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Abrégé de l'Histoire Générale des Voyages (Tome 6)

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The Project Gutenberg eBook of Abrégé de l'Histoire Générale des Voyages (Tome 6)

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Title: Abrégé de l'Histoire Générale des Voyages (Tome 6)

Author: Jean-François de La Harpe

Release date: May 3, 2013 [eBook #42635]
Most recently updated: October 23, 2024

Language: French

Credits: Produced by Carlo Traverso, Christine P. Travers and the
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(BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ABRÉGÉ DE L'HISTOIRE GÉNÉRALE DES VOYAGES (TOME 6) ***

BIBLIOTHÈQUE FRANÇAISE.

ABRÉGÉ
DE
L'HISTOIRE GÉNÉRALE
DES VOYAGES;

Par J.-F. LAHARPE.

TOME SIXIÈME.

Enseigne de l'éditeur.

PARIS,
MÉNARD ET DESENNE, FILS.
1825.

ABRÉGÉ
DE
L'HISTOIRE GÉNÉRALE
DES VOYAGES.

SECONDE PARTIE.
ASIE.

LIVRE DEUXIÈME.
CONTINENT DE L'INDE.

CHAPITRE VI.

Guzarate, Cambaye et Visapour.

Nous continuons de parcourir les dépendances du Mogol situées dans la partie occidentale, retournant sur nos pas du Coromandel à la côte du Malabar, et nous allons suivre le voyageur Mandelslo dans le Guzarate, à Cambaye et à Visapour, avant d'entrer dans l'intérieur de l'empire mogol, proprement nommé l'Indoustan.

On nous représente Mandelslo comme un de ces voyageurs extraordinaires dans qui le désir de parcourir le globe de la terre est une passion, et qui lui sacrifient jusqu'à l'espérance de leur fortune. Il était né d'une famille distinguée dans le duché de Mecklembourg; et dès l'enfance il avait été page du duc de Holstein. Ce prince ayant pris la résolution d'envoyer une ambassade en Moscovie et en Perse, le jeune Mandelslo marqua tant d'empressement pour visiter des régions si peu connues dans sa patrie, qu'il obtint la permission, non-seulement de faire ce voyage à la suite des ambassadeurs, en qualité de gentilhomme de la chambre du duc, mais encore de se détacher de l'ambassade aussitôt que la négociation serait terminée en Perse, et d'exécuter le dessein qu'il avait de visiter le reste de l'Asie.

Il s'embarqua le 6 avril 1638, à Bender-Abassi, sur un navire anglais de trois cents tonneaux et de vingt-quatre pièces de canon, avec deux marchands anglais nommé Hall et Mandley, que le président du comptoir de Surate faisait venir d'Ispahan pour les affaires de leur compagnie. Nous passerons les détails de sa route pour le transporter tout de suite dans le Guzarate.

Amedabad, capitale de ce royaume, est située à 23 degrés 32 minutes nord, à dix-huit lieues de Cambaye, et quarante-cinq de Surate, sur une petite rivière qui se perd dans l'Indus à peu de distance de ses murs. Cette ville est grande et bien peuplée. Sa circonférence est d'environ sept lieues, en y comprenant les faubourgs et quelques villages qui en font partie. Ses murs sont fort larges, ses édifices ont un air étonnant de grandeur et de magnificence, surtout les mosquées et le palais du gouverneur de la province. On y fait une garde continuelle, et la garnison est considérable, par la crainte où on est des Badoures, peuples éloignés d'environ vingt-cinq lieues, qui ne reconnaissent point l'autorité du Mogol, et qui se font redouter de ses sujets par leurs incursions.

L'Asie n'a presque point de nation ni de marchandises qu'on ne trouve dans Amedabad. Il s'y fait particulièrement une prodigieuse quantité d'étoffes de soie et de coton. À la vérité, les ouvriers emploient rarement la soie du pays, et moins encore celle de Perse, qui est trop grosse et trop chère; mais ils se servent de soies chinoises, qui sont très-fines, en les mêlant avec celle du Bengale, qui ne l'est pas tant, quoiqu'elle le soit plus que celle de Perse. Ils font aussi des brocarts d'or et d'argent; mais ils y mêlent trop de clinquant, ce qui les rend fort inférieurs à ceux de Perse. Depuis que Mandelslo était arrivé à Surate, ils avaient commencé à fabriquer une nouvelle étoffe de soie et de coton à fleurs d'or, qu'on estimait beaucoup, et qui se vendait cinq écus l'aune: mais l'usage en était défendu aux habitans du pays, et l'empereur se l'était réservé, en permettant néanmoins aux étrangers d'en transporter hors de ses états. On faisait librement dans les manufactures d'Amedabad toutes sortes de satins et des velours de toutes couleurs; du taffetas, du satin à doubler, de fil et de soie; des alcatifs ou des tapis à fond d'or, de soie et de laine, moins bons à la vérité que ceux de Perse, et toutes sortes de toiles de coton.

Les autres marchandises qui s'y vendent le plus, sont le sucre candi, la cassonade, le cumin, le miel, la gomme laque, l'opium, le borax, le gingembre sec et confit, les mirobolans, et toutes sortes de confitures; le salpêtre, le sel ammoniac et l'indigo, qui n'y est connu que sous le nom d'anil, et que la nature y produit en grande abondance. On y trouve aussi des diamans; mais, comme on les y porte de Golconde et de Visapour, on peut les avoir ailleurs à moindre prix. Le musc et l'ambre gris n'y sont pas des marchandises rares, quoique le pays n'en produise point.

Un commerce des plus considérables d'Amedabad, est celui du change. Les banians font des traites et des remises pour toutes les parties de l'Asie, et jusqu'à Constantinople; ils y trouvent d'autant plus d'avantages, que, malgré les dépenses continuelles du Mogol pour l'entretien d'un grand nombre de soldats, dont l'unique office est de veiller à la sûreté publique, les rasbouts et d'autres brigands rendent les grands chemins fort dangereux.

D'un autre côté, les marchandises ne paient rien à l'entrée ni à la sortie d'Amedabad; on est quitte pour un présent qui se fait au katoual, d'environ quinze sous par charrette. Les seules marchandises de contrebande, pour les habitans comme pour les étrangers, sont la poudre à canon, le plomb et le salpêtre, qui ne peuvent se transporter sans une permission du gouverneur: mais on l'obtient facilement avec une légère marque de reconnaissance.

Cette riche et grande ville renferme dans son territoire vingt-cinq gros bourgs et deux mille neuf cent quatre-vingt-dix-huit villages. Son revenu monte à plus de six millions d'écus, dont le gouverneur dispose avec la seule charge de faire subsister les troupes qu'il est obligé d'entretenir pour le service de l'état, et particulièrement contre les voleurs, quoique souvent il les protége jusqu'à partager avec eux le fruit de leurs brigandages.

Mandelslo employa plusieurs jours à visiter quelques tombeaux qui sont aux environs de la ville. On admire particulièrement celui qui est dans le village de Kirkéeis. C'est l'ouvrage d'un roi de Guzarate, qui l'a fait élever à l'honneur d'un juge qui avait été son précepteur, et dont on prétend que la sainteté s'est fait connaître par plusieurs miracles. Tout l'édifice, dans lequel on compte jusqu'à quatre cent quarante colonnes de trente pieds de hauteur, est de marbre, comme le pavé, et sert aussi de tombeau à trois rois qui ont souhaité d'y être ensevelis avec leurs familles. À l'entrée de ce beau monument on voit une grande citerne remplie d'eau et fermée d'une muraille qui est percée de toutes parts d'un grand nombre de fenêtres. La superstition attire dans ce lieu des troupes de pèlerins. C'est dans le même village que se fait le meilleur indigo du pays.

Une lieue plus loin, on trouve une belle maison accompagnée d'un grand jardin, ouvrage de Tchou-Tchimâ, empereur du Mogol, après la victoire qu'il remporta sur le sultan Mahomet Begheram, dernier roi du Guzarate, et qui lui fit unir ce royaume à ses états. On n'oublia pas de faire voir à Mandelslo un tombeau nommé Bety-Chuit, c'est-à-dire la honte d'une fille, et dont on lui raconta l'origine. Un riche marchand, nommé Hadjom-Madjom, étant devenu amoureux de sa fille, et cherchant des prétextes pour justifier l'inceste, alla trouver le juge ecclésiastique, et lui dit que dès sa jeunesse il avait pris plaisir à planter un jardin, qu'il l'avait cultivé avec beaucoup de soin, et qu'on y voyait les plus beaux fruits; que ce spectacle causait de la jalousie à ses voisins, et qu'il en était importuné tous les jours; mais qu'il ne pouvait leur abandonner un bien si cher, et qu'il était résolu d'en jouir lui-même, si le juge voulait approuver ses intentions par écrit. Cet exposé lui fit obtenir une déclaration favorable qu'il fit voir à sa fille: mais ne tirant aucun fruit de son autorité ni de la permission du juge, il la viola. Mahomet Begheram, informé de son crime, lui fit trancher la tête, et permit que de ses biens on lui bâtît ce monument, qui rend témoignage du crime et de la punition.

C'est à peu de distance d'Amedabad que commencent à s'élever les effroyables montagnes de Marva, qui s'étendent plus de soixante-dix lieues vers Agra, et plus de cent vers Oughen, domaine de Rana, prince qu'on croyait descendu en ligne directe du célèbre Porus. C'est là qu'est situé le château de Gourkhetto, que sa situation dans ces lieux inaccessibles a fait passer long-temps pour imprenable, et que le grand-mogol n'a pas eu peu de peine à subjuguer. La montagne qui est entre Amedabad et Trappé est le séjour d'un autre radja, que les bois et les déserts ont conservé jusqu'à présent dans l'indépendance. Le radja d'Ider est vassal de l'empire; mais sa situation lui donnant les mêmes avantages, il se dispense souvent d'obéir aux ordres du Mogol.

Un des plus beaux jardins d'Amedabad est celui qui porte le nom de Schahbag, ou jardin du roi. Il est situé dans le faubourg de Begampour, et fermé d'une grande muraille. On n'en admire pas moins l'édifice, dont les fossés sont pleins d'eau, et les appartemens très-riches. De là Mandelslo se rendit par un pont de pierre d'environ quatre cents pas de long, dans le jardin de Nikcinabag, c'est-à-dire joyau, et qui passe pour l'ouvrage d'une femme. Il n'est pas remarquable par sa grandeur, non plus que le bâtiment qui l'accompagne; mais la situation de l'un et de l'autre est si avantageuse, qu'elle fait découvrir toute la campagne voisine, et qu'elle forme sur les avenues du pont une des plus belles perspectives que Mandelslo eût jamais vues. Le milieu du jardin offre un grand réservoir d'eau, qui n'est composé que d'eau de pluie pendant l'hiver, mais qu'on entretient pendant l'été avec le secours de plusieurs machines, par lesquelles plusieurs bœufs tirent de l'eau de divers puits fort profonds qui ne tarissent jamais. On y va rarement sans rencontrer quelques femmes qui s'y baignent; aussi l'usage en exclut-il les Indiens; mais la qualité d'étranger en fit obtenir l'entrée à Mandelslo. Tant de jardins dont la ville est environnée, et les arbres dont les rues sont remplies, lui donnent de loin l'apparence d'une grande forêt. Le chemin qui se nomme Baschaban, et qui conduit dans un village éloigné de six lieues, est bordé de deux lignes de cocotiers, qui donnent sans cesse de l'ombre aux voyageurs; mais il n'approche pas de celui qui mène d'Agra jusqu'à Brampour, et qui ne fait qu'une seule allée, dont la longueur est de cent cinquante lieues d'Allemagne. Tous ces arbres logent et nourrissent une incroyable quantité de singes, parmi lesquels il s'en trouve d'aussi grands que des lévriers, et d'assez puissans pour attaquer un homme: ce qui n'arrive jamais néanmoins, s'ils ne sont irrités. La plupart sont d'un vert brun; ils ont la barbe et les sourcils longs et blancs; ces animaux, que les banians laissent multiplier à l'infini par un principe de religion, sont si familiers, qu'ils entrent dans les maisons à toute heure, en si grand nombre et si librement, que les marchands de fruits et de confitures ont beaucoup de peine à conserver leurs marchandises. Mandelslo en compta un jour, dans la maison des Anglais, cinquante à la fois, qui semblaient s'y être rendus exprès pour l'amuser par leurs postures et leurs grimaces. Un autre jour qu'il leur avait jeté quelques amandes, ils le suivirent jusqu'à sa chambre, où ils s'accoutumèrent à lui aller demander leur déjeuner tous les matins. Comme ils ne faisaient plus difficulté de prendre du pain et du fruit de sa main, il en retenait quelquefois un par la pate, pour obliger les autres à lui faire la grimace, jusqu'à ce qu'il les vît prêts à se jeter sur lui.

