid dans les os. Elle se devinait perdue, loin de tout secours, à la merci de ce sauvage, n'ayant contre lui que Dieu, qui ne pouvait être pour elle. Car Justine venait de penser à Dieu.

—Vous êtes sur la tombe de mon père et de mes sept frères, dit Jean-Marie. L'Océan les a mangés parce qu'il vous fallait de l'argent; à votre argent d'être mangé par lui.

D'un coup de couteau il éventra le sac. Sa rotondité n'était pas un trompe-l'œil. De l'or et des papiers s'éparpillèrent. Les Mérilles dégorgeaient leur proie.

—D'où viennent ces lettres?

A cette heure elle comprit que si quelque chose au monde pouvait la sauver, c'était la vérité.

—De madame de Randières, dit-elle.

—Il y a là-dedans le moyen de déchiffrer toute l'histoire, je suppose?

Elle inclina le front. Le marin eut un involontaire haussement d'épaules:

—Vous êtes bête, Justine. M. de Kercoëth les aurait couvertes de plus d'or que vous n'en avez vu dans votre scélérate de vie.

—Si vous me ramenez à terre, je vous donne la moitié de la somme et les lettres.

—Oh! les lettres... Tranquillement, il les glissa dans la poche de son tricot de laine. Pas besoin de votre permission. Quant à la somme...

Il coupa quelques plombs de ses filets, fit une liasse des billets et des valeurs, à laquelle il attacha les plombs, et lança le tout dans les flots. Elle poussa un rugissement de fauve.

—Il y avait cent cinquante mille francs!

—Pas plus?... Vous ne prenez pas cher.

Il fit ruisseler l'or entre ses doigts. Le tintement des louis sonnait joyeux. Justine, les traits convulsés, la bouche tordue, regardait, aux lueurs de la torche, cette pluie jaune, brillante, ce qui restait de sa fortune. Le marin, par poignées, jetait les pièces à l'eau; elles bruissaient en ses paumes, comme écrasées par son dégoût, puis entraient dans le noir, envoyant l'ironique adieu de leur cliquetis avant de s'engouffrer. Tout disparaissait à jamais, tandis que Justine, la tête perdue, implorait, insultait tour à tour. Lui continuait sa besogne, il estimait faire œuvre de justicier; oui, tout y passait, linge, vêtements, tout ce qui appartenait à l'horrible femme et s'était souillé à son contact et aurait souillé la barque.

—Voleur! voleur!

Il remit le gouvernail, hissa la voile et fila dans la direction de Belle-Isle.

—Je comptais, dit-il, vous déposer aux aiguilles de la Corne; mais personne n'y va, vous mourriez. Moi, je ne suis pas un assassin. Je peux naviguer par les nuits les plus noires, pas une âme de trépassé ne me poussera vers les brisants ou les gouffres. Je vous ai châtiée dans votre avarice; le reste, c'est l'affaire du bon Dieu. Je vais vous attacher sur une grosse roche, là-bas, près de Belle-Isle. La marée ne la couvre qu'en septembre. Le bateau de Saint-Nazaire vous y ramassera. Vous aurez cinq ou six heures pour écouter les esprits des eaux qui causent la nuit avec les naufragés.

Elle ne comprenait plus, elle n'entendait plus, anéantie par la perte de sa fortune. Cependant lorsqu'elle se vit attachée au récif, des paquets d'eau s'abattant de toute part, lui crachant leur écume au visage, un blasphème déchira l'espace, puis ses supplications montèrent:

—Ayez pitié de moi!

Jean-Marie était inexorable.

—Avez-vous eu pitié de la marquise Yvonne?

—Je ne suis pas seule coupable.

—Et du petit comte Hughes? Et de l'enfant enterré dans le Rhône? Et d'Antoine? Et de votre mari?

—Monsieur... monsieur...

—Restez là, mon père et mes frères, à cause de vous, sont bien restés dans les flots qui vous entourent.

