Abrégé de l'Histoire Générale des Voyages (Tome 1)
Le Prince Indien s'avança au devant de lui et l'embrassa.
Il y retrouva la même affection pour le nom portugais dans le roi Trimumpara. On conclut un traité d'alliance qui fut cimenté par des présens mutuels. On donna au facteur portugais une maison qui devait servir de comptoir, et le prix des épices fut réglé. Cependant le samorin éclatait en menaces contre le roi de Cochin, et jurait d'en tirer vengeance après le départ des Portugais. Le roi de Cochin, de son côté, jurait qu'il perdrait sa couronne plutôt que d'abandonner ses nouveaux alliés. Gama l'assura que le samorin serait bientôt assez occupé lui-même de sa propre défense pour songer à former aucune entreprise contre Cochin, et mit à la voile pour retourner en Europe. Il rencontra près de Padérane la flotte de Calicut qui se présentait pour lui couper le passage. On combattit avec furie; mais l'ascendant ordinaire des armes européennes décida bientôt la victoire. Les vaisseaux indiens, foudroyés par l'artillerie, se dispersèrent, et les Portugais, s'élançant à l'abordage sur les navires qu'ils pouvaient accrocher, parurent aussi terribles que leurs foudres. Les Indiens épouvantés se précipitaient dans les flots, où les coups de fusil les atteignaient sans peine. Il en périt un grand nombre. Deux bâtimens chargés de porcelaine, d'étoffes de la Chine, de vases de vermeil et d'autres marchandises précieuses, furent pris, dépouillés de leurs richesses, et brûlés. On distingua dans le butin une statue d'or du poids de soixante marcs. Ses yeux étaient deux émeraudes, et sur sa poitrine étincelait un gros rubis qui jetait autant de lumière que le feu le plus ardent.
Gama continua sa route vers Cananor. Il y laissa trente-quatre hommes dans une grande maison que le roi leur donna pour comptoir, et le prix des épices fut réglé comme à Cochin. Sodre fut chargé par l'amiral de demeurer sur cette côte pour secourir le roi de Cochin, s'il y avait quelque apparence de guerre; et si la paix régnait de ce côté-là, il avait ordre de croiser sur la mer Rouge, et de se saisir de tous les bâtimens qui faisaient voile de la Mecque aux Indes. Le 20 décembre 1503, Gama partit avec treize vaisseaux pour retourner en Portugal. Il fut retardé par des vents contraires et par des tempêtes, et ne prit terre à Cascaës que le 1er. septembre de l'année suivante. Un grand nombre de seigneurs portugais vinrent l'y recevoir, et lui composèrent un cortége jusqu'à la cour. On portait devant lui, dans un bassin d'argent, le tribut du roi de Quiloa. Le roi Emmanuel lui fit un accueil très-honorable, et lui confirma le titre d'amiral des mers de l'Inde.
Après le départ de la flotte portugaise, le samorin ne différa pas sa vengeance. Il assembla une nombreuse armée à Panami, seize lieues au-dessus de Cochin. Trimumpara se vit abandonné de ses naïres, qui blâmaient son alliance avec les Portugais et la fidélité qu'il leur gardait. Cochin fut pris et brûlé. Le roi fugitif se retira dans l'île de Vaïpi, mieux fortifiée que Cochin, et y fut bientôt assiégé. Mais tandis qu'il s'y défendait, déjà s'avançait à son secours Alphonse d'Albuquerque, le plus célèbre des conquérans de l'Inde, parti de Lisbonne avec son frère François d'Albuquerque et Antoine de Saldagna, à la tête d'une escadre de neuf vaisseaux. Ce dernier devait croiser à l'entrée de la mer Rouge, et les deux autres devaient revenir en Portugal avec leur cargaison. François d'Albuquerque arriva le premier aux Indes, et recueillit les débris de l'escadre de Vincent Sodre. Ce malheureux commandant avait fait naufrage sur les côtes d'Arabie, et avait péri avec son équipage. Tout changea de face à l'arrivée des Portugais. Le roi de Calicut fut défait et mis en fuite, sans qu'ils perdissent plus de quatre hommes, s'il en faut croire les historiens. Une perte si légère prouve une si prodigieuse infériorité de la part des Indiens dans la science militaire et dans l'usage de l'artillerie, que pourtant ils connaissaient, et si peu de facilité à s'instruire par leurs défaites, que la gloire des vainqueurs en paraît un peu affaiblie, à moins qu'on n'aime mieux croire que les déclamateurs portugais, honorés du nom d'historiens, aussi mauvais juges de la gloire que mauvais écrivains, ont cru devoir diminuer leurs pertes pour relever leurs triomphes.
Trimumpara, plein de reconnaissance, permit à ses alliés d'élever près de Cochin un fort qui fut nommé San-Iago. Il était commencé lorsque Alphonse d'Albuquerque arriva, brûlant d'impatience de se signaler à son tour. Il envoya cinq cents hommes sur des vaisseaux pris au samorin assiéger et brûler la ville de Répélim, défendue par deux mille naïres. Lui-même marcha avec peu de monde contre une autre ville située sur le bord de la mer. Mais, s'étant trouvé enfermé entre une multitude d'Indiens qui sortirent de la ville assiégée, et trente-trois vaisseaux de Calicut qui survinrent pendant le combat, il était en danger de périr, si son frère, François d'Albuquerque, paraissant avec sa flotte, ne l'eût fort heureusement secouru. On fit un grand carnage des Indiens. À son retour, la flotte portugaise rencontra cinquante vaisseaux de Calicut, que sa seule artillerie mit en déroute. Alphonse d'Albuquerque revint à Lisbonne comblé de gloire et de richesses. Il présenta au roi quarante livres de grosses perles et quatre cents de petites. Aujourd'hui que ces voyages au delà des tropiques, devenus faciles et familiers, ont soumis à nos besoins factices et à nos fantaisies orgueilleuses ces magnifiques contrées où la nature a prodigué ses richesses, notre luxe dédaigneux regarderait à peine les présens que le vainqueur de l'Inde offrait au roi de Portugal. Mais alors c'étaient des trophées qu'on apportait à travers mille dangers, et qui avaient coûté des batailles.
Tant de gloire était toujours mêlé de ces désastres qui n'arrêtent point l'ambition et l'avarice, et auxquels on fait à peine attention dans le récit des actions brillantes. François d'Albuquerque périt avec toute son escadre, sans que l'on ait jamais eu aucune nouvelle de son naufrage. Il semblerait que ces destructions si rapides et si terribles, dont on ne voit que trop d'exemples dans les longues traversées, dussent nous écarter de ces mers lointaines, et jeter au fond des cœurs la crainte de cet élément formidable qui, tout subjugué qu'il est, confond si souvent l'audace et l'habileté de ses vainqueurs; mais l'intérêt et l'espérance, ces deux grands mobiles de l'homme, l'emportent sur les menaces de la nature. Chacun se flatte d'échapper à la destinée qui frappe autour de lui, et dans ces dangers extrêmes, si fréquens sur la mer, où l'on calcule les heures en frémissant, dans l'attente d'une mort qui paraît inévitable, plus d'un navigateur calcule au fond de son âme ce qu'il y aurait à gagner pour celui qui survivrait à ses compagnons.
D'un autre côté, Ruy Lorenzo, séparé par la tempêté de l'escadre d'Antoine Saldagna (de celui qui donna son nom à la baie de Saldagna, près du cap de Bonne-Espérance), s'étant présenté devant Monbassa, battit avec sa seule chaloupe, montée de trente hommes, toute une flotte indienne, tua le fils du roi de Monbassa, et obligea ce prince de payer un tribut annuel de cent méticaux d'or. Tel était alors l'ascendant des Portugais, que leurs disgrâces mêmes les conduisaient à des victoires. Ce même Lorenzo rendit tributaire l'île de Brava, sur la côte d'Ajan, prit et brûla plusieurs bâtimens maures et indiens.
Les défaites et les disgrâces n'avaient fait qu'irriter le samorin sans l'abattre, et le départ des Albuquerque releva toutes ses espérances. Il appela sous ses enseignes tous les princes du Malabar. Ceux de Tanor, de Bespour, de Cotougan, de Corlou, et dix autres princes du même rang se rendirent à ses ordres. Son armée de terre se trouva forte de cinquante mille hommes. Il en distribua quatre mille sur deux cent quatre-vingts pares avec un grand nombre de canons qui devaient battre le nouveau fort des Portugais. Ses troupes de terre devaient forcer le passage d'une rivière qui sépare l'île de Vaïpi du continent. Cette armée était commandée par Douring, son neveu et son héritier, et par Elankol, prince de Répélim. C'est avec ces forces que le samorin se flattait d'accabler le roi de Cochin avant que le Portugal pût venir à son secours.
Édouard Pachéco, qu'Alphonse d'Albuquerque avait laissé pour la défense de Cochin, ne pouvait opposer à toute la puissance du samorin qu'un vaisseau, deux caravelles et cent soixante Portugais, en y comprenant ceux du comptoir. Il pouvait y joindre, à la vérité, trente mille Indiens de Cochin; mais il aima mieux les laisser pour la défense de la ville; et, se fiant à la fortune du Portugal et à la mer, il mit dans le vaisseau qui faisait sa principale force vingt-cinq Portugais, vingt-six dans une des caravelles, et vingt-trois dans l'autre; il y joignit trois cents des plus braves Indiens de Cochin, chargea le reste de son monde de la défense du comptoir, et, se jetant dans une barque avec vingt-deux de ses plus vaillans soldats, il alla, sans perdre un instant, attaquer la flotte de Calicut. On serait tenté, en lisant le récit de ces combats, où la disproportion des forces est si étonnante, de les comparer aux combats de l'Arioste, et de leur donner la même croyance; mais ces événemens sont constatés par le rapport unanime des historiens, et plus encore par l'éclat que la puissance portugaise a jeté dans l'Asie pendant le seizième siècle; et si l'on fait attention à cet esprit d'héroïsme qui naît toujours des entreprises extraordinaires et des grandes découvertes, à l'avantage que donnent à des conquérans l'orgueil de leurs premiers succès et le sentiment de leur supériorité sur un ennemi dont ils ont reconnu la faiblesse; à l'intrépidité qu'inspire le désir des richesses à des hommes qui ont abandonné leur patrie et essuyé tant de périls pour venir chercher si loin la fortune; enfin, si l'on considère combien de fois la discipline, le talent de diriger l'artillerie et de manier les armes à feu, ont donné la victoire aux armées d'Europe sur des multitudes de Turcs, peuples fort supérieurs aux Indiens pour la bravoure, on trouvera croyable tout ce qui est raconté des Portugais; on admirera leur valeur et leurs exploits, en regrettant d'y voir trop souvent les caractères de l'usurpation et du brigandage.
La fortune des Portugais ne se démentit point. Pachéco, dans trois différens combats, coula à fond près de deux cents pares, et tua près de deux mille hommes; et, se rapprochant du rivage, il tourna son canon contre un corps de quinze mille hommes qui s'étaient rassemblés autour du samorin, et qui fut aussitôt dissipé. Cependant le samorin, résolu de venger ses pertes, redoubla tous ses efforts pour forcer le passage de la rivière de Vaïpi. Il n'y fut pas plus heureux qu'auparavant. L'infatigable Pachéco s'y était porté. Il y fit des prodiges de valeur. Ses habits étaient couverts de sang. Enfin, le samorin tenta une dernière attaque sur mer; mais jamais l'artillerie portugaise ne fut mieux servie. Elle mit en pièces huit châteaux mobiles que les Indiens avaient armés, hauts de quinze pieds, placés chacun sur deux barques, et remplis de soldats. Leurs débris flottans sur la mer achevèrent d'épouvanter les troupes de Calicut; et le samorin fut réduit à suivre l'avis de ses bramines, qui lui conseillèrent d'entrer en composition avec le roi de Cochin.
Pachéco, dont le nom était devenu redoutable dans l'Inde, protégea le commerce de sa nation à Coulan, où les Maures cherchaient à le traverser. Il n'était point encore revenu de cette ville, lorsque Lope Soarez, à la tête d'une flotte de treize vaisseaux, arriva de Portugal aux îles Laquedives, où il trouva Antoine de Saldagna et Ruy Lorenzo qui s'étaient rejoints, et qui se radoubaient ensemble. Il les prit avec lui, et alla canonner la ville de Calicut, dont la moitié fut ruinée, et ensevelit quinze mille habitans sous ses débris. Il se présenta ensuite devant Cochin, où la vue d'une si belle flotte fit oublier au fidèle Trimumpara tous les dangers qu'il avait courus. Ce prince porta ses plaintes à l'amiral contre les habitans de Cranganor, ville fortifiée par le samorin, et distante de Cochin de quatre lieues. Cranganor fut pris et brûlé, et la flotte qui le défendait fut détruite. On voit que les victoires des Portugais étaient cruelles et destructives. Ils livraient aux flammes les villes et les vaisseaux qu'ils prenaient. Cette manière de faire la guerre semblait justifier ceux qui les avaient représentés d'abord comme des pirates armés pour piller ou pour détruire, qui se déguisaient sous le titre de marchands. Cependant il est possible que, dans un pays étranger, détestés des Maures et suspects aux Indiens, forcés de recourir aux armes, et n'attendant aucun quartier de ceux qu'ils prétendaient soumettre, ils fussent obligés d'inspirer une terreur qui leur servait de rempart. Mais au fond les Portugais avaient-ils le droit de dire aux rois de l'Inde: Nous nous établirons dans vos états malgré vous? Non, sans doute. Ils ne pouvaient avoir d'autre droit que celui de la force, droit qui rend toujours odieux celui qui l'exerce, et qui oblige de recourir à la cruauté pour appuyer l'injustice.
Avant de partir pour le Portugal, Soarez et Pachéco réunis laissèrent à Cochin Manuel Tellez Barrato avec quatre vaisseaux pour garder le port et défendre leur allié. Ils dirigèrent leur route sur Panami, ville appartenant au samorin, et qu'ils voulaient détruire en passant; mais le vent les poussa dans une baie, où ils furent très-surpris de trouver dix-sept vaisseaux turcs montés de quatre mille hommes, et défendus par de l'artillerie. Rencontrer des ennemis, c'était alors pour les Portugais rencontrer des triomphes. La flotte barbare fut brûlée avec toute sa cargaison, et il périt quantité de Turcs par le fer et par le feu. Les Portugais, suivant le rapport des historiens, ne perdirent que trente-trois hommes. Il fallait que les Turcs, qui s'étaient fait redouter sur terre, n'entendissent pas les combats de mer mieux que les Indiens, ou que les Portugais fussent plus que des hommes.
Soarez et Pachéco remirent à la voile au commencement de janvier 1506, et rentrèrent dans le port de Lisbonne le 22 juillet. Ils ramenaient avec eux Diégo Fernandez Péreyra, l'un des capitaines de la flotte précédente, et qui s'était signalé par la découverte de l'île de Socotora, où il mouilla l'ancre après avoir fait diverses prises sur la côte de Mélinde. On ne pouvait prodiguer trop de récompenses et d'honneurs à ces braves commandans, qui apportaient au Portugal autant de gloire que de richesses. Le roi Emmanuel honora particulièrement la valeur dans Édouard Pachéco. Il le fit asseoir près de lui sous un dais; et, dans cette situation, il le fit porter avec lui dans l'église cathédrale de Lisbonne, au milieu de la foule et des applaudissemens du peuple. Mais il ne faut se fier ni aux faveurs de la fortune, ni à celles des rois. Pachéco fut arrêté peu de temps après, sans que l'histoire nous en apprenne la cause, et le vainqueur du samorin mourut dans un cachot.(Lien vers la table des matières.)
CHAPITRE III.
Exploits d'Almeyda et d'Albuquerque. Puissance et corruption des Portugais. Siége de Diu. Sylveïra et Jean de Castro.
La cour de Portugal, animée par les succès, et faisant de plus grands efforts à mesure qu'elle concevait de plus grandes espérances, mit en mer, dès le 5 de mars 1507, vingt-deux vaisseaux montés de quinze cents hommes de troupes régulières, sous le commandement de François d'Almeyda, qui partit le premier avec le titre de vice-roi des Indes. Il avait ordre de former des établissemens et de bâtir des forts pour la sûreté du commerce portugais sur toute la côte orientale d'Afrique, depuis Mozambique jusqu'au cap de Guardafui, à l'entrée de la mer Rouge. Sa flotte fut dispersée par la tempête, et il n'en avait pu rassembler que huit vaisseaux, lorsqu'il se présenta devant l'île de Quiloa. Il salua le port de quelques coups de canon; mais n'en recevant aucune réponse, il se détermina sur-le-champ à commencer les hostilités. Il prit terre avec cinq cents hommes, et livra la ville au pillage. Le roi Ibrahim avait gagné le continent avec sa femme et ses trésors. Les Portugais nommèrent un autre roi, et construisirent, dans l'espace de vingt jours, un fort ou ils laissèrent une garnison de cinq cent cinquante hommes, avec une caravelle et un brigantin, pour croiser continuellement sur la côte. Monbassa, qui reçut Almeyda à coups de canon, fut traitée encore plus rigoureusement: elle fut pillée et brûlée jusqu'aux fondemens, ainsi que quelques vaisseaux de Cambaye qui étaient dans le port. Ces terribles expéditions répandirent la terreur devant la flotte portugaise. Les îles Laquedives consentirent à se laisser brider par un fort, où l'on mit une garnison de quatre-vingts hommes. On bâtit une citadelle dans le port même de Cananor. Onor, sur la côte du Malabar, fit quelque résistance, et fut brûlé.
Une autre escadre de six vaisseaux, commandée par Pédro d'Annaya, s'était rendue à Sofala, capitale d'un pays célèbre par ses mines d'or. Le roi ne put s'opposer à l'établissement d'une forteresse. Mais bientôt, impatient du joug qu'on lui opposait, il attaqua le fort à la tête de cinq milles Cafres. Il fut tué, et l'on mit à sa place son fils Soliman, qui promit d'être fidèle à l'alliance des Portugais.
Cependant l'infatigable samorin rassemblait une nombreuse flotte, qui osa se présenter devant Cananor. Elle fut battue et dispersée. Les Maures, forcés de céder à la puissance portugaise, abandonnèrent enfin les côtes de Malabar et d'Ajan, dont ils avaient été long-temps les maîtres. Ils prirent la route des contrées situées plus à l'orient, et portèrent leur commerce vers le détroit de Malaca et vers les îles de la Sonde. Lorenzo, fils d'Almeyda, les poursuivit, avec neuf vaisseaux sous un ciel jusqu'alors inconnu aux Portugais. C'est alors que ceux-ci découvrirent l'île de Ceylan, l'ancienne Taprobane, nommée par les Arabes Serendib. Tant de succès étaient balancés par quelques disgrâces. L'air malsain de Sofala fit périr le commandant Annaya et la plupart de ceux de sa suite. La garnison de Quiloa, trop faible pour résister aux Maures, fut obligée d'abandonner l'île après avoir rasé le fort. Mais Tristan d'Acugna et le fameux Albuquerque s'approchaient avec de nouvelles forces, et les fondemens de la puissance portugaise dans les Indes allaient s'affermir sous leurs mains.
Ils partirent de Lisbonne le 6 mars 1508, avec treize vaisseaux et treize cents hommes. Le vent les poussa jusqu'à la vue du cap Saint-Augustin, au Brésil; et dans l'espace immense qu'ils eurent à traverser pour gagner le cap de Bonne-Espérance, Tristan d'Acugna s'avança si fort vers le sud, que plusieurs de ses gens y périrent de froid. Il découvrit dans cette route les îles qui portent encore son nom. Mais la tempête y sépara ses vaisseaux, dont l'un, commandé par Ruy Pereyra, mouilla heureusement à Matatanna, port de Madagascar, sous le tropique du capricorne. Sur le bruit que l'île produisait une grande quantité d'épices, Tristan d'Acugna y arriva de Mozambique, où il avait rassemblé sa flotte. Mais, trouvant le commerce moins avantageux qu'il ne l'avait cru, il retourna vers Mélinde. Le roi de ce pays, toujours attaché aux Portugais, les engagea à tourner leurs armes contre les schahs ou rois d'Hoïa et de Lamo, dont il avait à se plaindre. Hoïa n'est qu'à dix-sept lieues au nord de Mélinde. Tristan se présenta devant la ville avec six vaisseaux. Les Maures voulurent s'opposer au débarquement, et le fruit de leur résistance fut l'entière destruction de la ville, que les vainqueurs livrèrent au pillage et aux flammes. Brava, qui s'était révoltée (car les historiens donnent le nom de révolte aux efforts que faisaient les malheureux Indiens pour secouer le joug de leurs oppresseurs), Brava, prise une seconde fois par Albuquerque, éprouva toutes les horreurs où peuvent s'emporter des brigands victorieux. Le sang ruisselait dans les rues jonchées de cadavres. On coupait aux femmes les oreilles et les bras pour leur arracher plus promptement les ornemens d'or qu'elles portaient. La ville fut réduite en cendres. Ce sont les écrivains portugais qui racontent eux-mêmes ces affreux détails, et qui paraissent croire que ces cruautés étaient nécessaires. Mais on s'aperçoit aussi que la différence des religions leur inspirait pour les peuples de l'Inde ce mépris mêlé d'aversion qui ne nous permet pas de regarder comme des hommes ceux qui n'ont pas la même croyance que nous; sentiment atroce qui conduit toujours à l'inhumanité, et produit tous les forfaits, parce qu'on se croit dispensé de tous les devoirs.
Le schah de Lamo, instruit par ces terribles exemples, se soumit volontairement à un tribut annuel de six cents méticaux d'or. Acugna remit à la voile, et, remontant au delà du cap de Guardafui, il rejoignit Alvaro Tellès, qui avait été écarté de la flotte avec six vaisseaux, et s'était enrichi par la prise de cinq bâtimens maures. Ils attaquèrent ensemble et prirent l'île de Socotora sur la côte d'Éthiopie, à 12° de latitude nord, vis-à-vis le cap de Guardafui. C'était là le terme de leur commission. L'île était habitée par des chrétiens qu'on nomme jacobites, qui suivaient le rit grec, ainsi que les chrétiens d'Abyssinie, et reconnaissaient le patriarche d'Alexandrie. Il y avait un fort et une garnison de quatre-vingts Maures mahométans. Il ne s'en sauva qu'un qui était aveugle, et qu'on trouva dans un puits. On lui demanda comment il avait pu y descendre. Il répondit: Les aveugles ne voient que le chemin de la liberté. Cette réponse lui valut la vie. Les Portugais étaient quelquefois capables de clémence. À la prise d'Hoïa, un jeune Maure poursuivi dans les bois avec sa maîtresse, qui n'avait pas voulu se séparer de lui, se retourna vers ceux qui le pressaient, et, l'embrassant d'une main, il se préparait à combattre de l'autre. Silveïra, officier portugais, touché de ce spectacle, leur laissa la vie et la liberté. À Dieu ne plaise, dit-il, que mon épée coupe des liens si tendres! paroles où l'on pouvait reconnaître une nation qui mêlait la galanterie à la fureur guerrière. Peut-être pensera-t-on que ces traits n'étaient pas assez importans pour avoir place dans ce tableau rapide d'événemens qui ont changé la face du monde. Mais il faut bien quelquefois retrouver l'homme dans ces récits de destructions, qui ne ressemblent que trop à l'histoire des tigres.
Après la conquête de Socotora, Alphonse de Norogna demeura, pour commander dans le fort, avec une garnison de cent hommes. Acugna partit pour les Indes, et Albuquerque pour la côte d'Arabie. Ce dernier avait sept vaisseaux et quatre cent soixante hommes. C'est avec cette petite flotte qu'après avoir pris et pillé plusieurs villes du royaume qui tire son nom de l'île d'Ormuz, il osa former le projet de se rendre maître de la capitale du même nom, défendue par trente mille hommes et par quatre cents vaisseaux. Ormuz était depuis long-temps une dépendance de la couronne de Perse, dont ses rois étaient tributaires. Elle est située à l'entrée du golfe Persique; son port est célèbre et fréquenté. Seyf-Eddin y régnait alors, et son ministre Koïa-Atar ne manquait ni de talent ni de fermeté. L'audacieux Albuquerque alla d'abord jeter l'ancre au milieu des plus gros vaisseaux d'Ormuz, en faisant une décharge de toute son artillerie. Le rivage fut aussitôt couvert d'une multitude d'hommes; l'amiral portugais envoya quelques-uns de ses gens vers le bâtiment le plus considérable de la flotte, qui paraissait porter l'amiral. Le capitaine du vaisseau consentit à venir apprendre les intentions des Portugais. Albuquerque lui déclara qu'il avait ordre du roi son maître de prendre le roi d'Ormuz sous sa protection, et de lui accorder la permission d'exercer le commerce dans ces mers à condition qu'il promît de payer tribut au roi de Portugal; mais que, s'il balançait sur cette proposition, il devait s'attendre à toutes les extrémités d'une sanglante guerre. C'est à ce point que les prospérités des Portugais avaient changé leur langage. C'étaient eux d'abord qui demandaient aux rois de l'Inde la permission de commercer dans leurs états; à présent c'est un sujet du roi de Portugal qui permet au roi d'Ormuz de faire commerce dans les mers qui environnent son île, et qui lui impose un tribut, comme autrefois Rome permettait aux rois de régner chez eux à condition qu'ils lui seraient soumis. On ne peut nier que les Portugais ne soient le seul peuple qui rappelle, dans l'histoire de ses conquêtes, ce caractère à la fois imposant et odieux, cet éclat de domination, et ce faste de tyrannie qu'ont eu long-temps les Romains dans une partie du monde connu. L'offre de la protection d'Albuquerque était le comble des outrages. Jamais l'insultante audace de la supériorité n'avait été portée plus loin. Après avoir tenu ce langage, il fallait être sûr de vaincre, et la victoire fut aussi étonnante que l'insulte. Les Portugais combattaient avec le fer et le feu; la mer était teinte de sang. Trente bâtimens enflammés, formant un épouvantable incendie, éclairaient au loin toute la côte, et montraient sur le rivage et sur les murs de la ville la foule des habitans d'Ormuz qui, à la vue de leur désastre, se livraient à la consternation et au désespoir. Les Portugais n'avaient perdu que dix hommes. Le ministre envoya demander la paix, se soumit à payer un tribut annuel de quinze mille scharafans, et accorda du terrain pour bâtir un fort.
Mais Albuquerque, trop supérieur à ses ennemis, en trouva de plus dangereux dans les compagnons de ses victoires. Le commandement du fort que l'on élevait fut un objet de jalousie et de discorde parmi ses capitaines. L'adroit Atar, instruit de ces dispositions, sut en profiter habilement. Ses profusions lui attachèrent quelques soldats portugais, dont l'un, qui était fondeur, lui fit quelques pièces de canon, et corrompirent trois capitaines, qui se séparèrent d'Albuquerque sous prétexte qu'il s'obstinait à bâtir un fort qu'il était impossible de conserver. Le mécontentement gagna les officiers et les soldats. Au milieu de tant de contradictions, l'intrépide Albuquerque dispersait un corps auxiliaire qu'un petit souverain du canton de la Perse envoyait au roi d'Ormuz. Il pillait et brûlait les villes de Kismis et de Kalhât. Il prenait la ville de Mascat, dont il ruina le commerce pour le transporter à Ormuz. Il allait lui-même porter des provisions à la garnison de Socotora, pressée par la disette, et ces provisions étaient autant de prises faites sur les vaisseaux ennemis. Enfin, de retour devant Ormuz, il tenta de l'emporter; mais il avait trop peu de forces. Il eut le chagrin de voir le fort qu'il avait commencé, fini par Atar, servir contre les Portugais. Il tua beaucoup de monde aux ennemis; mais il fallut renoncer à son entreprise.