Le gouverneur d'Amedabad entretient de son revenu, pour le service du grand-mogol, douze mille chevaux et cinquante éléphans. Il porte le titre de radja ou de prince. C'était alors Arab-Khan, homme de soixante ans, dont on faisait monter les richesses à plus de cinquante millions de piastres. Il avait marié depuis peu sa fille au second fils du grand-mogol; et pour l'envoyer à la cour, il l'avait fait accompagner de vingt éléphans, de mille chevaux, et de six cents charrettes chargées des plus riches étoffes et de tout ce qu'il avait pu rassembler de précieux. Sa cour était composée de plus de cinq cents personnes, dont quatre cents étaient ses esclaves. Ils étaient nourris tous dans sa maison; et l'on assura Mandelslo que, sans compter ses écuries, où il nourrissait quatre à cinq cents chevaux, et cinquante éléphans, sa dépense domestique montait chaque mois à plus de cent mille écus. Ses principaux officiers étaient vêtus magnifiquement. Pour lui, négligeant assez le soin de sa parure, il portait une veste de simple toile de coton, excepté les jours qu'il se faisait voir dans la ville, ou qu'il la traversait pour se rendre à la campagne. Il paraissait alors dans l'équipage le plus fastueux, assis ordinairement sur une espèce de trône, qui était porté par un éléphant couvert des plus riches tapis de Perse, escorté d'une garde de deux cents hommes, avec un grand nombre de beaux chevaux de main, et précédé de plusieurs étendards de diverses couleurs.

Mandelslo s'étend sur quelques visites qu'il lui rendit avec le directeur anglais. «Il nous fit asseoir, dit-il, près de quelques seigneurs qui étaient avec lui. Quoiqu'il traitât d'affaires, il eut d'abord l'attention de nous entretenir quelques momens; et je remarquai qu'il prenait plaisir à me voir en habit du pays. Il faisait expédier divers ordres; il en écrivait lui-même. Mais ces occupations ne l'empêchaient pas d'avoir à la bouche une pipe, qu'un valet soutenait d'une main, et dont il allumait le tabac de l'autre. Il sortit bientôt pour aller faire la revue de quelques compagnies de cavalerie et d'infanterie qui étaient rangées en bataille dans la cour. Après avoir visité leurs armes, il les fit tirer au blanc, pour juger de leur adresse, et pour augmenter la paie des plus habiles aux dépens de celle des autres, qu'il diminuait d'autant. Nous pensions à nous retirer; mais il nous fit dire qu'il voulait que nous dînassions avec lui. Dans l'intervalle, on nous servit des fruits, dont une bonne partie fut envoyée au comptoir anglais par son ordre. À son retour, il se fit apporter un petit cabinet d'or enrichi de pierreries, dont il tira deux layettes. Dans l'une, il prit de l'opium, et dans l'autre du bengh, espèce de poudre qui se fait des feuilles et de la graine de chenevis, et dont les Mogols prennent pour s'exciter aux voluptés des sens. Après en avoir pris une cuillerée, il m'envoya le cabinet. «Il est impossible, me dit-il, que, pendant votre séjour d'Ispahan, vous n'ayez pas appris l'usage de cette drogue. Vous me ferez plaisir d'en goûter, et vous la trouverez aussi bonne que celle de Perse.» J'eus la complaisance d'en prendre, et le directeur suivit mon exemple, quoique ni l'un ni l'autre nous n'en eussions jamais pris, et que nous y trouvassions peu de goût. Dans la conversation qui suivit, le gouverneur parla du roi de Perse et de sa cour en homme fort mécontent. «Schah-Séfi, me dit-il, a pris le sceptre avec des mains sanglantes. Le commencement de son règne a coûté la vie à quantité de personnes de toute sorte de condition, d'âge et de sexe. La cruauté est héréditaire dans sa maison; il la tient de Schah-Abbas, son aïeul, et jamais il ne faut espérer qu'il se défasse d'une qualité qui lui est naturelle. C'est la seule raison qui porte ses officiers à se jeter entre les bras du Mogol. Je veux croire qu'il a de l'esprit; mais de ce côté même, il n'y a pas plus de comparaison entre lui et le Mogol qu'entre la pauvreté de l'un et les immenses richesses de l'autre. L'empereur mon maître a de quoi faire la guerre à trois rois de Perse.»

«Je me gardai bien d'entrer en contestation avec lui sur une matière si délicate. Je lui dis qu'il était vrai que ce que j'avais vu des richesses de Perse n'était pas comparable avec ce que je commençais à voir dans les états du grand-mogol; mais qu'il fallait avouer aussi que la Perse avait un avantage inestimable, qui consistait en un grand nombre de kisilbachs[1], avec lesquels le roi de Perse était en état d'entreprendre la conquête de toute l'Asie. Je lui tenais ce langage à dessein, parce que je savais qu'il était kisilbach, et qu'il serait flatté de l'opinion que je marquais de cette milice. En effet, il me dit qu'il était forcé d'en demeurer d'accord; et se tournant vers un seigneur qui était Persan comme lui, il lui dit: «Je crois que ce jeune homme a du cœur, puisqu'il parle avec tant d'estime de ceux qui en ont.»

«Le dîner fut servi avec plus de pompe que le précédent. Un écuyer tranchant, assis au milieu des grands vases dans lesquels on apportait les viandes, en mettait avec une cuillère dans de petits plats qu'on servait devant nous. Le gouverneur même nous servit quelquefois, pour nous témoigner son estime par cette marque de faveur. La salle était remplie d'officiers de guerre, dont les uns se tenaient debout la pique à la main, et les autres étaient assis près d'un réservoir d'eau qui s'offrait dans le même lieu. Après le dîner, le gouverneur, en nous congédiant, nous dit qu'il regrettait que ses affaires ne lui permissent pas de nous donner le divertissement des danseuses du pays.»

Ce seigneur était homme d'esprit, mais fier, et d'une sévérité dans son gouvernement qui tenait de la cruauté. Dans un autre dîner, il déclara qu'il voulait donner le reste du jour à la joie. Vingt danseuses, qui furent averties par ses ordres, arrivèrent aussitôt, se dépouillèrent de leurs habits, et se mirent à chanter et à danser nues avec plus de justesse et de légèreté que nos danseurs de corde. Elles avaient de petits cerceaux, dans lesquels un singe n'aurait pas passé avec plus de souplesse. Tous leurs mouvemens se faisaient en cadence, au son d'une musique qui était composée d'une timbale, d'un hautbois et de quelques petits tambours. Elles avaient dansé deux heures, lorsque le gouverneur demanda une autre troupe de danseuses. On vint lui dire qu'elles étaient malades, et qu'elles ne pouvaient danser ce jour-là. Il renouvela le même ordre, auquel il ajouta celui de les amener dans l'état où elles étaient; et ses gens répétant la même excuse, il tourna son ressentiment contre eux. Ces malheureux, qui craignaient la bastonnade, se jetèrent à ses pieds, et lui avouèrent que les danseuses n'étaient pas malades; mais qu'étant employées dans un autre lieu, elles refusaient de venir, parce qu'elles savaient que le gouverneur ne les paierait point. Il en rit. Cependant il les fit amener sur-le-champ par un détachement de ses gardes; et lorsqu'elles furent entrées dans la salle, il ordonna qu'on leur tranchât la tête. Elles demandèrent la vie avec des pleurs et des cris épouvantables; mais il voulut être obéi; et l'exécution se fit aux yeux de toute l'assemblée, sans que les seigneurs osassent intercéder pour ces infortunées, qui étaient au nombre de huit.

Cet étrange spectacle causa beaucoup d'étonnement aux étrangers. Le gouverneur s'en aperçut, se mit à rire, et leur dit: «Pourquoi cette surprise, messieurs? Si j'en usais autrement, je ne serais bientôt plus maître dans Amedabad. Il faut prévenir par la crainte le mépris qu'on ferait de mon autorité.» Ainsi les despotes se rendent justice. Ils avouent qu'ils ne peuvent échapper au mépris qu'en inspirant la crainte, et ils ne sentent pas que par-là même ils sont très-méprisables.

Mandelslo partit pour Cambaye avec un jeune facteur anglais, qui ne faisait ce voyage que pour l'obliger, et par l'ordre du directeur. La crainte des rasbouts lui fit prendre une escorte de huit pions, c'est-à-dire huit soldats à pied, armés de piques et de rondaches, outre l'arc et les flèches. Cette milice est d'autant plus commode qu'elle ne dédaigne pas de servir de laquais, et qu'elle marche toujours à la tête des chevaux. Elle se loue d'ailleurs à si bas prix, qu'il n'en coûta que huit écus à Mandelslo pour trois jours, pendant lesquels il fit treize lieues. On en compte huit jusqu'au village de Sergountra, dans lequel il ne vit rien de plus remarquable qu'une grande citerne où l'eau de pluie se conserve pendant toute l'année. Cinq lieues de plus le firent arriver à la vue de Cambaye. Il s'y logea chez un marchand maure, dans l'absence du facteur anglais de cette ville.

Cambaye est située à seize lieues de Broitschia, dans un lieu fort sablonneux, au fond et sur le bord d'une grande baie, où la rivière du May se décharge après avoir lavé ses murs. Son port n'est pas commode: quoique la haute marée y amène plus de sept brasses d'eau, les navires y demeurent à sec, après le reflux, dans le sable et dans la boue, dont le fond est toujours mêlé. La ville est ceinte d'une fort belle muraille de pierres de taille. Elle a douze portes, de grandes maisons, et des rues droites et larges, dont la plupart ont leurs barrières qui se ferment la nuit. Elle est incomparablement plus grande que Surate, et sa circonférence n'a pas moins de deux lieues.

On y compte trois bazars ou marchés, et quatre belles citernes capables de fournir de l'eau à tous les habitans dans les plus grandes sécheresses. La plupart sont des païens, banians ou rasbouts, dont les uns sont adonnés au commerce, et les autres à la profession des armes. Leur plus grand trafic est à Diu, à la Mecque, en Perse, à Achem, et à Goa, où ils portent toutes sortes d'étoffes de soie et de coton pour en rapporter de l'or et de l'argent monnayé, c'est-à-dire des ducats, des sequins et des piastres, avec diverses marchandises des mêmes lieux.

Elle se versa sur la tête un vase d'huile odoriférante.

Après avoir employé quelques heures à visiter la ville, Mandelslo se laissa conduire hors des murs, dans quinze ou seize beaux jardins, qui n'approchaient pas néanmoins d'un autre où son guide le fit monter par un escalier de pierre composé de plusieurs marches; il est accompagné de trois corps-de-logis, dont l'un contient plusieurs beaux appartemens. Au centre du jardin on voit, sur un lieu fort élevé, le tombeau du mahométan dont il est l'ouvrage: il n'y a point de situation dont la vue soit si belle, non-seulement vers la mer, mais du côté de la terre, où l'on découvre la plus belle campagne du monde. Ce lieu a tant d'agrémens, que le grand-mogol, étant un jour à Cambaye, voulut y loger, et fit ôter les pierres du monument pour y faire dresser sa tente. Ce despote n'avait donc pas assez de toute l'étendue de son vaste empire? Il fallait pour un moment de plaisir, troubler la demeure paisible des morts, et disperser les pierres des tombeaux, comme si les monarques ne pouvaient jamais jouir qu'en détruisant!

Tandis que Mandelslo cherchait à satisfaire sa curiosité, le facteur anglais, qui était revenu au comptoir de sa nation, vint lui faire des reproches d'avoir préféré une maison mahométane à la sienne; et, s'offrant à l'accompagner dans ses observations, il lui promit pour le lendemain le spectacle d'une Indienne qui devait se brûler volontairement. En effet, ils se rendirent ensemble hors de la ville, sur le bord de la rivière, qui était le lieu marqué pour cette funeste cérémonie. L'Indienne était veuve d'un rasbout qui avait été tué à deux cents lieues de Cambaye; en apprenant la mort de son mari, elle avait promis au ciel de ne pas lui survivre. Comme le grand-mogol et ses officiers n'épargnent rien pour abolir un usage si barbare, on avait résisté long-temps à ses désirs; et le gouverneur de Cambaye les avait combattus lui-même en s'efforçant de lui persuader que les nouvelles qui lui faisaient haïr la vie étaient encore incertaines; mais, ses instances redoublant de jour en jour, on lui avait enfin permis de satisfaire aux lois de sa religion.