Quand le bateau de Saint-Nazaire, au lever du jour, passa près du rocher, une forme humaine y gesticulait, lamentable, méconnaissable, ignoble.

On envoya un canot, qui recueillit une idiote.


... Le ciel était splendide, le soleil dorait la plage et le bourg de Kercoëth. Une femme en deuil descendit d'un coupé dont les chevaux étaient blancs d'écume et sonna résolument à la grille du château.

—Prévenez madame de Serples qu'on a besoin d'elle tout de suite. Je l'attends dehors.

Au bout de quelques minutes, la vieille duchesse se montra.

—Vous, Léonie!

—Oui... Je viens de Lauvigné. Je croyais y trouver Robert et Blanche. On m'a dit... Il faut que je leur parle.

—Ma pauvre amie, en ce moment...

—Je sais, je sais... M. de Kercoëth et sa femme vont arriver d'un instant à l'autre. Raison de plus. Je vous le répète: il faut que je leur parle, et devant vous.

La duchesse se souvint des demi-confidences de Blanche, la veille; Léonie n'était plus que le spectre d'elle-même, on aurait dit une agonisante. Quel drame se jouait-il, et pouvait-elle prendre la responsabilité d'éconduire cette femme qui semblait agir sous l'impulsion d'une volonté torturante?

—Qu'il soit fait, dit-elle, selon vos désirs.

Lorsque Robert sut que la baronne était là, ses respects de commande s'évanouirent. Madame de Randières dans Kercoëth!

—Une mauvaise action, gronda-t-il.

—Ne la condamne pas d'avance, objecta doucement Blanche.

Elle les attendait au seuil de la chapelle du château. Elle les aperçut, conduits par la duchesse, et fit un signe de croix, elle qui ne savait plus prier. Ses yeux cherchèrent à percer les murs pour aller à l'invisible Dieu caché là et lui demander aide et merci. Plus les autres avançaient, plus fuyait le reste de ses forces. Enfin, ils étaient devant elle, ils la touchaient presque; elle s'agenouilla et, prête à tout dire, décidée aux aveux, ne trouva pourtant que ce mot: «Pardon, pardon...» Elle gisait, éperdue, palpitante, ses longs voiles balayaient le sol. Robert, interdit, rêvait de la voir en cet état, de voir Blanche émue, la duchesse attentive, sans que l'une ou l'autre fissent mine de relever la créature prosternée. Comme le silence seul accueillait ses paroles, Léonie comprit qu'elle devait gravir son calvaire jusqu'au bout. Elle dit:

—J'ai menti. Je ne vous suis rien. Vous êtes le fils de la marquise de Kercoëth.

—Moi! moi! cria Robert. Ah! son cœur m'avait reconnu, tout le mien l'avait devinée.

Léonie s'affaissa davantage. Ce n'était point assez qu'elle se martyrisât, il l'écrasait de sa joie débordante.

—Pardon! soupira-t-elle encore.

—Mes années de misère, mes tortures morales, ce qui n'a frappé que moi, oui, du fond de l'âme, je vous le pardonne. Mais la folie de ma mère, jamais, jamais.

—Robert!...

On entendit le grincement des grilles, le piaffement des chevaux, Yvonne et Alain arrivaient; Blanche la releva.

—Entrez dans la chapelle, et demandez à Dieu un miracle. Nous autres, nous allons le tenter.

Le voyage de la Vieille-Ferme à Kercoëth s'était effectué fort tranquillement. Yvonne s'intéressait aux paysages défilant sous ses yeux, le docteur était ravi.—En apercevant la cour d'honneur vide, Alain ne put réprimer un geste de contrariété. Il pensait y voir Robert et Blanche et, par eux, détourner l'attention de la marquise; pour souhaiter la bienvenue, il n'y avait que le concierge du château, tout ahuri devant sa maîtresse. Elle était si touchante, cette créature de trente-neuf ans, qui à peine en paraissait trente! Les hauts donjons couverts de lierre où mordait encore l'éraflure des boulets anglais, la forteresse inexpugnable, au fond la chapelle, ici la grande cour, rendaient le cadre ancien à la châtelaine si longtemps attendue. Les choses inanimées la saluaient sous le soleil. Elle sentait le salut, croyait reconnaître, et passait la main sur son front pour en chasser un voile importun.