Cependant un nouvel adversaire menaçait les Portugais. De tous les princes dont le commerce était traversé ou ruiné par les nouveaux conquérans de l'Inde, le plus intéressé à les combattre était le Soudan d'Égypte, qui recevait par la mer Rouge et par le Nil toutes les marchandises des Indes que les nations occidentales venaient chercher au port d'Alexandrie. Ce soudan se nommait Kamset-el-Gauri, que nous appelons dans nos histoires européennes, Campson Gauri. Mir Hossein, amiral d'Égypte, avait mis en mer une flotte régulière de douze vaisseaux montés de quinze cents hommes, et bien autrement redoutables que tous les petits bâtimens des rois de l'Afrique et de l'Inde. Le bois qui avait servi à la construction de cette flotte avait été coupé dans les campagnes de Dalmatie, du consentement des Vénitiens, qui, de tous temps attachés au commerce de l'Égypte, regardaient les Portugais comme leurs véritables ennemis, et les Égyptiens comme leurs alliés, tant l'intérêt est plus puissant que la religion pour unir ou séparer les hommes! La flotte d'Égypte fit voile vers Diu, où Malek-Iaz commandait pour le roi de Cambaye, allié des Portugais, mais allié infidèle et très-mal-intentionné. Lorenzo, fils du vice-roi Almeyda, qui avait reçu de son père une très-sévère réprimande pour n'avoir pas attaqué une flotte du samorin près de Daboul, dans un lieu qui avait paru peu favorable, impatient de réparer sa faute, combattit avec fureur pendant un jour et une nuit. Mais Malek-Iaz, étant sorti tout à coup du port de Diu avec une flotte nombreuse, mit le désordre dans celle des Portugais. Lorenzo fut tué, et son vaisseau coulé à fond. La perte des ennemis était bien plus considérable; mais la disgrâce de Lorenzo faisait voir que les Portugais n'étaient pas invincibles, et l'on avait été forcé de se retirer vers Cochin. C'était l'ouvrage du Maure Malek-Iaz, qui, né dans l'esclavage, était parvenu au rang de commandant de Diu. Ce Maure avait du courage et de l'habileté, et fut un des plus dangereux ennemis des Portugais.
Almeyda apprit la mort de son fils avec fermeté, et le vengea avec barbarie. Il recevait dans le même moment un renfort de Lisbonne. Une flotte de dix-sept vaisseaux venait d'entrer dans la mer des Indes. À la tête de ces forces, le vice-roi vint assiéger Daboul, une des villes les plus renommées de la côte de Malabar, et qui appartenait au roi de Décan. Elle fut emportée d'assaut, et abandonnée à la fureur du soldat; tout fut passé au fil de l'épée; et la ville et les bâtimens qui étaient dans le port furent la proie des flammes. Almeyda, vainqueur et poursuivant sa vengeance, vint attaquer devant Diu la flotte de Mir Hossein, réunie avec les vaisseaux de Malek-Iaz. Rien ne put résister à l'impétuosité des Portugais; Mir Hossein, blessé en combattant avec la bravoure la plus déterminée, fut porté dans une chaloupe au rivage, et se retira près du roi de Cambaye. Le carnage fut sans bornes et le butin sans prix. Les historiens portugais reprochent eux-mêmes aux vainqueurs un excès de cruauté. On peut les en croire sur leur parole; remarquons en même temps que l'on trouva sur la flotte des Maures beaucoup d'ouvrages latins, italiens et portugais, témoignage des études et des connaissances de ce peuple, que de barbares usurpateurs osaient traiter de barbare.
Quoique la flotte du roi de Cambaye n'eût agi que par ses ordres et par ceux de Malek-Iaz, cependant le vice-roi, qui ne voulait pas grossir le nombre des ennemis du Portugal, se contenta du désaveu et des soumissions de ce prince et de son ministre. Ce dernier avait eu la précaution politique de ne pas se trouver au combat, et envoya même complimenter le vainqueur, assurant qu'il n'avait pas été le maître de séparer sa flotte de celle du soudan d'Égypte. On renouvela le traité. Le royaume de Chaül, entre Cambaye et Cochin, se soumit aussi volontairement à payer un tribut au Portugal.
Almeyda, en prenant Daboul et en battant le soudan d'Égypte, s'était emparé d'une gloire qui devait légitimement appartenir à son successeur. La flotte qui était venue se joindre à lui portait l'ordre de remettre le commandement entre les mains d'Albuquerque, nommé vice-roi des Indes; mais Almeyda ne voulut céder à personne le soin de venger son fils, et donna le dangereux exemple de retenir le commandement au delà du terme prescrit, exemple qui ne fut que trop imité par la suite, et qui causa plus d'une fois de funestes querelles. Almeyda alla plus loin: Albuquerque réclamant ses droits avec la hauteur qui lui était naturelle, il osa le faire arrêter et l'envoyer prisonnier à Cananor; le fier Albuquerque fut mis dans les fers. Il semble que ce dût être le sort de presque tous ces conquérans d'essuyer cette humiliation. Colomb, à qui l'on devait un nouveau monde, avait reçu en Espagne le même traitement. Le fameux Cortès ne fut guère mieux récompensé. Le même sort attendait peut-être Almeyda à Lisbonne; mais, la mort l'y déroba. Il était parti de Cochin après que Ferdinand de Coutinho, venu de Portugal avec treize vaisseaux et des pouvoirs extraordinaires, eut établi Albuquerque dans la place de vice-roi. Au moment de son départ, les magiciens du pays lui déclarèrent qu'il ne passerait pas le cap de Bonne-Espérance: il le passa pourtant; mais ayant relâché à la baie de Saldagna, qui en est à peu de distance, il prit querelle avec quelques nègres du pays, et fut tué.
Nous voici à l'époque des plus grandes conquêtes, et des plus considérables établissemens des Portugais. Albuquerque se voyait à la tête de la flotte la plus puissante qui eût encore paru dans ces mers avec le pavillon de Portugal. Il avait trente vaisseaux chargés de dix-huit cents hommes, et d'une multitude d'Indiens que l'espoir du pillage avait attirés sous ses enseignes; car, dans tout gouvernement despotique, il n'y a point de patrie, et l'on appartient à celui qui paie le mieux. Les Européens établis dans les Indes ont toujours eu et ont encore dans leurs troupes beaucoup de naturels du pays, qui servent fort bien tant qu'on les paie, et s'en vont dès qu'il n'y a plus d'argent. Albuquerque, qui n'avait pas oublié ses ressentimens contre le samorin, tourna d'abord ses armes contre Calicut: la ville fut prise, et les vainqueurs y mirent le feu. Mais le vice-roi ayant reçu deux blessures dangereuses et perdu son lieutenant Coutinho, les Portugais, qui d'ailleurs avaient éprouvé une vigoureuse résistance, furent obligés de retourner à Cochin. On croyait qu'Albuquerque, dès qu'il serait guéri de ses blessures, courrait achever la conquête de Calicut; mais un pirate, nommé Timoia, lui inspira d'autres desseins; il lui fit une telle peinture des richesses de Goa, que l'avidité l'emporta sur la vengeance. Tiçuarin ou Goa est une île d'environ neuf lieues de tour, sur la côte de Canara, vers le 15e. degré de latitude nord; l'eau y est excellente, l'air fort sain, le terroir agréable et fertile. Elle avait été prise par les conquérans mogols, qui avaient rebâti la capitale. Tous ces pays, soumis au commencement du quinzième siècle par les Tartares venus du nord, avaient secoué le joug, et s'étaient partagés en souverainetés particulières. Goa est une dépendance du royaume que les Indiens nommaient Visapour, et que les Mogols avaient nommé Décan. Albuquerque s'en rendit maître, et en fit le boulevart de la domination portugaise. Le butin fut immense: on fit main-basse sur tous les Maures de l'île. Le vice-roi fit jeter les fondemens d'un fort qu'il appela Manuel; il reçut des ambassadeurs de tous les princes alliés du Portugal, et fit battre de la monnaie de cuivre et d'argent. Quatre cents Portugais demeurèrent attachés à la défense du fort, avec cinq mille Indiens commandés par Timoia, qui avait contribué à la prise de la ville.
Une conquête non moins importante fut celle de Malaca, dans l'ancienne Chersonèse d'or, vis-à-vis l'île de Sumatra, à 2 degrés de latitude nord: c'était le plus grand marché de l'Inde; son port était toujours rempli d'une multitude de vaisseaux. La ville, bâtie par des pêcheurs, et d'abord tributaire de Siam, avait été depuis habitée par les Malais. Mohammed, prince maure, y régnait, et le roi de Pahang lui avait fourni de puissans secours. Les Portugais n'avaient point encore rencontré de résistance plus opiniâtre, ni fait de conquête qui leur eût coûté davantage. Jamais aussi ils ne versèrent plus de sang. Le massacre dura neuf jours, jusqu'à ce qu'il ne restât pas un seul Maure dans la ville: il fallut la repeupler d'étrangers et de Malais. On y bâtit une église, et un fort nommé Hermosa. Le roi s'était retiré, avec sa famille, dans des bois impénétrables dont le pays est couvert.
Albuquerque fut alors au faîte de la grandeur. Les rois de Siam et de Pégou, dans la presqu'île au delà du Gange, de Narsinga, près de la côte de Coromandel et de Visapour, recherchèrent son alliance; le samorin consentit à laisser bâtir un fort qui devait dominer Calicut. Les lieutenans du vice-roi découvraient dans le même temps les Moluques. Lui-même conduisit dans la mer Rouge la première flotte portugaise qui eût encore passé le détroit de Babelmandel: il échoua, il est vrai, devant Aden; mais s'étant présenté devant Ormuz, il trouva que la terreur de son nom lui avait tout soumis par avance. Le roi d'Ormuz renouvela le traité qui mettait son pays sous la protection du Portugal; on rendit aux Portugais le fort qu'ils avaient commencé et qu'ils achevèrent: pour comble d'insulte, Albuquerque força le roi d'Ormuz de lui donner l'artillerie de sa capitale pour défendre le fort. Il reçut avec toute la pompe d'un souverain les ambassadeurs d'Ismaël, roi de Perse, qui lui envoyait des présens. Mais, au milieu de tant de gloire et de prospérité, sa santé, altérée par les fatigues, s'affaiblissait de jour en jour. Des ordres de sa cour, qui, pour toute récompense de ses services, le rappelaient à Lisbonne et lui donnaient un successeur, lui portèrent une atteinte plus dangereuse que ses maladies. Il reçut ces ordres comme il retournait dans l'Inde pour y rétablir sa santé: il se permit à peine quelques plaintes; mais étouffant la douleur qui les lui arrachait, il tomba dans une profonde mélancolie, dont il ne sortit que pour rendre le dernier soupir, en arrivant à Goa le 16 décembre 1515; il était dans la soixante-troisième année de son âge. Les Portugais n'avaient point eu dans l'Inde de commandant qui eût fait de si grandes choses, et depuis ils n'en eurent point qui l'égalât[12].
Le gouvernement d'Albuquerque avait été l'époque où la puissance portugaise était montée à son comble. Après sa mort, la décadence se fit sentir. Il n'était pas possible que tant de richesses n'allumassent la cupidité, et que tant d'élévation ne produisît l'orgueil et la tyrannie. Les cruautés atroces et l'insolent brigandage des commandans et des soldats rendirent le nom portugais exécrable sur toutes ces côtes. Les révoltes furent fréquentes, et les Indiens furent quelquefois vengés. Les Portugais furent battus dans l'île de Java. Ils manquèrent encore Aden et Djeddah dans la mer Rouge. Ils échouèrent plusieurs fois devant Diu. Ils se virent assiégés dans Goa et dans Malaca, par les habitans, que leur tyrannie avait soulevés. Cependant ils n'avaient rien perdu de leur activité entreprenante. Édouard Coëllo et Perès d'Andrada pénétrèrent dans les mers de l'Asie, l'un jusqu'à Siam, et l'autre jusqu'à Canton, port de la Chine. Mais ayant osé braver à Canton les ordres de l'empereur avec une imprudence inexcusable, ayant même poussé l'arrogance jusqu'à faire élever une potence dans l'île de Ta-mou, vis-à-vis Canton, les Portugais furent tous massacrés. Ils furent chassés de Calicut par le samorin, et obligés de démolir eux-mêmes leur fort et de l'abandonner. Attaqués à la fois dans toutes leurs possessions, ils étaient souvent réduits aux plus déplorables extrémités; mais ils soutenaient et réparaient même avec une intrépidité admirable les disgrâces que leur attiraient leur orgueil et leur avarice. L'esprit de découverte et de conquête subsistait encore, et, mêlant l'héroïsme au brigandage, il s'étendait du fond de la mer Rouge, où l'on soumettait les îles de Maçoua et Dalakh, jusqu'au détroit de la Sonde, à l'extrémité de l'Océan indien, où l'on subjuguait Java; il apercevait la grande île de Bornéo; de là, passant au delà de l'île Célèbes, il conduisait les Portugais jusqu'au vaste archipel des Philippines, où il leur montrait Mindanao. Il n'y avait plus qu'un pas à faire jusqu'aux îles du Japon pour avoir embrassé toute l'Asie et parcouru les mers qui baignent cette vaste partie du monde à l'ouest, au sud et à l'est. Antoine de Mota, François Zeimoto, et Antoine de Peixoto, faisant voile vers la Chine en 1542, furent jetés par la tempête dans l'île de Niphon, nommée par les Chinois Jepucen, d'où les Européens ont formé le nom de Japon. Ce fut là le terme des découvertes des Européens du côté de l'orient. Vers cette époque de 1540, les Portugais dominaient par le commerce et par les armes sur quatre mille lieues de côtes, depuis le cap de Bonne-Espérance, au sud de l'Afrique, jusqu'au cap de Lingpô, à l'extrémité orientale de l'Asie, sans y comprendre la mer Rouge et le golfe Persique, où ils avaient le fort de Mékran et Ormuz. Leurs principaux établissemens étaient la Mina, Sofala, Monbassa et Mozambique, sur la côte d'Afrique; Baçaïm et Diu, dans le royaume de Cambaye, et de là jusqu'au cap Comorin, Goa, Cochin, Cananor, Coulan; depuis ce cap, en remontant la côte de Coromandel, ils avaient Négapatan, Méliapour et Masulipatan; de là, en descendant au delà de l'entrée du golfe du Bengale, ils avaient Malaca; plus loin, au delà du détroit de la Sonde, Timor; enfin Macao, qu'ils bâtirent dans une petite île de la baie de Canton, à l'entrée de la Chine. Ils tiraient la cannelle de Ceylan, où ils avaient bâti un fort à Colombo, dont le roi leur payait un riche tribut. Ils disputaient les Moluques aux Espagnols, qui étaient venus par le sud-ouest[13]. Ils tiraient le girofle de Ternate et de Tidor. On conçoit facilement quelles richesses le roi de Portugal puisait dans ces nombreuses possessions, et quels gains immenses procuraient aux commandans des vaisseaux les prises continuelles que l'on faisait dans toute l'étendue de ces mers, où régnait leur pavillon. Mais cette vaste puissance fut détruite presque aussi promptement qu'elle avait été formée. La domination tyrannique des Portugais, et la haine qu'elle inspirait, fournirent aux nations rivales, à qui la route d'Europe aux Indes devint bientôt familière, les moyens de s'élever sur les ruines des premiers conquérans.
Cependant, pour ne rien omettre de ce qui peut intéresser la gloire des Portugais, il faut dire un mot des deux siéges de Diu, qui appartiennent à peu près à l'époque où nous nous sommes arrêtés, et de la confédération des puissances de l'Inde, dissipée par le courage et les talens d'Ataïde. Ce furent là les derniers triomphes des Portugais.
Bandour, roi de Cambaye, ayant eu besoin des secours des Portugais contre les Mogols de Delhy, leur avait enfin accordé la permission de bâtir un fort à Diu. Dès qu'ils furent en possession du fort, ils devinrent bientôt maîtres de la ville, qu'ils trouvèrent si bien fortifiée, qu'ils n'eurent que très-peu de chose à y faire pour la rendre un des plus fermes remparts de leur puissance. Bandour, fatigué de leur joug appela les Turcs qui, se rendant de plus en plus redoutables, venaient de conquérir l'Égypte et de mettre fin à la domination des Mamelouks. Maîtres de l'Égypte, ils avaient un intérêt direct à combattre les Portugais, qui ruinaient le commerce que le Caire entretenait avec les Indes par l'isthme de Suez et le golfe Arabique. En 1558, Soliman, pacha, partit de Suez avec une flotte de soixante-seize bâtimens, et parcourut dans toute sa longueur ce golfe dangereux et resserré, qui s'étend entre l'Égypte et l'Arabie, depuis Suez jusqu'au détroit nommé en arabe Babelmandel, ou Porte des pleurs; nom qui prouve l'idée terrible que l'on avait de cette mer remplie d'écueils, de bas-fonds et de bancs de sable. Soliman s'empara de la ville d'Aden, située à pointe de l'Arabie, et que l'on peut appeler la clef de la mer Rouge. La navigation est si difficile dans cette mer, qui n'a pas plus de cent lieues dans sa plus grande largeur, qu'on ne peut faire voile la nuit qu'au milieu du golfe. Il faut une attention continuelle pour suivre le canal propre à la marche, et le pilote avertit, par des cris, du changement qu'il faut faire à la manœuvre. Il y a deux sortes de pilotes pour cette mer: les uns accoutumés à la navigation du milieu, qui est la route pour sortir du golfe; les autres accoutumés à conduire les vaisseaux qui reviennent de l'Océan, et qui prennent entre les bancs de sable. On les nomme robans, du mot arabe roban, qui signifie pilote. Ils sont excellens nageurs. Dans plusieurs endroits où la mauvaise qualité du fond ne permet pas de jeter l'ancre, ils plongent hardiment pour fixer une galère entre les bancs.
Bientôt Diu se vit assiégé d'un côté par la flotte turque, et de l'autre par l'armée du roi de Cambaye, que commandait Khoïa-Djaffar, Maure de beaucoup de courage et d'esprit, qui, ayant servi chez les Portugais, tournait contre eux les leçons qu'il en avait reçues. Le siége fut poussé avec la dernière vigueur. Les Portugais, craignant quelque trahison de la part des habitans de la ville, l'avaient abandonnée, et s'étaient bornés à la défense du château et du fort. Ils étaient en petit nombre, mais déterminés à mourir plutôt que de se rendre; et Diégo Sylveïra, leur gouverneur, valait lui seul une armée. Il joignait à la bravoure, qui était commune alors à tous les Portugais, des vertus qui semblaient leur être étrangères, le désintéressement et l'humanité. Les historiens conviennent qu'il fit tout ce qu'il était possible de faire dans un temps où l'attaque et la défense des places n'étaient pas à beaucoup près aussi perfectionnées qu'aujourd'hui. La valeur et l'impétuosité servaient beaucoup plus que l'adresse. Sorties continuelles qui troublaient les assiégeans et leur coûtaient beaucoup de monde, diverses inventions pour brûler les machines, que l'on joignait encore à l'artillerie, promptitude à réparer les brèches et à former de nouveaux remparts, tout fut employé par les assiégés pendant deux mois que dura le siége. Les Portugais se signalèrent par quantité de ces actions étonnantes que l'on admire et qu'on oublie, mais que les historiens conservent quelquefois comme des témoignages de ce que peut l'homme quand le danger et le désespoir lui donnent des forces que lui-même ne soupçonnait pas. Un Portugais, nommé Pentendo, était sorti du combat avec une blessure. On y mettait le premier appareil. Il entend le bruit d'une nouvelle attaque; il s'arrache des mains des chirurgiens, revole à l'ennemi, est encore blessé, revient se faire panser; mais entendant que l'attaque recommence, il s'échappe de nouveau, et reçoit une troisième blessure. Les femmes même se distinguèrent par leur intrépidité et leur constance. Elles se chargeaient de tous les travaux que la faiblesse de leur sexe leur permettait, afin de laisser aux hommes plus de liberté pour combattre. Soliman, furieux d'une si longue et si opiniâtre résistance, et alarmé d'ailleurs de l'arrivée prochaine d'une flotte portugaise commandée par Norongna, résolut de tenter un assaut général. On se battit sur les remparts pendant quatre heures. Sylveïra était partout; il commandait, il combattait, il animait les soldats par sa voix et par son exemple. Mais le gendre de Djaffar, qui dirigeait l'assaut, ayant été tué, les Turcs se retirèrent, et le lendemain Soliman mit à la voile. Il y a toute apparence que, s'il avait su l'état où étaient les Portugais, il n'aurait pas levé le siége. Il n'y avait plus ni poudre, ni balles, ni munitions. Les lances et les épées étaient brisées et hors d'état de servir. Il ne restait que quarante soldats qui pussent combattre. Les murs étaient ouverts en mille endroits; et, dans cette déplorable extrémité, la contenance du brave Sylveïra ne changea pas un moment.
Il paraît que le départ précipité de Soliman fut surtout l'effet de la politique de Djaffar. Ce ministre de Cambaye était las de la tyrannie et des violences des Turcs, qui avaient pillé la ville de Diu, et affectaient de parler en maîtres. Il crut que le joug des Portugais serait plus doux ou moins durable, et plus facile à secouer. Il fit rendre au pacha une lettre qui l'avertissait que la flotte portugaise serait le lendemain à la vue de Diu. Soliman, effrayé, se hâta de retourner à Aden, et de là à Constantinople, où il ne put éviter la disgrâce commune en cette cour aux généraux malheureux; il fut forcé de se donner la mort.
Sylveïra fut rappelé en Portugal pour y recevoir des récompenses, qui ne pouvaient jamais être proportionnées à ses services. Il avait sauvé le boulevart des Portugais dans l'Inde. Il fut reçu comme un héros. Le ministre de France demanda son portrait au nom du roi son maître. Il fut nommé vice-roi des Indes. Mais le moment de la gloire précède de bien peu celui de l'envie; elle attend à peine que le bruit des acclamations soit cessé pour faire entendre les murmures. On tourna contre Sylveïra ce qui devait, plus que tout le reste, confirmer le choix qu'on faisait de lui. On lui fit un crime de sa bonté et de sa douceur. Le poste de vice-roi est au-dessous de la bonté de Sylveïra, dit-on malignement au roi; et Sylveïra fut révoqué. Un pouvoir dans lequel la bonté était regardée comme une vertu dangereuse ne pouvait pas être de longue durée. On voit par plus d'un exemple que cette espèce de vertu était fort mal récompensée à Lisbonne. Le vaillant Antoine de Galvam, qui avait vaincu huit rois indiens, et défendu et affermi la domination portugaise aux Moluques, avait inspiré tant d'attachement aux naturels du pays par son intégrité et sa modération, qu'ils lui avaient offert la couronne. Il aima mieux revenir à Lisbonne se mettre entre les mains de ses créanciers: car son zèle pour le service de l'état lui avait fait contracter des dettes dans ces mêmes places qui étaient pour d'autres une source de richesses. Il mourut dans un hôpital, victime de son désintéressement et de la fatalité déplorable qui semblait poursuivre tous les vainqueurs de l'Inde.
Remarquons que cette offre des habitans des Moluques à Galvam prouve ce que les historiens portugais avouent eux-mêmes, que, dans les pays qui n'étaient pas soumis aux Maures, on aurait tout obtenu des Indiens par la douceur et la bonne foi. Les Portugais aimèrent mieux pousser à l'excès l'abus de la force et de la victoire. Le rapt, le viol, les empoisonnemens, les assassinats, tout leur paraissait permis pour satisfaire la soif de l'or et des voluptés. Mais ces mêmes excès ne pouvaient manquer de leur devenir funestes. L'habitude des délices et de la mollesse énerve les forces et le courage, et les crimes avilissent l'âme. Bientôt la gloire et la patrie furent oubliées. On avait toujours de la valeur; mais, dans des établissemens lointains et entourés d'ennemis, l'attention à préparer les ressources et à ménager les naturels du pays est encore plus importante que la valeur; et c'est ce qui manqua aux Portugais. On ne songeait qu'à acquérir des richesses: un trafic infâme, confondant les officiers et les soldats, détruisit toute discipline.