Elle n'avait pas plus de vingt ans. Mandelslo la vit arriver au lieu de son supplice avec tant de constance et de gaieté, qu'il crut qu'on avait troublé sa raison par une dose extraordinaire d'opium, dont l'usage est fort commun dans les Indes. Son cortége formait une longue procession qui était précédée de la musique du pays, c'est-à-dire de hautbois et de timbales; quantité de filles et de femmes chantaient et dansaient autour de la victime; elle était parée de ses plus beaux habits; ses bras, ses doigts et ses jambes étaient chargés de bracelets, de bagues et de carcans; une troupe d'hommes et d'enfans fermait la marche.

Le bûcher qui l'attendait sur la rive était de bois d'abricotier, mêlé de sandal et de cannelle. Aussitôt qu'elle put l'apercevoir, elle s'arrêta quelques momens pour le regarder d'un œil où Mandelslo crut découvrir du mépris; et, prenant congé de ses parens et de ses amis, elle distribua parmi eux ses bracelets et ses bagues. Mandelslo se tenait à cheval auprès d'elle avec deux marchands anglais. «Je crois dit-il, que mon air lui fit connaître qu'elle me faisait pitié, et ce fut apparemment par cette raison qu'elle me jeta un de ses bracelets que j'acceptai heureusement, et que je garde encore en mémoire d'un si triste événement. Lorsqu'elle fut montée sur le bûcher, on y mit le feu; elle se versa sur la tête un vase d'huile odoriférante, où la flamme ayant pris aussitôt, elle fut étouffée en un instant, sans qu'on vît aucune altération sur son visage. Quelques assistans jetèrent dans le bûcher plusieurs cruches d'huile qui, précipitant l'action des flammes, achevèrent de réduire le corps en cendres. Les cris de l'assemblée auraient empêché d'entendre ceux de la veuve, quand elle aurait eu le temps d'en pousser.»

Mandelslo ayant passé quelques jours à Cambaye, partit avec beaucoup d'admiration pour la politesse des habitans. «On sera surpris, dit-il, si j'assure qu'on trouve peut-être plus de civilité aux Indes que parmi ceux qui croient la posséder seuls.»

En retournant vers Amedabad, Mandelslo arriva si tard à Serquatra, que les banians, qui ne se servent point de chandelles, de peur que les mouches et les papillons ne s'y viennent brûler, refusèrent de lui ouvrir leurs portes. À l'occasion de l'embarras auquel il fut exposé pour la nourriture de ses chevaux, il observe que dans l'Indoustan, comme on l'a déjà remarqué de plusieurs autres pays des Indes, l'avoine étant inconnue et l'herbe fort rare, on nourrit les bêtes de selle et de somme d'une pâte composée de sucre et de farine, dans laquelle on mêle quelquefois un peu de beurre.

Le lendemain, après avoir fait cinq lieues jusqu'à un grand village dont il ne rapporte pas le nom, sa curiosité le conduisit au jardin de Tschiebag, le plus beau sans contredit de toutes les Indes; il doit son origine à la victoire du grand-mogol sur le dernier roi de Guzarate; et de là lui vient son nom qui signifie jardin de conquête. Il est situé dans un des plus agréables lieux du monde, sur le bord d'un grand étang, avec plusieurs pavillons du côté de l'eau, et une muraille très-haute vers Amedabad. Le corps de logis et le caravansérail dont il est accompagné sont dignes du monarque qui les a bâtis; le jardin offre diverses allées d'arbres fruitiers, tels que des orangers et des citronniers de toutes les espèces, des grenadiers, des dattiers, des amandiers, des mûriers, des tamariniers, des manguiers et des cocotiers. Ces arbres y sont en si grand nombre, et plantés à si peu de distance, que, faisant régner l'ombre de toutes parts, on y jouit continuellement d'une délicieuse fraîcheur; les branches sont chargées de singes qui ne contribuent pas peu à l'agrément d'un si beau lieu. Mandelslo, qui était à cheval et qui se trouva importuné des gambades que ces animaux faisaient autour de lui, en tua deux à coups de pistolet; ce qui parut irriter si furieusement les autres, qu'il les crut prêts à l'attaquer; cependant, malgré leurs cris et leurs grimaces, ils ne lui voyaient pas plus tôt tourner bride qu'ils se réfugiaient sur les arbres.

Un heureux hasard lui fit trouver dans le faubourg d'Amedabad une caravane d'environ deux cents marchands anglais et banians qui étaient en chemin pour Agra, l'une des capitales de l'empire mogol. Il profita d'une occasion sans laquelle son départ aurait été retardé long-temps. Le directeur anglais leur avait accordé de puissantes recommandations. Il se mit en marche le 29 octobre, dans le plus beau chemin du monde: on rencontre très-peu de villages. Le sixième jour il arriva devant les murs de la ville d'Héribath, après avoir fait cinquante lieues. Cette place est de grandeur médiocre; elle n'a ni portes ni murailles depuis qu'elles ont été détruites par Tamerlan. On voit encore les ruines de son château sur une montagne voisine.

Entre cette ville et celle de Dantighes, qui en est éloignée de cinquante lieues, on est continuellement exposé aux courses des rasbouts. Les officiers de la caravane se disposèrent à recevoir ces brigands en faisant filer leurs charrettes et les soldats de l'escorte dans un ordre qui les mettait en état de se secourir sans confusion. À cinquante lieues de Dantighes, on arriva près du village de Siedek, qui est accompagné d'un fort beau château. Les rasbouts qui s'étaient présentés par intervalles causèrent moins de mal aux marchands que de crainte. On cessa de les voir entre Siedek et Agra, où l'on parvint heureusement.

Le grand-mogol, ou l'empereur de l'Indoustan, changent souvent de demeure. L'empire n'a pas de ville un peu considérable où ce monarque n'ait un palais; mais il n'y en a point qui lui plaisent plus qu'Agra, et Mandelslo la regarde en effet comme la plus belle ville de ses états.

Il s'associa ensuite avec un Hollandais qui faisait le voyage d'Agra jusqu'à Lahor; le chemin n'est qu'une allée tirée à la ligne, et bordée de dattiers, de cocotiers et d'autres arbres qui défendent les voyageurs des ardeurs excessives du soleil. Les belles maisons qui se présentent de toute part, amusaient continuellement les yeux de Mandelslo; tandis que les singes, les perroquets, les paons lui offraient un autre spectacle, et donnaient même quelquefois de l'exercice à ses armes. Il tua un gros serpent, un léopard et un chevreuil qui se trouvèrent dans son chemin. Les banians de la caravane s'affligeaient de lui voir ôter à des animaux une vie qu'il ne pouvait leur donner, et que le ciel ne leur accordait que pour le glorifier. Lorsqu'ils lui voyaient porter la main au pistolet, ils paraissaient irrités qu'il prît plaisir à violer en leur présence les lois de leur religion, et s'il avait la complaisance de leur épargner ce chagrin, il n'y avait rien qu'ils ne fissent pour lui plaire.

La plupart des habitans de Lahor ayant embrassé le mahométisme, on y voit un grand nombre de mosquées et de bains publics. Mandelslo eut la curiosité de voir un de ces bains, et de s'y baigner à la mode du pays. Il le trouva bâti à la persane, avec une voûte plate, et divisé en plusieurs appartemens de forme à demi ronde, fort étroits à l'entrée, larges au fond, chacun ayant sa porte particulière, et deux cuves en pierre de taille, dans lesquelles on fait entrer l'eau par des robinets de cuivre, au degré de chaleur qu'on désire. Après avoir pris le bain, on le fit asseoir sur une pierre de sept à huit pieds de long, et large de quatre, où le baigneur lui frotta le corps avec un gantelet de crin. Il voulait aussi lui frotter la plante des pieds avec une poignée de sable; mais voyant qu'il avait peine à supporter cette opération, il lui demanda s'il était chrétien; et lorsqu'il eut appris qu'il l'était, il lui donna le gantelet, en le priant de se frotter lui-même les pieds, quoiqu'il ne fît pas difficulté de lui frotter le reste du corps. Un homme de petite taille, qui parut ensuite, le fit coucher sur la même pierre, et, s'étant mis à genoux sur ses reins, il lui frotta le dos avec les mains, depuis l'épine jusqu'au côté, en l'assurant que le bain lui servirait peu, s'il ne souffrait qu'on fît couler ainsi dans les autres membres le sang qui pourrait se corrompre dans cette partie du corps.

Mandelslo ne vit rien de plus curieux aux environs de Lahor qu'un des jardins de l'empereur, qui en est à deux jours de chemin; mais dans ce voyage qu'il fit par amusement, il prit plaisir aux différentes montures dont on le fit changer successivement. On lui donna d'abord un chameau, ensuite un éléphant, et puis un bœuf, qui, trottant furieusement, et levant les pieds jusqu'aux étriers, lui faisait faire six bonnes lieues en quatre heures.

Le séjour de Lahor lui plaisait beaucoup mais il reçut des lettres d'Agra, par lesquelles on le pressait de retourner à Surate, s'il voulait profiter du départ de quelques vaisseaux anglais, sur lesquels le président, qui avait achevé le temps ordinaire de son emploi, devait s'embarquer pour retourner en Angleterre. Il ne balança point à se mettre dans la compagnie de quelques marchands mogols qui partaient pour Amedabad. En arrivant dans cette ville, il y trouva des lettres du président, qui l'invitait à profiter d'une forte caravane, que le gouverneur d'Amedabad avait ordre de former le plus promptement qu'il serait possible pour se rendre à Surate avant sa démission, et pour assister à la fête qui devait accompagner cette cérémonie. Pendant qu'on préparait la caravane, il eut le spectacle d'un feu d'artifice à l'indienne; toutes les fenêtres du méidan étaient bordées de lampes, devant lesquelles on avait placé des flacons de verre remplis d'eau de plusieurs couleurs. Cette illumination lui parut charmante: on alluma le feu, qui consistait en fusées de différentes formes; quantité de lampes suspendues à des roues paraissaient immobiles, quoique les roues tournassent incessamment avec beaucoup de vitesse.

Aussitôt que la caravane fut assemblée, Mandelslo se mit en chemin avec le directeur d'Amedabad, et trois autres Anglais qui devaient assister aussi à la fête de Surate. Ils prirent le devant sous l'escorte de vingt pions, après avoir laissé ordre à la caravane de faire toute la diligence possible pour les suivre. Ils emmenaient quatre charrettes et quelques chevaux. Les pions, qui portaient leurs armes et leurs étendards, suivaient à pied le train des voitures. Mandelslo fait observer qu'aux Indes il n'y a point de personne un peu distinguée qui ne fasse porter devant soi une espèce d'étendard, qui sert, dit-il, comme de bannière.

Le premier jour ils traversèrent la rivière de Vasset, d'où ils allèrent passer la nuit dans le fort de Saselpour. Pansfeld, facteur anglais de Brodra, qui vint au-devant d'eux jusqu'à ce fort, les traita le lendemain fort magnifiquement dans le lieu de sa résidence. Ils en partirent vers le soir pour se loger la nuit suivante dans un grand jardin; et le jour d'après, continuant heureusement leur voyage, ils allèrent camper proche d'une citerne nommée Sambor. Les habitans du pays, qui virent arriver en même temps une caravane hollandaise de deux cents charrettes, craignirent que toute leur eau ne fût consommée par un si grand nombre d'étrangers. Ils en défendirent l'approche aux Anglais, qui étaient arrivés les premiers, ce qui obligea le directeur de faire avancer quinze pions, avec ordre d'employer la force; mais, en approchant de la citerne, ils la trouvèrent gardée par trente paysans bien armés qui se présentèrent avec beaucoup de résolution. Les pions couchèrent en joue et tirèrent l'épée. Cette vigueur étonna les paysans, et leur fit prendre le parti de se retirer; mais, pendant que le directeur faisait puiser de l'eau, ils tirèrent quelques flèches et trois coups de mousquet, qui blessèrent cinq de ses gens. Alors les pions, faisant feu sans ménagement, tuèrent trois de leurs ennemis, dont Mandelslo vit emporter les corps dans le village. Une action si vive aurait eu des suites plus sanglantes, si l'arrivée de la caravane hollandaise n'avait achevé de contenir les Indiens.