—Entrez, Yvonne, dit le marquis.

Elle s'avança, légère. Alain se rappelait: un jour, il l'introduisait, vêtue de blanc, fière et pâle, en ce vieux nid des ancêtres. Et, maîtresse souveraine, honorée, destinée à toutes les joies, elle était prise par toutes les douleurs.

Guilmette se tenait dans le vestibule dallé d'onyx, avec un énorme bouquet de roses blanches. Yvonne saisit les fleurs, du geste gai d'un enfant, les effeuilla autour d'elle en pétales de neige, et sur ce tapis odorant marcha derrière son mari. Les portraits des aïeux, les bronzes et les marbres, et les lambris de chêne et les voûtes immobiles, comme les choses du dehors, la saluaient à leur tour. Elle allait, tranquille, habituée. A peine, devant sa chambre hésita-t-elle un instant. Le seuil franchi, elle considéra longuement tous les meubles, toucha les objets familiers, changea de place une table de jonc et s'assit enfin. Elle réfléchissait. Peu à peu une expression de triste lassitude ombra son visage, M. de Kercoëth serra le bras du médecin, à le broyer. Celui-ci lança un coup d'œil vers une porte placée près du piano, sur celle de la chambre voisine et, courant à la croisée, l'ouvrit toute grande. Le vent du large entra, portant avec lui la rumeur lointaine des flots. La marquise s'était dressée; elle écoutait, haletante. Alain chuchota:

—Que faites-vous, docteur?

Un geste impérieux lui commanda le silence. Yvonne s'approchait de la fenêtre. Là-bas, au pied du roc où était bâti Kercoëth, le sable de la plage brillait sous une pluie de soleil. La mer se balançait, énorme, majestueuse, couronnant d'écume la crête de ses vagues.

—L'Océan! balbutia-t-elle.

Une souffrance tira ses traits, les sourcils se froncèrent, les narines palpitaient. En face de l'ennemi retrouvé après dix-huit ans, ce monstre aux hurlements terribles qui lui avait dévoré son fils, la fureur allait éclater. Mais, derrière elle, monta une mélodie douce, plaintive, pleurant de douleur, peut-être de joie, chaste comme une caresse d'enfant, ardente comme un appel d'amour. Elle se retourna, s'éloigna de la fenêtre... Il était revenu, le chantre des rêves, le berceur des sommeils? Elle ne le voyait pas, le piano le lui cachait; mais elle le savait là, maintenant! Et ravie, telle qu'une fauvette à l'aurore d'un beau jour, elle lui envoya le salut de ses trilles légers. Puis elle se tut, pour le laisser répondre. N'est-ce pas ainsi qu'ils causaient tous deux? Il répondit. C'était le sanglot brisé, la peur dans l'extase, la supplication à Dieu, tout le débordement d'une âme à la fois saignante et cicatrisée, hymne de merci, cantique de prière.

Elle s'étendit sur une chaise longue. Alain, dans un coin, se mordait les lèvres pour ne pas trahir son angoisse.

Aussitôt le médecin ouvrit la porte de la chambre voisine, la chambre qui avait été celle du petit Hughes. De la place d'Yvonne, on apercevait, dans un fouillis de dentelles doublées de soie bleue, les fines barres blanches d'une chose charmante, moins qu'un lit, plus qu'un berceau. Elle porta la main à sa poitrine, la respiration lui manquait. Soulevée à demi, elle regardait, regardait, tandis que, tout bas, avec des sonorités paraissant venir de très loin—elles venaient de si loin, en effet!—Robert jouait la berceuse de Schumann, celle des montagnes du Vivarais, le jour où M. Laffont le rencontrait. Il se souvenait maintenant: autrefois, on l'endormait ainsi; il se souvenait du rythme, du balancement jadis imprimé à son berceau; il la retrouvait tout entière, non pas telle qu'elle avait jailli du cerveau du poète, mais telle qu'elle était tombée de l'âme de sa mère.