Le second siége de Diu, qui arriva sept ans après le premier, en 1545, fut beaucoup plus long, plus meurtrier, plus terrible, et non moins fertile en belles actions. C'était l'intrépide Khoïa-Djaffar qui commandait à ce siége, à la tête des troupes de Cambaye. Après avoir éloigné les Turcs, il se flattait de chasser les Portugais. Il pressait le siége avec furie, et le dirigeait avec habileté. Mascarenhas, gouverneur de la place assiégée, avait sans cesse devant les yeux l'exemple de Sylveïra, et acquit une gloire égale à la sienne. Djaffar, donnant ses ordres au milieu d'une attaque, fut tué d'un coup de canon, qui lui enleva la tête et la main droite sur laquelle il était appuyé. Son fils Roumi-Khan, digne de succéder à son père et de le venger, poursuivit le siége avec opiniâtreté. Les assiégés furent réduits aux dernières horreurs de la disette. On se disputait les corbeaux qui venaient dévorer les cadavres. Enfin les Portugais, n'ayant plus que le désespoir pour défense, se portèrent en foule sur la brèche, hommes et femmes mêlés ensemble, et armés de même, résolus de mourir en combattant. Un prêtre était au milieu d'eux le crucifix à la main. La nuit mit fin à cet effroyable assaut; et peu de temps après le gouverneur don Juan de Castro arriva de Lisbonne à la tête d'une flotte de quatre-vingt-dix voiles, qui, portant sur sa route la terreur et le ravage, avait pillé Surate et Azoto. À peine débarqué, il attaqua les Indiens dans leurs retranchemens, et remporta une victoire complète. Roumi-Khan, qui s'était défendu jusqu'au dernier soupir, fut trouvé parmi les morts. La ville de Diu fut reprise, et le château rebâti. Tous les Portugais de l'Inde célébrèrent avec transport la délivrance de Diu, où ils croyaient voir leur sort attaché, et la gloire de son libérateur. On lui prépara dans Goa, résidence ordinaire des gouverneurs de l'Inde, une entrée triomphante, à peu près semblable à celle que faisaient autrefois dans Rome les généraux victorieux. Les rues étaient tendues de riches tapisseries. Le bruit des instrumens de musique se mêlait à celui des foudres guerrières. La ville, le port et les vaisseaux étincelaient d'illuminations. Le vainqueur entra sous un dais magnifique. À la porte, on lui ôta son chapeau pour lui mettre une couronne de lauriers sur la tête et une palme dans la main. Devant lui marchait le prêtre Del Cazal, portant le même crucifix qu'il avait eu au combat, et l'étendard royal à son côté. À sa suite venait Djezzar-Khan, l'un des chefs ennemis. Six cents prisonniers couverts de chaînes et les yeux baissés fermaient le cortége. Une multitude de chariots portaient le canon et les armes enlevés à l'ennemi. Toutes les femmes de la ville, à leurs fenêtres, jetaient des fleurs et des parfums sur le vainqueur. La reine de Portugal, Catherine, disait que Castro avait vaincu comme un chrétien, et triomphé comme un païen. Des récompenses extraordinaires l'attendaient encore à Lisbonne. Le roi lui continuait son gouvernement sous le titre de vice-royauté. Son fils était nommé amiral des mers de l'orient. Mais cette singulière destinée, qui ne voulait pas que les héros de l'Inde jouissent de leur bonheur et de leur gloire, atteignit Castro au milieu de ces honneurs. Il succomba, à l'âge de quarante-huit ans, à une maladie de langueur produite par le chagrin que lui causait depuis long-temps la mauvaise administration des affaires dans les établissemens portugais, et l'inévitable décadence qu'il prévoyait au milieu de tant de corruption. Ses exploits l'avaient mis au rang des héros, et le genre seul de sa mort prouverait à quel point il était citoyen, quand toute sa conduite n'en aurait pas été un continuel témoignage. C'était vraiment un de ces hommes extraordinaires, dont la vie est un modèle ou un reproche pour ceux qui occupent les grandes places. Il avait, dans sa première jeunesse, suivi Charles-Quint dans l'expédition de Tunis; mais il refusa les récompenses que lui offrit ce prince, ne voulant en recevoir que de son roi. Ensuite, commandant un vaisseau dans la flotte de Norongna qui devait secourir Diu lorsque les Turcs l'assiégèrent, et qui pourtant ne le secourut pas, il avait vu, dans les lenteurs préméditées de l'amiral qui faillirent perdre Diu, ce que peut faire la basse jalousie et l'intérêt personnel, et il avait présagé dès lors tous les malheurs qui arrivèrent bientôt aux Portugais. Nommé commandant d'Ormuz avec mille ducats d'appointemens, il accepta la pension parce qu'il était pauvre, et refusa le commandement parce qu'il ne s'en croyait pas digne. Pour le devenir, il se livra tout entier à l'étude, et tâcha d'acquérir les connaissances mathématiques et géographiques nécessaires dans les voyages de long cours et dans les commandemens maritimes. En 1540, il suivit Étienne de Gama, frère du fameux Vasco, qui, voulant venger le Portugal de l'invasion des Turcs dans l'île de Diu, entra dans la mer Rouge avec le dessein d'aller brûler leur flotte à Suez. Gama fut repoussé à Suez; mais il enrichit tous ses soldats du pillage de Suaquem, l'une des places les plus importantes de la côte. Castro, qui cherchait une autre espèce de butin, fit un journal exact de la navigation de Gama depuis Goa jusqu'à Suez; et sa relation[14], pleine d'observations nautiques sur les distances et les latitudes des ports, des caps et des îles de la mer Rouge, sur les marées, les courans, les écueils et les bancs de sable, est le monument le plus utile et le plus curieux qui ait aidé les géographes à tracer la carte de cette mer, qui depuis a été d'autant plus difficilement connue, que les vaisseaux d'Europe qui viennent par l'Océan ne vont guère plus loin que Moka.
Castro, vice-roi des Indes, demanda en mourant qu'on l'assistât de quelque partie des deniers royaux, afin qu'on ne pût pas dire qu'il était mort de faim. En effet, on trouva dans ses coffres trois réaux pour toutes richesses. Il jura, au lit de la mort, qu'il n'avait jamais touché ni aux revenus du roi, ni à l'argent d'autrui; serment qu'après lui aucun gouverneur ne fut tenté de faire. Son corps fut porté à Lisbonne; mais ses exemples et sa renommée n'y arrivèrent que pour être un dernier monument des vertus qu'on ne devait plus revoir.
Ce fut sous le règne de Sébastien que l'Inde fit un effort général pour chasser les tyrans étrangers qui l'opprimaient. Le samorin et le roi de Cambaye attaquèrent toutes les possessions du Malabar. Le roi d'Achem mit le siége devant Malaca. Goa soutint un siége de six mois contre Idal-Khan, celui-là même sur qui les Portugais l'avaient pris. L'intérêt et la vengeance l'excitaient également à se ressaisir de son bien; mais la belle défense d'Ataïde le força de lever le siége. Ce vice-roi, le dernier des héros du Portugal, ne vit pas plus tôt l'ennemi retiré, qu'il courut à Chaül combattre une armée de cent mille hommes commandée par le roi de Cambaye. Ce prince et le samorin de Calicut furent vaincus tous les deux, et l'Inde fut pacifiée. Mais ce triomphe fut le dernier éclat d'une gloire expirante. Des ennemis plus habiles et plus opiniâtres que les Indiens, dépouillèrent les déprédateurs de ces belles contrées, et s'emparèrent de leurs établissemens et de leur commerce. Les Anglais, réunis avec le grand Schah-Abas, roi de Perse, assiégèrent Ormuz en 1622, et dans la suite le ruinèrent de fond en comble. Les Hollandais s'emparèrent des Moluques et de Ceylan; ils prirent Malaca; ils fondèrent Batavia dans l'île de Java, que les Portugais furent forcés d'abandonner; ils s'emparèrent de Cochin, de Cananor, de Cranganor, de Coulan, sur la côte de Malabar, et de Négapatan sur celle de Coromandel. Enfin, vers le milieu du dix-septième siècle, c'est-à-dire, environ cent vingt ans après les premières conquêtes des Portugais, il ne leur restait dans les Indes que Goa, et Méliapour, nommée par les Européens St.-Thomé; et le comptoir de Macao, sur la rivière de Canton.
Le détail de ces révolutions et de ces conquêtes appartient à l'histoire, et n'entre point dans notre plan. Nous avons jeté un coup d'œil rapide sur les exploits des Portugais dans l'Inde, parce qu'ils sont nécessairement liés à leurs découvertes maritimes, et qu'il semble que le même courage ait animé ces peuples lorsqu'ils bravaient tous les dangers d'une mer inconnue, et lorsqu'ils défiaient des multitudes d'Indiens. Le goût des aventures et des entreprises extraordinaires, reste de ces mœurs de chevalerie qui avaient long-temps régné dans l'Europe, paraît s'être joint alors à la soif de l'or, qui, toute puissante qu'elle est, n'aurait pas suffi peut-être pour engager et soutenir ces intrépides navigateurs dans ces courses immenses qui sont sans contredit le plus bel effort de l'audace et de la patience humaine. Elles sont moins étonnantes aujourd'hui que l'expérience a diminué les dangers en augmentant les lumières, et que les établissemens multipliés dans ces mers offrent des relâches et des secours que n'avaient point les premiers vaisseaux qui ont couru sans guides dans ces espaces inconnus. C'est ici surtout que les premiers pas sont véritablement admirables et méritent une gloire unique. L'antiquité n'a rien connu de si grand; mais elle a eu le talent de relever de petites choses; et Vasco de Gama méritait mieux qu'Ulysse d'être le héros d'une Odyssée. Camoëns n'était pas sans génie; mais il fallait pour son sujet d'autres pinceaux que les siens. Il fallait ce ton de grandeur et d'élévation naturel à Homère; et le mérite de Camoëns est d'avoir égalé, dans quelques épisodes, l'imagination et l'intérêt qui animent le style de Virgile. Le sujet de Camoëns est encore à traiter, et le poëte qui le remplirait serait aussi supérieur aux chantres de la Grèce et de Rome que le passage du cap des Tempêtes et la conquête des Indes sont au-dessus des voyages d'Ulysse et d'Énée.
Après avoir considéré l'époque mémorable où le Portugal ouvrit aux nations d'Europe cette vaste route autour de l'Afrique pour pénétrer dans les mers d'Asie, où l'on ne descendait auparavant que par la mer Rouge, l'ordre que nous nous sommes prescrit dans cet ouvrage nous arrête d'abord sur cette même Afrique, dont les Européens avaient déjà fréquenté les côtes avant l'expédition de Gama, mais dont toute l'étendue, depuis la hauteur des Canaries jusqu'au cap de Guardafui, à l'entrée du golfe Arabique, n'a été bien connue que depuis le passage du cap de Bonne-Espérance.(Lien vers la table des matières.)
 LIVRE SECOND.
VOYAGES D'AFRIQUE.
CHAPITRE PREMIER.
Premiers voyages des Anglais sur les côtes d'Afrique, dans les Indes et dans la mer Rouge.
L'Afrique est une région immense, située en grande partie entre les tropiques. Baignée de tous côtés par la mer, elle tient au continent de l'Asie par une langue de terre de vingt lieues, nommée l'isthme de Suez. Elle forme ainsi une grande presqu'île qui parcourt environ soixante-dix degrés en longitude et un peu plus en latitude. Coupée par l'équateur en deux parties inégales, elle s'étend au sud jusqu'au 35e. degré, et au nord jusqu'au 37e. L'intérieur du pays est peu connu; il a toujours été difficile d'y pénétrer. Les sables brûlans, les déserts arides, des peuplades sauvages et inhospitalières, des chaînes de rochers qui traversent les fleuves et rendent la navigation impraticable, les influences du climat, tous les obstacles réunis ont découragé la curiosité et même l'avidité du voyageur et du commerçant. Les côtes ont été fréquentées dans tous les temps, surtout la côte orientale qui regarde l'Inde, et qui est voisine de la mer Rouge, de ce golfe qui, par sa situation, semble fait pour rapprocher l'Afrique et l'Asie, et qui a dû toujours être le centre d'un grand commerce. C'est de la mer Rouge que partirent, sous le règne de Nécao, les navigateurs phéniciens qui, au rapport d'Hérodote, firent en trois ans le tour de l'Afrique, et, après avoir parcouru l'Océan, revinrent en Égypte par le détroit de Gibraltar et la Méditerranée. Hannon et Himilcon firent aussi le même circuit depuis Gades jusqu'au golfe d'Arabie. Mais cette route, devenue depuis si facile et si commune pour les Européens, était alors un effort rare et pénible pour les peuples qui ne pouvaient que suivre les côtes. Toute la partie occidentale d'Afrique, depuis Gibraltar jusqu'au cap de Bonne-Espérance, n'a été bien connue que depuis que les Portugais eurent doublé ce cap en allant aux Indes par mer.
Cependant plusieurs voyageurs, entre autres, Villault de Bellefond et Labat, prouvent, par les monumens qui subsistent encore en Afrique, que dès le milieu du quatorzième siècle, c'est-à-dire, plus de cent ans avant les premières découvertes des Portugais, des marchands français de Dieppe, en suivant les côtes depuis Gibraltar, allèrent au Sénégal et jusqu'en Guinée, et formèrent des établissemens sur la côte de la Malaguette, d'où ils rapportaient du poivre et de l'ivoire. On donne pour preuves de ces voyages les noms français qui se sont conservés dans ces contrées, où des baies s'appellent encore baies de France; où deux cantons sont encore nommés, l'un le petit Dieppe, l'autre le petit Paris. On ajoute que les tambours nègres battent encore une marche française. On avance enfin que le célèbre château de la Mina ne fut bâti par les Portugais que sur les ruines d'un ancien établissement français qui avait été abandonné pendant les guerres civiles, ainsi que d'autres possessions à Cormantin et à Commendo; mais il est difficile de croire qu'il soit resté si peu de traces d'une si grande puissance. Ce qui paraît prouvé, c'est qu'en effet les Normands, que leur situation a toujours portés au commerce de mer, ont long-temps fréquenté les côtes d'Afrique, où ils eurent même quelques comptoirs, qu'après la mort de Charles vi nos guerres civiles firent abandonner. Il est du moins certain que, lorsque les Anglais, les premiers après les Portugais, firent quelques entreprises de commerce sur les côtes de Guinée, les Français paraissaient avoir oublié cette route, et ne s'y montrèrent que quelque temps après.
La jalousie du commerce est si injuste et si exclusive, et la marine portugaise avait tant d'ascendant, que les courses des navigateurs anglais au delà du détroit de Gibraltar furent arrêtées pendant près d'un siècle par les défenses de leur cour, qui, par respect pour la donation du pape, ou par considération pour le Portugal, ne permettait pas que les pavillons d'Angleterre s'avançassent au delà de Gibraltar.
Thomas Windham fut le premier qui, l'an 1551, fit un voyage à Maroc sur un vaisseau qui lui appartenait, nommé le Lion. Deux ans après, accompagné d'un gentilhomme portugais appelé Pintéado, qui, disgracié dans sa patrie, s'était retiré en Angleterre, il parcourut les côtes de Guinée, et pénétra jusqu'à Benin sous l'équateur. Le voisinage du fort de la Mina sur la côte d'Or n'empêcha pas les Anglais d'échanger des marchandises de peu de valeur contre cent cinquante livres d'or. Ils furent très-bien reçus à Benin. Ils eurent même une audience du roi, qui leur parla en portugais, la seule langue d'Europe qui fût connue alors dans ces contrées. Ils eurent permission de séjourner un mois à Benin pour faire leur cargaison de poivre de Guinée ou maniguette[15] ou malaguette. Ce fut ce séjour qui les perdit. Les influences du climat, devenues plus dangereuses par l'intempérance et par l'usage excessif des fruits et du vin de palmier, firent périr en peu de jours la plus grande partie de l'équipage. Windham fut emporté le premier. À l'égard de Pintéado, qui, connaissant le climat, s'était conduit avec plus de sagesse, il mourut d'un autre poison plus cruel et non moins funeste. Le chagrin qu'il conçut des indignes traitemens qu'il eut à essuyer de l'ingratitude, de la dureté de Windham et de ses compagnons, le firent mourir dans la langueur et dans l'amertume.
L'année suivante, une petite flotte anglaise, composée de trois vaisseaux et de deux pinasses, partit de la Tamise, et ayant mis sept semaines pour arriver en Guinée, employa cinq mois pour le retour. On met moins de temps aujourd'hui pour revenir des Indes. Mais le vent, qui était continuellement à l'est, surtout vers le cap Vert, leur était absolument contraire. Les gains de ce nouveau voyage furent considérables. On rapporta au port de Londres plus de quatre cents livres d'or, trente-six barils de maniguette, et deux cent cinquante dents d'éléphans.
Le capitaine Towtson, encouragé par la vue de ces richesses, fit en Guinée trois voyages consécutifs qui furent très-utiles aux Anglais. Ses observations nautiques, meilleures que celles qu'on avait faites jusqu'alors, rendirent cette route familière à ses compatriotes, que les dangers de la traversée et la puissance des Portugais en Afrique intimidaient encore. Il eut audience du roi nègre d'un petit canton près du cap de Très Puntas, où était établi un capitaine portugais nommé D. Jean. Ce D. Jean avait donné son nom à la petite ville d'Ekke-Teki, composée de vingt ou vingt-cinq maisons, et qu'il dominait d'un fort défendu par soixante hommes; ce qui, avec l'avantage des armes et de la situation, lui suffisait pour tyranniser tout le pays. Il tendit des piéges aux Anglais, et troubla leur commerce avec les Nègres; ce qui n'empêcha pas que ce commerce ne fût assez avantageux pour engager Towtson à revenir dans le pays dès l'année suivante. Il rencontra près de la rivière dos Cestos trois vaisseaux français. La crainte d'un ennemi commun réunit les deux nations contre les Portugais, et cette réunion leur inspira assez de confiance pour aller insulter la flotte portugaise qui était dans le port de la Mina, forte de cinq vaisseaux et de quelques pinasses. On se canonna de part et d'autre sans avantage décidé. Mais les Anglais et les Français tirèrent ce fruit de leur hardiesse, qu'on les laissa croiser librement sur ces côtes l'espace d'un mois. Towtson se sépara des Français qui retournaient dans leur patrie. Pour lui, il prit le parti de descendre à la côte d'Or avec d'autant plus de confiance qu'il ramenait avec lui quelques Nègres qu'il avait enlevés à son premier voyage, et qui, ayant été bien traités des Anglais, n'en pouvaient donner qu'une idée favorable à leurs compatriotes, et devaient par conséquent rendre le commerce plus facile et plus avantageux. Les Nègres pleurèrent de joie en revoyant leurs frères qu'ils croyaient perdus. Ceux-ci leur vantaient la puissance, la bonté, la supériorité de la nation anglaise; et les Nègres du pays, qui n'étaient pas si bien traités par les Portugais, commencèrent à regarder ces nouveaux hôtes comme des libérateurs. Ils leur apportèrent tout l'or qu'ils purent trouver dans leur contrée, qu'on croit être, suivant la description qu'en fait Towtson, le petit Commendo, à peu de distance de la Mina.
Le dernier voyage de Towtson fut le plus malheureux. Il s'embarqua avec trois vaisseaux et une pinasse. Il fut d'abord maltraité dans sa route par les flottes d'Espagne et de Portugal, qu'il rencontra successivement à la vue des côtes de Barbarie. Les maladies ravagèrent son équipage. Arrivé à Ekke-Teki, il fut très-mal reçu des Nègres. Cette nation, naturellement inconstante, tantôt ennemie, tantôt admiratrice de ses tyrans, subjuguée tantôt par la force, tantôt par la superstition, était portée à croire que rien ne pouvait triompher des Portugais, qu'elle voyait établis depuis long-temps dans des pays où les autres nations d'Europe osaient à peine aborder. Les Nègres d'Ekke-Teki, prévenus par les Portugais, s'enfuirent tous à la vue des Anglais. Towtson prit le parti de visiter la ville ou habitation nommée Cormantin; car il ne faut pas que ce nom de ville, souvent employé dans les relations, nous rappelle rien de ressemblant à nos villes d'Europe. Les Nègres de Cormantin, qui habitaient dans les montagnes, ménageaient moins les Portugais. Ils apprirent aux Anglais que la plus grande partie de la poudre d'or dont on trafiquait sur la côte venait de plusieurs ruisseaux qui serpentaient dans des déserts entre des montagnes. Towtson ne craignit pas de s'y engager sous la conduite de quelques Nègres. Il entra dans des vallées fort étroites, ou plutôt dans de longues ravines, où souvent il fallait marcher dans l'eau faute de rives. Après avoir fait cinq ou six lieues sans rien découvrir qui ressemblât à de l'or, il vint à un endroit plus ouvert où le ruisseau se perdait dans des sables. L'eau, chargée de petites particules d'or, les déposait en pénétrant dans ces sables humides. Towtson les remua long-temps sans rien apercevoir. Les Nègres, plus exercés que lui à ce travail, lui firent découvrir un assez grand nombre de paillettes, dont il recueillit près de deux onces d'or. Animé par ce succès, il voulut passer la nuit au même endroit, malgré le danger où il était d'être assailli par les bêtes féroces et par les monstres, hôtes naturels de ces déserts, qu'ils cèdent pendant le jour à l'homme qui vient chercher de l'or, mais dont ils se ressaisissent dès que la nuit les en laisse seuls maîtres. Il employa encore au même travail une partie du jour suivant. Mais ses gens, qui trouvaient beaucoup plus court et plus commode de recevoir l'or sans peine et sans danger des mains des Nègres commerçans, l'arrachèrent malgré lui à ce pénible exercice. Il alla avec eux brûler l'habitation nègre de Schamma, l'une des dépendances des Portugais, et ce fut le premier acte de destruction de la part des Anglais dans ce commerce d'Afrique, qui n'a guère été depuis, tant du côté des Nègres que de celui des Européens, qu'un trafic de violences et de brigandages, où l'on vend ce qui n'appartient ni à l'acheteur ni au vendeur, la liberté de l'homme.
Towtson arriva à l'île de Wight dans un état déplorable: il ne ramenait qu'un seul vaisseau, dont l'équipage pouvait à peine suffire à la manœuvre; il en avait abandonné un qu'il n'était plus possible de conserver, et le troisième avait été obligé de relâcher au cap Finistère.
On omet quelques voyages particuliers qui ne produisirent rien d'important; et qui ne contiennent que ces espèces d'aventures qui semblent romanesques, parce que l'imagination de quelques écrivains s'est amusée à en retracer de semblables, mais qui souvent ne sont malheureusement que trop réelles, et passent même les fictions inventées pour l'amusement des lecteurs. Tel est, par exemple, le voyage de l'Anglais Baker, qui, ayant quitté son vaisseau pour entrer dans une chaloupe avec huit de ses compagnons pour reconnaître le pays, fut jeté par un coup de vent sur une côte déserte où il échoua, et se vit long-temps dans la plus horrible situation, pressé par le besoin et par la crainte des bêtes féroces et des Portugais, ennemis beaucoup plus féroces. Réduit à implorer leur pitié et à leur demander du pain, il fut reçu à coups de fusil; tant les intérêts de l'avarice semblaient éteindre toute humanité, lorsqu'une fois on était au delà du tropique! Les Nègres furent plus humains: ils sauvèrent la vie à Baker et aux siens. Un vaisseau français les ayant amenés en France, ils furent traités comme des prisonniers de guerre, et obligés de payer leur rançon.
George Fenner visita les îles du cap Vert en 1556.
Thomas Stéphens, animé par le désir d'être utile à sa patrie, voulut connaître la route des Indes orientales. Il ne pouvait prendre de meilleurs guides que les Portugais. Il s'embarqua sur une flotte de cette nation qui allait à Goa, et qui souffrit beaucoup dans la route. Le récit qu'il fit, à son retour, des richesses et de la puissance des Portugais dans l'Inde, ouvrit les yeux d'une nation active et entreprenante, faite par sa situation pour devoir sa grandeur à son commerce, et qui chercha dès lors les moyens d'entrer en partage de ces richesses lointaines, dont les Portugais voulaient fermer la source aux autres nations d'Europe et d'Asie. Le ressentiment se joignait encore à l'ambition. Les négocians anglais se plaignirent avec raison des outrages qu'ils avaient essuyés dans leurs voyages en Guinée, de la part des sujets du Portugal, dans le temps même que l'Angleterre était en paix avec cette couronne. La reine Élisabeth, sensible à l'honneur de sa nation, concevant d'ailleurs tous les avantages du commerce d'Afrique, et la nécessité d'y avoir quelques établissemens avant de pénétrer dans l'Inde, donna, vers la fin du seizième siècle, des lettres patentes à quelques marchands, portant permission de faire le commerce sur les côtes de Barbarie et sur celles de Guinée, entre le Sénégal et la Gambie. Cette association prit le nom de compagnie d'Afrique, et bientôt son district fut reculé jusqu'à Sierra Leone. Mais, avant l'établissement de cette compagnie, François Drake, célèbre par son voyage autour du globe en 1580, avait déjà vengé l'honneur du pavillon anglais: il avait pris ou brûlé trente vaisseaux espagnols dans le port de Cadix, et insulté le port de Lisbonne, dans le temps même que Philippe II, maître du Portugal, réunissait les deux Indes sous sa domination. C'est vers cette même époque que les navigateurs anglais, cherchant un passage par le nord pour aller en Amérique et aux Indes, s'illustrèrent par leurs périlleuses découvertes dans les mers boréales, tandis que d'un autre côté leur commerce s'étendait vers le cap de Bonne-Espérance. C'est ainsi que, pénétrant à la fois vers les deux pôles, et reconnaissant des terres nouvelles au nord et au sud, ils s'élevèrent par degrés au rang des premiers navigateurs et de la première puissance maritime de l'univers.
Nous parlerons séparément de ces grandes courses autour du monde, dont plusieurs autres nations d'Europe ont partagé l'honneur. Nous nous bornons en ce moment à résumer en peu de mots les progrès de l'Angleterre sur les côtes d'Afrique. Les Açores, qui se rencontrent d'abord sur cette route, furent plusieurs fois l'objet de leurs tentatives et en proie à leurs incursions. C'est là que, s'accoutumant à mesurer leurs forces avec les flottes d'Espagne et de Portugal, dont la réputation imposait alors à toute l'Europe, ils se persuadèrent plus aisément qu'on pouvait les attaquer avec succès dans leurs possessions d'Afrique et des Indes. Dès l'an 1600, les Anglais eurent une compagnie des Indes, comme ils en avaient une d'Afrique. Les capitaines Raymond et Lancaster furent les premiers qui passèrent le cap de Bonne-Espérance sur des vaisseaux anglais. Ils entrèrent dans l'Océan indien, et prirent des vaisseaux portugais à la vue de Malaca. Ils passèrent devant l'île de Sumatra, et, s'étant rafraîchis aux îles de Nicobar, ils vinrent mouiller devant Ceylan. Lancaster, plein de courage et d'ambition, voulait y attendre les vaisseaux du Bengale et du Pégou, qui deux fois l'année apportaient à Ceylan des diamans, des perles et d'autres marchandises pour les vaisseaux portugais qui, partant de Cochin pour Lisbonne, venaient relâcher à Ceylan: il espérait enlever quelqu'un de ces navires et s'enrichir de ses dépouilles; mais la perte de ses principales ancres et le mauvais état de sa santé répandirent dans tout l'équipage un découragement général, et le désir de retourner en Europe fut plus fort que l'avidité du butin. Lancaster, obligé de repartir, passa par les Maldives, où il s'arrêta quelque temps: il aurait voulu, dans sa route, toucher aux côtes du Brésil, pour joindre à la gloire d'avoir parcouru les mers de l'Orient celle d'avoir visité le nouveau continent occidental; mais tous ses gens s'obstinèrent à retourner directement en Angleterre. Les vents contraires et les calmes rendirent leur route si difficile et si longue, que, craignant de manquer de vivres, ils prirent le parti de relâcher dans l'île de la Trinité; mais le peu de connaissance qu'ils avaient de ces mers, où ils voguaient pour la première fois, les égara long-temps. Ils furent jetés dans l'Archipel américain, où ils errèrent au hasard entre Saint-Domingue, Cuba, les Bermudes. Lancaster vit cette Amérique qu'il avait tant souhaité de voir; mais il ne dut pas s'en applaudir. Une partie de son équipage, rebutée de tant de courses, et s'en prenant à lui de l'état misérable où l'on était réduit, l'abandonna dans la petite île de Mona, où il venait de relâcher pour la seconde fois. Le vaisseau mit à la voile et partit sans lui. Des armateurs de Dieppe le recueillirent et le ramenèrent en Angleterre.
On ne peut regarder comme un voyage l'expédition de Raleigh, de Burrough et de Frobisher, qui, avec deux vaisseaux de guerre et treize vaisseaux marchands, se proposaient de pénétrer jusqu'aux Indes, et n'allèrent guère au delà des Açores; mais elle est remarquable par la prise de deux de ces gros vaisseaux portugais nommés caraques, les bâtimens les plus considérables que l'on connût alors, et dont le nom seul inspirait la terreur. Les Anglais en prirent deux, la Santa-Cruz et la Madre de Dios, qui revenaient des Indes, toutes deux richement chargées, et dont la cargaison fut estimée deux cent mille livres sterling. Cette prise fut singulièrement utile aux Anglais, en ce qu'ils trouvèrent dans les papiers des Portugais de grandes lumières sur la navigation et le commerce des Indes. D'ailleurs la supériorité naissante de la marine anglaise commençait à se faire sentir. L'esprit de piraterie et le désir de s'ouvrir la route des Indes armaient en pleine paix des corsaires anglais qui s'enrichissaient des dépouilles de l'Espagne et du Portugal. Un comte de Cumberland ne dédaigna pas ce nom de corsaire: tant la gloire de combattre les tyrans des deux mondes et d'affaiblir leur marine semblait alors ennoblir tout! Il brûla une caraque nommée las Cinque Plagas ou les Cinq Plaies. Un autre capitaine, nommé White, avait pris, quelque temps auparavant, deux bâtimens espagnols chargés de plus de deux millions de chapelets, et d'une quantité prodigieuse de médailles, de bréviaires, de missels et d'agnus. Il y en avait de quoi fournir toutes les possessions espagnoles du Nouveau-Monde.