Cependant ce n'était que le prélude d'une aventure plus dangereuse. Pendant que les Anglais étaient tranquillement à souper, un marchand hollandais vint leur donner avis qu'on avait vu sur le chemin deux cents rasbouts qui avaient fait plusieurs vols depuis quelques jours, et que le jour précédent ils avaient tué six hommes à peu de distance de Sambor. La caravane hollandaise ne laissa pas de décamper à minuit. «Nous la suivîmes, raconte Mandelslo; mais, comme elle marchait plus lentement que nous, nous ne fûmes pas long-temps à la passer. Le matin nous découvrîmes un holacueur, c'est-à-dire un de ces trompettes qui marchent ordinairement à la tête des caravanes en sonnant d'un instrument de cuivre beaucoup plus long que nos trompettes. Dès qu'il nous eut aperçus, il se jeta dans une forêt voisine, où il se mit à sonner de toute sa force, ce qui nous fit prévoir que nous aurions bientôt les rasbouts sur les bras. En effet, nous vîmes sortir des deux côtés de la forêt un grand nombre de ces brigands armés de piques, de rondaches, d'arcs et de flèches, mais sans armes à feu. Nous avions eu la précaution de charger les nôtres, qui ne consistaient qu'en quatre fusils et trois paires de pistolets. Le directeur et moi nous montâmes à cheval, et nous donnâmes les fusils aux marchands qui étaient dans les voitures, avec ordre de ne tirer qu'à bout portant. Nos armes étaient chargées à cartouches, et les rasbouts marchaient si serrés, que de la première décharge nous en vîmes tomber trois. Ils nous tirèrent quelques flèches, dont ils nous blessèrent un bœuf et deux pions. J'en reçus une dans le pommeau de ma selle, et le directeur eut un coup dans son turban. Aussitôt que la caravane hollandaise entendit tirer, elle se hâta de nous envoyer dix de ses pions; mais, avant qu'ils fussent en état de nous secourir, le danger devint fort grand pour ma vie. Je me vis attaqué de toutes parts, et je reçus deux coups de pique dans mon collet de buffle, qui me sauva heureusement la vie. Deux rasbouts prirent mon cheval par la bride, et se disposaient à m'emmener prisonnier; mais je mis l'un hors de combat d'un coup de pistolet que je lui donnai dans l'épaule; et le directeur anglais, qui vint à mon secours, me dégagea de l'autre. Cependant les pions des Hollandais approchèrent, et toute la caravane étant arrivée presqu'en même temps, les rasbouts se retirèrent dans la forêt, laissant six hommes morts sur le champ de bataille, et n'ayant pas peu de peine à traîner leurs blessés. Nous perdîmes deux pions, et nous en eûmes huit blessés, sans compter le directeur anglais, qui le fut légèrement. Cette leçon nous fit marcher en bon ordre avec la caravane, dans l'opinion que nos ennemis reviendraient en plus grand nombre; mais ils ne reparurent point, et nous arrivâmes vers midi à Broitschia, d'où nous partîmes à quatre heures pour traverser la rivière, et pour faire encore cinq cosses jusqu'au village d'Enclasser. Le lendemain 26 décembre, nous arrivâmes à Surate.»

Avant de quitter Surate, Mandelslo fait observer que le grand-mogol qui régnait de son temps était Schah-Khoram, second fils de Djehan-Guir, et qu'il avait usurpé la couronne sur le prince Pelaghi son neveu, que les ambassadeurs du duc de Holstein avaient trouvé à Casbin en arrivant en Perse. L'âge de Khoram était alors d'environ soixante ans; il avait quatre fils, dont l'aîné, âgé de vingt-cinq ans, n'était pas celui pour lequel il avait le plus d'affection. Son dessein était de nommer le plus jeune pour son successeur au trône de l'Indoustan, et de laisser quelques provinces aux trois aînés. Les commencemens de son règne avaient été cruels et sanglans; et quoique le temps eût apporté beaucoup de changement à son naturel, il laissait voir encore des restes de férocité dans les exécutions des criminels, qu'il faisait écorcher vifs ou déchirer par les bêtes. Il aimait d'ailleurs les festins, la musique et la danse, surtout celle des femmes publiques, qu'il faisait souvent danser nues devant lui, et dont les postures l'amusaient beaucoup. Son affection s'était particulièrement déclarée pour un radja, célèbre par son courage et par les agrémens de sa conversation. «Un jour que ce seigneur ne parut point à la cour, l'empereur demanda pourquoi il ne le voyait point; et quelqu'un répondant qu'il avait pris médecine, il lui envoya une troupe de danseuses, auxquelles il donna ordre de faire leurs ordures en sa présence. Le radja, qui fut averti de leur arrivée, s'imagina qu'elles étaient venues pour le divertir; mais, apprenant l'ordre du souverain, et jugeant que ce monarque devait être dans un moment de bonne humeur, il ne fit pas difficulté d'y répondre par une autre raillerie. Après avoir demandé aux danseuses ce que l'empereur leur avait ordonné, il voulut savoir si leurs ordres n'allaient pas plus loin. Lorsqu'il fut assuré par leurs propres bouches qu'elles n'en avaient pas reçu d'autre, il leur dit qu'elles pouvaient exécuter ponctuellement les volontés de leur maître commun, mais qu'elles se gardassent bien d'en faire davantage, parce que, s'il leur arrivait d'uriner en faisant leurs ordures, il était résolu de les fouetter jusqu'au sang. Toutes ces femmes se trouvèrent si peu disposées à risquer le danger, qu'elles retournèrent sur-le-champ au palais pour rendre compte de leur aventure au Mogol; et, loin de s'en offenser, l'adresse du radja lui plut beaucoup.» Je ne crois pas qu'on trouve ces plaisanteries impériales de bien bon goût; mais ce qui suit est exécrable.

Son principal amusement était de voir combattre des lions, des taureaux, des éléphans, des tigres, des léopards et d'autres bêtes féroces; il faisait quelquefois entrer des hommes en lice contre ces animaux; mais il voulait que le combat fût volontaire; et ceux qui en sortaient heureusement étaient sûrs d'une récompense proportionnée à leur courage. Mandelslo fut témoin d'un spectacle de cette nature, qu'il donna le jour de la naissance d'un de ses fils, dans un caravansérail voisin de la ville, où il faisait nourrir toutes sortes de bêtes. Ce bâtiment était accompagné d'un grand jardin fermé de murs, par-dessus lesquels il fut permis au peuple de se procurer la vue de cette lutte barbare.

«Premièrement, dit Mandelslo, on fit combattre un taureau sauvage contre un lion, ensuite un lion contre un tigre. Le lion n'eut pas plus tôt aperçu le tigre, qu'il alla droit à lui; et, le choquant de toutes ses forces, il le renversa; mais il parut comme étourdi du choc, et toute l'assemblée se figura que le tigre n'aurait pas de peine à le vaincre. Cependant il se remit aussitôt, et prit le tigre à la gorge avec tant de fureur; qu'on crut la victoire certaine. Le tigre ne laissa pas de se dégager, et le combat recommença plus furieusement encore, jusqu'à ce que la lassitude les séparât. Ils étaient tous deux fort blessés; mais leurs plaies n'étaient pas mortelles.

»Après cette ouverture, Allamerdy-Khan, gouverneur de Chisemer, s'avança vers le peuple, et déclara au nom de l'empereur que, si parmi ses sujets il se trouvait quelqu'un qui eût assez de cœur pour affronter une des bêtes, celui qui donnerait cette preuve de courage et d'adresse obtiendrait pour récompense la dignité de khan et les bonnes grâces de son maître. Trois Mogols s'étant offerts, Allamerdy-Khan ajouta que l'intention de sa majesté était que le combat se fît avec le cimeterre et la rondache seuls, et qu'il fallait même renoncer à la cotte de mailles, parce que l'empereur voulait que les avantages fussent égaux.

»On lâcha aussitôt un lion furieux, qui, voyant entrer son adversaire, courut droit à lui. Le Mogol se défendit vaillamment; mais enfin, ne pouvant plus soutenir le choc de l'animal, qui pesait principalement sur son bras gauche, pour lui arracher la rondache de la pate droite, tandis que de sa pate gauche il tâchait de se saisir du bras droit de son ennemi, dans la vue apparemment de lui sauter à la gorge, ce brave combattant, baissant un peu sa rondache, tira de la main gauche un poignard qu'il avait caché dans sa ceinture et l'enfonça si loin dans la gueule du lion, qu'il le força de lâcher prise. Alors, se hâtant de le poursuivre, il l'abattit d'un coup de cimeterre qu'il lui donna sur le mufle; et bientôt il acheva de le tuer et de le couper en pièces.

»La victoire fut aussitôt célébrée par de grandes acclamations du peuple; mais, le bruit ayant cessé, il reçut ordre de s'approcher de l'empereur, qui lui dit avec un sourire amer: «J'avoue que tu es un homme de courage, et que tu as vaillamment combattu; mais ne t'avais-je pas défendu de combattre avec avantage? et ne t'avais-je pas réglé les armes? Cependant tu as mis la ruse en œuvre, et tu n'as pas combattu mon lion en homme d'honneur; tu l'as surpris avec des armes défendues, et tu l'as tué en assassin.» Là-dessus, il ordonna à deux de ses gardes de descendre dans le jardin et de lui fendre le ventre. Cette courte sentence fut exécutée sur-le-champ, et le corps fut mis sur un éléphant pour être promené par la ville, et pour servir d'exemple.

»Le second Mogol qui entra sur la scène, marcha fièrement vers le tigre qu'on avait lâché contre lui. Sa contenance aurait fait juger qu'il était sûr de la victoire; mais le tigre lui sauta si légèrement à la gorge, que, l'ayant tué tout d'un coup, il déchira son corps en pièces.

»Le troisième, loin de paraître effrayé du malheureux sort des deux autres, entra gaiement dans le jardin, et marcha droit au tigre. Ce furieux animal, encore échauffé du premier combat, se précipita au-devant de lui; mais il fut abattu d'un coup de sabre qui lui coupa les deux pates de devant; et, dans cet état, l'Indien n'eut pas de peine à le tuer.

»L'empereur fit demander aussitôt le nom d'un si brave homme: il se nommait Gheily. En même temps on vit arriver un gentilhomme qui lui présenta une veste de brocart, et qui lui dit: «Gheily, prends cette veste de mes mains comme une marque de l'estime de ton empereur, qui t'en fait assurer par ma bouche.» Gheily fit trois profondes révérences, porta la veste à ses yeux et à son estomac; et, la tenant en l'air, après avoir fait intérieurement une courte prière, il dit à voix haute: «Je prie Dieu qu'il rende la gloire de Schah-Djehan égale à celle de Tamerlan dont il est sorti; qu'il fasse prospérer ses armes; qu'il augmente ses richesses; qu'il le fasse vivre sept cents ans, et qu'il affermisse éternellement sa maison.» Deux eunuques vinrent le prendre à la vue du peuple, et le conduisirent jusqu'au trône, où deux khans le reçurent de leurs mains pour le présenter à l'empereur. Ce prince lui dit: «Il faut avouer, Gheily-Khan, que ton action est extrêmement glorieuse: je te donne la qualité de khan que tu posséderas à jamais. Je veux être ton ami, et tu seras mon serviteur.»

Mandelslo partit de Surate le 5 janvier, sur la Marie, vaisseau de la flotte anglaise, qui portait Méthold et quelques autres marchands de considération que leurs affaires appelaient à Visapour.

On entre dans cet état après avoir passé la rivière de Madre de Dios, qui sépare l'île de Goa du continent. Avant d'arriver à la capitale, on passe par deux autres villes, nommées Nouraspour et Sirrapour, qui lui servent comme de faubourgs, et dont la première était autrefois la résidence ordinaire des rois du Décan. Elle est tombée en ruine, et l'on achevait de la détruire pour employer les matériaux du palais et des hôtels aux nouveaux édifices de Visapour.

La capitale du Décan est une des plus grandes villes de l'Asie. On lui donne plus de cinq lieues de tour. Sa situation est dans la province de Concan, sur la rivière de Mandova, à quarante lieues de Daboul et soixante de Goa. Ses murailles sont d'une hauteur extraordinaire et de belles pierres de taille. Elles sont environnées d'un grand fossé et défendues par plusieurs batteries, où l'on compte plus de mille pièces de canon de toutes sortes de calibre, de fer et de fonte.

Le palais du roi forme le centre de la ville, dont il ne laisse pas d'être séparé par une double muraille et un double fossé. Cette enceinte a plus de trois mille cinq cents pas de circuit. Le gouverneur était alors un Italien, natif de Rome, qui avait pris le turban avec le nom de Mahmoud Rikhan. Son commandement s'étendait aussi sur la ville, et sur cinq mille hommes dont la garnison était composée, outre deux mille qui faisaient la garde du château.

