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Abrégé de l'Histoire Générale des Voyages (Tome 2)

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L'écorce du naukony, lorsqu'elle est coupée, a le goût du poivre. Le dongah est commun au long des côtes, et produit un fruit qui ressemble à nos glands. Le djaadjah se trouve en abondance dans tous les endroits marécageux, aux bords des lacs et sur les rivières. Les Hollandais lui ont donné le nom de mangelaer, et les Français celui de manglier et de palétuvier. Il n'est pas moins commun dans les cantons marécageux de l'Amérique; et l'on s'y fait un amusement de monter sur les branches, qui s'étendent sur l'eau, pour y prendre les huîtres qui s'y attachent en grand nombre. Ces mêmes branches se courbent vers la terre ou vers l'eau, y prennent facilement racine, et se mêlent avec si peu d'ordre, qu'il devient impossible de distinguer le véritable tronc. Un même arbre s'étend ainsi fort loin sur les bords d'une rivière ou sur le rivage de la mer. Tous les voyageurs conviennent que c'est un passe-temps fort agréable de manger des huîtres au lieu même où elles se prennent. Les branches inférieures servent à s'avancer sur la surface de l'eau; celles du milieu offrent des siéges pour s'y reposer, et celles d'en haut donnent de l'ombre; ordinairement les huîtres tiennent si fort aux branches basses, que, sans une hache ou quelque autre instrument de fer, il est impossible de les arracher. Elles sont plates, grandes comme la main, et d'un goût assez amer; mais on les trouve bonnes dans le pays, parce qu'il n'y en a pas de meilleures.

Nous avons déjà parlé du bananier; il abonde dans le pays qui est entre Gorée et le Sénégal. On se sert des feuilles pour couvrir les maisons.

Lorsque le rejeton commence à sortir de la terre, il a l'apparence de deux feuilles roulées ensemble, qui, venant à s'ouvrir, donnent passage à deux autres, et celle-ci aux suivantes, jusqu'à ce que l'arbre ou la plante ait atteint l'âge de neuf mois; alors elle pousse de son centre une tige d'un pouce et demi de diamètre, et longue de trois ou quatre pieds. Les bourgeons dont elle est chargée sont remplacés par des fruits qui s'inclinent vers la terre par leur propre poids. Il sont mûrs quatre mois après que les bourgeons ont commencé à se faire voir, et continuent depuis trente jusqu'à cinquante ou soixante bananes, suivant la bonté de la plante et du terroir; ces pelotons sont assez lourds. Comme ils croissent en cercle autour de la tige, et que leur nombre est ordinairement de cinq, les Nègres les appellent dans leur langue une pate de bananes.

Chaque banane peut avoir un pouce et demi de diamètre sur dix ou douze pouces de longueur. La chair ressemble parfaitement à du beurre. Le goût de la banane est un mélange de celui du coin et de la poire de bon-chrétien: elle est saine et nourrissante.

Lorsque le fruit est cueilli, on coupe aussitôt la plante, pour ne laisser que la racine, qui, dans l'espace d'un mois, produit un nouvel individu et de nouveaux fruits; de sorte que le bananier porte du fruit chaque mois de l'année. On trouve l'ananas en abondance près du Sénégal et sur toute la côte, jusqu'au sud du Congo.

Les melons d'eau, que les Français appellent pastèques, sont fort communs dans les mêmes parties de l'Afrique. Nous en avons déjà parlé. La chair est d'un rouge luisant, et le jus fort doux et fort rafraîchissant. On reconnaît le temps de leur maturité en les touchant avec une petite baguette, qui les fait retentir comme un arbre creux.

L'igname est une plante qui ressemble à la betterave, et qui demande un terrain gras et profond. La racine en est grosse, rude, inégale et pleine de petits cordons. Au dehors, sa couleur est un violet foncé. Le dedans a la consistance d'une betterave, et, soit cuit ou cru, il est d'un blanc sale tirant sur la couleur de chair. L'igname est fade avant d'être bouilli; mais le feu lui donne du goût, le rend nourrissant et facile à digérer; il peut servir de pain, si on le mange avec de la chair.

Le manioc croît fort abondamment en Guinée. Mais, comme c'est une production particulière de l'Amérique, nous en remettrons la description à l'endroit de notre abrégé qui regarde cette partie du monde.

On distingue ici trois sortes de patates, les rouges, les blanches et les jaunes: elles s'entretiennent par les rejetons. Les unes mûrissent dans l'espace de six semaines; d'autres, qui passent pour les meilleures, ont besoin de quatre mois. Ce légume est bon, sain et nourrissant. La couleur de la chair est la même que celle de la peau, c'est-à-dire rouge, blanche ou jaune: le goût est délicieux.

Au commencement de la saison des pluies, le pourpier croît naturellement; et, sur les bords de la Gambie, il est non-seulement fort bon, mais tout-à-fait semblable au nôtre. On trouve aussi une herbe nommée calalou, qui ressemble à l'épinard, et qui sert aux mêmes usages. Le pays produit une variété infinie d'autres bonnes herbes; mais les Nègres ont peu de goût pour les salades, et s'étonnent de voir manger de l'herbe aux Européens comme aux chevaux et aux vaches; ils n'ont pas plus d'inclination ni de curiosité pour les fleurs.

Dans le pays des Foulas, le grand millet se sème à la fin d'octobre, et se recueille aux mois de mars et d'avril. Dans le royaume d'Oualo, le temps de semer est la fin de décembre, et celui de la moisson est aux mois de mai et de juin.

À l'égard du petit millet, ou mil, ou blé de Guinée, on en distingue six sortes. Il se sème partout après les premières pluies, c'est-à-dire au mois de juin, pour être cueilli aux mois de novembre et de décembre. On sème tous ces grains à la main, comme nous semons le froment et l'orge: il croît à la hauteur de neuf ou dix pieds, sur un petit tuyau. Le grain est au sommet, dans une assez grande touffe.

Les Nègres font leur moisson avec des instrumens de fer assez semblables à nos serpes; et, après avoir laissé sécher pendant un mois le millet dans l'épi, ils le renferment dans des huttes bâties pour cet usage dans des lieux secs: il se conserve ainsi des années entières. Ils le battent dans un mortier avec un pilon, pour séparer les grains, puis le broient dans autre mortier, et le passent dans un crible pour séparer le son.

Le couscous, qui est l'aliment le plus commun des Nègres, est une composition de farine de millet. Après en avoir fait une pâte, ils la mettent sur le feu dans un pot de terre ou de bois, percé d'un grand nombre de trous comme nos passoires; et l'arrosant d'eau bouillante, ils la remuent continuellement pour l'empêcher de s'épaissir. À force de mouvement, elle se divise en petites boules sèches et dures, qui se gardent long-temps, lorsqu'on prend soin de les garantir de l'humidité. Pour en faire usage, on les arrose d'eau chaude, ce qui les fait enfler comme le riz. Cette nourriture est saine, du moins s'il en faut juger par les Nègres, qui sont ordinairement gras et pleins de santé. Le grand et le petit mil sont connus des naturalistes sous le nom de houlque sorgho et de houlque à épi.

Le sanglet est la simple farine du maïs. C'est l'aliment le plus commun des pauvres habitans. Le maïs se plaît dans les terrains frais, et même marécageux. Il se cultive comme le millet, et se vend en épis ou en grains.

Le riz croît fort abondamment sur les bords et dans les îles du Sénégal, sur la Gambie et dans les autres parties de la côte, surtout dans les lieux qui sont sujets aux inondations des rivières. Le commerce du riz est considérable sur les côtes voisines de Cachao, et au sud de Bissao.

On sème le riz dans les terres basses. Il croît de la hauteur du froment. Du sommet de la tige il pousse d'autres petit tuyaux qui soutiennent les épis. Sa multiplication est si extraordinaire, qu'un boisseau en produit souvent jusqu'à quatre-vingts. Cependant la paresse des Nègres les met quelquefois dans le cas d'en manquer.

Il n'y a point de champs ni de bois qui ne soient ornés d'une grande variété de fleurs sauvages, tout-à-fait différentes de celles de l'Europe, mais d'une beauté fort médiocre. On en distingue une qui ressemble, pour la figure, à la belle de nuit. Elle est du plus beau cramoisi du monde; mais les Nègres n'ont aucun goût pour les fleurs. Ils ont une sorte de lis qu'ils appellent bounning, d'un goût fort âcre, dont les Anglais se servent dans leurs sauces.

Cette vaste partie du continent de l'Afrique, qui est depuis le cap Blanc jusqu'à Sierra-Leone, contient des animaux de toutes les espèces, surtout une infinité de bêtes de proie, qui vivent en sûreté dans cette retraite. Donnons le premier rang au lion, puisqu'il l'a toujours obtenu.

Il semble que l'Afrique soit le pays naturel de cette noble créature, non-seulement parce qu'il n'y a point de régions connues où les lions soient en si grand nombre, mais encore parce qu'ils y sont d'une taille et d'une fierté terribles. Cependant on remarque que ceux du mont Atlas n'approchent point de ceux du Sénégal et de la Gambie pour la hardiesse et la grosseur.

Quelques naturalistes ont observé que la face du lion a quelque ressemblance avec le visage humain. Il a la tête grosse et charnue, couverte de longues boucles d'un crin fort rude. Son front est carré et comme sillonné par de profondes rides, surtout lorsqu'il est en fureur. Ses yeux sont vifs et perçans, ombragés d'épais sourcils qu'il fait mouvoir d'une manière effrayante. Il a le nez long, large et ouvert, la mâchoire épaisse et garnie de muscles, de tendons et de nerfs d'une force singulière. Il a, de chaque côté, quatorze dents, quatre incisives, quatre de l'œil, et six molaires. Sa langue est fort grosse, rude et couverte de plusieurs pointes aussi dures que de la corne, longues de trois ou quatre lignes et tournées vers le gosier. Cette étrange superficie de sa langue rend ses lèchemens si dangereux, qu'ils écorchent aussitôt la peau; et pour peu qu'il sente le sang, il ne pense plus qu'à dévorer. Le domestique d'un Français ayant souffert qu'un lion privé, qui couchait dans la chambre de son maître, prît l'habitude de le caresser et de le lécher, fut averti souvent du danger où il s'exposait. Mais, se fiant à la douceur et à la familiarité de cet animal, il négligea les avertissemens. Son maître, réveillé par quelque bruit, jeta les yeux dans sa chambre, et ne fut pas peu effrayé de voir la tête de son valet entre les griffes du lion, qui avait déjà dévoré le corps. Il se leva aussitôt, et, gagnant son cabinet, il appela au secours quelques autres Français, qui tuèrent le monstre à coups de fusil.

Quoique le cou du lion soit d'une bonne longueur, il est d'une raideur étonnante. Aristote s'est trompé lorsqu'il l'a cru composé d'un seul os; il consiste en plusieurs vertèbres mobiles, qui ne laissent pas d'être parfaitement jointes. Celui du mâle est couvert d'une longue et rude crinière, qui se dresse lorsqu'il est en furie. La femelle est sans crinière, mais on la croit plus féroce encore et plus terrible que le mâle.

Le lion a les jambes courtes, osseuses et fort souples. Sa marche est lente et majestueuse, excepté lorsqu'il poursuit sa proie, car il court alors avec une vitesse extraordinaire. Il a les pieds gros et larges. Ceux de devant sont divisés en cinq griffes bien articulées. Ceux de derrière en quatre, toutes armées d'ongles forts et pointus. Sa queue est longue, vigoureuse, couverte d'un poil rude et court jusqu'à l'extrémité, qui est frisée et qui se termine en touffe.

On sait quelle est la fierté et la hardiesse de cet animal formidable. Son intrépidité est telle, que, soit hommes ou bêtes, il ne paraît jamais effrayé du nombre de ses ennemis. S'il ne pense point à l'attaque, il passe dédaigneusement, et continue sa marche avec lenteur. Si la faim le presse, il se jette indifféremment sur tout ce qui se présente, et la résistance ne fait qu'augmenter sa rage. Aussi est-il fort dangereux de le blesser sans l'abattre. Quelque inégal que puisse être le combat, il ne tourne jamais le dos. S'il est forcé de se retirer, il recule lentement, jusqu'à ce qu'il ait gagné quelque retraite assurée.

Un gentilhomme florentin avait une mule si vicieuse, que non-seulement elle rendait peu de services, mais que, se révoltant contre les valets et les palefreniers, elle maltraitait des dents et des pieds tous ceux qui s'approchaient. Son maître, après avoir employé inutilement toutes sortes de moyens pour la dompter, résolut de l'exposer aux bêtes féroces de la ménagerie du grand-duc. On lâcha un lion dont le rugissement aurait d'abord effrayé tout autre animal; mais la mule, sans paraître alarmée, se retira prudemment dans un coin de la cour, où elle ne pouvait être attaquée que par derrière, c'est-à-dire du côté de sa principale force: dans cette situation, elle attendit son ennemi, l'observant du coin de l'œil, et lui présentant la croupière. Le lion, qui parut sentir la difficulté de l'attaque, employa toute son adresse pour prendre ses avantages. Enfin la mule trouva le moment de lui lancer une si furieuse ruade, qu'elle lui brisa neuf ou dix dents dont on vit sauter les fragmens en l'air. Le roi des animaux s'aperçut qu'il n'était plus en état de combattre; il ne pensa qu'à se retirer en arrière jusque dans sa loge, en laissant la mule maîtresse du champ de bataille.

La proie ordinaire du lion est une multitude de petits animaux, excepté lorsque étant pressé par la faim, il n'épargne rien. Il ne faut pas croire ce que dit Paul Lucas, et Labat après lui, que les lions respectent les femmes et prennent la fuite à leur vue. Paul Lucas raconte que, près de Tunis, il a vu les femmes du pays, sans autres armes que des bâtons et des pierres, poursuivre des lions pour leur faire quitter leur proie, et ces fiers animaux l'abandonner plutôt que de se défendre: c'est une chimère. L'empire des femmes ne s'étend pas sur les monstres.

Le lion supporte long-temps la soif. On prétend qu'il ne boit qu'une fois en trois ou quatre jours, mais qu'il boit beaucoup lorsqu'il en trouve l'occasion. C'est une erreur vulgaire que de le croire épouvanté du chant des coqs. On a vérifié au contraire qu'il fait peu d'attention à la volaille; mais il n'est pas moins vrai qu'il redoute les serpens. La ressource des Maures, lorsqu'ils sont poursuivis par un lion, est de prendre leur turban, et de le remuer devant eux dans la forme d'un serpent. Cette vue suffit pour obliger l'ennemi à précipiter sa retraite. Comme il arrive souvent aux mêmes peuples de rencontrer des lions dans leurs chasses, il est fort remarquable que leurs chevaux, quoique célèbres par leur vitesse, sont saisis d'une terreur si vive, qu'ils deviennent immobiles, et que les chiens, non moins timides, se tiennent rampans aux pieds de leur maître ou de son cheval. Le seul expédient pour les Maures est de descendre et d'abandonner une proie qu'ils ne peuvent défendre; mais, si le ravisseur est trop près, et qu'on n'ait pas le temps d'allumer du feu, seul moyen de l'effrayer, il ne reste qu'à se coucher par terre dans un profond silence. Le lion, lorsqu'il n'est pas tourmenté par la faim, passe gravement, comme s'il était satisfait du respect qu'on à pour sa présence.

Le lion est d'une taille assez haute, souple et bien prise. Ceux d'Afrique ne sont pas moins gros qu'un cheval barbe. Quoique la lionne n'ait que deux mamelles, elle porte souvent quatre lionceaux, et quelquefois davantage. On assure qu'ils naissent les yeux ouverts. Lorsque les Maures en trouvent dans quelque antre, ils ne manquent jamais de les porter aux Européens, qui s'empressent ordinairement de les acheter. Si la lionne revient assez tôt pour courir après les ravisseurs, ils lui jettent un de ses petits; et tandis qu'elle le porte à sa caverne, ils ne perdent pas un moment pour s'échapper avec les autres.

Nos histoires, ainsi que celles des anciens, offrent quantité d'exemples de la générosité et de la clémence du lion. Labat en rapporte deux qu'il avait appris de plusieurs témoins. Le père Joseph Colombet, religieux jacobin, étant dans l'esclavage à Méquinez, résolut, avec un de ses compagnons, de se mettre en liberté par la fuite. Comme ils connaissaient assez le pays, ils espéraient de pouvoir se rendre à Larache, place qui appartient aux Portugais sur cette côte. Ils trouvèrent le moyen de s'échapper, et, ne marchant que la nuit, ils se reposaient pendant le jour dans les bois, où ils se couvraient de feuilles de ronces pour se défendre de l'ardeur du soleil. Après deux jours de marche, ils arrivèrent près d'un étang, seule eau qu'ils eussent rencontrée depuis leur départ; et le premier objet qui frappa leur vue fut un lion qui était fort près d'eux, et qui paraissait garder le bord de l'eau. Un moment de conseil sur un danger si pressant leur fit prendre le parti de se mettre à genoux devant ce terrible voisin, et d'une voix touchante ils lui firent le récit de leur infortune. Le lion parut touché de leur humiliation: il s'éloigna volontairement à quelque distance, et leur laissa la liberté de boire. Le plus hardi ne balança point à s'approcher de l'étang, où il remplit son flacon tandis que l'autre continuait ses prières. Ils passèrent ensuite à la vue du lion, sans qu'il fît le moindre mouvement pour leur nuire; et, le jour d'après, ils arrivèrent heureusement à Larache.

La seconde aventure s'était passée à Florence. Un lion du grand-duc, étant sorti de la ménagerie, entra dans la ville, et y répandit beaucoup d'épouvante. Entre les fugitifs il se trouva une femme qui portait son enfant dans ses bras, et qui, dans l'excès de sa crainte, le laissa tomber; Le lion s'en saisit et paraissait prêt à le dévorer, lorsque la mère, transportée du plus tendre mouvement de la nature, retourna sur ses pas au mépris du danger, se jeta aux pieds du lion, et lui demanda son enfant. Il la regarda fixement: ses cris et ses pleurs semblèrent le toucher; enfin il mit l'enfant à terre, et se retira sans lui avoir fait le moindre mal. Si ces deux histoires sont vraies, comme en effet elles sont possibles, le malheur et le désespoir ont donc une expression qui se fait entendre des monstres les plus farouches! Mais ce qu'il y a sans doute de plus admirable, c'est ce mouvement aveugle et sublime qui précipite la mère sur les pas de l'animal féroce devant qui tout fuit, cet oubli de toute raison bien au-dessus de la raison même, et qui fait recourir cette femme désespérée à la pitié du monstre même qui ne respire que la mort et le carnage. C'est bien là l'instinct des grandes douleurs, qui semblent toujours se persuader qu'on ne peut pas être inflexible.

Les Français du fort Saint-Louis avaient une belle lionne qu'ils gardaient enchaînée pour l'envoyer en France. Cet animal fut atteint d'un mal à la mâchoire, qu'on prétend aussi dangereux pour son espèce que l'hydropisie de poitrine pour la race humaine. N'étant plus capable de manger, il fut bientôt réduit à l'extrémité, et les gens du fort, qui le crurent désespéré, lui ôtèrent sa chaîne et jetèrent son corps dans un champ voisin. Il était dans cet état, lorsque le sieur Compagnon, auteur du Voyage de Bambouk, l'aperçut à son retour de la chasse; ses yeux étaient fermés, sa gueule ouverte et déjà remplie de fourmis. Compagnon prit pitié de ce pauvre animal, et, s'imaginant lui trouver quelque reste de vie, il lui lava le gosier avec de l'eau, et lui fit avaler un peu de lait. Un remède si simple eut des effets merveilleux. La lionne fut rapportée au fort. On en prit tant de soin, qu'elle se rétablit par degrés; mais, n'oubliant pas à qui elle était redevable d'un si grand service, elle conçut tant d'affection pour son bienfaiteur, qu'elle ne voulait rien prendre que de sa main; et lorsqu'elle fut tout-à-fait guérie, elle le suivait dans l'île avec un cordon au cou comme le chien le plus familier.