Enfin, lorsque l'Anglais Davis eut fait le voyage des Indes sur une flotte hollandaise, et eut procuré à sa nation des connaissances plus exactes et plus étendues qu'elle n'en avait eu jusqu'alors sur cette traversée si périlleuse et si lointaine, il se forma en Angleterre une nouvelle compagnie des Indes sous la protection de la reine Élisabeth, et avec un fonds de soixante-dix mille livres sterling. Le capitaine Lancaster, celui qui, le premier, avait pénétré dans la mer de l'Inde, et dont le retour avait été si malheureux, fut créé amiral de la première flotte équipée par cette compagnie, et Davis en fut le pilote. L'amiral était un homme sage et humain, et ses infortunes n'avaient fait que fortifier en lui ses qualités naturelles: car le malheur doit ajouter à la sensibilité autant qu'à l'expérience. Il ne fut pas long-temps sans avoir besoin de l'un et de l'autre. Il vit tous les gens de sa flotte accablés de maladies qui ne manquent pas de se faire sentir lorsqu'on est arrêté trop long-temps près de la ligne. Le scorbut faisait des ravages affreux, et les vents contraires et les calmes empêchaient la flotte de gagner la baie de Saldagna, relâche ordinaire dans cette route, et le seul lieu de rafraîchissement où les Anglais pussent arriver. Ils dûrent leur salut aux soins paternels et à la vigilance de l'amiral. De quatre vaisseaux qui composaient sa flotte, le sien seul était encore en état de faire la manœuvre. On prétend que la précaution qu'il avait prise de faire boire à ses matelots du jus de limon, et de leur interdire toute nourriture jusqu'à midi, les garantit du scorbut, et l'on croit même que cette maladie ferait peu de progrès sur les vaisseaux, si les matelots pouvaient se réduire au biscuit et s'abstenir de viandes salées. Quoi qu'il en soit la flotte, après s'être rafraîchie successivement à Saldagna, dans la baie d'Antongil sur la côte de Madagascar, et aux îles de Nicobar, vint débarquer à Sumatra. Lancaster était chargé d'une lettre du roi d'Angleterre pour le roi d'Achem. Il en fut très-bien reçu, et conclut un traité de commerce d'autant plus facilement, que le prince indien, tyrannisé par les Espagnols et les Portugais, était intéressé à leur opposer une puissance rivale qui pût balancer la leur et l'en affranchir avec le temps. D'Achem on alla dans l'île de Java former une cargaison de poivre. On y trouva les mêmes facilités dans le jeune roi de Bantam. Mais les Hollandais y étaient déjà établis. Cette nation, qui n'avait passé le cap que quarante ans après les Anglais, avait tourné d'abord dans les Indes, et ne s'occupait pas encore de l'Afrique, où elle a eu depuis de grands établissemens. Elle suscita mille obstacles aux Anglais à Bantam, et faillit plusieurs fois de ruiner les magasins qu'on leur avait permis d'élever. Cependant ils vinrent à bout de compléter la charge de leurs vaisseaux, et, prêts à partir pour l'Europe, ils laissèrent des comptoirs et des facteurs dans Java et dans Sumatra. Lancaster rapportait une lettre du roi d'Achem à la reine Élisabeth. Il consent par cette lettre à s'unir avec Élisabeth contre leur ennemi commun le roi d'Espagne, qu'il appelle Sultan d'Afrangiah, ou monarque de l'Europe; ce qui prouve quelle idée l'on avait en Orient de la puissance de ce prince. «En quelque lieu que nous puissions le rencontrer, dit le roi d'Achem, nous lui ôterons la vie par un supplice public.» Si Philippe II, qui ne riait guère, avait vu cette lettre, il aurait pu rire de l'arrêt que prononçait contre lui un petit roi de l'Inde que le moindre capitaine espagnol faisait trembler.
Quelque temps après, Middleton fit un voyage aux Moluques, dont les Hollandais et les Portugais se disputaient la possession. Les Anglais, avec des forces inférieures, parvinrent, non sans beaucoup de peine, à se maintenir dans l'égalité, et à se procurer une grande quantité de poivre et d'épices, avantages qu'ils dûrent surtout à leur conduite sage et modérée, qui les fit aimer des habitans autant que leurs concurrens en étaient haïs ou méprisés. Un proverbe indien disait: «Les Anglais sont bons, et les Hollandais ne valent rien.» Edmond Scot, facteur de Lancaster, a écrit quelques détails sur les mœurs des habitans de Java et des Chinois, mêlés en grand nombre avec les naturels de l'île; mais cette description appartient à l'histoire des voyages et des établissemens d'Asie. Ici nous ne faisons que suivre les premiers pas des Européens dans ces contrées.
Parmi ces relations, dont nous ne donnons qu'une esquisse succincte, parce qu'on n'y trouve point ce qui rend les voyages intéressans, le tableau de la nature et des hommes, il y en a une cependant si remarquable par de grands désastres et de grandes actions de courage, que nous ne croyons pas pouvoir l'omettre sans dérober quelque chose à la curiosité des lecteurs sensibles. C'est celle du Hollandais Linschoten. Il servait sur une flotte espagnole et portugaise qui était partie de Goa en 1589, et qui, en arrivant à la vue des Açores, y trouva un ordre de Philippe II de rester à l'ancre dans le port de Tercère, la plus forte de ces îles et la seule qui soit hors d'insulte. Cet ordre était l'effet de la crainte qu'inspiraient les Anglais. Leurs vaisseaux, croisant dans ces parages, attendaient le retour des flottes d'Espagne et de Portugal, qui, revenant des Indes plus chargées de richesses qu'elles n'en pouvaient défendre, devenaient souvent la proie d'un ennemi qu'elles avaient d'abord méprisé. L'ardeur des Anglais augmentant avec le gain, et leur courage se fortifiant de l'antipathie qui a toujours régné entre eux et les Espagnols, ces prises devinrent plus fréquentes, et il semblait que l'Espagne n'allât chercher si loin des trésors que pour enrichir les Anglais. Cette époque d'ailleurs, la fin du seizième siècle, est celle des disgrâces et de la décadence de l'Espagne qui, par une fatalité singulière, mais très-explicable en politique et en philosophie, perdit sa puissance et son crédit en Europe au moment où elle venait d'acquérir le Nouveau-Monde, et où les plus riches contrées de l'ancien, les Indes, passaient sous sa domination, par la réunion du Portugal à la monarchie espagnole. Les forces naissantes de la marine anglaise contribuèrent beaucoup à l'abaissement de cette vaste monarchie; et les historiens anglais regardent l'expédition de l'amiral Howard aux îles Açores, et le combat, quoique malheureux, du chevalier Richard Greenwill, l'un des capitaines de sa flotte, comme un des événemens qui encouragèrent le plus les desseins de l'Angleterre sur les Indes, en lui faisant voir combien elle pouvait se rendre redoutable à ces mêmes ennemis dont elle avait craint l'ascendant.
Philippe II avait fait armer une puissante flotte pour protéger le retour des vaisseaux de l'Inde et réprimer les courses des Anglais. À la vue de cette flotte nombreuse, l'amiral Howard, qui avait mouillé aux Açores avec six vaisseaux, se sentant trop inférieur en forces, prit le parti de s'éloigner à toutes voiles. Mais Greenwill, qui avait une partie de son équipage dans l'île de Flores, perdit un temps précieux à le faire rentrer dans son vaisseau. Déjà trop éloigné des siens pour espérer de les rejoindre avant d'être atteint par l'ennemi, on le pressa pourtant de couper son grand mât et de s'abandonner à la mer avec toutes ses voiles. Cette ressource pouvait encore lui réussir; mais il la crut honteuse; et, déclarant qu'il aimait mieux périr que de se déshonorer par une fuite ouverte, il s'efforça de persuader à ses compagnons qu'il n'était pas impossible de s'ouvrir un passage au travers des ennemis. Cette résolution prévalut en un moment dans tout l'équipage, tant l'exemple d'un seul homme a quelquefois de pouvoir sur les autres! Les malades même (il y en avait quatre-vingt-dix sur son bord) oublièrent leurs infirmités pour se prêter à cette audacieuse entreprise. On traversa effectivement plusieurs vaisseaux dans un espace si étroit, que la crainte de se nuire les uns aux autres ne leur permit pas de se servir de leur canon. Mais le Saint-Philippe, vaisseau d'une grandeur démesurée, ayant le vent pour s'approcher, couvrit tellement celui des Anglais, que toutes leurs voiles demeurèrent tout d'un coup sans mouvement, comme dans le calme le plus profond. Cette prodigieuse masse, qui n'était pas de moins de quinze cents tonneaux, devint un obstacle insurmontable, et quatre autres vaisseaux espagnols s'étant avancés dans le même moment, Greenwill se trouva serré de si près, que son gouvernail même ne pouvait plus recevoir de mouvement. Dans cette situation, qui ne lui permettait pas d'éviter l'abordage, il déclara que son dessein était de se défendre jusqu'au dernier soupir. Les siens, partageant sa résolution, lui promirent tous de mourir les armes à la main. On vit commencer cet étrange combat d'un vaisseau contre une flotte. Les Espagnols du Saint-Philippe s'avancèrent d'abord avec peu de précaution, et moins préparés au combat qu'au pillage; mais ils reconnurent bientôt ce qu'ils avaient à craindre du désespoir. L'action dura quinze heures, avec un carnage si effroyable, qu'ils furent obligés de faire venir de leurs autres vaisseaux un renfort de soldats pour remplacer leurs morts et leurs blessés. D'environ deux cents hommes sains ou malades, les Anglais en perdirent cent quarante, et quoique la poudre fût presque épuisée, les armes en pièces, le vaisseau presque abîmé, le reste, couvert de sang et de blessures, rejetait encore toute ombre de composition, lorsque Greenwill fut blessé à la tête d'un coup de mousquet. Ce n'était pas le premier coup qu'il eût reçu: mais celui-ci le mettant hors de combat, il proposa aussitôt d'employer le peu de poudre qui lui restait à se faire sauter, ou d'élargir assez les ouvertures du vaisseau pour le faire couler à fond. Une partie de ses compagnons applaudirent à ce dessein; d'autres lui représentèrent qu'il ne pouvait sacrifier inutilement sa vie et celle du petit nombre de braves gens qui lui restaient sans offenser le ciel et sans faire tort à la patrie. Le capitaine et le pilote embrassèrent ce sentiment. Ils lui firent espérer que les Espagnols ne seraient pas insensibles à la valeur, et qu'après avoir connu si parfaitement la sienne, ils le traiteraient moins en prisonnier qu'en héros. À l'égard du serment qu'il avait fait de ne point souffrir, tant qu'il lui resterait une goutte de sang, que son vaisseau pût être employé au service des ennemis de l'Angleterre, ils lui firent considérer que, dans l'état où ce bâtiment était réduit, il ne fallait plus craindre qu'il servît à personne. Greenwill parut sourd à toutes ces raisons. Il demandait à ceux qui voulaient ménager sa vie s'il ne valait pas mieux la perdre glorieusement que de la passer à la rame ou dans les horreurs d'un cachot. Mais pendant ce débat le pilote se fit conduire vers Alphonse Bacan, amiral de la flotte espagnole. Il lui déclara que, dans le désespoir où les Anglais étaient réduits, il ne fallait pas s'attendre à leur faire abandonner les armes sans une composition honorable; et protestant qu'ils n'attendaient que son retour pour se faire sauter avec leur vaisseau, il demanda deux articles qui lui furent accordés, l'un, qu'ils seraient exempts de toutes sortes de violences, et même d'emprisonnement; l'autre, que l'on conviendrait d'une rançon raisonnable, pour laquelle on se contenterait de la parole de Greenwill et des autres officiers anglais. Au surplus, les traitemens que ce brave capitaine redoutait de la part des Espagnols prouvent quelle opinion l'on avait de cette nation, et des cruautés qu'elle exerçait contre des ennemis qui, s'appelant hérétiques, à ses yeux n'étaient plus des hommes. Mais l'amiral, en cette occasion, ne pouvait se dispenser d'accorder ce qu'on demandait. Les Anglais au désespoir, en faisant sauter leur vaisseau, auraient mis sa flotte en danger. Le pilote ayant rapporté sa réponse, on eut besoin de beaucoup d'efforts pour la faire goûter à Greenwill, qui s'obstinait à mourir. Le maître canonnier, plus opiniâtre encore, voulut se tuer d'un coup d'épée, et ce ne fut pas sans peine qu'on le détourna de cette résolution furieuse. Les exemples de ce courage désespéré sont fréquens sur mer. Il semble que cet élément, qui familiarise l'homme avec les dangers extrêmes et avec le mépris de la vie, et qui le remet souvent dans l'état d'égalité et de liberté primitive, ajoute à son caractère et à ses passions un degré d'énergie qu'il n'a pas ailleurs.
Les Anglais se hâtèrent de passer sur les vaisseaux espagnols, dans la crainte que, la fureur de Greenwill se réveillant tout d'un coup, il ne se trouvât quelqu'un qui le servît trop bien en mettant le feu aux poudres. Enfin Bacan chargea quelques-uns de ses officiers d'aller prendre le capitaine anglais, qui n'était plus en état de se transporter sans secours. Les respects avec lesquels cet ordre fut exécuté semblèrent faire quelque impression sur son cœur. Cependant, en acceptant les services de ceux qui s'offrirent à le soutenir, il leur dit amèrement qu'ils pouvaient emporter son corps, dont il ne faisait aucun cas. Les Espagnols eurent soin de nettoyer le vaisseau, qui était souillé de sang et couvert de cadavres. Cette vue fit pousser un soupir à Greenwill, comme s'il eût envié le sort de ceux qui n'avaient point à supporter la fierté des vainqueurs. En sortant du vaisseau, il s'évanouit un moment, et, revenant à lui, il implora la protection du ciel. Il paraissait se défier toujours des Espagnols; mais l'accueil qu'il en reçut le rassura. Ils le comblèrent d'éloges, et tous les soins lui furent prodigués. Cependant Linschoten prétend que Bacan ne voulut jamais le voir. Croyait-il faire trop d'honneur à un prisonnier anglais? ou bien avait-il honte d'avoir eu tant de peine à le vaincre?
Greenwill mourut de ses blessures. Son vaisseau, qui se nommait la Vengeance, fut radoubé par les Espagnols; mais il était destiné à périr. La flotte d'Espagne était demeurée sur ses ancres à Corvo, pour donner le temps à quantité d'autres vaisseaux espagnols et portugais de se rassembler autour d'elle. En y comprenant les vaisseaux de l'Inde, elle se trouva à la fin composée de cent quarante bâtimens. Mais, lorsqu'elle se disposait à mettre à la voile, il s'éleva une tempête si furieuse, que les habitans des îles ne se souvenaient point d'en avoir vu jamais de semblable. Quoique leurs montagnes soient d'une étonnante hauteur, la mer lança ses flots jusqu'au sommet, et quantité de poissons y demeurèrent. Ce terrible orage dura sept ou huit jours, sans un moment d'interruption. Sur les seules côtes de Tercère il périt douze vaisseaux. Linschoten, témoin oculaire, raconte que l'on fut occupé pendant trois semaines à pêcher les cadavres que les flots portaient continuellement vers le rivage. La Vengeance, ce glorieux vaisseau de Greenwill, fut un de ceux qui se brisèrent en mille pièces contre les rochers. Il avait à bord soixante Espagnols et quelques prisonniers anglais qui périrent tous. Un vieux pilote d'un bâtiment hollandais, qui avait été arrêté dans les ports d'Espagne pour le service de cette cour, et qui était commandé par un Espagnol, après avoir opposé tout son art à la tempête, avait été porté à la vue de Tercère. Le capitaine espagnol, croyant que sa sûreté consistait à gagner la rade, le pressa d'y entrer malgré toutes ses résistances. En vain le pilote lui représenta que c'était se perdre sans ressource; on lui répondit par des menaces injurieuses. Ce bon vieillard appela son fils, qui était un jeune homme de vingt ans: «Sauve-toi, lui dit-il en l'embrassant, et ne songe point à moi, dont la vie ne mérite plus d'être conservée.» Ensuite, obéissant au capitaine, il tourna vers la rade, tandis qu'un grand nombre d'habitans qui bordaient les côtes préparaient des cordes soutenues avec du liége, pour les présenter aux malheureux qu'ils s'attendaient à voir bientôt lutter contre les flots. En effet, le vaisseau fut lancé si rapidement sur les rocs, qu'il se brisa d'un seul coup. De cent quarante hommes, il ne s'en sauva que quatorze, entre lesquels était le fils du pilote hollandais.
Cette effroyable tourmente menaça toutes les îles Açores de leur ruine. Elle avait commencé par un tremblement de terre, dont les secousses ébranlèrent quatre fois Tercère et Fayal avec tant de violence, qu'elles paraissaient emportées par un tourbillon. Ce tremblement se fit sentir à Saint-Michel pendant quinze jours. Les insulaires, ayant abandonné leurs maisons qui tombaient à leurs yeux, passèrent tout ce temps exposés aux injures de l'air. Une ville entière, nommée Villa-Franca, fut renversée jusqu'aux fondemens, et la plupart de ses habitans furent écrasés sous ses ruines. Dans plusieurs endroits, les plaines s'élevèrent en collines, et dans d'autres, quelques montagnes s'aplanirent ou changèrent de situation. Il sortit de la terre une source d'eau vive qui coula pendant quatre jours, et qui parut ensuite sécher tout d'un coup. L'air et la mer, également agités, retentissaient d'un bruit continuel qu'on aurait pris pour le mugissement d'une infinité de bêtes féroces. Plusieurs personnes moururent d'effroi; il n'y eut point de vaisseau dans les ports même qui ne souffrît des atteintes dangereuses, et ceux qui étaient à l'ancre ou à la voile, à vingt lieues aux environs des îles, furent encore plus maltraités; il en périt deux à Saint-Georges, trois à Pico, trois à Graciosa; les flots apportèrent les débris de quantité d'autres bâtimens qui avaient fait naufrage en pleine mer, soit en se brisant l'un contre l'autre, soit en s'ouvrant d'eux-mêmes, après avoir été fatigués long-temps par la violence des vagues. Il en périt trois de cette manière à la vue de Saint-Michel, d'où l'on entendit les cris lamentables des matelots, sans pouvoir en sauver un seul. La plupart des autres errèrent long-temps sans mâts, avec des peines inexprimables; et d'une si grande flotte il n'en arriva que trente-deux ou trente-trois dans les ports d'Espagne.
Les pertes de cette couronne, dans l'espace de ces trois années, 1589, 1590, 1591, furent innombrables. Les flottes qui faisaient voile vers les Indes et vers l'Amérique essuyèrent aussi des naufrages, et furent presque détruites. L'Espagne perdit à cette époque fatale plus de deux cents vaisseaux, ou par la tempête, ou par le fer des ennemis.
Linschoten, dont nous avons emprunté ces détails, raconte aussi un trait remarquable de l'antipathie qui animait les Espagnols contre les Anglais. Un petit bâtiment de ces derniers avait été pris à la vue de Tercère, et mené en triomphe dans le port de cette île; huit prisonniers anglais, gardés sur leur bord, attendaient la loi du vainqueur; un Espagnol monte au vaisseau, et en poignarde six avec un mouvement si prompt et si furieux, qu'ils n'ont pas le temps de se reconnaître; les deux autres sont si effrayés, qu'ils se jettent dans la mer. On saisit le meurtrier, on le charge de chaînes; son crime paraît si extraordinaire, qu'on l'envoie au roi d'Espagne, afin que ce prince juge seul du supplice qu'il mérite. Philippe II l'interrogea; mais l'Espagnol s'obstina à garder le silence. Le roi voulait l'envoyer à Élisabeth, et s'en remettre à elle du châtiment d'un crime dont il ignorait la cause; mais on l'en détourna, et quelque temps après, des prêtres obtinrent la grâce du criminel.
En 1608, les capitaines Sharpey et Rowles partirent de Woolwich, l'un sur le vaisseau l'Ascension, l'autre sur l'Union, chargés par la cour de découvrir, dans les mers d'Afrique et dans les Indes, les lieux les plus propres à un établissement. La tempête, qui les sépara au cap de Bonne-Espérance, ne leur permit pas d'achever ce projet. Sharpey alla relâcher aux îles de Comore, situées au 11e. degré sud, entre Madagascar et la côte orientale d'Afrique. Il y fut très-bien reçu des insulaires et du roi de l'île; car les voyageurs donnent toujours le nom de rois à ces chefs de peuplades nègres. Des couteaux, des peignes, des miroirs, des mouchoirs, tous ces petits ouvrages d'une industrie vulgaire parmi nous, et inconnue chez eux, étaient des présens agréables et magnifiques pour ces sauvages ignorans. Dans toute l'Afrique, on a long-temps échangé et l'on échange même encore toutes ces bagatelles d'Europe contre la poudre d'or de la zone torride; ce qui peut servir à prouver, en passant, la supériorité de l'homme formé par les arts sur l'homme de la nature. Les Nègres de Comore s'empressaient de donner toutes leurs provisions, tous les fruits de leur pays pour ces menues clincailleries, dont ces peuples sont partout extraordinairement avides. Les îles de Comore sont fertiles; les noix de cocos y sont fort belles; il y en a d'aussi grosses que la tête d'un homme, et l'eau qu'elles contiennent est proportionnée à leur grosseur; une seule suffirait pour le dîner du matelot le plus affamé. Les Anglais trouvèrent d'ailleurs toutes sortes d'alimens en abondance: des volailles, du poisson, des bestiaux, du riz, du lait, des limons; il n'y manque que de l'eau fraîche; elle y est si rare, que l'usage des habitans est de faire des trous dans la terre, d'où ils tirent une eau bourbeuse à laquelle les Anglais ne purent s'accoutumer; aussi partirent-ils sans avoir renouvelé leur provision. Le besoin d'eau les engagea à débarquer, dix ou douze jours après, dans l'île de Pemba, qui appartenait aux Portugais. Les naturels du pays, portant leur main à leur gorge, leur indiquaient par ces signes que ce séjour était dangereux; mais ils ne les entendirent pas; ils ne s'en souvinrent qu'après avoir échappé très-heureusement aux embûches des Portugais, qui forçaient les habitans de l'île à partager les trahisons que l'on préparait à tous les étrangers abordés sur la côte. Comme les Anglais observèrent quelques précautions, ils ne furent pas absolument surpris; il ne leur en coûta que quelques hommes. Entre cette rade et Mélinde, Sharpey prit trois barques ou petits bâtimens maures, qui avaient à bord environ quarante hommes; il crut en reconnaître quelques-uns pour des Portugais, à leur couleur plus pâle que celle des autres Maures. Il leur parla de la perfidie qu'il venait d'essuyer à Pemba; ils nièrent qu'ils fussent Portugais; mais on les entendit délibérer dans leur langue, et l'on commença à concevoir quelques soupçons. Il paraît que la crainte de quelque vengeance de la part des Anglais, ou le désespoir que leur inspirait la captivité, les porta tous en un moment au complot hardi et terrible qu'ils formèrent. Toutes les épées de l'équipage étaient rangées nues dans un endroit qui ne pouvait échapper à leurs yeux. Le pilote anglais, ayant fait descendre dans sa chambre un des pilotes maures pour l'entendre raisonner sur ses instrumens astronomiques, s'aperçut de l'attention avec laquelle il observait tout ce qui était autour de lui, et crut reconnaître, en le quittant, qu'il avertissait ses compagnons du signal auquel ils devaient commencer leur révolte. Sur ce premier indice, Sharpey donna ordre à ses gens de veiller sur la salle d'armes; ensuite, jugeant que les Maures pouvaient avoir des couteaux cachés, il voulut qu'ils fussent fouillés avec rigueur. On s'adressa d'abord au pilote, qui portait effectivement un couteau: il le prit d'une main avec une adresse qui trompa celui qui visitait ses habits; et lorsque l'Anglais, s'en étant aperçu, voulut lui saisir le bras, il passa aussi légèrement cette arme dans son autre main, et en perça le ventre à l'Anglais, en jetant un grand cri, qui servit de signal à tous les autres. Le combat devint alors général; mais Sharpey et plusieurs officiers qui se trouvaient sur le pont eurent bientôt abattu les plus furieux: les autres furent tués dans la salle d'armes, où ils s'étaient précipités en foule; il en périt trente-deux; le reste, au nombre de douze, se jeta dans les flots, où quatre se noyèrent; mais les huit autres profitèrent avec tant de promptitude et d'adresse du trouble qui régnait sur le vaisseau, qu'étant rentrés dans une de leurs pangayes, ils gagnèrent le rivage; enfin de cette troupe de furieux il ne resta que deux prisonniers, si terribles encore dans l'agitation de leurs esprits, qu'on fut obligé de les charger de chaînes: il y eut quelques Anglais de blessés.
Sharpey, ayant rencontré près de Socotora un vaisseau guzarate qui faisait voile vers Aden, et qui lui vanta le commerce de cette ville, prit le parti de la visiter, et s'avança vers le golfe Arabique. Les Guzarates le trompaient. Aden n'était qu'une forteresse turque, défendue par une forte garnison, comme étant la clef du golfe, et dont ils fermaient l'accès à tous les Européens. Le capitaine anglais vit, en approchant, le château qui est à l'entrée du port, séparé de la terre, et bordé de trente pièces de canon. Il soupçonnait si peu les Guzarates, qu'il convint avec eux qu'ils entreraient les premiers dans le port, et qu'il attendrait leurs informations. Ils avertirent le gouverneur turc qu'ils étaient suivis d'un vaisseau anglais qui avait jeté l'ancre à deux milles du port. Un officier de la ville fut envoyé aussitôt dans une barque, pour engager les Anglais à s'approcher sans défiance. Il paraît que l'aventure de Pemba ne les avait pas rendus plus soupçonneux. Sharpey descendit au rivage avec quelques-uns de ses gens, et se laissa conduire devant le gouverneur, qui, après quelques questions, l'envoya, sous la garde d'un chiaoux et de quelques janissaires, dans une maison voisine, où il fut retenu avec les siens durant plus de six semaines. Au bout de ce temps, un officier vint le prier civilement, de la part du gouverneur d'envoyer des ordres à son vaisseau pour faire débarquer du fer, de l'étain et du drap, jusqu'à la valeur de deux cent cinquante piastres, en promettant de payer ces marchandises. Elles furent amenées au rivage; mais, en y arrivant, elles furent saisies par les officiers de la douane, qui prétendirent qu'elles leur appartenaient pour leurs droits. Il porta ses plaintes au gouverneur, qui l'exhorta fort doucement à ne point s'offenser des usages du port, et lui dit que, s'il n'était pas content, il était le maître de retourner sur son vaisseau.