La ville a cinq grands faubourgs, qui sont habités par les principaux marchands, surtout celui de Champour, où la plupart des joailliers ont leurs maisons et leurs boutiques. La religion des habitans est partagée entre le mahométisme, le culte des banians et l'idolâtrie.

Après avoir terminé les affaires de la compagnie à Visapour, d'autres intérêts apparemment conduisirent Méthold à Daboul, où Mandelslo ne perdit pas l'occasion de l'accompagner. Daboul est située sur la rivière d'Halevako, à 17 degrés 45 minutes nord: c'est une des anciennes villes du Décan; mais aujourd'hui elle est sans portes et sans murailles.

Le principal commerce de Daboul est celui du sel, qu'on y apporte d'Oranouhammara, et celui du poivre, que les habitans transportaient autrefois dans le golfe Persique et dans la mer Rouge. Ils y envoyaient alors un grand nombre de vaisseaux; mais ils sont tombés de cet état florissant dans un état de décadence qui ne leur permet pas, suivant Mandelslo, d'envoyer chaque année plus de trois ou quatre bâtimens à Bender-Abassy. Les droits que les marchandises paient dans ce port sont de trois et demi pour cent.

En général, les habitans du royaume que l'auteur nomme les Décanins, ont beaucoup de ressemblance dans leurs manières, dans leurs mariages, dans leurs enterremens, leurs purifications et leurs autres usages, avec les banians du royaume de Guzarate. Mandelslo néanmoins observa quelques différences. Les maisons des banians décanins sont composées de paille; et les portes en sont si basses et si étroites, qu'on n'y peut entrer qu'en se courbant. On y voit pour tous meubles une natte sur laquelle ils couchent, et une fosse dans la terre, où ils battent le riz. Leurs habits ressemblent à ceux des autres banians; mais leurs souliers, qu'ils nomment alparcas, sont de bois; et leur usage est de les attacher sur le coude-pied avec des courroies. Leurs enfans vont nus jusqu'à l'âge de sept à huit ans: la plupart sont orfévres ou travaillent en cuivre. Cependant ils ont des médecins, des barbiers, des charpentiers et des maçons qui s'emploient au service du public, sans distinguer les religions. Leurs armes sont à peu près les mêmes que celles des Mogols; et Mandelslo remarqua, comme dans l'Indoustan, qu'elles sont moins bonnes que celles de Turquie et d'Europe.

Leur principal commerce est en poivre, qui se transporte par mer en Perse, à Surate, et même en Europe. L'abondance de leurs vivres les met en état d'en fournir toutes les contrées voisines. Ils font quantité de toiles qu'on transporte aussi par mer; ce qui n'empêche pas le commerce de terre avec les Mogols et les peuples de Golconde et de la côte de Coromandel, auxquels ils portent des toiles de coton et des étoffes de soie.

On trouve à Visapour un grand nombre de joailliers et quantité de perles; mais ce n'est pas dans cette ville ni dans ce pays qu'il faut chercher le bon marché, puisque les perles y viennent d'ailleurs. Il se fait beaucoup de laque dans les montagnes des Gâtes, quoique moins bonne que celle de Guzarate. Les Portugais font un grand commerce dans le Décan, surtout avec les marchands de Ditcauly et de Banda. Ils achètent d'eux le poivre à sept ou huit piastres le quintal, et leur donnent en paiement des étoffes ou de la quincaillerie d'Europe. On distingue par le nom de vénesars une race de marchands décanins qui achètent le riz et le blé pour l'aller revendre dans l'Indoustan et dans les autres pays voisins, en caffilas ou caravanes de cinq, six et quelquefois neuf à dix mille bêtes de charge. Ils emmènent leurs familles entières, surtout leurs femmes, qui, maniant l'arc et les flèches avec autant d'habileté que les hommes, se rendent si redoutables aux brigands, que jamais ils n'ont osé les attaquer.

Le roi de Décan ou de Concan, ou de Visapour (car il porte ces trois noms), est devenu tributaire du grand-mogol, par des révolutions dont on a déjà rapporté l'origine. Il conserve néanmoins assez de force pour mettre en campagne une armée de deux cent mille hommes, avec lesquels il se rend quelquefois redoutable à la cour d'Agra, quoiqu'elle possède plusieurs villes dans les états de ce prince, telles que Chaul, Kerbi et Doltabad. On lit dans les historiens portugais qu'Adelkhan-Schah, bisaïeul d'Idal-Schah, qui régnait du temps de Mandelslo, prit deux fois, en 1586, la ville de Goa sur leur nation: mais que, se trouvant ruiné par cette guerre, il convint avec eux de leur céder la propriété du pays de Salsette avec soixante-sept villages, de celui de Bardes avec douze villages, et de celui de Tisouary avec trente villages; à condition, d'un côté, que les peuples de son royaume jouiraient de la liberté du commerce dans toutes les Indes, et que, de l'autre, ils seraient obligés de vendre tout leur poivre aux marchands de Goa. Ce traité ne fut pas exécuté si fidèlement qu'il ne s'élevât quelquefois des différens considérables entre les deux nations. Quelques années avant l'arrivée de Mandelslo aux Indes, les Portugais, avertis que trois ou quatre vaisseaux du roi de Décan étaient partis chargés de poivre pour Moka et pour la Perse, mirent en mer quatre frégates, qui ne firent pas difficulté de les attaquer. Le combat fut sanglant, et les Portugais y perdirent un de leurs principaux officiers. Cependant la victoire s'étant déclarée pour eux, ils se saisirent des quatre vaisseaux, et les menèrent à Goa, où de sang-froid ils tuèrent tous les Indiens qui restaient à bord. Le roi de Décan feignit d'ignorer cet outrage; mais on ne doutait point, à l'arrivée de Mandelslo que, sous le voile de la dissimulation, il ne prît du temps pour disposer ses forces, et qu'il ne déclarât la guerre à la ville de Goa.

L'Inde n'a pas de prince qui soit plus riche en artillerie. On croira, si l'on veut, sur le témoignage de Mandelslo, qu'entre plusieurs pièces extraordinaires, «il en avait une de fonte qui tirait près de huit cents livres de balles, avec cinq cent quarante livres de poudre fine; et qu'en ayant fait usage au siége du château de Salpour, le premier coup qu'il fit tirer contre cette forteresse abattit quarante-cinq pieds de mur. Le fondeur était un Italien, natif de Rome, et le plus méchant de tous les hommes, qui avait eu l'inhumanité de tuer son propre fils pour consacrer par son sang cette monstrueuse pièce; ensuite il fit jeter dans la fournaise de sa fonte un trésorier de la cour qui voulait lui faire rendre compte de la dépense.»

CHAPITRE VII.

Voyage de l'ambassadeur anglais Thomas Rhoé dans l'Indoustan.

Avant d'entrer dans la description générale de l'Indoustan, nous trouverons dans les voyages de l'Anglais Rhoé, et dans ceux de Taverpagne dont nous parlerons après, quantité de détails très-curieux mêlés à leurs aventures particulières.

Rhoé fut envoyé au Mogol en 1615, avec la qualité d'ambassadeur du roi d'Angleterre, mais aux frais de la compagnie des Indes orientales, dont le commerce était déjà florissant. La flotte anglaise qui portait Rhoé ayant jeté l'ancre au port de Surate le 26 septembre, il ne s'arrêta dans la ville que pour donner le temps au capitaine Harris, qui fut nommé pour l'escorter, de rassembler cent mousquetaires dont l'escorte devait être composée. On se mit en marche. Rhoé fit peu d'observations dans une route de deux cent vingt-trois milles qu'il compte à l'est de Surate jusqu'à Brampour.

Sultan Pervis, troisième fils de l'empereur Djehan Ghir, résidait à Serralia avec la qualité de lieutenant général de son père. Le 18 octobre, Rhoé se fit conduire au palais du prince, non-seulement pour observer tous les usages de la cour, mais dans la vue d'obtenir, à la faveur de quelques présens, la liberté d'y établir un comptoir. En arrivant à l'audience, il trouva cent cavaliers qui attendaient le prince, et qui formaient une haie des deux côtés de l'entrée du palais. Le prince était dans la seconde cour, sous un dais, avec un riche tapis sous ses pieds, dans un équipage magnifique, mais barbare. Rhoé, qui s'avançait vers lui au travers du peuple, fut arrêté par un officier qui l'avertit de baisser la tête jusqu'à terre. Il répondit que sa condition le dispensait de cet hommage servile, et continua de marcher jusqu'à la balustrade, où il trouva les principaux seigneurs de la ville prosternés comme autant d'esclaves. Son embarras était sur la place qu'il y devait prendre; et dans cette incertitude, il se présenta droit devant le trône. Un secrétaire, qui était assis sur les degrés de la seconde estrade, lui demanda ce qu'il désirait. «Je lui exposai, dit Rhoé, que le roi d'Angleterre m'envoyant pour ambassadeur auprès de l'empereur son père, et me trouvant dans une ville où le prince tenait sa cour, je m'étais cru obligé de lui faire la révérence. Alors le prince, s'adressant lui-même à moi, me dit qu'il était fort satisfait de me voir; il me fit diverses questions sur le roi mon maître, et mes réponses furent écoutées avec plaisir. Mais, comme j'étais toujours au bas des degrés, je demandai la permission de monter pour entretenir le prince de plus près: il me répondit lui-même que le roi de Perse et le grand-turc n'obtiendraient pas ce que je désirais. Je répliquai que ma demande méritait quelque excuse, parce que je m'étais figuré que pour de si grands monarques il aurait pris la peine d'aller jusqu'à la porte, et qu'enfin je ne prétendais pas d'autres traitemens que ceux qu'il faisait à leurs ambassadeurs. Il m'assura que j'étais traité sur le même pied, et que je le serais dans toutes les occasions. Je demandai du moins une chaise; on me répondit que jamais personne ne s'était assis dans ce lieu; et l'on m'offrit, comme une grâce particulière, la liberté de m'appuyer contre une colonne couverte de plaques d'argent, qui soutenait le dais. Je demandai la permission d'établir un magasin dans la ville, et d'y laisser des facteurs: elle me fut accordée; et le prince donna ordre que les patentes fussent dressées sur-le-champ.»

En quittant la ville de Serralia, il passa la nuit du 6 décembre dans un bois qui n'est pas fort éloigné du fameux château de Mandoa. Cette forteresse est située sur une montagne fort escarpée, et ceinte d'un mur dont le circuit n'a pas moins de sept lieues; elle est belle et d'une grandeur étonnante. Cinq cosses plus loin, on lui fit observer sur une montagne l'ancienne ville de Chitor, dont la grandeur éclate encore dans ses ruines; on y voit les restes de quantité de superbes temples, de plusieurs belles tours, d'un grand nombre de colonnes, et d'une multitude infinie de maisons, sans qu'il s'y trouve un seul habitant. Rhoé fut étonné de ne découvrir qu'un endroit par lequel on puisse y monter; encore n'est-ce qu'un précipice. On passe quatre portes sur le penchant de la montagne avant d'arriver à cette ville, qui est magnifique. Le sommet de la montagne n'a pas moins de huit cosses de circuit, et vers le sud-ouest on y découvre un vieux château assez bien conservé. Cette ville est dans les états du prince Ranna, qui s'était soumis depuis peu au Mogol, ou plutôt qui avait reçu de l'argent de lui pour prendre la qualité de son tributaire. C'était Akbar, père du Mogol régnant, qui avait fait cette conquête. Ranna descendait, dit-on, en ligne directe du fameux Porus, qui fut vaincu par Alexandre-le-Grand. Rhoé est persuadé que la ville de Chitor était anciennement la résidence de Porus, quoique Delhy, qui est beaucoup plus avancée vers le nord, ait été la capitale de ses états; Delhy même n'est maintenant fameuse que par ses ruines: on voit proche de la ville une colonne dressée par Alexandre, avec une longue inscription. Le Mogol régnant et ses ancêtres, descendus de Tamerlan, avaient ruiné toutes les villes anciennes, avec défense de les rebâtir, dans la vue apparemment d'abolir la mémoire de tout ce qu'il y avait eu de plus grand et de plus ancien que la puissance de leur maison.

Le 25, Rhoé arriva heureusement à Asmère, où l'on compte de Brampour deux cent neuf cosses, qui font quatre cent dix-huit milles d'Angleterre, et le 10 janvier il entra dans les murs de cette ville impériale.

