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Abrégé de l'Histoire Générale des Voyages (Tome 2)

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The Project Gutenberg eBook of Abrégé de l'Histoire Générale des Voyages (Tome 2)

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Title: Abrégé de l'Histoire Générale des Voyages (Tome 2)

Author: Jean-François de La Harpe

Release date: March 6, 2008 [eBook #24768]

Language: French

Credits: Produced by Carlo Traverso, Christine P. Travers and the
Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net
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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ABRÉGÉ DE L'HISTOIRE GÉNÉRALE DES VOYAGES (TOME 2) ***

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BIBLIOTHÈQUE FRANÇAISE.

ABRÉGÉ
DE
L'HISTOIRE GÉNÉRALE
DES VOYAGES;

Par J.-F. LAHARPE.

TOME DEUXIÈME.

Enseigne de l'éditeur.

PARIS,
MÉNARD ET DESENNE, FILS.
1825.

ABRÉGÉ DE L'HISTOIRE GÉNÉRALE DES VOYAGES.

PREMIÈRE PARTIE.
AFRIQUE.
LIVRE TROISIÈME.
VOYAGES AU SÉNÉGAL ET SUR LES CÔTES D'AFRIQUE JUSQU'À SIERRA-LEONE.

CHAPITRE PREMIER.

Voyages de Cadamosto sur la rivière du Sénégal et dans les pays voisins. Azanaghis. Tegazza. Côte d'Anterota. Pays de Boudomel. Pays de Gambra.

Après avoir parcouru les principales îles placées dans l'Océan atlantique vis-à-vis le continent africain, et dont les Européens se sont emparés à la même époque où ils commencèrent à reconnaître la côte occidentale de cette partie du monde, nous allons, en retournant un peu sur nos pas, suivre avec les voyageurs cette même côte, depuis le désert de Sahara jusqu'à Sierra-Leone, où commence la Guinée proprement dite.

Avant de passer par le détroit de Gibraltar dans l'Océan qui baigne la côte occidentale d'Afrique, on trouve, sur les bords de la Méditerranée, les contrées connues autrefois des anciens, et qui forment ce que les modernes ont appelé Barbarie; Alger et son domaine, qui est l'ancienne Numidie; Tunis, qu'on croit être Carthage; Tripoli, la grande Syrte, Barca, tout ce qui composait les possessions romaines jusqu'au mont Atlas. Au-delà du détroit est le royaume de Fez, l'empire de Maroc, autrefois la Mauritanie Tingitane; Dara, Tafilet, pays gouvernés jadis par Syphax et par Bocchus, mais sous la dépendance ou la protection des Romains, qui avaient poussé leurs conquêtes jusqu'au désert.

À l'orient, les Romains possédaient encore l'Égypte et la Nubie, et connaissaient quelques ports de la mer Arabique. La grande région qu'ils appelaient Éthiopie, et que nous nommons Abyssinie, ne leur était connue que de nom. Elle ne l'est guère davantage aux modernes, qui pourtant en ont fréquenté quelques ports, comme Adel, Zeyla, Souakem, etc., mais n'ont que peu pénétré dans l'intérieur des terres. À l'égard de la côte orientale d'Afrique, que nous avons vu découvrir par les Portugais après qu'ils eurent doublé le cap des Tourmentes, et qui contient les royaumes de Mosambique, de Quiloa, de Monbassa, de Mélinde, tout ce qu'on appelle le Zanguébar et la côte d'Ajan, les commerçans de Tyr et de Phénicie y descendaient par la voie beaucoup plus courte de la mer Rouge, dans des temps dont il nous reste bien peu de traces. Nous avons vu que, par la même voie, les Arabes ou Maures de la Mecque, ceux de Barbarie, et plus récemment les Turcs, y venaient commercer quand les Portugais y arrivèrent. Mais, quand ces mêmes Portugais, quand les Anglais et les Français abordèrent en Guinée, ils n'y trouvèrent que des Nègres et des serpens. Là commence donc pour nous la description d'une nouvelle terre découverte par les modernes pour le malheur de ses habitans, qui depuis n'ont pas cessé d'être vendus aux nations de l'Europe pour exploiter les possessions du Nouveau-Monde et des îles de la mer des Indes.

Avant de parler de la Guinée proprement dite, nous nous arrêterons d'abord sur les pays voisins de la rivière de Sénégal, en remontant dans l'intérieur des terres et dans les contrées situées entre cette rivière et celle de Gambie.

Un Vénitien nommé Cadamosto, qui était au service de l'infant de Portugal don Henri, et que nous avons cité à l'article des îles du cap Vert et des Canaries, voyagea aussi sur les bords du Sénégal et de la Gambie, et nous a laissé quelques détails sur ces contrées. La relation de ses voyages, la plus ancienne des navigations modernes publiées par ceux qui les ont faites, est un véritable modèle; elle ne perdrait rien à être comparée à celle des plus habiles navigateurs de nos jours. Il y règne un ordre admirable; les détails en sont attachans, les descriptions claires et précises. On reconnaît partout l'observateur éclairé. Parmi les choses qu'il a entendu dire, il s'en trouve, à la vérité, qu'il est difficile de croire; on en verra quelques-unes de ce genre dans l'extrait de sa relation qu'on va lire. Cadamosto a la bonne foi de convenir lui-même de l'invraisemblance de ces sortes de récits; mais ils étaient conformes au goût de son siècle, et sa relation eût semblé dénuée d'intérêt s'il les eût omis.

Cadamosto observe d'abord qu'au sud du détroit de Gibraltar, la côte, qui est celle de Barbarie, n'est pas habitée jusqu'au cap Cantin, d'où l'on trouve, jusqu'au cap Blanc, une région sablonneuse et déserte, qui est séparée de la Barbarie par des montagnes du côté du nord, et que ses habitans nomment Sahara. Du côté du sud, elle touche au pays des Nègres, et, dans sa largeur, elle n'a pas moins de cinquante ou soixante journées. Ce désert s'étend jusqu'à l'Océan. Il est couvert de sable blanc, si aride et si uni, que, le pays étant d'ailleurs fort bas, il n'a l'apparence que d'une plaine jusqu'au cap Blanc, qui tire aussi son nom de la blancheur de son sable, où l'on n'aperçoit aucune sorte d'arbre ou de plante. Cependant rien n'est si beau que ce cap. Sa forme est triangulaire, et les trois pointes qu'il présente sont à la distance d'un mille l'une de l'autre.

Cadamosto parle ensuite des Azanaghis, peuples maures qui habitent, cette partie du désert la plus voisine du Sénégal, et qu'on appelle Zanagha, sans doute à cause du voisinage de ce fleuve, ainsi nommé par les naturels du pays, et dont nous avons fait Sénégal. La partie de l'Afrique que nous considérerons dans ce chapitre et dans les deux suivans est entre le 8e et le 18e degrés de latitude nord.

Derrière le cap Blanc, dans l'intérieur des terres, on trouve à six journées du rivage une ville nommée Ouaden, qui n'a pas de murs, mais qui est fréquentée par les Arabes et les caravanes de Tombouctou et des autres régions plus éloignées de la côte. Leurs alimens sont des dattes et de l'orge. Ils boivent le lait de leurs chameaux. Le pays est si sec, qu'ils y ont peu de vaches et de chèvres. Ils sont mahométans, et fort ennemis du nom chrétien. N'ayant point d'habitations fixes, ils sont sans cesse errans dans les déserts, et leurs courses s'étendent jusque dans cette partie de la Barbarie qui est voisine de la Méditerranée. Ils voyagent toujours en grand nombre, avec un train considérable de chameaux, sur lesquels ils transportent du cuivre, de l'argent et d'autres richesses, de la Barbarie et du pays des Nègres à Tombouctou, pour en rapporter de l'or et de la malaguette, qui est une espèce de poivre. Leur couleur est fort basanée. Les deux sexes ont pour unique vêtement une sorte de robe blanche bordée de rouge. Les hommes portent le turban à la manière des Maures, et vont toujours nu-pieds. Leurs déserts sont remplis de lions, de panthères, de léopards et d'autruches, dont l'auteur vante les œufs, après en avoir mangé plusieurs fois.

Les Portugais établis dans le golfe d'Arguin commerçaient avec les Arabes qui venaient sur la côte. Pour l'or et les Nègres qu'ils tiraient d'eux, ils leur fournissaient différentes sortes de marchandises, telles que des draps de laine et d'autres étoffes, des tapis, de l'argent et des alkazélis[1]. Le prince fit bâtir un château dans l'île d'Arguin pour la sûreté du commerce; et tous les ans il y arrivait des caravelles de Portugal. Les négocians arabes menaient au pays des Nègres quantité de chevaux de Barbarie, qu'ils y changeaient pour des esclaves. Un beau cheval leur valait souvent jusqu'à douze ou quinze Nègres. Il ne faut pas que nous soyons étonnés de cette disproportion, puisque parmi nous un bon cheval coûte cent pistoles, et un bon soldat vingt écus. Les Arabes y portaient aussi de la soie de Grenade et de Tunis, de l'argent et d'autres marchandises pour lesquelles ils recevaient des esclaves et de l'or. Ces esclaves étaient amenés à Ouaden, d'où ils passaient aux montagnes de Barca, et de là en Sicile. D'autres étaient conduits à Tunis et sur toute la côte de Barbarie; le reste venait dans l'île d'Arguin, et chaque année il en passait sept ou huit cents en Portugal.

Avant l'établissement de ce commerce, les caravelles portugaises, au nombre de quatre, et quelquefois davantage, entraient bien armées dans le golfe d'Arguin, et faisaient pendant la nuit des descentes sur la côte pour enlever les habitans de l'un et de l'autre sexe qu'elles vendaient en Portugal. C'est ce que les Européens appellent le droit des gens, lorsqu'ils sont les plus forts. Ils poussèrent ainsi leurs courses au long des côtes jusqu'à la rivière de Sénégal, qui est fort grande, et qui sépare le désert de la première contrée des Nègres de la côte[2].

Les Azanaghis habitent plusieurs endroits de la côte au-delà du cap Blanc. Ils sont voisins des déserts, et peu éloignés des Arabes d'Ouaden. Ils vivent de dattes, d'orge et du lait de leurs chameaux. Comme ils sont plus près du pays des Nègres que d'Ouaden, ils y ont tourné leur commerce, qui se borne à tirer d'eux du millet et d'autres secours pour la commodité de leur vie. Ils mangent peu, et l'on ne connaît pas de nation qui supporte si patiemment la faim. Les Portugais en enlevaient un grand nombre, et les aimaient mieux pour esclaves que des Nègres. Il est vrai qu'on vient de dire qu'ils mangeaient peu; mais l'esclave qui mange le moins n'est pas toujours le meilleur, même pour l'avarice.

Cadamosto attribue une coutume fort singulière à la nation des Azanaghis. Ils portent, dit-il, autour de la tête une sorte de mouchoir qui leur couvre les yeux, le nez et la bouche; et la raison de cet usage est que, regardant le nez et la bouche comme des canaux fort sales, ils se croient obligés de les cacher aussi sérieusement que d'autres parties auxquelles on attache la même idée dans des pays moins barbares; aussi ne se découvrent-ils la bouche que pour manger.

Ils ne reconnaissent aucun maître; mais les plus riches sont distingués par quelques témoignages de respect. En général, ils sont tous fort pauvres, menteurs, perfides, et les plus grands voleurs du monde. Leur taille est médiocre. Ils se frisent les cheveux, qu'ils ont fort noirs et flottans sur leurs épaules. Tous les jours ils les humectent avec de la graisse de poisson; et quoique l'odeur en soit fort désagréable, ils regardent cet usage comme une parure. Ils n'avaient connu d'autres chrétiens que les Portugais, avec lesquels ils avaient eu la guerre pendant treize ou quatorze ans. Cadamosto assure que, lorsqu'ils avaient vu des vaisseaux, spectacle inconnu à leurs ancêtres, ils les avaient pris pour de grands oiseaux avec des ailes blanches, qui venaient de quelques pays éloignés. Ensuite les voyant à l'ancre et sans voiles, ils avaient conclu que c'étaient des poissons. D'autres, observant que ces machines changeaient de place, et qu'après avoir passé un jour ou deux dans quelque lieu, on les voyait le jour suivant à cinquante milles, et toujours en mouvement au long de la côte, s'imaginaient que c'étaient des esprits vagabonds, et redoutaient beaucoup leur approche. En supposant que ce fussent des créatures humaines, ils ne pouvaient concevoir qu'elles fissent plus de chemin dans une nuit qu'ils n'étaient capables d'en faire dans trois jours; et ce raisonnement les confirma dans l'opinion que c'étaient des esprits. Plusieurs esclaves de leur nation que Cadamosto avait vus à la cour du prince Henri, et tous les Portugais qui étaient entrés les premiers dans cette mer, rendaient là-dessus le même témoignage.

Environ, six journées dans les terres au-delà d'Ouaden, on trouve une autre ville nommée Tegazza, qui signifie caisse d'or, d'où l'on tire tous les ans une grande quantité de sel de roche, qui se transporte sur le dos des chameaux à Tombouctou, et de là dans le royaume de Melli. Les Arabes vagabonds qui font ce commerce disposent en huit jours de toute leur marchandise, et reviennent chargés d'or.

Le royaume de Melli est situé dans un climat fort chaud, et fournit si peu d'alimens pour les bêtes, que, de cent chameaux qui font le voyage avec les caravanes, il n'en revient pas ordinairement plus de vingt-cinq. Aussi cette grande région n'a-t-elle aucun quadrupède. Les Arabes mêmes et les Azanaghis y tombent malades de l'excès de la chaleur. On compte quarante journées à cheval de Tegazza à Tombouctou, et trente de Tombouctou à Melli. Tout le pays de Tombouctou qui est situé dans la Nigritie touche au grand désert de Sahara, ou peut-être même en fait partie. Il nous est fort peu connu, et celui de Melli encore moins. Cadamosto ayant demandé aux Maures quel usage les marchands de Melli font du sel, ils répondirent qu'il s'en consommait d'abord une petite quantité dans le pays, et que ce secours était si nécessaire à ces peuples situés près de la ligne, que, sans un tel préservatif contre la putridité qui naît de la chaleur, leur sang se corromprait bientôt. Ils emploient peu d'art à le préparer. Chaque jour ils en prennent un morceau qu'ils font dissoudre dans un vase d'eau, et, l'avalant avec avidité, ils croient lui être redevables de leur santé et de leurs forces. Le reste du sel est porté à Melli en grosses pièces, deux desquelles suffisent pour la charge d'un chameau. Là, les habitans du pays le brisent en d'autres pièces, dont le poids ne surpasse pas les forces d'un homme. On assemble quantité de gens robustes qui les chargent sur leur tête, et qui portent à la main une longue fourche sur laquelle ils s'appuient lorsqu'ils sont fatigués. Dans cet état, ils se rendent sur le bord d'un grand fleuve dont l'auteur n'a pu savoir le nom.

Lorsqu'ils sont arrivés au bord de l'eau, les maîtres du sel font décharger la marchandise et placent chaque morceau sur une même ligne, en y mettant leur marque; ensuite toute la caravane se retire à la distance d'une demi-journée. Alors d'autres Nègres, avec lesquels ceux de Melli sont en commerce, mais qui ne veulent point être vus, et qu'on suppose habitans de quelques îles, s'approchent du rivage dans de grandes barques, examinent le sel, mettent une somme d'or sur chaque morceau, et se retirent avec autant de discrétion qu'ils sont venus. Les marchands de Melli, retournant au bord de l'eau, considèrent si l'or qu'on leur a laissé leur paraît un prix suffisant; s'ils en sont satisfaits, ils le prennent et laissent le sel; s'ils trouvent la somme trop petite, ils se retirent encore en laissant l'or et le sel, et les autres, revenant à leur tour, mettent plus d'or ou laissent absolument le sel. Leur commerce se fait ainsi sans se parler et sans se voir: usage ancien qu'aucune infidélité ne leur donne jamais occasion de changer. Quoique l'auteur trouve peu de vraisemblance dans ce récit, il assure qu'il le tient de plusieurs Arabes, des marchands Azanaghis, et de quantité d'autres personnes dont il vante le témoignage.

Il demanda aux mêmes marchands pourquoi l'empereur de Melli, qui est un souverain puissant, n'avait point entrepris par force ou par adresse de découvrir la nation qui ne veut ni parler ni se laisser voir. Ils lui racontèrent que, peu d'années auparavant, ce prince, ayant résolu d'enlever quelques-uns de ces négocians invisibles, avait fait assembler son conseil, dans lequel on avait résolu qu'à la première caravane, quelques Nègres de Melli creuseraient des puits au long de la rivière, près de l'endroit où l'on plaçait le sel, et que, s'y cachant jusqu'à l'arrivée des étrangers, ils en sortiraient tout d'un coup pour faire quelques prisonniers. Ce projet avait été exécuté; on en avait pris quatre, et tous les autres s'étaient échappés par la fuite. Comme un seul avait paru suffire pour satisfaire l'empereur, on en avait renvoyé trois, en les assurant que le quatrième ne serait pas plus maltraité; mais l'entreprise n'en eut pas plus de succès: le prisonnier refusa de parler; en vain l'interrogea-t-on dans plusieurs langues, il garda le silence avec tant d'obstination, que, rejetant toute sorte de nourriture, il mourut dans l'espace de quatre jours. Cet événement avait fait croire aux Nègres de Melli que ces négocians étrangers étaient muets. Les plus sensés pensèrent avec raison que le prisonnier, dans l'indignation de se voir trahi, avait pris la résolution de se taire jusqu'à la mort. Ceux qui l'avaient enlevé rapportèrent à leur empereur qu'il était fort noir, de belle taille, et plus haut qu'eux d'un demi-pied; que sa lèvre inférieure était plus épaisse que le poing, et pendante jusqu'au-dessous du menton; qu'elle était fort rouge, et qu'il en tombait même quelques gouttes de sang; mais que sa lèvre supérieure était de grandeur ordinaire; qu'on voyait entre les deux ses dents et ses gencives, et qu'aux deux coins de la bouche il avait quelques dents d'une grandeur extraordinaire; que ses yeux étaient noirs et fort ouverts; enfin que toute sa figure était terrible.

Cet accident fit perdre la pensée de renouveler la même entreprise, d'autant plus que les étrangers, irrités apparemment de l'insulte qu'ils avaient reçue, laissèrent passer trois ans sans reparaître au bord de l'eau. On était persuadé à Melli que leurs grosses lèvres s'étaient corrompues par l'excès de la chaleur, et que, n'ayant pu supporter plus long-temps la privation du sel, qui est leur unique remède, ils avaient été forcés de recommencer leur commerce. La nécessité du sel en était établie mieux que jamais dans l'opinion des Nègres de Melli. Ces faits, attestés avec les mêmes circonstances par beaucoup de voyageurs, ne sont pas faciles à vérifier: s'ils sont vrais, cette bonne foi réciproque et si constante dans le commerce des nations nègres prouve qu'il n'y a point de meilleur lien que l'intérêt. Les uns avaient besoin de sel, et les autres voulaient de l'or.

L'or qu'on apporte à Melli se divise en trois parts: une qu'on envoie par la caravane de Melli à Kokhia, sur la route du grand Caire et de la Syrie; les deux autres à Tombouctou, d'où elles partent séparément, l'une pour Tret, et de là pour Tunis en Barbarie; l'autre pour Ouaden, d'où elle se répand jusqu'aux villes d'Oran et d'One, le long du détroit de Gibraltar, et jusqu'à Fez, Maroc, Arzila, Azafi et Messa, dans l'intérieur des terres. C'est dans ces dernières places que les Italiens et les autres nations chrétiennes viennent recevoir cet or pour leurs marchandises. Enfin le plus grand avantage que les Portugais aient tiré du pays des Azanaghis, c'est qu'ils trouvèrent le moyen d'attirer sur les côtes du golfe d'Arguin quelque partie de l'or qu'on envoie chaque année à Ouaden, et de se les procurer par leurs échanges avec les Nègres.

Dans les régions des Maures basanés, il ne se fabrique point de monnaie. On n'y en connaît pas même l'usage, non plus que parmi les Nègres. Mais tout le commerce se fait par des échanges d'une chose pour une autre, quelquefois de deux pour une. Cependant les Azanaghis et les Arabes ont, dans quelques-unes de leurs villes antérieures, de petites coquilles qui leur tiennent lieu de monnaie courante. Les Vénitiens en apportaient du Levant, et recevaient de l'or pour une matière si vile. Les Nègres ont pour l'or un poids qu'ils appellent mérical, et qui revient à la valeur d'un ducat. Les femmes des déserts de Sahara portent des robes de coton qui leur viennent du pays des Nègres, et quelques-unes des espèces de frocs qu'on appelle alkhazeli; mais elles n'ont pas l'usage des chemises. Les plus riches se parent de petites plaques d'or. Elles font consister leur beauté dans la grosseur et la longueur de leurs mamelles. Dans cette idée, à peine ont-elles atteint l'âge de seize ou dix-sept ans, qu'elles se les serrent avec des cordes, pour les faire descendre quelquefois jusqu'à leurs genoux. Opposez à cette coutume celle des femmes d'Europe, qui mettent des corps de baleine pour faire remonter leur gorge, et ces contrariétés dérangeront un peu les idées du beau absolu. Les hommes montent à cheval, et font leur gloire de cet exercice. Cependant l'aridité de leur pays ne leur permet pas de nourrir un grand nombre de ces animaux, ni de les conserver long-temps. La chaleur est excessive dans cette immense étendue de sables, et l'on y trouve fort peu d'eau. Il n'y pleut que dans trois mois de l'année, ceux d'août, de septembre et d'octobre. Cadamosto fut informé qu'il y paraît quelquefois de grandes troupes de sauterelles jaunes et rouges, de la longueur du doigt. Elles vont en si grand nombre, qu'elles forment dans l'air une nuée capable d'obscurcir le soleil, et de douze ou quinze milles d'étendue. Ces incommodes visites n'arrivent que tous les trois ou quatre ans; mais il ne faut pas espérer de vivre dans les lieux où l'armée des sauterelles s'arrête, tant elle cause de désordre et d'infection. L'auteur en vit une multitude innombrable en passant sur les côtes.

Après avoir doublé le cap Blanc, la caravelle portugaise qui portait Cadamosto, continua sa course jusqu'à la rivière de Zanagha ou de Sénégal. Cinq ans avant le voyage de Cadamosto, cette grande rivière avait été découverte par trois caravelles du prince Henri, comme on l'a vu dans le récit des premiers établissemens; et depuis ce temps-là il ne s'était point passé d'année où le Portugal n'y eût envoyé quelques vaisseaux.

La rivière de Sénégal a plus d'un mille de largeur à son embouchure, et l'entrée en est fort profonde. Cependant des sables amoncelés par l'action du cours des eaux, opposée à celle de la mer lorsqu'elle monte, obligent les vaisseaux d'observer le cours de la marée pour entrer dans le fleuve; on y remonte l'espace de soixante-dix milles, suivant le témoignage que l'auteur en reçut d'un grand nombre de Portugais qui y étaient entrés dans leurs caravelles. Depuis le cap Blanc, qui en est à trois cent quatre-vingts milles, la côte se nomme Anterota, et borde le pays des Azanaghis ou des Maures basanés. Cette côte est continuellement sablonneuse jusqu'à vingt milles de la rivière.

Cadamosto fut extrêmement surpris de trouver la différence des habitans si grande dans un si petit espace. Au sud de la rivière, ils sont extrêmement noirs, grands, bien faits et robustes; le pays est couvert de verdure et rempli d'arbres fruitiers. De l'autre côté, les hommes sont basanés, maigres, de petite taille, et le pays sec et stérile.

Les peuples d'Anterota sont également pauvres et féroces. Ils n'ont pas de villes fermées, ni d'autres habitations que de misérables villages, dont les maisons sont couvertes de chaume. La pierre et le ciment ne leur manqueraient pas, mais ils n'en connaissent pas l'usage. Le chef n'a pas de revenu certain: mais les seigneurs du pays, pour gagner sa faveur, lui font présent de chevaux et d'autres bêtes, telles que des vaches et des chèvres. Ils y joignent différentes sortes de légumes et de racines, surtout du millet. Il ne subsiste d'ailleurs que de vols et de brigandages. Il enlève, pour l'esclavage, les peuples des pays voisins. Il ne fait pas plus de grâce à ses propres sujets. Une partie de ces esclaves est employée à la culture des terres qui lui appartiennent: le reste est vendu, soit aux Azanaghis et aux marchands arabes, qui les prennent en échange pour des chevaux, soit aux vaisseaux chrétiens, depuis que le commerce est ouvert avec eux. Chaque Nègre peut prendre autant de femmes qu'il est capable d'en nourrir. Le chef n'en a jamais moins de trente ou quarante, qu'il distingue entre elles suivant leur naissance et le rang de leurs pères. Il les entretient dans certaines habitations huit ou dix ensemble, avec des femmes pour les servir, et des esclaves pour cultiver les terres qui leur sont assignées. Elles ont aussi des vaches et des chèvres, avec des esclaves pour les garder. Lorsqu'il les visite, il ne porte avec lui aucune provision, et c'est d'elles qu'il tire sa subsistance pour lui-même et pour tout son cortége. Tous les jours, au lever du soleil, chaque femme de l'habitation où il arrive prépare trois ou quatre couverts de différentes viandes, telles que du chevreau, du poisson, et d'autres alimens du goût des Nègres, qu'elle fait porter par ses esclaves au logement du chef; de sorte qu'en s'éveillant il trouve quarante ou cinquante mets qu'il se fait servir suivant son appétit. Le reste est distribué entre ses gens. Mais, comme ils sont toujours en fort grand nombre, la plupart sont toujours affamés. Il se promène ainsi d'une habitation à l'autre pour visiter successivement toutes ses femmes: ce qui lui procure ordinairement une nombreuse postérité. Mais, lorsqu'une femme devient grosse, il n'approche plus d'elle. Tous les seigneurs suivent le même usage.

Ces Nègres font profession de la religion mahométane, mais avec moins de lumières et de soumission que les Maures blancs. Cependant les seigneurs ont toujours près d'eux quelques Azanaghis, ou quelques Arabes pour les exercices de leur culte; et c'est une maxime établie parmi les grands de la nation, qu'ils doivent paraître plus soumis aux lois divines que le peuple. Cette opinion, qui est assez généralement celle des grands de toutes les nations, est-elle fondée sur la reconnaissance ou sur la politique?