Le capitaine ne demandait pas mieux; mais, comme il se disposait à partir, on arrêta encore deux de ses gens, en lui disant que l'usage était de payer deux mille piastres pour le droit d'ancrage, et que les deux Anglais seraient gardés en toute sûreté jusqu'à ce qu'on eût payé cette somme. Sharpey se rendit à bord sans répliquer, de peur qu'on n'en demandât davantage; au lieu de la somme, il envoya un mémoire au gouverneur, qui n'y répondit point, mais qui donna ordre sur-le-champ que l'on conduisît les deux Anglais jusqu'à Zénan, résidence du pacha, pour qu'il décidât de leur sort. Sharpey mit à la voile, suffisamment instruit du respect qu'avaient les Turcs pour ce que nous appelons le droit des gens.
Il fut mieux accueilli à Moka, le plus grand marché de l'Arabie. Le commerce rapproche et attire tous les hommes. Le capitaine anglais, sachant que la rade de Moka était le rendez-vous d'un grand nombre de vaisseaux de différentes nations, crut que l'intérêt du commerce engagerait tant d'étrangers à favoriser les plaintes qu'il voulait faire du gouverneur d'Aden. Il ne se passe point de semaine qu'on ne reçoive à Moka des caravanes de Zénan, du Caire, de la Mecque et d'Alexandrie. On y vend toutes les productions de l'Afrique et de l'Asie. Les Anglais y trouvèrent une quantité surprenante d'abricots, de coings, de dattes, de raisins, de pèches, de citrons; ce qui parut d'autant plus surprenant aux Anglais, que les habitans leur racontèrent qu'ils n'avaient eu depuis six ans aucune pluie dans le canton. Le blé même y était à fort bon marché. Il y avait un si grand nombre de bestiaux, qu'un bœuf gras ne s'y vendait que trois piastres, et les autres animaux à proportion; pour le poisson, avec trois sous on en pouvait acheter de quoi nourrir dix hommes. La ville est sévèrement gouvernée par les Turcs. Leur empire sur les Arabes est si rigoureux, qu'ils ont toujours des galères et d'autres punitions préparées pour eux, et sans lesquelles il serait impossible de les tenir dans la soumission.
Sharpey fit demander la permission d'entrer dans le port, à titre de marchand d'Europe qui désirait également de vendre et d'acheter; il avait du fer, du plomb, de l'étain, du drap, des lames d'épée et autres marchandises recherchées dans ces régions. Il fut reçu avec des caresses et des offres qui ne pouvaient être suspectes dans une ville de commerce. On commença par exiger de lui le droit d'ancrage, mais sans violence, et suivant l'usage établi pour tous les marchands étrangers. Ensuite étant entré dans la ville, il eut la liberté de s'y loger commodément. On lui demanda l'état de ses marchandises, et, sur le premier mémoire qu'il en donna, on se serait accommodé sur-le-champ de toute sa cargaison, s'il n'eût voulu, en réserver la meilleure partie pour le terme de son voyage, c'est-à-dire pour les Indes, où pourtant il ne devait pas arriver. On n'exigea point qu'il fît rien débarquer avant la vente. Les négocians turcs ou arabes se contentèrent des essais qu'il avait apportés de son bord, et, concluant le marché sur terre, ils envoyaient prendre les marchandises dans leurs propres barques, à mesure qu'elles étaient achetées et payées. Enfin il dut être très-satisfait d'eux; mais, lorsqu'il leur parla du gouverneur d'Aden, tous blâmèrent la témérité qu'il avait eue d'entrer dans une ville de guerre, et l'assurèrent qu'il devait se trouver très-heureux d'en être sorti.
Il revint à Socotora, et, prenant la route de Cambaye, il vint relâcher à Moa. Les habitans lui offrirent, pour une somme très-modique, un pilote expérimenté qui le conduirait dans ces parages, reconnus pour très-dangereux jusqu'à la barre de Surate. Il le refusa, et dut s'en repentir. Le vaisseau toucha terre en sortant du canal de Moa; il fit eau de tous côtés. Il fallut abandonner les marchandises, et une grande partie de l'argent, et se jeter sur une chaloupe, que, pour comble de malheur, un coup de vent brisa dans la baie de Gandevi: tout l'équipage gagna la terre, et fut traité avec humanité par les naturels du pays; mais, n'espérant point de voir arriver de vaisseaux dans cette baie, ils reprirent la route d'Europe par terre, traversèrent avec des peines incroyables une longue étendue de contrées alors peu connues et arrivèrent enfin dans leur patrie.
L'Union, qui avait été séparé comme on l'a dit, du vaisseau de Sharpey, ne fut guère plus heureux. Le capitaine Rowles prit terre dans un des cantons de la grande île de Madagascar. Il y fut attaqué en trahison par les Nègres, et l'équipage n'eut que le temps de remettre à la voile. Sept Anglais moururent subitement du poison dont les flèches des sauvages étaient imprégnées. On fit une cargaison de poivre à Achem, à Priaman, à Tékou, ports de l'île de Sumatra; mais les maladies désolèrent l'équipage, et de soixante-dix-sept Anglais dont il était composé il n'en revint que neuf. Le vaisseau, en arrivant, était en si mauvais état, qu'on le déclara incapable de servir.
Sharpey errait encore sur les mers, lorsque la compagnie des Indes d'Angleterre fit partir Henry Middleton avec trois vaisseaux et une pinasse chargée de provisions. Il monta dans la mer des Indes jusqu'à Aden; il ignorait tout ce que Sharpey y avait essuyé, et n'en fut que plus aisément trompé par les apparences de bonne foi et d'amitié qu'on lui prodigua. Cependant, comme il voulait aller à Moka, il ne laissa dans la rade d'Aden qu'un de ses trois vaisseaux, nommé le Pepper-Corn. Le sien, nommé le Trade's increase, échoua près de Moka sur un banc de sable; mais cet accident, commun aux vaisseaux qui entrent dans ces détroits, était sans danger. Les Turcs de Moka vinrent l'aider à débarrasser son vaisseau. L'aga qui commandait dans la ville le fit presser de descendre à terre; et le désir de vendre ses marchandises, le premier mobile de tous les navigateurs commerçans, le fit consentir imprudemment à cette demande. Ce qui peut excuser sa confiance, c'est qu'il apportait une lettre du roi d'Angleterre pour le pacha de Zénan, accompagnée de présens. Cependant le plus sûr aurait été de demander des otages avant de se remettre entre les mains d'hommes aussi perfides que les Turcs, et bien dignes en tout temps du nom de barbares. Il ne tarda pas à reconnaître la faute qu'il avait faite. L'aga, comme tous les commandans turcs, ne cherchait que le pillage, et s'embarrassait peu du commerce des marchands arabes de Moka. Ceux-ci même avaient averti Middleton de se défier des Turcs. Mais l'aga, qui ne cherchait sans doute qu'à attirer à terre plus d'Anglais et de marchandises, ne cessa, durant huit jours que l'amiral passa dans la ville avec sa suite, de le traiter avec les politesses les plus distinguées. Elles finirent par une insigne trahison. Les Turcs fondirent à l'improviste dans la maison de l'amiral, lui tuèrent huit hommes, en blessèrent quatorze. Lui-même fut renversé d'un coup qui le fit tomber sans connaissance. On lui lia les mains derrière le dos, et en cet état il fut traîné avec les siens dans un cachot et chargé de grosses chaînes. Tel est le traitement, digne des peuplades sauvages, que reçut dans une ville de commerce un amiral anglais chargé de lettres de son maître.
Pendant ce temps, cent cinquante soldats turcs, déguisés et sans turbans, essayèrent de surprendre le Darling, un des vaisseaux anglais qui était le plus proche du rivage. Ils vinrent dans trois grandes barques, et, étant entrés dans le vaisseau à la faveur de leur déguisement, ils commencèrent à faire main-basse sur les Anglais; et l'équipage, qui n'avait pas eu le temps de se reconnaître, fut un moment en danger. Mais, dès qu'on eut couru aux armes, le triomphe des traîtres ne fut pas long. Ils furent tous égorgés en demandant la vie qu'ils ne méritaient pas.
Cependant l'aga fit venir l'amiral devant lui, et eut l'insolence de lui demander comment il avait été assez hardi pour venir dans le port de Moka, si près de la Ville Sainte. Middleton lui répondit qu'il n'y était entré que sur les instances et les promesses qu'on lui avait faites, et sur la foi des traités qui subsistaient entre le roi d'Angleterre et le grand-seigneur. L'aga répliqua qu'il n'était pas permis aux chrétiens d'approcher de la Ville Sainte, ni de Moka, qui en était la clef; que le pacha avait ordre de faire esclaves tous ceux qui se présenteraient. Le grand-seigneur n'ordonnait pas sans doute qu'on attirât les étrangers dans des piéges pour les arrêter par trahison. Mais, si les ordres qu'alléguait ce Turc étaient réels, quelle stupidité de la part du divan de Constantinople d'éloigner les commerçans qui apportaient leurs richesses dans ses ports, et qui venaient grossir les revenus du grand-seigneur! car les droits de la douane de Moka étaient évalués à près de 40,000 liv. sterling par an.
L'aga proposa à l'amiral d'écrire aux commandans de ses vaisseaux qu'ils descendissent à terre, et qu'ils y débarquassent leurs marchandises. «Croyez-vous, lui dit l'amiral, que les Anglais soient des insensés, et qu'ils viennent se précipiter volontairement dans l'esclavage?» La réponse de l'aga fait voir quelle idée on a de l'obéissance dans les pays despotiques. «N'êtes-vous pas leur chef? Ils viendront, si vous leur écrivez.—Je ne veux pas leur écrire», dit fièrement l'amiral. L'aga le menaça de lui faire couper la tête. Middleton répondit qu'il était tout prêt, et que les fatigues de la navigation et les traitemens qu'il éprouvait lui rendaient la vie insupportable. On le chargea de nouvelles chaînes aux pieds et aux mains, et on l'enferma dans une étable à chiens. On ne sait quels termes auraient eus toutes ces barbaries, si le consul des Banians, nommé Thermal, et un riche négociant, nommé Toukar, intéressés par état à ce que les négocians étrangers ne fussent pas maltraités à Moka, ne s'étaient réunis pour protéger les Anglais avec Hamed Ouadi, riche marchand, qu'on appelait le marchand du pacha, parce qu'il était l'ami du pacha de Zénan, et lui avait même rendu de grands services avant son élévation. Ces trois hommes mirent dans les intérêts des Anglais le kiaia ou secrétaire du pacha, en lui faisant espérer une somme d'argent pour récompense de ses soins. Le pacha, informé par les lettres de l'aga de l'arrivée des vaisseaux anglais et de tout ce qui s'était passé, avait ordonné qu'on amenât les prisonniers à Zénan, éloigné de Moka de quinze jours de route. Le peuple, qui n'avait jamais vu d'hommes de leur nation, s'assemblait en foule pour les regarder. Partout où l'on passa la nuit, ils n'eurent point d'autre lit que la terre. C'était à la fin de décembre, et, sans les robes fourrées que Middleton fit acheter dans la route, et dont il n'aurait pas cru avoir besoin à seize degrés de la ligne, la plupart seraient morts du froid qui se fait sentir dans les montagnes d'Arabie, malgré leur situation entre le tropique et l'équateur. La terre était couverte de frimas tous les matins, et la nuit la glace avait un pouce d'épaisseur. C'est une observation attestée par le journal de Middleton.
À quelque distance de la ville, on rencontra un officier du pacha à la tête de deux cents hommes, avec leurs trompettes et leurs timbales. Ils se partagèrent en deux lignes, entre lesquelles on plaça les Anglais, à qui l'on fit quitter leurs robes et leurs chevaux, et qui marchèrent à pied. À la première porte, ils trouvèrent une garde nombreuse. La seconde était défendue par deux grosses pièces d'artillerie sur leurs affûts. Les soldats qui les avaient escortés firent une décharge de leurs mousquets à la première porte, et se mêlèrent avec le reste de la garde. L'amiral et ses gens attendirent quelque temps dans une cour fort spacieuse, où quelques officiers vinrent les prendre pour les conduire devant le pacha. C'était un jour de divan ou de conseil. Ils montèrent un escalier au sommet duquel deux hommes d'une taille extraordinaire prirent l'amiral par les bras, en les serrant de toute leur force, et l'introduisirent dans une longue galerie où le conseil était assemblé. Il y avait de chaque côté un grand nombre de spectateurs assis; mais le pacha était dans l'enfoncement, seul sur un sopha, avec un certain nombre de conseillers qui étaient à quelque distance de lui. Le plancher était couvert de tapis fort riches, et tous ces objets formaient un coup d'œil imposant.
À cinq ou six pas du pacha, les deux guides l'arrêtèrent brusquement. Il demeura pendant quelques minutes exposé aux regards de l'assemblée; enfin le pacha lui demanda d'un air sombre et dédaigneux de quel pays il était, et ce qu'il venait chercher dans celui des Turcs; l'amiral répondit qu'il était un marchand anglais, et que, se croyant ami du grand-seigneur en vertu des traités du roi son maître, il était venu pour exercer le commerce. Il n'est permis à aucun chrétien, lui dit le pacha, de mettre le pied dans cette contrée. Middleton lui exposa comment on l'avait trompé par de fausses assurances, et comment on l'avait traité. Le pacha répondit que l'aga n'était que son esclave, qu'il n'avait pu rien promettre sans son ordre, et qu'il avait suivi celui du grand-seigneur en châtiant des infidèles qui avaient osé venir près de la Ville Sainte. Enfin il ajouta qu'il allait écrire au sultan pour savoir sa volonté, et que l'amiral pouvait écrire de son côté à l'ambassadeur que les Anglais avaient à Constantinople; qu'en attendant ils demeureraient prisonniers. L'amiral fut congédié après cette explication, et conduit avec cinq ou six de ses gens dans une prison assez commode, tandis que tous les autres furent jetés dans un noir cachot et chargés de chaînes. Un jeune homme de sa suite, qui s'était imaginé, en se voyant conduire devant le pacha, qu'il allait recevoir la mort, et que tous les Anglais n'attendraient pas long-temps le même sort, tomba dans un évanouissement si profond, qu'il n'en revint que pour expirer peu de jours après.
Mais, dès le lendemain, Middleton fut fort étonné de recevoir un messager du kiaia qui l'invitait à déjeuner avec lui: c'était l'effet des recommandations de l'honnête banian et du négociant Hamed. Un Maure du Caire, fameux par ses richesses, et qui même avait prêté de grosses sommes à ce pacha, osa lui dire qu'il s'exposait par ses violences à ruiner tout le commerce du pays. Ce Maure avait un vaisseau dans la rade de Moka, et craignait le ressentiment des Anglais, qui en effet ne tarda pas à éclater. L'amiral, encouragé par ces protections puissantes, et par les promesses du kiaia qui paraissait lui être dévoué, fit présenter au pacha une requête assez hardie, par laquelle il lui déclarait qu'en quittant la rade de Moka, il avait donné ordre aux commandans de ses vaisseaux de suspendre les hostilités pendant vingt-cinq jours, et d'en user ensuite à leur gré, si dans cet espace de temps ils ne recevaient aucune nouvelle de lui; que, ce terme étant expiré, il prenait la liberté d'en avertir le pacha, afin qu'il daignât se hâter de terminer son affaire, ou de lui donner quelques favorables assurances qu'il pût communiquer à ses officiers, sans quoi il ne pouvait répondre que, se voyant sans chef, ils ne se portassent à la violence. Cette requête, qui renfermait une menace que l'on savait pouvoir être effectuée, fit impression sur le pacha. Deux jours après, l'amiral eut l'assurance de sa liberté prochaine, et l'on n'attendit, pour le renvoyer à Moka, que l'arrivée de quelques autres Anglais qui avaient été arrêtés à Aden. Middleton vit une seconde fois le pacha, qui dans cet intervalle avait été nommé visir; il en reçut un accueil assez flatteur: on lui dit que, lorsqu'il serait arrivé à Moka, la plus grande partie de ses gens pourraient retourner aussitôt sur leur bord; mais qu'il serait retenu dans la ville avec quelques officiers jusqu'à ce que les vaisseaux qu'on attendait de l'Inde fussent arrivés dans le port. Cette précaution montrait la crainte qu'avaient les Turcs que les Anglais, pour se venger, n'arrêtassent les vaisseaux commerçans de l'Inde qui viendraient se rendre à Moka, et qui n'étaient pas de force à se défendre contre trois vaisseaux d'Europe. Le pacha, joignant les menaces aux promesses, et vantant beaucoup sa clémence, lui répéta qu'il eût à se souvenir que l'intention du grand-seigneur était qu'aucun vaisseau chrétien n'entrât dans la mer d'Arabie. «L'épée du sultan est longue», lui dit-il. L'aga avait déjà tenu le même discours à Middleton, et cet Anglais lui avait répondu avec une juste fermeté: «Vous ne m'avez pas pris par l'épée, mais par trahison; je n'aurais craint ni votre épée ni celle de personne.» Mais il n'osa pas faire la même réponse au pacha. Il apprit depuis que le premier dessein de ce Turc avait été de lui faire couper la tête, et de faire tous ses compagnons esclaves.
Comme il connaissait les mauvaises intentions de l'aga à l'égard des Anglais, il demanda au pacha, avant de le quitter, une lettre pour cet officier, de peur qu'il ne recommençât ses injustices. Alors le pacha, irrité de ses défiances, lui dit avec cet orgueil des despotes barbares dans lequel il entre beaucoup plus de férocité que de grandeur: «Un mot de ma bouche n'est-il pas suffisant pour renverser une ville de fond en comble? Si l'aga vous fait tort, je le ferai écorcher jusqu'aux oreilles, et je vous ferai présent de sa tête. N'est-il pas mon esclave?»
Mais tout le faste du despotisme turc ne rassurait point l'amiral contre la perfidie de cette nation et les méchancetés de l'aga. Il profita du peu de liberté qu'on lui laissait à Moka pour s'échapper de cette ville et regagner ses vaisseaux. Une partie de ses gens ne purent se sauver avec lui, et l'aga, dans le premier transport de sa colère, avait menacé de leur faire couper la tête; mais Middleton lui fit déclarer que, s'il continuait à les retenir malgré l'ordre du pacha, il allait brûler tous les vaisseaux qui étaient restés dans le port, et qu'il étendrait sa vengeance jusque sur la ville. Cette menace y jeta la consternation. Un capitaine de vaisseau indien, nommé Mohammed, offrit sa médiation, et vint demander à l'amiral quelle satisfaction il exigeait. Middleton demanda qu'on lui rendît sa pinasse et ses marchandises, que le pacha de Zénan prétendait devoir être confisquées pour le profit du grand-seigneur, et qu'il avait exceptées de ce qui devait être rendu aux Anglais; qu'on lui ramenât tous ses gens, et même un jeune homme qu'on avait circoncis par violence, et que le pacha voulait retenir comme mahométan; qu'enfin on lui payât soixante-dix mille piastres pour le dédommager de tout ce qu'il avait souffert. Il en obtint vingt mille par accommodement. Il était temps qu'il s'éloignât de cette mer, quoique ses vaisseaux eussent été se rafraîchir sur la rive opposée, à la côte des Abyssins; les maladies n'avaient pas laissé de fatiguer l'équipage. Les démêlés avec l'aga avaient été longs. On était au commencement de juin, et les vents brûlans qui règnent à certaines époques sur la mer Rouge étaient devenus si insupportables, que les Anglais furent obligés, pendant plusieurs jours, de se tenir renfermés sous leurs écoutilles. On raconte des effets étranges de ces vents enflammés qui coupent la respiration et portent dans les entrailles une chaleur mortelle que rien n'est capable d'éteindre. Des obstacles et des fléaux si dangereux forcèrent l'amiral de renoncer au projet qu'il avait formé d'attendre le grand vaisseau qui vient tous les ans de Suez à Moka, chargé des richesses de l'Égypte; mais il s'en dédommagea par des prises considérables qu'il fit l'année suivante, lorsque, après avoir inutilement tenté de commercer à Surate et à Cambaye, où les Portugais s'étaient rendus les plus forts, il revint dans la mer Rouge avec Sarris, autre capitaine anglais qu'il avait rencontré. Ils convinrent de saisir et de dépouiller tous les vaisseaux indiens qui entreraient dans le golfe, et de partager le butin. Il fut immense. Ils prirent, entre autres, un bâtiment très-considérable qui appartenait au grand-mogol, et qui était chargé pour la mère de ce monarque. L'équipage était de quinze cents personnes. Ils allèrent partager leur proie dans la baie d'Assab, sur le rivage des Abyssins. De là, menant en triomphe tous les bâtimens qu'ils avaient pris, ils revinrent dans la rade de Moka. Le pacha leur envoya des présens qui furent rejetés avec hauteur et indignation. Les capitaines anglais déclarèrent qu'ils n'étaient venus que pour se venger des outrages qu'ils avaient reçus, et qu'ils ne laisseraient entrer aucun navire indien dans la rade pendant toute la mousson. C'était priver les Turcs des avantages et des richesses qu'ils retiraient du commerce de l'Inde. Le pacha fit demander quelle satisfaction, quel dédommagement ils exigeaient. Ils demandèrent cent mille piastres. La chose la plus difficile à obtenir des Turcs, c'est l'argent; mais ils s'y prirent très-adroitement pour éluder le paiement de cette somme. Ils eurent la permission d'entretenir les nakadas ou capitaines de vaisseaux indiens qui arrivaient en foule pour commercer, et qui se trouvaient arrêtés à la rade de Moka. Ils les déterminèrent à payer pour avoir la liberté du commerce. Chaque vaisseau se taxa à quinze mille piastres. Les Anglais, contens d'être payés, se retirèrent quand ils virent approcher le moment où ils ne pourraient plus faire aucun mal aux Turcs, et prirent la route de l'Europe. Dounton, l'un des capitaines anglais, était destiné à n'être pas mieux traité par ses compatriotes que par les Turcs. Il aborda en assez mauvais équipage sur les côtes d'Irlande. Un de ses matelots, qu'il avait renvoyé pour quelque faute, l'accusa de piraterie auprès du commandant de Waterford. L'accusation n'était pas sans fondement, et fut d'autant mieux écoutée, que c'était un beau prétexte pour saisir les richesses immenses de Dounton. Il fut mis en prison; mais il trouva moyen de faire parvenir ses plaintes à l'amirauté. Comme, après tout, il avait fait redouter le nom anglais dans les mers d'Orient, et humilié une nation insolente et perfide, on lui pardonna d'avoir rançonné les sujets du grand-mogol. On lui rendit la liberté et ses trésors.
Nous allons maintenant suivre les voyageurs qui ont donné la description des côtes d'Afrique et des îles adjacentes. Nous commencerons par les Canaries et Madère, les premières de celles qu'on rencontre dans ces mers qui aient attiré l'attention des navigateurs.(Lien vers la table des matières.)
CHAPITRE II.
Voyages aux Canaries. Description de ces îles.
Les îles Canaries sont au nombre de sept principales. Leur première découverte fit naître des contestations fort vives entre les Espagnols et les Portugais, qui s'en attribuaient exclusivement l'honneur. Les Portugais prétendaient les avoir reconnues dans leurs voyages en Éthiopie et aux Indes orientales. Mais, il paraît plus certain que cette connaissance est due aux Espagnols; et l'on ne peut contester du moins qu'ils n'en aient fait la première conquête avec le secours de plusieurs Anglais. Elles sont sous le gouvernement du roi d'Espagne, dont les officiers font leur résidence dans la grande Canarie.
Les insulaires reçurent de leurs vainqueurs le nom de Canariens. Ils étaient vêtus de peaux de boucs, larges et pendantes, sans aucune forme. Ils habitaient entre les rochers, dans des cavernes, où ils vivaient avec beaucoup d'union et d'amitié: leur langage était partout le même; ils se nourrissaient de chair de bouc et de chien, et de lait de chèvre; ils faisaient aussi tremper dans le même lait de la farine d'orge, dont ils composaient une espèce de pain appelé goffia, qui est encore en usage parmi leurs descendans. Nicols, voyageur anglais, en a mangé plusieurs fois avec goût, et le trouva extrêmement sain.
Outre les sept îles nommées grande Canarie, Ténériffe, Gomera, Palma, Hierro ou Fer, Lancerotta et Fuerte-Ventura, il y en a six autres qui sont situées autour de Lancerotta: Gratiosa, Rocca, Allegranza, Santa-Clara, Infierno, et Lobos, qui s'appelle aussi Vecchio-Marino, et qui est placée entre Lancerotta et Fuerte-Ventura. Les anciens parlent d'îles situées au long de la côte occidentale d'Afrique, qu'ils nomment îles Fortunées. Quelques auteurs supposent que ce sont celles du cap Vert; mais une de ces îles est nommée formellement Canarie par Ptolémée; et les Arabes, qui ont remplacé les Romains dans l'Afrique, ont appelé les Canaries, Al-Iazayr, Al-Khaledar, c'est-à-dire îles Fortunées.
Linschoten, Beckman, Sprat, Duret, Edmond, Scory, Cadamosto, et surtout l'Anglais Nicols, qui demeura dix-sept ans aux Canaries, nous ont fourni tous les détails qui regardent ces îles, où les anciens plaçaient leur Élysée.
Quant aux mœurs des aborigènes, que l'on nomme Guanches, on les représente comme très-barbares au temps de la conquête. Ils prennent, disent les voyageurs de ce temps, autant de femmes qu'ils le désirent. Ils font allaiter leurs enfans par des chèvres. Tous leurs biens sont en commun, c'est-à-dire leurs alimens, car ils ne connaissent pas d'autres richesses. Ils cultivent la terre avec des cornes de bœuf. Leurs ancêtres n'avaient pas même l'usage du feu. Ils regardaient l'effusion du sang avec horreur; de sorte qu'ayant pris un petit vaisseau espagnol, leur haine pour cette nation ne leur fit point imaginer de plus rigoureuse vengeance que de les employer à garder les chèvres: exercice qui passait entre eux pour le plus méprisable. Ne connaissant pas le fer, ils se servaient de pierres tranchantes pour se raser les cheveux et la barbe. Leurs maisons étaient des cavernes creusées entre les rochers. Remarquons que les voyageurs mettent ici l'horreur du sang au nombre des caractères de la barbarie: comme ci cette heureuse ignorance des arts de destruction n'était pas le plus doux attribut de l'humanité!
Ils avaient cependant quelque idée d'un état futur; car chaque communauté avait toujours deux souverains, un vivant, et l'autre mort. Lorsqu'ils perdaient leur chef, ils lavaient son corps avec beaucoup de soin, et, le plaçant debout dans une caverne, ils lui mettaient à la main une sorte de sceptre, avec deux cruches à ses côtés, l'une de lait, l'autre de vin, comme une provision pour son voyage.
Leurs armes étaient des pierres, avec une sorte de dards endurcis au feu, qui les rend aussi dangereux que le fer. Pour cottes de mailles, ils s'oignaient le corps du jus de certaines plantes mêlé de suif; cette onction, qu'ils renouvelaient souvent, leur rendait la peau si épaisse, qu'elle servait encore à les défendre contre le froid.