L'impatience d'exécuter les ordres de sa compagnie le fit aller dès le jour suivant au dorbar, c'est-à-dire au lieu où le Mogol donnait ses audiences et ses ordres pour le gouvernement de l'état. L'entrée des appartemens du palais n'était ouverte qu'aux eunuques, et sa garde intérieure était composée de femmes chargées de toutes sortes d'armes. Chaque jour au matin, ce monarque se présentait à une fenêtre tournée vers l'orient, qui se nommait le djarnéo, et dont la vue donnait sur une grande place: c'était là que s'assemblait tout le peuple pour le voir. Il y retournait vers midi, et quelquefois il y était retenu assez long-temps par le spectacle des combats d'éléphans et de diverses bêtes sauvages. Les seigneurs de sa cour étaient au-dessous de lui sur un échafaud. Après cet amusement, il se retirait dans l'appartement de ses femmes; mais c'était pour retourner encore au dorbar ou au djarnéo, sur les huit heures du soir: il soupait ensuite; en sortant de table, il descendait au gouzalkan, grande cour au milieu de laquelle il s'était fait élever un trône de pierres de taille, sur lequel il se plaçait lorsqu'il n'aimait pas mieux s'asseoir sur une simple chaise qui était à côté du trône. On ne recevait dans cette cour que les premiers seigneurs de l'empire, qui ne doivent pas même s'y présenter sans être appelés. On n'y parlait point d'affaires d'état, parce qu'elles ne se traitaient qu'au dorbar ou au djarnéo. Les résolutions les plus importantes se prenaient en public et s'enregistraient de même: pour un teston, chacun avait la liberté de voir le registre. Ainsi le peuple était aussi bien informé des affaires que les ministres, et jouissait du droit d'en porter son jugement. Cet ordre et cette méthode s'exécutaient si régulièrement, que l'empereur ne manquait pas de se trouver aux mêmes heures dans les lieux où il devait paraître, à moins qu'il ne fût ivre ou malade; et, dans cette supposition, il s'était assujetti à le faire savoir au public: ses sujets étaient ses esclaves; mais il s'était imposé si solennellement toutes ces lois, que, s'il avait manqué un jour à se faire voir sans rendre raison de ce changement, le peuple se serait soulevé.

Rhoé fut conduit au dorbar. À l'entrée de la première balustrade, deux officiers vinrent au-devant de lui pour le recevoir. Il avait demandé qu'il lui fût permis de rendre ses premières soumissions à la manière de son pays, et cette faveur lui avait été promise. En entrant dans la première balustrade il fit une révérence; il en fit une autre dans la seconde, et une troisième lorsqu'il se trouva dans le lieu qui était au-dessous de l'empereur. Ce prince était assis dans une espèce de petite galerie ou de balcon élevé au-dessus du rez-de-chaussée de la cour. Les ambassadeurs, les grands du pays et les étrangers de quelque distinction étaient admis dans l'enceinte d'une balustrade qui était au-dessous de lui, et dont le plan était un peu plus haut que le rez-de-chaussée. Tout l'espace qu'elle renfermait était tendu de grandes pièces de velours, et le plancher couvert de riches tapis. Les personnes de condition médiocre étaient dans la seconde balustrade. Jamais le peuple n'entre dans cette cour; il s'arrête dans une autre plus basse, mais disposée de manière que tout le monde peut voir l'empereur. Ce lieu a beaucoup de ressemblance avec la perspective générale d'un théâtre, où les principaux seigneurs seraient placés comme les acteurs sur la scène, et le peuple plus bas, comme dans le parterre.

L'empereur prévint l'interprète des Anglais; il félicita Rhoé du succès de son voyage, et dans toute la suite du discours il traita le roi d'Angleterre de frère et d'allié. Rhoé lui présenta ses lettres traduites dans la langue du pays; sa commission, qui fut examinée soigneusement; enfin ses présens, dont le monarque parut fort satisfait. Ce prince lui fit diverses questions; il lui témoigna de l'inquiétude pour sa santé qui n'était qu'imparfaitement rétablie; il lui offrit même ses médecins, en lui conseillant de ne pas prendre l'air jusqu'au retour de ses forces. Jamais il n'avait traité d'ambassadeur avec tant de marques d'affection, sans excepter ceux de la Perse et de la Turquie.

Rhoé ne laissa pas d'essuyer beaucoup de difficultés dans les demandes qu'il faisait pour les intérêts du commerce de la compagnie anglaise. Il trouvait en son chemin la faction des Portugais soutenue par Azaph-Khan, l'un des principaux officiers de la cour, et il n'aurait rien obtenu, sans une circonstance particulière qu'il faut rapporter dans ses propres termes:

«Le 6 août je reçus ordre, dit-il, de me rendre au dorbar ou à la salle d'audience. Quelques jours auparavant j'avais fait présent au Mogol d'une peinture, et je l'avais assuré qu'il n'y avait personne aux Indes qui fût capable d'en faire une aussi belle. Aussitôt que je parus: «Que donneriez-vous, dit-il, au peintre qui aurait fait une copie de votre tableau, si ressemblante, que vous ne la puissiez pas distinguer de l'original?». Je lui répondis que je donnerais volontiers vingt pistoles. «Il est gentilhomme, répondit l'empereur; vous lui promettez trop peu.» Je donnerai mon tableau de bon cœur, dis-je alors, quoique je l'estime très-rare; mais je ne prétends pas faire de gageure; car si votre peintre a si bien réussi, et s'il n'est pas content de ce que je lui promets, votre majesté a de quoi le récompenser. Après quelques discours sur les arts qui s'exécutent aux Indes, il m'ordonna de me rendre le soir au gouzalkan, où il me montrerait ses peintures.

«Vers le soir il me fit appeler par un nouvel ordre, dans l'impatience de triompher de l'excellence de son peintre. On me fit voir six tableaux entre lesquels était mon original; ils étaient sur une table, et si semblables en effet, qu'à la lumière des chandelles j'eus à la vérité quelque embarras à distinguer le mien; je confesse que j'avais été fort éloigné de m'y attendre. Je ne laissai pas de montrer l'original, et de faire remarquer les différences qui devaient frapper les connaisseurs. L'empereur ne fut pas moins satisfait de m'avoir vu quelques momens dans le doute; je lui donnai tout le plaisir de sa victoire en louant l'excellence de son peintre. «Hé bien! qu'en dites-vous?» reprit-il. Je répondis que sa majesté n'avait pas besoin qu'on lui envoyât des peintres d'Angleterre. «Que donnerez-vous au peintre?» me demanda-t-il. Je lui répondis que, puisque son peintre avait surpassé de si loin mon attente, je lui donnerais le double de ce que j'avais promis, et que, s'il venait chez moi, je lui ferais présent de cent roupies pour acheter un cheval. L'empereur approuva mes offres; mais, après avoir ajouté que son peintre aimerait mieux toute autre chose que de l'argent, il revint à me demander quel présent je lui ferais. Je lui dis que cela devait dépendre de ma discrétion. Il en demeura d'accord. Cependant il voulut savoir absolument quel présent je ferais. Je lui donnerai, répondis-je, une bonne épée, un pistolet et un tableau. «Enfin, reprit le monarque, vous demeurez d'accord que c'est un bon peintre; faites-le venir chez vous, montrez-lui vos curiosités, et laissez-le choisir ce qu'il voudra. Il vous donnera une de ses copies pour la faire voir en Angleterre et prouver à vos Européens que nous sommes moins ignorans dans cet art qu'ils ne se l'imaginent.» Il me pressa de choisir une des copies; je me hâtai d'obéir: il la prit, l'enveloppa lui-même dans du papier, et la mit dans la boîte qui avait servi à l'original, en marquant sa joie de la victoire qu'il attribuait à son peintre. Je lui montrai alors un petit portrait que j'avais de lui, mais dont la manière était fort au-dessous de celle du peintre qui avait fait les copies, et je lui dis que c'était la cause de mon erreur, parce que, sur le portrait qu'on m'avait donné pour l'ouvrage d'un des meilleurs peintres du pays, j'avais jugé de la capacité des autres. Il me demanda où je l'avais eu. Je lui dis que je l'avais acheté d'un marchand. «Hé, comment, répliqua-t-il, employez-vous de l'argent à ces choses-là? Ne savez-vous pas que j'ai ce qu'il y a de plus parfait en ce genre? et ne vous avais-je pas dit que je vous donnerais tout ce que vous pourriez désirer?» Je lui répondis qu'il ne me convenait point de prendre la liberté de demander, mais que je recevrais comme une grande marque d'honneur tout ce qui me viendrait de sa majesté. «Si vous voulez mon portrait, me dit-il, je vous en donnerai un pour vous et un pour votre roi.» Je l'assurai que, s'il en voulait envoyer un au roi mon maître, je serais fort aise de le porter, et qu'il serait reçu avec beaucoup de satisfaction; mais j'ajoutai que, s'il m'était permis de prendre quelque hardiesse, je prenais celle de lui en demander un pour moi-même, que je garderais toute ma vie, et que je laisserais à ceux de ma maison comme une glorieuse marque des faveurs qu'il m'accordait. «Je crois bien, me dit-il, que votre roi s'en soucie peu; pour vous, je suis persuadé que vous serez bien aise d'en avoir un, et je vous promets que vous l'aurez.» En effet, il donna ordre sur-le-champ qu'on m'en fît un.»

L'empereur, qui était rentré dans son palais après le dorbar, envoya chez Rhoé vers dix heures du soir. On le trouva au lit. Le sujet de ce message était de lui faire demander la communication d'une peinture qu'il regrettait de n'avoir pas encore vue, et la liberté d'en faire tirer des copies pour ses femmes. Rhoé se leva, et se rendit au palais avec sa peinture. Le monarque était assis les jambes croisées sur un petit trône tout couvert de diamans, de perles et de rubis. Il avait devant lui une table d'or massif, et sur cette table cinquante plaques d'or enrichies de pierreries, les unes très-grandes et très-riches, les autres de moindre grandeur, mais toutes couvertes de pierres fines. Les grands étaient autour de lui, dans leur plus éclatante parure. Il ordonna qu'on bût sans se contraindre, et l'on voyait dans la salle quantité de grands flacons remplis de diverses sortes de vins.

«Lorsque je me fus approché de lui, raconte Rhoé, il me demanda des nouvelles de la peinture. Je lui montrai deux portraits, dont il regarda l'un avec étonnement. Il me demanda de qui il était. Je lui dis que c'était le portrait d'une femme de mes amies qui était morte. «Me le voulez-vous donner?» ajouta-t-il. Je répondis que je l'estimais plus que tout ce que je possédais au monde, parce que c'était le portrait d'une personne que j'avais aimée tendrement; mais que, si sa majesté voulait excuser ma passion et la liberté que je prenais, je la prierais volontiers d'accepter l'autre, qui était le portrait d'une dame française, et d'une excellente main. Il me remercia; mais il me dit qu'il n'avait de goût que pour celui qu'il me demandait, et qu'il l'aimait autant que je pouvais l'aimer; ainsi, que, si je lui en faisais présent, il l'estimerait plus que le plus rare joyau de son trésor. Je lui répondis alors que je n'avais rien d'assez cher au monde pour le refuser à sa majesté, lorsqu'elle paraissait le désirer avec tant d'ardeur, et que je regrettais même de ne pouvoir lui donner quelque témoignage plus important de ma passion pour son service. À ces derniers termes, il s'inclina un peu; et la preuve que j'en donnais, me dit-il, ne lui permettait pas d'en douter. Ensuite il me conjura de lui dire de bonne foi dans quel pays du monde était cette belle femme. Je répondis qu'elle était morte. Il ajouta qu'il approuvait beaucoup la tendresse que j'avais pour elle; qu'il ne voulait pas m'ôter ce qui m'était si cher, mais qu'il ferait voir le portrait à ses femmes, qu'il en ferait tirer cinq copies par ses peintres, et que, si je reconnaissais mon original entre ses copies, il promettait de me le rendre. Je protestai que je l'avais donné de bon cœur, et que j'étais fort aise de l'honneur que sa majesté m'avait fait de l'accepter. Il répliqua qu'il ne le prendrait point, qu'il m'en aimait davantage, mais qu'il sentait bien l'injustice qu'il y aurait à m'en priver; qu'il ne l'avait pris que pour en faire tirer des copies; qu'il me le rendrait, et que ses femmes en porteraient les copies sur elles. En effet, pour une miniature, on ne pouvait rien voir de plus achevé. L'autre peinture, qui était à l'huile, ne lui parut pas si belle.