Yvonne cria d'une voix déchirante, âpre, surhumaine:

—Hughes!... Hughes!... mon petit Hughes!... je le veux.

Alors, des dentelles doublées de bleu, de la chambre où avait dormi l'enfant, la Renotte sortit, l'enfant porté par elle. Blanche la dirigeait, elle l'amena devant Yvonne. L'aveugle dit dans le silence profond:

—J'avais fait vœu à sainte Anne de ravoir le petit comte. Madame la marquise, regardez.

Elle mit à terre le fils de Robert.

L'ange frêle examinait la personne à moitié couchée qui le contemplait avidement. Elle lui sembla jolie. Comme son répertoire de mots était encore restreint, il eut un sourire de ciel—le plus éloquent des mots—et, tout de suite, sans chercher, gazouilla:

—Maman... pareille à maman...

D'un élan farouche, Yvonne fut sur ses pieds. Il eut peur, le petit, et se réfugia vers son grand-père. Elle courut à lui, l'arracha, brutale, aux étreintes d'Alain, serra contre elle sa proie et, grandie, frémissante, ivre de triomphe:

—Hughes! Hughes! J'ai mon fils, mon fils, mon enfant.

Ses joues ruisselaient de larmes, sa face rayonnait de sourires. Et les caresses, les baisers, tout l'arriéré maternel, enveloppèrent son trésor, que rassurait tant de douceur. Elle ne s'exaltait plus, il cessait de trembler. Elle le tenait, le palpait, le mangeait, les lèvres dans les boucles blondes, sur le front, sur les yeux, reconnaissant son bien, l'entourant de l'indestructible chaîne de ses bras, ses pauvres bras naguère tordus aux spasmes des démences.

—Yvonne! dit Alain.

Elle leva vers son mari ses regards extasiés. Mais, quittant tout à coup le petit Hughes, elle vint au marquis. Ses cheveux blancs la frappaient, ils lui marquaient le passage inaperçu des ans. La raison, au seuil du cerveau, s'arrêtait prise de stupeur; car, devant cette enfance qui la refaisait jeune mère, elle ne s'expliquait pas la neige des tempes qui le faisait presque aïeul. Kercoëth devina. Il appuya la tête de sa femme contre son épaule.

—C'est que j'ai souffert, mon Yvonne. Pour l'amener peu à peu à la réalité, il ajouta: Comme vous.

—Comme moi?

Les flots chantaient au large. La marée basse découvrait tout le rivage. On voyait de la chambre la falaise rompue; les flaques d'eau qu'y laissait la vague fuyante miroitaient au soleil. C'était la même heure, presque à la même date. Elle avait oublié, fallait-il réveiller son souvenir? Blanche poussa vers eux Robert qui défaillait.

—Mère, il ne faut plus vous mentir, dit-il. C'est moi votre fils, moi que vous avez pleuré, moi qui vous adore!

Elle sourit:

—Robert?

—Non, Hughes, votre petit Hughes, grandi pour vous aimer. Il désigna le blond chérubin que Blanche avait toutes les peines du monde à retenir dans la chambre: On vous avait emporté votre bonheur avec moi, je vous le rapporte avec lui.

Yvonne l'écoutait, comme elle l'écoutait toujours, ravie, subjuguée, esclave instinctive, puisqu'elle était la mère. Son regard revint au marquis. Elle comprenait: les deux êtres confondus en un dans la vision des heures troubles, l'un vieilli, l'autre jeune, se dédoublaient à présent et restaient pourtant les mêmes. Il était leur fils, leur chair et leur âme, c'est par là qu'il l'avait soumise. Elle comprenait: larmes, sanglots, puis un long, long espace de temps plein de cauchemars, puis la résurrection dans la joie avec un ange de plus pour lui rendre les tendresses volées de l'autre... Elle comprenait.