Tandis que le sieur Brue était directeur de la compagnie française au Sénégal, on apporta dans l'île de Saint-Louis un troupeau entier de chèvres qu'on avait acheté des Maures. Il y avait dans le fort un beau lion qu'on y nourrissait soigneusement depuis plusieurs années. La vue de ce terrible animal inspira tant de frayeur aux chèvres, qu'elles prirent toutes la fuite, à la réserve d'une seule, qui, le regardant avec audace, fit un pas en arrière, et s'avança vers lui les cornes baissées. Cette attaqué fut répétée plusieurs fois. Le lion, pour éviter cet adversaire incommode, se mit comme un chien entre les jambes du directeur. Mais il pouvait y avoir dans ce mouvement plus de pitié que de crainte; car comment une chèvre pourrait-elle effrayer un lion?

On nomme quelques animaux qui ne craignent pas de mesurer leurs forces avec lui, tels que le tigre et le sanglier. L'éléphant, quoique redoutable par sa grosseur, devient souvent sa proie. En 1695, dans un marais rempli de roseaux, proche de Maroc, on trouva un lion et un sanglier expirans des blessures qu'ils avaient reçues l'un de l'autre dans le même lieu. Les roseaux étaient abattus aux environs et teints de leur sang.

L'attaque du lion paraît toujours délibérée. Il ne s'avance pas directement vers sa proie; mais, faisant un circuit, et rampant même pour s'approcher, il s'élance ensuite lorsqu'il est à portée de fondre dessus d'un seul saut. Malgré cette férocité naturelle, les lions s'apprivoisent facilement dans leur jeunesse. Il s'en trouve d'aussi doux et d'aussi caressans que des chiens.

Les Maures emploient la peau des lions pour faire des couvertures de lits. En Europe, on s'en sert pour les garnitures de selles et les siéges de carrosses.

Quelques voyageurs assurent que le lion est ordinairement accompagné d'un autre animal qui va pour lui à la chasse, et qui lui rapporte sa proie. Il est du genre du chien. On le nomme aussi chakal. Il est très-commun entre le cap Boïador et Sierra-Leone, et en général dans toute l'Afrique.

On rencontre ces animaux en grand nombre dans les dunes qui ferment et bordent à l'orient le désert qu'on parcourt, en voyageant par terre, du Sénégal à Gorie. Le chakal est plus petit que le loup; il en a la férocité. Rusé comme le renard, il a comme lui le museau effilé et pointu; et, en chassant, il aboie comme un chien. Les chakals ne marchent qu'en troupes nombreuses pour attaquer les bœufs; et une vingtaine se réunissent pour chasser les gazelles ou les antilopes. Les chakals mangent aussi les bêtes mortes. Leur poil est d'un roux sale. Ils courent fort vite.

Un autre animal que l'on a quelquefois confondu avec le chakal, est l'hyène. Il est d'une férocité qui ne le cède qu'à celle de la panthère; il dévore tout ce qui se présente, hommes, animaux, surtout les vaches, les chevaux et les moutons. Au fort d'Akra, sur la côte d'Or, il vient pendant la nuit jusque sous les murs, y enlève des porcs, des brebis, et il pénètre quelquefois jusque dans l'étable. Pour détruire ces bêtes carnassières, on a trouvé le moyen de disposer plusieurs fusils bien chargés, de manière qu'une corde qui soutient une pièce de viande ne peut être ébranlée sans faire partir trois ou quatre coups qui mettent autant de balles dans la tête de l'animal. Ce piége manque rarement. En 1700, Bosman vit une hyène, qui avait été tuée dans le même lieu, et sa grosseur était celle d'un mouton; mais elle avait les jambes plus longues et d'une épaisseur proportionnée. Son poil était court et marqueté, sa tête grosse et plate, avec des dents dont la moindre était plus grosse que le doigt; ses griffes n'étaient pas moins terribles; de sorte que toute sa force paraît consister dans ses griffes et ses dents.

Un de ces animaux étant entré pendant la nuit, près d'Akra, dans la cabane d'un Nègre, enleva une jeune fille qu'il chargea sur son dos, en se servant d'une pâte pour la tenir ferme dans cette situation, tandis qu'il marchait légèrement sur les trois autres; mais les cris de sa proie ayant éveillé quelques Nègres, elle fut délivrée par ceux qui se hâtèrent de la secourir. On ne lui trouva qu'une petite meurtrissure dans l'endroit où l'hyène l'avait serrée de sa pate.

Les tigres, ou plutôt les panthères, sur cette côte d'Afrique, sont de la taille d'un grand lévrier. On prétend qu'elles sont beaucoup plus grandes dans l'Abyssinie. Leur peau forme un spectacle agréable pour la variété de ses taches et de ses couleurs. Le poil en est doux et luisant: elles ont la tête semblable à celle du chat, les yeux jaunes et féroces, le regard cruel et malin, les dents fort pointues, la langue aussi rude qu'une pierre, et les muscles fort longs. Tous leurs mouvemens sont vifs et agiles comme ceux du chat. Elles ont la queue longue, couverte d'un poil fort court, les jambes bien proportionnées, souples et fortes, et les pieds armés de griffes aiguës. Elles sont très-voraces, et dans leur faim elles attaquent avec adresse les animaux beaucoup plus gros qu'eux, tels que l'éléphant et le taureau. Les Nègres mangent sa chair et la trouvent bonne.

Brue, après avoir employé toutes sortes de moyens pour adoucir la férocité d'une panthère, qu'il avait fait élever au fort Saint-Louis, eut un jour la curiosité d'éprouver comment un porc serait capable de se défendre contre cet animal. Il en prit un des plus forts, et la panthère fut lâchée contre lui. Après une courte escarmouche, le porc se retira dans un angle des murs du fort, où son ennemi fut long-temps sans pouvoir prendre sur lui le moindre avantage; enfin, se trouvant serré de plus près, il se mit à pousser des cris si furieux, que tout le troupeau de porcs qu'on avait pris soin d'éloigner, accourut à ce bruit, sans que rien fût capable de l'arrêter; et tous ensemble ils fondirent si brusquement sur la panthère, qu'elle n'eut pas d'autre ressource, pour se mettre à couvert, que de sauter dans le fossé du fort, où les porcs n'osèrent la suivre.

On a remarqué que les panthères d'Afrique n'attaquent jamais les blancs, c'est-à-dire les Européens, quoiqu'elles dévorent fort avidement les Nègres. Elles sont plus cruelles et plus voraces que les lionnes. Lorsqu'elles sont pressées par la faim, elles entrent dans les villages, elles enlèvent le premier animal qu'elles rencontrent, à la vue même des habitans, qu'elles dévorent quelquefois eux-mêmes. Il est difficile de se procurer des panthères vivantes, parce que les Nègres les tuent avec des flèches empoisonnées, et que dans les piéges mêmes où ils trouvent quelquefois le moyen de les prendre, ils ne peuvent ou n'osent s'en saisir qu'après les avoir tuées à coups de flèches. Une panthère mortellement blessée ne laisse pas de fuir avec beaucoup de vitesse, et n'expire ordinairement que dans sa fuite.

Il se trouve sur la côte d'Or des panthères aussi grosses que des buffles. On en distingue de quatre ou cinq sortes, dont la différence consiste dans leur grandeur et la disposition de leurs taches. Le nombre de ces animaux est incroyable dans cette contrée. Lorsqu'ils trouvent assez de bêtes pour rassasier leur faim, ils n'attaquent point les hommes, sans quoi le pays de la côte d'Or serait bientôt sans habitans. Avec cette étrange férocité, on ne laisse pas de les apprivoiser dans leur jeunesse, et l'on en voit d'aussi familiers que les chiens et les chats de l'Europe. Bosman eu vit six de cette espèce à Elertina; mais il observe que tôt ou tard ils reviennent à leur férocité, et qu'il ne faut jamais s'y fier sans précaution.

Le chat tigre ou serval tire son nom de ses taches noires et blanches, qui lui donnent beaucoup de ressemblance avec le chat. Il est de la forme des chats d'Europe, mais trois ou quatre fois plus gros, et naturellement vorace. Il mange les rats, les souris, etc.; et si l'on excepte la grosseur, il est fort peu différent de la panthère. M. le duc de Choiseul en avait un enchaîné dans une de ses antichambres.

Le léopard est agile et cruel. Cependant il n'attaque jamais les hommes, à moins qu'il ne se trouve dans quelque lieu si étroit, qu'il craigne de ne pouvoir s'échapper. Dans ces occasions, il se jette sur l'ennemi qu'il redoute, il lui déchire le visage avec ses griffes, et continue de lui arracher autant de chair qu'il en peut trouver, jusqu'à ce qu'il le voie mort et sans mouvement. Il porte aux chiens une haine mortelle, et s'expose à tout pour dévorer ceux qu'il rencontre.

Les loups ressemblent entièrement à ceux de France; mais ils sont un peu plus gros et beaucoup plus cruels.

Il n'y a point de quadrupède connu qui puisse le disputer à l'éléphant pour la grosseur. On en trouve peu au nord du Sénégal; mais les régions du sud en sont remplies. Sa tête est monstrueuse, ses oreilles longues, larges et épaisses; ses yeux, quoique fort grands, paraissent d'une petitesse extrême dans cette masse d'énorme grosseur. Son nez est si épais et si long, qu'il touche à terre. On l'appelle proboscide ou trompe. Il est charnu, nerveux, creusé en forme de tuyau, flexible, et d'une force si singulière, qu'il lui sert à briser ou à déraciner les petits arbres, à rompre les branches des plus gros, et à se frayer le passage dans les plus épaisses forêts. Il lui sert aussi à lever de terre sur son dos les plus lourds fardeaux. C'est par ce canal qu'il respire et qu'il reçoit les odeurs. Le nez de l'éléphant va toujours en diminuant depuis la tête jusqu'à l'extrémité, où il se termine par un cartilage mobile, avec deux ouvertures qu'il ferme à son gré. Sans ce présent de la nature, il mourrait de faim; car il a le cou si épais et si raide, qu'il lui est impossible de le courber assez pour paître comme les autres animaux; aussi périt-il bientôt lorsqu'il est privé de cet utile instrument par quelque blessure. Sa bouche est placée au-dessous de sa trompe, dans la plus basse partie de sa tête, et semble jointe à sa poitrine. Sa langue est d'une petitesse qui n'a point de proportion avec la masse du corps. Il n'a dans les deux mâchoires que quatre dents pour broyer sa nourriture; mais la nature l'a fourni pour sa défense de deux autres dents qui sortent de la mâchoire supérieure, et qui sont longues de plusieurs pieds. Il se sert avec avantage de ces deux armes. Ce sont les dents qui s'achètent et qui sont mieux connues sous le nom d'ivoire ou de morfil. Leur grosseur est proportionnée à l'âge de l'animal. La partie qui touche la mâchoire est creuse; le reste est solide et se termine en pointe. Comme les Européens paient ces dents assez cher, c'est un motif qui arme continuellement les Nègres contre l'éléphant. Ils s'attroupent quelquefois pour cette chasse avec leurs flèches et leurs zagaies; mais leur méthode la plus commune est celle des fosses qu'ils creusent dans les bois, et qui leur réussissent d'autant mieux qu'on ne peut guère se tromper à la trace des éléphans.

La chair de ces animaux est un mets délicieux pour les Nègres, surtout lorsqu'elle commence à se corrompre. Un bon éléphant en fournit presque autant que quatre ou cinq bœufs. La mesure ordinaire de ceux d'Afrique est de neuf ou dix pieds de long sur onze ou douze de hauteur. On en distingue plusieurs sortes; mais cette différence vient moins de leur forme que des lieux qu'ils habitent. Les éléphans qui se retirent dans les cantons déserts et montagneux sont plus farouches et plus adroits que les autres: ceux qui vivent dans les plaines sont moins intraitables, parce qu'ils sont accoutumés à la vue des hommes. Ceux du Sénégal ne s'éloignent guère des habitations et des terres cultivées, et seraient encore plus familiers, si les fréquentes attaques des Nègres ne les rendaient inquiets et défians. Cependant il n'arrive guère qu'ils insultent les hommes, s'ils ne sont insultés les premiers.

Quoique la grosseur des éléphans fasse juger qu'ils doivent être pesans dans leur marche et dans leur course, ils marchent et courent fort légèrement. Leur pas ordinaire égale celui de l'homme le plus agile. Leur course est beaucoup plus prompte; mais il est rare de voir un éléphant courir. Avec un ventre pendant, un dos courbé, des jambes fort épaisses, et des pieds de douze ou quinze pouces de diamètre, ils ne peuvent aimer le mouvement. Leurs pieds sont couverts d'une peau dure et épaisse, qui s'étend jusqu'à l'extrémité de leurs ongles. L'éléphant d'Afrique est presque noir comme ceux de l'Asie. Sa peau est dure et ridée; avec quelques poils longs et raides, qui sont répandus par intervalle et sans aucune continuité; sa queue est longue et semblable à celle du taureau, mais nue, à l'exception de quelques poils qui se rassemblent à l'extrémité, et qui lui servent à se délivrer des mouches. Sa peau est en beaucoup d'endroits à l'épreuve de la balle. On s'est persuadé faussement qu'il n'a point de jointures aux pieds, et qu'il lui est impossible par conséquent de se lever et de se coucher. Cette erreur vulgaire est détruite par le témoignage de tous les voyageurs; mais il a un défaut moins connu, qui est de se tourner difficilement de là droite à la gauche. Les Nègres, qui l'ont reconnu par des expériences fréquentes, en tirent beaucoup d'avantage pour l'attaquer en plein champ.

Plusieurs naturalistes assurent que les femelles de ces animaux portent leurs petits dix-huit mois, d'autres trente-six; mais rien n'est plus incertain; et l'on ne peut espérer d'en être aisément informé, parce que les éléphans privés ne produisent point. D'autres assurent aussi que les éléphans voient et marchent aussitôt qu'ils sont nés, et que les femelles les nourrissent de leur lait pendant sept à huit ans; simples conjectures, qui n'ont aucune autorité pour fondement.

L'éléphant a peu d'embarras pour sa nourriture; il se nourrit d'herbe comme les taureaux et les vaches. Si l'herbe lui manque, il mange des feuilles et des branches d'arbres, des roseaux, des joncs, toutes sortes de fruits, de grains et de légumes. Dans une faim pressante, il mange quelquefois de la terre et des pierres; mais on a remarqué que cette nourriture lui cause bientôt la mort. D'ailleurs il souffre patiemment la faim, et l'on assure qu'il peut passer huit ou dix jours sans aucun aliment. Cependant il mange beaucoup lorsqu'il est dans l'abondance, témoin les dommages qu'il cause aux plantations des Nègres. Un seul de ces animaux consomme dans un jour ce qui suffirait pour nourrir trente hommes pendant une semaine, sans compter les ravages qu'il fait avec ses pieds; aussi les Nègres n'épargnent-ils rien pour les éloigner de leurs champs: ils y font la garde pendant le jour; ils y allument des feux pendant la nuit. Le tabac enivre quelquefois les éléphans, et leur fait faire des mouvemens fort comiques; quelquefois leur ivresse va jusqu'à tomber endormis. Les Nègres ne manquent point ces occasions de les tuer, et se vengent sur leurs cadavres de tous les maux qu'ils en ont reçus. Les éléphans boivent de l'eau; mais ils ne manquent jamais de la troubler avec les pieds comme le chameau.

Ils ont quantité d'ennemis qui les exposent à des combats fréquens, et dont ils deviennent fort souvent la proie; ce sont les lions, les panthères et les serpens, sans compter les Nègres. Le plus redoutable est la panthère; elle saisit l'éléphant par la trompe et la déchire en pièce.

Les éléphans s'attroupent ordinairement au nombre de cinquante ou soixante. On en rencontre souvent des troupeaux dans les bois; mais ils ne nuisent à personne lorsqu'ils ne sont point attaqués.

Ils sont en si grand nombre au long de la Gambie, qu'on aperçoit de tous côtés leurs traces. Les roseaux et les bruyères où ils aiment à se retirer laissent voir ordinairement la moitié de leurs corps à découvert. Les deux dents qui nous donnent l'ivoire sortent de la mâchoire d'en haut, quoique les peintres nous les représentent dans la situation opposée. C'est avec ces puissantes armes que les éléphans arrachent les arbres; mais il arrive aussi quelquefois qu'elles se brisent; de là vient qu'on trouve si souvent des fragmens d'ivoire dispersés dans les terres. On prétend qu'ils sont si légers à la course, qu'un éléphant blessé de trois coups de fusil, et qu'on trouva mort le jour d'après dans les bois, ne laissa pas de surpasser la vitesse des chevaux.

Il ne faut jamais attaquer l'éléphant dans un lieu où il a la liberté de se tourner: sa trompe est terrible; et l'ennemi qu'il saisit dans sa fureur ne peut éviter d'être écrasé. La femelle ne porte qu'un petit à la fois, et le nourrit avec de l'herbe et des feuilles. Les éléphans entrent souvent dans les villages pendant la nuit; s'ils rencontrent quelques Nègres, ils ne passent pas moins tranquillement; mais, quand le hasard les fait heurter contre les cabanes, ils les renversent sans peine.

Il est très-difficile de les blesser mortellement, à moins qu'ils ne soient frappés entre les yeux et les oreilles; encore la balle doit-elle être de fer; car la peau de l'éléphant résiste au plomb comme un mur, et contre l'endroit même que le fer perce, une balle de plomb tombe entièrement aplatie.

Les Nègres assurent que jamais l'éléphant n'insulte les passans dans un bois, mais que, s'il est tiré et manqué, il devient furieux.

Au mois de décembre 1700, à six heures du matin, un éléphant s'approcha de la Mina, sur la côte d'Or, marchant à pas mesurés au long du rivage, sous le mont San-Iago. Quelques Nègres allèrent au-devant de lui sans armes pour le tromper par des apparences tranquilles. Il se laissa environner sans défiance, et continua de marcher au milieu d'eux. Un officier hollandais, qui s'était placé sur la pente du mont, le tira d'assez près, et le blessa au-dessus de l'œil. Cette insulte ne fit pas doubler le pas au fier animal. Il continua de marcher les oreilles levées, en paraissant faire seulement quelques menaces aux Nègres, qui continuaient de le suivre, mais entre les arbres qui bordaient la route. Il s'avança jusqu'au jardin hollandais et s'y arrêta. Le directeur général, accompagné d'un grand nombre de facteurs et de domestiques, se rendit au jardin, et le trouva au milieu des cocotiers, dont il avait déjà brisé neuf ou dix avec la même facilité qu'un homme aurait à renverser un enfant. On lui tira aussitôt plus de cent balles, qui le firent saigner comme un bœuf qu'on aurait égorgé. Cependant il demeura sur ses jambes sans s'émouvoir. La confiance qu'on prit à cette tranquillité coûta cher au Nègre du directeur. S'étant imaginé qu'il pouvait badiner avec un animal si doux, il s'approcha de lui par-derrière, et lui prit la queue; mais l'éléphant punit sa hardiesse d'un coup de trompe, et, l'attirant à lui, il le foula deux ou trois fois sous ses pieds. Ensuite, comme s'il n'eût point été satisfait de cette vengeance, il lui fit dans le corps, avec ses dents, deux trous où le poing d'un homme aurait pu passer. Après lui avoir ôté la vie, il tourna la tête d'un autre côté, sans marquer d'attention pour le cadavre; et deux autres Nègres s'étant avancés pour l'emporter, il les laissa faire tranquillement.