Les Nègres du Sénégal sont toujours nus, excepté vers le milieu du corps, qu'ils se couvrent de peaux de chèvres, à peu près dans la forme de nos hauts-de-chausses. Mais les grands et les riches portent des chemises de coton que les femmes filent dans le pays. Le tissu de chaque pièce n'a pas plus de six pouces de largeur; car ils n'ont pu trouver l'art de faire leurs pièces plus larges. Ils sont obligés d'en coudre cinq ou six ensemble, pour les ouvrages qui demandent plus d'étendue. Leurs chemises tombent jusqu'au milieu de la cuisse. Les manches en sont fort amples; mais elles ne leur viennent qu'au milieu du bras. Les femmes sont absolument nues depuis la tête jusqu'à la ceinture, le bas est couvert d'une jupe de coton qui leur descend jusqu'au milieu des jambes. Les deux sexes ont la tête et les pieds nus; mais ils ont les cheveux fort bien tressés, ou noués avec assez d'art, quoiqu'ils les aient fort courts. Les hommes s'emploient comme les femmes à filer et à laver les habits.

Le climat est si chaud, qu'au mois de janvier la chaleur surpasse celle de l'Italie au mois d'avril; et plus on avance, plus on la trouve insupportable. C'est l'usage pour les hommes et les femmes de se laver quatre ou cinq fois le jour. Ils sont d'une propreté extrême pour leurs personnes; mais leur saleté, au contraire, est excessive dans leurs alimens. Quoiqu'ils soient d'une ignorance et d'une grossièreté étonnante sur toutes les choses dont ils n'ont pas l'habitude, l'art et l'habileté même ne leur manquent pas dans les affaires auxquelles ils sont accoutumés. Ils sont si grands parleurs, que leur langue n'est jamais oisive. Ils sont menteurs et toujours prêts à tromper. Cependant la charité est entre eux une vertu si commune, que les plus pauvres donnent à dîner, à souper, et le logement aux étrangers, sans exiger aucune marque de reconnaissance.

Ils ont souvent la guerre, dans le sein de leur nation ou contre leurs voisins. Leurs armes sont une espèce de bouclier qui est composé de la peau d'une bête qu'ils nomment danta[3], et qui est fort difficile à percer; la zagaie, sorte de dard qu'ils lancent avec une dextérité admirable, armée de fer dentelé, ce qui rend les blessures extrêmement dangereuses; une espèce de cimeterre courbé en arc, qui leur vient de la Gambie; car s'ils ont du fer dans leur pays, ils l'ignorent, et leurs lumières ne vont pas jusqu'à le pouvoir mettre en usage. Ils ont aussi une sorte de javeline qui ressemble à nos demi-lances. Avec si peu d'armes, leurs guerres sont extrêmement sanglantes, parce qu'ils portent peu de coups inutiles. Ils sont fiers, emportés, pleins de mépris pour la mort, qu'ils préfèrent à la fuite. Ils n'ont point de cavalerie, parce qu'ils ont peu de chevaux. Ils connaissent encore moins la navigation; et, jusqu'à l'arrivée des Portugais, ils n'avaient jamais vu de vaisseaux sur leurs côtes. Ceux qui habitent les bords de la rivière ou le rivage de la mer ont de petites barques qu'ils nomment zapolies et almadies, composées d'une pièce de bois creux, dont la plus grande peut contenir trois ou quatre hommes. Elles leur servent pour la pêche, ou pour le transport de leurs ustensiles au long de la rivière. Ces Nègres sont les plus grands nageurs du monde, comme le sont en général tous les peuples sauvages.

Après avoir passé la rivière de Sénégal, Cadamosto continua de faire voile le long de la côte, jusqu'au pays de Boudomel, qui est plus loin d'environ huit cents milles. Toute cette étendue est une terre basse sans aucune montagne. Boudomel est le nom du prince nègre qui régnait sur cette côte.

L'auteur remarque qu'en ce pays les deux sexes sont également portés au libertinage. Boudomel pressa beaucoup Cadamosto de lui apprendre quelque secret pour satisfaire plusieurs femmes. Il était persuadé que les chrétiens avaient là-dessus plus de lumières que les Nègres. Un petit-maître français lui aurait répondu que le vrai moyen était de n'en aimer aucune.

Boudomel était toujours accompagné d'environ deux cents Nègres; mais ce cortége n'étant retenu près de lui par aucune loi, les uns se retirent, d'autres viennent; et par la correspondance qui règne entre eux, les places sont toujours remplies. D'ailleurs il se rend sans cesse à l'habitation du prince quantité de personnes des habitations voisines. À l'entrée de sa maison, on rencontre une grande cour qui conduit successivement dans six autres cours avant d'arriver à son appartement. Au milieu de chacune est un grand arbre pour la commodité de ceux que leurs affaires obligent d'attendre. Tout le cortége du prince est distribué dans ces cours suivant les emplois et les rangs. Mais, quoique les cours intérieures soient pour les plus distingués, il y a peu de Nègres qui approchent familièrement de la personne du prince. Les Azanaghis et les chrétiens sont presque les seuls qui aient l'entrée libre dans son appartement, et qui aient la liberté de lui parler. Il affecte beaucoup de grandeur et de majesté. On ne le voit chaque jour, au matin, que l'espace d'une heure. Le soir, il paraît pendant quelques momens dans la dernière cour, sans s'éloigner beaucoup de la porte de son appartement; et les portes ne s'ouvrent alors qu'aux grands du premier ordre. Il donne néanmoins des audiences à ses sujets: mais c'est dans ces occasions qu'on reconnaît l'orgueil des princes d'Afrique. De quelque condition que soient ceux qui viennent solliciter des grâces, ils sont obligés de se dépouiller de leurs habits, à l'exception de ce qui leur couvre le milieu du corps. Ensuite, lorsqu'ils entrent dans la dernière cour, ils se jettent à genoux en baissant le front jusqu'à terre, et des deux mains ils se couvrent la tête et les épaules de sable. Personne, jusqu'aux parens du prince, n'est exempt d'une si humiliante cérémonie. Les supplians demeurent assez long-temps dans cette posture, continuant de s'arroser de sable. Enfin, lorsque le prince commence à paraître, ils s'avancent vers lui sans quitter le sable et sans lever la tête. Ils lui expliquent leur demande, tandis que, feignant de ne les pas voir, ou du moins affectant de ne les pas regarder, il ne cesse pas de s'entretenir avec d'autres personnes. À la fin de leurs discours, il tourne la tête vers eux, et, les honorant d'un simple coup d'œil, il leur fait sa réponse en deux mots. Cadamosto, qui fut témoin plusieurs fois de cette scène, s'imagine que Dieu n'aurait pas plus de respects à prétendre, s'il daignait se montrer à la race humaine. Quand on voit le chef de quelques peuplades nègres écraser ainsi de sa morgue ridicule ses sujets aussi misérables que lui, ceux qui, chez les nations policées, sont élevés par leur rang au-dessus des autres hommes, doivent sentir aisément que l'orgueil n'est pas la mesure de la vraie grandeur.

La complaisance de Boudomel alla si loin pour Cadamosto, qu'il le conduisit dans sa mosquée à l'heure de la prière. Les Azanaghis ou les Arabes, qui étaient ses prêtres, avaient reçu ordre de s'y assembler. En entrant dans le temple, avec quelques-uns de ses principaux Nègres, Boudomel s'arrêta d'abord, et tint quelque temps les yeux levés au ciel. Ensuite, ayant fait quelques pas, il prononça doucement quelques paroles, après quoi, il s'étendit tout de son long sur la terre, qu'il baisa respectueusement. Les Azanaghis et son cortége se prosternèrent et baisèrent la terre à son exemple. Il se leva, mais ce fut pour recommencer dix ou douze fois les mêmes actes de religion; ce qui prit plus d'une demi-heure.

Aussitôt qu'il eut fini, il se tourna vers Cadamosto, en lui demandant ce qu'il pensait de ce culte, et le priant de lui donner quelque idée de la religion des chrétiens. Cadamosto eut la hardiesse de lui répondre en présence de ses prêtres que la religion de Mahomet était fausse, et que celle de Rome était la seule véritable. Ce discours fit rire les Arabes et Boudomel. Cependant, après un moment de réflexion, ce prince dit à Cadamosto qu'il croyait la religion des Européens fort bonne, parce qu'il n'y avait que Dieu qui pût leur avoir donné tant de richesses et d'esprit. Il ajouta que celle de Mahomet lui paraissait bonne aussi, et qu'il était même persuadé que les Nègres étaient plus sûrs de leur salut que les chrétiens, parce que Dieu était un maître juste; que, donnant aux chrétiens leur paradis dans ce monde, il fallait que dans l'autre il réservât de grandes récompenses aux Nègres qui manquaient de tout dans celui-ci. Il y avait dans ce discours plus de sens qu'on n'en devait attendre d'un despote nègre tel qu'on vient de le peindre.

La chaleur est si excessive dans les régions des Nègres, qu'il n'y croît ni froment, ni riz, ni aucune sorte de grain qui puisse servir à leur nourriture. Les vignes n'y viennent pas plus heureusement. Ils ont mis leurs terres à l'épreuve en y jetant diverses semences qu'ils reçoivent des vaisseaux portugais. Le froment demande un climat tempéré et de fréquentes pluies qu'ils n'ont presque jamais, car ils passent neuf mois sans voir tomber une goutte d'eau du ciel, c'est-à-dire depuis le mois d'octobre jusqu'au mois de juin. Cependant ils ont du millet, des féves et des noisettes de diverses couleurs. Leur féve est large, plate, et d'un rouge assez vif. Ils en ont aussi de blanches. Ils plantent au mois de juillet pour recueillir au mois de septembre. Comme c'est le temps des pluies, les rivières s'enflent, et donnent à la terre une certaine fécondité. Tout l'ouvrage de l'agriculture et de la moisson ne prend ainsi que trois mois; mais les Nègres entendent peu l'économie, et sont d'ailleurs trop paresseux pour tirer beaucoup de fruit de leur travail. Ils ne plantent que ce qu'ils jugent nécessaire pour le cours de l'année, sans penser jamais à faire des provisions qu'ils puissent vendre. Leur méthode pour cultiver la terre est de se mettre cinq ou six dans un champ, et de la remuer avec leurs épées, qui leur tiennent lieu de hoyaux et de bêches. Ils ne l'ouvrent pas à plus de quatre pouces de profondeur; mais les pluies lui donnent assez de fertilité pour rendre avec profusion ce qu'on lui confie avec tant de négligence.

Leurs liqueurs sont l'eau, le lait, et le vin de palmier; ils tirent la dernière d'un arbre qui se trouve en abondance dans le pays, et qui n'est pas celui qui produit la datte, quoiqu'il soit de la même espèce. Cette liqueur, qu'ils appellent mighol, en sort toute l'année. Il n'est question que de faire deux ou trois ouvertures au tronc, et d'y suspendre des calebasses pour recevoir une eau brune qui coule fort lentement; car, depuis le matin jusqu'au soir, un arbre ne remplit pas plus de deux calebasses: elle est d'un fort bon goût; et si l'on n'y mêle rien, elle enivre comme le vin. Cadamosto assure que les premiers jours elle est aussi agréable que nos meilleurs vins; mais elle perd cet agrément de jour en jour, jusqu'à devenir aigre: cependant elle est plus saine le troisième ou le quatrième jour que le premier, parce qu'en perdant un peu de sa douceur, elle devient purgative. Cadamosto en faisait usage et la trouvait préférable au vin d'Italie. Le mighol n'est pas en si grande abondance que tout le monde en ait à discrétion; mais comme les arbres qui le produisent sont répandus dans les campagnes et les forêts, chacun se procure une certaine quantité de liqueur par son travail, et les mieux partagés sont toujours les seigneurs qui emploient plus de gens à la recueillir.

Les Nègres ont diverses sortes de fruits qui n'ont pas beaucoup de ressemblance avec ceux de l'Europe, mais qui sont excellens, sans le secours d'aucune culture, quoiqu'ils puissent être encore meilleurs, si l'on prenait soin de les cultiver. En général, le pays est rempli d'excellens pâturages et d'une infinité de beaux arbres qui ne sont pas connus en Europe. On y trouve aussi quantité d'étangs ou de petits lacs d'eau douce, remplis de poissons qui ne ressemblent point aux nôtres, surtout d'un grand nombre de serpens d'eau que les Nègres nomment kalkatrici.

Ils ont une huile dont ils font usage dans leurs alimens, sans que l'auteur ait pu découvrir d'où ils la tirent, et de quoi elle est composée: elle a trois qualités remarquables; son odeur, qui ressemble à celle de la violette; son goût, qui approche de celui de l'olive; et sa couleur, qui teint mieux les vivres que le safran.

On trouve dans le pays différentes sortes d'animaux, mais surtout une prodigieuse quantité de serpens, dont quelques-uns sont fort venimeux. Les plus grands, qui ont jusqu'à deux toises de longueur, n'ont pas d'ailes, comme on a pris plaisir à le publier; mais ils sont si gros, qu'on en a vu plusieurs qui avalaient une chèvre d'un seul morceau.

Le pays de Sénégal n'a pas d'autres animaux privés que des bœufs, des vaches et des chèvres. Il ne s'y trouve pas de moutons, parce qu'ils ne s'accommodent pas d'un climat si chaud. Ainsi la nature a pourvu, suivant la différence des pays, à toutes les nécessités du genre humain. Elle a fourni de la laine aux Européens, qui ne pourraient s'en passer dans un pays aussi froid que celui qu'ils habitent; au lieu que les Nègres, qui n'ont pas besoin d'habits épais dans leurs chaudes contrées, ne peuvent élever des moutons; mais le ciel y supplée en leur donnant du coton, qui convient mieux à leur pays. Leurs bœufs et leurs vaches sont moins gros que ceux d'Italie; ce qu'il faut encore attribuer à la chaleur. C'est une rareté parmi eux qu'une vache rousse; elles sont toutes noires ou blanches, ou tachetées de ces deux couleurs. Les animaux de proie, tels que les lions, les panthères, les léopards et les loups, sont en grand nombre. Des éléphans sauvages y marchent en troupes, comme les sangliers dans l'état de Venise; mais ils ne peuvent jamais être apprivoisés comme dans les autres pays. Cet animal étant fort connu, l'auteur observe seulement qu'il est d'une grosseur extraordinaire. On en peut juger par les dents ou défenses qu'on en apporte en Europe; mais il n'en a que deux de cette espèce à la mâchoire inférieure, comme le sanglier, avec la seule différence que celles du sanglier tournent la pointe en haut, et que celles de l'éléphant la tournent en bas. Cadamosto avait cru, sur les récits communs, avant son voyage, que les éléphans ne pouvaient plier les genoux, et qu'ils dormaient debout; il déclare que c'est une étrange fausseté, et qu'il les a vus non-seulement plier les genoux en marchant, mais se coucher et se lever comme les autres animaux. On n'aperçoit jamais leurs grandes dents avant leur mort. Quelque sauvages qu'ils soient naturellement, ils ne font aucun mal lorsqu'ils ne sont point attaqués; mais si quelqu'un les irrite, ils se défendent avec leur trompe, que la nature leur a donnée à la place du nez, et qui est d'une excessive longueur: ils l'étendent et la resserrent à leur gré; s'ils saisissent un homme avec cet instrument redoutable, ils le jettent presque aussi loin qu'on jette une pierre avec la fronde. C'est en vain qu'on croit pouvoir échapper par la fuite. Ils sont d'une vitesse surprenante; les plus jeunes sont ordinairement les plus dangereux. La portée des femelles n'est que d'un petit à la fois; ils se nourrissent de feuilles d'arbres et de fruits, qu'ils attirent jusqu'à leur bouche avec le secours de leur trompe. L'auteur, pendant tout le séjour qu'il fit chez les Nègres, ne découvrit pas d'autres quadrupèdes que ceux qu'on vient de nommer; mais il vit un grand nombre d'oiseaux, et surtout quantité de perroquets, que les Nègres haïssent beaucoup, parce qu'ils détruisent leur millet et leurs légumes. Ces oiseaux ont beaucoup d'adresse à construire leurs nids; ils ramassent quantité de joncs et de petits rameaux d'arbres dont ils forment un tissu qu'ils ont l'art d'attacher à l'extrémité des plus faibles branches; de sorte qu'y étant suspendu, il est agréablement balancé par le vent. Sa forme est celle d'un ballon de la longueur d'un pied. Ils n'y laissent qu'un seul trou pour leur servir de passage lorsqu'ils veulent se garantir des serpens, à qui la pesanteur ne permet pas de les attaquer dans cette retraite.

Les femmes des Nègres ont l'humeur fort gaie, surtout dans leur jeunesse, et prennent beaucoup de plaisir à la danse et au chant. Le temps de ce divertissement est la nuit, à la lueur de la lune.

Rien ne causait tant d'admiration à ces barbares que les arquebuses et l'artillerie de la caravelle portugaise. Cadamosto ayant fait tirer un coup de canon devant quelques Nègres qui étaient montés à bord, leur effroi se fit connaître malgré eux par de violentes agitations, et parut croître encore lorsqu'il leur eut déclaré que d'un seul coup de cette furieuse machine il pouvait ôter la vie en un instant à cent Maures. Après être un peu revenus de leur frayeur, ils déclarèrent à leur tour qu'une chose si pernicieuse ne pouvait être que l'ouvrage du diable. Leur étonnement fut plus doux lorsqu'ils entendirent le son d'une cornemuse. Les différentes parties de cet instrument leur firent croire, d'abord que c'était un animal qui chantait sur différens tons. Cadamosto, riant de leur simplicité, les assura que c'était une simple machine, et la mit entre leurs mains sans être enflée. Ils reconnurent que c'était effectivement l'ouvrage de l'art; mais ils demeurèrent persuadés que des sons si doux et si variés ne pouvaient venir que du pouvoir divin, en donnant pour raison qu'ils n'avaient rien entendu de semblable. Tout leur paraissait également admirable, jusqu'aux moindres instrumens du vaisseau. Ils répétaient sans cesse que les Européens devaient être des sorciers beaucoup plus habiles que ceux de leur pays, et peu inférieurs au diable même; que les voyageurs de terre trouvaient de la difficulté à tracer le chemin d'une place à l'autre; au lieu qu'avec leurs vaisseaux, ceux-là ne manquaient pas leur route sur mer, à quelque distance qu'ils fussent de la terre.

Les Nègres sucent le miel dans la gaufre, et laissent la cire comme une chose inutile. L'auteur, ayant acheté d'eux quelques ruches, leur apprit la manière d'en tirer du miel, et leur demanda ensuite ce qu'ils croyaient qu'on pût faire du reste. Ils répondirent qu'ils ne le croyaient bon à rien. Mais ils furent fort surpris de lui en voir faire de la bougie, qu'il alluma en leur présence. Les blancs, s'écrièrent-ils, n'ignorent rien.

Un si long séjour ayant donné l'occasion à l'auteur de connaître la plus grande partie du pays, il résolut, après avoir acheté quelques esclaves, de doubler le cap Vert pour faire de nouvelles découvertes et tenter la fortune. Il se souvenait d'avoir entendu dire au prince Henri qu'au-delà du Sénégal il y avait une autre rivière nommée Gambra (Gambie), d'où l'on avait déjà rapporté quantité d'or, et qu'on ne pouvait faire ce voyage sans acquérir d'immenses richesses. Une si belle espérance lui fit regagner sa caravelle et mettre aussitôt à la voile.

Un jour au matin, il découvrit deux bâtimens dont il s'approcha: l'un appartenait à Antonio Uso Dimarco, gentilhomme génois, et l'autre à quelques Portugais qui étaient au service du prince Henri. Ils s'avançaient de concert vers les côtes d'Afrique, dans le dessein de passer le cap Vert, et de chercher fortune en faisant de nouvelles découvertes. Ils firent voile ensemble vers le sud, sans cesser de voir la terre, et dès le jour suivant ils découvrirent le cap.

Après avoir doublé le cap Vert, ils continuèrent leur course, en conservant toujours la vue de la terre. Ce côté du cap forme un golfe. La côte en est basse et couverte de beaux arbres, dont la verdure s'entretient sans cesse, c'est-à-dire que, des feuilles nouvelles succédant sans intervalles à celles qui tombent, on ne s'aperçoit jamais, comme en Europe, que les arbres se flétrissent. Ils sont si près de la mer, qu'on s'imaginerait qu'ils en sont arrosés. La perspective est si belle, qu'après avoir navigué à l'est et à l'ouest, l'auteur déclare qu'il n'a jamais rien vu de comparable. Le pays est arrosé de plusieurs petites rivières dont on ne peut tirer aucun avantage, parce qu'il est impossible aux vaisseaux d'y entrer.

Enfin ils arrivèrent à l'embouchure d'une fort grande rivière. Dans sa moindre largeur, elle n'avait pas moins de trois ou quatre milles, et rien ne paraissait s'y opposer à la navigation. Ils y entrèrent avec confiance, et le jour suivant ils apprirent que c'était la rivière de Gambie.

À la proue de chaque almadie, un nègre couvert d'un bouclier rond, observait les objets et les événemens.

Les caravelles s'y engagèrent l'une à la suite de l'autre. Mais à peine eurent-elles remonté l'espace de trois ou quatre milles, qu'elles se virent suivies d'un grand nombre d'almadies, sans pouvoir juger d'où elles venaient. Elles revirèrent de bord, et s'avancèrent vers les Nègres, après avoir pris soin de se couvrir de tout ce qui pouvait servir à les défendre contre les flèches empoisonnées. Le combat paraissait inévitable. Les almadies se trouvaient déjà sous la proue du vaisseau de Cadamosto, qui était le plus avancé; et, se divisant en deux lignes, elles le tinrent dans leur centre. Elles étaient au nombre de quinze, qui portaient environ cent cinquante Nègres, tous bien faits et de belle taille. Ils avaient des chemises blanches de coton, et sur la tête une sorte de chapeau blanc, relevé d'un côté avec une plume qui leur donnait l'air guerrier. À la proue de chaque almadie, un Nègre, couvert d'un bouclier rond qui semblait être de cuir, observait les objets et les événemens. Dans la situation où ces barbares étaient aux deux côtés du vaisseau, ils cessèrent de ramer; et, tenant leurs rames levées, ils regardaient la caravelle avec admiration. Ils demeurèrent ainsi tranquilles jusqu'à l'arrivée des deux autres bâtimens, qui s'étaient hâtés de retourner à la vue du péril. Lorsqu'ils les virent fort proches, ils abandonnèrent leurs rames; et, sans autre préparation, ils se mirent à lancer leurs flèches. Les trois caravelles ne firent aucun mouvement; mais elles tirèrent quatre coups de canon qui rendirent les Nègres comme immobiles. Ils mirent leurs arcs à leurs pieds; et, jetant les yeux de tous les côtés avec les dernières marques de frayeur, ils paraissaient chercher la cause d'un bruit si terrible. Cependant, s'étant rassurés lorsqu'ils eurent cessé de l'entendre, ils reprirent courage, et recommencèrent à tirer avec beaucoup de furie. Ils n'étaient plus qu'à la distance d'un jet de pierre. Les Portugais leur envoyèrent quelques coups d'arquebuse, dont le premier perça un Nègre au milieu de la poitrine, et le fit tomber mort. Sa chute effraya les autres; mais elle ne les empêcha point de continuer leur attaque. On leur tua beaucoup de monde, sans perdre un seul homme sur les trois vaisseaux. Ils se retirèrent enfin.

Cadamosto chercha l'occasion, pendant les jours suivans, de faire connaître aux habitans du pays qu'on ne pensait point à leur nuire. Les interprètes s'approchèrent d'une amaldie, saluèrent les Nègres dans leur langue, et leur demandèrent pourquoi ils avaient attaqué des étrangers qui ne désiraient que leur amitié, comme ils s'étaient procuré celle des Nègres du Sénégal. Les Nègres répondirent qu'ils avaient entendu parler des blancs et de leur arrivée au Sénégal; qu'il fallait être bien méchant pour former avec eux quelque amitié, puisqu'on n'ignorait pas que leur nourriture était la chair humaine, et qu'ils n'achetaient des Nègres que pour les dévorer; que, pour eux, ils ne voulaient avoir aucune liaison avec des gens si cruels; qu'ils s'efforceraient de les tuer, et qu'ils feraient présent de leurs dépouilles à leur prince, qui faisait son séjour à trois journées de la mer; que leur pays se nommait Gambra. Si nous avons soupçonné plusieurs peuples nègres d'être anthropophages, on voit qu'ils n'avaient pas meilleure opinion de nous.

Les commandans des trois caravelles n'en résolurent pas moins de remonter la rivière l'espace de cent milles, dans l'espérance de trouver des peuples mieux disposés. Mais ils trouvèrent de la résistance dans leurs matelots, qui, dans l'impatience de retourner en Europe, déclarèrent ouvertement qu'ils n'iraient pas plus loin. Cadamosto et les autres chefs, se défiant de leur autorité, prirent le parti de mettre le lendemain à la voile pour retourner au cap Vert.

Cadamosto fut plus heureux dans un second voyage qu'il fit au pays de Gambra, qu'il avait résolu de mieux reconnaître. Accompagné de ce même Génois qui l'avait suivi, il remonta la rivière, et mit dans sa chaloupe quelques interprètes qui parvinrent enfin à inspirer quelque confiance aux Nègres. Deux d'entre eux, qui entendaient parfaitement le langage des interprètes, montèrent sur le vaisseau de Cadamosto. Ils marquèrent beaucoup de surprise en voyant l'intérieur de la caravelle, avec toutes ses voiles et tous ses agrès. Ils ne parurent pas moins étonnés de la couleur et de l'habillement des étrangers.

On leur fit beaucoup de civilités, et l'on y joignit quelques petits présens dont ils parurent extrêmement satisfaits. Cadamosto leur demanda le nom de leur prince; ils répondirent qu'il s'appelait Foro-Sangoli; que sa résidence était vers le sud-est à neuf ou dix journées de distance; qu'il était tributaire du roi de Melli, le plus grand prince des Nègres; mais que, des deux côtés de la rivière, il y avait quantité d'autres seigneurs dont la demeure était moins éloignée; que, si Cadamosto souhaitait d'en être connu, ils lui en feraient voir un qui se nommait Batti-Mansa. Cette offre fut si bien reçue, que, redoublant les caresses, on garda les deux Nègres dans la caravelle, en continuant de remonter suivant leur direction. Enfin l'on arriva près du lieu où Batti-Mansa faisait sa résidence; et, suivant le calcul de l'auteur, on ne pouvait être à moins de quarante milles de l'embouchure.