Il paraît que chaque canton avait ses usages et son culte de religion particuliers. Dans l'île de Ténériffe, on ne comptait pas moins de neuf sortes d'idolâtrie; les uns adoraient le soleil, d'autres la lune, les planètes, etc. La polygamie était un usage général; mais le seigneur avait les premiers droits sur la virginité de toutes les femmes, qui se croyaient fort honorées lorsqu'il voulait en user. On voit que partout la volupté est entrée dans les usurpations du despotisme le plus grossier.
Ils conservèrent long-temps une pratique fort barbare. À chaque renouvellement de seigneur, quelques jeunes personnes s'offraient pour être sacrifiées. Il y avait une grande fête, à la fin de laquelle ceux qui voulaient lui donner cette preuve d'affection étaient conduits au sommet d'un rocher. Là, on prononçait des paroles mystérieuses, accompagnées de diverses cérémonies; après quoi les victimes, se précipitant elles-mêmes dans une profonde vallée, étaient déchirées en pièces avant d'y arriver: mais, pour récompenser ce sanglant hommage, le seigneur se croyait obligé de répandre toutes sortes de biens et d'honneurs sur les parens des morts: ainsi, même chez les peuplades les plus sauvages, les dévouemens ont flatté l'orgueil, et le sang a plu à la tyrannie.
Les Guanches (c'est le nom que les Espagnols leur ont donné) étaient une nation robuste et de haute taille, mais maigre et basanée: la plupart avaient le nez plat; ils étaient vifs, agiles, hardis et naturellement guerriers; ils parlaient peu, mais fort vite; ils étaient si grands mangeurs, qu'un seul homme mangeait quelquefois dans un seul repas vingt lapins et un chevreau. Suivant la relation du docteur Sprat, il reste encore dans l'île de Ténériffe quelques descendans de cette ancienne race qui ne vivent que d'orge pilé, dont ils composent une pâte avec du lait et du miel; on leur en trouve toujours des provisions suspendues dans des peaux de boucs, au-dessus de leurs fours. Ils ne boivent pas de vin, et la chair des animaux n'est pas une nourriture qui les tente. Ils sont si agiles et si légers, qu'ils descendent du haut des montagnes en sautant de rocher en rocher. Ils se servent d'une sorte de pique longue de neuf ou dix pieds, sur laquelle ils s'appuient pour s'élancer ou pour glisser d'un lieu à l'autre, et pour briser les angles qui s'opposent à leur passage, posant le pied dans des lieux qui n'ont pas six pouces de largeur. Richard Hawkins atteste qu'il les a vus monter et descendre ainsi des montagnes escarpées dont la seule perspective l'effrayait. Sprat raconte l'histoire de vingt-huit prisonniers que le gouverneur espagnol avait fait conduire dans un château d'immense hauteur, où il les croyait bien renfermés, et d'où ils ne laissèrent pas de s'échapper, au travers des précipices, avec une hardiesse et une agilité incroyables. Il ajoute qu'ils ont une manière extraordinaire de siffler qui se fait entendre de cinq milles: ce qui est confirmé par le témoignage des Espagnols. Il assure encore qu'ayant fait siffler un Guanche près de son oreille, il fut plus de quinze jours sans pouvoir entendre parfaitement.
On trouve aussi dans Sprat que les Guanches emploient les pierres dans leurs combats, et qu'ils ont l'art de les lancer avec autant de force qu'une balle de mousquet. Cadamosto assure la même chose, et s'accorde avec Sprat dans la plus grande partie de cette relation. Ils disent tous deux, sur le témoignage de leurs propres yeux, que ces barbares jettent une pierre avec tant de justesse, qu'ils sont sûrs d'atteindre au but qu'on leur marque; et avec tant de force, que d'un petit nombre de coups ils brisent un bouclier, et si loin, qu'on la perd de vue dans l'air. Ainsi les peuples sauvages, en ajoutant à l'énergie des organes naturels, sont parvenus quelquefois à balancer les inventions de notre industrie; et l'homme de la société, malgré tous ses avantages artificiels, est quelquefois petit devant l'homme de la nature.
À l'égard des productions de ces îles, les Espagnols n'y trouvèrent ni blé ni vin à leur arrivée. Ce qu'il y avait alors de plus utile était le fromage, qui était fort bon dans son espèce, les peaux de boucs, que les habitans passaient en perfection, et le suif, qu'ils avaient en abondance. Dans la suite, on y a planté des vignes et semé toutes sortes de grains. Lorsque Richard Hawkins fit le voyage en 1593, il y trouva du vin et du blé de la production du pays; mais il s'engendre dans le blé un ver qui se nomme gorgossio, et qui en consomme toute la substance sans endommager la peau. Les Canaries ont donné depuis, avec le vin et le blé, du sucre, des conserves, de l'orseille, de la poix qui ne fond point au soleil, et qui est propre par conséquent aux gros ouvrages des vaisseaux, du fer, des fruits de toutes les bonnes espèces, et beaucoup de bestiaux. La plupart de ces îles peuvent fournir aux bâtimens leur provision d'eau. Toutes les relations s'accordent à les représenter comme une source féconde de toutes sortes de commodités, mais relèvent particulièrement les bestiaux, le blé, le miel, la cire, le sucre, le fromage et les peaux. Le vin des Canaries est agréable et très-fort: il se transporte dans toutes les parties du monde. Roberts prétend que c'est le meilleur vin de l'univers. Linschoten confirme tout ce qu'on dit de la fertilité des Canaries; il ajoute qu'il n'y a pas de grains qu'elles ne produisent avec la même abondance; et parmi les bestiaux qu'elles nourrissent il compte les chameaux.
Le Maire, voyageur français, rend le même témoignage à la fécondité de ces îles, pour tout ce qui est agréable et nécessaire à la vie; mais il parle moins avantageusement de l'eau, qu'il trouve d'une bonté médiocre. Les habitans en ont la même opinion, puisqu'ils se croient obligés de la purifier en la filtrant au travers de certaines pierres. Le Maire fait observer que le temps de la moisson aux Canaries est communément le mois de mars et d'avril, et que dans quelques endroits il y a deux moissons chaque année. Il ajoute qu'il y a vu un cerisier porter du fruit six semaines après avoir été greffé. Les oiseaux de Canarie qu'on nomme serins, et qui naissent en France, n'ont ni le son si doux, ni le plumage si beau et si varié que dans le lieu de leur origine.
Outre les végétaux qu'on a nommés, ces îles produisent aujourd'hui des pois, des fèves et des coches, qui sont une sorte de grain semblable au maïs, dont on se sert pour engraisser la terre; des groseilles, des framboises et des cerises, des goyaves, des courges, des oignons d'une rare beauté, toutes sortes de racines, de légumes et de salades, avec une variété infinie de fleurs. Entre les poissons, le maquereau y est d'une prodigieuse abondance, et l'esturgeon n'y est guère moins commun, puisqu'il fait l'aliment des pauvres. Les Canaries ont aussi beaucoup de chevaux et de daims.
Lancerotta est particulièrement renommée pour ses chevaux; la grande Canarie, Palme et Ténériffe, pour leurs vins; Fuerte-Ventura, pour la quantité de ses oiseaux de mer; et Gomera, pour ses daims.
La longueur de l'île Canarie est de onze lieues, à peu près sur la même largeur. Elle est regardée comme la principale des îles du même nom, mais par la seule raison qu'elle est siége de la justice et du gouvernement. La cour souveraine est composée du gouverneur et de trois auditeurs, qui sont en possession de toute l'autorité, et qui reçoivent les appels de toutes les autres îles.
La ville se nomme en latin Civitas Palmarum; en espagnol, la Ciudad das Palmas, et communément Palme ou Canarie. Elle est ornée d'une magnifique cathédrale, où les offices et les dignités sont en fort grand nombre. L'administration ordinaire des affaires civiles est entre les mains de plusieurs échevins qui forment un conseil. La ville est grande, et la plupart des habitans fort riches. Le sable dont l'île est composée rend les chemins si propres, qu'après la moindre pluie on y marche communément en souliers de velours. L'air est tempéré, et l'on n'y connaît jamais l'excès du froid ni du chaud. On recueille deux moissons de froment, l'une au mois de février, l'autre au mois de mai. Il est d'une bonté admirable, et le pain a la blancheur de la neige. On compte dans la grande Canarie trois autres villes, qui se nomment Telde, Gualdar et Guia. L'île, au temps de Nicols, avait douze manufactures de sucre, qui s'appellent inganios, et qu'on aurait prises pour autant de petites villes à la multitude de leurs ouvriers.
Voici la méthode qui est en usage aux Canaries pour le sucre. Un bon champ produit neuf récoltes dans l'espace de dix-huit ans. On prend d'abord une canne, que les Espagnols nomment planta, et, la couchant dans un sillon, on la couvre de terre. Elle y est arrosée par de petits ruisseaux qui sont ménagés avec une écluse. Cette plante, comme une sorte de racine, produit plusieurs cannes qu'on laisse croître deux ans sans les couper; on les coupe jusqu'au pied, et, les liant avec leurs feuilles, qui se nomment coholia, on les transporte en fagots à l'inganio, où elles sont pilées dans un moulin, et le jus est conduit par un canal dans une grande chaudière, où on le laisse bouillir jusqu'à ce qu'il ait acquis une juste épaisseur. On le met alors dans des pots de terre de la forme d'un pain de sucre, pour le transporter dans un autre lieu, où l'on s'occupe à le purger et à le blanchir. Des restes de la chaudière, qui s'appellent escumas, et de la liqueur qui coule des pains qu'on blanchit, on compose une troisième sorte de sucre, qui se nomme pamela ou netas. Le dernier marc, ou le rebut de toutes ces opérations, se nomme remiel ou mélasse, et l'on en fait encore une autre sorte de sucre nommé refinado. Au surplus, on peut observer que cette manipulation de sucre est à peu près la même partout.
Lorsque la première récolte est finie, on met le feu à toutes les feuilles qui sont restées dans le champ, c'est-à-dire à toute la paille des cannes, ce qui consume toutes les tiges jusqu'au niveau de la terre; et, sans autre secours que le soin d'arroser et de nettoyer le terrain, les mêmes racines produisent, dans l'espace de deux ans, une seconde moisson qui se nomme zoca. La troisième, qui arrive dans le même période, est appelée tertia zoca; la quatrième, quarta zoca, et toujours de même, jusqu'à ce que la vieillesse des plantes oblige de les renouveler.
L'île Canarie produit un vin d'une bonté spéciale, surtout dans le canton de Telde. Elle n'est pas moins féconde en excellens fruits, tels que les melons, les poires, les pommes, les oranges, les citrons, les grenades, les figues, les pêches de diverses espèces, et surtout le plantano ou le bananier. Cet arbre n'est pas propre aux édifices. Il croît sur le bord des ruisseaux. Son tronc est fort droit, et ses feuilles sont extrêmement épaisses. Elles ne viennent pas aux branches, mais au sommet de l'arbre, où elles sortent du tronc même. Elles ont une aune de longueur, et la moitié moins de largeur. Chaque arbre n'a que deux ou trois branches, sur lesquelles croissent les fruits au nombre de trente ou quarante. Leur forme est à peu près celle du concombre. Ils sont noirs dans leur maturité, et l'on dit qu'il n'y a point de confiture aussi délicieuse. La plantation ne produit qu'une fois. On coupe l'arbre ensuite. De la même racine il en naît un autre, et l'on recommence ainsi continuellement. L'île de Canarie est fournie de bêtes à cornes, de chameaux, de chèvres, de poules, de canards, de pigeons et de grosses perdrix. Le bois est ce qui lui manque le plus.
On compte dans la ville de Canarie environ douze mille habitans; elle n'a guère moins d'une lieue de circuit; ses édifices sont fort beaux, et la plupart des maisons ont deux étages, avec des plates-formes au sommet. Il y a dans Canarie quatre couvens, les dominicains, les cordeliers, les bernardines et les récollets.
L'île de Ténériffe est au 28e. degré et demi de latitude. Sa distance de l'île de Canarie est de douze lieues au nord-ouest. On lui donne dix-sept lieues de longueur. La terre en est haute. Au milieu de l'île s'élève une montagne qu'on appelle le Pic de Teide, et dont la hauteur est très-considérable. Du sommet, qui n'a pas plus d'un demi-mille de tour, il sort quelquefois des flammes et du soufre. Au-dessous, on ne trouve que de la cendre et des pierres ponces. Plus bas encore, la montagne est couverte de neige pendant toute l'année; un peu plus bas, elle produit des arbres d'une hauteur surprenante, qui se nomment vinatico, dont le bois est fort pesant, et ne pourit jamais dans l'eau. Il y en a une autre sorte, qu'on appelle barbuzane, et qui est de la même qualité que le pin. Plus bas, on trouve des forêts très-longues. Le passage en est charmant par la quantité de petits oiseaux qui font entendre un ramage admirable: on en vante un particulièrement, qui est fort petit, et de la couleur de l'hirondelle, avec une tache noire et ronde au milieu de la poitrine. Son chant est délicieux; mais, s'il est renfermé dans une cage, il meurt en peu de temps.
Ténériffe produit les mêmes fruits que l'île de Canarie. Il s'y trouve aussi, comme dans les autres îles, une sorte d'arbrisseaux nommés taybayba, dont on exprime un jus laiteux qui s'épaissit en peu de momens, et qui forme une excellente glu; mais l'arbre qui se nomme dragonnier est propre à l'île de Ténériffe. Il croît sur les terres hautes et pierreuses; et, par les incisions qu'on fait au pied, il en sort une liqueur qui ressemble au sang, et dont les apothicaires font une drogue médicinale[16]. On fait du bois de cet arbre des targettes ou de petits boucliers qui sont fort estimés, parce qu'ils ont cette propriété, qu'une épée dont on les frappe s'y enfonce et tient si fort au bois, qu'on ne l'en retire pas sans peine.
Cette île porte plus de blé que toutes les autres; ce qui lui a fait donner le nom de nourrice et de grenier dans tous les temps de disette et de cherté. Il croît sur les rochers de Ténériffe une sorte de mousse, nommée orseille, qui s'achète par les teinturiers. L'île, au temps de Nicols, avait douze inganios[17] ou manufactures de sucre; mais on y admire particulièrement un petit canton, qui n'a pas plus d'une lieue de circonférence, auquel on prétend qu'il n'y a rien de comparable dans l'univers. Il est situé entre deux villes, dont l'une se nomme Orotava, et l'autre Rialejo. Ce petit espace produit tout à la fois de l'eau excellente, qui s'y rassemble des rocs et des montagnes; des grains de toute espèce, toutes sortes de fruits, de la soie, du lin, du chanvre, de la cire et du miel, d'excellens vins en abondance, une grande quantité de sucre, et beaucoup de bois à brûler. En général, l'île de Ténériffe fournit beaucoup de vin aux Indes occidentales et aux autres pays: le meilleur croît sur le revers d'une colline qui s'appelle Ramble. La ville capitale, nommée Laguna, est située sur le bord d'un lac dont elle tire son nom, à trois lieues de la mer. Elle est bien bâtie, et l'on y compte deux belles paroisses. C'est la résidence du gouverneur; les échevins y obtiennent leurs emplois de la cour d'Espagne. Il y a quatre autres villes, dans l'île de Ténériffe: Santa-Cruz, Orotava, Rialejo et Garachico. Avant la conquête, cette île avait sept rois, qui vivaient dans des cavernes comme leurs sujets, qui se nourrissaient des mêmes alimens, et qui n'avaient pour habits que des peaux de boucs.
Ténériffe, quoique la seconde des îles Canaries en dignité, est la plus considérable par l'étendue, les richesses et le commerce.
La plupart des maisons de Laguna sont ornées de jardins, et de parterres ou de terrasses sur lesquelles on voit régner de belles allées d'orangers et de citronniers. La principale fontaine est conduite jusqu'à la ville par des tuyaux de pierre élevés sur des piliers. Ses jardins, ses allées d'arbres, ses bosquets, son lac, son aquéduc, et la douceur des vents dont elle est rafraîchie, la font passer pour une habitation délicieuse.
Son lac est couvert d'oiseaux de mer. Ses faucons sont fort renommés. C'est un spectacle très-agréable que de voir les Nègres occupés à les chasser, et même à les combattre; ils sont beaucoup plus gros et plus forts que ceux de Barbarie. Le vice-roi, assistant un jour à cette chasse, et voyant le plaisir que sir Edmond Scory y prenait, l'assura qu'un faucon qu'il avait envoyé en Espagne au duc de Lerme était revenu d'Andalousie à Ténériffe; c'est-à-dire que, s'il ne s'était pas reposé sur quelque vaisseau, il avait fait d'un seul vol deux cent cinquante lieues d'Espagne: aussi fut-il pris à demi mort, avec les armes du duc de Lerme au cou. Depuis le moment de son départ d'Espagne jusqu'à celui de sa prise, il ne s'était passé que seize heures.
Le fameux pic de Ténériffe est une des plus hautes montagnes de l'univers. Linschoten assure qu'on le voit en mer de soixante milles; qu'on ne peut y monter qu'aux mois de juillet et d'août, parce que le reste de l'année il est couvert de neige, quoiqu'il n'en paraisse point dans tous les lieux voisins; qu'on emploie trois jours à gagner le sommet, d'où l'on découvre aussitôt toutes les autres îles, et qu'il en sort beaucoup de soufre qui est transporté en Espagne. Beckman dit que cette merveilleuse montagne est située au centre de l'île, et qu'elle s'élève comme un pain de sucre; mais qu'il ne put en voir le sommet, parce qu'il était caché dans les nues. Atkins l'appelle un amas pyramidal de rocs bruts, qui ont été comme incrustés ensemble par quelque embrasement souterrain qui dure encore.
On ne trouve pas moins de différence entre les auteurs sur la véritable hauteur de ce pic que sur la distance d'où l'on peut l'apercevoir en mer. Cependant, par une observation sur le baromètre, on a reconnu que le vif-argent s'abaissa de onze pouces au sommet de la montagne, c'est-à-dire, de vingt-neuf à dix-huit; ce qui répond, suivant les tables du docteur Halley, à deux milles et un quart. Ce calcul s'accorde assez avec celui de Beckman, qui met la hauteur perpendiculaire du pic à deux milles et demi: il observe aussi que les Hollandais y placent leur premier méridien[18].
Cette île produit trois sortes d'excellens vins, qui sont connus sous les noms de Canarie, de Malvoisie et de Verdona: les Anglais les confondent tous trois sous le nom commun de Sack. Beckman observe que les vignes qui produisent le canarie ont été transportées du Rhin à Ténériffe par les Espagnols sous le règne de Charles-Quint. On prétend que, dans une seule année il en est venu jusqu'à quinze et seize mille muids en Angleterre. Dampier, Le Maire et Duret donnent la préférence au malvoisie de Ténériffe sur ceux de tous les autres pays du monde. Les deux derniers de ces trois auteurs ajoutent qu'il n'était pas connu à Ténériffe avant que les Espagnols y eussent apporté quelques ceps de Candie, qui produisent aujourd'hui de meilleur vin, et plus abondamment que dans l'île même de Candie: le transport et la navigation ne font qu'augmenter sa bonté. Dampier parle aussi du Verdona, ou du vin vert. Il est plus fort et plus rude que le canarie; mais il s'adoucit aux Indes occidentales, où il est fort estimé.
Il ne manque rien aux richesses de Ténériffe, s'il est vrai, comme le capitaine Roberts nous l'assure, qu'il y ait une mine d'or à la pointe de Négos.
Les vignes qui produisent l'excellent vin de Ténériffe croissent toutes sur la côte, à la distance d'un mille de la mer. Celles qui sont plus loin dans les terres sont beaucoup moins estimées, et ne réussissent pas mieux quand on les transplante dans les autres îles.
Dans quelques endroits de l'île de Ténériffe il croît une sorte d'arbrisseau nommé legnan, que les Anglais achètent comme un bois aromatique. On y trouve des abricotiers, des pêchers et des poiriers qui portent deux fois l'an, et des citrons qui en contiennent un petit dans leur centre, ce qui leur a fait donner le nom de pregnada. Ténériffe produit du coton et des coloquintes. Les rosiers y fleurissent à Noël. Il n'y manque rien aux roses, ni pour la vivacité du coloris, ni pour la grandeur; mais les tulipes n'y croissent point. Les rochers y sont couverts de crête marine. Il croît sur les bords de la mer une autre herbe à feuilles larges, si forte, et même si vénéneuse, qu'elle fait mourir les chevaux. Cependant elle n'est pas si pernicieuse aux autres animaux. On a vu jusqu'à quatre-vingts épis de froment sortir d'une seule tige; il est aussi jaune et presque aussi transparent que l'ambre. Dans les bonnes années, un boisseau de semence en a rendu jusqu'à cent.
Les serins des Canaries qu'on apporte en Europe sont nés dans les barancos, ou les sillons que l'eau forme en descendant des montagnes. L'île Ténériffe est aussi fort abondante en cailles et en perdrix, qui sont d'une grande beauté, et beaucoup plus grosses qu'en Europe. Les pigeons ramiers, les tourterelles, les corbeaux et les faucons, y viennent des côtes de Barbarie. Il y a peu de montagnes où l'on ne découvre des essaims d'abeilles. Les chèvres sauvages grimpent quelquefois jusqu'au sommet du pic. Les porcs et les lapins ne sont pas moins communs dans l'île. À l'égard du poisson, il y est généralement de meilleur goût qu'en Angleterre. Les homards n'y ont pas les pattes si grandes. Le clacas, qui est sans contredit le meilleur coquillage de l'univers, croît dans les rocs, où il s'en trouve souvent cinq ou six sous une grande écaille. On estime aussi une sorte d'animal qui a six ou sept queues longues d'une aune, jointes à un corps et à une tête de même longueur. Les tortues y sont excellentes; les cabridos sont une espèce de poisson qui l'emporte sur nos truites.
Les principaux vignobles sont ceux de Buena-Vista, Dante, Orotava, Figueste, et surtout celui de Ramble, qui produit le meilleur vin de l'île. Pour les fruits, il n'y a pas de pays qui fournisse de meilleures espèces de melons, de grenades, de citrons, de figues, d'oranges, d'amandes et de dattes. La soie, le miel et par conséquent la cire, y sont de la même excellence; et si ces trois sources de richesses y étaient cultivées avec plus de soin, elles surpasseraient celles de Florence et de Naples.
Le côté du nord est rempli de bois et d'excellente eau. On y voit croître le cèdre, le cyprès, l'olivier sauvage, le mastix, le savinier, avec des palmiers et des pins d'une hauteur étonnante. Entre Orotava et Garachico, on trouve une forêt entière de pins, qui parfume l'air des plus délicieuses odeurs. L'île n'a pas de canton qui n'en produise; c'est le bois dont se font les tonneaux et tous les autres ustensiles. Outre le pin droit, on en voit un autre qui croît en s'élargissant comme le chêne. Les habitans le nomment l'arbre immortel, parce qu'il ne se corrompt jamais, ni dans l'eau ni sous terre. Il est presque aussi rouge que le bois du Brésil, auquel il ne le cède pas non plus en dureté; mais il n'est pas si onctueux que le pin droit. Il s'en trouve de si gros, que les Espagnols ne font pas difficulté d'assurer fort sérieusement que toute la charpente de l'église de los Romedios à Laguna est composée d'un seul de ces arbres.
Mais l'arbre qu'on appelle dragonnier surpasse tous les autres par ses propriétés. Il a le tronc fort gros, et s'élève fort haut. Son écorce ressemble aux écailles d'un dragon ou d'un serpent, et c'est de là sans doute qu'il tire son nom. Ses branches, qui sortent toutes du sommet, sont jointes deux à deux comme les mandragores. Elles sont rondes, douces et unies comme le bras d'un homme, et les feuilles sortent comme entre les doigts. La substance du tronc sous l'écorce n'est pas un véritable bois; c'est une matière spongieuse, qui sert fort bien, quand elle est sèche, à faire des ruches d'abeilles. Vers la pleine lune, il en sort une gomme claire et vermeille, qui s'appelle sangre de draco, ou sang de dragon. Elle est beaucoup meilleure et plus astringente que celle de Goa et des Indes orientales, que les Juifs altèrent ordinairement de quatre à un.
Tout ce que nous avons dit de Ténériffe ne doit s'entendre que de la partie de l'île qui est habitée; car le reste n'est composé que de rochers et de bois impraticables. Nous parlerons séparément du pic qui rend cette île si fameuse.
Gomera est située à l'ouest de Ténériffe, à six lieues de distance; elle n'en a pas plus de six de longueur. On lui donne le titre de comté; mais dans les différens civils, les vassaux du comte de Gomera ont le droit d'appel aux juges royaux, qui font leur résidence dans l'île de Canarie. La capitale de l'île porte le même nom. C'est une fort bonne ville avec un excellent port, où les flottes des Indes s'arrêtent volontiers pour y prendre des rafraîchissemens. L'île fournit à ses habitans leur provision de grains et de fruits. Elle n'a qu'un inganio, c'est-à-dire, une manufacture de sucre; mais elle produit des vignes en abondance.
Palma est à plus de douze lieues de Gomera, au nord-ouest. Sa forme est ronde. Elle n'a pas moins de neuf lieues de longueur et vingt-cinq lieues de circuit. On vante beaucoup l'abondance de ses vins et de son sucre. Sa capitale, qui se nomme Palma, fait un grand commerce de vin aux Indes occidentales et dans les autres pays. Elle est ornée d'une très-belle église. L'administration des affaires et de la justice est entre les mains d'un gouverneur et d'un conseil d'échevins. L'île n'a qu'une autre ville nommée Saint-André, assez jolie, mais fort petite. Elle a quatre inganios, où l'on fait d'excellent sucre. Le terroir produit peu de blé; dans leurs besoins, les habitans ont recours à l'île de Ténériffe.
L'île d'Hierro ou Herro, que nous appelons l'île de Fer, est à seize lieues au sud de Palma. Son circuit est d'environ six lieues. Elle appartient au comte de Gomera. On y recueille peu de grains. Ses principales productions sont l'orseille, les figues et l'eau-de-vie. Les bestiaux y sont abondans; leur chair est du meilleur goût. Les forêts renferment des cerfs et des chevreuils. Quelques voyageurs ont raconté qu'elle n'a d'autre eau douce que celle qu'on y recueille à la faveur d'un grand arbre qui se trouve au milieu de l'île, et qui est sans cesse couvert de nuées. L'eau qui distille sur les feuilles tombe continuellement dans deux grandes citernes qu'on a construites au pied de l'arbre, et suffit pour les besoins des habitans et des bestiaux. Jackson rapporte qu'étant à Fer en 1618, il a vu l'arbre de ses propres yeux; qu'il lui a trouvé la grosseur d'un chêne, l'écorce fort dure, et six à sept aunes de hauteur; les feuilles rudes, de la couleur des feuilles de saule, mais blanches au côté inférieur; qu'il ne porte ni fleurs ni fruits; qu'il est situé sur le revers d'une colline; que pendant le jour il paraît flétri, et qu'il ne rend de l'eau que pendant la nuit, lorsque la nue qui le couvre commence à s'épaissir; enfin qu'il en donne assez pour suffire à toute l'île, c'est-à-dire, suivant le récit de Jackson, à huit mille âmes et à cent mille bestiaux. Il ajoute que l'eau est conduite, par des tuyaux de plomb, du pied de l'arbre dans un grand réservoir qui ne contient pas moins de vingt mille tonneaux, environné d'un mur de briques, et pavé de pierre; que de là on la transporte dans des barils à divers endroits de l'île où l'on a pratiqué d'autres citernes, et que le grand bassin est rempli toutes les nuits.