Il passa plus d'une heure dans le jardin, jetant les yeux sur les Hollandais qui étaient à couvert sous des arbres à quinze ou seize pas de lui. Enfin la crainte d'être forcés dans cette retraite leur fit prendre le parti de se retirer, heureux de n'être pas poursuivis hors du jardin par l'animal contre lequel ils n'auraient pu trouver la moindre ressource. Ils avaient à se reprocher de n'avoir point apporté d'autre poudre et d'autres balles que la charge de leurs fusils; mais le hasard conduisit l'éléphant par une autre porte qu'il renversa dans son passage, quoiqu'elle fût de deux rangs de briques. Il ne sortit pas néanmoins par l'ouverture; mais, forçant la haie du jardin, il gagna lentement la rivière pour laver le sang dont il était couvert, ou pour se rafraîchir. Ensuite retournant vers quelques arbres, il y brisa plusieurs tuyaux d'un aquéduc et quelques planches destinées à la construction d'une barque. Les Hollandais avaient eu le temps de se rassembler avec des munitions; ils renouvelèrent leur charge, et le firent tomber à force de coups. Sa trompe, qui fut coupée aussitôt, était si dure et si épaisse, qu'il fallut plus de soixante-dix coups pour la séparer du corps. Cette opération dut être fort douloureuse pour l'éléphant; car, après avoir essuyé tant de balles sans pousser un seul cri, il se mit à rugir de toute sa force. On le laissa expirer sous un arbre où il s'était traîné avec beaucoup de peine; ce qui confirme l'opinion établie parmi les Nègres, que les éléphans, à l'approche de leur mort, se retirent, s'ils le peuvent, sous un arbre ou dans un bois.

Aussitôt qu'il fut mort, les Nègres tombèrent en foule sur son cadavre, et coupèrent autant de chair qu'ils en purent emporter. On trouva que, d'un si grand nombre de coups, il en avait reçu peu de mortels. Quantité de balles étaient restées entre la peau et les os. On cite pourtant l'exemple d'un Anglais qui, tirant un éléphant de son canot sur le bord de la Gambie, le tua d'une seule balle de plomb; mais cet exemple rare prouverait seulement qu'il y a dans l'éléphant, comme dans presque tous les animaux, tel endroit où la blessure est facilement mortelle. Dans ceux que la nature a le mieux cuirassés, on peut trouver le défaut des armes.

L'éléphant n'est pas moins admirable par sa docilité et son intelligence que par sa grosseur; il vit l'espace de cent cinquante ans. Sa couleur s'embellit en vieillissant.

On raconte plusieurs preuves de l'esprit des éléphans; Buffon en a réuni plusieurs exemples dans son Histoire naturelle, que l'on peut consulter.

Le buffle est un autre animal des mêmes contrées: il est plus gros que le bœuf; son poil est noir, court et fort rude, mais si clair, qu'on découvre aisément la peau. Elle est brune et poreuse. La tête du buffle est petite à proportion du corps, maigre et pendante. Ses cornes sont longues, noires, courbées, avec la pointe ordinairement tournée en dedans; il est dangereux, surtout dans sa colère, et lorsqu'il est irrité par quelque insulte. Comme sa course est fort prompte, s'il atteint la personne qu'il poursuit, il la foule aux pieds, il l'écrase jusqu'à ce qu'il ne lui trouve plus de respiration. Plusieurs Nègres ont échappé à sa fureur en se contraignant long-temps pour retenir leur haleine. Il a les yeux grands et le regard terrible, les jambes courtes, le pied ferme; son mugissement est capable d'effrayer. Il mange peu et travaille beaucoup. On s'en sert en Italie pour labourer la terre et pour tirer les voitures. Son tempérament est si chaud, qu'au milieu de l'hiver il cherche l'eau et s'y plaît beaucoup. Sa chair est coriace et peu estimée, ce qui n'empêche pas qu'elle ne se vende dans les boucheries de Rome.

Dans plusieurs parties du continent, surtout dans les bois et les montagnes, on voit des vaches sauvages qui craignent beaucoup l'approche de l'homme. Elles sont ordinairement de couleur brune, avec de petites cornes noires et pointues; elles multiplient prodigieusement, et le nombre en serait infini, si les Européens et les Nègres ne leur faisaient sans cesse la guerre.

Jobson nous apprend qu'outre les buffles, on trouve une quantité de sangliers sur la Gambie. Leur couleur est un bleu foncé. Ils sont armés de larges défenses, et fournis d'une longue queue touffue, qu'ils tiennent presque toujours levée. Les habitans parlent beaucoup de leur hardiesse et de leur férocité: ils les tuent pour prendre leur peau, qu'ils apportent aux comptoirs anglais. Jobson en vit une de quatorze pieds de longueur, brune et rayée de blanc.

On trouve sur le Sénégal et sur la Gambie de grands troupeaux de gazelles ou d'antilopes. Cet animal est de la taille d'un petit chevreuil; il a le poil court et de couleur fauve, les fesses et le ventre blancs, la queue courte et noire; ses cornes sont noires, aplaties sur les côtés, recourbées en lyre; à un pouce de la pointe, elles se dirigent brusquement en devant; ses jambes sont longues, fines et nerveuses; celles de devant sont garnies de brosses; ses yeux sont très-grands, entourés d'un cercle noir. Les gazelles sont farouches et timides; le moindre bruit les met en fuite; leur, vitesse et leur légèreté sont sans égales. Leur chair est bonne à manger.

Les cerfs et les biches ne sont pas moins communs dans le même pays. Ils viennent en troupeaux fort nombreux des régions qui sont au nord du Sénégal, pour chercher des pâturages au sud de cette rivière. Les Nègres leur font payer ce secours bien cher. Ils attendent que l'herbe commence à sécher, ce qui arrive au mois de mars ou d'avril; et, mettant le feu à ces espèces de forêts, ils contraignent tous ces animaux, dont elles sont remplies, de gagner le bord de la rivière pour se sauver à la nage. Là, d'autres Nègres les attendent en grand nombre, et ne manquent pas d'en faire une sanglante boucherie. Ils font sécher la chair après l'avoir salée, et vendent les peaux aux Européens.

Quelques voyageurs ont prétendu que dans le voisinage du cap Vert on trouve un animal que les habitans nomment bomba, et les Européens capiverd. C'est une erreur; le capiverd ou cabiai est particulier à l'Amérique méridionale.

Les singes de différentes espèces sont innombrables dans les pays arrosés par le Sénégal et la Gambie, jusqu'à Sierra-Leone. Ils paraissent en troupes de trois ou quatre mille, rassemblés chacun dans leur espèce. On prétend qu'ils forment des républiques où la subordination est fort bien observée, et qu'ils voyagent en bon ordre sous des chefs. Ce sont ordinairement les mâles vigoureux, les individus les plus robustes qui sont à la tête de la troupe. On ajoute que les femelles portent leur petit sous le ventre, quand elle n'en ont qu'un; mais que, si elles en ont deux, elles chargent le second sur le dos; et que leur arrière-garde est toujours composée d'un certain nombre des plus gros. Il est certain qu'ils sont d'une hardiesse extrême. Jobson, voyageant sur la rivière, était surpris de leur témérité à se présenter sur les arbres, à secouer les branches, et à menacer les Anglais avec des cris confus, comme s'ils eussent été fort offensés de les voir. Pendant la nuit, on entendait quantité de voix qui semblaient parler toutes ensemble, et qu'une voix plus forte, qui prenait le dessus, réduisait ensuite au silence. Jobson remarqua aussi, dans quelques endroits fréquentés par ces animaux, une sorte d'habitations composées de branches entrelacées, qui pouvaient servir, du moins à les garantir de l'ardeur du soleil. Les Nègres mangent fort avidement la chair des singes. Quelques-uns de ces singes aiment beaucoup à mordre et à déchirer. Aussi les Nègres du Sénégal, qui voient les Français rechercher ces animaux, leur apportent des rats en cage, en les assurant qu'ils sont plus méchans encore, et qu'ils mordent mieux que les singes.

On ne peut s'imaginer les ravages que ces pernicieux animaux causent dans les champs des Nègres, lorsque le millet, le riz et les autres grains sont dans leur maturité. Ils se joignent quarante ou cinquante pour entrer dans un lougan. Un des plus vieux se place en sentinelle au sommet de quelque arbre, tandis que les autres font la moisson; s'il aperçoit quelque Nègre, il se met à pousser des cris furieux. Toute la troupe, avertie par ce signal, se retire avec son butin, en sautant de branche en branche avec une merveilleuse agilité. Les femelles chargées de leurs petits n'en sont pas moins légères, les jeunes s'apprivoisent aisément. La plus sûre méthode pour les prendre, est de les blesser au visage, parce qu'y portant les mains dans le premier sentiment de la douleur, ils lâchent la branche qui les soutient, et tombent ordinairement au pied de l'arbre. On s'engagerait dans un détail infini, si l'on voulait décrire toutes les différentes espèces de singes qui se trouvent depuis Arguin jusqu'à Sierra-Leone. Leurs bandes vivent séparées dans les cantons qu'elles se sont appropriés. Ce sont en général des guenons, des macaques, des babouins. On y trouve principalement des patas, des blancs-nez, la diane, le mandrill, la guenon à camail, le callitriche ou singe vert; enfin on y voit même l'orang-outang chimpanzee, ou barris, ou quojas morrou. Ces espèces sont la plupart méchantes, indociles, malpropres. Plusieurs auteurs assurent que les plus grandes enlèvent les petites Négresses de huit à dix ans, en jouissent, leur donnent tous leurs soins, et en sont jaloux.

Il se trouve des porcs-épics et des civettes sur la Gambie, et ces espèces d'animaux font une guerre cruelle à la volaille. Les civettes sont en grand nombre entre le Sénégal et le mont Atlas, aussi bien que dans le royaume de Quodia, au-dessus de Sierra-Leone. La civette a le museau pointu, de petits yeux, de petites oreilles, des moustaches comme celles du chat, une peau marquetée de blanc et noir, entremêlée de quelques raies jaunes; une queue longue et touffue comme celle du renard. Elle est farouche, vorace et cruelle. Ses morsures sont fort dangereuses. On prend les civettes au piége et dans des trappes: on les garde dans des cages de bois, et pour nourriture on leur donne de la chair crue bien hachée.

Le prix de cet animal consiste dans une matière épaisse et huileuse qui se ramasse dans une petite bourse au-dessous du ventre près de la queue. Cette bourse est profonde d'environ trois doigts, et large de deux et demi; elle contient plusieurs glandes qui renferment la matière odoriférante qu'on fait sortir en la pressant. Pour la tirer, on agite l'animal avec un bâton, jusqu'à ce qu'il se retire dans un coin de la cage. On lui saisit la queue, qu'on tire assez fort au travers des barreaux. L'animal se raidit en pressant la cage de ses deux pieds de derrière. On profite de cette posture pour lui passer au-dessous du ventre un bâton qui le rend immobile. Il est aisé alors de faire entrer une petite cuiller dans l'ouverture du sac, et, pressant un peu la membrane, on en fait sortir le musc qu'il contient.

Cette opération ne se renouvelle pas tous les jours, parce que la matière n'est pas assez abondante, surtout lorsque l'animal est renfermé. On y revient seulement une fois ou deux en trois jours, et l'on en tire chaque fois une dragme et demie de musc, ou deux dragmes au plus. Dans les premiers momens, il est d'un blanc grisâtre; mais il prend bientôt une couleur plus brune. L'odeur en est douce et agréable à quelque distance, mais trop forte de près, et capable même de nuire à la tête; aussi les parfumeurs sont-ils obligés de l'adoucir par des mélanges.

La plus grande partie du musc vient de Hollande, et de là passe en France et en Angleterre. On nourrit la civette d'œufs et de lait, ce qui rend le musc beaucoup plus blanc que celui d'Afrique et d'Asie, où elle ne vit que de chair. Au Caire, comme en Hollande, ce sont les Juifs qui se mêlent particulièrement de ce commerce.

Les lièvres et les lapins des mêmes contrées ressemblent entièrement à ceux d'Europe, et n'y sont pas moins en abondance.

Les Maures et les Nègres qui vivent entre le Sénégal et la Gambie sont fort bien pourvus de chevaux. On voit aux seigneurs du pays des barbes d'une beauté extraordinaire et d'un grand prix. Les Maures entendent parfaitement ce commerce. Au lieu d'avoine, ils nourrissent leurs chevaux avec de l'herbe et du maïs broyé. S'ils veulent les engraisser, ils réduisent le maïs en farine, dans laquelle ils mêlent du lait. Ils les font boire rarement. Le grand défaut de leurs chevaux est de n'avoir pas de bouche.

Le Sénégal et le pays de la Gambie produisent beaucoup d'ânes. Toutes sortes de bestiaux y sont dans la même abondance. Les bœufs y sont gros, robustes, gras et de très-bon goût; les vaches y sont petites, mais charnues et fortes. Elles donnent beaucoup de lait; et dans plusieurs cantons elles servent de monture. À Bissao, elles tiennent lieu de chevaux, et leur pas est fort doux.

Les moutons sont aussi en très-grand nombre. On en distingue deux sortes, les uns couverts de laine, comme ceux de l'Europe, mais avec des queues si grosses, si grasses et si pesantes, que les bergers sont obligés de les soutenir sur une espèce de petit chariot, pour aider l'animal à marcher. Lorsqu'on les à déchargées de leur graisse extérieure, elles passent pour un aliment fort délicat. Les moutons de la seconde sorte sont revêtus de poil comme les chèvres; ils sont plus gros, plus forts et plus gras que les premiers. Quelques-uns ont jusqu'à six cornes de différentes formes. Leur chair est tendre et de bon goût.

Les chiens sont ici fort laids, la plupart sans poil, avec des oreilles de renard. Ils n'aboient jamais; leur cri est un véritable hurlement, et les chiens étrangers qu'on amène dans le pays prennent peu à peu la même voix. Les Nègres mangent leur chair, et la préfèrent à celle de tout autre animal; mais ils n'apportent aucun soin pour les faire multiplier.

Le guana, qui est une espèce de lézard, est fort commun sur le Sénégal et la Gambie. Il ressemble au crocodile; mais il est beaucoup plus petit, et sa grandeur est rarement de plus d'une aune. Les Nègres le mangent. Plusieurs Européens, qui en ont fait l'essai, le trouvent aussi bon que le lapin. Barbot rapporte que non-seulement cet animal fréquente les combets ou huttes des Nègres, mais qu'il leur est fort incommode pendant la nuit, et que, dans leur sommeil, il prend plaisir à leur passer sur le visage. On prétend que sa morsure est dangereuse, non qu'il ait une qualité venimeuse, mais parce que l'animal ne quitte jamais prise jusqu'à la mort, et qu'il n'est pas aisé de le tuer par les moyens ordinaires. Cependant l'expérience en a fait découvrir un qui est facile et sans danger. Il suffit de lui enfoncer dans les narines un tuyau de paille. On en voit sortir quelques gouttes de sang, et l'animal, levant la mâchoire d'en haut, expire aussitôt. Ses pieds sont armés de cinq griffes aiguës, qui lui servent à grimper sur les arbres avec une agilité surprenante. S'il est attaqué, il se défend avec sa queue. Quand sa chair est bien préparée, on ne la distinguerait pas de celle d'un poulet, ni pour la couleur ni pour le goût. Les Nègres le surprennent lorsqu'il est endormi sur quelque branche d'arbre, et s'en saisissent avec un lacet qu'ils attachent au bout d'une gaule.

On trouve des caméléons dans les pays qui bordent le Sénégal et la Gambie: cet animal, qui est une espèce de lézard, se nourrit de mouches et d'insectes. Les anciens naturalistes le faisaient vivre de l'air. Il darde une langue de sept à huit pouces, c'est-à-dire de la longueur de son corps. Elle est couverte d'une matière glutineuse qui arrête tout ce qui la touche. Lorsqu'il est endormi, il paraît presque toujours d'un jaune luisant. Il a les yeux très-beaux, et placés de manière que de l'un il peut regarder en haut, et de l'autre en bas. Les caméléons ordinaires ne sont pas plus gros que la grenouille; et sont généralement couleur de souris; mais il y en a de beaucoup plus gros.

De Bruyn, dans ses voyages au Levant, a donné la plus parfaite description qu'on ait encore vue du caméléon, avec une figure de la même exactitude. Il trouva l'occasion à Smyrne de se procurer quelques-uns de ces animaux; et, voulant découvrir combien de temps ils peuvent vivre, il en gardait soigneusement quatre dans une cage. Quelquefois il leur laissait la liberté de courir dans sa chambre et dans la grande salle de la maison qu'il habitait. La fraîcheur du vent de mer semblait leur donner plus de vivacité. Ils ouvraient la bouche pour recevoir l'air frais. Jamais de Bruyn ne les vit boire ni manger, à la réserve de quelques mouches, qu'ils semblaient avaler avec plaisir. Dans l'espace d'une demi-heure, il voyait leur couleur changer trois ou quatre fois, sans aucune cause extraordinaire à laquelle il pût attribuer cet effet. Leur couleur habituelle est le gris, ou plutôt un souris pâle; mais les changemens les plus fréquens sont en un beau vert tacheté de jaune. Quelquefois le caméléon est marqué de brun sur tout le corps et sur la queue. D'autres fois, c'est de brun qu'il paraît entièrement couvert. Sa peau est fort mince, et probablement transparente; mais c'est une erreur de s'imaginer qu'il prenne toutes les couleurs qui se trouvent près de lui. Il y a des couleurs qu'il ne prend jamais, telles que le rouge. Cependant de Bruyn confesse qu'il lui a vu quelquefois recevoir la teinture des objets les plus proches. Il lui fut impossible de conserver plus de cinq mois en vie ceux dont il voulait éprouver la durée. La plupart moururent dès le quatrième mois.

Si le caméléon descend de quelque hauteur, il avance fort soigneusement un pied après l'autre, en s'attachant de sa queue à tout ce qu'il rencontre en chemin. Il se soutient de cette manière aussi long-temps qu'il trouve quelque assistance; mais, lorsqu'elle lui manque, il tombe aussitôt à plat. Sa marche est fort lente.

Bosman trouva de la différence entre les caméléons de Smyrne et ceux de Guinée. Dans le second de ces deux pays, ils vivent autant d'années que de mois dans le premier. À la vérité, ceux qui lui servirent à vérifier cette expérience étaient souvent mis dans le jardin sur un arbre, où ils demeuraient quelque temps à l'air. On sait d'ailleurs qu'on en a apporté de vivans en Europe.

Le même auteur ajoute, sur ses propres observations, que tous les animaux ovipares, tels que le lézard, le caméléon, le guana, les serpens et les tortues, n'ont pas leurs œufs couverts d'une écaille, mais d'une peau épaisse et pliable.

Les insectes sont en fort grand nombre dans tous les cantons de l'Afrique. Des armées de sauterelles infestent souvent l'intérieur des terres, obscurcissent l'air dans leur passage, et détruisent tout ce qu'il y a de verdure dans les lieux où elles s'arrêtent, sans laisser une seule feuille aux arbres. Elles sont ordinairement de la grosseur du doigt, mais plus longues, et leurs dents sont fort pointues. Leur peau est rouge et jaune, quelquefois tout-à-fait verte. Les Maures et les Nègres s'en nourrissent: mais cet aliment ne les dédommage pas de la famine qu'elles apportent souvent dans les pays qu'elles ravagent.