Cadamosto députa au prince, avec les deux Nègres, un de ses interprètes qu'il chargea de quelques présens. Aussitôt que les messagers eurent expliqué leur commission à Batti-Mansa, il envoya quelques Nègres à la caravelle. On fit avec eux un traité d'amitié, et divers échanges pour de l'or et des esclaves; mais la quantité d'or n'approchait pas des espérances qu'on avait conçues sur le récit des peuples du Sénégal, qui, étant fort pauvres, avaient une haute idée des richesses de leurs voisins. D'ailleurs les Nègres de la Gambie n'estimaient pas moins leur or que les Portugais. Cependant ils marquèrent tant de goût pour les bagatelles de l'Europe, que les échanges furent assez avantageux. Pendant onze jours que les caravelles demeurèrent à l'ancre, il y vint des deux côtés de la rivière un grand nombre de ces barbares, les uns attirés par la curiosité, d'autres pour vendre leurs marchandises, entre lesquelles il se trouvait toujours quelques anneaux d'or. Ils apportèrent du coton cru et travaillé. La plupart des pièces étaient blanches, quelques-unes rayées de bleu, de rouge et de blanc. Ils avaient aussi de la civette, des peaux de l'animal du même nom, de gros singes et de petits, qu'ils donnaient à fort bon marché, c'est-à-dire pour la valeur de neuf ou dix liards. L'once de civette ne revenait pas à plus de neuf ou dix sous. Ils ne la vendaient point au poids, mais à la quantité.

Les caravelles étaient continuellement remplies d'une multitude de Nègres, qui ne se ressemblaient ni par la figure ni par le langage. Ils arrivaient et s'en retournaient librement dans leurs almadies, hommes et femmes, avec autant de confiance que si l'on s'était connu depuis long-temps. Ils n'ont pas d'autres instrumens que leurs rames pour la navigation. Leur usage est de ramer debout, sans tenir les rames appuyées sur le bord de la barque. Elles sont de la forme d'une demi-lance, longues de sept ou huit pieds, avec une planche ronde, de la grandeur d'une assiette, qui est attachée à l'extrémité. Ils s'en servent fort adroitement au long des côtes et dans leurs rivières; mais la crainte d'être pris par leurs voisins et vendus pour l'esclavage, ne leur permet guère de se hasarder trop loin dans la mer.

Cadamosto, s'étant aperçu que la fièvre commençait à se mettre parmi ses gens, fit consentir les autres chefs à regagner l'embouchure du fleuve. Les soins qu'il avait donnés au commerce ne l'avaient point empêché de faire ses observations sur les usages du pays. Il avait remarqué que la religion des Nègres de la Gambie consiste en diverses sortes d'idolâtrie. Ils reconnaissent un Dieu, mais ils sont livrés à toutes les superstitions de la sorcellerie. On voit parmi eux quelques mahométans qui n'ont pas néanmoins d'habitations fixes, et qui portent leur commerce dans d'autres contrées, sans que les gens du pays connaissent leurs marches et leurs diverses relations. Il y a peu de différence, pour les alimens, entre les Nègres de la Gambie et ceux du Sénégal; mais ils mangent de la chair de chien, usage que l'auteur n'a vu dans aucun lieu, et que pourtant on retrouve ailleurs. Leur habillement est de toile de coton, qu'ils ont en abondance; ce qui est cause qu'ils ne vont pas nus comme au Sénégal, où le coton est plus rare. Les femmes sont vêtues comme les hommes; mais elles prennent plaisir dans leur jeunesse à se faire sur les bras, sur le cou et sur là poitrine, différentes figures avec la pointe d'une aiguille chaude. La chaleur du climat est extrême, et ne fait qu'augmenter à mesure qu'on avance vers le sud. Cadamosto le trouva beaucoup plus chaud sur la rivière qu'au rivage de la mer, parce que la grande quantité d'arbres qui couvrent ses bords y tient l'air renfermé. Il en vit un d'une grosseur prodigieuse, près d'une source d'eau très-fraîche où les matelots faisaient leurs provisions. Ayant pris la peine de le mesurer, il lui trouva dix-sept coudées de tour. L'arbre était creux; mais son feuillage n'en était pas moins vert, et ses branches répandaient une ombre immense. Il s'en trouve néanmoins de plus grands encore; d'où l'on peut conclure que le pays est fertile; aussi est-il arrosé par un grand nombre de ruisseaux.

Il est rempli d'éléphans, mais les Nègres n'ont encore pu trouver l'art de les apprivoiser. Pendant que les caravelles étaient à l'ancre dans le fleuve, trois éléphans sortis des bois voisins vinrent se promener sur le bord de l'eau. On y envoya aussitôt la chaloupe avec quelques gens armés; mais, à leur approche, les éléphans rentrèrent dans l'épaisseur du bois. Ce sont les seuls que l'auteur ait vus vivans. Gnoumi-Mansa, seigneur nègre, lui en fit voir un jeune, mais mort. Il l'avait tué dans les bois, après une chasse de deux jours. Les Nègres n'ont pour armes dans les chasses que leurs arcs et des zagaies empoisonnées. La méthode est de se placer derrière les arbres, et quelquefois au sommet. Ils passent d'un arbre à l'autre en poursuivant l'éléphant, qui, de la grosseur dont il est, reçoit plusieurs blessures avant de pouvoir se tourner et faire quelque résistance. Il n'y a pas d'homme qui osât l'attaquer en pleine campagne, ni qui pût espérer de lui échapper par la fuite; mais cet animal est naturellement si doux, qu'il ne fait jamais de mal, s'il n'est offensé. Les dents de celui que l'auteur avait vu mort n'avaient pas plus de trois paumes de long, ce qui marquait assez qu'il était fort jeune en comparaison de ceux qui ont les dents longues de dix ou douze paumes. Jeune comme il était, il avait autant de chair que cinq ou six bœufs ensemble. Le seigneur nègre fit présent à Cadamosto de la meilleure partie, et donna le reste à ses chasseurs. Cadamosto, apprenant qu'il pouvait se manger, en fit rôtir et bouillir quelques morceaux, pour se mettre en droit de raconter dans son pays qu'il avait fait son dîner de la chair d'un animal qu'on n'y avait jamais vu; mais il la trouva fort dure et d'un goût désagréable; ce qui ne l'empêcha point d'en faire saler une partie, dont il fit présent au prince Henri à son retour. Il observe que l'éléphant a le pied rond comme les chevaux, mais sans sabot, et qu'à la place il a reçu de la nature une peau noire, dure et fort épaisse, avec cinq gros durillons sur le devant, qui ont la forme d'autant de têtes de clous. Le pied du jeune éléphant avait une paume de diamètre. Gnoumi-Mansa fit présent à Cadamosto d'un autre pied d'éléphant qui avait trois paumes et un pouce de largeur, et d'une dent longue de douze paumes. L'auteur porta l'un et l'autre au prince Henri, qui les envoya peu de temps après à la duchesse de Bourgogne, comme une curiosité des plus rares.

La rivière de Gambie et toutes les eaux de la même côte ont un grand nombre de ces serpens qui se nomment kalkatrici, et d'autres animaux qui ne sont pas moins redoutables. On y voit quantité de chevaux marins ou hippopotames, animaux amphibies, qui ressemblent beaucoup à la vache marine. Ils ont le corps aussi gros qu'une vache de terre, mais les jambes fort courtes, et le pied fourchu, la tête large comme celle du cheval, et deux dents monstrueuses qui s'avancent comme celles du sanglier. L'auteur en a vu de deux paumes et demie de longueur. Cet animal sort de l'eau pour se promener sur la rive, et marche à la manière des quadrupèdes. Cadamosto se vante qu'aucun chrétien n'en avait vu avant lui, excepté peut-être dans le Nil. Il vit aussi des chauves-souris, longues de trois paumes, et quantité d'autres oiseaux fort différens des nôtres, mais presque tous fort bons à manger.

En quittant le pays du prince Batti-Mansa, les trois caravelles mirent peu de jours à descendre la rivière. Elles emportaient assez de richesses pour inspirer le désir de s'avancer plus loin au long des côtes; et personne ne marqua d'éloignement pour cette entreprise.

Ils remontèrent jusqu'à l'embouchure de la rivière nommée par les Portugais Rio-Grande: mais les Nègres du pays n'entendirent pas le langage de leurs interprètes. On acheta d'eux quelques anneaux d'or, en convenant du prix par signes. Rio-Grande fut le terme de ce second voyage de Cadamosto, qui retourna en Portugal.(Lien vers la table des matières.)

CHAPITRE II.

Voyages d'André Brue. Rufisque. Nègres Sérères. Nègres de Cayor. Nègres du Siratik. Foulas. Royaume de Galam. Nègres de Mandingue. Presqu'île et royaume de Casson. Canton de Djéredja. Cachao. Bissao. Bissagos. Cazégut. Roi de Cabo. Commerce de gommes. Maures du désert. Bambouk. Job Ben Salomon: détails sur son pays.

Brue était directeur-général de la compagnie française d'Afrique, vers la fin du dix-septième siècle et au commencement du dix-huitième: ses voyages, qui ont été fréquens, eurent tous pour objet le bien du commerce et l'intérêt de sa patrie. C'était un bon citoyen et un homme éclairé. C'est d'après ses mémoires que le père Labat a composé son Afrique occidentale. Nous ne rapporterons des voyages de Brue que ce qui nous semblera propre à faire connaître le pays et les mœurs. Les révolutions des compagnies commerçantes et les démêlés des nations rivales n'entrent point dans notre plan, et ne peuvent appartenir qu'à une histoire du commerce.

Le premier voyage de Brue est celui qu'il fit par terre de Rufisque jusqu'au Fort-Louis sur le Sénégal. Rufisque est située sur la côte, à trois lieues de l'île de Gorée. Cette île, voisine du cap Vert, l'île d'Arguin, près du cap Blanc, et le comptoir de Portendic, plus au sud, le fort Saint-Louis à l'embouchure de la rivière de Sénégal, et celui de Saint-Joseph sur le bord de cette même rivière à trois cents lieues de son embouchure, près des cataractes de Felou, étaient comme l'on sait, les principales possessions des Français en Afrique.

Rufisque n'est qu'une corruption de Rio-Fresco, rivière fraîche, nom que les Portugais donnèrent à cet endroit, arrosé par un petit ruisseau qui, coulant entre des bois, conserve en tout temps sa fraîcheur. C'est une dépendance du royaume de Cayor, et un port de commerce. Le roi de Cayor, qui se nomme le damel, entretient à Rufisque des officiers et un alcadi (mot arabe qui signifie le juge, que les Espagnols ont emprunté des Maures, et, dont ils ont fait alcade). L'emploi de cet alcadi est de percevoir les droits du port et les revenus du damel.

La chaleur est insupportable à Rufisque pendant le jour, surtout à midi, dans le cours même du mois de décembre. Du côté de la mer, le calme est ordinairement si profond, qu'on n'y ressent pas le moindre souffle; et les bois arrêtent aussi les mouvemens de l'air du côté des terres: aussi les hommes et les animaux n'y peuvent-ils respirer, surtout au long de la côte, dans la basse marée; car la réverbération du sable y écorche le visage et brûle jusqu'à la semelle des souliers. Ce qui rend encore cet endroit plus dangereux, c'est la puanteur prodigieuse de quantité des petits poissons pourris que les Nègres y jettent, et qui répandent une mortelle infection. On les y met exprès pour les laisser tourner en pourriture, parce que les Nègres ne les mangent que dans cet état. Ils prétendent que le sable leur donne une sorte d'odeur nitreuse qu'ils estiment beaucoup.

Chaque vaisseau français donne aux officiers du damel une certaine quantité de marchandises pour le droit de prendre du bois et de l'eau. Les Nègres qu'ils emploient ordinairement à leur fournir ces provisions, et qui les apportent sur leur dos jusqu'aux chaloupes, se croient bien payés de leur travail par quelques bouteilles de sangara, c'est-à-dire, d'eau-de-vie.

De Rufisque, Brue s'avança dans un pays sablonneux, qui ne paraissait pas néanmoins sans culture. Au milieu du chemin, il trouva un grand lac d'eau saumâtre, formé par un petit ruisseau dont l'eau ne laissait pas d'être fort douce, et sur le bord duquel il s'arrêta pour faire rafraîchir son cortége. Ce lac, suivant le témoignage des habitans, se décharge dans la mer entre le cap Vert, au nord, et le cap Manuel, au sud. Il est rempli de poisson, qui est péché par une sorte de faucon, avec autant d'adresse que par les Nègres. Brue tua un de ces animaux dans le temps qu'il prenait son vol avec un poisson entre ses serres, de la forme d'une sardine et du poids de trois ou quatre livres. Le lac s'appelle Sérères, du nom de quelques tribus des Nègres qui habitent les lieux voisins, et qui forment un peuple très-remarquable.

Ces Sérères, qui se trouvent principalement répandus autour du cap Vert, sont une nation libre et indépendante, qui n'a jamais reconnu de souverain. Ils composent, dans les lieux de leur retraite, plusieurs petites républiques, où ils n'ont pas d'autres lois que celles de la nature. Ils nourrissent un grand nombre de bestiaux. Brue prétend que la plupart, n'ayant aucune idée d'un Être suprême, croient que l'âme périt avec le corps; ils sont entièrement nus. Ils n'ont aucune correspondance de commerce avec les autres Nègres. S'ils reçoivent une injure, ils ne l'oublient jamais. Leur haine se transmet à leur postérité, et tôt ou tard elle produit la vengeance. Leurs voisins les traitent de sauvages et de barbares. C'est outrager un Nègre que de lui donner le nom de Sérère. Ainsi ces hordes d'esclaves regardent comme une injure le titre d'homme libre. Cette nation d'ailleurs est simple, honnête, douce, généreuse et très-charitable pour les étrangers. Elle ignore l'usage des liqueurs fortes. Ils enterrent leurs morts hors de leurs villages, dans des huttes rondes, aussi bien couvertes que leurs propres habitations. Après y avoir placé le corps dans une espèce de lit, ils bouchent l'entrée de la hutte avec de la terre détrempée, dont ils continuent de faire un enduit autour des roseaux qui servent de murs, jusqu'à l'épaisseur d'un pied. L'édifice se termine en pointe, de sorte que ces lieux de sépulture paraissent comme un second village, et que les tombes des morts sont en beaucoup plus grand nombre que les maisons des vivans. Comme les Sérères n'ont point assez d'industrie pour faire des inscriptions ou d'autres marques sur ces monumens, ils se contentent de mettre au sommet un arc et quelques flèches sur ceux des hommes, et un mortier avec un pilon sur ceux des femmes: le premier marque l'occupation des hommes, qui est presque uniquement la chasse; et l'autre, celle des femmes, dont l'emploi continuel est de piler du riz, du maïs ou du millet.

Il n'y a pas de Nègres qui cultivent leurs terres avec autant d'art que les Sérères. Si leurs voisins les traitent de sauvages, ils sont bien mieux fondés à regarder les autres Nègres comme des insensés, qui aiment mieux vivre dans la misère et souffrir la faim que de s'accoutumer au travail pour assurer leur subsistance. Leur langage est différent de celui des Iolofs, et paraît même leur être tout-à-fait propre. Ils ont pour boisson le vin de palmier.

Les Sérères reçurent le général français avec beaucoup d'humanité, et lui présentèrent du couscous, du poisson, des bananes, avec d'autres alimens du pays. Il partit si tard de leur village, que l'excès de la chaleur le força de s'arrêter après avoir fait trois lieues; n'en ayant pu faire que sept dans le courant de la journée, il arriva le soir dans un village des Iolofs, qui était la résidence d'un des plus grands marabouts, ou prêtres du pays. Ce saint nègre s'était attendu à recevoir la visite et les présens du général français; mais il vit ses espérances trompées. L'alcadi de Rufisque, et une femme mulâtre qui avait suivi Brue avec quelques Français que la seule curiosité conduisait, se mirent à genoux devant le marabout, et lui baisèrent les pieds; après quoi il prit la main de la signora, l'ouvrit et cracha dedans. Ensuite la lui faisant tourner trois fois autour de la tête, il lui frotta de sa salive le front, les yeux, le nez, la bouche et les oreilles, en prononçant, pendant cette opération, quelques prières arabes. Il reçut leurs présens, et leur promit un heureux voyage. La signora fut raillée de sa superstition à son retour, et de s'être laissé oindre de la salive du vieux marabout.

Le jour suivant, comme la marche était fort lente, Brue se donnait le plaisir de la chasse en chemin. Au milieu des bois, il découvrit les traces de quelques éléphans, et bientôt il en aperçut dix-huit ou vingt, les uns couchés comme un troupeau de vaches, d'autres occupés à baisser des branches, dont ils mangeaient les feuilles et les petits rameaux. La caravane n'en était pas à la portée du pistolet. Cependant, comme il ne paraissait pas qu'ils y fissent attention, les gens du général leur tirèrent quelques coups de fusil, auxquels ils ne parurent pas plus sensibles qu'à la piqûre des mouches, apparemment parce que les balles ne les touchèrent que par-derrière ou aux côtés, dans les endroits où leur peau est impénétrable.

Ils arrivèrent le lendemain à Makaya, une des résidences du damel, qui s'y était rendu pour recevoir les Français. Devant la porte du palais ils trouvèrent une garde de quarante ou cinquante Nègres, avec un grand nombre de guiriots ou de musiciens, qui se mirent à chanter les louanges du général aussitôt qu'ils le virent à portée de les entendre. Les grands-officiers se présentèrent pour le recevoir et l'introduire à l'audience du roi. Il ne fut pas aisé à Brue, qui était d'une taille puissante, de passer par la porte de ce Versailles du royaume de Cayor; le guichet était si bas, qu'il était obligé de se courber beaucoup. L'enclos contenait quantité de bâtimens, entre lesquels il y avait un kalde ou une salle d'audience ouverte de tous côtés. Le damel y était assis sur un petit lit dont la compagnie française lui avait fait présent; il se leva lorsque Brue fut entré, et lui présentant la main, il l'embrassa, avec beaucoup de remercîmens de s'être détourné si loin de sa route pour le voir. Le général lui fit son compliment, et lui offrit les présens de la compagnie, avec deux barils d'eau-de-vie. L'ordre fut donné pour le traiter aux dépens de la cour, et pour renvoyer à Rufisque les chevaux et les chameaux qu'il y avait loués. Il fut conduit ensuite à l'audience des femmes du roi. Ce prince en avait quatre légitimes, suivant la loi de Mahomet; mais ses concubines étaient au nombre de douze, malgré les remontrances des marabouts. Un jour qu'ils lui reprochaient cette intempérance, il leur répondit que la loi était faite pour eux et pour le peuple, mais que les rois étaient au-dessus. Cette réponse d'un petit prince barbare, et la réponse de Samuel aux Juifs lorsqu'ils lui demandèrent un roi, prouvent quelle idée on s'est faite, en tout temps, de la royauté, même dans les pays où il semblait qu'on eût moins à en abuser.

Les femmes du damel ayant pris soin de fournir des provisions au général, il se crut obligé de leur faire quelques présens. C'était le roi qui se chargeait lui-même de ces détails lorsqu'il avait la raison libre; mais sa passion pour l'eau-de-vie ne lui permettait pas d'être un moment sans en boire; il était ivre aussi long-temps qu'il avait de cette liqueur. Quatre jours se passèrent avant que le général pût le trouver en état de l'entendre, et ses deux barils étaient déjà presque épuisés.

Enfin Brue partit avec toutes les commodités que le prince lui avait fait espérer pour son voyage, et après avoir pris les arrangemens les plus favorables pour le commerce. Les bagages furent chargés, et l'on partit sous la conduite d'un officier qui accompagna la caravane une partie du chemin.

On arriva le soir dans un village où les gens du roi prirent un bœuf au milieu du premier troupeau qui se présenta; ils enlevèrent de même une vache et un veau: la chair en était excellente; mais les maîtres de ces animaux firent leurs plaintes au général, qui leur donna, pour les consoler, un ou deux flacons d'eau-de-vie. Le jour suivant, après s'être mis en marche de grand matin, on s'arrêta vers midi pour faire reposer l'équipage. Le hasard fit trouver un grand troupeau de vaches, dont le lait fut d'autant plus agréable, qu'on n'avait apporté de Macaya que de l'eau fort mauvaise. On arriva de bonne heure dans le village d'un parent du roi, qui, étant averti de l'approche du général, vint au-devant de lui avec un cortége de vingt cavaliers fort bien montés. Il montait lui-même un cheval barbe de haute taille qui lui avait coûté vingt esclaves. La journée suivante fut fort longue, mais au travers d'un beau pays dont la plus grande partie était cultivée; on y voyait des plaines entières couvertes de tabac. Le seul usage que les Nègres fassent du tabac est pour fumer, car ils ne savent ni le mâcher, ni le prendre en poudre.

On arriva le soir à Bieurt, à l'embouchure de la rivière de Sénégal, près du fort Saint-Louis. Brue, dans un voyage assez court, n'avait pas laissé de recueillir quelques observations sur les états du damel.

Quoique les Nègres de Cayor, païens et mahométans, aient l'usage de la polygamie, il ne leur est pas permis d'épouser deux sœurs. Le damel, se croyant dispensé de cette loi, avait deux sœurs entre ses femmes. Les marabouts et les mahométans zélés en murmuraient, mais secrètement, parce que ce prince n'était pas traitable sur ce qui pouvait blesser ses plaisirs. Il ne doutait pas de l'existence d'un paradis; mais il déclara naturellement à Brue qu'il n'espérait pas d'y être reçu, parce qu'il avait été fort méchant, et qu'il ne se sentait, disait-il, aucune disposition à devenir meilleur. Effectivement, il s'était rendu coupable de mille actions cruelles; il avait dépouillé, banni ou tué ceux qui avaient eu le malheur de lui déplaire. Comme il possédait deux royaumes, celui de Cayor et celui de Baol, il se croyait plus grand que tous les monarques d'Europe; et, faisant quantité de questions à Brue sur le roi de France, il demandait comment il était vêtu, combien il avait de femmes, quelles étaient ses forces de terre et de mer, le nombre de ses gardes, de ses palais, de ses revenus, et si les seigneurs de sa cour étaient aussi bien vêtus que les seigneurs nègres; et, lorsque Brue s'efforçait de lui donner une idée de la grandeur du roi de France, ce qui lui paraissait le plus incroyable, c'était qu'un si grand roi n'eût qu'une femme. Il demandait comment il pouvait faire lorsqu'elle était enceinte ou malade. Le général répondit qu'il attendait qu'elle se portât mieux. «Bon! lui dit le monarque nègre, il a trop d'esprit pour être capable de tant de patience.»

Un jour il fit présent au général d'une femme qui paraissait d'une condition supérieure à l'esclavage. En effet, elle avait été l'épouse d'un des principaux officiers de sa cour. Son mari, la soupçonnant d'infidélité, aurait pu se faire justice de ses propres mains; mais, comme elle était d'une famille distinguée, il avait pris le parti de porter ses plaintes au roi, qui, l'ayant jugée coupable, l'avait condamnée à l'esclavage, et l'avait donnée à Brue. Les parens de cette malheureuse femme vinrent solliciter les Français en sa faveur, et supplièrent le général d'accepter en échange une esclave beaucoup plus jeune, dont il aurait par conséquent plus de profit à tirer. Il y consentit, et l'autre fut conduite aussitôt par sa famille hors des états du damel. Cette rigueur dans la punition rend les femmes des grands assez chastes. Comme le droit de les vendre appartient au roi, après leur correction, elles sont sûres de ne jamais trouver en lui qu'un juge inexorable, qui accorde toujours une prompte justice aux maris dont il reçoit les plaintes.

Le port de Rufisque ne recevant guère que des barques et des chaloupes, le damel, qui souhaitait beaucoup de voir un vaisseau, pria le général d'en faire venir un près de cette ville. Brue lui répondit qu'il était fâché de ne le pouvoir, parce qu'il n'y avait point assez d'eau pour un bâtiment tel qu'il le désirait; mais qu'il en ferait venir un de dix pièces de canon, qui servirait à lui donner quelque idée de ceux qui en portent jusqu'à cent pièces. Il fit amener effectivement une corvette appareillée dans toute sa pompe, avec les pavillons déployés. Le damel et tous ses courtisans se rendirent sur le rivage pour jouir de ce spectacle. On fit faire quantité de mouvemens à ce petit vaisseau, et les Français s'étaient attendus que le roi monterait à bord; mais, soit qu'il craignît la mer, ou qu'ayant à se reprocher ses extorsions et ses violences, il appréhendât qu'ils ne le retinssent prisonnier, il n'osa se procurer cette satisfaction. Lorsqu'il eut rassasié sa curiosité, il demanda au général de combien les grands vaisseaux surpassaient celui qu'il avait vu. Sans répondre directement à cette question, Brue lui conseilla d'envoyer de ses officiers pour être plus sûr de ce qu'il voulait savoir, par le témoignage de ses propres gens. L'ordre fut donné à quelques Nègres d'aller prendre les mesures. Ils revinrent tout chargés des cordes qu'ils avaient employées, et qu'ils étendirent devant le damel. «Quel canot! s'écria-t-il, et que la science des blancs est prodigieuse!»

Pour donner de l'amusement au général, ce prince fit un jour en sa présence la revue d'une partie de ses troupes, sous la conduite du condi, son lieutenant général. Ce corps d'armée montait à cinq cents hommes armés de sabres, d'arcs et de flèches, et couverts de cottes de mailles, qui consistaient en deux morceaux d'étoffe de la forme d'une dalmatique. Le fond était de coton blanc, rouge ou d'autres couleurs, parsemé de caractères arabes, que les marabouts croient également propres à jeter l'effroi parmi leurs ennemis et à garantir ceux qui les portent de toutes sortes de blessures, à la réserve néanmoins de celles des armes à feu, parce que l'invention, leur a-t-on dit, est postérieure au temps de Mahomet. Sous ces cottes de mailles les Nègres ont une multitude d'amulettes, qu'ils appellent grisgris, et celui qui en est le plus chargé doit être le plus brave, parce qu'il a moins de périls à redouter.