Divers écrivains ont traité de fable ridicule l'histoire de cet arbre merveilleux. Ce jugement sera celui de tout homme sensé, en lisant le récit de conteurs tels que Jackson. Mais cherchons à découvrir la vérité sur l'arbre miraculeux.
Le Maire prétend que cet arbre n'est point si merveilleux; qu'il y en a plusieurs qui donnent aussi de l'eau, mais en moindre quantité.
Bontier, et Le Verrier, aumônier de Bethencour, qui fit la conquête des Canaries, ont écrit l'histoire de la découverte de ces îles. Ces auteurs, qui paraissent en général dignes de foi, parlent de plusieurs arbres situés dans la partie la plus élevée du pays, et desquels dégoutte une eau claire qui tombe dans des fosses creusées exprès. Ils ajoutent qu'elle est excellente à boire. Dans un autre endroit, ils citent le milieu de l'île, qui est très-haut, comme couvert d'une immense forêt de pins. L'état des choses a pu changer depuis le temps de ces deux écrivains; mais ce qu'ils racontent explique parfaitement le merveilleux.
«Un autre témoignage va fixer le degré de croyance que l'on doit accorder à l'histoire du singulier arbre de l'île de Fer. Abreu Galindo, dans son traité manuscrit des Canaries, conservé dans les registres du pays, dit qu'il voulut voir par lui-même ce que c'était que cet arbre. Il s'embarqua donc et se fit conduire à un lieu nommé Tigulahe, qui communique à la mer par un vallon, à l'extrémité duquel, contre un gros rocher, se trouvait l'arbre saint que dans le pays on nomme garoë. Il ajoute que c'est mal à propos qu'on l'a nommé til ou tilo (tilleul), parce qu'il n'y ressemble pas du tout. Son tronc a douze palmes de circonférence, quatre pieds de diamètre, et à peu près quarante pieds de hauteur; les branches sont très-ouvertes et touffues; son fruit ressemble à un gland avec son capuchon; sa graine a la couleur et le goût aromatique des petites amandes que contiennent les pommes de pin. Il ne perd jamais sa feuille, c'est-à-dire que la vieille ne tombe que quand la jeune est formée; et cette feuille est, comme celle du laurier, dure et luisante, mais plus grande, courbée, et assez large. Il y a tout autour de l'arbre une grande ronce qui entoure aussi plusieurs de ses rameaux, et aux environs sont quelques hêtres, des broussailles et des buissons.
»Du côté du nord sont deux grands piliers de vingt pieds carrés, et creusés de vingt palmes de profondeur, faits de pierre, et divisés pour que l'eau tombe dans l'un et se conserve dans l'autre, etc. Il arrive généralement tous les jours, surtout le matin, qu'il s'élève de la mer, non loin de la vallée, des vapeurs et des nuages; ils sont portés par le vent d'est, qui est le plus fréquent dans cet endroit, contre les rochers qui les retiennent. Ces vapeurs s'amoncellent sur l'arbre qui les absorbe, et coulent en eau goutte à goutte sur ses feuilles polies. La grande ronce, les arbustes et les buissons qui sont autour distillent de la même manière. Plus le vent d'est règne, plus la récolte d'eau est abondante. On ramasse alors plus de vingt flacons d'eau. Un homme qui garde l'arbre, et qui pour cela est salarié, la distribue aux voisins, etc.
»Il en est donc de l'arbre de l'île de Fer comme de beaucoup d'autres phénomènes physiques qui, exagérés et revêtus de circonstances invraisemblables, ont dû passer pour des contes, mais qui, réduits à leur juste valeur, deviennent des choses toutes simples. Le garoë a pu exister. Nous voyons tous les jours dans nos jardins, après un brouillard épais, les arbres qui ont les feuilles dures et polies, tels que les orangers, les lauriers-roses, les lauriers-cerises, tout couverts d'eau. Supposons dans un pays chaud un lieu où les brouillards s'amoncellent sans cesse, les végétaux qui y croîtront en feront autant que nos lauriers-cerises. Sans leur secours, l'eau des nuages, absorbée par la terre, ne sera d'aucune utilité pour le pays, et retournera à l'Océan par des issues cachées. On pouvait donc renouveler l'arbre saint qui était très-vieux, lorsqu'un ouragan le déracina en 1625. Il fut dressé un procès-verbal de ce malheur; et les notables du pays, s'étant assemblés, firent jeter les feuilles du garoë au lieu où tombait auparavant son eau.
»La description de l'arbre saint, donnée par Galindo, convient parfaitement au laurus indica, bel arbre qui croît naturellement sur le sommet des montagnes de toutes les Canaries»[19].
Lancerotta est à quarante-huit lieues de la grande Canarie, vers le nord-est; sa longueur est de douze lieues. Ses seules richesses sont la chair de chèvre et l'orseille. Elle a le titre de comté. Elle envoie chaque semaine à Canarie, à Ténériffe et à Palma des barques chargées de chair de chèvre séchée qui s'appelle tussinetta, et dont on se sert dans ces îles au lieu de lard.
Une chaîne de montagnes qui la divise sert d'asile à quelques bêtes sauvages, qui n'empêchent pas les chèvres et les moutons d'y paître tranquillement; mais il y a peu de bêtes à cornes, et moins encore de chevaux. Les vallées sont sèches et sablonneuses; elles ne laissent pas de produire de l'orge et du froment médiocre. Du côté du nord, à la distance d'une lieue, elle a une autre petite île qui se nomme Gratiosa. Les plus grands vaisseaux passent sans danger dans l'intervalle.
On ne croit Fuerte-Ventura éloignée que de cinquante lieues du promontoire de Guer en Afrique, et de dix-huit à l'est de la grande Canarie. On lui donne vingt-trois lieues de long sur six de large; elle appartient au seigneur de Lancerotta. Ses productions sont le froment, l'orge, les chèvres et l'orseille; elle ne produit pas plus de vin que Lancerotta.
Dapper dit que Fuerte-Ventura a trois villes sur les côtes: Lanagla, Tarafalo et Pozzo-Negro. Du côté du nord, elle a le port de Chabras et un autre à l'ouest, dont on vante la bonté. Entre cette île et celle de Lancerotta, les plus nombreuses flottes peuvent trouver une retraite sûre et commode; mais la côte est dangereuse au nord-est, et la mer y bat continuellement contre une multitude de rocs.
Il manque tant de circonstances aux anciennes descriptions du pic de Ténériffe, qu'il doit être agréable au lecteur de les trouver ici rassemblées dans un nouvel article, d'après les relations des voyageurs modernes[20].
La fameuse montagne de Teide, qu'on nomme communément le pic de Ténériffe, cause une égale admiration de près ou dans l'éloignement. Elle étend sa base jusqu'à Garachico, d'où l'on compte deux journées et demie de chemin jusqu'au sommet. Quoiqu'elle paraisse se terminer en pointe fort aiguë, comme un pain de sucre, avec lequel elle a d'ailleurs beaucoup de ressemblance, elle est plate néanmoins à l'extrémité, dans l'étendue de plus d'un arpent. Le centre de cet espace est un gouffre. On peut y monter pendant un mille sur des mules ou sur des ânes; mais il faut continuer le voyage à pied avec de grandes difficultés. Chacun est obligé de porter ses provisions de vivres.
Toute la partie d'en haut est ouverte et stérile, sans aucune apparence d'arbre et de buisson. Il en sort du côté du sud plusieurs ruisseaux de soufre qui descendent dans la région de la neige: aussi paraît-elle entremêlée, dans plusieurs endroits, de veines de soufre. Si l'on jette une pierre dans le gouffre, elle y retentit comme un vaisseau creux de cuivre contre lequel on frapperait avec un marteau d'une prodigieuse grosseur; aussi les Espagnols lui ont-ils donné le nom de chaudron du diable. Mais les naturels de l'île étaient persuadés sérieusement que c'est l'enfer, et que les âmes des méchans y faisaient leur séjour pour être tourmentées sans cesse; tandis que celles des bons habitaient l'agréable vallée où l'on a bâti la ville de Laguna: en effet, le monde entier n'a pas de canton où la température de l'air soit plus douce, ni de perspective plus riante que celle qu'on a du centre de cette plaine.
En 1652, des marchands anglais voulurent visiter le pic; ils partirent d'Orotava, ville située à une demi-lieue de la côte septentrionale de l'île de Ténériffe. Leur marche ayant commencé à minuit, ils arrivèrent à huit heures du matin au pied de la montagne, où ils s'arrêtèrent sous un grand pin pour s'y rafraîchir jusqu'à deux heures après midi; ensuite continuant leur chemin au travers de plusieurs montagnes sablonneuses et stériles, sans y trouver un seul arbre, ils eurent beaucoup à souffrir de la chaleur jusqu'au pied du pic, où ils ne trouvèrent pour abri que de gros rochers, qui semblaient y être tombés de quelque partie de la montagne.
À six heures du soir, ils commencèrent à monter le pic; mais, après avoir marché l'espace d'un mille, ils trouvèrent le chemin si difficile pour les chevaux, qu'ils prirent le parti de les laisser derrière eux avec leurs domestiques. Pendant ce premier mille quelques-uns des voyageurs ressentirent des faiblesses et des maux de cœur. D'autres furent tourmentés par des vomissemens et des tranchées; mais ce qui parut encore plus surprenant, le crin des chevaux se dressa. Ayant demandé du vin, qu'on portait dans de petits barils, ils le trouvèrent si froid, qu'ils n'en purent boire sans l'avoir fait chauffer: cependant l'air était calme et modéré; mais, vers le coucher du soleil, le vent devint si violent et si froid, qu'étant forcés de s'arrêter sous les rocs, ils y allumèrent de grands feux pendant toute la nuit.
Ils recommencèrent à monter vers quatre heures du matin. Après avoir fait l'espace d'un mille, un des voyageurs se trouva si mal, qu'il fut obligé de retourner sur ses pas. Là commencent les rochers noirs. Le reste de la compagnie continua sa marche jusqu'au pain de sucre, c'est-à-dire à l'endroit où le pic commence à prendre cette forme. La plus grande difficulté qu'ils y eurent à combattre, fut le sable blanc, contre lequel néanmoins ils s'étaient munis, en prenant avec eux des souliers dont la semelle était plus large d'un doigt que le cuir supérieur: ils gagnèrent avec beaucoup de peine le dessus des rochers noirs, qui est plat comme un pavé. Comme il ne leur restait plus qu'un mille jusqu'au sommet, ils sentirent redoubler leur courage; et, sans être tentés de se reposer, ils gagnèrent enfin la cime. Leur crainte avait été d'y trouver la fumée aussi épaisse qu'elle leur avait paru d'en bas; mais ils n'y sentirent que des exhalaisons assez chaudes, dont l'odeur était celle du soufre.
Dans la dernière partie de leur marche, ils ne s'étaient aperçus d'aucune altération dans l'air, et le vent n'avait pas été fort impétueux; mais ils le trouvèrent si violent au sommet, qu'ayant voulu commencer par boire à la santé du roi, et faire une décharge de leurs fusils, à peine pouvaient-ils se soutenir. Ils avaient besoin de réparer leurs forces, que la fatigue avait épuisées. Leur surprise augmenta beaucoup, lorsque, ayant voulu goûter de l'eau-de-vie, ils la trouvèrent sans force; le vin, au contraire, leur parut plus vif et plus spiritueux qu'auparavant.
Le sommet du pic sur lequel ils étaient sert comme de bord au fameux gouffre que les Espagnols appellent Caldera. Ils jugèrent que l'ouverture peut avoir une portée de mousquet de diamètre, et qu'elle s'étend vers le fond l'espace d'environ deux cent quarante pieds. Sa forme est celle d'un entonnoir; ses bords sont couverts de petites pierres tendres, mêlées de soufre et de sable, qui sont si dangereuses, que l'un des voyageurs, ayant tenté de remuer une pierre assez grosse, faillit d'être suffoqué. Les pierres même sont si chaudes, qu'on ne peut y toucher sans précaution. Personne n'osa descendre plus de douze ou quinze pieds, parce que, le terrain s'enfonçant sous les pieds, on fut arrêté par la crainte de ne pouvoir remonter facilement; mais on prétend que des voyageurs plus hardis en ont couru les risques, et qu'étant parvenus jusqu'au fond, ils n'y ont rien trouvé de plus remarquable qu'une espèce de soufre clair, qui paraît comme du sel sur les pierres.
Du haut de cette célèbre montagne, les marchands anglais découvrirent la grande Canarie, qui est à douze lieues; l'île de Palme, éloignée de vingt; celle de Gomera, qui n'en est qu'à six lieues; et celle de Fer, à plus de vingt-cinq; mais leur vue s'étendait à l'infini sur la surface de l'Océan; et l'on en doit juger par une simple remarque: c'est que la distance de Ténériffe à Gomera ne paraissait pas plus grande que la largeur de la Tamise à Londres.
Aussitôt que le soleil parut à l'horizon, l'ombre du pic parut couvrir non-seulement l'île de Ténériffe et celle de Gomera, mais toute la mer, aussi loin que les yeux pouvaient s'étendre; et la pointe du mont semblait tourner distinctement, et se peindre en noir dans les airs. Lorsque le soleil eut acquis un peu d'élévation, les nuées se formèrent si vite, qu'elles firent perdre tout d'un coup aux marchands la vue de la mer, et même celle de l'île de Ténériffe, à la réserve de quelques pointes de montagnes voisines qui semblaient percer au travers. Nos observateurs ne purent savoir si ces nuées s'élèvent quelquefois au-dessus du pic même; mais, quand on est au-dessous, on s'imaginerait qu'elles sont suspendues sur la pointe, ou plutôt qu'elles l'enveloppent; et cette apparence est constante pendant les vents de nord-ouest: c'est ce que les habitans appellent le Cap. Ils le regardent comme le pronostic certain de quelque tempête.
Un des mêmes marchands, qui recommença le voyage deux ans après, arriva au sommet du pic avant le jour. S'étant mis à couvert sous un roc pour se garantir de la fraîcheur de l'air, il s'aperçut bientôt que ses habits étaient fort humides; il jeta les yeux autour de lui, et sa surprise fut extrême de voir quantité de gouttes d'eau couler le long des rocs. Il remarqua aussi que du sommet des autres montagnes il s'écoule continuellement de petites veines d'eau qui se rassemblent, ou qui se dispersent, suivant la facilité qu'elles trouvent à leur passage.
Après avoir passé quelque temps au sommet du pic, les Anglais descendirent par une route sablonneuse jusqu'au bas de ce qu'on appelle le pain de sucre; et comme elle est si raide qu'on la croirait perpendiculaire, ils en furent bientôt dégagés. En jetant les yeux dans cet endroit, ils découvrirent une grotte qui leur causa de l'admiration; sa forme est celle d'un four dont l'ouverture serait au sommet. Ils eurent la curiosité d'y descendre avec des cordes, dont ils firent tenir le bout par leurs domestiques. La profondeur de cette grotte est de trente pieds, et sa largeur de quarante-cinq. En descendant, ils furent obligés de s'arrêter sur un tas de neige fort dure, pour éviter un trou rempli d'eau, qui a l'apparence d'un puits, et qui est directement au-dessous de l'ouverture de la grotte. Il a six brasses de profondeur. Les Anglais ne purent juger si c'est une source d'eau vive, ou l'assemblage de la neige fondue, ou la distillation des rochers. De tous les côtés de la grotte, on voit des glaçons suspendus, qui descendent jusqu'au tas de neige dont le fond est rempli; mais nos voyageurs, bientôt incommodés de l'excès du froid, quittèrent ce lieu pour continuer de descendre. Ils arrivèrent à Orotava vers cinq heures du soir, le visage si rouge et si cuisant, que, pour se rafraîchir, ils furent obligés de se faire laver long-temps la tête avec des blancs d'œufs.
Joignons à cette relation celle d'un Anglais fort instruit, nommé M. Édens, plus curieuse et plus détaillée que la première.
Le mardi 13 août 1715, à dix heures et demie du soir, Édens, accompagné de quatre Anglais et d'un Hollandais, avec des domestiques et des chevaux pour le transport de leurs provisions, partit du port d'Orotava: leur guide était le même qui avait servi depuis plusieurs années à tous les étrangers qui avaient fait ce voyage.
Ils arrivèrent avant minuit à la ville d'Orotava; et, suivant les instructions du guide, ils y prirent des bâtons d'une forme commode pour faciliter leur marche.
Le jour suivant, à une heure du matin, ils s'avancèrent jusqu'au pied d'une montagne fort raide, à un mille et demi de la ville; et, commençant à voir autour d'eux à la faveur de la lune qui était fort claire, ils découvrirent le pic, environné d'une nuée blanche qui le couvrait comme un chapeau. De là, suivant le pied de la montagne, ils gagnèrent une plaine que les Espagnols ont nommée Dornajito en el Monte verte, c'est-à-dire Petit trou dans la Montagne verte: ce nom lui vient, comme l'auteur le suppose, d'un trou très-profond qu'on trouve un peu plus loin sur la droite, dans lequel tombe une eau pure et fraîche qui descend des montagnes. Après avoir marché par des chemins tantôt rudes, tantôt fort aisés, ils arrivèrent à trois heures près d'une petite croix de bois que les Espagnols appellent la Cruz de la Solera, d'où ils aperçurent le pic devant eux; mais, quoique depuis la ville ils eussent monté presque continuellement par divers détours, il ne leur parut pas moins élevé, et les nuées blanches en couvraient encore la pointe.
Un demi-mille plus loin, ils se trouvèrent sur le dos de la montagne, fort rude et fort escarpée, qui se nomme Caravalla, nom qui lui vient d'un grand pin que leur guide les pria d'observer: cet arbre jette en effet une grande branche qui, par la manière dont elle s'avance au-delà des autres, a l'air d'un mât, tandis que les autres forment une touffe qui ressemble à la partie d'avant d'une caravelle; on trouve d'ailleurs des deux côtés un grand nombre d'autres pins. Entre ces arbres ils virent plusieurs ruisseaux de soufre enflammé qui descendaient de la montagne en serpentant, et de petits tourbillons de fumée qui s'élevaient des lieux où le soufre avait commencé à s'enflammer. Ils eurent le même spectacle la nuit suivante, lorsqu'ils se retirèrent sous les rocs pour s'y reposer; mais ils ne purent découvrir d'où venait l'inflammation, ni ce que devenaient ensuite les ruisseaux ardens.
Vers cinq heures du soir, ils arrivèrent au sommet de la montagne, où ils trouvèrent un fort gros arbre, que les Espagnols appellent el Pino de la Merianda, c'est-à-dire l'arbre de la Collation. Le feu que différens voyageurs ont fait au pied en a découvert le tronc, et fait couler beaucoup de térébenthine. Nos Anglais en allumèrent un grand à peu de distance, et s'arrêtèrent pour se rafraîchir. Ils aperçurent quantité de lapins, qui ont peuplé ces lieux déserts et sablonneux. Depuis cet endroit, quoique assez près du pain de sucre, on est fort incommodé par l'abondance du sable.
Ils se remirent en marche vers six heures, et trois quarts d'heure après ils arrivèrent à Portillo, c'est-à-dire à l'ouverture de plusieurs grands rocs, d'où ils recommencèrent à découvrir le pic, qui ne leur paraissait plus qu'à deux milles et demi d'eux. Leur guide les assura qu'ils étaient à la même distance du port. Mais le pic ne cessait pas de leur paraître enveloppé de nuées blanches. À sept heures et demie, ils arrivèrent à las Faldas, c'est-à-dire aux avenues du pic, d'où jusqu'à la Stancha, qui n'est qu'à un quart de mille du pain de sucre, ils eurent à marcher sur de petites pierres si mobiles, que les chevaux y enfonçaient jusqu'au-dessus du pied. La couche en devait être fort épaisse, puisque Édens y fit un grand trou sans en pouvoir trouver le fond.
À mesure qu'on s'approche du pain de sucre, on voit quantité de grands rocs dispersés, qui, suivant le récit du guide, ont été précipités du sommet par d'anciens volcans. Il s'en trouve aussi des tas qui ont plus de soixante toises de longueur, et Édens observe que plus ils sont loin du pic, plus ils ressemblent à la pierre commune des rocs; mais ceux qui sont moins éloignés paraissent plus noirs et plus solides. Il y en a même qui ont la couleur du caillou, avec une sorte de brillant, qui fait juger qu'ils n'ont point été altérés par le feu, au lieu que la plupart des autres tirent beaucoup sur le charbon de forge, ce qui ne laisse pas douter que, de quelque lieu qu'ils viennent, ils n'aient souffert les impressions d'une ardente chaleur.
À neuf heures, les voyageurs arrivèrent à la Stancha, un quart de mille au-dessus du pied du pic, au côté de l'est. Ils y trouvèrent trois ou quatre grands rocs durs et noirs, qui s'avancent assez pour mettre plusieurs personnes à couvert. Ils placèrent leurs chevaux dans ce lieu, et, cherchant pour eux-mêmes une retraite commode, ils commencèrent par se livrer tranquillement au sommeil. Ensuite leurs gens préparèrent diverses sortes de viandes qu'ils avaient apportées. Comme leur dessein était de se reposer pendant tout le jour, Édens profita du temps pour observer mille objets qui le frappaient d'admiration. À l'est du pic, on voit, à quatre ou cinq milles de distance, plusieurs montagnes qui s'appellent Malpesses; et plus loin, au sud, celle qui porte le nom de montagne de Rijada. Tous ces monts étaient autrefois des volcans, comme Édens ne croit pas qu'on en puisse douter à la vue des rocs noirs et des pierres brûlées qui s'y trouvent, et qui ressemblent à tout ce qu'on rencontre aux environs du pic. Si l'on s'en rapporte aux réflexions d'Édens, rien n'est comparable à cet amas confus de débris entassés les uns sur les autres, qui peuvent passer pour une des plus grandes merveilles de l'univers. Après avoir dîné avec beaucoup d'appétit, les voyageurs voulurent recommencer à dormir; mais, étant reposés de la fatigue qui les avait forcés d'abord au sommeil, ils ne purent fermer les yeux dans un endroit si peu commode; et leur unique ressource fut de jouer aux cartes pendant le reste de l'après-midi. Vers les six heures du soir, ils découvrirent la grande Canarie, qu'ils avaient à l'est un quart sud.
La faim redevint si pressante, qu'on fit un second repas avant neuf heures. Chacun se promit ensuite de pouvoir dormir sous le rocher. On se fit des lits avec des habits, et l'on choisit des pierres pour oreillers. Mais il fut impossible de goûter un moment de repos. Le froid tourmentait ceux qui s'étaient éloignés du feu. La fumée n'était pas moins incommode à ceux qui s'en approchaient. D'autres étaient persécutés par les mouches, avec un extrême étonnement d'en trouver un si grand nombre dans un lieu où l'air est si rude et si perçant pendant la nuit. Édens s'imagine qu'elles y sont attirées par les chèvres qui grimpent quelquefois sur ces rocs; d'autant plus que, dans une caverne fort proche du sommet de la montagne, il trouva une chèvre morte. Elle n'avait pu monter si haut sans beaucoup de peine; et s'étant sans doute échauffée dans sa marche, le froid l'avait saisie jusqu'à lui causer la mort; à moins qu'on ne veuille supposer qu'elle était morte de faim, ou peut-être de quelque vapeur sulfureuse qui l'avait étouffée; ce qui paraît plus probable, parce qu'Édens ajoute qu'elle s'était séchée jusqu'à tomber presqu'en poudre. Enfin, le guide ayant averti qu'il était temps de partir, on se remit en marche à une heure après minuit. Comme le chemin ne permettait pas de mener les chevaux, on laissa dans le même lieu quelques hommes pour les garder.
Entre la Stancha et le sommet du pic, on rencontre deux montagnes fort hautes, chacune d'un demi-mille de marche. La première est parsemée de petits cailloux, sur lesquels il est aisé de glisser: l'autre n'est qu'un amas monstrueux de grosses pierres, qui ne tiennent à la terre que par leur poids, et qui sont mêlées avec beaucoup de confusion. Après s'être reposé plusieurs fois, les voyageurs arrivèrent au sommet de la première montagne, où ils prirent quelques rafraîchissemens; ensuite ils commencèrent à monter la seconde, qui est plus haute que la première, mais plus sûre pour la marche, parce que la grosseur des pierres les rend plus fermes. Ils n'en essuyèrent pas moins de fatigue pendant une grosse demi-heure, après laquelle ils découvrirent le pain de sucre, qui leur avait été caché par l'interposition des deux montagnes.
Au sommet de la seconde, ils trouvèrent le chemin assez uni, dans l'espace d'un quart de mille, jusqu'au pied du pain de sucre, où, regardant leurs montres, ils furent surpris qu'il fût déjà trois heures. La nuit était fort claire, et la lune se faisait voir avec beaucoup d'éclat; mais ils voyaient sur la mer des tas de nuées qui paraissaient au-dessous d'eux comme une vallée extrêmement profonde. Ils avaient le vent assez frais au sud-est quart sud, où il demeura continuellement pendant tout le voyage. Pendant une demi-heure qu'ils furent assis au pied du pain de sucre, ils virent sortir en plusieurs endroits une vapeur semblable à la fumée, qui, s'élevant en petits nuages, disparaissait bientôt, et faisait place à d'autres petits tourbillons qui suivaient les premiers. À trois heures et demie, ils se remirent à monter dans la plus pénible partie du voyage. Édens et quelques autres, ne ménageant pas leur marche, parvinrent au sommet dans l'espace d'un quart d'heure, tandis que le guide et le reste de la compagnie n'y arrivèrent qu'à quatre heures.
Le sommet du pic est un ovale, dont le plus long diamètre s'étend du nord-nord-ouest au sud-est. Autant qu'Édens en put juger, il n'a pas moins de cent quarante toises de longueur sur environ cent dix de largeur. Il renferme dans ce circuit un grand gouffre, qu'on a nommé Caldera, c'est-à-dire la chaudière, dont la partie la plus profonde est au sud. Il est assez escarpé sur tous ses bords, et, dans quelques endroits, il ne l'est pas moins que la descente du pain de sucre. Toute la compagnie descendit jusqu'au fond, où elle trouva, vers quarante toises de profondeur, des pierres si grosses, que plusieurs surpassaient la hauteur d'un homme; la terre, dans l'intérieur de la chaudière, peut se pétrir comme une sorte de pâte; et si on l'allonge dans la forme d'une chandelle, on est surpris de la voir brûler comme du soufre. Au dedans et au dehors on trouve quantité d'endroits brûlans, et lorsqu'on y lève une pierre, on y voit du soufre attaché. Au-dessus des trous d'où l'on voit sortir de la fumée, la chaleur est si ardente, qu'il est impossible d'y tenir long-temps la main. La grotte où Édens trouva une chèvre morte est au nord-est, dans l'enceinte du sommet. Le guide l'assura qu'il s'y distillait souvent du véritable esprit de soufre (acide sulfurique); mais ce phénomène ne parut point dans le peu de temps que les Anglais y passèrent.