On voit quantité de mouches d'une forme extraordinaire. Dans la saison des pluies, il en naît des multitudes que les Nègres nomment ghetle. Elle ont la tête grosse et large, sans aucune apparence de bouche. Les Nègres les mangent, car les Nègres mangent tout.

Les pays qui bordent la Gambie sont infestés d'une sorte de punaises qui causent de grands ravages. On n'est pas moins incommodé d'une prodigieuse multitude de fourmis blanches, qui se répandent par des voies singulières. Elles s'ouvrent sous terre une route imperceptible et voûtée avec beaucoup d'art, par laquelle des légions entières se rendent en fort peu de temps au lieu qui renferme leur proie. Il ne leur faut que douze heures pour faire un conduit de cinq ou six toises de longueur. Elles dévorent particulièrement les draps et les étoffes; mais les tables et les coffres ne sont pas plus à l'épreuve de leurs dents; et ce qu'on aurait peine à croire, si on ne le vérifiait tous les jours, elles trouvent le moyen de ronger l'intérieur du bois sans en altérer la superficie: de sorte que l'œil est trompé aux apparences. Le soleil est leur ennemi. Non-seulement elles fuient sa lumière, mais elles meurent lorsqu'elles y sont exposées trop long-temps. La nuit leur rend toute leur force. Les Européens, pour conserver leurs meubles, sont obligés de les élever sur des piédestaux, de les enduire de goudron, et de les faire souvent changer de place.

Il y a dans les bois une grosse mouche verte dont l'aiguillon tire du sang comme une lancette. Mais la plus grande peste du pays est une espèce de cousins, que les Portugais nomment mousquites, qui se répandent dans l'air à millions vers le coucher du soleil. Les Nègres sont obligés d'entretenir constamment du feu dans leurs huttes, pour chasser ces incommodes animaux par la fumée.

Les bois sont remplis de termès, sorte de fourmis d'une grosseur extraordinaire. Elles bâtissent leurs nids ou leurs ruches de terre grasse en forme pyramidale, les élèvent à la hauteur de six ou sept pieds, et les rendent aussi fermes qu'un mur de plâtre. Ces animaux sont blancs; ils ont le mouvement fort vif: leur grosseur ordinaire est celle d'un grain d'avoine, et leur longueur à proportion. La plupart de leurs édifices ont quatorze ou quinze pieds de circonférence, avec une seule entrée, qui est à peu près au tiers de sa hauteur. La route pour y monter est tortueuse. À quelque distance, on les prend pour de petites cabanes de Nègres. Sur le Sénégal il se trouve de petites fourmis rouges, d'une nature fort venimeuse.

Il n'y a point de pays, surtout vers la Gambie, qui ne soit peuplé d'abeilles. Aussi le commerce de la cire est-il considérable parmi les Nègres. Ils nomment komobasses les mouches qui produisent le miel. Ces petits animaux habitent le creux des arbres et s'effraient peu de l'approche des hommes.

Moore dit que les Mandingues, sur la Gambie, ont des ruches de paille comme celles d'Angleterre; qu'ils y mettent un fond de planches, et qu'ils les attachent aux branches des arbres. Lorsqu'ils veulent recueillir ce qu'elles contiennent, ils étouffent les abeilles, ils prennent les rayons, les pressent pour en tirer le miel, dont ils font une sorte de vin; font bouillir la cire, et la coulent pour en faire des pains, qui pèsent ordinairement depuis vingt jusqu'à cent vingt livres. C'est le pays de Cachao qui en produit la plus grande quantité. Ces Mandingues, étouffant les abeilles dont ils recueillent la cire, sont l'image des mauvais rois.

Les grenouilles de la Gambie sont beaucoup plus grosses que celles d'Angleterre. Dans la saison des pluies, elles font, pendant la nuit, un bruit qui, dans l'éloignement, ressemble à celui d'une meute de chiens. On trouve dans les mêmes lieux des scorpions fort gros, dont la blessure est mortelle, si le remède est différé. En 1733, Moore vit à Brouko un scorpion long de douze pouces.

Entre plusieurs espèces de serpens, il y en a dont la morsure est sans remède: ce ne sont pas les plus gros qui sont les plus dangereux. Dans le royaume de Cayor, ils vivent si familièrement parmi les Nègres, que, sans nuire même aux enfans, ils viennent à la chasse des rats et des poulets jusque dans les rues. S'il arrive qu'un Nègre soit mordu, un peu de poudre à tirer, brûlée aussitôt sur la blessure, est un remède qui réussit toujours. On voit des serpens de quinze ou vingt pieds de longueur, et d'un pied et demi de diamètre. Il y en a de si verts, qu'il est impossible de les distinguer de l'herbe. D'autres sont tout-à-fait noirs; ils passent pour les plus venimeux. On en trouve de marquetés. Les Nègres assurent qu'il y en a de rouges dont la blessure est mortelle. La nation des Sérères les mange avec quelques précautions. Les aigles en font aussi leur proie. Sur la rivière de Courbali, on voit des serpens de trente pieds, qui avalent un bœuf entier. On les décrira plus bas. Les Nègres de la Gambie parlent de quelques serpens qui ont une crête sur la tête, et qui chantent comme le coq; d'autres, suivant eux, ont deux têtes qui sortent du même cou; mais Moore, en décrivant ces animaux, confesse qu'il n'en parle que sur le témoignage d'autrui.

Les chenilles du pays sont aussi grandes que la main, d'une figure extrêmement hideuse. On y voit deux sortes de vers, également incommodes. Les premiers se nomment chiques, et pénètrent ou s'engendrent dans les mains et dans la plante des pieds. S'ils y font une fois des œufs, il devient impossible de les extirper. Les autres sont produits par le mauvais air, et se logent dans la chair, en divers endroits du corps. Ils y acquièrent souvent jusqu'à cinq pieds de longueur. Nous en avons déjà parlé.

L'air, quoique sujet à des chaleurs si excessives, et troublé par tant de révolutions, n'a pas moins d'habitans en Afrique que la terre et les rivières. Il n'y a point de pays où les oiseaux soient en plus grand nombre ni dans une plus grande variété. On a déjà décrit l'autruche, la spatule, le flamant, le calao, à l'occasion des cantons où chacune de ces espèces se trouve plus particulièrement. Il reste à parler de ceux qui sont communs à toutes les parties de cette division, et qu'on n'a fait que nommer sans aucune description.

Celui qui se présente le premier est le pélican, oiseau assez commun sur les bords du Sénégal et de la Gambie. C'est l'onocrotalus des anciens. Les Français du Sénégal lui ont donné le nom de grand gosier. Il a la forme, la grosseur et le port d'une grosse oie, avec les jambes aussi courtes. Ce qui le distingue le plus est un sac qu'il a sous le cou. Lorsque ce sac est vide, à peine s'aperçoit-il; mais, lorsque l'animal a mangé beaucoup de poissons, il s'enfle d'une manière surprenante, et l'on aurait peine à croire la quantité d'alimens qu'il contient. La méthode du pélican est de commencer d'abord par la pêche. Il remplit son sac du poisson qu'il a pris; et, se retirant, il le mange à loisir. Quelques voyageurs prétendent que ce sac, bien étendu, peut contenir un seau d'eau. Le Maire lui donne le nom de jabot, et raconte que le pélican avale des poissons entiers de la grosseur d'une carpe moyenne.

On trouve de tous les côtés des faucons aussi gros que nos gerfauts, qui sont capables, suivant le récit des Nègres, de tuer un daim en s'attachant sur sa tête, et le battant de leurs ailes jusqu'à ce que les forces lui manquent. On voit aussi une sorte d'aigles bâtards, et plusieurs espèces de milans et de buzes. La peau d'une espèce particulière de buze jette une odeur de musc comme celle du crocodile.

Vers le Sénégal, on donne le nom d'autruche volante à l'outarde. Cet oiseau est de la taille d'un coq d'Inde; ses jambes et son cou ressemblent à ceux de l'autruche. Sa tête est grosse et ronde, son bec court, épais, fort. Il est couvert de plumes brunes et blanches; ses ailes sont larges et fermes. Il a quelque peine à prendre l'essor; mais, lorsqu'une fois il s'élève, il vole fort haut et fort long-temps.

Près de Boucar, sur le Sénégal, on voit l'oiseau royal qui se nomme en anglais comb bird, ou le peigné. Il est de la grosseur d'un coq d'Inde; son plumage est gris, rayé de noir et de blanc. Il a de fort longues jambes; sa hauteur est de quatre pieds. Il se nourrit de poissons. Il marche aussi gravement que les Espagnols, en levant pompeusement sa tête, qui est couverte, au lieu de plumes, d'une sorte de poil doux de la longueur de quatre ou cinq doigts. Cette chevelure descend des deux côtes; la pointe en est frisée; ce qui a fait donner le nom de peigné à l'animal: mais sa plus grande beauté est dans sa queue, qui ressemble à celle d'un coq d'Inde. La partie supérieure est d'un noir de jais fort brillant, et le bas aussi blanc que l'ivoire. On en fait des éventails naturels.

On trouve deux sortes de perroquets, les uns petits, tout-à-fait verts; les autres beaucoup plus gros, avec la tête grise, le ventre jaune, les ailes vertes, et le dos mêlé de gris et de jaune: ceux-ci n'apprennent jamais à parler; mais les petits ont l'organe clair et agréable, et prononcent distinctement tout ce qu'on prend la peine de leur répéter.

On trouve au long de la rivière le héron nain, que les Français nomment l'aigrette.

La nonette est un oiseau blanc et noir. Il a la tête revêtue d'une touffe de plumes qui a l'apparence d'un voile; sa taille est celle d'un aigle; il se nourrit de poissons; il fréquente les bois, et s'apprivoise difficilement.

Les cormorans et les vautours sont semblables à ceux de l'Europe. Entre ces derniers, il s'en trouve d'aussi gros que les aigles; ils dévorent les enfans, lorsqu'ils peuvent les surprendre à l'écart.

Près du désert, au long du Sénégal, on trouve un oiseau de proie de l'espèce du milan, auquel les Français ont donné le nom d'écouffe. C'est une espèce d'aigle bâtard, de la forme et de la hauteur d'un coq ordinaire; sa couleur est brune, avec quelques plumes noires aux ailes et à la queue; il a le vol rapide, les serres grosses et fortes, le bec courbé, l'œil hagard et le cri fort aigu. Sa proie ordinaire est le serpent, les rats et les oiseaux; mais tout convient à sa faim dévorante: il n'est point épouvanté des armes à feu. La chair cuite ou crue le tente si vivement, qu'il enlève les morceaux aux matelots dans le temps qu'ils les portent à la bouche.

La demoiselle de Numidie est de la taille du coq d'Inde: son plumage au dos et sur le ventre est d'un violet foncé, et variable comme le tabis, suivant les différentes réflexions de la lumière; il paraît quelquefois d'un noir luisant, quelquefois d'un violet clair ou pourpre, et comme doré. Froger dit que les plumes de la queue de cet oiseau sont d'un violet ordinaire, et que sur la tête il a deux touffes, l'une sur le devant, d'un beau noir, l'autre couleur aurore ou de flamme: ses jambes et son bec sont assez longs, et sa marche est fort grave; il aime la solitude et fait une guerre mortelle à la volaille. Sa chair est nourrissante et de bon goût. Cet oiseau, suivant la description que l'académie royale des sciences de Paris en a donnée sous le nom de demoiselle de Numidie, est remarquable par sa démarche et ses mouvemens, qui semblent imités de ceux des femmes, et par la beauté de son plumage. On l'a désigné improprement par le nom de paon d'Afrique ou de Guinée.

On a vu plusieurs de ces oiseaux dans le parc de Versailles, où l'on admirait leur figure, leur contenance et leurs mouvemens. On prétendait trouver dans leurs sauts beaucoup de ressemblance avec la danse bohémienne. Il semble qu'ils s'applaudissent d'être regardés, et que le nombre des spectateurs anime leurs chants et leurs danses.

Dans l'île de Bifèche, près de l'embouchure du Sénégal, on trouve un grand nombre d'oiseaux que les Français appellent pique-bœufs, de la grosseur d'un merle, noirs comme lui, avec un bec dur et pointu. Cet oiseau s'attache sur le dos des bestiaux, dans les endroits où leur queue ne peut le toucher, et de son bec il leur perce la peau pour sucer leur sang. Si les bergers et les pâtres ne veillent pas soigneusement à le chasser, il est capable à la fin de tuer l'animal le plus vigoureux.

L'oiseau qui porte le nom de quatre-ailes le tire moins du nombre de ses ailes, puisqu'il n'en a que deux, que de la disposition de ses plumes. Mais Jobson en vit un qui a réellement quatre ailes distinctes et séparées. Cet oiseau ne paraît jamais plus d'une heure avant la nuit. Ses deux premières ailes sont les plus grandes, les deux autres en sont à quelque distance; de sorte que le corps se trouve placé entre les deux paires.

Brue remarqua dans le même pays un oiseau d'une espèce extraordinaire. Il est plus gros que le merle: son plumage est d'un bleu céleste fort luisant; sa queue grosse et longue d'environ quinze pouces: il la déploie quelquefois comme le paon. Un poids si peu proportionné à sa grosseur rend son vol lent et difficile. Il a la tête bien faite et les yeux fort vifs: son bec est entouré d'un cercle jaune. Cet oiseau est fort rare.

Près de la rivière de Paska, au sud de la Gambie, on voit une sorte d'oiseau à gros bec, qui ressemble beaucoup au merle. Sa chair est fort bonne; son cri est remarquable par la répétition qu'il fait de la syllabe ha, ha, avec une articulation si nette et si distincte, qu'on prendrait sa voix pour celle d'un homme.

Le kourbalos ou martin-pêcheur se nourrit de poisson. Il est de la taille du moineau, et son plumage est fort varié; il a le bec aussi long que le corps entier, fort et pointu, armé au dedans de petites dents qui ont la forme d'une scie; il se balance dans l'air et sur la surface de l'eau avec un mouvement si vif et si animé, que les yeux en sont éblouis. Les deux bords du Sénégal en sont remplis, surtout vers l'île au Morfil, où il s'en trouve des millions. Leurs nids sont en si grand nombre sur les arbres, que les Nègres leur donnent le nom de villages. Il y a quelque chose de fort curieux dans la mécanique de ces nids. Leur figure est oblongue comme celle d'une poire; leur couleur est grise; ils sont composés d'une terre dure, mêlée de plumes, de mousse et de paille, si bien entrelacés, que la pluie n'y trouve aucun passage; ils sont si forts, qu'étant agités par le vent, ils s'entre-heurtent sans se briser; car ils sont suspendus par un long fil à l'extrémité des branches qui donnent sur la rivière. À quelque distance, il n'y a personne qui ne les prît pour le fruit de l'arbre. Ils n'ont qu'une petite ouverture, qui est toujours tournée à l'est, et dont la disposition ne laisse point de passage à la pluie. Les kourbalos sont en sûreté dans ces nids contre les surprises des singes, leurs ennemis, qui n'osent se risquer sur des branches si faibles et si mobiles, et contre les attaques des serpens.

Il y a sur la Gambie une sorte de chouettes que les Nègres croient sorcières, et pour lesquelles ils ont tant d'aversion, que, s'il en paraît une dans le village, tous les habitans prennent l'alarme et lui donnent la chasse.

Jobson parle du ouake, oiseau qu'on nomme ainsi parce qu'il exprime ce bruit en volant. Il aime les champs semés de riz, mais c'est pour y causer beaucoup de ravage. Il est gros, et d'un fort beau plumage. On admire surtout la forme de sa tête, et la belle touffe qui lui sert de couronne. En Angleterre, elle fait quelquefois la parure des plus grands seigneurs. Il est de la taille du paon: son plumage a la douceur du velours.

Le plus grand oiseau de ces contrées, si l'on en croit Jobson, se nomme la cigogne d'Afrique; mais il ne tire cet avantage que de son cou et de ses jambes, qui le rendent plus grand qu'un homme: son corps a la grosseur d'un agneau.

Les pintades, les perdrix et les cailles sont très-nombreuses. Ces dernières sont aussi grosses que les bécasses d'Europe. Jobson suppose qu'elles sont de l'espèce de celles qui tombèrent dans le désert pour la nourriture des Israélites.

Enfin on voit une infinité de petits oiseaux dont la couleur est charmante et le chant délicieux; il en est un qui n'a, dit-on, pour jambes, comme l'oiseau d'Arabie, que deux filets, par lesquels il s'attache aux arbres, la tête pendante, et le corps sans mouvement: sa couleur est si pâle et si semblable à la feuille morte, qu'il est fort difficile à distinguer dans le repos. On a fait le même conte sur l'oiseau de paradis.

Le marsouin d'Afrique est de la grosseur du requin; on vante la bonté de sa chair: on en fait du lard, mais d'assez mauvais goût.

Les baleines sont d'une grandeur prodigieuse dans toutes leurs dimensions; elles paraissent quelquefois plus grosses qu'un bâtiment de vingt-six tonneaux: cependant on n'a point d'exemple qu'elles aient jamais renversé un vaisseau, ni même une barque ou une chaloupe; mais, pour les nacelles des pêcheurs, on n'y est point avec la même sûreté.

Le souffleur ou cachalot a beaucoup de ressemblance avec la baleine, mais il est beaucoup plus petit; s'il lance de l'eau comme la baleine, c'est par un seul passage qui est au-dessus du museau, au lieu que la baleine en a deux.

Les requins, que les Portugais nomment tuberones, paraissent ordinairement dans les temps calmes. Ils nagent lentement à l'aide d'une haute nageoire qu'ils ont sur la tête; leur principale force consiste dans leur queue, avec laquelle ils frappent violemment; et dans leurs scies tranchantes (car on ne peut donner d'autre nom à leurs dents) qui coupent la jambe ou le bras d'un homme aussi nettement que la meilleure hache. Ces terribles animaux sont toujours affamés. Ils avalent tout ce qui se présente; de sorte qu'on leur a trouvé souvent des crochets et d'autres instrumens de fer dans les entrailles. Leur chair est coriace et de mauvais goût.

On regarde le requin comme le plus vorace de tous les animaux de mer. Labat paraît persuadé que c'est un véritable chien de mer, qui ne diffère de ceux des mers de l'Europe que par la grandeur. On en a vu sur les côtes d'Afrique, où il est fort commun, et même dans les rivières, de la longueur de vingt-cinq pieds et de quatre pieds de diamètre, couverts d'une peau forte et rude. Le requin a la tête longue, les yeux grands, ronds, fort ouverts et d'un rouge enflammé; la gueule large, armée de trois rangées de dents à chaque mâchoire. Elles sont toutes si courtes, si serrées et si fermes, que rien ne peut leur résister. Heureusement cette affreuse gueule est presque éloignée d'un pied de l'extrémité du museau, de sorte que le monstre pousse d'abord sa proie devant lui avant de la mordre. Il la poursuit avec tant d'avidité, qu'il s'élance quelquefois jusque sur le sable. Sans la difficulté qu'il a pour avaler, il dépeuplerait l'Océan. Avec quelque légèreté qu'il se tourne, il donne le temps aux autres poissons de s'échapper. Les Nègres prennent ce moment pour le frapper. Ils plongent sous lui, et lui ouvrent le ventre. Il est d'ailleurs assez facile à tromper, parce que sa voracité lui fait saisir toutes sortes d'amorces. On le prend ordinairement avec un crochet attaché au bout d'une chaîne, auquel on lie un morceau de lard ou d'autre viande.