Le condi s'étant mis à la tête de sa troupe, la disposa sur quatre rangs, et fit avertir le roi qu'il était prêt à le recevoir. Ce prince était dans le magasin que la compagnie avait fait bâtir à Rufisque. Quoiqu'il ne fût pas fort éloigné de cette petite armée, il monta à cheval, et, prenant sa lance, il fit les mêmes mouvemens que s'il eût été près de combattre. Brue fut obligé de prendre aussi un cheval pour l'accompagner. Ils s'avancèrent jusqu'au milieu de la ligne. Le condi, à la vue de son maître, ôta son turban; et, se jetant à genoux, se couvrit trois fois la tête de poussière; mais le roi, qui n'était plus qu'à dix pas, lui fit porter ses ordres par un de ses guiriots militaires. Le condi, après les avoir reçus dans la même situation, se couvrit la tête, et fit commencer les exercices. Ensuite il reprit sa première posture, en attendant de nouveaux ordres qu'il reçut encore, et qui ne produisirent que des mouvemens fort irréguliers.

Les serpens sont fort communs dans tout le pays, depuis Rufisque jusqu'à Bieurt. Ils sont extrêmement gros, et leur morsure est fort dangereuse. Les grisgris passent dans l'esprit des Nègres pour un charme tout-puissant contre ces terribles animaux. Les voyageurs remarquent qu'il y a une espèce de sympathie entre les serpens et les Nègres. On voit ces monstres se glisser librement dans les cabanes, où ils dévorent les rats, et quelquefois la volaille. S'il arrive qu'un Nègre soit mordu, il applique aussitôt le feu à la partie brûlée, ou la couvre de poudre à tirer, qu'il brûle dessus. Il s'y fait une cicatrice qui fixe le venin, lorsque le remède est assez promptement employé; mais s'il vient trop tard, la mort est infaillible. La nation des Sérères n'est pas si familière avec les serpens que les autres Nègres, parce que, n'ayant pas de marabouts ni de grisgris, elle ne se fie qu'à ses précautions pour s'en garantir. Elle leur déclare une guerre ouverte avec des trappes qu'elle tend avec beaucoup d'adresse, et qui en prennent un grand nombre. Elle mange leur chair, qu'elle trouve excellente.

Plusieurs de ces serpens ont jusqu'à vingt-cinq pieds de long sur un pied et demi de diamètre; mais les Nègres prétendent que les plus grands sont moins à craindre que ceux qui n'ont que deux pouces d'épaisseur et quatre ou cinq pieds de longueur. On a du moins plus de facilité à éviter les premiers, parce qu'ils peuvent être aperçus de plus loin, et qu'ils n'ont pas tant d'agilité que les petits. Il y en a de verts qu'on a peine à distinguer dans l'herbe. D'autres sont tachetés, ou semblent briller de différentes couleurs. On prétend qu'il s'en trouve de rouges, dont les blessures sont incurables. Les plus grands ennemis des serpens sont les aigles, dont le nombre est fort grand dans le pays. Il ne s'en trouve pas de si gros dans aucune région du monde; mais il n'y a pas de lieu non plus où leur repos soit moins troublé; car la pointe des flèches ne fait pas plus d'impression sur eux que la morsure des serpens. Il faut que leurs plumes soient extrêmement fermes et serrées. Ils portent un serpent entre leurs griffes, et le mettent en pièces pour servir de nourriture aux aiglons, sans en recevoir le moindre mal.

Les huttes des habitans sont de paille, mais plus ou moins commodes, suivant l'industrie du possesseur. La forme est ronde. Elles n'ont pour porte qu'un trou fort bas, comme la gueule d'un four, de sorte qu'ils ne peuvent y entrer qu'en rampant. Comme elles n'ont pas d'autre ouverture pour recevoir la lumière, et que le feu qu'on y entretient continuellement répand une épaisse fumée, il n'y a au monde que des Nègres qui puissent les habiter, surtout à cause de la chaleur, qui vient également de la voûte et d'un fond de sable brûlé qui en fait le plancher. Leurs lits sont composés de petits pieux placés à deux doigts l'un de l'autre, et joints ensemble par une corde; aux quatre coins, d'autres pieux un peu plus gros servent à soutenir tout l'édifice. Les Nègres de quelque distinction mettent une natte sur ces châlits.

Brue éprouva à son tour les perfidies du damel. Ce prince, persuadé, comme tous les rois nègres, du besoin qu'avaient les Européens de commercer en Afrique et d'y chercher des esclaves, ne songeait qu'à mettre au plus haut prix possible la permission qu'il accordait à ses sujets de leur fournir des vivres et de faire des échanges avec eux. Il faisait sans cesse de nouvelles demandes à la compagnie, qui étaient ou rejetées ou éludées. Des brouilleries passagères occasionnaient des réconciliations ou de nouveaux traités toujours accompagnés, suivant l'usage, de présens et de quelques barils d'eau-de-vie. La concurrence des marchands anglais que Brue voulait écarter rendit le damel encore plus fier et plus exigeant. Enfin il alla jusqu'à faire arrêter Brue en trahison. Il fallut payer une somme pour lui faire rendre la liberté, et peut-être pour lui sauver la vie, car le damel menaçait de lui couper la tête. Brue s'en vengea en éloignant de la côte tous les vaisseaux qui voulaient en approcher pour faire le commerce; mais il fallut encore faire la paix, et Brue formait de nouveaux projets de vengeance, lorsqu'il fut rappelé dans sa patrie.

Dans un autre voyage sur le fleuve Sénégal, Brue visita le pays des Foulas et leur empereur, qui se nomme Siratik, nom que quelques voyageurs donnent aussi à ses états. Le fleuve Sénégal, en remontant depuis son embouchure jusqu'aux cataractes de Felou, dans le royaume de Galam, au delà desquelles on n'a pas remonté, arrose dans son cours tortueux le pays des Foulas, celui des Iolofs, des Mandingues et de Bambouk. Nous verrons le voyageur Brue pénétrer jusqu'à Galam, en suivant toujours la navigation du fleuve.

Brue reçut dans son voyage un exprès du siratik pour lui apprendre l'impatience que ce prince avait de le voir, ou plutôt de recevoir le paiement de ses droits. Il continua sa navigation jusqu'au village de Bourty, à l'extrémité orientale de l'île au Morfil, qui est séparée de l'île de Bilbas par un bras du Sénégal. L'île de Bilbas est longue d'environ trente-cinq lieues sur deux et quatre de largeur. Le terroir ressemble beaucoup à celui de l'île au Morfil. Son principal commerce consiste aussi dans la multitude des dents d'éléphans, qui s'achètent sur le pied de six sous pour le poids de dix livres. Les cuirs se donnent à quarante sous pièce; les moutons et les chèvres pour trois sous, et les autres alimens à proportion; mais si les Nègres font un présent, ils s'apprêtent à recevoir le double. Par exemple, s'ils vous donnent un bœuf, ils s'attendent à recevoir cinq ou six aunes d'étoffe; au lieu que, si vous l'achetiez au marché, il ne vous coûterait que vingt ou trente sous.

En arrivant au port de Ghiorel, situé vis-à-vis l'île de Bilbas, centre du commerce de ce canton, Brue fit tirer trois coups de canon pour annoncer son arrivée. À peine eut-il mouillé l'ancre, qu'il reçut la visite du seigneur du village, nommé Farba-Ghiorel[4]. Ce Nègre, qui était oncle du siratik, et qui avait toujours eu beaucoup d'affection pour les Français, fut reçu d'eux avec beaucoup de civilité. Il promit au général de dépêcher sur-le-champ un exprès au roi son neveu. Dès le même soir, Boucar Siré, un des fils du siratik, qui avait ses terres entre Ghiorel et Goumel, résidence de son père, se rendit à bord, et répondit au général de l'amitié que ce roi avait conçue pour lui sur la seule réputation de son mérite. Ce compliment fut accompagné d'un présent de deux bœufs gras et d'une petite boîte d'or du poids d'une once. Le général fit aussi ses présens au prince, et le salua de plusieurs coups de canon à son départ. Ensuite, ayant fait descendre ses facteurs pour commencer le commerce, il trouva dans le village tant d'avidité pour ses marchandises, que ses barques furent bientôt chargées des productions du pays.

Le siratik n'eut pas plus tôt appris l'arrivée des Français, qu'il fit complimenter Brue par son grand bouquenet, c'est-à-dire par le grand-maître de sa maison. Cet officier était un vieillard vénérable, de fort belle taille, avec la barbe et les cheveux gris, ce qui marque, parmi les Nègres, une vieillesse fort avancée; mais il n'en paraissait pas moins vigoureux, moins vif, ni moins poli: son nom était Baba Milé. Après les premiers complimens, il reçut le paiement des droits et les présens annuels; c'étaient des étoffes noires et blanches de coton, quelques pièces de drap et de serge écarlate, du corail, de l'ambre jaune, du fer en barre, des chaudrons de cuivre, du sucre, de l'eau-de-vie, des épices, de la vaisselle, et quelques pièces de monnaie d'argent au coin de Hollande, avec un surtout de drap écarlate à la manière de Brandebourg, et deux boîtes pour renfermer la plus précieuse partie du présent. Le bouquenet reçut aussi les droits qui revenaient aux femmes du prince, et qui montaient à la moitié des premiers, sans oublier ce qui lui revenait à lui-même. Le kamalingo, ou le lieutenant général du roi, qui est ordinairement l'héritier présomptif de la couronne, vint recevoir à son tour le présent ou le droit annuel qui lui devait être payé. Tous ces présens pouvaient monter à la valeur de quinze ou dix-huit cents livres. Ensuite le bouquenet offrit au général, de la part du roi, trois grands bœufs; et l'ayant invité à se rendre à la cour, il fit paraître les officiers qui étaient nommés pour le conduire. On avait déjà préparé un grand nombre de chevaux pour les gens de sa suite, et des chameaux pour transporter son bagage.

Le jour suivant, Brue prit terre au bruit de son canon, et se mit en marche pour la cour du siratik. Son cortége était composé de six de ses facteurs, deux interprètes, deux trompettes, deux hautbois, et quelques domestiques, avec douze laptots, ou Nègres libres, bien armés. Il traversa un pays fort uni et bien cultivé, plein de villages et de petits bois. En approchant de Boucar, il découvrit de vastes prairies, dont les parties basses se sentaient déjà de l'inondation qui commençait à gagner dans le pays. Ce qui restait de terrain sec était si couvert de toutes sortes de bestiaux, que les guides du général avaient peine à lui faire trouver un passage: le convoi ne put arriver à Boucar qu'à l'entrée de la nuit.

Le prince Siré, à qui le village appartenait, vint au-devant des Français à la tête de trente chevaux: aussitôt qu'il eut aperçu le général, il s'avança au grand galop en secouant sa zagaie, comme s'il eût voulu la lancer; Brue l'aborda de la même manière, c'est-à-dire avec le pistolet en joue. Mais, lorsqu'ils furent près l'un de l'autre, ils mirent pied à terre et s'embrassèrent; ensuite, étant remontés à cheval, ils entrèrent dans le village, et le prince conduisit son hôte dans une maison qu'il avait fait préparer pour lui, dans le même enclos que celui de ses femmes. Après l'avoir introduit dans son appartement, il le laissa seul; mais au même moment le général fut conduit à l'audience de la princesse: elle lui parut d'une taille médiocre, mais très-bien faite, jeune et fort agréable; ses traits étaient réguliers, ses yeux vifs et bien fendus, sa bouche petite et ses dents extrêmement blanches; son teint couleur d'olive aurait beaucoup diminué les agrémens de sa figure, si elle n'eût pris soin de la relever avec un peu de rouge.

Elle reçut Brue fort civilement, et le remercia de ses présens avec beaucoup de grâce. Il fit successivement sa visite à deux ou trois autres femmes du prince, après quoi, retournant auprès de lui, il y passa le temps jusqu'à l'heure du souper; il fut reconduit alors dans son appartement, où il trouva plusieurs plats de couscous, du sanglet, des fruits et du lait en abondance, qui lui étaient envoyés par les femmes du prince. Quoiqu'il se fût fait préparer à souper par un cuisinier de sa nation, la civilité lui fit goûter de tous les mets africains. Après qu'il eut soupé, le prince vint, s'assit sans cérémonie, mangea quelque chose du dessert, but plusieurs coups de vin et d'eau-de-vie, et se mit à fumer avec lui jusqu'à ce qu'on fût venu l'avertir que tout était prêt pour le folgar ou le bal. L'assemblée était composée de toute la jeunesse du village, qui danse et chante tandis que les plus âgés sont assis sur des nattes autour de celle où se fait le folgar: ils s'y entretiennent agréablement; et cette conversation, dont ils font un de leurs plus grands plaisirs, s'appelle kalder: chacun parle librement. C'est dans ces cercles qu'on remarque, disent les voyageurs, l'étendue surprenante de leur mémoire, et combien ils feraient de progrès dans les sciences, si leurs talens naturels étaient cultivés par l'étude. Je croirais volontiers que cette admiration des voyageurs était un préjugé qui en remplaçait un autre. Ils s'imaginaient d'abord trouver dans les Nègres des animaux stupides, et, tout surpris de voir qu'on peut être noir et avoir de l'intelligence, ils finissaient par estimer trop ce qu'ils avaient trop méprisé: ces Nègres, sans doute, sont susceptibles de culture; mais l'infériorité naturelle de cette race d'hommes paraît démontrée par une longue expérience et par les plus sûrs témoignages.

Le village de Boucar est situé sur une petite éminence, au centre d'une grande plaine. L'air y est fort sain; les maisons ressemblent à toutes celles du pays; elles sont rondes et se terminent en pointes, comme nos glacières de France; les fenêtres en sont fort petites, apparemment pour se garantir des moucherons, qui sont extrêmement incommodes dans tous les pays bas. Le folgar auquel Brue fut invité se tint au milieu du village; il dura deux heures, et ne fut interrompu que par une pluie violente qui força tout le monde de se mettre à couvert.

Le lendemain on vint, de la part du prince, s'informer de la santé du général; cette politesse fut suivie du déjeuner. Le prince, ayant envoyé du couscous et du lait, parut aussitôt lui-même, et se mit à table avec Brue; ensuite ils partirent ensemble, escortés d'environ quarante chevaux. La route se trouva remplie d'une foule de peuple qui s'était rassemblée de tous les lieux voisins pour voir les Européens et pour entendre leur musique. En approchant de Goumel, Brue vit venir à sa rencontre le kamalingo, suivi de vingt cavaliers, qui le complimentèrent au nom du siratik. Ce grand-officier de la couronne portait des hauts-de-chausses fort larges, avec une chemise de coton, dont la forme ressemblait à celle de nos surplis. Autour de la ceinture il avait un large ceinturon de drap écarlate, d'où pendait un cimeterre dont la poignée était garnie d'or. Son chapeau et son habit étaient revêtus de grisgris, et dans sa main il portait une longue zagaie. Le général le reçut avec une décharge de sa mousqueterie. Ils continuèrent leur marche, et traversèrent le village de Goumel pour se rendre au palais du roi, qui en est éloigné d'une demi-lieue.

La demeure de ce prince est composée d'un grand nombre de cabanes, qui sont environnées d'un enclos de roseaux verts entrelacés, défendu par une haie vive d'épines noires si serrée, que le passage en est impossible aux bêtes sauvages. Le roi, informé de l'approche du général, envoya les principaux seigneurs de sa cour au-devant de lui; de sorte qu'en arrivant au palais, son train était d'environ trois cents chevaux. Tout ce cortége descendit à la première porte, excepté le général, le prince Siré et le kamalingo, qui entrèrent à cheval, et qui ne mirent pied à terre qu'à deux pas de la salle d'audience.

Brue trouva le siratik assis sur un lit, avec quelques-unes de ses femmes et de ses filles, qui étaient à terre sur des nattes. Ce prince se leva, fit quelques pas au-devant de lui la tête découverte, lui donna plusieurs fois la main, et le fit asseoir à ses côtés. On appela un interprète; alors Brue déclara qu'il était venu pour renouveler l'alliance qui subsistait depuis un temps immémorial entre le siratik et la compagnie française; il protesta que dans toutes sortes d'occasions la compagnie était prête à l'aider de toutes ses forces. Il insista sur les avantages que les sujets du prince tiraient de cet heureux commerce; et, pour conclusion, il l'assura de ses sentimens particuliers de respect et de zèle. Pendant que l'interprète expliquait ce discours, Brue observa que la satisfaction du siratik s'exprimait sur son visage; il prit plusieurs fois la main du général pour la presser contre sa poitrine. Ses femmes et ses courtisans répétaient avec la même joie: Les Français sont une bonne nation: ils sont nos amis.

Le siratik répondit d'un ton fort civil qu'il rendait grâce au général d'être venu de si loin pour le voir; qu'il avait une véritable affection pour la compagnie, et pour sa personne en particulier; qu'il voulait oublier quelques sujets de plainte qu'il avait reçus des agens de la compagnie; que, dans la confiance qu'il prenait à son caractère, il lui accordait la liberté d'établir des comptoirs dans toute l'étendue de ses états, et de bâtir des forts pour leur sûreté. Enfin il conclut en assurant les Français de sa faveur et de sa protection. Il combla le général de caresses; il lui fit l'honneur de le faire fumer dans sa propre pipe; enfin il le reconduisit lui-même jusqu'à la porte de la salle.

Deux officiers, qui étaient à l'attendre, le menèrent ensuite à l'audience des reines et des princesses, filles du roi. Il fit à toutes ces dames des présens moins considérables par le prix que par leur nouveauté. Une des reines ayant observé que pendant l'audience du siratik il avait regardé avec beaucoup d'attention une jeune princesse de dix-sept ans, qui était sa fille, s'imagina qu'il avait pris de l'amour pour elle, et proposa au roi de la lui donner en mariage. Ce prince y consentit aussitôt, et fit offrir au général les premiers postes de son royaume avec un grand nombre d'esclaves. Brue s'excusa sur ce qu'étant marié, sa religion ne lui permettait d'avoir qu'une femme: cette réponse fit naître quantité de réflexions et de discours entré les dames nègres sur le bonheur des femmes de l'Europe. Elles demandèrent à Brue comment il pouvait vivre si long-temps sans la sienne, et ce qu'il pensait de sa fidélité dans une si longue absence.

Le lendemain le siratik se rendit à la salle. d'audience pour y administrer la justice à ses sujets, Brue, curieux d'assister à ce nouveau spectacle, obtint d'être placé dans un lieu d'où il pouvait tout voir sans être aperçu. Il trouva le siratik environné de dix vieillards, qui écoutaient les parties séparément, et qui lui rapportaient ce qu'ils avaient entendu. Après quoi ce prince, sur l'avis des mêmes conseillers, prononçait la décision. Elle était exécutée sur-le-champ. Brue n'aperçut point d'avocat ni de procureur; chacun plaidait sa propre cause. Dans les causes civiles, il revient au roi un tiers des dommages. Il y a peu de crimes capitaux parmi les Nègres. Le meurtre et la trahison sont les seuls qui soient punis de mort. La punition ordinaire est le bannissement, c'est-à-dire que le roi vend les coupables à la compagnie, et dispose de leurs effets à son gré. Un débiteur insolvable est vendu avec toute sa famille jusqu'à la pleine satisfaction du créancier, et le roi tire son tiers dans cette vente.

Quoique ce canton ne fût pas le plus fertile du pays, la culture y faisait régner l'abondance. Les habitans sont beaucoup plus industrieux que le commun des Nègres. Ils font un commerce considérable avec les Maures du désert.

L'or qui se trouve dans le pays des Foulas leur vient de Galam; car il ne paraît pas qu'il y ait des mines dans les états du siratik: mais ils ont l'ivoire en abondance. Le pays au sud de la rivière est rempli d'éléphans, comme le côté du nord l'est de panthères, de lions, et d'autres animaux féroces. Ces peuples ont aussi quantité d'esclaves, autant de leur propre contrée que des régions voisines. Quoiqu'ils les emploient à cultiver leurs terres, la nécessité les force quelquefois de les vendre.

Le pays des Foulas, depuis le lac de Cayor jusqu'au village de Dembakané, c'est-à-dire, de l'ouest à l'est, a près de cent quatre-vingt-seize lieues. On ignore l'étymologie de leur nom. La plupart sont d'une couleur fort basanée; mais on n'en voit pas qui soient d'un beau noir, tel que celui des Iolofs au sud de la rivière. On prétend que leurs alliances avec les Maures ont imbu leur esprit d'une teinture de mahométisme, et leur peau de cette couleur imparfaite. Ils ne sont pas non plus si hauts ni si robustes que les Iolofs. Leur taille est médiocre, quoique fort bien prise et fort aisée. Avec un air assez délicat, ils ne laissent pas d'être propres au travail.

Ils aiment la chasse, et l'exercent avec beaucoup d'habileté. Leur pays est rempli de toutes sortes d'animaux, depuis l'éléphant jusqu'au lapin. Outre le sabre et la zagaie, ils se servent fort adroitement de l'arc et des flèches. Ceux qui ont appris des Français l'usage des armes à feu s'en servent aussi avec une adresse surprenante. Ils ont l'esprit plus vif que les Iolofs et les manières plus civiles. Ils sont passionnés pour les merceries de l'Europe, et cette raison les rend fort caressans à l'égard de tous les marchands.

Ils aiment la musique, et les personnes du premier rang se font honneur de savoir toucher de quelque instrument, tandis que les princes et les seigneurs iolofs regardent cet exercice comme un opprobre. Ils en ont de plusieurs sortes, et leur symphonie n'est pas sans agrément. Leur inclination pour la danse leur est commune avec tous les Nègres. Après des jours entiers d'un travail ou d'une chasse pénible, trois ou quatre heures de danse servent à les rafraîchir.

Leur habillement ressemble beaucoup à celui des Iolofs; mais ils sont plus curieux dans le choix de leurs étoffes. Leurs voisins donnent la préférence au rouge; le jaune est leur couleur favorite. Les femmes ne sont pas de haute taille; mais elles sont bien faites, belles, et d'une complexion délicate.

Brue traversa une seconde fois les états du siratik pour aller jusqu'au royaume de Galam.

Il partit du fort Saint-Louis avec deux barques, une grande chaloupe et quelques canots chargés de marchandises les plus propres au commerce, et d'une provision de vivres pour trois mois. Les gens de son cortége étaient choisis. Quoiqu'il lui manquât quelques marchandises particulières, stipulées dans les articles du traité pour le paiement des droits, et que les princes nègres soient scrupuleusement attachés à ces conventions, il se flatta que la réputation qu'il s'était établie par sa conduite leur ferait agréer tout ce qu'il voudrait offrir.

Sa petite flotte alla mouiller dans l'île du Rocher, où le général français avait établi un comptoir l'année d'auparavant. Mais, trouvant que les Maures y étaient venus, et qu'ils avaient emporté toute la charpente du magasin, il prit le parti d'abandonner un poste si dangereux pour transporter le comptoir à Oualaldei, situé quinze lieues plus bas.

Entre ces deux postes, le pays est coupé par de grands fonds, où les lions et les éléphans se rassemblent en grand nombre. Les éléphans sont si peu farouches, qu'ils ne s'effraient pas de la vue des hommes, et qu'ils ne leur font aucun mal, s'ils ne sont attaqués les premiers. Ces fonds, ou terres basses, produisent des épines d'une prodigieuse hauteur, qui portent des fleurs d'un beau jaune et d'une odeur fort agréable. Ce qu'il y a de surprenant, c'est que, l'écorce de ces épines étant de différentes couleurs, l'une rouge, l'autre blanche, noire ou verte, et la couleur du bois étant presque la même que celle de l'écorce, toutes les fleurs ne laissent pas d'avoir une parfaite ressemblance. Elles formeraient le plus bel ombrage du monde, s'il était possible d'en jouir sans être cruellement tourmenté par les chenilles rouges dont elles sont couvertes, et qui forment des pustules sur tous les endroits de la peau où elles tombent. Le seul remède est de laver les parties infectées avec de l'eau fraîche, qui dissipe tout à la fois l'enflure et la douleur. Le bois des épines est si dur et si serré, que l'auteur le prit pour une espèce d'ébène.

Brue arriva à Ghiorel. Le siratik le pria de lui prêter quelques laptots pour l'accompagner à la chasse d'un lion qui avait fait depuis peu de grands ravages dans le pays. Brue lui en accorda quatre. S'étant joint aux chasseurs du roi, ils trouvèrent ce furieux animal, qui se défendit avec tout le courage qu'il a reçu de la nature. Il tua deux Nègres, en blessa dangereusement un troisième, qu'il aurait achevé, si, du coup le plus heureux, un des laptots du général ne l'eût tué sur-le-champ. Il fut porté au palais comme en triomphe, et le roi fit présent de sa peau au général. C'était un des plus grands lions qu'on eût jamais vus dans le pays. Ce combat en rappelle un autre rapporté par Jannequin, et qui prouve avec quelle intrépidité les Nègres attaquent ces animaux formidables, si bien armés par la nature.

«Le chef d'une des tribus du désert, voulant faire connaître son courage et son adresse aux Français, les fit monter sur quelques arbres, près d'un bois très-fréquente des bêtes farouches. Il montait un excellent cheval, et ses armes n'étaient que trois javelines, que les Nègres appellent zagaies, avec un coutelas à la mauresque. Il entra dans la forêt, où, rencontrant bientôt un lion, il lui fit une blessure. Le fier animal accourut vers son ennemi, qui feignit de fuir pour l'attirer dans l'endroit où il avait placé les Français. Alors le kamalingo, tournant tout d'un coup, l'attendit d'un air ferme, et lui lança une seconde javeline qui lui perça le corps. Il descendit aussitôt; et, prenant un épieu, il alla au-devant du lion, qui venait à lui la gueule ouverte, avec un furieux rugissement; il lui enfonça son épieu dans la gueule même. Ensuite, sautant sur lui le sabre à la main, il lui coupa la gorge. Après sa victoire, qui ne lui coûta qu'une légère blessure à la cuisse, il prit quelques poils du lion, et les attacha comme un trophée à son turban.» Jannequin confesse que ces Nègres du désert l'emportent tellement sur les Européens pour la force et le courage, qu'un de ces barbares renversait aisément d'une seule main le plus robuste des Français; de sorte que, s'il était question d'en venir aux coups dans un combat d'homme à homme, il ne doute pas que l'avantage ne demeurât toujours aux Nègres. Le courage est d'habitude comme toutes les qualités de l'âme. Les Nègres sont familiarisés, en quelque sorte, avec ces animaux féroces dont leur pays est peuplé, et dont l'aspect épouvanterait peut-être nos plus braves guerriers, accoutumés à braver d'autres dangers. Les Nègres ont su dompter ces monstres terribles, et n'ont pas su échapper à leurs tyrans, qui ont subjugué leur imagination après les avoir enchaînés par la force d'un art meurtrier. Notre plus grand avantage sur eux est l'idée qu'ils ont de notre supériorité, et l'habitude où ils sont de craindre et de servir les Européens.