»Il me dit ensuite que ce jour était celui de sa naissance, et que tout l'empire en célébrait la fête; sur quoi il me demanda si je ne voulais pas boire avec lui. Je lui répondis que je me soumettais à ses ordres, et je lui souhaitai de longues et heureuses années, et que la même cérémonie pût être renouvelée dans un siècle. Il voulut savoir quel vin était de mon goût, si je l'aimais naturel ou composé, doux ou violent. Je lui promis de le boire volontiers tel qu'il me le ferait donner, dans l'espérance qu'il ne m'ordonnerait point d'en boire trop, ni de trop fort. Il se fit apporter une coupe d'or pleine de vin mêlé, moitié de vin de grappes, moitié de vin artificiel. Il en but; et, l'ayant fait remplir, il me l'envoya par un de ses officiers, avec cet obligeant message, qu'il me priait d'en boire deux, trois, quatre et cinq fois à sa santé, et d'accepter la coupe comme un présent qu'il en faisait avec joie. Je bus un peu de vin; mais jamais je n'en avais bu de si fort. Il me fit éternuer. L'empereur se mit à rire, et me fit présenter des raisins, des amandes et des citrons coupés par tranches dans un plat d'or, en me priant de boire et manger librement. Je lui fis une révérence européenne pour le remercier de tant de faveurs. Asaph-Khan me pressa de me mettre à genoux et de frapper la tête contre terre; mais sa majesté déclara qu'elle était contente de mes remercîmens. La coupe d'or était enrichie de petites turquoises et de rubis. Le couvercle était de même; mais les émeraudes, les turquoises et les rubis en étaient plus beaux, et la soucoupe n'était pas moins riche. Le poids me parut d'environ un marc et demi d'or.

»Le monarque devint alors de fort belle humeur. Il me dit qu'il m'estimait plus qu'aucun Français qu'il eût jamais connu. Il me demanda si j'avais trouvé bon un sanglier qu'il m'avait envoyé peu de jours auparavant; à quelle sauce je l'avais mangé; quelle boisson je m'étais fait servir à ce repas. Il m'assura que je ne manquerais de rien dans ses états. Ces témoignages de faveur éclatèrent aux yeux de toute la cour. Ensuite il jeta deux grands bassins pleins de rubis à ceux qui étaient assis au-dessous de lui; et vers nous, qui étions plus proches, deux autres bassins d'amandes d'or et d'argent mêlées ensemble, mais creuses et légères. Je ne jugeai point à propos de me jeter dessus, à l'exemple des principaux seigneurs, parce que je remarquai que le prince son fils n'en prit point. Il donna aux musiciens et à d'autres courtisans de riches pièces d'étoffes pour s'en faire des turbans et des ceintures, continuant de boire, et prenant soin lui-même que le vin ne manquât point aux convives. Aussi la joie parut-elle fort animée, et, dans la variété de ses expressions, elle forma un spectacle admirable. Le prince, le roi de Candahar, Asaph-Khan, deux vieillards et moi, nous fûmes les seuls qui évitâmes de nous enivrer. L'empereur, qui ne pouvait plus se soutenir, pencha la tête et s'endormit. Tout le monde se retira.»

L'empereur avait plusieurs fils. Cosronroé, l'aîné, avait été sacrifié à une cabale qui gouvernait la cour, et à la jalousie qu'inspiraient à l'empereur l'amour et l'admiration des peuples pour ce jeune prince. Quoiqu'il aimât son fils, et qu'il l'eût même désigné pour son successeur, il le tenait enfermé dans une prison. Un des malheurs d'un despote est d'avoir à craindre son propre sang; car un despote n'a point d'enfans, il n'a que des esclaves. Le Mogol faisait alors la guerre au roi de Décan. Il avait donné le commandement de ses armées à sultan Coroné, le second de ses fils, qu'un parti puissant voulait porter au trône au préjudice de Cosronroé. Sultan Coroné venait de prendre congé, et était parti dans un carrosse fait à la mode de l'Europe, présent que les Anglais avaient offert au Mogol. Ce monarque voulut visiter le camp où étaient rassemblées ses troupes.

Ses femmes montèrent sur les éléphans qui les attendaient à leur porte. Rhoé compta cinquante éléphans, tous richement équipés, mais particulièrement trois, dont les petites tours étaient couvertes de plaques d'or. Les grilles des fenêtres étaient de même métal. Un dais de drap d'argent couvrait toute la tour. L'empereur descendit par les degrés de la tour avec tant d'acclamation, qu'on n'aurait point entendu le bruit du tonnerre. Rhoé se pressa pour arriver proche de lui au bas des degrés. Un de ses courtisans lui présenta dans un bassin une carpe monstrueuse. Un autre lui offrit dans un plat une matière aussi blanche que de l'amidon. Le monarque y mit le doigt, en toucha la carpe et s'en frotta le front; cérémonie qui passe dans l'Indoustan pour un présage de bonne fortune. Un autre seigneur passa son épée dans les pendans de son baudrier. L'épée et les boucles étaient couvertes de diamans et de rubis; le baudrier de même. Un autre encore lui mit son carquois, avec trente flèches et son arc, dans le même étui que l'ambassadeur de Perse lui avait présenté. Son turban était fort riche. On y voyait paraître des bouts de corne. D'un côté pendait un rubis hors d'œuvre de la grosseur d'une noix, et de l'autre un diamant de la même grosseur. Le milieu offrait une émeraude beaucoup plus grosse, taillée en forme de cœur. Le bourrelet du turban était enrichi d'une chaîne de diamans, de rubis et de grosses perles, qui faisaient plusieurs tours. Son collier était une chaîne de perles trois fois plus grosses que les plus belles que Rhoé eût jamais vues. Au-dessous des coudes il avait un triple bracelet des mêmes perles. Il avait la main nue, avec une bague précieuse à chaque doigt. Ses gants, qui venaient d'Angleterre, étaient passés dans sa ceinture. Son habit était de drap d'or sans manches, et ses brodequins brodés de perles. Il entra dans son carrosse. Un Anglais servait de cocher, aussi richement vêtu que jamais comédien l'ait été, et menant quatre chevaux couverts d'or. C'était la première fois que l'empereur se servait de cette voiture, qui avait été faite à l'imitation du carrosse d'Angleterre, et qui lui ressemblait si fort, que Rhoé n'en reconnut la différence qu'a la housse, qui était d'un velours travaillé avec de l'or qui se fabrique en Perse. Deux eunuques marchèrent aux deux côtés, portant de petites malles d'or enrichies de rubis, et une queue de cheval blanc pour écarter les mouches. Le carrosse était précédé d'un grand nombre de trompettes, de tambours et d'autres instrumens mêlés parmi quantité d'officiers, qui portaient des dais et des parasols, la plupart de drap d'or ou de broderie, éclatans de rubis, de perles et d'émeraudes. Derrière suivaient trois palanquins dont les pieds étaient couverts de plaques d'or, et les bouts des cannes ornés de perles avec une crépine d'or d'un pied de hauteur, aux fils de laquelle on distinguait un grand nombre de perles régulièrement enfilées. Le bord du premier palanquin était revêtu de rubis et d'émeraudes. Un officier portait un marchepied d'or bordé de pierreries. Les deux autres palanquins étaient couverts de drap d'or. Le carrosse que Rhoé avait présenté suivait immédiatement. On y avait fait une nouvelle impériale et de nouveaux ornemens; et l'empereur en avait fait présent à la princesse Nohormal, qui était dedans. Ce carrosse était suivi d'un troisième à la manière du pays, dans lequel était le plus jeune des fils de l'empereur, prince d'environ quinze ans. Quatre-vingts éléphans venaient à la suite. Dans le récit de Rhoé, on ne peut rien imaginer de plus riche que l'équipage de ces animaux: ils brillaient de toutes parts des pierreries dont ils étaient couverts. Chacun avait ses banderoles de drap d'argent. Les principaux seigneurs de la cour suivaient à pied.

L'empereur, passant devant l'édifice où sultan Cosronroé son fils était prisonnier, fit arrêter son carrosse, et donna ordre qu'on lui amenât ce prince. Il parut bientôt avec une épée et un bouclier à la main. Sa barbe lui descendait jusqu'à la ceinture; ce qui est une marque de disgrâce dans ces régions. L'empereur lui commanda de monter sur un de ses éléphans, et de marcher à côté du carrosse. Il obéit avec de grands applaudissemens de toute la cour, à qui le retour d'un prince si cher à la nation fit concevoir de nouvelles espérances. L'empereur lui donna un millier de roupies pour faire des largesses au peuple. Asaph-Khan qui l'avait gardé, et ses autres ennemis paraissaient humiliés de se voir à ses pieds.

Rhoé, ayant pris un cheval pour éviter la presse, arriva aux tentes avant l'empereur. Il trouva dans la route une longue haie d'éléphans qui portaient chacun leur tour. Aux quatre coins de chaque tour on voyait quatre banderoles de taffetas jaune, et devant la tour un fauconneau monté sur son affût. Le canonnier était derrière. Rhoé compta trois cents de ces éléphans armés, et six cents de parade, qui étaient couverts de velours broché d'or, et dont les banderoles étaient dorées. Plusieurs personnes à pied couraient devant l'empereur pour arroser le chemin par lequel il devait passer. On ne permet point d'approcher du carrosse de l'empereur de plus près qu'un quart de mille; et ce fut cette raison qui fit prendre le devant à Rhoé pour attendre la cour à l'entrée du camp. Les tentes n'avaient pas moins de deux milles de circuit. Elles étaient entourées d'une étoffe du pays, rouge en dehors, et peinte en dedans de diverses figures comme nos tapisseries. La forme de toute l'enceinte était celle d'un fort, avec ses boulevarts et ses courtines. Les pieux de chaque tente se terminaient par un gros bouton de cuivre. Rhoé, perçant la foule, voulut entrer dans les tentes impériales; mais cette faveur n'est accordée à personne, et les grands mêmes du pays s'arrêtent à la porte. Cependant quelques roupies qu'il donna secrètement à ceux qui la gardaient lui en firent obtenir l'entrée. L'ambassadeur de Perse, moins heureux ou moins libéral, eut le désagrément d'être refusé.

Au milieu de la cour de ce palais portatif, on avait dressé un trône de nacre de perle, dont le dais, qui était de brocart d'or, ne paraissait soutenu que par deux piliers. Les bouts ou les chapiteaux de ces piliers étaient d'or massif. Lorsque l'empereur approcha de la porte de sa tente, quelques seigneurs entrèrent dans l'enceinte, et l'ambassadeur de Perse obtint la permission d'y pénétrer avec eux. L'empereur, en entrant, jeta les yeux sur Rhoé; et lui voyant faire la révérence, il s'inclina un peu en portant la main sur sa poitrine. Il fit la même civilité à l'ambassadeur de Perse. Rhoé demeura immédiatement derrière lui, jusqu'à ce qu'il fût monté sur son trône. Aussitôt que tout le monde eut pris sa place, sa majesté demanda de l'eau, se lava les mains et se retira. Ses femmes entrèrent par une autre porte dans l'appartement qui leur était destiné. Rhoé ne vit point le prince de Cosronroé dans l'enceinte des tentes; mais il est vrai qu'elles composaient plus de trente appartemens, dans un desquels il pouvait être entré. Les seigneurs de la cour se retirèrent chacun à leurs tentes, qui étaient de différentes formes et de différentes couleurs, les unes blanches, les autres vertes, mais dressées toutes dans un aussi bel ordre que les appartemens de nos plus belles maisons; ce qui forma pour Rhoé un des plus beaux spectacles qu'il eût jamais vus. Tout le camp paraissait une belle ville. Le bagage et les autres embarras de l'armée n'en défiguraient pas la beauté ni la symétrie. Rhoé n'avait pas de chariot, et ressentait quelque honte de ne pas se montrer avec plus de distinction; mais c'était un mal forcé, dit-il; cinq années de ses appointemens n'auraient pas suffi pour lui faire un équipage qui approchât de celui des moindres seigneurs mogols.

Il admira le même faste dans la tente du prince Coroné, autre fils de l'empereur, protégé par la cabale ennemie de Cosronroé. Son trône était couvert de plaques d'argent, et, dans quelques endroits, de fleurs en relief d'or massif. Le dais était porté sur quatre piliers, aussi couverts d'argent. Son épée, son bouclier, ses arcs, ses flèches et sa lance étaient devant lui sur une table. On montait la garde lorsque Rhoé arriva. Il observa que le prince paraissait fort maître de lui-même, et qu'il composait ses actions avec beaucoup de gravité. On lui remit deux lettres qu'il lut debout avant de monter sur son trône. Il ne laissait apercevoir ni le moindre sourire ni la moindre différence dans la réception qu'il faisait à ceux qui se présentaient à lui. Son air paraissait plein d'une fierté rebutante, et d'un mépris général pour tout ce qui tombait sous ses yeux. Cependant, après qu'il eut lu ses lettres, Rhoé crut découvrir quelque trouble intérieur et quelque espèce de distraction dans son esprit, qui le faisaient répondre peu à propos à ceux qui lui parlaient, et qui l'empêchait même de les entendre, et il attribua cette distraction à l'amour du prince pour une des femmes de son père qu'il avait eu la permission de voir.