Il est fort dangereux de se baigner dans les rivières qui portent des requins. En 1731, une petite esclave de James-Fort, sur la Gambie, fut emportée tandis qu'elle était à se laver les pieds. Une barque remontant la même rivière en 1731, il y eut un requin assez affamé pour s'en approcher, malgré le bruit qui s'y faisait, et pour se saisir d'une rame qu'il brisa d'un seul coup de dents.

Sur la côte de Juida, où la mer est toujours fort grosse, un canot fut renversé en allant au rivage avec quelques marchandises. Un des matelots fut saisi par un requin, et la violence des flots les jeta tous deux sur le sable; mais le monstre, sans lâcher un moment sa proie, attendit le retour de la vague, et regagna la mer avec le matelot qu'il emporta.

Si quelqu'un a le malheur de tomber dans la mer, il faut désespérer de le revoir, à moins qu'alors il ne se trouve point de requin aux environs du vaisseau ce qui est extrêmement rare. Si l'on jette un cadavre dans la mer, on voit avec horreur quatre ou cinq de ces affreux animaux qui se lancent vers le fond pour saisir le corps, ou qui, le prenant dans sa chute, le déchirent en un instant. Chaque morsure sépare un bras ou une jambe du tronc; tout est dévoré, dit-on, en moins de temps qu'il ne faut pour compter vingt. Si quelque requin arrive trop tard pour avoir part à la proie, il semble prêt à dévorer les autres; car ils s'attaquent entre eux avec une violence incroyable; on leur voit lever la tête et la moitié du corps hors de l'eau, et se porter des coups si terribles, qu'ils font trembler la mer. Lorsqu'un requin est pris et tiré à bord, il n'y a point de matelot assez hardi pour s'en approcher. Outre ses morsures, qui enlèvent toujours quelque partie du corps, les coups de sa queue sont si redoutables, qu'ils brisent la jambe, le bras ou tout autre membre à ceux qui ne se hâtent pas de les éviter.

Ce qui paraît difficile à accorder avec tant de voracité, c'est ce que les voyageurs disent du requin, qu'il est ordinairement environné d'une multitude de petits poissons qui ont la gueule et la tête plate. Ils s'attachent au corps du monstre; et lorsqu'il s'est saisi de quelque proie, ils se rassemblent autour de lui pour en manger leur part, sans qu'il fasse aucun mouvement pour les chasser.

On compte dans ce cortége du requin un petit poisson de la grandeur du hareng, qui se nomme le pilote, et qui entre librement dans sa gueule, en sort de même, et s'attache à son dos sans que le monstre lui nuise jamais.

La vache de mer, que les Espagnols appellent manati, et les Français lamentin, est ordinairement longue de seize ou dix-huit pieds sur quatre ou cinq de diamètre. Le lamentin aime l'eau fraîche. Aussi ne s'éloigne-t-il guère des côtes. Comme il s'endort quelquefois la gueule ouverte au-dessus de l'eau, les pécheurs nègres le surprennent dans cette situation, et lui font perdre tant de sang, qu'il leur devient aisé de le tirer au rivage. La chair de ces animaux est si délicate, qu'elle est comparable au veau de rivière.

On trouve sur les côtes un poisson dont la mâchoire d'en haut s'avance de la longueur de quatre pieds avec des pointes aiguës, rangées de chaque côté à des distances égales. C'est la scie, l'ennemi déclaré de la baleine, qu'elle blesse quelquefois si dangereusement, que celle-ci fuit jusqu'au rivage, où elle, expire après avoir perdu tout son sang. On nomme aussi ce poisson l'espadon, l'épée, ou l'empereur.

Ce nom convient mieux à d'autres animaux marins dont la tête est armée aussi d'un os fort long, mais uni et pointu, qui ressemble à la corne fabuleuse de la licorne. Les gens de mer l'appellent sponton. Il est capable de percer un bâtiment et d'y faire une voie d'eau; mais il y brise quelquefois son os, qui sert de cheville pour boucher le trou.

Les vieilles, grande espèce de morues, sont d'une singulière abondance au long de cette côte occidentale, surtout près du cap Blanc et de la baie d'Arguin. Il s'en trouve qui pèsent jusqu'à deux cents livres. La chair en est blanche, tendre, grasse, ferme, et se détache en flocons. La peau est grise, épaisse, grasse, couverte de petites écailles. C'est un poisson fort vorace, et que son avidité fait prendre aisément. Comme il a beaucoup de force, il fait des mouvemens prodigieux pour s'échapper.

De tous les animaux qui nagent, il n'y en a point d'une espèce plus surprenante que la torpille (numbfish en anglais), poisson qui a la vertu d'engourdir, Kolbe, qui lui donne le nom de crampe, vérifia par sa propre expérience ce qu'on lit dans plusieurs auteurs, qu'en touchant la torpille avec le pied ou la main, ou seulement avec un bâton, le membre qui prend cette espèce de communication avec l'animal s'engourdit tellement, qu'il devient immobile, et qu'en même temps on ressent quelque douleur dans toutes les autres parties du corps. En un mot, Kolbe éprouva une espèce de convulsion; mais, après une ou deux minutes, l'engourdissement diminue par degrés.

Lorsque ce poisson est pris nouvellement, il agit plus souvent et d'une manière plus sensible; mais, après avoir été quelques heures hors de l'eau, sa vertu languit et diminue par degrés. Kæmpfer croit avoir remarqué qu'elle est plus violente dans la femelle que dans le mâle. On ne peut toucher la torpille femelle avec les mains sans ressentir un horrible engourdissement dans le bras et jusqu'aux épaules. On ne saurait marcher dessus, même avec des souliers, sans éprouver la même sensibilité dans les jambes, aux genoux, et jusqu'aux cuisses. Ceux qui la touchent des pieds sont saisis d'une palpitation de cœur encore plus vive que ceux qui ne l'ont touchée qu'avec la main.

Au reste, cet engourdissement ne ressemble point à celui qui se fait quelquefois sentir dans un membre, lorsque, ayant été pressé long-temps, la circulation du sang et des esprits s'y trouve contrainte. C'est une vapeur subite, qui, passant au travers des pores, pénètre en un moment dans tout le corps, et agit sur l'âme par une véritable douleur. Les nerfs se contractent tellement, qu'on s'imagine que tous les os, surtout ceux de la partie affectée, sont sortis de leurs jointures. Cet effet est accompagné d'un tremblement de cœur et d'une convulsion générale, pendant laquelle on ne se trouve plus aucune marque de sentiment. Enfin l'impression est si violente, que toute la force de l'autorité et des promesses n'engagerait pas un matelot à reprendre le poisson dans sa main lorsqu'il en a ressenti l'effet. Cependant, Kæmpfer rend témoignage qu'en faisant ces observations, il vit un Africain qui prenait la torpille sans aucune marque de frayeur, et qui la toucha quelque temps avec la même tranquillité. Kæmpfer, ayant remarqué un si singulier secret, apprit que le moyen de prévenir l'engourdissement était de retenir soigneusement son haleine; il en fit aussitôt l'expérience. Elle lui réussit, et tous ses amis à qui il ne manqua point de la communiquer, la tentèrent avec le même succès; mais, lorsqu'ils recommençaient à laisser sortir leur haleine, l'engourdissement recommençait aussi à se faire sentir.

La tortue verte, ou de mer, est commune, pendant toute l'année, aux îles et dans la baie d'Arguin. Elle n'est pas si grosse que celles des îles de l'Amérique; mais elle n'est pas moins bonne.

La tortue fait des œufs sur le sable du rivage. Elle marque soigneusement le lieu, et dix-sept jours après elle retourne pour les couver. Elle a quatre pates, ou plutôt quatre nageoires au-dessous du ventre, qui lui tiennent lieu de jambes, mais courtes, avec une seule jointure qui touche au corps. Ces pates ou ces nageoires, étant un peu dentelées à l'extrémité, forment une espèce de griffes qui sont liées par une forte membrane, et fort bien armées d'ongles pointus. Quoiqu'elles aient beaucoup de force, elles n'en ont point assez pour supporter le corps de l'animal, de sorte que son ventre touche toujours à terre. Cependant la tortue marche assez vite lorsqu'elle est poursuivie, et porte aisément deux hommes sur son dos.

Lorsque la tortue a fait sa ponte et couvert ses œufs, elle laisse au soleil à les faire éclore, et les petits ne sont pas plus tôt sortis de l'écaille, qu'il courent à la mer. Les Maures les prennent, soit avec des filets, soit en les tournant sur le dos, lorsqu'ils peuvent les surprendre sur le sable; car une tortue dans cette situation ne saurait se retourner. Son huile fondue se garde fort bien, et n'est guère inférieure à l'huile d'olive et au beurre, surtout lorsqu'elle est nouvelle.

Sur la langue de terre nommée pointe de Barbarie, à l'embouchure du Sénégal, on trouve un grand nombre de petites crabes que les Français appellent tourlouroux; on les croit, à tort, d'une nature dangereuse. C'est une fort petite espèce de crabes de terre, qui ressemblent pour la forme à nos écrevisses de mer. Elles ont une faculté surprenante; c'est de pouvoir se défaire de leurs jambes aussi facilement que si elles ne tenaient au corps qu'avec de la glu: de sorte que, si vous en saisissez une, vous êtes surpris qu'elle vous reste dans la main, et que l'animal ne laisse pas de courir fort vite avec le reste, et, dans la saison suivante, il lui revient une autre jambe; mais ce qui est fort étrange dans cette espèce de crabes, c'est qu'elles dévorent celles qui sont estropiées ainsi par quelque accident.

Le crocodile, qui est regardé comme la plus grande espèce de lézard, est d'un brun foncé. Sa tête est plate et pointue, avec de petits yeux ronds, sans aucune vivacité. Il a le gosier large et ouvert d'une oreille à l'autre, avec deux, trois ou quatre rangées de dents, de forme et de grandeur différentes, mais toutes pointues ou tranchantes. Ses jambes sont courtes, et ses pieds armés de griffes crochues, longues et pointues; ceux de devant en ont quatre, et ceux de derrière en ont cinq: c'est avec cette arme terrible qu'il saisit et qu'il déchire sa proie. Il est couvert d'une peau dure, épaisse, chargée d'écailles et garnie de tous côtés d'un grand nombre de pointes qu'on prendrait pour autant de clous. Plusieurs parties de son corps, telles que la tête, le dos et la queue, dans laquelle consiste sa principale force, sont d'une dureté impénétrable à la balle. Cependant il est facile à blesser sous le ventre et sous une partie du gosier: aussi n'expose-t-il guère ces endroits faibles au danger. Sa queue est ordinairement aussi longue que le reste de son corps: elle est capable de renverser un canot; mais, hors de l'eau, il est moins dangereux que dedans.

Quoique le crocodile soit une lourde masse, il marche fort vite dans un terrain uni, où il n'est pas obligé de tourner; car ce mouvement lui est fort difficile. Il a l'épine du dos fort raide et composée de plusieurs vertèbres si serrées l'une contre l'autre, qu'elle est immobile. Aussi se laisse-t-il entraîner par le fil de l'eau comme une pièce de bois, en cherchant des yeux les hommes et les animaux qui peuvent venir à sa rencontre. Il a jusqu'à vingt ou trente pieds de longueur.

Cet animal est terrible jusqu'après sa mort. On rapporte qu'un Nègre, employé par les Français pour en écorcher un, le démusela lorsqu'il fut à la tête, dans la vue de conserver sa peau plus entière. Le crocodile emporta un doigt au Nègre. Ceux qui racontent ce fait assurent pourtant que le crocodile était mort. Il faut donc supposer qu'un reste d'esprits animaux donnait encore à la tête du monstre cette espèce de mouvement dont on a observé des effets dans des têtes d'hommes récemment coupées.

Malgré la férocité du crocodile, les Nègres se hasardent quelquefois à l'attaquer, lorsqu'ils peuvent le surprendre sur quelque basse où l'eau n'a pas beaucoup de profondeur. Ils s'enveloppent le bras gauche d'un morceau de cuir de bœuf, et, prenant leur zagaie de la main droite, ils se jettent sur le monstre, le percent de plusieurs coups au gosier et dans les yeux, et lui ouvrent enfin la gueule, qu'ils l'empêchent de fermer en la traversant de leurs zagaies. Comme il n'a point de langue, l'eau qui entre aussitôt n'est pas long-temps à le suffoquer. Un Nègre du fort Saint-Louis faisait son exercice ordinaire d'attaquer tous les crocodiles qu'il pouvait surprendre. Il avait ordinairement le bonheur de les tuer et de les amener au rivage; mais souvent il sortait du combat couvert de blessures. Un jour, sans l'assistance qu'il reçut d'un canot, il n'aurait pu éviter être dévoré. Atkins fait le récit d'une lutte dont il fut témoin à Sierra-Leone entre un matelot anglais et un crocodile. Le secours des Nègres délivra l'Anglais du danger; mais il en sortit misérablement déchiré.

Cependant il y a des pays où les crocodiles paraissent beaucoup moins féroces. Près de Lebot, village vers l'embouchure de la rivière de San-Domingo, ils sont si doux et si familiers, qu'ils badinent avec les enfans et reçoivent d'eux leur nourriture.

Tous les voyageurs rendent témoignage que cet animal jette une forte odeur de musc, et qu'il la communique aux eaux qu'il fréquente. Navarette assure qu'on lui trouve entre les deux pates de devant, contre le ventre, deux petites bourses de musc pur. Collins prétend que c'est sous les ouïes.

L'Afrique produit un autre animal amphibie; c'est l'hippopotame, nom tiré du grec; on le désigne aussi par celui de cheval marin. Il s'en trouve beaucoup dans les rivières de Sénégal, de Gambie et de Saint-Domingue. Le Nil et toutes les côtes depuis le cap Blanco jusqu'à la mer Rouge n'en sont pas moins remplis. Cet animal vit également dans l'eau et sur la terre. Dans sa pleine grosseur, il est plus gros d'un tiers que le bœuf, auquel il ressemble d'ailleurs dans quelques parties, comme dans d'autres il est semblable au cheval. Sa queue est celle d'un cochon, à l'exception qu'elle est sans poil à l'extrémité. Il se trouve des hippopotames qui pèsent douze ou quinze cents livres.

Outre les dents machelières, qui sont grosses et creuses vers le milieu, il a quatre défenses comme celles du sanglier, c'est-à-dire une à chaque mâchoire, longue de sept à huit pouces, et d'environ cinq pouces de circonférence à la racine. Celles d'en bas sont plus courbées que celles de la mâchoire supérieure; elles sont d'une substance plus dure et plus blanche que l'ivoire. L'animal en fait sortir des étincelles, lorsque, étant en furie, il les frappe l'une contre l'autre, et les Nègres s'en servent comme d'un caillou pour allumer le feu.

On recherche beaucoup ces grandes dents pour en composer d'artificielles, parce qu'avec plus de dureté que l'ivoire, leur couleur ne se ternit jamais.

Il faut que l'hippopotame ait beaucoup de force dans le cou et dans les reins; car un voyageur raconte qu'une vague ayant jeté et laissé à sec, sur le dos d'un de ces animaux, une barque hollandaise chargée de quatorze tonneaux de vin, sans compter les gens de l'équipage, il attendit patiemment le retour des flots qui vinrent le délivrer de son fardeau, et ne fît pas connaître par le moindre mouvement qu'il en fût fatigué.

Lorsqu'il est insulté dans l'eau, soit qu'il dorme au fond de la rivière, ou qu'il se lève pour hennir, ou qu'il nage à la surface, il se jette avec fureur sur ses ennemis, et quelquefois il emporte avec les dents des planches de la meilleure barque. Mais ce qui est encore plus dangereux, c'est que, la prenant par le bas, il la fait quelquefois couler à fond. On en trouve quantité d'exemples dans les voyageurs.

En 1731, un facteur de la compagnie d'Angleterre, nommé Galand, et le contre-maître d'un vaisseau anglais, furent malheureusement noyés dans la Gambie par un accident de cette nature. Sur la rivière du Sénégal, un de ces animaux, ayant été blessé d'une balle, et ne pouvant gagner le côté de la barque d'où le coup était parti, la frappa d'un coup de pied si furieux, qu'il brisa une planche d'un pouce et demi d'épaisseur, ce qui causa une voie d'eau qui faillit faire périr la barque. Celle de Jobson fut frappée trois fois par les hippopotames dans ses différentes navigations de la Gambie; un de ces animaux la perça d'un coup de dent jusqu'à faire une voie d'eau fort dangereuse. On ne put l'éloigner pendant la nuit que par la lumière d'une chandelle qu'on mit sur un morceau de bois et qu'on abandonna au cours de l'eau. Le même auteur trouva les hippopotames encore plus féroces, lorsque, ayant des petits, ils les portent sur le dos en nageant. Il observe que l'hippopotame s'accorde fort bien avec le crocodile, et qu'on les voit nager tranquillement l'un à côté de l'autre.

Cet animal est plus souvent sur la terre que dans l'eau. Il lui arrive souvent d'aller dormir entre les roseaux, dans les marais voisins de la rivière. Il serait inutile d'employer des filets pour le prendre; d'un coup de dent il briserait. toutes les cordes. Lorsque les pêcheurs le voient approcher de leurs filets, ils lui jettent quelque poisson dont il se saisit, et la satisfaction qu'il ressent de cette petite proie le fait tourner d'un autre côté. On en voit dans les rivières en troupes nombreuses. Ils ne sont pas si communs dans le Sénégal.(Lien vers la table des matières.)

LIVRE QUATRIÈME.
VOYAGES SUR LA CÔTE DE GUINÉE. CONQUÊTES DE DAHOMAY.

CHAPITRE PREMIER.

Voyages de Villault, de Philips et de Loyer. Description du pays d'Issini.

Avant d'entrer dans la description générale de la Guinée, nous placerons dans ce livre quelques voyages qui n'ont eu d'autre but que le commerce, et nous y joindrons une digression sur les victoires du conquérant de Juida et d'Ardra, nommé le roi de Dahomay.

Un des premiers voyageurs qui se présentent dans cette partie de la collection dont nous donnons l'abrégé, est un Français nommé Villault de Bellefonds, contrôleur d'un bâtiment de la compagnie française des Indes en 1666. Nous en tirerons peu de chose, les pays qu'il a parcourus ayant été beaucoup mieux observés.

Il parle avec admiration des environs du cap de Monte, le premier qu'on rencontre après Sierra-Leone. En descendant sur la côte, on a la vue d'une belle plaine, qui est bordée de tous côtés par des bois toujours verts, dont les feuilles ressemblent beaucoup à celles du laurier. Du côté du sud, la perspective est terminée par la montagne du Cap, et du côté du nord par une vaste forêt, qui couvre de son ombre une petite île à l'embouchure de la rivière. Du côté de l'est, l'œil se perd dans la vaste étendue des prairies et des plaines qui sont revêtues d'une verdure admirable, parfumées de l'odeur qui s'en exhale sans cesse, et rafraîchies par un grand nombre de petits ruisseaux qui descendent de l'intérieur du pays. Le riz, le millet et le maïs sont ici plus abondans que dans aucune partie de la Guinée.

Les Nègres de cette côte sont généralement bien faits et robustes. Comme ils portent tous le nom de quelque saint, Villault voulut être informé de l'origine de cet usage. Il apprit qu'au départ de tous les vaisseaux dont ils avaient reçu quelque bienfait, ils avaient demandé les noms des officiers et de tous les gens de l'équipage, pour les faire porter à leurs enfans par un sentiment de reconnaissance. Charmé de ce récit, il donna deux couteaux au Nègre qui le lui avait fait, pour lui témoigner le plaisir qu'il avait prisa l'entendre. Ce pauvre Africain, surpris de cette générosité, lui demanda son nom, et lui promit de le faire porter au premier enfant mâle qu'il aurait de sa femme, qui était près d'accoucher.