Brue partit de Ghiorel, et continua de remonter le Sénégal jusqu'au village de Dembakané, près des frontières du royaume de Galam; mais il eut, dans cet intervalle, un spectacle fort étrange. Tout d'un coup le soleil fut éclipsé par un nuage épais pendant l'espace d'un quart d'heure. Les Français reconnurent bientôt que c'était une légion de sauterelles. En passant au-dessus de la barque, elles la couvrirent d'excrémens. Quelques-uns de ces animaux, étant tombés dans le même temps, parurent entièrement verts, plus longs et plus épais que le petit doigt, avec deux dents effilées et très-propres à la destruction. Cette terrible armée fut plus de deux heures à traverser la rivière. Brue n'apprit pas qu'elle eût causé beaucoup de mal dans le pays. Il supposa qu'un vent de sud-est, qui s'éleva aussitôt et qui devint fort violent, la poussa vers le désert, au nord du Sénégal, où elle périt apparemment faute de subsistance.

Les rives du Sénégal, depuis Dembakané jusqu'à Tuabo, sont couvertes de ronces fort piquantes; elles ont la forme de l'if, et le nombre en est si grand, qu'elles ne permettent pas de marcher le long de la rivière pour tirer les barques contre le courant. En arrivant à Tuabo, Brue trouva une nouvelle espèce de singes, d'un rouge si vif, qu'on l'aurait pris pour une peinture de l'art: ils sont fort gros et moins adroits que les autres singes. Les Nègres les nomment patas, et paraissent persuadés que c'est une sorte d'hommes sauvages qui refusent de parler, dans la crainte d'être forcés au travail et vendus pour l'esclavage. Rien n'est si divertissant. Ils descendaient du haut des arbres jusqu'à l'extrémité des branches pour admirer les barques à leur passage. Ils les considéraient quelque temps; et, paraissant s'entretenir de ce qu'ils avaient vu, ils abandonnaient la place à ceux qui arrivaient après eux. Quelques-uns devinrent familiers jusqu'à jeter des branches sèches aux Français, qui leur répondirent à coups de fusil. Il en tomba quelques-uns; d'autres demeurèrent blessés, et tout le reste tomba dans une étrange consternation. Une partie se mit à pousser des cris affreux; une autre à ramasser des pierres pour les jeter à leurs ennemis; quelques-uns se vidèrent le ventre dans leurs mains, et s'efforcèrent d'envoyer ce présent aux spectateurs; mais, s'apercevant à la fin que le combat était inégal, ils prirent le parti de se retirer.

Un marabout, que le général avait rencontré à Tuabo, et qui avait consenti à l'accompagner, parce qu'il savait plusieurs langues de différentes nations du pays, lui apprit qu'il était arrivé depuis peu une grande révolution dans le royaume de Galam par la déposition de Tonka Mouka, dernier roi de cette contrée, et par l'élévation de Tonka Boukari sur le trône. Brue feignit de ne pas croire ce récit, et se crut obligé, pour l'intérêt de la compagnie, de payer les droits aux deux concurrens.

Cependant il trouva la confirmation de cette nouvelle en arrivant à Ghiam. Mais il fut beaucoup plus frappé de la visite d'un homme qui se faisait nommer le roi des abeilles. En effet, elles le suivaient comme les moutons suivent leur berger. Il en avait le corps si couvert, surtout la tête, qu'on aurait cru qu'elles en sortaient. Elles ne lui faisaient aucun mal, ni à ceux qui se trouvaient avec lui. Lorsqu'il se sépara des Français, elles le suivirent comme leur général; car, outre celles qui fourmillaient sur son corps, il en avait des millions à sa suite[5]. Ghiam fut un lieu de merveille pour la caravane française. On leur fit voir sur les mêmes arbres que les patas fréquentaient, un grand nombre de serpens de l'espèce des vipères. Le chirurgien du général en tua un; et l'ayant mesuré, il lui trouva neuf pieds de long sur quatre pouces de diamètre. Les Nègres s'imaginent que les serpens de la race de celui qu'on a tué ne manquent pas de venger sa mort sur quelque parent du meurtrier. Mais ce qui est remarquable, c'est que les singes vivent en parfaite intelligence avec ces monstrueux reptiles. La rivière abonde, à Ghiam, en crocodiles beaucoup plus gros et plus dangereux que ceux qui se trouvent à l'embouchure. Les laptots du général en prirent un de vingt-cinq pieds de long, à la grande joie des habitans, qui se figurèrent que c'était le père de tous les autres, et que sa mort jetterait l'effroi parmi tous les monstres de sa race.

Brue visita Dramanet, ville fort peuplée, sur la rive sud du Sénégal; elle n'a pas moins de quatre mille habitans, la plupart mahométans, les plus justes et les plus habiles négocians qu'on connaisse entre les Nègres. Leur commerce s'étend jusqu'à Tombouctou, qui, suivant leur calcul, est cinq cents lieues plus loin dans les terres. Ils en apportent de l'or et des esclaves bambarras, qui tirent ce nom du pays de Bambarra-kana, d'où ils sont amenés. C'est une grande région située entre Tombouctou et Casson, fort peuplée, quoique stérile, et peu connue d'ailleurs des géographes. Les marchands de Dramanet font quelque trafic d'or avec les Français du Sénégal; mais ils en portent la plus grande partie aux Anglais de la rivière de Gambie.

Pendant que Brue envoyait reconnaître la rivière de Falémé, qui se jette dans celle de Sénégal, il prit la résolution de visiter les cataractes de Felou. Ces cataractes sont formées par un rocher qui coupe entièrement la rivière, et d'où elle tombe, avec un bruit épouvantable, de la hauteur d'environ quarante brasses. Les montagnes qui préparent cette chute d'eau commencent à une demi-lieue du village de Felou, et rendent le pays presque inaccessible. Le courant même de la rivière au-dessus de la cataracte est interrompu par quantité de rocs qui le rendent dangereux pour les canots, surtout pour ceux des Nègres, qui ne sont pas partout aussi bons matelots que bons nageurs. Brue laissa ses barques deux lieues au-dessous du rocher de Felou, et fit le reste du chemin à pied jusqu'aux cataractes, où se termine le royaume de Galam.

Au nord et au nord-ouest, il est borné par le désert de Sahara, où les Maures habitent, et par quelques villages des Foulas de la dépendance du siratik; à l'est et au nord-est, ses bornes sont le royaume de Casson.

Le titre du roi de Galam est Tonka, qui signifie roi. Les principaux seigneurs du pays, qui sont autant de petits rois, lorsqu'ils ont pu parvenir au gouvernement d'un village, se font nommer Siboyez. Le commun des habitans porte le nom de Saracolez, tiré sans doute du lieu même de leur habitation, parce qu'en langue du pays, colez signifie rivière. Ils sont inquiets et turbulens, capables de détrôner leurs rois sur les moindres prétextes; paresseux d'ailleurs, et si peu portés à s'éloigner de leur pays, que leurs plus longues courses ne vont guère au delà de Djaga, cinq journées au dessus du rocher de Felou, ou au delà de Bambouk, grande contrée au sud, qui mérite des observations particulières dans un article séparé. Ils amènent des esclaves de Djaga, et de Bambouk ils apportent de l'or.

La nation qu'on appelle les Mandingues est originaire de Djaga; mais elle s'est établie dans le pays de Galam, où elle est devenue fort nombreuse, avec assez d'union pour former une espèce de république, qui n'a pas plus de considération pour le roi qu'elle ne juge à propos. Tout le commerce du pays est entre les mains des Mandingues: ils l'étendent dans les royaumes voisins; et, n'étant pas moins ardens pour la religion de Mahomet que pour les richesses, ils font gloire d'être tout à la fois marchands et missionnaires; ils se qualifient tous du nom de marbouts, que les Français ont changé en celui de marabouts, c'est-à-dire religieux et prédicateurs. Si l'on excepte les vices propres aux Nègres, il y a peu de reproches à faire à leur nation: elle est douce, civile, amie des étrangers, fidèle à ses promesses, laborieuse, industrieuse, capable, dit-on, de tous les arts et de toutes les sciences; cependant tout leur savoir consiste à lire, et à écrire l'arabe. On a peine à juger si c'est par inclination qu'ils aiment les étrangers, ou pour les profits qu'ils tirent d'eux par le commerce.

Les habitans naturels du pays de Bambouk, qui se nomment Malincops, ont reçu aussi les Mandingues, et les ont même incorporés avec eux, jusqu'à ne former qu'une même nation, où la religion, les mœurs et les usages des Mandingues ont si absolument prévalu, qu'il n'y reste aucune trace des anciens Malincops.

Mais, outre le pays de Djaga, d'où sont venus les Mandingues de royaume de Galam, on trouve au sud de Bambouk une vaste contrée, ou un royaume qui porte leur nom. Cette région, nommée Mandinga, est extrêmement peuplée, d'autant plus que les femmes y sont d'une rare fécondité, et qu'on n'en tire aucun esclave; on n'y vend du moins que les criminels. La quantité d'habitans s'est quelquefois trouvée si excessive, qu'il s'en est formé des colonies dans diverses parties de l'Afrique, surtout dans le pays où le commerce est en honneur; telle est l'origine des Mandingues de Galam, de Bambouk et de plusieurs autres lieux.

Des cataractes de Felou jusqu'à celles de Govina, la distance est d'environ quarante lieues. Au saut de Felou, la rivière se trouve comme pressée entre deux hautes montagnes, non que le canal n'ait assez de largeur, mais il est rempli de rocs au travers desquels il semble que l'eau se soit ouvert un passage par force en charriant toute la terre qui les environne: elle coule ainsi par cent boyaux fort rapides, dont aucun ne paraît navigable. Au delà de ces détroits, on trouve une belle île sans nom, vis-à-vis le village de Lantou, qui est sur le côté droit de la rivière. La situation de cette île serait fort commode pour un établissement et pour un magasin de marchandises, d'où le commerce pourrait s'étendre sur les deux bords de la rivière, et plus liant jusqu'au-dessous des cataractes de Govina.

Brue avait conçu l'importance de cette découverte pour l'intérêt de la compagnie, et s'était proposé de la faire lui-même avec celle de tout le pays qui est aux environs; mais d'autres affaires l'ayant rappelé, il engagea quelques-uns de ses plus courageux facteurs à tenter une si belle entreprise. Ils se rendirent du fort Saint-Louis au fort de Dramanet, qui avait reçu le nom de Saint-Joseph, sous la conduite de quelques Nègres qui connaissaient le pays. Ensuite, s'étant avancés jusqu'au pied des cataractes de Felou, ils y quittèrent leurs chaloupes. Les bords du Sénégal leur parurent d'une beauté admirable, mais mieux peuplés sur la droite, c'est-à-dire au sud que du côté du nord. Ils furent bien reçus dans tous les lieux du passage, en se faisant des amis par leurs présens. Après avoir suivi à pied le bas de la montagne, ils arrivèrent à Lantou; ils visitèrent l'île dont on a parlé, et s'étant procuré quelques mauvais canots par l'entremise de leurs guides, ils poussèrent leur navigation jusqu'au pied du roc Govina, à quarante lieues de Lantou.

La cataracte de Govina leur parut plus haute que celle de Felou. Comme la rivière y est assez large, elle forme, en tombant avec un bruit horrible, une brume épaisse qui, des différens points d'où elle peut être observée, réfléchit différens arcs-en-ciel. Les aventuriers français, encouragés par le succès de leur route, cherchèrent de quel côté de la rivière ils pouvaient espérer de franchir plus facilement les montagnes qui font la cataracte; mais les Nègres qui leur servaient de guides refusèrent constamment de les accompagner plus loin, sous prétexte qu'ils étaient en guerre avec ces peuples du pays supérieur, et qu'ils n'entendaient pas leur langage. Les facteurs se virent dans la nécessité de retourner au fort Saint-Louis sans avoir exécuté leur dessein.

Quoique ces cataractes rendent le passage de la rivière fort difficile, elles ne mettent point d'obstacle insurmontable au commerce. Les habitans ne manquent ni de bœufs ni de chevaux pour le transport des marchandises: ils ont aussi des chameaux en abondance; de sorte que, si ces régions étaient une fois bien connues, et l'ouverture assurée par de bons établissemens, on pourrait entreprendre un riche commerce avec le royaume de Tombouctou et les pays du même côté.

À l'est et au nord-est de Galam, on trouve le royaume de Casson, qui commence à la moitié du chemin entre les rochers de Felou et de Govina. Le souverain s'appelle Segadoua. Il fait sa résidence ordinaire dans une grande île, ou plutôt une péninsule, formée par deux rivières au nord du Sénégal, qui, après un cours de plus de soixante lieues, vont se perdre dans un grand lac du même nom que ce royaume. La plus méridionale de ces deux rivières qui forment la presqu'île de Casson se nomme la rivière Noire, de la couleur sombre de ses eaux, et ne prend pas sa source à plus d'une demi-lieue de celle du Sénégal; mais, à moins d'une lieue de son origine, elle devient si forte, qu'elle cesse d'être guéable. L'autre, qui est au nord, porte le nom de rivière Blanche, parce que la terre blanchâtre et glaiseuse où elle passe lui fait prendre cette couleur, fort différente de celle du Sénégal, d'où elle sort à demi-lieue au plus de la source de la rivière Noire.

La péninsule de Casson, qui est longue d'environ soixante lieues, n'en a guère que six dans sa plus grande largeur. Son terroir est fertile et bien cultivé. Elle est si peuplée, et son commerce a tant d'étendue, qu'elle doit être fort riche. Son roi passe pour un prince puissant, qui n'est pas moins respecté de ses voisins que de ses sujets. Galam et la plupart des royaumes voisins sont ses tributaires. On prétend que les habitans de Casson étaient Foulas dans leur origine, et que leur roi possédait anciennement tout le royaume de Galam et la plupart des pays qui forment aujourd'hui les états du siratik. Peut-être faut-il rapporter à cette cause le tribut que ces peuples lui paient encore. On assure qu'il a des mines d'or, d'argent et de cuivre en très-grand nombre, et si riches, que le métal paraît presque sur la surface; de sorte que, si, délayant un peu de terre dans un vase, on le vide avec un peu de précaution, ce qui reste au fond est le métal pur. C'est ce qu'on appelle l'or de lavage.

Comme on n'a pas pénétré plus loin à l'est que les cataractes de Govina, toutes les lumières qu'on a sur les richesses du royaume de Casson viennent des marchands nègres du pays, qui ont une grande passion pour les voyages, et plus d'habileté dans les affaires que tous les autres peuples de leur couleur. Ils conviennent tous qu'il s'étend plusieurs journées au delà de Govina, et qu'il est borné à l'est par un autre royaume qui touche à celui de Tombouctou, pays qu'on cherche depuis si long-temps.

Il est certain que le royaume de Tombouctou produit beaucoup d'or; mais on y en apporte aussi de Gago, de Zanfara, et de plusieurs autres régions; ce qui ajoute aux avantages de la ville de Tombouctou, qui est déjà riche en elle-même, celui d'être le centre du commerce pour toutes les parties de l'Afrique. Son pays a d'ailleurs en abondance toutes les nécessités de la vie: le maïs, le riz, et toutes sortes de grains y croissent en perfection. Les bestiaux y sont en grand nombre, et les fruits fort communs. Il s'y trouve des palmiers de toutes les espèces; enfin le seul bien qui leur manque est le sel. Comme la chaleur du climat le rend absolument nécessaire, il y est aussi cher que rare. On l'y reçoit des marchands mandingues, qui l'achètent des Européens et des Maures. L'auteur regrette qu'un si beau pays soit si peu connu. On pourrait, dit-il, engager les marchands mandingues à prendre avec eux quelque agent français; mais il faudrait choisir pour cette entreprise un homme de savoir et d'expérience, capable de dresser une carte du pays, et de lever sur son passage le plan des villes et des routes. Il serait même, à souhaiter qu'il fût versé dans la physique, la botanique et la chirurgie; qu'il sût les langues arabe et mandingue; qu'il fût excité à courir les dangers d'une si grande entreprise par des espérances proportionnées aux difficultés du travail. On obtiendrait bientôt par cette voie une parfaite connaissance non-seulement de Tombouctou, mais encore de toutes les régions intérieures de l'Afrique, dont on n'a publié jusque aujourd'hui que des relations puériles et fabuleuses. Ces réflexions de Brue sont justes; mais quelle apparence que les Mandingues, qu'il représente comme des négocians habiles, consentent à se donner des concurrens?

Après avoir ainsi reconnu, du moins en partie, le cours du Sénégal, Brue, de retour dans ses comptoirs, tenta un voyage par terre à Cachao, pays situé sur la rivière de ce nom, qu'on nomme autrement San-Domingo, au sud de la Gambie, au delà du cap Roxo ou Rouge, par le IIe degré de latitude. Il traversa le pays des Feloups, qui habitent, près de Bintam, celui de Djéredja, où les Portugais étaient établis, et dont la fertilité le surprit. Rien n'y paraissait en friche. Les cantons bas étaient divisés par de petits canaux et semés de riz. Au long de chaque canal, l'art des habitans avait élevé des bordures de terre pour arrêter l'eau. Les lieux élevés produisaient du millet, du maïs et des pois de différentes espèces, particulièrement une espèce noire, qui s'appelle pois nègre, et qui fait d'excellente soupe. Les melons d'eau de ce canton sont d'une beauté parfaite. Il s'en trouve qui pèsent jusqu'à soixante livres. Leur graine est couleur d'écarlate, et le jus en est extrêmement doux et rafraîchissant. Le bœuf du pays est excellent; mais le mouton est si gras, qu'il sent le suif. La volaille et toutes les nécessités de la vie y sont en abondance.

Les chauves-souris du pays sont de la grosseur de nos pigeons, avec de longue ailes armées de pointes, qui leur servent à s'attacher aux arbres, où elles se tiennent suspendues, en formant ensemble des espèces de gros pelotons. Les Nègres en mangent la chair après les avoir écorchées, parce qu'ils croient que le petit duvet brun dont elles ont la peau couverte est un poison. C'est le seul de tous les volatiles connus à qui la nature ait donné du lait pour la nourriture de ses petits.

Brue, ayant remarqué en chemin des pyramides de terre dans plusieurs endroits, les avait prises d'abord pour des tombeaux; mais l'alcade qui lui servait de guide l'assura que c'était la retraite des fourmis, et l'en convainquit aussitôt en ouvrant un de ces terriers, dont le dehors était uni et cimenté comme s'il eût été l'ouvrage d'un maçon. Ces fourmis sont blanches, de la grosseur d'un grain d'orge, et fort agiles. Leurs demeures n'ont qu'une seule ouverture vers le tiers de leur hauteur, d'où elles descendent sous terre par une sorte d'escalier circulaire. Brue fit jeter près d'un de ces terriers une poignée de riz, quoiqu'il ne parût aucune fourmi hors du trou; mais dans l'instant il en sortit une légion, qui transportèrent ce trésor dans leur magasin, sans en laisser le moindre reste, et qui rentrèrent dans leur asile lorsqu'elles n'en trouvèrent plus. Ces espèces de ruches sont si fortes, qu'il n'est pas facile de les ouvrir.

Sur la rivière de Paska, Brue admira l'adresse d'un Nègre qui tenait son arc et ses flèches d'une main, tandis que de l'autre il conduisait un canot; s'il apercevait un poisson, il était sûr de le percer, et sur-le-champ il retirait la flèche avec sa proie. Entre les arbres qui bordent les deux rives, Brue trouva des oiseaux dont le cri répète les deux syllabes ha, ha, aussi distinctement que la voix humaine.

En quittant cet agréable canton, Brue voyagea pendant deux jours dans un pays qui n'est habité que par des Feloups indépendans qui se sont établis entre la rivière de Gambie et celle de Cachao. Ceux qui ont été subjugués par le roi de Djéredja et les Portugais sont assez civilisés; mais les autres, qui habitent les bords de la rivière de Casamansa, forment une nation sauvage qui ne ménage pas les étrangers. Ils ont peu de commerce avec les blancs, et ne vivent pas mieux avec leurs voisins, contre lesquels ils ont perpétuellement la guerre. Les Nègres des autres nations n'auraient pas la hardiesse de traverser le pays des Feloups, s'ils ne trouvaient l'occasion des voyageurs européens, qui n'y passent pas sans se mettre en état de ne craindre aucune insulte.

Cachao est une ville et une colonie portugaise située sur la rive sud du Rio San-Domingo, à vingt lieues de son embouchure. C'est le principal établissement que les Portugais aient dans ce pays, quoique les habitans, qui sont distingués par le nom de Nègres Papels, leur portent une haine mortelle; aussi n'ont-ils rien négligé pour se fortifier du côté de la terre. Ils y ont un rempart bien palissadé, avec une bonne artillerie.

Les maisons de la ville sont de terre glaise, blanchies dedans et dehors. Elles sont fort grandes, mais leur hauteur n'est que d'un étage. Pendant la saison des pluies, elles sont couvertes de feuilles de latanier; mais dans les temps secs on ne les couvre que d'une simple toile, qui suffit pour les garantir du soleil et de la rosée. Le climat est sujet à des rosées fort abondantes, surtout près d'une si grande rivière et dans un canton si marécageux. Il y a dans la ville une église paroissiale et un couvent de capucins. La paroisse est desservie par un curé et deux prêtres d'une ignorance égale à leur pauvreté. En 1700, le couvent des capucins n'en contenait que deux, qui étaient entretenus par le roi de Portugal. Ils sont soumis à l'évêque de San-Iago.

L'usage est de changer la garnison tous les trois ans, terme qu'elle attend toujours avec impatience; car elle est si mal payée, que la plupart des soldats ne se font pas scrupule de voler pendant la nuit.

La rivière a plus d'un quart de lieue de largeur devant la ville. Elle est assez profonde pour recevoir des bâtimens de la première grandeur, si les dangers de la barre ne les arrêtaient à l'embouchure. Les deux rives sont couvertes d'arbres; mais ceux de la rive du nord sont les plus beaux de toute l'Afrique, autant par l'excellence du bois que par leur hauteur et leur grosseur. On ferait de leur tronc un canot d'une seule pièce capable de recevoir le poids de dix tonneaux, et de porter vingt-cinq ou trente hommes. La marée remonte trente lieues au-dessus de Cachao. Il y pleut avec tant d'abondance, qu'on l'appelle le pot-de-chambre de l'Afrique, comme Rouen, dit l'auteur, est celui de la Normandie.

On ne peut sortir de Cachao pendant la nuit sans courir quelque danger. L'auteur parle ici d'une espèce de gens qu'il appelle des aventuriers nocturnes, et qui est fort remarquable. Ils portent sur leurs habits un petit tablier de cuir, avec une bavette qui couvre une cuirasse ou une cotte de mailles. Ce tablier, qui ne passe la ceinture que de quelques doigts, est plein de trous, auxquels sont attachés deux ou trois paires de pistolets de poche et plusieurs poignards. Le bras gauche est chargé d'un petit bouclier. Au-dessous pend une longue épée dont le fourreau s'ouvre tout d'un coup par le moyen d'un ressort, pour épargner la peine et le temps de la tirer. Lorsqu'ils sortent sans dessein formé, et seulement pour se réjouir, ils sont couverts, par-dessus toute cette parure, d'un manteau noir qui pend jusqu'aux mollets. Mais s'ils se proposent quelque aventure, c'est-à-dire, un duel à la portugaise, ils ajoutent à leurs armes une courte carabine chargée de vingt ou trente petites balles et d'un quarteron de poudre, avec un bâton fourchu pour la poser dessus en tirant. Enfin, pour achever une si étrange parure, ils ont sur le nez une grande paire de lunettes qui est attachée des deux côtés à l'oreille. En arrivant au lieu de l'exécution, le brave commence par planter sa carabine, rejette son manteau sur le bras gauche, prend son épée de la main droite, et dans cette posture attend l'homme qu'il veut tuer et qui ne pense point à se défendre. Aussitôt qu'il le voit, il fait feu en lui disant de prendre garde à lui. Il lui serait fort difficile de le manquer; car cette espèce d'arme à feu écarte tellement les balles, qu'elle en couvrirait la plus grande porte. Si l'infortuné qui reçoit le coup n'est pas tout-à-fait mort, le meurtrier s'approche en l'exhortant de dire Jésus Maria, et l'achève à terre de quelques coups d'épée ou de poignard. Il arrive quelquefois que ces perfides assassins trouvent la partie égale, et qu'ils sont arrêtés par ceux dont ils menacent la vie; mais ils se tirent d'embarras en protestant qu'ils se sont trompés, et qu'une autre fois ils sauront mieux distinguer leur ennemi.

Dans les visites qu'on rend aux Portugais, on se garde bien de demander à voir leurs femmes, ou même de s'informer de leur santé. Ce serait assez pour s'exposer à quelque duel de la nature de ceux qu'on vient d'expliquer, ou pour exposer une femme au poignard ou au poison.

À quelque distance de Cachao, vers le sud, on trouve les îles de Bissao et celle des Bissagos, où les Portugais ont aussi un établissement. Brue visita ces îles. Elles sont soumises à un empereur. La principale, qui donne son nom à toutes les autres, a quarante lieues de circonférence.

Le terroir est si riche et si fécond, qu'à la grandeur du riz et du maïs, on les prendrait pour des arbustes. Il s'y trouve, avec le maïs des deux espèces, une autre sorte de grain qui lui ressemble. Il est blanc, et se réduit aisément en farine, que les habitans mêlent avec du beurre ou de la graisse pour en faire une pâte qu'ils nomment fondé. Le maïs ne leur sert pas, comme au Sénégal, à faire du pain ou du couscous. Ils le mangent grillé. Cependant les plus curieux en forment quelquefois des gâteaux nommés batangos, de l'épaisseur d'un doigt, et les font cuire dans des cercles de terre, comme la banane en Amérique.