—Mon cher ami, dit le médecin à M. de Kercoëth, vous voyez bien, vous aviez tort de trembler.

—Un miracle, docteur.

—Bah! demandez à votre belle-fille, voilà quatre ans qu'elle le prépare. Laissons la marquise reposer.

Robert conduisit Yvonne à sa chaise longue, l'y installa pieusement et soulignait d'un baiser chacun de ses gestes, ivre, lui aussi, de ces caresses qui lui baignaient le cœur.

—Mère, je veux que vous dormiez.

—Tu le veux?

—Oui.

—Eh bien, je vais dormir, mon fils!

Kercoëth, Blanche et son mari se rendirent au salon où la duchesse de Serples attendait les nouvelles. A leur mine radieuse, la vieille femme croisa les mains.

—Est-ce que le bon Dieu...

—Il a eu pitié, ma cousine, dit Alain. Ah! mes bien-aimés! Moi qui vous reprochais le soin jaloux avec lequel vous cachiez Hughes!... Mon pauvre Robert, tu as dû souffrir rudement. Car, je le sais, mon fils, ton mensonge, tu donnerais ta vie pour qu'il fût la vérité.

—Je n'ai pas menti, mon père.

—Ce que tu viens de dire à Yvonne?...

—Je l'ignorais ce matin encore. Venez.

Tous quatre se dirigèrent vers la chapelle. Léonie priait; à l'entrée de Blanche, elle eut un geste d'angoisse, Blanche lui fit signe, elle se leva et sortit à sa suite.

—Madame, prononça Robert, je vous ai déclaré que je ne vous pardonnerais jamais la folie de ma mère. Ma mère n'est plus folle, je vous pardonne.

Kercoëth roulait des yeux stupéfaits. Que s'était-il donc passé entre ces deux êtres?

—Elle a tout avoué, lui chuchota la duchesse.

Léonie s'inclina devant Alain.

—Monsieur, je vous ai cruellement frappé, Dieu me frappe cruellement à mon tour. Je n'espère pas que vous oubliiez jamais; moi, je me rappellerai toute ma vie. Je quitte le monde, honteuse de ce que j'y ai fait, navrée de ce que j'y laisse.

Elle hasarda un pas craintif vers Robert immobile.

—Je vous aimais bien, Robert!

Un sanglot lui coupa la voix. Elle se raidit.

—Allons, c'est le châtiment... Adieu, Robert.

Des années récentes, des bonheurs convoités, du beau rêve ardemment poursuivi, rien ne subsistait plus. Elle partait, sans avoir osé l'embrasser une dernière fois.

Quelque temps après, au mariage de Gaston et de mademoiselle de Maubryan, Willmann, accouru pour la circonstance, apprit à la chanoinesse de Guderille que la baronne de Randières était aux Carmélites.

—Elle a toutes les audaces, modula l'hermine, dites que Dieu n'est pas plein de miséricorde.

—Eh! eh! riposta le vieil artiste, tant qu'il vous tiendra rigueur... car il ne m'a pas l'air de vouloir de vous.

—Monsieur Willmann!

—Au fait, c'est peut-être vous qui ne voulez pas de lui.

Tous les jours, la marquise Yvonne traîne derrière elle son petit Hughes dans le parc, ou joue avec lui dans la cour d'honneur. La seule fantaisie à laquelle obstinément elle se refuse, c'est de descendre vers la plage. Elle ne peut s'habituer aux flaques d'eau endormies, à marée basse, le long des falaises. Et si le tyran insiste avec des colères amusantes, debout sur la terrasse du château, devant l'Océan couronné de neige, pendant que les mouettes claquent leurs ailes lourdes au-dessus de son front, elle lui dit:

—Tu ne te rappelles donc pas?

FIN

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CALMANN LÉVY, ÉDITEUR

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