L'autorité des Portugais sur les Nègres a tant de force, qu'ils les conduisent à leur gré, sans qu'on les ait jamais vus se révolter contre eux, comme il leur est arrivé tant de fois à l'égard des autres nations de l'Europe. Enfin les Portugais sont si absolus dans cette grande contrée, qu'ils se font quelquefois servir à table par les enfans des rois du pays. Un de ces Portugais se trouvant à Sierra-Leone pour le commerce, dit à Villault qu'il faisait tous les ans un voyage au Sénégal, c'est-à-dire à deux cents lieues de son séjour ordinaire, et que, si les commodités lui manquaient pour faire ce voyage par eau, il se faisait porter par des Nègres, lui et toutes ses marchandises.

Le voyage du capitaine anglais Philips à l'île de San-Thomé et au royaume de Juida en Guinée (royaume dont nous parlerons dans la suite de ce recueil), n'a rien d'intéressant ni d'instructif que ce qui regarde la traite des Nègres. Ce commerce était l'objet d'un voyage qu'il fit sur le vaisseau l'Annibal, qu'il commandait pour des marchands associés, et qu'accompagnait un autre navire commandé par le capitaine Clay. On aura de quoi frémir plus d'une fois en lisant les récits qu'il fait de la meilleure foi du monde, et sans croire avoir le moindre reproche à se faire.

Il essuya dans sa route un de ces tornados qui sont fort communs sur les côtes d'Afrique. Dans l'espace d'une demi-heure, l'aiguille fit le tour entier du cadran, et le tonnerre, accompagné d'éclairs terribles, fit du ciel et de la terre une scène d'horreur et d'épouvante. Des traces de soufre enflammé, qui paraissaient de tous côtés dans l'air, firent craindre à Philips que le feu ne prît au vaisseau; cependant il s'accoutuma par degrés à ces affreux phénomènes; et, dans la suite, en ayant éprouvé beaucoup d'autres, il se contenta, lorsqu'il était menacé de l'orage, d'amener toutes ses voiles, et d'attendre patiemment que le feu du ciel, les flots et les vents eussent exercé leur furie, ce qui dure rarement plus d'une heure, et même avec peu de danger, surtout près des côtes de Guinée, où les tornados viennent généralement du côté de la terre. On les regarde comme un signe que la côte n'est pas éloignée.

À l'arrivée des deux vaisseaux sur la côte de Juida, le roi envoya au comptoir anglais deux de ses cabochirs ou nobles, chargés d'un compliment pour les facteurs. Philips et Clay, qui étaient déjà débarqués, firent répondre au monarque qu'ils iraient le lendemain lui rendre leurs devoirs. Cette réponse ne le satisfit pas. Il fit partir sur-le-champ deux autres de ses grands pour les inviter à venir le même jour, et les avertir non-seulement qu'il les attendait, mais que tous les capitaines qui les avaient précédés étaient venus le voir dès le premier jour. Sur quoi, dans la crainte de l'offenser, les deux capitaines, accompagnés de Pierson, chef du comptoir anglais et de leurs gens, se mirent en chemin pour la ville royale.

Ils furent reçus à la porte du palais par plusieurs cabochirs, qui les saluèrent à la mode ordinaire des Nègres du pays, c'est-à-dire, en faisant d'abord claquer leurs doigts, et leur serrant ensuite les mains avec beaucoup d'amitié. Lorsqu'ils eurent traversé la cour, les mêmes seigneurs se jetèrent à genoux près de l'appartement du roi, firent encore claquer leurs doigts, touchèrent la terre du front, et la baisèrent trois fois; cérémonie d'usage lorsqu'ils s'approchent de leur maître. S'étant levés, ils introduisirent les Anglais dans la chambre du roi, qui était remplie de nobles à genoux; ils s'y mirent comme tous les autres, chacun dans son poste, et s'y tinrent constamment pendant toute l'audience: c'est la situation dans laquelle ils paraissent toujours devant le roi.

Sa majesté nègre, qui était cachée derrière un rideau, ayant jeté les yeux sur les Anglais par une petite ouverture, leur fit signe d'approcher. Ils s'avancèrent vers le trône, qui était une estrade d'argile de la hauteur de deux pieds, environnée de vieux rideaux sales qui ne se tirent jamais, parce que le monarque n'accorde point à ses cabochirs l'honneur de le voir au visage. Il avait près de lui deux ou trois petits Nègres, qui étaient ses enfans. Il tenait à la bouche une longue pipe de bois, dont la tête aurait pu contenir une once de tabac. À son côté il avait une bouteille d'eau-de-vie, avec une petite tasse d'argent assez malpropre. Sa tête était couverte, ou plutôt liée d'un calicot fort grossier; et, pour habit, il portait une robe de damas rouge. Sa garde-robe était fort bien garnie de casaques et de manteaux de drap d'or et d'argent, de brocart, de soie, et d'autres étoffes à fleurs, brochées de grains de verre de différentes couleurs; présens qu'il se vantait d'avoir reçus des capitaines blancs que le commerce avait amenés dans ses états, et dont il prenait plaisir à faire admirer le nombre et la variété. Mais, de toute sa vie, il n'avait porté de chemise, ni de bas, ni de souliers.

Les Anglais se découvrirent la tête pour le saluer. Il prit les deux capitaines par la main, et leur dit d'un air obligeant qu'il avait eu beaucoup d'impatience de les voir, qu'il aimait leur nation; qu'ils étaient ses frères, et qu'il leur rendrait tous les bons offices qui dépendraient de lui. Ils le firent assurer, par l'interprète, de leur reconnaissance personnelle, et de l'affection de la compagnie royale d'Angleterre, qui, malgré les offres qu'elle recevait de plusieurs pays où les esclaves étaient en abondance, aimait mieux tourner son commercé vers le royaume de Juida pour y faire apporter toutes les commodités dont il avait besoin. Ils ajoutèrent qu'avec de tels sentimens, ils se flattaient que sa majesté ne ferait pas traîner en longueur leur cargaison d'esclaves, principal objet de leur voyage, et qu'elle ne souffrirait pas que ses cabochirs leur en imposassent sur le prix. Enfin ils promirent qu'à leur retour en Angleterre, ils rendraient compte à leurs maîtres de ses faveurs et de ses bontés.

Il répondit que la compagnie royale d'Afrique était un fort honnête homme, qu'il l'aimait sincèrement, et qu'on traiterait de bonne foi avec ses marchands. Cependant il tint mal sa parole, ou plutôt, malgré les témoignages de respect qu'il recevait de ses cabochirs, il fit voir par sa conduite qu'il n'osait rien faire qui leur déplût: contraste assez ordinaire dans toute espèce de despotisme, où l'on voit souvent les esclaves faire trembler par leur férocité le maître qu'ils corrompent par leur bassesse.

Dans cette première audience il ne manqua rien à ses politesses. Après avoir fait assembler les Anglais auprès de lui, il but à la santé de son frère le roi d'Angleterre, de son ami la compagnie royale d'Afrique, et des deux capitaines. Ses liqueurs favorites étaient l'eau-de-vie et le pitto. Celle-ci est composée de blé d'Inde long-temps infusé dans l'eau. Elle tire sur le goût d'une espèce de bière que les Anglais nomment ale. Il y en a de si forte, qu'elle se conserve trois mois, et que deux bouteilles sont capables d'enivrer. On apporta bientôt devant le roi une petite table carrée, sur laquelle un vieux drap tenait lieu de nappe, garnie d'assiettes et de cuillers d'étain. Il n'y avait ni couteaux ni fourchettes, parce que l'usage du pays est de déchirer les viandes avec les doigts et les dents. On servit ensuite un grand bassin d'étain, de la même couleur, dit Philips, que le teint de sa majesté, rempli de poules étuvées dans leur jus, avec un plat de patates bouillies pour servir de pain. Les poules étaient si cuites, qu'elles se dépeçaient d'elles-mêmes. Toute l'argenterie royale se réduisait à la petite tasse qui lui servait à boire de l'eau-de-vie. Le roi saluait souvent les Anglais par des inclinations de tête, baisait sa propre main, et poussait quelquefois de grands éclats de rire. Lorsqu'ils eurent cessé de manger, il prit dans le bouillon quelques pièces de volaille qu'il donna à ses enfans. Le reste fut distribué entre ses nobles, qui s'avancèrent en rampant sur le ventre comme autant de chiens. Leurs mains leur servirent de cuillers pour prendre la viande dans le bouillon. Ils la mangeaient ensuite avec beaucoup d'avidité.

À peine Philips se trouva-t-il capable d'aller jusqu'au marché des esclaves sans être soutenu, et la mauvaise odeur du lieu lui causait quelquefois des évanouissemens dangereux. Cette halle était un vieux bâtiment où l'on faisait passer la nuit aux esclaves, qui étaient dans la nécessité d'y faire tous leurs excrémens. Trois ou quatre heures que Philips était obligé d'y passer tous les jours ruinèrent tout-à-fait sa santé.

Les esclaves du roi furent les premiers qu'on offrit en vente, et les cabochirs exigèrent qu'ils fussent achetés avant qu'on en produisit d'autres, sous prétexte qu'étant de la maison royale ils ne devaient pas être refusés, quoiqu'ils fussent non-seulement les plus difformes, mais encore les plus chers; mais c'était une des prérogatives du roi à laquelle on était forcé de se soumettre. Les cabochirs amenaient eux-mêmes ceux qu'ils voulaient vendre, chacun selon son rang et sa qualité: ils étaient livrés aux observations des chirurgiens anglais, qui examinaient soigneusement s'ils étaient sains, et s'ils n'avaient aucune imperfection dans leurs membres; ils leur faisaient étendre les bras et les jambes; ils les faisaient sauter, tousser; ils les forçaient d'ouvrir la bouche et de montrer les dents pour juger de leur âge; car, étant tous rasés avant de paraître aux yeux des marchands, et bien frottés d'huile de palmier, il n'était pas aisé de distinguer autrement les vieillards de ceux qui étaient dans le milieu de l'âge. La principale attention était à n'en point acheter de malades, de peur que leur infection ne devint bientôt contagieuse. La maladie qu'ils appellent pian (yaws en anglais) est fort commune parmi ces misérables; elle a presque les mêmes symptômes que le mal vénérien: ce qui oblige le chirurgien d'examiner les deux sexes avec la dernière exactitude. On tient les hommes et les femmes séparés par une cloison de grosses barres de bois pour prévenir les querelles.

Après avoir fait le choix de ceux qu'on veut acheter, on convient du prix et de la nature des marchandises; mais la précaution que les facteurs avaient eue de commencer par cet article, leur épargna les difficultés qui naissent ordinairement: ils donnèrent aux propriétaires des billets signés de leur main, par lesquels ils s'engagèrent à délivrer les marchandises en recevant les esclaves. L'échange se fit le jour d'après. Philips et Clay firent marquer cette misérable troupe avec un fer chaud à la poitrine et sur les épaules, chacun de la première lettre du nom de son bâtiment. La place de la marque est frottée auparavant d'huile de palmier; trois ou quatre jours suffisent pour fermer la plaie et pour faire paraître les chairs fort saines.

À mesure qu'on a payé pour cinquante ou soixante, on les fait conduire au rivage. Un cabochir, sous le titre de capitaine d'esclaves, prend soin de les embarquer et de les rendre sûrement à bord. S'il s'en perdait quelqu'un dans l'embarquement, c'est le cabochir qui en répond aux facteurs, comme c'est le capitaine du lieu de dépôt ou du marché qui est responsable de ceux qui s'échapperaient pendant la vente, et jusqu'au moment qu'on leur fait quitter la ville. Dans le chemin, jusqu'à la mer, ils sont conduits par deux autres officiers que le roi nomme lui-même, et qui reçoivent de chaque vaisseau, pour prix de leur peine, la valeur d'un esclave en marchandises. Tous ces devoirs furent remplis si fidèlement, que de treize cents esclaves achetés et conduits dans un espace si court, il ne s'en perdit pas un.

Il y a aussi un capitaine de terre dont la commission est de garantir les marchandises du pillage et du larcin. Après les avoir débarquées, on est quelquefois forcé de les laisser une nuit entière sur le rivage, parce qu'il ne se présente pas toujours assez de porteurs. Malgré les soins et l'autorité du capitaine, il est difficile de mettre tout à couvert. Il l'est encore plus d'obtenir la restitution de ce qu'on a perdu.

Lorsque les esclaves sont arrivés au bord de la mer, les canots des vaisseaux les conduisent à la chaloupe, qui les transporte à bord. On ne tarde point à les mettre aux fers deux à deux, dans la crainte qu'ils ne se soulèvent ou qu'ils ne s'échappent à la nage. Ils ont tant de regret à s'éloigner de leur pays, qu'ils saisissent l'occasion de sauter dans la mer, hors des canots, de la chaloupe ou du vaisseau, et qu'ils demeurent au fond des flots jusqu'à ce que l'eau les étouffe. Le nom de la Barbade leur cause plus d'effroi que celui de l'enfer. On en a vu plusieurs dévorés par les requins au moment qu'ils s'élançaient dans la mer. Ces animaux sont si accoutumés à profiter du malheur des Nègres, qu'ils suivent quelquefois un vaisseau jusqu'à là Barbade pour faire leur proie des esclaves qui meurent en chemin, et dont on jette les cadavres à la mer.

Les deux vaisseaux perdirent douze Nègres qui se noyèrent volontairement, et quelques autres qui se laissèrent mourir par une obstination désespérée à ne prendre aucune nourriture. Ils sont persuadés qu'en mourant ils retournent aussitôt dans leur patrie. On conseillait à Philips de faire couper à quelques-uns les bras et les jambes pour effrayer les autres par l'exemple. D'autres capitaines s'étaient bien trouvés de cette rigueur; mais il ne put se résoudre à traiter avec tant de barbarie de misérables créatures qui étaient comme lui l'ouvrage de Dieu, et qui n'étaient pas, dit-il, moins chères au Créateur que les blancs. Il les avait pourtant fait marquer d'un fer chaud, comme des criminels, et les amenait enchaînés. Croyait-il ce traitement plus légitime aux yeux du Créateur?

Philips, qui avait entendu vanter tant de fois les poisons des Nègres, et l'art avec lequel ils en infectent leurs flèches, eut la curiosité de prendre là-dessus des informations. Mais, pour les rendre plus certaines, il engagea un cabochir à le visiter dans le magasin. Là, il commença par lui faire avaler plusieurs verres de liqueurs fortes; et, le voyant échauffé par le plaisir de boire; il lui marqua une vive affection et lui fit divers présens: enfin il le pressa de lui apprendre de bonne foi comment les Nègres empoisonnaient les blancs, quel était leur secret pour communiquer le poison jusqu'à leurs armes, et s'ils avaient quelque antidote dont l'effet fût aussi sûr que celui du mal. Tout l'éclaircissement qu'il put tirer, fut que les poisons en usage dans le pays, venaient de fort loin et s'achetaient fort cher; que la quantité nécessaire pour empoisonner un homme revenait à la valeur de trois ou quatre esclaves; que la méthode ordinaire pour l'employer était de le mêler dans l'eau ou dans quelque autre liqueur, qu'il fallait faire avaler à l'ennemi dont on voulait se défaire; qu'on se mettait la dose du poison sous l'ongle du petit doigt, où elle pouvait être conservée long-temps, ne pénétrant point la peau, et qu'adroitement on trouvait le moyen de plonger le doigt dans la calebasse ou la tasse qui contenait la liqueur; qu'au même instant le poison ne manquait pas de se dissoudre, et que son action était si forte, lorsqu'il était bien préparé, qu'il n'y avait point d'antidote qui pût être assez tôt employé. Le cabochir ajouta que les empoisonnemens n'étaient pas si communs dans le royaume de Juida que dans les autres pays nègres, non que les haines y fussent moins vives, mais à cause de la cherté du poison. Philips avait prié le roi, dès sa première audience, de ne pas permettre que les Anglais fussent exposés au poison. Ce prince avait ri de cette prière, et l'avait assuré que ce barbare usage n'était pas connu dans ses états. Cependant Philips observa qu'il refusait de boire dans la même tasse dont les Anglais et les cabochirs s'étaient servis, et que, si on lui présentait une bouteille de liqueur, il voulait que celui dont il l'avait reçue en essayât le premier. Au contraire, les cabochirs avalaient sans précaution tout ce qui leur venait de la main des Anglais.

Dans l'île de San-Thomé, les Portugais sont des empoisonneurs si habiles, que, si l'on s'en rapporte aux informations de Philips, en coupant une pièce de viande, le côté qu'ils veulent donner à leur ennemi sera infecté de poison sans que l'autre s'en ressente; c'est-à-dire que le couteau n'est empoisonné que d'un côté. Cependant l'auteur fait remarquer avec soin qu'il n'en parle que sur le témoignage d'autrui, et qu'en relâchant dans l'île de San-Thomé, ni lui ni ses gens n'en firent aucune expérience.

À peu de distance de la ville royale de Juida, on trouve trente ou quarante gros arbres qui forment la plus agréable promenade du pays. L'épaisseur des branches, ne laissant point de passage à la chaleur du soleil, y fait régner une fraîcheur continuelle. C'était sous ces arbres que Philips passait la plus grande partie du temps. On y tenait un marché. Entre plusieurs spectacles bizarres, il eut celui d'une table publique, ou auberge nègre, qu'il a cru digne d'une description. Le Nègre qui avait formé cette entreprise avait placé au pied d'un des plus gros arbres une grande pièce de bois de trois ou quatre pieds d'épaisseur: c'était la table; elle n'était soutenue sur la terre que par son propre poids. Les mets étaient du bœuf et de la chair de chien bouillis, mais enveloppés dans une peau crue de vache. De l'autre côté, on voyait, dans un grand plat de terre, du kanki, espèce de pâte molle composée de poisson pourri et de farine de maïs, pour servir de pain. Lorsqu'un Nègre avait envie de manger, il venait se mettre à genoux contre la table, sur laquelle il exposait huit ou neuf coquilles ou cauris. Alors le cuisinier coupait fort adroitement de la viande pour le prix. Il y joignait une pièce de kanki avec un peu de sel. Si le Nègre n'avait pas l'estomac assez rempli de cette portion, il donnait plus de coquilles et recevait plus de viande. Philips vit tout à la fois, autour de la table, neuf ou dix Nègres que le cuisinier servait avec beaucoup de promptitude et d'adresse, et sans la moindre confusion. Ils allaient boire ensuite à la rivière, car l'usage des Nègres est de ne boire qu'après leur repas.

Philips parle d'un roi nègre qui s'était fait accompagner de deux de ses femmes: elles l'avaient suivi chez les Anglais; et suivant l'usage du pays, où l'on n'a pas honte d'être chargé de vermine, elles lui nettoyaient souvent la tête en public, et prenaient plaisir à manger ses poux.

La mer est toujours si grosse le long de la côte, que les canots n'allaient jamais du bord anglais au rivage sans qu'il y en eût quelqu'un de renversé. Mais l'habileté des rameurs nègres est surprenante. D'ailleurs ils nagent et ils plongent avec tant d'adresse, que leurs amis n'ont presque rien à risquer avec eux. Au contraire, ils laissent périr impitoyablement ceux qu'ils ont quelque sujet de haïr.

Tous les capitaines achètent leurs canots sur la côte d'Or, et ne manquent point de les fortifier avec de bonnes planches, pour les rendre capables de résister à la violence des flots. Ils sont composés d'un tronc de cotonnier. Les plus grands n'ont pas plus de quatre pieds de largeur; mais ils en ont vingt-huit ou trente de longueur, et contiennent depuis deux jusqu'à douze rameurs. Ceux qui conviennent le plus à la côte de Juida sont à cinq ou six rames.