Les habitans de Bissao sont nommés Papels. Cette nation occupe une partie des îles et des côtes voisines, surtout au sud de Cachao. Elle est mal disposée pour les Portugais, quoiqu'elle ait emprunté un grand nombre de leurs usages. Les femmes des Papels ne portent pour habillement qu'une pagne de coton avec des bracelets de verre ou de corail. Les filles sont entièrement nues. Si leur naissance est distinguée, elles ont le corps régulièrement marqué de fleurs et d'autres figures: ce qui fait paraître leur peau comme une espèce de satin travaillé. Les princesses, filles de l'empereur de Bissao, étaient couvertes de ces marques, sans autre parure que des bracelets de corail et un petit tablier de coton.

Les Nègres de Bissao sont excellens mariniers, et passent pour les plus habiles rameurs de toute la côte. Ils emploient au lieu de rames de petites pelles de bois qu'ils nomment pagaies, et le mouvement qu'ils font pour s'en servir est si régulier, qu'il produit une sorte d'harmonie. Ils ont un langage qui est propre aux Papels, comme ils ont des usages qui leur sont particuliers. Le commerce n'a pas peu servi à les cultiver. Ils sont idolâtres; mais leurs idées de religion sont si confuses, qu'il n'est pas aisé de les démêler. Leur principale idole est une petite figure qu'ils appellent china, dont ils ne peuvent expliquer la nature ni l'origine. Chacun d'ailleurs se fait une divinité suivant son caprice. Ils regardent certains arbres consacrés, sinon comme des dieux, du moins comme l'habitation de quelque dieu. Ils leur sacrifient des chiens, des coqs, et des bœufs, qu'ils engraissent et qu'ils lavent avec beaucoup de soin, avant de les faire servir de victimes. Après les avoir égorgés, ils arrosent de leur sang les branches et le pied de l'arbre. Ensuite ils les coupent en pièces, dont l'empereur, les grands et le peuple ont chacun leur partie. Il n'en reste à la divinité que les cornes.

Il ne paraît pas que l'île de Bissao ait jamais été troublée par des guerres civiles; ce qu'on peut regarder comme une preuve de leur soumission à leur prince. Mais ils sont sans cesse en guerre avec leurs voisins, qu'ils troublent, comme ils en sont troublés, par des incursions continuelles. Les Biafaras, les Bissagos, les Balantes et les Nalous, qui les environnent de toutes parts, sont des nations fort braves qui se battent avec la dernière furie. Les traités de paix n'étant pas connus entre ces barbares, il n'y a jamais beaucoup de correspondance entre eux, dans les intervalles même du repos. Loin de leur offrir leur médiation, les Européens trouvent leur intérêt à les voir toujours aux mains, parce que la guerre augmente le nombre des esclaves. Mais ordinairement les incursions, de part ou d'autre, ne durent pas plus de cinq ou six jours.

L'empereur de Bissao jouit d'une autorité très-despotique. Il a trouvé une voie fort étrange pour s'enrichir aux dépens de ses sujets sans qu'il lui en coûte jamais rien: c'est d'accepter la donation qu'un Nègre lui fait de la maison de son voisin. Il en prend aussitôt possession, et le propriétaire se trouve dans la nécessité de la racheter ou d'en bâtir une autre. À la vérité, le moyen de se venger est facile, en jouant le même tour à celui de qui on l'a reçu; mais l'empereur n'y peut rien perdre, puisqu'il ne hasarde que de gagner deux maisons pour une. Ce pouvoir arbitraire s'étend sur tous ceux qui habitent dans l'île. Un jour, l'empereur de Bissao avait confié à la garde des Portugais un esclave qui se pendit. C'était lui naturellement qui devait supporter cette perte; mais il ordonna que le cadavre fût laissé dans le même lieu jusqu'à ce que les Portugais lui fournissent un autre esclave. Le désagrément de voir pourrir un corps devant leurs yeux leur fit prendre le parti d'obéir. Dans une autre occasion, deux esclaves qu'il avait vendus s'échappèrent de leurs chaînes, et furent repris par ses soldats. L'équité semblait demander qu'ils fussent restitués à leur maître; mais l'empereur déclara qu'ils étaient à lui, puisqu'ils étaient remis en liberté, et les revendit sans scrupule à d'autres marchands.

À la mort des empereurs de Bissao, les femmes qu'ils ont aimées le plus tendrement et leurs esclaves les plus familiers sont condamnés à perdre la vie, et reçoivent la sépulture près de leur maître pour le servir dans un autre monde. L'usage était même autrefois d'enterrer des esclaves vivans avec le monarque mort; mais l'auteur prétend que cette coutume commençait à s'abolir. Le dernier roi n'avait eu qu'un esclave enterré avec lui, et celui qui régnait paraissait disposé à détruire une loi si barbare.

Lorsqu'il est question de guerre, ils ont un tocsin qui sert à rassembler la milice des Nègres. Il porte dans cette île le nom de bonbalon. C'est une sorte de trompette marine, mais sans corde, qui est beaucoup plus grosse et a le double de longueur. Elle est d'un bois léger. On frappe dessus avec un marteau de bois dur; et l'on prétend que le bruit se fait entendre de quatre lieues. L'empereur a plusieurs de ces instrumens au long des côtes et dans l'intérieur de l'île, avec une garde pour chacun; et lorsque le sien a donné le signal, les autres répètent autant de fois les mêmes coups et sur les mêmes tons; de sorte que ses volontés sont connues en un moment par la manière de les communiquer. Si quelqu'un refuse d'obéir, il est vendu pour l'esclavage. Ce châtiment politique tient tout le monde dans la soumission; et l'empereur, pour qui la désobéissance est utile, se plaint quelquefois de trouver ses sujets trop ardens à le servir.

Dans l'archipel des Bissagos, entre la rivière de Cachao et le cap Tumbaly, vis-à-vis la côte des Balantes, se trouvent les îles de Cazégut.

Les Nègres de ces îles sont grands et robustes, quoique leurs alimens ordinaires soient le poisson, les coquillages, l'huile et les noix de palmier, et qu'ils aiment mieux vendre leur riz et leur maïs aux Européens que de les réserver pour leur usage. Ils sont idolâtres, et d'une cruauté extrême pour leurs ennemis. Ils coupent la tête à ceux qu'ils tuent dans leurs guerres; ils emportent cette proie pour l'écorcher, et, faisant sécher la peau du crâne avec la chevelure, ils en ornent leurs maisons comme d'un trophée. Au moindre sujet de chagrin, ils tournent aussi facilement leur furie contre eux-mêmes. Ils se pendent, ils se noient, ils se jettent dans le premier précipice. Leurs héros prennent la voie du poignard. Ils sont passionnés pour l'eau-de-vie. S'ils croient qu'un vaisseau leur en apporte, ils se disputent l'honneur d'y arriver les premiers, et rien ne leur coûte pour se procurer cette chère liqueur: alors le plus faible devient la proie du plus fort. Dans ces occasions, ils oublient les lois de la nature, le père vend ses enfans; et si ceux-ci peuvent l'emporter par la force ou par l'adresse, ils traitent de même leurs pères et leurs mères.

À Cazégut, Brue reçut un singulier hommage: il traitait un seigneur nègre sur son bord, lorsqu'il vit paraître un canot chargé de cinq insulaires, dont l'un étant monté à bord, s'arrêta sur le tillac en tenant un coq d'une main, et de l'autre un couteau. Il se mit à genoux devant Brue, sans prononcer un seul mot: il y demeura une minute, et, s'étant levé, il se tourna vers l'est et coupa la gorge du coq; ensuite, s'étant mis à genoux, il fit tomber quelques gouttes de sang sur les pieds du général. Il alla faire la même cérémonie au pied du mât et de la pompe; après quoi, retournant vers le général, il lui présenta son coq. Brue lui fit donner un verre d'eau-de-vie, et lui demanda la raison de cette conduite. Il répondit que les habitans de son pays regardaient les blancs comme les dieux de la mer; que le mât était une divinité qui faisait mouvoir le vaisseau, et que la pompe était un miracle, puisqu'elle faisait monter l'eau, dont la propriété naturelle était de descendre.

Les habitans de Cazégut, surtout ceux qui sont distingués par le rang ou les richesses, se frottent les cheveux d'huile de palmier, ce qui les fait paraître tout-à-fait rouges. Les femmes et les filles n'ont autour de la ceinture qu'une espèce de frange épaisse, composée de roseaux, qui leur tombe jusqu'aux genoux. Dans la saison du froid, elles en ont une autre qui leur couvre les épaules, et qui descend jusqu'à la ceinture. Quelques-unes en ajoutent une troisième sur la tête, qui pend jusqu'aux épaules. Rien n'est si comique que cette parure. Elles y joignent des bracelets de cuivre et d'étain aux bras et aux jambes. En général, les deux sexes ont la taille belle, les traits du visage assez réguliers, et la couleur du jais le plus brillant, sans avoir le nez plat ni les lèvres trop grosses. L'esprit et la vivacité ne leur manquent pas; mais ils souffrent l'esclavage avec tant d'impatience, surtout hors de leur patrie, qu'il est dangereux d'en avoir un grand nombre à bord. Un capitaine, après en avoir acheté plusieurs, avait pris toutes sortes de précautions pour les tenir sous le joug, en les enchaînant deux à deux par le pied, et mettant des menottes aux plus vigoureux. Ils n'en trouvèrent pas moins le moyen d'arracher l'étoupe du vaisseau, et l'eau pénétra si vite, qu'il aurait coulé à fond, si le capitaine n'eût rencontré fort heureusement une vieille voile qui servit à boucher le trou. Le naturel fier et indomptable de ces insulaires est si connu en Amérique, qu'on ne les y achète qu'avec de grandes précautions. Ils ne travaillent qu'à force de coups. Ils se dérobent souvent par la fuite, et quelquefois ils se détruisent eux-mêmes. Remarquons ici que l'historien anglais et son traducteur traitent de vice et d'indolence obstinée ce courage qui préfère la mort à la servitude, tant l'habitude des préjugés renverse les idées naturelles!

Nous ne devons pas omettre un exemple singulier de ce que peut l'autorité d'un seul homme au milieu de l'ignorance et de la barbarie.

À cent cinquante lieues de son embouchure, la rivière de Casamansa forme, en tournant, un coude qui donne le nom de Cabo à un grand royaume voisin. Il était gouverné, au commencement de notre siècle, par un roi nègre, nommé Briam-Mansare, qui vivait avec plus de faste que tous les autres princes de la même côte. Sa cour était nombreuse. Il se faisait servir dans de la vaisselle d'or, dont il avait jusqu'à quatre mille marcs. Il entretenait constamment six ou sept mille hommes bien armés, avec lesquels il tenait ses voisins dans la soumission et les forçait de lui payer un tribut. La police était si bien établie dans ses états, que les négocians auraient pu laisser sans crainte leurs marchandises sur le grand chemin. À force de lois et par la rigueur de l'exécution, il avait corrigé dans ses sujets le penchant au vol, qui est un vice naturel aux Nègres. Jamais les esclaves n'étaient enchaînés. Lorsqu'ils avaient reçu la marque du marchand, il ne fallait plus craindre de les perdre par la fuite, tant la garde était exacte sur les frontières, et la discipline rigoureuse dans le gouvernement. Ce prince faisait chaque année, avec les Portugais, un commerce de six cents esclaves, échangés contre différentes espèces de marchandises, telles que des armes à feu, des sabres courbés, avec de belles poignées, des selles de France, des fauteuils de velours, et d'autres meubles; de la fenouillette de l'île de Rhé, de l'eau de cannelle, du rossolis, etc. Lorsqu'il recevait la visite de quelque blanc, il le faisait défrayer dès l'entrée de ses états, et ses sujets ne pouvaient rien exiger d'un étranger, sous peine d'être vendus pour l'esclavage. Il était toujours prêt à donner audience: à la vérité, on était obligé, pour l'obtenir, de lui faire un petit présent de la valeur de trois esclaves; mais il rendait toujours plus qu'il n'avait reçu. Ces civilités continuaient jusqu'à ce que l'étranger eût disposé de ses marchandises. Alors si, dans son audience de congé, il demandait au roi un présent pour sa femme, ce prince ne manquait jamais de donner un esclave ou deux marcs d'or. Il mourut en 1705, également regretté de ses peuples et des étrangers.

On remarque avec étonnement dans la rivière de San-Domingo que les caymans, ou les crocodiles, qui sont ordinairement des animaux si terribles, ne nuisent à personne. Il est certain, dit l'auteur, que les enfans en font leur jouet, jusqu'à leur monter sur le dos, et les battre même, sans en recevoir aucune marque de ressentiment. Cette douceur leur vient peut-être du soin que les habitans prennent de les nourrir et de les bien traiter. Dans toutes les autres parties de l'Afrique, ils se jettent indifféremment sur les hommes et sur les animaux. Cependant il se trouve des Nègres assez hardis pour les attaquer à coups de poignard. Un laptot du fort Saint-Louis s'en faisait tous les jours un amusement qui lui avait long-temps réussi; mais il reçut enfin tant de blessures dans ce combat, que, sans le secours de ses compagnons, il aurait perdu la vie entre les dents du monstre.

Les hippopotames sont en nombre prodigieux dans toutes ces rivières, comme dans celles de Sénégal et de Gambie; mais ils ne causent nulle part tant de désordres qu'entre celles de Casamansa et de Sierra-Leone. Les plantations de riz et de maïs que les Nègres ont dans leurs cantons marécageux sont exposées à des ravages continuels, si la garde ne s'y fait nuit et jour. Cependant ils sont plus timides et plus aisés à chasser que les éléphans. Au moindre bruit, ils regagnent la rivière, où ils plongent d'abord la tête, et, se relevant ensuite sur la surface, ils secouent les oreilles, et poussent deux ou trois cris si forts, qu'ils peuvent être entendus d'une lieue.

Les flamans sont en grand nombre sur la rivière de Gèves ou Geba, dans le pays des Biafaras, autre établissement des Portugais, près de Rio-Grande. Nous avons déjà parlé de ces oiseaux. Les habitans de Gèves portent le respect si loin pour ces animaux, qu'ils ne souffrent pas qu'on leur fasse le moindre mal. Ils les laissent tranquilles au milieu de leur habitation, sans être incommodés de leurs cris, qui se font entendre néanmoins d'un quart de lieue. Les Français, en ayant tué quelques-uns dans cet asile, furent forcés de les cacher sous l'herbe, de peur qu'il ne prît envie aux Nègres de venger sur eux la mort d'une bête si révérée.

Dans plusieurs endroits de la côte, surtout aux environs de Gèves, on trouve une sorte d'oiseaux de rivage que l'on nomme spatules, parce que leur bec a beaucoup de ressemblance avec cet instrument de chirurgie. Ils ont la chair beaucoup meilleure que les flamans. Cet oiseau, qui est de la grosseur de la cigogne, et qui a de même les jambes fort longues, se trouve aussi en Europe dans les pays marécageux, tels que la Hollande.

En remontant le Rio-Grande, quatre-vingts lieues au-dessus de son embouchure, on arrive dans le pays des Analoux, Nègres qui sont très-passionnés pour le commerce. Leurs richesses sont l'ivoire, le riz, le maïs et les esclaves.

À seize lieues au delà du Rio-Grande, vers le sud, en allant vers Sierra-Leone, on trouve la rivière de Nougnez, sur les bords de laquelle on fait un grand commerce d'ivoire.

Le pays aux environs de la rivière de Nougnez produit un sel que les Portugais estiment beaucoup, et qu'ils regardent comme un contre-poison. Ils ont l'obligation aux éléphans de leur en avoir découvert la vertu. Les Nègres qui vont à la chasse de ces animaux leur tirent des flèches empoisonnées; et lorsqu'ils les tuent, ils coupent l'endroit où la flèche a touché, et vident le corps de ses boyaux pour en manger la chair. Des chasseurs, qui avaient blessé un éléphant, furent surpris de le voir marcher et se nourrir sans aucun ressentiment de sa blessure. Ils cherchaient la cause de ce prodige, lorsqu'ils le virent s'approcher de la rivière et prendre dans sa trompe quelque chose qu'il mangeait avidement. Ils trouvèrent, après son départ, que c'était un sel blanc qui avait le goût de l'alun. Un autre éléphant, qu'ils blessèrent encore, s'étant guéri de la même manière, les Portugais, qui sont dans une défiance continuelle du poison, firent diverses expériences de ce sel, et le reconnurent pour un des plus puissans antidotes qui aient jamais été découverts. Que le poison soit intérieur ou extérieur, une dragme de sel de Nougnez, délayée dans de l'eau chaude, est un remède spécifique.

Brue, dans un voyage à Cayor, fit une découverte d'un autre genre, qui doit surtout intéresser les femmes, que dans tous les pays le soin de leur beauté occupe plus ou moins. Il vit une Négresse qui avait les dents d'une blancheur surprenante. Brue lui demanda quelle était sa méthode pour les conserver si belles. Elle lui dit qu'elle se les frottait avec un certain bois dont elle lui donna quelques morceaux. Ce bois se nomme ghélèle. Il croît sur le bord de l'eau, et ressemble beaucoup à notre osier; mais il est d'un goût fort amer.

Brue, en remontant toujours le canal qui joint le lac de Cayor à la rivière de Sénégal, débarqua dans un village des Foulas nommé Kéda, où il fut témoin d'une cérémonie funèbre qui l'amusa beaucoup.

Un des principaux habitans du village mourut subitement, et sa femme n'eut pas plus tôt mis la tête à sa porte pour donner avis de sa perte par un cri, qu'il s'éleva un tumulte surprenant dans toute l'habitation. On n'entendit de toutes parts que des gémissemens. Les femmes accoururent en foule, et, sans savoir de quoi il était question, commencèrent à s'arracher les cheveux, comme si chacune eût perdu sa famille. Ensuite, lorsqu'elles eurent appris le nom du mort, elles se précipitèrent vers sa maison avec des hurlemens qui n'auraient pas permis d'entendre le tonnerre. Au bout de quelques heures, les marabouts arrivèrent, lavèrent le corps, le revêtirent de ses meilleurs habits, elle portèrent sur son lit avec ses armes à son côté. Alors ses parens entrèrent l'un après l'autre, le prirent par la main, lui firent plusieurs questions ridicules, et lui offrirent leurs services; mais ne pouvant recevoir aucune réponse, ils se retirèrent comme ils étaient entrés, en disant gravement, il est mort. Pendant cette cérémonie, ses femmes et ses enfans tuèrent ses bœufs, et vendirent ses marchandises et ses esclaves pour de l'eau-de-vie, parce que l'usage, dans ces occasions, est de faire un folgar, c'est-à-dire, de donner une fête après l'enterrement.

Le convoi fut précédé des guiriots avec leurs tambours. Tous les habitans suivaient en silence, chargés de leurs armes. Ensuite venait le corps, environné de tous les marabouts qu'on avait pu rassembler, et porté par deux hommes. Les femmes fermaient la marche en criant et se déchirant le visage comme des furieuses. Lorsque le mort est enterré dans sa propre maison, privilége qui n'appartient qu'au prince et aux seigneurs, la procession se fait autour du village. En arrivant au lieu destiné pour la sépulture, le principal marabout s'approche du corps, et lui dit quelques mots à l'oreille, tandis que quatre hommes soutiennent un drap de coton qui le cache à la vue des assistans.

Enfin les porteurs le mettent dans la fosse, et le recouvrent aussitôt de terre et de pierres. Les marabouts attachent ses armés au sommet d'un pieu, qu'ils placent à la tête du tombeau avec deux pots, l'un rempli de couscous, l'autre d'eau. Après ces formalités, ceux qui soutiennent le drap de coton le laissent tomber; signal auquel les femmes recommencent leurs lamentations jusqu'à ce que le principal marabout donne ordre aux guiriots de battre la marche du retour. Au même moment le deuil cesse, et l'on ne pense qu'à se réjouir, comme si personne n'avait fait aucune perte. Dans quelques endroits, on creuse un fossé autour du tombeau, et l'on plante sur le bord une haie d'épines. Sans cette précaution, il arrive souvent que le corps est déterré par les bêtes farouches. Dans d'autres lieux, la cérémonie funèbre dure sept ou huit jours. Si c'est un jeune homme qu'on ait perdu, tous les Nègres du même âge courent le sabre à la main comme s'ils cherchaient leur camarade, et font retentir le cliquetis de leurs armes lorsqu'ils se rencontrent.

Le voyage de Brue à Engherbel, sur la rive nord du Sénégal, dans le pays qu'on nomme les États du Brak, contient des détails curieux sur le commerce des gommes, qui se fait avec les Arabes du désert en payant des droits au brak.

Pendant que Brue entretenait ce prince, on vint lui annoncer l'arrivée de Schamchi, chef des Maures. Le général lui fit quelques présens, et, sachant qu'il était venu pour le commerce des gommes, il lui indiqua le jour où l'ouverture du marché devait se faire au désert.

Le désert est une plaine vaste et stérile, au nord du Sénégal, bornée au loin par de petites collines de sable rouge, et couverte de ronces qui n'ont pas beaucoup d'épaisseur. C'est dans ce lieu que se faisait depuis long-temps le commerce des gommes. Le général, pour se garantir de l'attaque des Maures vagabonds, fit entourer les magasins qu'il éleva au long de la rivière d'un fossé large de six pieds et d'autant de profondeur, défendu par une haie d'épines. Il fortifia soigneusement la porte, et mit pour la garder deux laptots bien armés, avec un interprète pour examiner et pour introduire ceux qui viendraient s'y présenter.

Le brak et Schamchi, qui virent toutes ces préparations, et qui n'en ignoraient pas les motifs, approuvèrent les précautions du général, comme la meilleure voie pour prévenir les désordres pendant la foire.

Le premier d'avril, Schamchi, ayant reçu avis de l'approche des caravanes, vint avertir Brue qu'il était temps de régler le prix.

Les Européens sont obligés de pourvoir à l'entretien des Maures qui apportent des gommes. Cet engagement les expose à quantité de fausses dépenses, parce que, sous prétexte de commerce il arrive une multitude de Maures qui ne cherchent que l'occasion de vivre quelques jours aux dépens d'autrui, ou de satisfaire leur inclination au larcin. Mais Brue régla tellement cet article, qu'il n'était obligé de nourrir que ceux qui auraient apporté des marchandises, et dans la proportion même de ce qu'ils auraient apporté. Cette nourriture fut fixée à deux livres de bœuf et autant de couscous pour chaque portion, et tel nombre de portions pour chaque quintal. Les commis qui furent nommés pour la distribution reçurent l'ordre de la finir aussitôt que les marchandises seraient délivrées. On parvint ainsi à purger la foire des voleurs et des gens oisifs.

On commença, le 14 d'avril, à mesurer les gommes. Cette opération se fit sans désordre, parce qu'on ne reçut les marchands que l'un après l'autre. Le général y assista exactement, et fit veiller avec le même soin à tout ce qu'il ne pouvait éclairer par sa présence. Aussitôt que le commerce fut ouvert, on vit arriver chaque jour de nouvelles caravanes de dix, vingt et trente chameaux, ou des voitures traînées par des bœufs, et gardées par les propriétaires des gommes et par leurs domestiques. Ces Maures ont l'apparence d'autant de sauvages; ils n'ont pour habits que des peaux de chèvres autour des reins, et des sandales de cuir de bœuf. Leurs armée sont de longues piques, des arcs et des flèches, avec un long couteau attaché à leur ceinture.

Il n'est pas besoin de sentinelles pour découvrir l'approche de ces caravanes: les chameaux poussent des cris affreux qui les trahissent bientôt. Leurs foulons, c'est-à-dire, les sacs dans lesquels ils apportent les gommes, sont des peaux de bœuf sans couture. Les Maures n'ont point d'autres commodités pour renfermer leurs marchandises, ni même pour le transport de leur eau. Comme on avait pris toutes sortes de soins pour empêcher qu'ils n'entrassent plusieurs à la fois dans l'enclos, c'était un spectacle amusant que de voir leurs efforts et leurs contorsions pour entrer l'un avant l'autre; car les Maures sont une nation fort bruyante.

Un Maure nommé Barikada fit présent au général d'un aigle apprivoisé, de la grandeur d'un coq d'Inde. Il n'avait rien d'ailleurs qui le distinguât des aigles ordinaires. Sa familiarité avec les hommes allait jusqu'à se laisser prendre par le premier venu, et en peu de jours il prit l'habitude de suivre le général comme un chien; mais il fut tué malheureusement par la chute d'un baril qui l'écrasa sur le tillac. Apparemment la science d'apprivoiser les animaux est fort cultivée dans ce pays, car l'auteur parle de deux pintades, mâle et femelle, si privées, qu'elles mangeaient sur son assiette, et qu'avec la liberté de voler au rivage, elles revenaient sur la barque au son de la cloche, pour le dîner et le souper. Pendant toute la foire, Brue ayant observé les jours de fête et les jeûnes de l'Église, et n'ayant pas manqué de faire réciter soir et matin les prières à bord, tous les Maures le prirent pour un marabout français.

Le désert est infecté par une sorte de milans que les Nègres appellent ekoufs. Ces animaux sont si voraces, qu'ils venaient prendre les alimens des matelots jusque dans les plats.

Brue, qui ne se ménageait pas dans l'exercice de ses fonctions, gagna une colique violente pour avoir dormi à l'air après s'être extrêmement fatigué. Ses chirurgiens avaient employé vainement toute leur habileté à le soulager, lorsqu'un Maure, qui était venu lui rendre visite, lui conseilla, comme un remède ordinaire à sa nation, de faire dissoudre de la gomme dans du lait, et d'avaler cette potion fort chaude: il suivit ce conseil, et fut guéri sur-le-champ.