Édens observe que c'est une erreur de s'imaginer, avec les auteurs de quelques relations, que la respiration soit difficile au sommet du pic; il rend témoignage qu'il n'y respira pas moins qu'au pied; il n'y mangea pas non plus avec moins d'appétit. Avant le lever du soleil, il trouva l'air aussi froid qu'il l'eut jamais ressenti en Angleterre dans les plus rudes hivers. À peine put-il demeurer sans ses gants. Il tomba une rosée si abondante, que tout le monde eut ses habits mouillés. Cependant le ciel ne cessa point d'être fort serein. Un peu après que le soleil fut levé, ils virent sur la mer l'ombre du pic, qui s'étendait jusqu'à l'île de Gomera, et celle du sommet leur paraissait imprimée dans le ciel comme un autre pain de sucre. Mais, les nuées étant assez épaisses autour d'eux, ils ne découvrirent pas d'autres îles que la grande Canarie et Gomera.
À six heures du matin, ils pensèrent à partir pour retourner sur leurs traces. À sept heures, ils arrivèrent près d'une citerne d'eau qu'ils n'avaient pas remarquée en montant, et qui passe pour être sans fond. Leur guide les assura que c'était une erreur, et que sept à huit ans auparavant il l'avait vue à sec pendant les agitations d'un furieux volcan. Édens jugea que cette citerne peut avoir trente-cinq brasses de long sur douze de large, et que sa profondeur ordinaire est d'environ quatorze brasses. Elle a sur ses bords une matière blanche que les Anglais, sur la foi de leur guide, prirent pour du salpêtre. Il s'y trouvait aussi, dans plusieurs endroits, de la glace et de la neige, l'une et l'autre fort dures, quoique couvertes d'eau. Édens fit prendre de cette eau dans une bouteille, et ne fit pas difficulté d'en boire avec un peu de sucre; mais il n'en avait jamais bu de si froide. Du côté droit, il y avait un grand amas de glaçons qui s'élevaient en pointe, et d'où les Anglais s'imaginèrent que l'eau coulait dans la citerne.
Trois ou quatre milles plus bas, ils découvrirent une autre grotte qui était remplie de squelettes et d'os humains. Ils en virent quelques-uns d'une grandeur si extraordinaire, qu'ils les prirent pour des os de géans. Mais ils ne purent apprendre d'où venaient tant de cadavres, ni quelle était l'étendue de la caverne.
Un Portugais, qui avait voyagé dans les Indes occidentales, répétait souvent qu'il ne doutait pas que l'île de Ténériffe n'eût d'aussi bonnes mines que celles du Mexique et du Pérou. Enfin un ami d'un voyageur avait tiré de quoi faire deux cuillères d'argent, de quelques charges de terre qu'il avait apportées du même côté des montagnes. On y trouve encore des eaux nitreuses, et des pierres couvertes d'une rouille couleur de safran, qui a le goût du fer.
Ce voyageur raconte que, sa qualité de médecin lui ayant fait rendre des services considérables aux insulaires, il obtint d'eux la liberté de visiter leurs cavernes sépulcrales; spectacle qu'ils n'accordent à personne, et qu'on ne peut se procurer malgré eux sans exposer sa vie au dernier danger. Ils ont une extrême vénération pour les corps de leurs ancêtres, et la curiosité des étrangers passe chez eux pour une profanation. Dans leur petit nombre et leur pauvreté, ils sont si fiers et si jaloux de leurs usages, que le plus vil de leur nation dédaignerait de prendre une Espagnole en mariage. L'auteur, se trouvant donc à Guimar, ville peuplée presque uniquement des descendans des anciens Guanches, eut le crédit de se faire conduire à leurs grottes. Ce sont des lieux anciennement creusés dans les rochers, ou formés parla nature, qui ont plus ou moins de grandeur, suivant la disposition du terrain. Les corps y sont cousus dans des peaux de chèvre avec des courroies de la même matière, et les coutures si égales et si unies, qu'on n'en peut trop admirer l'art. Chaque enveloppe est exactement proportionnée à la grandeur du corps; mais ce qui cause beaucoup d'admiration, c'est que tous les corps y sont presque entiers. On trouve également dans ceux des deux sexes les yeux, mais fermés, les cheveux, les oreilles, le nez, les dents, les lèvres, la barbe, et jusqu'aux parties naturelles. L'auteur en compta trois ou quatre cents dans différentes grottes, les uns debout, d'autres couchés sur des lits de bois, que les Guanches ont l'art de rendre si dur, qu'il n'y a pas de fer qui puisse le percer.
Un jour que l'auteur était à prendre des lapins au furet, chasse fort usitée dans l'île de Ténériffe, ce petit animal, qui avait un grelot au cou, le perdit dans un terrier, et disparut lui-même sans qu'on pût reconnaître ses traces. Un des chasseurs à qui il appartenait, s'étant mis à le chercher au milieu des rocs et des broussailles, découvrit l'entrée d'une grotte des Guanches. Il y entra; mais sa frayeur se fit connaître aussitôt par ses cris. Il y avait aperçu un cadavre d'une grandeur extraordinaire, dont la tête reposait sur une pierre, les pieds sur une autre, et le corps sur un lit de bois. Le chasseur, devenu plus hardi en se rappelant les idées qu'il avait sur la sépulture des Guanches, coupa une grande pièce de la peau que le mort avait sur l'estomac. L'auteur de cette relation rend témoignage qu'elle était plus douce et plus souple que celle de nos meilleurs gants, et si éloignée de toute sorte de corruption, que le même chasseur l'employa pendant plusieurs années à d'autres usages. Ces cadavres sont aussi légers que la paille. L'auteur, qui en avait vu quelques-uns de brisés, proteste qu'on y distingue les nerfs, les tendons, et même les veines et les artères, qui paraissaient comme autant de petites cordes.
Si l'on s'en rapporte aujourd'hui aux plus anciens Guanches, il y avait parmi leurs ancêtres une tribu particulière qui avait l'art d'embaumer les corps, et qui le conservait comme un mystère sacré qui ne devait jamais être communiqué au vulgaire. Cette même tribu composait le sacerdoce, et les prêtres ne se mêlaient point avec les autres tribus par des mariages; mais, après la conquête de l'île, la plupart furent détruits par les Espagnols, et leur secret périt avec eux. La tradition n'a conservé qu'un petit nombre d'ingrédiens qui entraient dans cette opération: c'était du beurre mêlé de graisse d'animal, qu'on gardait exprès dans des peaux de chèvre. Ils faisaient bouillir cet onguent avec certaines herbes, telles qu'une espèce de lavande qui croît en abondance entre les rocs, et une autre herbe nommée lara, d'une substance gommeuse et glutineuse qui se trouve sur le sommet des montagnes; une autre plante, qui était une sorte de cyclamen ou pain de pourceau; la sauge sauvage, qui croît partout dans les montagnes; enfin plusieurs autres simples qui faisaient de ce mélange un des meilleurs baumes du monde. Après cette préparation, on commençait par vider le corps de ses intestins, et le laver avec une lessive faite d'écorce de pin, séchée au soleil pendant l'été, ou dans une étuve en hiver. Cette purification était répétée plusieurs fois. Ensuite on faisait l'onction au dedans et au dehors, avec grand soin de la laisser sécher à chaque reprise. On la continuait jusqu'à ce que le baume eût entièrement pénétré le cadavre, et que, la chair se retirant, on vît paraître tous les muscles. On s'apercevait qu'il ne manquait rien à l'opération lorsque le corps était devenu extrêmement léger; alors on le cousait dans des peaux de chèvre, comme on l'a déjà fait observer[21]. Il est remarquable que, pour éviter la dépense, lorsqu'il était question des pauvres, on leur ôtait le crâne: ils étaient cousus aussi dans des peaux, mais auxquelles on laissait le poil; au lieu que celles des riches étaient si fines, et passées si proprement, qu'elles se conservent fort douces et fort souples jusqu'aujourd'hui.
Les Guanches racontent qu'ils ont plus de vingt grottes de leurs rois et de leurs grands hommes, inconnues, même parmi eux, excepté à quelques vieillards qui sont dépositaires de ce secret, et qui ne doivent jamais le révéler. Enfin l'auteur observe que la grande Canarie a ses grottes comme Ténériffe, et que les morts y étaient ensevelis dans des sacs; mais que, loin de les conserver si bien, les corps y sont entièrement consumés.
Les Guanches ont dans ces lieux funèbres des vases d'une terre si dure, qu'on ne peut venir à bout de les casser. Les Espagnols en ont trouvé dans plusieurs grottes, et s'en servent au feu pour les usages de la cuisine.
Scory nous apprend que les anciens Guanches avaient un officier public pour chaque sexe, avec le titre d'embaumeur, dont le principal office était de composer une certaine préparation de poudres différentes et de plusieurs herbes mêlées ensemble, et liées avec du beurre de chèvre; qu'après avoir lavé soigneusement les corps morts, ils les frottaient pendant quinze jours avec ce baume, en les exposant au soleil, et les tournant sans cesse jusqu'à ce qu'ils fussent entièrement secs et raides (le temps pour cette cérémonie réglait pour les parens la durée du deuil); qu'ensuite on enveloppait les corps dans des peaux de chèvre cousues ensemble avec une adresse et une propreté merveilleuse; qu'on les portait dans des cavernes profondes, dont l'accès n'était permis qu'aux ministres des funérailles, et qu'on les y plaçait couchés ou debout. Scory, étant à Ténériffe, avait vu plusieurs de ces corps qui étaient ensevelis depuis plus de mille ans. Cependant il n'ajoute point à quelles marques on pouvait leur reconnaître tant d'antiquité. Purchas rend témoignage lui-même qu'il avait vu deux de ces momies à Londres. On en voit une au cabinet d'anatomie du Jardin du Roi, à Paris.
Quelques géographes mettent Madère au rang des Canaries. L'histoire de la découverte de cette île offre beaucoup de circonstances qui tiennent du roman: nous les rapporterons sans les garantir. Ces sortes de détails, que nous nous permettons quelquefois, sont du goût de la plupart des lecteurs, et varient l'uniformité des descriptions.
Sous le règne d'Édouard III, roi d'Angleterre, un homme d'esprit et de courage, nommé Robert Macham, ayant conçu une passion fort vive pour une jeune personne d'une naissance supérieure à la sienne, obtint la préférence sur tous ses rivaux. Mais les parens de sa maîtresse, qui se nommait Anne Dorset, s'aperçurent des sentimens de leur fille; et, dans la résolution de ne pas souffrir un mariage qui blessait leur fierté, ils se procurèrent un ordre du roi pour faire arrêter Macham, jusqu'à ce que le sort d'Anne fût fixé par une autre alliance. Ils lui firent épouser un homme de qualité. Anne fut aussitôt conduite à Bristol, dans les terres de son mari. L'amant prisonnier obtint immédiatement sa liberté; mais, animé par le ressentiment de son injure autant que par sa passion, il entreprit de troubler le bonheur de son rival. Quelques amis lui prêtèrent leur secours. Il se rendit à Bristol, où, par des artifices ordinaires à l'amour, il trouva le moyen de voir sa maîtresse. Elle n'avait pas perdu l'inclination qu'il lui avait inspirée pour lui. Ils résolurent ensemble de quitter l'Angleterre, et de chercher une retraite en France. Leur diligence fut égale à leur témérité. Un jour qu'Anne feignit de vouloir prendre l'air, elle se fit conduire au bord du canal par un domestique de confiance; et, se mettant dans un bateau qui l'attendait, elle gagna un vaisseau que son amant tenait prêt pour leur fuite.
L'ancre fut levée aussitôt, et les voiles tournées vers les côtes de France. Mais l'inquiétude et la précipitation de Macham ne lui avaient pas permis de choisir les plus habiles matelots de l'Angleterre. Le vent d'ailleurs lui fut si peu favorable, qu'ayant perdu la terre de vue avant la nuit, il se trouva le lendemain comme perdu dans l'immensité de l'Océan. Cette situation dura treize jours, pendant lesquels il fut abandonné à la merci des flots. La boussole n'était point encore en usage dans la navigation. Enfin, le quatorzième jour au matin, ses gens aperçurent fort près d'eux une terre qu'ils prirent pour une île. Leur doute fut éclairci au lever du soleil, qui leur fit découvrir des forêts d'arbres inconnus. Ils ne furent pas moins surpris de voir quantité d'oiseaux d'une forme nouvelle, qui vinrent se percher sur leurs mâts et leurs vergues sans aucune marque de frayeur.
Ils mirent la chaloupe en mer. Plusieurs matelots y étant descendus pour gagner la terre, revinrent bientôt avec d'heureuses nouvelles et de grands témoignages de joie. L'île paraissait déserte; mais elle leur offrait un asile après de si longues et si mortelles alarmes. Divers animaux s'étaient approchés d'eux sans les menacer d'aucune violence. Ils avaient vu des ruisseaux d'eau fraîche et des arbres chargés de fruits. Macham et sa maîtresse, avec leurs meilleurs amis, n'eurent plus d'empressement que pour aller se rafraîchir dans un si beau pays. Ils s'y firent conduire aussitôt dans la chaloupe, en laissant le reste de leurs gens pour la garde du vaisseau. Le pays leur parut enchanté. La douceur des animaux ne les invitant pas moins que celle de l'air et que la variété des fleurs et des fruits, ils s'avancèrent un peu plus loin dans les terres. Bientôt ils trouvèrent une belle prairie bordée de lauriers, et rafraîchie par un ruisseau qui descendait des montagnes dans un lit de gravier. Un grand arbre qui leur offrait son ombre leur fit prendre la résolution de s'arrêter dans cette belle solitude. Ils y dressèrent des cabanes pour y prendre quelques jours de repos et délibérer sur leur situation. Mais leur tranquillité dura peu. Trois jours après, un orage arracha le vaisseau de dessus les ancres, et le jeta sur les côtes de Maroc, où, s'étant brisé contre les rochers, tout l'équipage fut pris par les Maures et renfermé dans une étroite prison.
Macham, n'ayant retrouvé le lendemain aucune trace de son bâtiment, conclut qu'il était coulé à fond. Cette nouvelle disgrâce répandit la consternation dans sa troupe, et fit tant d'impression sur sa compagne, qu'elle n'y survécut pas long-temps. Les premiers malheurs gui avaient suivi son départ avaient abattu son courage; elle en avait tiré de noirs présages, qui lui faisaient attendre quelque funeste catastrophe. Mais ce dernier coup lui fit perdre jusqu'à l'usage de la voix; elle expira deux jours après, sans avoir pu prononcer une parole. Son amant, pénétré d'un accident si tragique, ne vécut que cinq jours après elle, et demanda pour unique grâce à ses amis de l'enterrer dans le même tombeau. Ils avaient creusé sa fosse au pied d'une sorte d'autel qu'ils avaient élevé sous le grand arbre; ils y placèrent aussi le malheureux Macham; et, mettant une croix de bois sur ce triste monument, ils y joignirent une inscription qu'il avait composée lui-même, et qui contenait en peu de mots sa pitoyable aventure. Elle finissait par une prière aux chrétiens, s'il en venait après lui dans le même lieu, d'y bâtir une église sous le nom de Jésus Sauveur.
Après la mort du chef, le reste de la troupe ne pensa qu'à sortir d'un lieu si désert. Tous les soins furent employés à mettre la chaloupe en état de soutenir une longue navigation, et l'on mit à la voile dans la vue, s'il était possible, de retourner en Angleterre; mais la force du vent, ou l'ignorance des matelots, ayant fait prendre la même route que le vaisseau, on alla tomber sur la même côte, et l'on n'y éprouva pas un meilleur sort.
Les prisons de Maroc étaient alors remplies d'esclaves chrétiens de toutes les nations, comme celles d'Alger le sont aujourd'hui. Il s'y trouvait un Espagnol de Séville, nommé Jean de Moralès, qui, ayant exercé long-temps la profession de pilote, prit beaucoup de plaisir au récit des prisonniers anglais. Il apprit d'eux la situation du nouveau pays qu'ils avaient découvert, et les marques de terre auxquelles il pouvait être reconnu.
Dès qu'il fut libre, il offrit ses services à Jean Gonsalès Zarco, gentilhomme portugais, chargé par le prince Henri de faire des découvertes dans la mer d'Afrique, et qui, deux ans auparavant, avait mouillé à Porto-Santo, dans le voisinage de Madère, et y avait laissé quelques Portugais. Ce fut là qu'il dirigea sa route avec Moralès. Les Portugais de Porto-Santo lui racontèrent, comme une vérité constante, qu'au sud-ouest de l'île on voyait sans cesse des ténèbres impénétrables qui s'élevaient de la mer jusqu'au ciel; que jamais on ne s'apercevait qu'elles diminuassent, et qu'elles paraissaient gardées par un bruit effrayant qui venait de quelque cause inconnue. Comme on n'osait encore s'éloigner de la terre, faute d'astrolabe et d'autres instrumens dont l'invention est postérieure, et qu'on s'imaginait qu'après avoir perdu la vue des côtes, il était impossible d'y retourner sans un secours miraculeux de la Providence, cette prétendue obscurité passait pour un abîme sans fond, ou pour une bouche de l'enfer.
Les exhortations de Moralès firent mépriser à Zarco ces fausses terreurs. Ils jugèrent tous deux que ces ténèbres dont on voulait leur faire un sujet d'épouvante étaient au contraire la marque certaine de la terre qu'ils cherchaient. Cependant, après quelque délibération, ils convinrent de s'arrêter à Porto-Santo jusqu'au changement de la lune, pour observer quel effet il produirait sur l'ombre. La lune changea sans qu'on s'aperçût de la moindre altération dans ce phénomène. Alors tous les aventuriers furent saisis d'une si vive terreur, qu'ils auraient abandonné leur entreprise, si Moralès n'était demeuré ferme dans ses idées, soutenant toujours, d'après les informations qu'il avait reçues des Anglais, que la terre qu'on cherchait ne pouvait être bien loin. Il faisait comprendre à Zarco que, cette terre étant sans cesse à couvert du soleil par l'épaisseur de ses forêts, il en sortait une humidité continuelle qui produisait cette nuée épaisse, l'objet de tant de craintes et de fausses imaginations.
Enfin Zarco, ne consultant que son courage, mit à la voile un jour au matin, sans avoir communiqué sa résolution à d'autres qu'à Moralès; et, pour ne laisser rien manquer à sa découverte, il tourna directement la proue de son vaisseau vers l'ombre la plus noire. Cette hardiesse ne fit qu'augmenter les alarmes de son équipage. À mesure qu'on avançait, l'obscurité paraissait plus épaisse. Elle devint si terrible, qu'on osait à peine en soutenir la vue. Vers le milieu du jour, on entendit un bruit épouvantable qui se répandait dans toute l'étendue de l'horizon. Ce nouveau danger redoubla si vivement la frayeur publique, que tous les matelots poussèrent de grands cris, en suppliant le capitaine de leur sauver la vie et de changer de route. Il les assembla d'un visage ferme, et, par un discours prononcé avec le même courage, il leur inspira une partie de sa résolution. L'air étant calme et les courans fort rapides, il fit conduire son vaisseau le long de la nuée par deux chaloupes. Le bruit servait de marque pour s'avancer ou se retirer, suivant qu'il paraissait plus ou moins violent. Déjà la nuée commençait à diminuer par degrés. Du côté de l'est, elle était sensiblement moins épaisse; mais les vagues ne cessaient point de faire entendre un bruit effrayant. On crut bientôt découvrir au travers de l'obscurité quelque chose de plus noir encore, quoiqu'à la distance où l'on était, il fût impossible de le distinguer. Quelques matelots assurèrent qu'ils avaient aperçu des géans d'une prodigieuse hauteur: ce n'étaient que les rochers, qu'on vit bientôt à découvert. La mer s'éclaircissant enfin, et les vagues commençant à diminuer, Zarco et Moralès ne doutèrent plus qu'on ne fût peu éloigné de la terre. Ils la virent presque aussitôt lorsqu'ils n'osaient encore s'y attendre. La joie des matelots se conçoit plus aisément qu'elle ne peut s'exprimer. Le premier objet qui frappa leurs yeux fut une petite pointe, que Zarco nomma la pointe de Saint-Laurent. Après l'avoir doublée, on eut au sud la vue d'une terre qui s'étendait en montant; et l'ombre ayant tout-à-fait disparu, la perspective devint charmante jusqu'aux montagnes.
Ruy Paes fut envoyé dans une chaloupe, avec Jean de Moralès, pour reconnaître la côte. Ils entrèrent dans une baie, qu'ils trouvèrent conforme à la description que Moralès avait reçue des Anglais. Étant descendus au rivage, ils découvrirent sans peine le monument de Macham, et les autres marques qu'ils s'attachèrent à distinguer. Après avoir satisfait leur piété au tombeau des deux amans, ils portèrent ces heureuses nouvelles au vaisseau. Zarco prit possession du pays au nom du roi Jean, et du prince don Henri, chevalier et grand-maître de l'ordre de Christ. Ensuite, rapportant ses premières vues à la religion, il fit élever un nouvel autel près du tombeau de Macham. La date de ce grand événement est le 8 de juillet, jour de sainte Élisabeth, l'an 1420.
Le premier soin des aventuriers portugais fut de chercher dans le pays des habitans et des bestiaux; mais ils n'y trouvèrent que des oiseaux de diverses espèces, et si peu farouches, qu'ils se laissaient prendre à la main. On résolut de suivre les côtes dans la chaloupe. Après avoir doublé une pointe à l'ouest, on trouva une plage où quatre belles rivières venaient se rendre dans la mer. Zarco remplit une bouteille de la plus belle eau pour la porter au prince Henri. En avançant plus loin, on trouva une seconde vallée couverte d'arbres, dont quelques-uns étaient tombés. Zarco en fit une croix, qu'il éleva sur le rivage, et nomma ce lieu Santa-Cruz. Un peu au delà, ils passèrent une pointe qui s'avançait loin dans la mer, et, la trouvant remplie d'un grand nombre de geais, ils lui donnèrent le nom de Punta dos Gralhos, qu'elle conserve encore.
Cette pointe, avec une autre langue de terre qui en est à deux lieues, forme un golfe, alors bordé de beaux cèdres, au delà duquel Zarco découvrit encore une vallée d'où sortait une eau blanchâtre qui formait un grand bassin avant d'entrer dans la mer. Tant d'agrémens naturels engagèrent Zarco à faire descendre encore une fois ses gens pour pénétrer plus loin dans les terres; mais quelques soldats chargés de cet ordre revinrent bientôt lui apprendre qu'ils avaient vu de tous côtés la mer autour d'eux, et par conséquent qu'ils étaient dans une île, contre l'opinion de ceux qui avaient pris cette terre pour une partie du continent d'Afrique.
Zarco ne pensa plus qu'à choisir dans l'intérieur du pays quelque lieu propre à s'y établir. Il arriva dans une campagne assez vaste, et moins couverte de bois que les autres cantons, mais si remplie de fenouil, que la ville qu'on y a bâtie depuis, et qui est devenue la capitale de l'île, en a tiré le nom de Funchal. Là, trois belles rivières sortant de la vallée, et s'unissant pour se jeter dans la mer, forment deux petites îles, dont la situation tenta Zarco d'en faire approcher son vaisseau. Ensuite il continua sa route par terre jusqu'à la même pointe qu'il avait vue au sud, où il avait planté une croix. Il découvrit au delà un rivage si doux et si uni, qu'il lui donna le nom de Plaga hermosa.
En continuant sa marche, Zarco s'approcha d'une pointe de rocher qui, étant coupé par l'eau de la mer, formait une sorte de port. Il crut y découvrir les traces de quelques animaux; ce qui rendit sa curiosité d'autant plus vive, que jusqu'alors il n'en avait point encore aperçu; mais il fut bientôt détrompé en voyant sauter dans l'eau un grand nombre de veaux marins, ou phoques: ils sortaient d'une caverne que l'eau avait creusée au pied de la montagne, et qui était devenue comme le rendez-vous de ces animaux.
Les nuées devinrent si épaisses dans cet endroit, que, faisant paraître les rochers beaucoup plus hauts, et trouver beaucoup plus terrible le bruit des vagues qui venaient s'y briser, Zarco prit la résolution de retourner vers son vaisseau. Il se pourvut d'eau, de bois, d'oiseaux et de plantes de l'île, pour en faire présent au prince Henri; et, remettant à la voile pour l'Europe, il arriva au port de Lisbonne vers la fin d'août 1420, sans avoir perdu un seul homme dans le voyage.
Le succès d'une si belle entreprise lui attira tant de considération à la cour de Portugal, qu'on lui accorda publiquement un jour d'audience pour faire le récit de ses découvertes. Il présenta au roi plusieurs troncs d'arbres d'une grosseur extraordinaire; et sur l'idée qu'il donna de la prodigieuse quantité de forêts dont il avait trouvé l'île couverte, le prince la nomma île Madère[22]. Zarco reçut ordre d'y retourner au printemps avec la qualité de capitaine ou de gouverneur de l'île, titre auquel ses descendans joignent celui de comte.
L'île de Madère est située à 32°37' de latitude nord, et à cent lieues au nord de l'île de Ténériffe.
Elle produit un revenu considérable au roi de Portugal. Sa capitale, qui se nomme Funchal, est fortifiée par un château. Le port est commode et bien défendu. On admire dans la ville l'église cathédrale, où l'on n'a rien épargné pour la beauté de l'édifice et pour l'établissement du clergé. Le gouvernement est formé sur celui de Portugal, où l'appel des causes se porte en dernière instance. Le circuit de l'île est d'environ trente lieues; sa terre est haute. Les beaux arbres qu'elle produit en abondance croissent sur des montagnes au travers desquelles on a trouvé l'art de conduire l'eau par diverses machines. Elle a une seconde ville, nommée Machico, dont la rade est aussi fort avantageuse aux vaisseaux. On compte dans l'île de Madère six inganios ou manufactures, où l'on fait d'excellent sucre[23]. Elle produit une abondance extrême de toutes sortes de fruits: poires, pommes, prunes, dattes, pêches, abricots, melons, patates, oranges, limons, grenades, citrons, figues, noix, et des légumes de toute espèce. L'arbre qui donne le sang-dragon y croît aussi; mais rien ne lui fait tant d'honneur que ses excellens vins, qui se transportent dans tous les pays du monde.
À douze lieues de distance, au nord de Madère, on trouve l'île nommée Port-Saint ou Porto-Santo, dont les habitans vivent de leur agriculture. L'île de Madère produisant peu de blé, ils se sont livrés au travail des champs, qui les rend indépendans du secours de leurs voisins. À six lieues à l'est de Madère, on trouve quelques îles, nommées les Désertes, qui, dans une fort petite étendue, ne produisent que de l'orseille et des chèvres.
Entre Ténériffe et Madère, la nature a placé, presqu'à la même distance de ces deux îles, celle qu'on nomme la Salvage. Elle n'a pas plus d'une lieue de tour, et l'on n'y a jamais vu d'arbre ni de fruit; cependant les chèvres y trouvent de quoi se nourrir entre les rochers et les pierres. On voit à quelque distance, au sud, un groupe d'écueils, dont le plus grand porte le nom de Piton des Salvages.