Philips portait en Europe une jeune panthère qui trouva le moyen de sortir de sa cage, et saisissant une femme à la jambe, lui emporta le mollet dans un instant. Un matelot anglais qui accourut aussitôt, donna quelques petits coups à la panthère qui la firent ramper comme un épagneul; et, la prenant entre ses bras, il la porta sans résistance jusqu'à sa cage.

On éprouva à la fin du voyage combien il fallait peu se fier à l'espèce de docilité que cet animal avait montrée. On avait coutume de jouer avec lui à travers les barreaux de sa cage comme avec un chat, et avec aussi peu de danger. Un jeune Anglais, qui était accoutumé à ce badinage, se blessa un jour la main dans sa cage contre la pointe d'un clou qui fit sortir quelques gouttes de sang. L'animal n'eut pas plus tôt vu le sang, qu'il sauta sur la main, et la déchira en un instant jusqu'au poignet.

Il paraît qu'on ne doit pas plus se fier à la familiarité des panthères qu'à celle des despotes.

L'équipage de Philips fut cruellement ravagé par la maladie. Il en prend occasion de s'étendre sur les désagrémens du commerce des esclaves, quand la contagion se met parmi eux. «Quel embarras, dit-il, à leur fournir régulièrement leur nourriture, à tenir leurs logemens dans une propreté continuelle! et quelle peine à supporter non-seulement la vue de leur misère, mais encore leur puanteur qui est bien plus révoltante que celle des blancs! Le travail des mines, qu'on donne pour exemple de ce qu'il y a de plus dur au monde, n'est pas comparable à la fatigue de ceux qui se chargent de transporter des esclaves. Il faut renoncer au repos pour leur conserver la santé et la vie; et si la mortalité s'y met, il faut compter que le fruit du voyage est absolument perdu, et qu'il ne reste que le cruel désespoir d'avoir souffert inutilement des peines incroyables.» Il pouvait y joindre le remords d'un crime inutile. Mais qui pourrait être tenté de plaindre les malheurs de l'avarice et de la tyrannie?

Le père Loyer, jacobin de l'Annonciation de Rennes en Bretagne, nommé par le pape préfet des missions apostoliques pour la côte de la Guinée, partit en 1700 sur un vaisseau français qui reportait en Afrique un prétendu prince nègre, nommé Aniaba, dont l'histoire est assez singulière.

Un roi d'Issini avait donné au père Consalve, autre missionnaire, deux petits Nègres pour les faire élever dans le christianisme. Consalve, apparemment dans l'envie de se faire valoir, envie si naturelle à qui vient de loin, fit passer ces deux Nègres, lorsqu'il fut de retour en France, pour les fils du roi d'Issini. Ils se nommaient Aniaba et Rianga. Rianga mourut. Aniaba fut baptisé par le célèbre Bossuet; il reçut en France l'éducation qu'on croyait convenable à un jeune prince. Louis XIV fut son parrain. On lit dans un Mercure de France, imprimé en 1701, que cet Aniaba reçut l'Eucharistie des mains du cardinal de Noailles, et offrit un tableau à la Vierge pour mettre tous ses états sous sa protection, avec un vœu solennel d'employer, à son retour en Afrique, tous ses soins et ses efforts à la conversion de ses sujets. En débarquant sur la côte, il fut reconnu pour le fils d'un cabochir d'Issini; il retourna à sa religion, et se moqua des Français.

«Le lecteur, dit le père Loyer, sera surpris de trouver ici des royaumes dont les monarques ne sont que des paysans; des villes qui ne sont bâties que de roseaux; des vaisseaux composes d'un tronc d'arbre; et surtout un peuple qui vit sans soins, qui parle sans règle, qui fait des affaires sans le secours de l'écriture, et qui marche sans habit; un peuple dont une partie vit dans l'eau comme les poissons; un autre dans des trous comme des vers, aussi nu et presque aussi stupide que ces animaux.» Mais le lecteur est assez avancé dans l'histoire d'Afrique pour n'être pas surpris de ces singularités sauvages que nous avons déjà vues partout.

Loyer nous a donné la description du petit canton d'Issini, qu'il appelle royaume, et qui tire son nom de la rivière d'Issini, qui tombe dans la mer par plusieurs embouchures, dans le voisinage de la côte de l'Ivoire ou des Dents. Elle est navigable pour les grandes barques l'espace de soixante lieues, jusqu'à ce qu'on se trouve arrêté par une chaîne de rocs qui interrompt le cours de la rivière. Cette chute d'eau est fort raide, et forme une cascade admirable dont le bruit se fait entendre à plusieurs lieues. Des deux côtés, les Nègres ont ouvert des sentiers par lesquels ils tirent leurs canots; et les lançant ensuite au-dessus de la cataracte, ils assurent qu'ils peuvent remonter la rivière pendant trente jours, sans être arrêtés par le moindre obstacle. Si l'on doit s'en rapporter à leur témoignage, et s'il est vrai, comme ils le prétendent aussi, que le cours de la rivière est quelquefois nord, ou nord-est, ou nord-ouest, elle peut venir du Niger.

Les bois qui couvrent les campagnes du royaume d'Issini servent de retraite à des légions innombrables d'animaux dont les Nègres mêmes ne connaissent pas tous les noms. Le principal est l'éléphant. Les Nègres lui font la guerre pour sa chair et ses dents. Ils font servir ses oreilles à couvrir leurs tambours. Mais ils ne pensent point à l'apprivoiser, quoiqu'ils puissent en tirer beaucoup d'utilité. Les bois sont remplis de toutes sortes de bêtes fauves, qui seraient en beaucoup plus grand nombre, si les lions, les panthères, les léopards et d'autres bêtes de proie ne les détruisaient. Celles-ci sont si redoutables, que les habitans du pays sont forcés d'allumer des feux pendant la nuit pour les éloigner de leurs huttes. Quelque temps avant l'arrivée du père Loyer, elles avaient dévoré un Nègre en plein jour. Pendant le séjour qu'il fit dans le pays, un tigre entra dans une maison d'Assoko, ville capitale, et tua huit moutons qui appartenaient au roi Akasini. Les Français n'étaient pas plus en sûreté dans leur fort; car, le 7 de mars 1702, une panthère leur enleva une chienne qu'ils employaient à la garde de la place. Le 17, à la même heure, un de ces furieux animaux sauta par-dessus les palissades, quoiqu'elles eussent dix pieds de haut, tua deux brebis, et un belier qui se défendit long-temps avec ses cornes; enfin, s'apercevant qu'on avait pris l'alarme au fort, il se retira; mais, quelques heures après, il revint avec la même audace par le bastion du côté de la mer, attaqua la sentinelle, et ne prit la fuite qu'en voyant accourir toute la garnison.

Les civettes sont communes dans le royaume d'Issini. Loyer en vit plusieurs qui s'apprivoisaient parfaitement entre les mains des Français, et qui vivaient de rats et de souris. Elles ont le cri et les autres propriétés des chats. Les endroits qu'elles fréquentent dans les bois se reconnaissent à l'odeur de musc: car, en se frottant contre les arbres, elles y laissent de petites parties de cette précieuse drogue, que les Nègres ramassent et qu'ils vendent aux Européens. On trouve aussi dans les bois quantité de porcs-épics, dont la chair est d'un excellent goût; des assomanglies qui, ressemblant au chat par le corps, ont la tête du rat, et la peau marquetée comme le tigre. Les Nègres racontent que cet animal est le mortel ennemi de la panthère.

Il y a peu de pays où les singes soient en plus grande abondance et avec plus de variété dans leur grandeur et dans leur figure. On a déjà parlé des plus gros que l'on nomme Barris. Au mois de janvier 1702, le matelot du fort, qui était en même temps le chasseur de la garnison, blessa un de ces gros singes et le prit. Le reste de la troupe, quoique effrayé par le bruit d'une arme à feu, entreprit de venger le prisonnier, non-seulement par ses cris, mais en jetant de la boue et des pierres en si grand nombre, que le chasseur fut obligé de tirer plusieurs coups pour les écarter. Enfin il amena au fort le singe blessé et lié d'une corde très-forte. Pendant quinze jours il fut intraitable, mordant, criant, et donnant des marques continuelles de rage. On ne manquait pas de le châtier à coups de bâton, et de lui diminuer chaque fois quelque chose de sa nourriture. Cette conduite l'adoucit par degrés, jusqu'à le rendre capable de faire la révérence, de baiser la main, et de réjouir toute la garnison par ses souplesses et son badinage. Dans l'espace de deux ou trois mois, il devint si familier, qu'on lui accorda la liberté, et jamais il ne marqua la moindre envie de quitter le fort. Battre et nourrir, c'est ainsi qu'on fait des esclaves.

On admire beaucoup de petits oiseaux un peu plus gros que la linotte, et blancs comme l'albâtre, avec une queue rouge, tachetée de noir. Leur musique rend la promenade délicieuse dans les bois. Les moineaux sont plus rouges que ceux de l'Europe, et ne sont pas en moindre nombre. Les poules que les habitans nomment amoniken, sont moins grosses que celles de France; mais la chair en est plus tendre, plus blanche et de meilleur goût.

Les huîtres et les moules sont d'une monstrueuse grosseur. Depuis le mois de septembre jusqu'au mois de janvier, les tortues de mer viennent pondre sur cette côte. On suit leurs traces sur le sable pour découvrir leurs œufs, dont le nombre, pour une seule tortue, monte à cent cinquante, et quelquefois jusqu'à deux cents. Ils sont ronds et de la grosseur des œufs de poule; mais au lieu d'écaille ils ne sont couverts que d'une pellicule fort douce. Le goût n'en est point agréable; cependant ils valent mieux que les œufs des tortues de rivière, qui ne sont pas moins communes dans le pays. On y trouve aussi des lamantins et des caïmans.

Le nombre des rats et des souris est incroyable. Les sauterelles font un bruit étrange dans les campagnes, et même au sommet des maisons. Cette musique, jointe à celle des grillons, des moustiques, des cousins, qui sont encore plus redoutables par leur aiguillon, ne laisse aucun repos la nuit et le jour, surtout si l'on y ajoute la piqûre des mille-pieds, qui cause pendant vingt-quatre heures une inflammation très-douloureuse. On trouve aussi de tous côtés des araignées velues et de la grosseur d'un œuf, et des scorpions volans, dont on assure que la piqûre est mortelle; enfin les mites, les teignes, les cloportes, les fourmis de terre et les fourmis ailées sont des engeances pernicieuses qui détruisent les étoffes, le linge, les livres, le papier, les marchandises, et tout ce qu'elles rencontrent, malgré tous les soins qu'on apporte à s'en garantir.

Les abeilles, qui sont en abondance dans le royaume d'Issini, donnent d'excellente cire et du miel délicieux. Le 9 avril 1702, un essaim de ces petits animaux vint s'établir au fort Français, dans un baril vide qui avait contenu de la poudre. Non-seulement ils le remplirent de miel et de cire, mais ils produisirent d'autres essaims, qui auraient pu multiplier à l'infini, s'ils eussent été ménagés soigneusement.

Le royaume d'Issini, connu autrefois sous le nom d'Asbini, est habité par deux sortes de Nègres, les Issinois et Vétères. Les habitans naturels sont les Vétères, dont le nom signifie pêcheurs de la rivière. On raconte que les Ezieps, nation voisine du cap Apollonia, qui était gouverné par un prince nommé Fay, se trouvant fort mal, il y a plus de cent ans, du voisinage des peuples d'Axim, abandonnèrent leur pays pour se retirer dans le canton d'Asbini, qui appartenait aux Vétères. Ceux-ci prirent pitié d'une malheureuse nation, lui accordèrent un asile avec des terres pour les cultiver, et ne mirent plus de différence entre eux-mêmes et ces nouveaux hôtes. Cette bonne intelligence se soutint pendant plusieurs années; mais les Ezieps, qui étaient d'un caractère turbulent, s'étant enrichis par leur commerce avec les Européens, commencèrent bientôt à mépriser leurs bienfaiteurs. Ils joignirent l'oppression au mépris, et la tyrannie fut portée si loin, que les Vétères, se repentant de leurs anciennes bontés, résolurent de chasser ces ingrats; mais c'était une entreprise difficile. Ils ignoraient l'usage des armes à feu, et les redoutaient beaucoup, tandis que les Ezieps en étaient bien fournis, et n'étaient pas moins exercés à s'en servir; aussi furent-ils obliges d'attendre une occasion de vengeance qui ne se présenta qu'en 1670.

Une autre nation, nommée les Oschims, qui habitait la contrée d'Issini, dix lieues au delà du cap Apollonia, prit querelle avec les peuples de Ghiamo ou Ghiomray, habitans de ce cap. Les Issinois ou les Oschims, après plusieurs batailles, dans lesquelles ils furent maltraités, résolurent d'abandonner leur pays pour chercher une autre retraite. Ils jetèrent les yeux sur le canton des Vétères, dont la bonté s'était fait connaître pour les Ezieps dans les mêmes circonstances, Zénan, leur roi ou leur chef, était de la famille des Aumouans, qui était celle des anciens roi des Vétères. Une raison si forte leur fit espérer d'obtenir ce qui avait été accordé gratuitement aux Ezieps. C'était le temps où les Vétères, irrités contre leurs premiers hôtes, s'affligeaient d'être trop faibles pour faire éclater leur ressentiment. Ils reçurent les Issinois à bras ouverts, leur accordèrent des terres, et leur communiquèrent tous leurs projets de vengeance. Les intérêts de ces deux nations devenant les mêmes, elles traitèrent les Ezieps avec un dédain qui produisit bientôt une guerre ouverte. Comme les Issinois étaient pourvus d'armes à feu, il fut impossible aux Ezieps de résister long-temps à deux puissances réunies. Après avoir été défaits plusieurs fois, ils se virent forcés de se retirer dans un lieu de la côte de l'Ivoire, ou du pays de Koakoas, sur la rive ouest de la rivière de Saint-André. Ils s'y sont établis, quoiqu'ils y soient souvent exposés aux incursions des Issinois, leurs mortels ennemis, qui ne reviennent guère sans avoir emporté quelque butin. Depuis cette révolution, le pays d'Asbini qu'occupaient les Ezieps, après l'avoir obtenu des Vétères, et la rivière du même nom, étant passés entre les mains des Issinois, ont pris le nom d'Issini, de leurs nouveaux possesseurs; et l'ancien territoire des Issinois, qu'on nomme encore le Grand-Issini, pour le distinguer de l'autre, dont il n'est éloigné que de dix lieues, est demeuré sans habitans. On voit que ces peuplades nègres ont été souvent refoulées les unes sur les autres, et qu'un même lieu a souvent changé d'habitans comme autrefois notre Europe. Quiconque possède peu, change aisément de demeure. Ce sont les richesses et la police qui fixent une nation.

La pierre d'aigris, qui tient lieu de monnaie parmi les barbares, est fort estimée d'eux, quoiqu'elle n'ait ni lustre ni beauté. Les Kompas, nation voisine, la brisent en petits morceaux qu'ils percent fort adroitement, et qu'ils passent dans de petits brins d'herbe pour les vendre aux Vétères. Chaque petit morceau est estimé deux liards de France. Il se trouve peu d'or sur cette côte.

Les Vétères se bornent à la pêche de la rivière, parce qu'ils n'ont pas la hardiesse de s'exposer aux flots de la mer sur une côte qui est ordinairement fort orageuse. Ils se font des réservoirs où le poisson entre de lui-même, et dans lesquels il prend plaisir à demeurer. Ce sont de grands enclos de roseaux, soutenus par des pieux dans les endroits où la rivière a moins de profondeur. Ils n'y laissent qu'une ouverture, qui sert de porte au poisson pour entrer. S'ils ont besoin de quelque poisson extraordinaire, ils vont dans ces lieux avec de petits filets, et choisissent ce qu'ils désirent, comme nous le faisons en Europe dans nos réservoirs.

Les Kompas bordent le pays des Vétères. C'est une nation gouvernée en forme de république, ou plutôt d'aristocratie, car ce sont les chefs des villages qui discutent les intérêts publics, et qui en décident à la pluralité des voix. Leur pays est composé d'agréables collines que les habitans cultivent soigneusement, et qui produisent tous les grains qu'on y sème, tandis que le terroir des côtes, qui n'est qu'un sable sec et brûlé, demeure éternellement stérile. Les Vétères et les Issinois ne subsisteraient pas long-temps sans le secours des Kompas. Ils reçoivent d'eux leurs principales provisions, et leur rendent en échange des armes à feu, des pagnes et du sel, dont les Kompas sont absolument dépourvus. C'est d'eux encore que les Issinois tirent l'or qu'ils emploient au commerce. Les Kompas le retirent d'une autre nation qui habite plus loin dans les terres. On peut observer que c'est toujours dans l'intérieur de ces contrées et loin de la mer que se trouve l'or que le commerce apporte sur les côtes.

Ils ont grand soin d'entretenir leur noirceur en se frottant tous les jours la peau d'huile de palmier, mêlée de poudre de charbon, ce qui la rend brillante, douce et unie comme une glace de miroir. On ne leur voit jamais un poil ni la moindre saleté sur le corps. À mesure qu'ils vieillissent, leur noirceur diminue, et leurs cheveux de coton deviennent gris. Ils donnent quantité de formes différentes à cette chevelure. Leurs peignes, qui sont de bois ou d'ivoire, à quatre dents, y sont toujours attachés. L'huile de palmier mêlée de charbon, qui leur sert à se noircir la peau, leur tient aussi lieu d'essence pour la tête. Ils parent leurs cheveux de petits brins d'or et de jolies coquilles. Ils n'ont pas d'autres rasoirs que leurs couteaux, mais ils savent les rendre fort tranchans. Les uns ne se rasent que la moitié de la tête, et couvrent l'autre moitié d'un petit bonnet retroussé sur l'oreille. D'autres laissent croître plusieurs touffes de cheveux, en différentes formes, suivant leur propre caprice. Ils sont passionnés pour leur barbe: ils la peignent régulièrement, et la portent aussi longue que les Turcs. Le goût de la propreté du corps est commun à toute la nation d'Issini. Ils se lavent à tout moment les mains, le visage et la tête entière. L'habitude qu'ils ont d'être nus (ils sont très-voisins de la ligne), fait qu'ils n'y trouvent ni peine ni honte. Il n'y a que leurs brembis et leurs bahoumets, différentes espèces de cabochirs, qui soient tout-à-fait vêtus.

Les Issinois ont cela de commun avec les anciens Spartiates, que le vol n'est jamais puni parmi eux. Ils font gloire de raconter leurs exploits dans ce genre. Le roi même les y encourage. Si quelqu'un de ses sujets a fait un vol considérable et craint d'être découvert, il s'adresse au roi, en lui offrant la moitié du butin, et l'impunité est certaine à ce prix.

Ils sont si défians dans le commerce, qu'il faut toujours leur montrer l'argent ou les marchandises d'échange avant qu'ils entrent dans aucun traité. S'il est question de vous rendre quelque service, ils veulent être payés d'avance, et souvent ils disparaissent avec le salaire. Il est rare qu'ils remplissent jusqu'à la fin tous leurs engagemens, à moins que les daschis ou les présens d'usage ne soient renouvelés plusieurs fois. Cependant, lorsqu'ils achètent quelque chose, on est obligé de se fier à leur bonne foi pour la moitié du prix; ce qui expose toujours les marchands de l'Europe à quelque perte. Ces friponneries sont communes à toute la nation, depuis le roi jusqu'au plus vil esclave.