La gomme s'appelle gomme du Sénégal, ou gomme arabique, parce qu'avant que les Français eussent des comptoirs au Sénégal, elle ne venait que de l'Arabie; mais, depuis que le commerce est ouvert par cette voie, le prix en est tellement diminué, qu'on n'en apporte plus d'Arabie: cependant il en vient encore du Levant; on prétend même qu'elle est meilleure que celle du Sénégal, par la seule raison qu'elle est plus chère; car au fond elles sont toutes deux de la même bonté. Cette gomme est pectorale, anodine et rafraîchissante; elle est excellente pour le rhume, surtout lorsqu'elle est mêlée avec le sucre d'orge, suivant l'usage de Blois, où l'on en fabrique beaucoup. C'est un spécifique contre la dysenterie et les hémorrhagies les plus obstinées. On lui attribue quantité d'autres effets. Ce qui est certain, suivant le témoignage de Brue, c'est qu'un grand nombre de Nègres qui la recueillent, et les Maures qui l'apportent au marché, n'ont pas d'autre nourriture; qu'ils n'y sont pas réduits par nécessité, faute d'autres alimens, mais que leur goût les y porte, et qu'ils la trouvent délicieuse. Ils n'y emploient pas d'autre art que de l'adoucir par le mélange d'un peu d'eau. Elle leur donne de la force et de la santé. Enfin, par sa simplicité et ses autres vertus, ils la regardent comme une diète excellente. Si elle a quelque chose d'insipide, on peut lui donner, avec une teinture, l'odeur et le goût qu'on désire. Il paraît étrange, ajoute Brue, que ceux qui l'apportent de plus de trois cents milles dans l'intérieur des terres n'aient aucune provision de reste lorsqu'ils arrivent au marché; mais il est bien plus surprenant qu'ils n'en aient pas eu d'autre que leur gomme, et qu'elle ait été leur unique subsistance dans une si longue route. Cependant c'est un fait qui ne peut être contesté, et sur lequel on a le témoignage de tous ceux qui ont passé quelque temps au Sénégal. Brue, qui avait goûté souvent de la gomme, la trouvait agréable. Les pièces les plus fraîches, c'est-à-dire celles qui ont été recueillies nouvellement, s'ouvrent en deux comme un abricot mûr. Le dedans est tendre, et ressemble assez à l'abricot par le goût.

On fait un grand usage de la gomme du Sénégal dans plusieurs manufactures, particulièrement dans celles de laine et de soie. Les teinturiers s'en servent beaucoup aussi. Toute l'habileté dans le choix de cette gomme consiste à prendre la plus sèche, la plus nette et la plus transparente, car la grosseur et la forme des pains n'y mettent aucune différence.

L'arbre qui la porte, en Afrique comme en Arabie, est une sorte d'acacia assez petit et toujours vert, chargé de branches et de pointes, avec de longues feuilles, mais étroites et rudes. Il porte une petite fleur en forme de vase, dans laquelle il y a des filets de la même couleur, qui environnent le pistil et un ovaire renfermant la semence; le fruit est d'abord vert; mais, en mûrissant, il prend une couleur de feuille morte. La semence ou la petite graine dont il est rempli est dure et blanchâtre. On trouve entre le Sénégal et le fort d'Arguin, trois forêts où il y a quantité de ces arbres; la première se nomme Sahel, la seconde et la plus grande, El-Hiebar, et la troisième, Alfatak; elles sont à peu près à la même distance, c'est-à-dire à trente lieues du désert, qui est aussi à trente lieues du fort Saint-Louis; et toutes trois elles sont entre elles à dix lieues l'une de l'autre. De Sahel au comptoir de Portendic on compte soixante lieues, et quatre-vingts jusqu'à la baie d'Arguin.

La récolte de la gomme se fait deux fois chaque année; mais la plus considérable est celle du mois de décembre, où l'on prétend qu'elle est plus nette et plus sèche: celle de mars est plus gluante, avec moins de transparence. La raison en est sensible; c'est qu'au mois de décembre, elle se recueille après les pluies, lorsque l'arbre est rempli d'une sève que la chaleur du soleil vient épaissir et perfectionner, sans lui donner trop de dureté. Depuis cette saison jusqu'au mois de mars, la chaleur devenant excessive, et séchant l'écorce de l'arbre, oblige d'y faire des incisions pour en tirer cette sève; car, la gomme n'étant qu'un suc propre qui transsude par les pores de l'écorce, on est forcé, lorsqu'elle ne sort pas d'elle-même, de blesser l'arbre pour l'en tirer.

Ce commerce des gommes était, du temps de Brue, entre les mains de trois tribus, ou hordes indépendantes des Maures du désert. Les chefs de ces tribus étaient marabouts, nom générique des prêtres mahométans, qui prêchaient la religion du prophète dans toute la zone torride, qui ont partout un grand crédit, et sont partout de grands hypocrites. Ces Maures du désert méritent d'être considérés avec quelque attention. Ils ont beaucoup de rapport avec cette fameuse nation des Arabes qui a joué si long-temps un si grand rôle dans le monde, et qui, sons la domination des Turcs, n'est plus aujourd'hui qu'un peuple d'esclaves ou un ramas de brigands.

Ces Maures des environs d'Arguin et du Sénégal conservent inviolablement les usages de leurs ancêtres. Si l'on excepte un petit nombre, qui ont leurs cabanes sous les murs du fort de Portendic et vers le Sénégal, ils campent tous en pleine campagne, près ou loin de la mer ou de la rivière, suivant les saisons et les besoins du commerce. Leurs tentes et leurs cabanes ont toutes la forme d'un cône. Les premières sont composées d'une toile grossière de poil de chèvre et de chameau, si bien tissue que, malgré la violence et la longueur des pluies, il est fort rare que l'eau les pénètre. Ces toiles ou ces étoffes sont l'ouvrage de leurs femmes, qui filent le poil et la laine, et qui apprennent de bonne heure à les mettre en œuvre; elles n'en sont pas moins chargées de tous les travaux domestiques, jusqu'à celui de panser les chevaux, de faire la provision d'eau et de bois, de faire le pain et de préparer les alimens. Malgré ces assujettissemens où leurs maris les réduisent, ils les aiment et ne les maltraitent presque jamais. Si elles manquent à quelque devoir essentiel, ils les chassent de leur maison, et les pères, les frères ou les autres parens d'une femme coupable la punissent bientôt de l'opprobre qu'elle jette sur la famille; d'ailleurs les maris se font un honneur d'entretenir leurs femmes bien vêtues, et ne leur refusent rien pour leur parure. Tout ce qu'ils gagnent par le commerce ou par le travail est employé à cet usage; aussi ne faut-il guère espérer d'obtenir d'eux l'or qu'ils apportent de leurs voyages: ils le gardent pour en faire des bracelets et des pendans d'oreilles à leurs femmes, ou pour garnir la poignée de leurs couteaux et de leurs sabres. On voit que l'esprit de galanterie et de magnificence, anciennement renommé chez les Arabes, se retrouve jusque dans les hordes vagabondes des déserts d'Afrique.

Les femmes des Maures ne paraissent jamais sans un long voile qui leur couvre le visage et les mains. Les Européens ne sont pas encore assez familiers avec leur nation pour obtenir la liberté de les voir à découvert; mais les hommes et les enfans ont généralement la taille et la physionomie fort belles. Quoiqu'ils ne soient pas fort hauts, ils ont les traits réguliers: leur couleur foncée vient de la chaleur du soleil à laquelle ils sont continuellement exposés. Si la beauté du teint manque aussi à leurs femmes, elle est avantageusement compensée par la prudence, la modestie et la fidélité dans les engagemens du mariage; elles ne connaissent pas la galanterie, apparemment, dit Brue, parce qu'elles n'en trouvent pas l'occasion. Non-seulement elles ne sortent jamais seules, mais l'usage des hommes est de détourner le visage lorsqu'ils rencontrent une femme. Ils se rendent même le bon office de veiller mutuellement sur les femmes et les filles l'un de l'autre, et nul autre que le mari n'a la liberté d'entrer dans la tente des femmes. Un Maure qui serait assez pauvre pour n'avoir qu'une seule tente recevrait ses visites et ferait toujours ses affaires à la porte plutôt que d'y laisser entrer ses plus proches parens. Ce privilége n'est accordé qu'à leurs chevaux, on plutôt à leurs jumens, qu'ils préfèrent beaucoup aux mâles de cette espèce, parce que, outre l'avantage d'en tirer des poulains qui leur apportent beaucoup de profit, ils les trouvent plus douces, plus vives et de plus longue durée que les mâles; elles couchent dans leurs tentes pêle-mêle avec leurs femmes et leurs enfans. Ils les laissent courir librement avec leurs poulains, ou du moins ils ne les attachent jamais par le cou, et leur seul lien est aux pieds; elles s'étendent par terre, où elles servent d'oreiller aux enfans, sans leur faire le moindre mal; elles prennent plaisir à se voir baiser, caresser; elles distinguent ceux qui les traitent le mieux; et lorsqu'elles sont en liberté, elles s'en approchent et les suivent. Leurs maîtres gardent fort soigneusement leur généalogie, et ne les vendent pas sans faire valoir les bonnes qualités de leurs pères, dont ils produisent un état exact qui en rehausse beaucoup le prix. Elles ne sont pas remarquables par leur grandeur ni par leur embonpoint, mais, dans une taille médiocre, elles sont bien proportionnées. L'usage des Maures n'est pas de les ferrer. Ils les nourrissent pendant la nuit avec du grand millet et de l'herbe un peu séchée. Au printemps, ils les mettent au vert, et les laissent un mois sans les monter.

Un adouard est un nombre de tentes et de cabanes où les Maures habitent quelquefois par tribus, quelquefois par familles. Ils les rangent ordinairement en cercle, l'une fort près de l'autre, en laissant au centre une place où leurs bestiaux et leurs animaux domestiques passent la nuit. Il y a toujours une sentinelle établie pour garantir l'habitation des surprises de l'ennemi ou des voleurs, ou des bêtes farouches. Au moindre danger, la sentinelle donne l'alarme, qui est augmentée par l'aboiement des chiens, et tout le village pense aussitôt à se défendre. Ces adouards sont mobiles et se transportent d'autant plus aisément que les Maures, ayant peu de meubles et d'ustensiles domestiques, chargent en un instant tout leur équipage sur leurs bœufs et leurs chameaux. Ils placent leurs femmes dans des paniers, sur le dos de ces animaux. Cette vie errante n'est pas sans agrémens: ils se procurent ainsi de nouveaux voisins, de nouvelles commodités, et de nouvelles perspectives. Leurs tentes sont de poil de chameau; elles sont soutenues par des pieux, auxquels ils ne les attachent qu'avec des courroies de cuir. Dans le temps de la sécheresse, ils approchent leurs camps des bords du Sénégal pour y trouver de l'herbe et la fraîcheur de l'eau. Dans la saison des pluies, ils se retirent vers les côtes de la mer, où le vent les délivre de l'importunité des moucherons. C'est à la fin de cette dernière saison qu'ils font leurs plantations de millet et de maïs.

Ils n'ont pas d'autre liqueur que l'eau et le lait. Leur pain est de farine de millet, non que la nature leur refuse d'autres grains, puisque le froment et l'orge peuvent croître dans le pays; mais les changemens continuels de leur demeure leur ôtent le goût de l'agriculture. Ils se servent quelquefois de riz. Lorsqu'ils recueillent de l'orge ou du froment, ils l'enferment, après l'avoir fait sécher, dans des puits fort profonds, qu'ils creusent dans le roc ou dans la terre. L'ouverture de ces trous n'a pas plus de largeur qu'il ne faut pour le passage d'un homme; mais ils s'élargissent par degrés, à proportion de leur profondeur, qui est souvent de trente pieds: on les nomme matamors. Le fond et les côtés sont garnis de paille. Les Maures y mettent leur blé jusqu'à l'ouverture, qu'ils couvrent de bois, de planches et de paille et par-dessus, ils forment une couche de terre, sur laquelle ils sèment ou plantent quelque autre grain. Le blé se conserve long-temps dans ces greniers souterrains.

Les Maures nettoient fort soigneusement leur grain avant de le broyer entre deux pierres pour le réduire en farine. Leur pain se cuit sous la cendre, et leur usage est de le manger chaud. Ils font bouillir doucement leur riz dans un peu d'eau; et, lorsqu'il est à demi cuit, ils le tirent du feu et le laissent ainsi comme en digestion. Dans cet état, il s'enfle sans se coaguler. N'ayant pas l'usage des cuillères, ils se servent de leurs doigts pour en prendre de petites parties qu'ils jettent fort adroitement dans leur bouche; ils ne mangent que de la main droite, parce que l'autre est réservée pour des exercices qui ont moins de propreté: aussi ne se lavent-ils jamais la main gauche. Leurs viandes sont coupées en petits morceaux, avant qu'elles soient cuites, pour éviter la peine de se servir de couteaux à table. Si l'on prépare des poules ou quelque autre pièce de volaille au riz, on les coupe en quartiers, après quoi il n'est plus besoin de couteau pour les dépecer autrement, parce que l'un en prend un quartier qu'il présente à son voisin; et celui-ci, tirant de son côté tandis que l'autre tire du sien, le partage est fait en un moment. Ils mangent, comme au Levant, assis à terre et les jambes croisées, autour d'un cercle de cuir rouge ou d'une natte de palmier, sur laquelle on sert les alimens dans des plats de bois ou dans des bassins de cuivre: ils mangent successivement leur pain et leur viande, et jamais ils ne boivent qu'à la fin du repas, lorsqu'ils quittent la table pour se laver. Les femmes ne mangent point avec les hommes. L'usage ordinaire est de manger deux fois par jour, le matin et vers l'entrée de la nuit. Les repas sont courts et se font avec un grand silence; mais la conversation vient ensuite, du moins entre les personnes de distinction, lorsqu'on commence à fumer, à boire du café ou du vin et de l'eau-de-vie, pour se procurer les amusemens que chacun peut tirer de son rang et de ses richesses. Les marabouts même ne se refusent pas ces plaisirs, lorsqu'ils peuvent les prendre secrètement et sans scandale.

Les Maures de ces contrées n'ont pas de médecine: la santé, qui est un bien commun dans leur nation, les délivre de cette servitude. S'ils sont sujets à quelques maladies, c'est à la dysenterie et à la pleurésie; mais ils s'en guérissent eux-mêmes avec le secours des simples. Barbot assure nettement qu'ils ne sont sujets à aucune maladie, et que l'air de Sahara est si bon, qu'on y porte les malades comme à la source de la santé et de la vie.

Les marabouts sont presque les seuls qui sachent lire l'arabe; en général, toute la nation est ensevelie dans l'ignorance. Cependant il se trouve un grand nombre de particuliers qui connaissent fort bien le cours des étoiles, et qui parlent raisonnablement sur cette matière. L'habitude qu'ils ont de vivre en pleine campagne leur donne beaucoup de facilité pour les observations. Ils ont presque tous l'imagination fort vive, et la mémoire excellente; mais leur histoire est mêlée de tant de fables, qu'il est difficile d'y rien comprendre. Leur habileté principale est pour le commerce. Ils n'ignorent rien de ce qui appartient à leurs intérêts: ils sont adroits et trompeurs; sans goût pour les arts, ils ne laissent pas d'aimer la musique et la poésie. L'instrument qui les anime le plus ressemble à nos guitares. Ils composent des vers qui ne paraissent pas méprisables à ceux qui connaissent le génie des langues orientales, dont la leur est descendue.

Cette partie de l'Afrique produit des chameaux d'une grosseur et d'une force extraordinaires; ils ne sont pas incommodés d'un poids de douze cents livres. On les accoutume à se mettre à genoux pour recevoir leurs charges; mais, lorsqu'ils se trouvent assez chargés, ils se lèvent d'eux-mêmes, et ne souffrent pas volontiers qu'on augmente leur fardeau. Il y a peu d'animaux aussi faciles à nourrir. Le chameau se contente de branches d'arbres, de ronces et de jonc qu'il rumine: il est capable de demeurer chargé pendant trente ou quarante jours, et d'en passer huit ou dix sans boire et sans manger. Sa nourriture commune est le maïs et l'avoine. Lorsqu'il est revenu de quelque long voyage, ses maîtres lui donnent la liberté de chercher à vivre dans les plaines, où il trouve toujours de quoi se nourrir. Si l'herbe est fraîche, on ne lui donne de l'eau qu'une fois en trois jours. Il boit beaucoup lorsqu'il en trouve l'occasion; et loin d'aimer l'eau bien claire, il la trouble avec le pied pour la rendre bourbeuse.

Le chameau a le cou fort long, à proportion de sa tête, qui est fort petite. Il a sur le dos une bosse assez épaisse, et sous le ventre une substance calleuse, sur laquelle il se soutient lorsqu'il plie les jambes. Ses cuisses et sa queue sont petites; mais il a les jambes longues et fermes, et le pied fourchu comme le bœuf. La nature l'a rendu traitable et docile, fort utile aux besoins des hommes et peu incommode pour la dépense. Il vit long-temps. Son naturel le porte à la vengeance; et s'il est maltraité sans raison par ses guides, il saisit la première occasion de leur marquer son ressentiment par quelques coups de pieds, qui sont heureusement peu dangereux. Il aime la musique et le chant. La manière de lui faire hâter sa marche, est de siffler ou de jouer de quelque instrument. On assure que les femelles portent une année presque entière, et qu'elles ne s'accouplent qu'une fois en trois ans. Aussitôt qu'un jeune chameau vient au monde, les Maures lui lient les quatre pieds sous le ventre, et le couvrent d'un drap, sur les coins duquel ils mettent des pierres fort pesantes; ils l'accoutument ainsi à recevoir les plus gros fardeaux. Le lait des chameaux est un des principaux alimens des Maures. On mange leur chair lorsqu'ils deviennent vieux ou peu propres au service; et l'on assure que, malgré sa dureté, elle est saine et nourrissante. Les Maures donnent à cette espèce de chameau le nom de djimls.

Ils en ont une autre espèce qu'ils nomment bêchets, mais qui est rare en Afrique, et qui ne se trouve guère hors de l'Asie. Elle est plus faible que la première, quoiqu'elle ait deux bosses sur le dos.

La troisième espèce se nomme dromadaire. Elle est plus faible que la seconde, et ne sert ordinairement que de monture. Mais, en récompense, elle est extrêmement légère à la course, sans compter qu'elle résiste fort long-temps à la soif. Aussi les Maures en font-ils beaucoup d'estime. Le mouvement de cet animal est si rapide, qu'il faut se ceindre la tête et les reins pour le supporter.

Les chimistes attribuent beaucoup d'effets aux diverses parties du corps des chameaux. Mais sa principale vertu est dans son urine, qui, étant séchée et sublimée au soleil, produit le vrai sel ammoniac, drogue fort connue, et souvent contrefaite par les Hollandais et les Vénitiens.

L'autruche est le principal oiseau du même pays. Il est si commun, qu'on en voit souvent de grandes troupes dans les déserts qui sont à l'est du cap Blanc, du golfe d'Arguin, de celui de Portendic, et sur les bords de la rivière de Saint-Jean. Ces oiseaux ont ordinairement six ou huit pieds de hauteur, en les prenant de la tête aux pieds; mais leur corps a peu de proportion avec leur grandeur, quoiqu'il soit assez gros, et qu'ils aient le derrière large et plat. Il semble qu'ils ne soient composés que de pieds et de cou. Le plus grand avantage qu'ils reçoivent de leur taille est de voir de fort loin. Ils ont la tête fort petite et couverte d'une sorte de duvet jaune. Rien n'approche de leur stupidité. Les yeux de l'autruche sont fort grands, avec de longs sourcils. Les paupières supérieures sont aussi mobiles que celles de l'homme. Elle a la vue ferme. Son bec est court, dur et pointu; sa langue est petite et fort rude. Son cou est couvert de petites plumes, ou plutôt d'un poil fort doux et comme argenté. Ses ailes sont trop petites et trop faibles pour soutenir dans l'air un corps si pesant: mais elles l'aident à courir avec une vitesse surprenante, surtout avec la faveur du vent; elles lui servent de voiles, et rien n'égale alors sa légèreté; au lieu que, si le vent est contraire, leurs ailes cessent de les aider, et leur course est moins rapide.

Les autruches multiplient prodigieusement. Elles couvent leurs œufs plusieurs fois l'année, et jamais elle n'en pondent moins de quinze ou seize à la fois. Ce n'est point en reposant dessus qu'elles leur rendent l'office de mères: elles les placent au soleil, où la chaleur les fait éclore, et les petits n'ont pas plus tôt vu le jour, qu'ils cherchent leur nourriture. Les œufs sont fort gros; il s'en trouve qui pèsent jusqu'à quinze livres, et qui suffisent pour rassasier sept personnes. On assure qu'ils sont de bon goût et fort nourrissans. L'écaille en est blanche, unie et fort dure, quoique d'une épaisseur médiocre. On en fait des tasses et des ornemens pour les cabinets des curieux. Les Turcs et les Persans les suspendent à la voûte de leurs mosquées.

Les Arabes n'estiment pas seulement l'autruche pour ses plumes, qui sont une marchandise recherchée, mais encore pour sa chair, qui, toute rude qu'elle est, passe chez eux pour un mets délicat. Comme ils ont peu d'adresse à tirer, qu'ils sont mal pourvus d'armes à feu, et qu'ils n'ont pas de chiens formés à la course, ils chassent les autruches à cheval, en prenant soin de les pousser toujours à contre-vent. Lorsqu'ils s'aperçoivent qu'elles commencent à se fatiguer, ils fondent dessus au grand galop, et les achèvent à coups de flèches et de zagaies.

L'autruche est d'une voracité singulière. Elle dévore tout ce qu'elle rencontre; herbe, blé, ossemens d'animaux, jusqu'aux pierres et au fer. Mais les corps durs passent au travers de son corps avec peu d'altération. D'une infinité de vertus que les chimistes attribuent à cet oiseau, on n'en connaît pas une assez avérée pour mériter un éloge sérieux. Son principal mérite consiste dans ses plumes: elles sont en usage dans tous les pays de l'Europe pour les chapeaux, les dais, les cérémonies funèbres, et surtout pour les habillemens de théâtre. En Turquie, les janissaires s'en servent pour orner leurs bonnets. On n'estime que celles qui sont arrachées à l'oiseau tandis qu'il est vivant. Mais les Arabes en font des amas, dans lesquels il font entrer indifféremment les bonnes et les mauvaises. Dans la difficulté de les distinguer, les facteurs n'ont qu'une règle, c'est de presser le tuyau, qui doit rendre une liqueur rouge semblable à du sang, lorsque les plumes sont d'une autruche vive; autrement elles sont légères, sèches, et fort sujettes aux vers.

Ce fut sous les auspices de Brue qu'un de ces facteurs, nommé Compagnon, pénétra jusque dans le royaume de Bambouk, célèbre par ses mines, d'où les Mandingues du royaume de Galam et les Saracolez tiraient l'or qu'ils apportaient au Sénégal et sur les bords de la Gambie.

Il fit par terre son premier voyage du fort Saint-Joseph, en droite ligne, jusqu'à celui de Saint-Pierre sur la rivière de Falémé. Il en fit un second, en suivant le bord oriental de cette rivière, depuis Onnéca jusqu'à Nayé. Dans le troisième, il traversa le pays, depuis Babaiocolam sur le Sénégal, jusqu'à Netteté et Tombaaoura, lieux qui sont au centre de Bambouk et voisins des mines les plus riches. Ainsi, dans l'espace d'un an et demi qu'il mit à voyager dans ce royaume, il le visita de tant de côtés différens, qu'il paraît n'avoir laissé aucun endroit à parcourir. Il porta ses observations sur tous les objets qui se présentèrent dans sa route, avec l'exactitude dont son génie le rendait capable, autant pour satisfaire sa curiosité que pour répondre aux espérances de la compagnie qui l'employait.

La sagesse de sa conduite et ses présens lui gagnèrent aisément l'estime du farim ou chef de Caïnoura, voisin du fort Saint-Pierre, qui le prit moins pour un agent de la compagnie que pour un artiste curieux dont le but était de s'instruire. Il le fit conduire par son propre fils jusqu'à Sambanoura, dans le royaume de Contou. On y fut extrêmement surpris de voir un blanc; mais on ne le fut pas moins de la hardiesse de cet étranger, et les Nègres l'auraient fort mal reçu s'il n'avait eu pour guide le fils du farim de Caïnoura. Tout était à craindre de la part d'un peuple si jaloux de son or. Les plus passionnés proposèrent de lui ôter la vie. D'autres, plus modérés, voulurent qu'il fût renvoyé, sans lui laisser le temps d'observer le pays.

Cependant le farim de la ville, sollicité par le fils de son ami, et peut-être gagné par les présens de Compagnon, trouva le moyen de persuader à ses sujets que leurs alarmes étaient mal fondées. Il les assura que ce blanc était un honnête homme, qui venait leur proposer un commerce avantageux, et qui pouvait leur fournir d'excellentes marchandises à meilleur marché que les négocians maures ou nègres auxquels ils permettaient l'entrée de leur pays. Ces raisons, soutenues de quelques présens qui furent répandus à propos entre les principaux habitans et leurs femmes, produisirent un changement merveilleux. La défiance parut se changer en affection. Le peuple accourut en foule pour admirer les armes et l'habillement de l'étranger. On lui trouva du sens et de bonnes qualités. Comme il s'accommodait à leurs maximes, il s'insinua si heureusement dans leur estime, qu'il se vit bientôt autant d'amis qu'il avait eu d'abord d'ennemis et de persécuteurs. On lui répétait de toutes parts: «Nous remercions le ciel de vous avoir conduit ici. Nous souhaitons qu'il ne vous arrive aucun mal.»

Compagnon aurait remercié la fortune, s'il n'avait pas eu d'autres obstacles à surmonter; mais il devait s'attendre aux mêmes difficultés dans chaque ville qu'il avait à traverser. À la vérité, il n'oublia pas de se faire accompagner, dans toute la suite de ses voyages, par quelques habitans du pays qui lui avaient paru fort attachés à ses intérêts. Cependant les jalousies et les dangers renaissaient à chaque pas. Il fut obligé de répondre à mille questions ennuyeuses, d'essuyer des observations fort gênantes; et, sans l'amorce de ses présens, il aurait désespéré plus d'une fois de pouvoir pénétrer plus loin. Dans ce pays, comme dans le reste du monde, c'est le plus sûr moyen de donner de la force et du poids aux argumens. Il trouva néanmoins plusieurs villes où les présens joints aux raisons furent trop faibles pour dissiper la crainte et la défiance. Si les habitans paraissaient disposés à ménager sa vie, ils n'en refusaient pas moins de le laisser toucher à la terre de leurs mines. En vain leur offrit-il de l'acheter au prix qu'ils y voudraient mettre, en les assurant par lui-même et par des guides qu'il n'avait pas d'autre motif que sa curiosité, et que son dessein était d'en faire des cassots ou des têtes de pipes. Après avoir écouté ses raisons, ils lui déclarèrent que jamais il ne leur ferait croire qu'un homme pût voyager si loin pour un motif si léger. Ils lui soutenaient qu'il était venu dans quelque mauvaise intention, celle peut-être de voler leur or ou de conquérir leur pays après l'avoir reconnu; et la conclusion ordinaire était de le renvoyer sur-le-champ, ou de le tuer, pour ôter aux blancs la pensée de suivre son exemple.

La fermeté de Compagnon servait souvent à le tirer des plus dangereux embarras. Étant à Tarako, il envoya un de ses guides à Silabali pour lui apporter du ghingan ou de la terre dorée, et pour inviter le peuple à lui vendre ses cassots, qu'il promettait de payer libéralement. Son messager fut mal reçu. Non-seulement on rejeta ses demandes, mais il fut chassé brutalement, avec ordre de dire au farim de Tarako qu'il fallait être fou pour ouvrir l'entrée de ses terres à un blanc dont l'unique intention était de voler le pays après y avoir fait ses observations. Cette réponse fut rendue à Compagnon en présence du farim; mais, sans se déconcerter, il répliqua que le farim de Silabali devait être lui-même un fou, pour s'effrayer de l'arrivée d'un blanc dans son pays, et pour refuser quelques morceaux d'une terre dont il avait beaucoup plus qu'il n'en pouvait jamais employer. Après ce discours, il paya le Nègre avec autant de libéralité que s'il eût réussi dans sa commission.

Cette humeur généreuse, fit tant d'impression sur les habitans du pays, qu'elle devint le sujet de tous les entretiens. Un autre Nègre offrit à Compagnon de lui aller chercher de la terre pendant la nuit; mais, comme la politique du facteur français le portait toujours à cacher ses vues, il reçut cette offre avec beaucoup d'indifférence, en se contentant de répondre que, lorsqu'il serait mieux connu, on ne ferait pas difficulté de lui vendre de la terre et des cassots.

Il parvint enfin à s'en voir apporter plus qu'il n'en désirait. Les farims, et le peuple même, prirent par degrés tant de considération pour lui, qu'ils lui rendirent des présens pour les siens, et qu'à la fin ils lui accordèrent la liberté de choisir lui-même la terre qui lui plaisait le plus, et d'en faire autant de cassots qu'il désirait. Brue, qui continuait de commander au fort Saint-Louis, envoya plusieurs de ces cassots à la compagnie, avec des essais de toutes les mines, par le vaisseau la Victoire, qui partit du Sénégal le 28 juillet 1716.

La plupart des mines produisent de l'or en si grande abondance, qu'il n'est pas besoin de creuser. On gratte la superficie du terrain. On met la terre dans un vase pour en faire sortir les parties terrestres, qui laissent au fond de l'or en poudre, et quelquefois en assez gros grains. Compagnon fit lui-même l'expérience de cette méthode; mais il remarqua que les Nègres, s'arrêtant ainsi à l'extrémité des rameaux d'une mine, ne parviennent jamais aux principales veines. À la vérité, ces rameaux mêmes sont fort riches; et l'or en est si pur, qu'on n'y trouve aucun mélange de marcassite ni d'autres substances minérales; il n'a pas besoin d'être fondu, et tel qu'il sort de la mine il peut être mis en œuvre. La terre qui le produit ne demande pas non plus beaucoup de travail. C'est ordinairement une sorte d'argile de différentes couleurs, mêlée de veines de sable ou de gravier; de sorte que dix hommes feraient plus dans ce pays que cent dans les plus riches mines du Pérou et du Brésil.

Les Nègres de Bambouk n'ont aucune notion des différences de la terre, ni la moindre règle pour distinguer celle qui produit l'or de celle qui n'en produit pas. Ils savent en général que leur pays en contient beaucoup, et qu'à proportion que le sol est plus sec et plus stérile il produit plus d'or. Ils grattent la terre indifféremment dans toutes sortes lieux; et quand le hasard leur fait rencontrer une certaine quantité de métal, ils continuent de travailler dans le même endroit jusqu'à ce qu'ils le voient diminuer ou disparaître entièrement. Alors ils tournent leur travail d'un autre côté. Ils sont persuadés que l'or est un être malin qui se plaît à tourmenter ceux qui l'aiment (ce qui est très-vrai dans un sens moral); et que, par cette raison, il change souvent de domicile. Aussi, quand, après avoir remué quelques poignées de terre, ils ne trouvent rien qui réponde à leurs espérances, ils se disent l'un à l'autre sans aucune plainte, «Il est parti»: ensuite ils vont chercher plus de bonheur dans un autre lieu.

Si la mine est fort riche, et que, sans beaucoup de travail, ils soient satisfaits du produit, ils s'y arrêtent, et creusent quelquefois jusqu'à six, sept ou huit pieds de profondeur. Mais ils ne vont pas plus loin; non qu'ils craignent que le métal vienne à manquer, car ils déclarent au contraire que plus ils pénètrent, plus ils le trouvent en abondance; mais parce qu'ils ignorent la manière de faire des échelles, et qu'ils n'ont point assez d'industrie pour soutenir la terre et pour empêcher qu'elle ne s'écroule. Ils ont seulement l'usage de tailler des degrés pour y descendre, ce qui prend beaucoup d'espace, et n'empêche pas la terre de tomber, surtout dans la saison des pluies, qui est ordinairement celle de leur travail, parce qu'ils ont besoin d'eau pour séparer l'or. Lorsqu'ils s'aperçoivent que la terre menace ruine, ils quittent le trou qu'ils ont ouvert pour en commencer un autre qu'ils abandonnent de même après l'avoir conduit à la même profondeur. On conçoit qu'avec si peu d'industrie non-seulement ils ne tirent qu'une petite partie de l'or qui est dans la mine, mais qu'ils ne recueillent même qu'imparfaitement celui qu'ils ont tiré; car ils ne s'arrêtent qu'aux parties visibles qui demeurent au fond du vase, tandis qu'il en sort avec l'eau et la terre une infinité de particules qui feraient bientôt la fortune d'un Européen.

Cependant les habitans de cette riche contrée n'ont pas la liberté d'ouvrir en tout temps la terre, ni de chercher des mines quand il leur plaît. Ce choix dépend de l'autorité de leurs farims ou des chefs de leurs villages. Ces seigneurs font publier dans certaines occasions, soit en faveur du public, soit pour leur intérêt particulier, que la mine sera ouverte un certain jour. Ceux qui ont besoin d'or se rendent au lieu marqué et commencent le travail. Les uns creusent la terre, d'autres la transportent, d'autres apportent de l'eau, et d'autres lavent le minerai. Le farim et les principaux Nègres gardent l'or qui est nettoyé, et prennent garde que les ouvriers n'en détournent quelque partie. Après le travail, il est partagé, c'est-à-dire que le farim commence par se mettre en possession de son lot, qui est ordinairement la moitié, à laquelle il joint, par un ancien droit, tous les grains qui surpassent une certaine grosseur. L'ouvrage dure aussi long-temps qu'il le juge à propos; et lorsqu'il est fini, personne n'a la hardiesse de toucher aux mines. Ces interruptions sont la seule cause que l'or n'est point apporté régulièrement dans les mêmes saisons; car, si les Nègres avaient toujours la liberté de travailler, leur paresse céderait au besoin qu'ils ont des marchandises de l'Europe, et le travail serait aussi continuel que la nécessité du commerce. Leur pays est si sec, qu'il ne produit aucune des nécessités de la vie. Les Mandingues, les Nègres de la Guinée, et d'autres marchands tirent avantage de leurs besoins pour leur faire attendre les moindres secours, dans la vue de les leur faire payer plus cher. Mais si les Européens s'établissaient une fois parmi eux, on les délivrerait de la tyrannie de ces étrangers, et la connaissance qu'on leur donnerait des marchandises de l'Europe servirait également à leur en faire consommer davantage et à nous procurer de l'or avec plus d'abondance.

Dans cette vue, il faudrait commencer par leur fournir sur leurs frontières toutes les commodités dont ils ont besoin, parce qu'ils ont aussi peu de disposition à sortir de leur pays qu'à recevoir les étrangers. D'ailleurs, s'ils entreprenaient de traverser celui des Saracolez pour se rendre aux établissemens de France sur le bord du Sénégal, ces peuples, qui sont pauvres, avides, méchans et de mauvaise foi, ne manqueraient pas, au mépris de tous les traités, de piller des passans qu'ils verraient chargés d'or. Ainsi les Français se trouveraient engagés dans des guerres continuelles pour soutenir leur commerce. L'auteur conclut que l'intérêt de la compagnie française est d'établir des comptoirs bien fortifiés dans un pays dont elle a tant de richesses à se promettre.

La plus riche de toutes les mines est presqu'au centre du royaume de Bambouk, entre les villages de Tombaaoura et Netteko, à trente lieues de la rivière de Falémé, à l'est, et quarante du fort Saint-Pierre, situé près de Kaïnoura, sur la même rivière. Elle est d'une abondance surprenante, et l'or en est fort pur. Quoique tout le pays, à quinze ou vingt lieues, soit si rempli de mines qu'on ne pourrait les marquer toutes dans une carte sans y mettre trop de confusion, il est certain que ce canton de Bambouk l'emporte sur tous les autres en richesses.

Ces mines sont environnées de montagnes hautes, nues et stériles. Les habitans du pays, n'ayant pas d'autres commodités que celles qu'ils se procurent avec leur or, sont obligés d'y travailler avec plus d'application que leurs voisins. Le besoin sert d'aiguillon à leur industrie. On trouve dans cet espace des trous qui n'ont pas moins de dix pieds de profondeur; ce qui doit paraître merveilleux pour ces peuples qui n'ont ni échelle, ni machines. Ils avouent tous qu'à la profondeur où ils s'arrêtent, l'or se trouve en plus grande abondance qu'à la surface. Lorsqu'ils rencontrent quelque veine mêlée de gravier, ou de quelque substance plus dure, l'expérience leur a fait comprendre qu'il faut briser la marcassite pour en tirer l'or. Ils en lavent les fragmens, et rassemblent ainsi ce qui frappe leurs yeux. Qui ne conçoit pas qu'avec plus d'industrie ils en tireraient infiniment davantage? Ajoutons qu'ils n'ont jamais été capables de pénétrer jusqu'aux principales veines.

Toutes ces terres sont argileuses et de différentes couleurs, comme blanc, pourpre, vert de mer, jaune de plusieurs nuances, bleu, etc. Les Nègres de ce canton l'emportent sur tous les autres pour la fabrique des cassots ou têtes de pipes. On voit briller de tous côtés dans la terre dont ils se servent, du sable d'or et des paillettes de diverses grandeurs; mais les paillettes sont fort minces. Ils appellent cette terre ghingan, c'est-à-dire, terre d'or, ou dorée. Quoiqu'elle ait été lavée lorsqu'on l'emploie pour les cassots, on en tirerait encore beaucoup d'or.

Outre l'or dont la nature est si prodigue dans la contrée de Bambouk, on trouve, dans quantité d'endroits, des pierres bleues, qu'on regarde comme des signes certains de quelques mines de cuivre, d'argent, de plomb, de fer et d'étain. On y a trouvé d'excellentes pierres d'aimant, dont on a pris soin d'envoyer plusieurs morceaux en France. Mais l'ardeur ne doit pas être bien vive pour des biens d'une valeur médiocre, dans un pays où l'on nous représente l'or si commun.

À l'égard du fer, ce n'est pas seulement dans les contrées de Bambouk, de Galam, de Keigné et de Dramanet, qu'il est en abondance et d'une excellente qualité; il s'en trouve dans tous les autres pays en descendant le Sénégal, surtout à Ghiorel et à Donghel, dans les états de Siratik, où il est si commun, que les Nègres en font des pots et des marmites, sans autres secours que le feu et le marteau, aussi n'en achètent-ils pas des Français, à moins qu'il ne soit travaillé.

Le royaume de Galam produit quantité de cristal de roche, des pierres transparentes et de beau marbre. Il n'est pas moins riche en bois de couleur, d'un grand nombre d'espèces, dont quelques-unes donneraient beaucoup d'éclat à la teinture de l'Europe.

La compagnie de France s'est fait apporter du même pays des essais de salpêtre. Il ne demande que la peine du travail et du transport. Ce serait épargner à l'Europe l'embarras de l'apporter des Indes orientales, d'où l'on en tire beaucoup.

Brue avait formé différentes vues pour l'établissement des Français dans le royaume de Bambouk. Il les réduisit à un seul système, qu'il soumit au jugement de la compagnie. Il voulait d'abord qu'on n'épargnât rien pour se concilier l'affection des farims, et pour en obtenir la permission de bâtir des forts dans leur pays. Il proposait d'en construire deux sur la rivière de Falémé, et d'en faire un troisième qui fût mobile, c'est-à-dire, de bois, pour le transporter de mine en mine, suivant les raisons qu'on aurait de préférer l'une à l'autre. Le directeur, les officiers, les mineurs, les soldats, et tous les gens nécessaires à l'entreprise auraient eu, dans le fort mobile, une retraite toujours sûre, dont la crainte des armes à feu aurait éloigné les Nègres de Bambouk. Mais ce projet entraînant des lenteurs qui ne convenaient point à l'impatience de sa nation, il en forma un second, qu'il présenta à la compagnie le 25 septembre 1723. Il y établissait que douze cents hommes étaient une armée suffisante pour la conquête du royaume de Bambouk, et que l'entretien de ce corps de troupes pendant quatre ans ne reviendrait qu'à deux millions de livres. Il comptait que quatre mille marcs d'or, à cinq cents livres le marc, rembourseraient toute la dépense, et que les mines fourniraient annuellement plus de mille marcs. Mais on ne s'est point aperçu jusqu'à présent que ce système ait été goûté.

On ne peut se dispenser de donner ici quelque idée de l'étendue et de la situation d'un royaume dont on a tant vanté les richesses. Du côté du nord, le royaume de Bambouk s'étend dans une partie des régions de Galam et de Casson. À l'ouest, il a la rivière de Falémé et les royaumes de Contou et de Combregoudou; au sud, celui de Mankanna, et les pays à l'ouest de Mandinga; ses bornes orientales sont encore peu connues: on sait seulement qu'elles touchent au pays de Gadoua et de Guinée intérieure, où les voyageurs européens n'ont pas porté bien loin leurs découvertes.

Le pays de Bambouk, comme ceux de Contou et de Combregoudou, n'est gouverné par aucun roi, quoiqu'il porte le nom de royaume. Peut-être avait-il autrefois des souverains; mais à présent les habitans n'ont pour seigneurs que les chefs des villages, qui sont nommés farims, vers la rivière de Falémé, avec l'addition du lieu dont ils sont les maîtres, comme farim Torako, farim Ferbarana. Dans l'intérieur du pays, ces chefs s'appellent elemanni, ou portent d'autres noms. Quoique leurs titres soient moins fastueux que ceux d'empereur ou de roi, ils ont la même autorité, et leurs sujets vivent dans la même soumission, aussi long-temps du moins qu'observant les anciens usages de cette aristocratie, ils n'entreprennent point d'innovation; car il serait dangereux d'aspirer au pouvoir arbitraire. Le moindre châtiment qui menacerait les usurpateurs serait une honteuse déposition ou le pillage de leurs biens. Il semble que l'or du pays de Bambouk y ait combattu le despotisme, dont partout ailleurs il a été l'instrument.

Tous ces farims ou ces chefs sont indépendans l'un de l'autre; mais leur devoir les oblige de se réunir pour la défense du pays, lorsqu'il est attaqué dans le corps ou dans les membres. Les habitans s'appellent Malinkops; ils sont en fort grand nombre, comme on en peut juger par la multitude des villages qui sont à l'est de la rivière de Falémé. Le Sannon, le Guianon, la Mansa, et d'autres petites rivières qui se rendent dans celle de Falémé ou du Sénégal sont aussi bordées d'habitations. Les mines du pays de Bambouk ne sont pas les seules richesses. Quelques auteurs mal instruits ont représenté ce pays comme une contrée si aride, que les Nègres ne pouvaient y trouver des pailles assez grandes pour leurs habitations. La campagne, au contraire, est partout arrosée de rivières et de ruisseaux dont les débordemens annuels arrosent les terres, les engraissent et fournissent assez d'humidité pour que les benteniers, les calebassiers, les tamariniers, les plus beaux acacias, et plusieurs autres arbres, y conservent leur verdure toute l'année. On en trouve d'une grosseur prodigieuse: quelques-uns portent des fruits que les Nègres trouvent fort bons, parce qu'ils y sont accoutumés, mais dont les blancs font peu de cas, à cause de leur acidité. Le miel y est très-commun et très-bon. Les Nègres n'en mangent jamais; ils l'emploient à composer une boisson qu'ils nomment bedou, et qu'ils aiment beaucoup.

On y trouve un nombre infini de cabris, peu de moutons, mais beaucoup de vaches. Le pays est couvert d'excellens pâturages; c'est une herbe très-fine que les bœufs mangent avec avidité.

Il y croît une espèce de pois nommée guerte, qui ressemblent parfaitement à nos pistaches; ils ont le goût de la noisette, surtout lorsqu'on a soin de les sécher au four pour leur faire jeter leur huile. Ce légume croît en terre au bout de sa racine; car à peine la fleur a-t-elle paru pendant deux jours, qu'elle se recourbe vers la terre et s'y insinue, pour que le germe y grossisse et achève de se développer hors de l'action de la lumière. Les Nègres font une grande consommation de ces pistaches; ils les mêlent avec leur millet, et l'estiment d'autant plus qu'elle sert admirablement leur paresse naturelle; car il suffit d'ensemencer un terrain une fois pour recueillir trois récoltes pendant trois années consécutives, sans être obligé d'y faire le moindre travail. Ces pistaches se cultivent présentement en Amérique et dans les parties méridionales de l'Europe. On les nomme pistaches de terre ou arachide (arachis hypogæa). Du collet de la racine sortent des feuilles semblables à celles du trèfle.

On trouve au Bambouk une espèce de singes blancs, d'une blancheur beaucoup plus brillante que les lapins blancs de l'Europe; ils ont les yeux rouges: on les apprivoise aisément dans leur jeunesse; mais, lorsqu'ils avancent en âge, ils deviennent aussi méchans que les singes des autres pays. Jusqu'à présent il n'a pas encore été possible d'en apporter un vivant au fort Saint-Louis. Outre la délicatesse de leur constitution, ils paraissent chagrins lorsqu'ils sortent de leur pays, et leur tristesse va jusqu'à leur faire refuser toute sorte de nourriture.

Le renard blanc est un autre animal particulier au pays de Bambouk, et qui n'est pas moins ennemi de la volaille que celui de l'Europe; sa couleur est un blanc argenté. Les Nègres en mangent la chair, et vendent la peau aux comptoirs français.

Les pigeons de Bambouk sont tout-à-fait verts, ce qui les fait prendre souvent pour des perroquets. On trouve dans le même pays et dans les régions voisines un animal extraordinaire nommé ghiamala. Il se retire particulièrement à l'est de Bambouk, dans les cantons de Gadda et de Diaka. Ceux qui l'ont vu prétendent qu'il est plus haut de la moitié que l'éléphant, mais qu'il n'approche pas de sa grosseur. On le croît de l'espèce des chameaux, avec lesquels il a beaucoup de ressemblance par la tête et le cou. Il a d'ailleurs deux bosses sur le dos comme le dromadaire; ses jambes sont d'une longueur extraordinaire, ce qui sert encore à le faire paraître plus haut; il se nourrit, comme le chameau, de ronces et de bruyères, aussi n'est-il jamais fort gras; mais les Nègres n'en mangent pas moins la chair lorsqu'ils peuvent le prendre. Cet animal pourrait devenir propre à porter les plus lourds fardeaux, si les Nègres étaient capables de l'apprivoiser. Aucun Européen ne l'a vu. On ne le connaît donc que par les rapports des Nègres, qui mêlent toujours des fables à tout ce qu'ils racontent. Suivant eux, le ghiamala est extrêmement féroce. La nature l'a pourvu de sept petites cornes fort droites, qui, dans leur pleine grandeur, sont longues chacune d'environ deux pieds. Il a la corne du pied noire et semblable à celle du bœuf; sa marche est prompte et se soutient long-temps. C'est probablement la girafe mal décrite.

Quoique le merle blanc passe pour une chimère, il s'en trouve néanmoins de cette couleur dans le pays de Bambouk et de Galam; on y en voit aussi de tachetés. Le monocéros, ou calao, n'y est pas rare; sa grandeur est celle d'un coq ordinaire, et son plumage varié, surtout aux ailes; son bec est long, très-gros, arqué en faux; la partie supérieure surmontée d'une proéminence qui croît avec l'âge, et prend la forme d'un double bec ou d'un casque. Ce bec monstrueux n'est ni fort à proportion de sa grosseur, ni utile à raison de sa structure. Il n'a pas de prise; sa pointe ne peut servir que mollement; sa substance est si tendre, qu'elle se fêle à la tranche par le plus léger frottement; heureusement ces cassures accidentelles se raccommodent tous les ans. La corne du bec repousse d'elle-même à chaque mue de l'oiseau, et cette pousse continuelle rend toujours aux becs leur première forme et leurs dentelures naturelles. Ces oiseaux se tiennent ordinairement en grandes bandes; ils vivent d'insectes, de reptiles, de rats, de souris; mais, avant de manger ces animaux, ils les aplatissent, les amollissent dans leur bec, et les avalent entiers; ils recherchent aussi les charognes, et s'en nourrissent comme les vautours: cependant ils donnent la préférence aux intestins; ils marchent peu et fort mal; ils se tiennent ordinairement sur les grands arbres.

L'abel-mosch, nommé autrement la graine de musc ou l'ambrette (hibiscus abelmoschus), croit en abondance et sans culture dans le pays de Galam. Les Nègres n'en font aucun usage. Leurs femmes même, qui aiment beaucoup les odeurs et qui sont passionnées pour les clous de girofle, dont elles portent des paquets autour du cou, négligent cette graine, pour la seule raison, peut-être, qu'elle est fort commune; car, lorsqu'elle est cueillie avec soin, elle rend une odeur de musc fort agréable. Il est vrai que cette odeur, se dissipe; mais elle peut être renouvelée avec de la graine fraîche.

Lorsque l'ambrette se trouve dans un riche terroir, et qu'elle rencontre un arbre auquel elle puisse s'attacher, elle s'élève jusqu'à six ou sept pieds de hauteur; sans ce secours, elle rampe sur la terre, et ne s'élève à la fin que d'environ deux pieds. Cette plante est velue dans plusieurs de ses parties; ses feuilles sont dentelées; et quoique l'échancrure ne soit pas fort profonde, elle forme des angles si aigus, qu'on les croirait capables de piquer. Leur couleur est un vert brillant au-dessus, et plus pâle au-dessous. Ses fleurs, semblables à celles de l'arbrisseau connu sous le nom d'althea des jardiniers ou de mauve en arbre, sont d'un jaune d'or fort brillant, avec le fond pourpre. Il leur succède des capsules pyramidales, à cinq angles, d'abord d'un vert pâle, ensuite brun et presque noir dans sa maturité. Ce fruit contient quatre petites semences grises, plates d'un côté, et d'une odeur d'ambre qui est fort agréable. On accuse nos parfumeurs de s'en servir pour falsifier leur musc.

Entre les curiosités du pays de Bambouk, Brue reçut de marchands mandingues plusieurs calebasses remplies d'une certaine graisse qui, sans être aussi blanche que celle du mouton, avait la même consistance. On la nomme bataule dans le pays; les Nègres qui sont plus bas sur la rivière, lui donnent le nom de Bambouk toulou, ou beurre de Bambouk, parce qu'elle leur vient de cette contrée: c'est un admirable présent de la nature. Cependant on assure que la meilleure vient de Ghiaora, sur les bords du Sénégal, trois cents lieues à l'est de Galam. L'arbre qui produit le fruit d'où l'on tire cette graisse est d'une grosseur médiocre; les feuilles sont petites, rudes et en fort grand nombre; si on les presse entre les doigts, elles rendent un jus huileux; les incisions qu'on fait au tronc de l'arbre en tirent la même liqueur, mais en moindre quantité. On n'en connaît pas d'autre propriété, parce que les Maures et les Nègres s'attachent plus au commerce de leur beurre qu'à l'étude de l'arbre qui le produit. Cependant on sait d'eux que le fruit en est rond, de la grosseur d'une noix, et couvert d'une coque, avec une petite peau sèche et brillante; il est d'un blanc rougeâtre, et ferme comme le gland, huileux et d'une odeur aromatique; son noyau est de la grosseur d'une muscade, et fort dur; mais l'amande qu'il contient a le goût d'une noisette. Les Nègres sont passionnés pour ce fruit: après en avoir séparé une partie, qui tient de la nature du suif, ils pilent le reste et le mettent dans l'eau chaude: il s'en forme une graisse qui surnage; c'est ce qui leur tient lieu de beurre ou de lard avec leurs légumes, et quelquefois sans aucun mélange. Les blancs qui en mangent sur le pain ou dans les sauces ne le trouvent pas différent du lard, à la réserve d'une petite âcreté qui n'est pas désagréable. Brue paraît persuadé que l'usage de cette graisse est fort sain; les Nègres l'emploient d'ailleurs avec succès pour la guérison des rhumatismes, des sciatiques, des douleurs de nerfs et des autres maladies de cette nature; ils la préfèrent beaucoup à l'huile de palmier: leur méthode est d'en frotter devant le feu les parties attaquées, pour y faire pénétrer la graisse autant qu'il est possible, de les couvrir ensuite avec du papier gris le plus doux, et de les tenir chaudement sous quelque drap fort épais.

Nous joindrons à ce chapitre un fragment historique qu'on ne lira pas sans quelque intérêt; ce sont les aventures d'un prince nègre que le hasard fit tomber dans l'esclavage, et dont l'histoire écrite en anglais par Bluet, qui avait été un de ses intimes amis en Amérique et en Angleterre, est confirmée par des témoignages irrécusables. Il s'appelait Eyoub Ibn Souleyman; ou Job ben Salomon. Son père était à la fois prince et alfa, ou grand-prêtre de Bounda, suivant l'usage d'Afrique, qui réunit souvent ces deux qualités. Bounda est une dépendance du royaume de Foula, situé entre la rivière de Falémé et la Gambie. Job n'eut pas plus tôt atteint sa quinzième année, qu'il assista son père en qualité d'iman ou de sous-prêtre. Il se maria dans le même temps à la fille de l'alfa de Tombaoura, qui n'avait alors que onze ans. À treize, elle lui donna un fils qui fut nommé Abdalla, et deux autres ensuite, qui reçurent le nom d'Ibrahim et de Sambo. Deux ans avant sa captivité, il prit une seconde femme, fille de l'alfa de Tomga, de qui il eut une fille nommée Fatime. Ses deux femmes et ses quatre enfans étaient en vie lorsqu'il partit de Bounda.

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