Leur avarice va si loin, que, s'ils tuent un mouton, ils le regrettent jusqu'aux larmes pendant huit jours, quoique cet excès de générosité ne leur arrive guère que pour traiter quelque Européen de distinction, dont ils reçoivent dix fois la valeur de leur dépense. S'ils élèvent de la volaille, ce n'est que pour la vendre et pour en conserver le prix. Ils se retranchent tout ce qui n'est point absolument nécessaire à la vie: où l'avarice va-t-elle se placer!

Les femmes se plaisent à porter autour de la ceinture, quantité d'instrumens de cuivre, d'étain, et surtout des clefs de fer, dont elles se font une parure, quoique souvent elles n'aient pas dans leurs cabanes une boîte à fermer. Elles suspendent aussi à leur ceinture plusieurs bourses de différentes grandeurs, remplies de bijoux, ou du moins de bagatelles qui en ont l'apparence, pour se faire une réputation de richesse, surtout aux yeux des Européens. Leurs jambes et leurs bras sont moins ornés que chargés de bracelets, de chaînes et d'une infinité de petits bijoux de cuivre, d'étain et d'ivoire. Le père Loyer en vit plusieurs qui portaient ainsi jusqu'à dix livres en clincailleries; plus fatiguées, dit-il, sous le poids de leurs ornemens que les criminels de l'Europe ne le sont sous celui de leurs chaînes. La vanité fait donc partout des victimes volontaires!

Le jour qu'elles mettent au monde un enfant, elles le portent à la rivière, le lavent, se lavent elles-mêmes, et retournent immédiatement à leurs occupations ordinaires. Nous avons déjà vu la même chose dans d'autres contrées d'Afrique; d'où il faut nécessairement conclure que, dans les pays très-chauds, l'accouchement est très-peu pénible.

La porte des maisons, ou des huttes, est un trou d'un pied et demi carré, par lequel on ne passe qu'en rampant, avec assez de difficulté; elle est fermée d'un tissu de roseaux, attaché intérieurement avec des cordes, pour servir de défense contre les panthères. Pendant la nuit, on allume du feu au centre des huttes; et comme elles sont sans cheminée, il y règne toujours une fumée épaisse. Les Nègres s'y couchent sur des nattes ou des roseaux, les pieds contre le feu. Leurs femmes habitent des cabanes séparées, ou elles mangent et couchent à part, rarement du moins avec leurs maris. Toutes ces huttes sont environnées d'une palissade ou d'une haie de roseaux, qui forme une cour dont la porte se fermé toutes les nuits. Cette cour et le fond des cabanes, qui n'est que de sable, sont nettoyées dix fois le jour par leurs femmes et les filles, dont l'emploi est d'entretenir l'ordre et la propreté.

C'est une coutume immémoriale parmi les Issinois d'avoir pour chaque village, à cent pas de l'habitation, une maison séparée qu'ils appellent bournamon, où les femmes et les filles se retirent pendant leurs infirmités lunaires. On a soin de leur y porter des provisions, comme si elles étaient infectées de la peste. Elles n'osent déguiser leur situation, parce qu'elles risqueraient beaucoup à tromper leurs maris. Dans la cérémonie du mariage, on les fait jurer par leur fétiche d'avertir leur mari aussitôt qu'elles s'aperçoivent de leur état, et de se rendre sur-le-champ au bournamon.

De toutes les maladies auxquelles ils sont sujets, il n'y en a point de plus épidémique que celle que nous nommons vénérienne; ils en sont tons infectés plus ou moins: on en voit quelques-uns tomber en pourriture pour avoir négligé le mal dans son origine. Ce mal ne les empêche pas de mettre tout leur bonheur dans le commerce des femmes. Ils sont fort affligés aussi par les maux d'yeux, qui vont souvent jusqu'à leur faire perdre entièrement la vue, et qu'on attribue à la réflexion du soleil sur des sablés d'une blancheur et d'une sécheresse extrêmes.

Pour les blessures, ils emploient une herbe dont le suc, mis sur la plaie avec le marc, produit des cures si merveilleuses, qu'ils comptent pour rien une blessure de cinq pouces de profondeur, où l'os même est endommagé, et qu'ils sont sûrs de la guérir en trois semaines. Loyer en vit des exemples si surprenans, qu'il se dispense de les rapporter, parce qu'on les prendrait pour des fables.

Les Nègres sont fort soigneux, pendant leur vie, d'acheter et de préparer tout ce qui doit servir à leur enterrement: c'est un beau drap de coton rayé pour les envelopper; un cercueil et des bijoux d'or ou d'autres matières pour l'orner, dans l'opinion que l'accueil qu'on leur fera dans l'autre monde répondra aux ornemens de leur sépulture. Un Nègre qui voyagerait parmi nous serait fondé à croire que nous avons la même opinion, en voyant l'émulation de faste et de vanité qui règne dans nos enterremens!

On a représenté la religion de ces Nègres avec de fausses couleurs. Villault, par exemple, s'est fort trompé en rapportant qu'il adorent les fétiches comme leurs divinités. Ils désavouent eux-mêmes la doctrine qu'il leur attribue. Suivant le père Loyer, ils reconnaissent un Dieu créateur de toutes choses, et particulièrement des fétiches, qu'il envoie sur la terre pour rendre service au genre humain. Cependant leurs notions sur l'article des fétiches sont fort confuses. Les plus vieux Nègres paraissent embarrassés lorsqu'on les interroge; ils ont appris seulement par une ancienne tradition qu'ils sont redevables aux fétiches de tous les biens de la vie, et que ces êtres, aussi redoutables que bienfaisans, ont aussi le pouvoir de leur causer toutes sortes de maux. Nous traiterons dans la suite l'article des fétiches.

Chaque jour au matin, ils vont se laver à la rivière, et se jettent sur la tête une poignée d'eau, à laquelle ils mêlent quelquefois du sable pour exprimer leur humilité; ils joignent les mains, les ouvrent ensuite, et prononcent doucement le mot d'Ecksavais. Après quoi, levant les yeux au ciel, ils font cette prière: Anghioumé, mamé enaro, mamé orié, mamé sckiché e okkori, mamé akana, mamé brembi, mamé angnan e aounsan; ce qui signifie: «Mon Dieu, donnez-moi aujourd'hui du riz et des ignames, donnez-moi de l'or et de l'aigris; donnez-moi des esclaves et des richesses; donnez-moi la santé, et accordez-moi d'être prompt et actif.» C'est à cette prière que se réduisent toutes leurs adorations. Ils croient Dieu si bon, qu'il ne peut, disent-ils, leur faire du mal: il a donné tout son pouvoir aux fétiches, et ne s'en est pas réservé.

On peut se reposer sans défiance sur le serment des Nègres, lorsqu'ils ont juré par leur fétiche, et surtout lorsqu'ils l'ont avalé. Pour tirer la vérité de leur bouche, il suffit de mêler quelque chose dans de l'eau, d'y tremper un morceau de pain, et de leur faire boire ce fétiche en témoignage de la vérité. Si ce qu'on leur demande est tel qu'ils le disent, ils boiront sans crainte; s'ils parlent contre le témoignage de leur cœur, rien ne sera capable de les faire toucher à la liqueur, parce qu'ils sont persuadés que la mort est infaillible pour ceux qui jurent faussement. Leur usage est de râper un peu de leur fétiche, qu'ils mettent dans de l'eau ou qu'ils mêlent avec quelque aliment. Un Nègre qui s'engage par cette espèce de lien trouve plus de crédit parmi ses compatriotes qu'un chrétien n'en trouve parmi nous en offrant de jurer sur les saints Évangiles.

Les Nègres d'Issini n'ont point de temples ni de prêtres, ni d'autres lieux destinés aux exercices de la religion, que les autels publics et particuliers de leurs fétiches. Ils ne laissent pas d'avoir une sorte de pontife, qu'ils nomment osnon, et dont l'élection appartient aux brembis et aux bahoumets. Lorsque l'osnon meurt, le roi convoque l'assemblée de ses cabochirs, qui sont entretenus aux frais publics pendant le cours de cette cérémonie. Leur choix est libre, et tombe ordinairement sur un homme de bonne réputation, mais versé surtout dans l'art de composer des fétiches. Ils le revêtent des marques de sa dignité, qui consistent dans une multitude de fétiches joints ensemble qui le couvrent depuis la tête jusqu'aux pieds. Dans cet équipage, ils le conduisent en procession par toutes les rues, après avoir néanmoins commencé par lui donner huit ou dix bandes d'or[7] levées sur le public. Un Nègre le précède dans cette marche solennelle, disant à haute voix que tous les habitans doivent apporter quelque offrande au nouvel osnon, s'ils veulent participer à ses prières. On expose à l'extrémité de chaque village un plat d'étain pour recevoir les aumônes. L'osnon est le seul prêtre du pays. Son, emploi consiste à faire les grands fétiches publics, et à donner ses conseils au roi, qui n'entreprend rien sans son avis et son consentement; s'il tombe malade, on lui envoie communiquer les délibérations. Dans une sécheresse excessive, ou dans les temps d'orages et de pluies violentes, le peuple s'écrie qu'il manque quelque chose à l'osnon; et sur-le-champ on fait pour lui une quête, à laquelle tout le monde contribue suivant ses moyens.

La doctrine de la transmigration des âmes est si bien établie parmi les Nègres d'Issini, que, n'espérant rien de réel et de permanent dans ce monde ni dans l'autre, ils bornent tous leurs vœux à jouir, autant qu'il leur est possible, des richesses et des plaisirs qui leur conviennent. Leur parle-t-on de l'enfer et du ciel, ils éclatent de rire. Ils sont persuadés que le monde est éternel, et que l'âme doit passer dans une autre région, qu'ils placent au centre de la terre, pour y recevoir un nouveau corps dans le sein d'une femme; que les âmes de cette région passent de même dans celle-ci; de sorte que, suivant leurs principes, il se fait un échange continuel d'habitans entre les deux mondes. Ils placent le souverain bien de l'homme dans les richesses, dans la puissance, et dans le plaisir d'être servi et respecté.

Le pouvoir an roi est absolu sur les pauvres et sur les esclaves; mais les cabochirs, surtout ceux qui passent pour riches, et qui ont un grand nombre d'esclaves, sont fort éloignés de cette rigoureuse soumission. Leur dépendance se borne à se rendre aux palavères, c'est-à-dire aux conseils publics, et à secourir le roi de leurs forces, lorsqu'il est question de la sûreté publique. Rien ne ressemble plus à notre ancien gouvernement féodal.

La succession, dans le royaume d'Issini, tombe au plus proche parent du roi, à l'exclusion de ses propres enfans. La loi ne lui permet pas même de leur laisser une partie de ses richesses; de sorte qu'ils n'ont pour leur subsistance et leur établissement que ce qu'ils ont acquis pendant la vie de leur père. Cependant il les aide pendant son règne à amasser quelque chose pour l'avenir. Il leur fait même apprendre quelque art ou quelque commerce qui puisse leur servir après sa mort. Les enfans du roi ne laissent pas d'être respectés pendant qu'il est sur le trône. Ils ont des gardes qui ne cessent pas de les accompagner; mais à la mort de leur père toute leur grandeur disparaît, et s'ils ne s'attirent quelque distinction par leur mérite et leurs bonnes qualités, ils ne sont pas plus considérés que le commun des Nègres. Leur unique portion consiste dans quelques esclaves. Tout le reste de l'héritage passe an nouveau roi. Au reste, dans les contrées nègres, où la royauté est héréditaire, il est rare qu'elle le soit en ligne directe. Elle appartient le plus souvent au frère du roi, ou au fils de sa sœur. La succession par les femmes leur paraît, non sans raison, plus sûre et plus prouvée que toutes les autres.

Les nobles et les grands de contrée sont distingués, comme on l'a vu, par les titres de brembis et de bahoumets, qui signifie dans leur langue les riches et les commandans. Dans la langue du commerce, qu'on appelle lingua-fianca, on les confond sous le nom de cabochirs ou de capchères, sans que l'origine et le sens de ce mot soient mieux connus. C'est à ces grands qu'appartient le privilége du commerce, c'est-à-dire le droit d'acheter ou de vendre à l'arrivée des vaisseaux de l'Europe. Tout autre Nègre qui serait surpris à trafiquer verrait ses effets confisqués. De là vient que les cabochirs sont les seuls riches, et que tout l'or du pays tombe entre leurs mains: leur nombre est ordinairement de quarante ou cinquante, quoiqu'il ne soit pas fixé. Le reste des Issinois est si pauvre, que les plus aisés ont à peine un misérable pagne pour se couvrir, et ne vivent qu'avec le secours des cabochirs. Ils se louent à leur service pour se procurer de quoi nourrir leurs enfans; et quelquefois ils sont obligés de se vendre pour le soutien de leur vie. Cependant, lorsqu'il s'en trouve quelqu'un qui, à force d'industrie et de travail, est parvenu à amasser un peu de bien, et qui a pu cacher ses richesses avec assez de soin pour les conserver, il emploie sous main ses amis à la cour, et parmi les cabochirs, pour s'élever à la qualité de marchand ou de noble. Si sa demande est approuvée, le roi et les brembis indiquent un jour où l'on se rend au bord de la mer pour cette cérémonie. Le candidat commence par payer les droits royaux, qui sont huit écus en poudre d'or. Ensuite le roi déclare devant ses cabochirs qu'il reçoit un Nègre de tel nom pour noble et pour marchand; après quoi, se tournant vers la mer, il défend aux flots de nuire au nouveau cabochir, de renverser ses canots et de nuire à ses marchandises. Il finit l'installation en versant dans la mer une bouteille d'eau-de-vie pour gagner ses bonnes grâces. Alors le nouveau noble s'approche du roi, qui lui prend les mains, les serre, d'abord l'une contre l'autre, les ouvre ensuite, et souffle dedans en prononçant doucement le mot akschouc, c'est-à-dire, allez en paix. Tous les cabochirs répètent cette cérémonie après le roi. Il ne reste pour conclusion que de se rendre au festin, où le candidat a pris soin de faire inviter tous les nobles; et lorsqu'ils en sont sortis, il est regardé de toute la nation comme marchand, comme noble, comme brembis et cabochir, avec le droit de vendre et d'acheter des esclaves. S'il accompagne le roi à la guerre, il a part aux dépouilles de l'ennemi. Enfin il entre en possession de tous les priviléges attachés à son titre. Ainsi l'on achète la noblesse sur les côtes d'Afrique comme parmi nous: il n'y a de différence que dans le prix et dans le titre, et partout les priviléges de cette noblesse tiennent plus ou moins à l'oppression des faibles. Tout rappelle le proverbe italien, tutto il monda è fatto come la nostra famiglia. Ce qui suit en est encore une preuve.

Lorsqu'un créancier se lasse du délai, et qu'il prend la résolution de se faire payer, il s'adresse au roi, qui, sur sa demande, fait avertir le débiteur. Un esclave chargé de cet ordre se présente le sceptre ou plutôt le bâton royal à la main, et déclare au débiteur qu'il est appelé par le roi. Si le cas est pressant, il l'oblige sur-le-champ de le suivre. Alors le procès commence par un présent de huit onces d'or, que le créancier est obligé de faire au roi pour acheter de l'eau-de-vie. Il doit déposer en même temps un tiers au moins de la somme qu'il demande: et ce tiers est distribué entre le roi et les courtisans, qui doivent être ses juges. Ensuite il jure, en avalant le fétiche, que telle somme lui est due par celui qu'il a cité. On écoute le débiteur: si les juges ne sont pas satisfaits de ses raisons, il est condamné à payer la dette dans un certain temps, et forcé de s'y engager par un serment solennel, qu'il prononce en touchant la tête du roi. Le procès finit sans autre formalité. S'il manque d'un seul jour à l'exécution, il est obligé de payer une bande au roi, ou deux bandes, s'il est riche, pour avoir violé son serment. On lui donne ensuite une autre trêve, mais avec de nouvelles dépenses de la part du créancier. S'il manque à sa promesse après l'avoir renouvelée plusieurs fois, il court risque à la fin d'être déclaré insolvable; après quoi il est vendu pour l'esclavage.

La sorcellerie, ou du moins le crime auquel les Issinois donnent ce nom, est punie par l'eau, c'est-à-dire que le coupable est noyé solennellement avec diverses marques de l'exécration publique. Ceux qui révèlent les secrets du conseil sont décapités sans cérémonie et sans espérance de grâce. Les esclaves, ou les prisonniers de guerre qui entreprennent de s'échapper, sont présentés au conseil du roi et des brembis, qui examinent d'abord les circonstances du crime. S'il paraît bien prouvé, le coupable est condamné à mort. Après lui avoir prononcé sa sentence, on lui lie les mains derrière le dos, et on lui met dans la bouche un bâillon attaché par les deux bouts avec une corde qui se lie derrière la tête. Un esclave du roi, qui reçoit pour son salaire huit écus en poudre d'or, portant sur la tête un des fétiches du roi, court dans toutes les rues de la ville comme un insensé, en faisant pencher le fétiche de côté et d'autre comme s'il voulait le faire tomber. Lorsqu'il arrive à la place où l'on a déjà conduit le criminel, il perce la foule en demandant au fétiche sur qui doit tomber la fonction d'exécuteur. Ensuite le premier jeune homme qu'il touche de l'épaule est celui qu'on suppose nommé par le fétiche. Cependant il recommence à demander si c'est assez d'un seul. Quelquefois le nombre des exécuteurs nommés monte ainsi jusqu'à dix. Enfin l'esclave fugitif est placé près du fétiche auquel il doit être sacrifié. On prend le soin de lui faire étendre le cou au-dessus de l'idole. Celui qui se trouve nommé le premier pour l'exécution tire son poignard et lui perce la gorge, tandis que les autres tiennent la victime, dont ils font couler le sang sur le fétiche. L'exécuteur accompagne cette action d'une prière qu'il prononce à haute voix: «Ô fétiche! nous t'offrons le sang de cet esclave.» Aussitôt qu'il est mort on coupe son corps en pièces, et l'on ouvre au pied du fétiche un trou dans lequel toutes les parties sont enterrées, à l'exception de la mâchoire, qu'on attache au fétiche même. Les exécuteurs sont censés impurs pendant trois jours, et se bâtissent une cabane séparée à quelque distance du village; mais, dans cet intervalle, ils ont le droit de courir comme des furieux et de prendre tout ce qui tombe entre leurs mains: volailles, bestiaux, pain, huile, tout ce qu'ils peuvent toucher leur appartient, parce que les autres le croient souillé, et n'oseraient plus s'en servir. À la fin des trois jours, ils démolissent leur cabane, dont ils rassemblent toutes les pièces. Le premier exécuteur prend un pot sur sa tête, et conduit ses compagnons jusqu'au lieu où le criminel a reçu la mort. Là, ils l'appellent trois fois par son nom. Le premier exécuteur brise son pot sur la terre. Les autres y laissent les pièces de la cabane. Tous ensemble prennent la fuite et retournent chez eux, où, se revêtant de leur meilleur pagne, ils vont rendre visite aux brembis et aux bahoumets, qui leur donnent une certaine quantité de poudre d'or. Il n'y a personne dans la nation qui refuse cet emploi, quand il est nommé par le fétiche. Les fils mêmes du roi ne feraient pas difficulté de l'accepter. Il rend les exécuteurs infâmes pendant trois jours; mais il passe ensuite pour un sujet de gloire. Leur usage est d'arracher une dent au criminel qui est mort par leurs mains; et plus ils en peuvent montrer, plus ils donnent d'éclat à leur réputation.

Coutume, opinion, reines de notre sort,
Vous réglez des humains et la vie et la mort!(Lien vers la table des matières.)

FIN DU DEUXIÈME VOLUME.

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