Rhoé trouva une autre fois le même prince qui jouait aux cartes avec beaucoup d'attention. Le sujet de sa visite était pour obtenir des chariots et des chameaux, sans lesquels il ne pouvait suivre l'empereur en campagne. Il avait déjà renouvelé plusieurs fois la même demande. Coroné lui fit des excuses du défaut de sa mémoire, et rejeta la faute sur ses officiers. Cependant il lui témoigna plus de civilité qu'il n'avait jamais fait. Il l'appela même plusieurs fois pour lui montrer son jeu, et souvent il lui adressa la parole. Rhoé s'était flatté qu'il lui proposerait de faire le voyage avec lui; mais ne recevant là-dessus aucune ouverture, il prit le parti de se retirer, sous prétexte qu'il était obligé de retourner à Asmère, et qu'il n'avait pas d'équipage pour passer la nuit au camp. Coroné lui promit d'expédier les ordres qu'il demandait, et le voyant sortir, il le fit suivre par un eunuque et par plusieurs officiers qui lui dirent en souriant que le prince voulait lui faire un riche présent; et que, s'il appréhendait de se mettre en chemin pendant la nuit, on lui donnerait une escorte de dix chevaux. Il consentit à demeurer. «Ils me firent, dit-il, une aussi grande fête de ce présent que si le prince eût voulu me donner la plus belle de ses chaînes de perles. Le présent vint enfin: c'était un manteau de drap d'or qu'il avait porté deux ou trois fois. On me le mit sur les épaules, et ce fut à contre-cœur que je lui en fis mes remercîmens. Cet habit aurait été propre à représenter sur un théâtre l'ancien rôle du grand Tamerlan. Mais la plus haute faveur que puisse faire un prince dans toutes ces régions est celle de donner un habit après l'avoir porté quelques fois.»

Le 16, l'empereur donna ordre qu'on mît le feu à toutes les maisons voisines du camp, pour obliger le peuple à le suivre. Les flammes se communiquèrent jusqu'à la ville, qui fut aussi brûlée. Il en faut conclure que des villes qu'on brûle si facilement ne coûtent pas beaucoup à bâtir.

Dans l'intervalle on fut informé de quelques circonstances qui regardaient le prince Cosronroé. Tout le monde continuait de prendre part à sa disgrâce, et gémissait de le voir remis en prison et retomber entre les mains de ses ennemis. L'empereur, qui n'y avait consenti que pour satisfaire l'ambition de son frère, sans aucun dessein d'exposer sa vie, résolut de s'expliquer assez hautement pour le mettre en sûreté et pour apaiser en même temps le peuple, qui murmurait assez haut de sa prison. Il prit occasion, pour déclarer ses sentimens, d'une incivilité qu'Asaph-Khan avait eue pour son prisonnier. Ce seigneur, qui était comme le geôlier du prince, était entré malgré lui dans sa chambre, et s'était même dispensé de lui faire la révérence. Quelques-uns jugèrent qu'il avait cherché à lui faire une querelle, dans l'espérance que le malheureux Cosronroé, qui n'était pas d'humeur à souffrir un affront, mettrait l'épée à la main ou se porterait à quelque autre violence, qui servirait de prétexte aux soldats de la garde pour le tuer. Mais il le trouva plus patient qu'il ne se l'était promis. Le prince se contenta de faire avertir l'empereur par un de ses amis de l'indigne hauteur avec laquelle il était traité. Asaph-Khan fut appelé au dorbar, et l'empereur lui demanda s'il y avait long-temps qu'il n'avait vu son fils. Il répondit qu'il y avait deux jours. «Qu'est-ce qui se passa l'autre jour dans sa chambre?» continua l'empereur. Asaph-Khan répliqua qu'il n'y était allé que pour lui rendre une visite. Le monarque insistant sur la manière dont elle avait été rendue, Asaph-Khan jugea qu'il était informé de la vérité. Il raconta qu'il était allé voir le prince pour lui offrir son service, mais que l'entrée de sa chambre lui avait été refusée; que là-dessus, étant responsable de sa personne, il avait cru que son devoir l'obligeait de visiter la chambre de son prisonnier, et qu'à la vérité il y était entré malgré lui. L'empereur reprit sans s'émouvoir: «Eh bien! quand vous fûtes entré, que lui dîtes-vous? et quel respect, quelle soumission rendîtes-vous à mon fils?» Ce barbare demeura fort confus, et se vit forcé d'avouer qu'il ne lui avait fait aucune civilité. L'empereur lui dit d'un ton sévère qu'il lui ferait connaître que ses enfans étaient ses maîtres, et que, s'il apprenait une seconde fois qu'il eût manqué de respect à sultan Cosronroé, il commanderait à ce prince de lui mettre le pied sur la gorge et de l'étouffer. «J'aime sultan Coroné, ajouta-t-il, mais je veux que tout le monde sache que je n'ai pas mis mon fils aîné et mon successeur entre ses mains pour le perdre.»

L'armée mogole étant partie avant que Rhoé pût avoir fini ses préparatifs, il ne se vit en état de suivre l'empereur que vers la fin de novembre. Le premier jour du mois suivant, il arriva le soir à Brampour, après avoir trouvé en chemin les corps de cent voleurs qui avaient souffert les derniers supplices. Le 4, ayant fait cinq cosses, il rencontra un chameau chargé de trois cents têtes de rebelles, que le gouverneur de Candahar envoyait à l'empereur comme un présent. On fait souvent de pareilles rencontres dans les états despotiques, où de pareils messages sont très-fréquens.

Le 6, il fit quatre cosses jusqu'à Goddah, où il trouva l'empereur avec toute sa cour. Cette ville, qui est fermée de murailles et située dans le plus beau pays du monde, lui parut une des plus magnifiques et des mieux bâties qu'il eût vues dans les Indes. La plupart des maisons y sont à deux étages, ce qui est fort rare dans les autres villes. On y voit des rues toutes composées de boutiques, qui offrent les plus riches marchandises. Les édifices publics y sont superbes. On trouve dans les places des réservoirs d'eau environnés de galeries dont les arcades sont de pierres de taille et revêtues de la même pierre, avec des degrés qui, régnant alentour, donnent la commodité de descendre jusqu'au fond pour y puiser de l'eau ou pour s'y rafraîchir. La situation de Goddah l'emporte encore sur la beauté de la ville. Elle est dans une grande campagne, où l'on découvre une infinité de beaux villages. La terre y est extrêmement fertile en blé, en coton, en excellens pâturages. Rhoé y vit un jardin d'environ deux milles de long et large d'un quart de mille, planté de manguiers, de tamariniers et d'autres arbres à fruit, et divisé régulièrement en allées. De toutes parts on aperçoit des pagodes ou petits temples, des fontaines, des bains, des étangs et des pavillons de pierres de taille bâtis en dômes. Ce mélange forme un si beau spectacle, qu'au jugement de Rhoé, «il n'y a pas d'homme qui ne se crût heureux de passer sa vie dans un si beau lieu.» Goddah était autrefois plus florissante, lorsque, avant les conquêtes d'Akbar, elle était la demeure ordinaire d'un prince rasbout. Rhoé s'aperçut même en plusieurs endroits que les plus beaux bâtimens commencent à tomber en ruine; ce qu'il attribue à la négligence des possesseurs, qui ne se donnent pas le soin de conserver ce qui doit retourner à l'empereur après leur mort.

Le 9, il vit le camp impérial, qu'il nomme une des plus admirables choses qu'il eût jamais vues. Cette grande ville portative avait été dressée dans l'espace de quatre heures; son circuit était d'environ vingt milles d'Angleterre; les rues et les tentes y étaient ordonnées à la ligne, et les boutiques si bien distribuées, que chacun savait où trouver ce qui lui était nécessaire. Chaque personne de qualité, et chaque marchand sait également à quelle distance de l'atasikanha, ou de la tente du roi, la sienne doit être placée; il sait à quelle autre tente elle doit faire face, et quelle quantité de terrain elle doit occuper: cependant toutes ces tentes ensemble contiennent un terrain plus spacieux que la plus grande ville de l'Europe. On ne peut approcher des pavillons de l'empereur qu'à la portée du mousquet; ce qui s'observe avec tant d'exactitude, que les plus grands seigneurs n'y étaient point reçus, s'ils n'y étaient mandés. Pendant que l'empereur était en campagne, il ne tenait point de dorbar après midi; il employait ce temps à la chasse ou à faire voler ses oiseaux sur les étangs; quelquefois il se mettait seul dans un bateau pour tirer: on en portait toujours à sa suite sur des chariots. Il se laissait voir le matin au djarnéo; mais il était défendu de lui parler d'affaires dans ce lieu; elles se traitaient le soir au gouzalkan; du moins lorsque le temps qu'il y destinait au conseil n'était pas employé à boire avec excès.

Le 16, Rhoé s'étant rendu aux tentes de l'empereur, trouva ce monarque au retour de la chasse, avec une grande quantité de gibier et de poisson devant lui. Aussitôt qu'il eut aperçu l'ambassadeur anglais, il le pressa de choisir ce qui lui plairait le plus entre les fruits de sa chasse et de sa pêche; le reste fut distribué à sa noblesse. Il y avait au pied de son trône un vieillard fort sale et fort hideux. Ce pays est rempli d'une sorte de mendians qui, par la profession d'une vie pauvre et pénitente, parviennent à se faire une grande réputation de sainteté. Le vieillard, qui était de ce nombre, occupait près de l'empereur une place que les princes ses enfans n'auraient osé prendre. Il offrit à sa majesté un petit gâteau couvert de cendre, et cuit sur les charbons, qu'il se vantait d'avoir fait lui-même. L'empereur le reçut avec bonté, en rompit un morceau, et ne fit pas difficulté de le porter à sa bouche, quoiqu'une personne un peu délicate n'y eût pas touché sans répugnance. Il se fit apporter une centaine d'écus, et de ses propres mains non-seulement il les mit dans un pan de la robe du vieillard, mais il en ramassa quelques-uns qui étaient tombés. Lorsqu'on lui eut servi sa collation, il ne mangea rien dont il ne lui offrît une partie; et voyant que sa faiblesse ne lui permettait pas de se lever, il le prit entre ses bras pour l'aider lui-même; il l'embrassa étroitement, porta trois fois la main sur sa poitrine, et lui donna le nom de son père.

Le 6 février, on arriva sous les murs de Calléade, petite ville nouvellement rebâtie, où les tentes impériales furent dressées dans un lieu fort agréable, sur la rivière de Scepte, à un cosse d'Oughen, principale ville de la province de Mouloua. Calléade était autrefois la résidence des rois de Mandoa. On raconte qu'un de ces princes étant tombé dans une rivière, d'où il fut retiré par un esclave qui s'était jeté à la nage, et qui l'avait pris heureusement par les cheveux, son premier soin, en revenant à lui-même, fut de demander à qui il était redevable de la vie. On lui apprit l'obligation qu'il avait à l'esclave, dont on ne doutait pas que la récompense ne fût proportionnée à cet important service; mais il lui demanda comment il avait eu l'audace de mettre la main sur la tête de son prince, et sur-le-champ il lui fit donner la mort. Quelque temps après, étant assis, dans l'ivresse, sur le bord d'un bateau, près d'une de ses femmes, il se laissa tomber encore une fois dans l'eau: cette femme pouvait aisément le sauver, mais, croyant ce service trop dangereux, elle le laissa périr, en donnant pour excuse qu'elle se souvenait de l'histoire du malheureux esclave. Jamais il n'y eut de plus juste retour ni de meilleur raisonnement.

Le 11, tandis que l'empereur était allé dans la montagne d'Oughen pour y visiter un dervis âgé de cent trois ans, Rhoé fut averti par une lettre que sultan Coroné, malgré tous les ordres et les firmans de son père, s'était saisi des présens de la compagnie: on lui avais représenté inutilement qu'ils étaient pour l'empereur. Il s'était hâté de lui écrire qu'il avait fait arrêter quelques marchandises qui appartenaient aux Anglais; et, sans parler des présens, il lui avait demandé la permission d'ouvrir les caisses, et d'acheter ce qui conviendrait à son usage; mais les facteurs qui étaient chargés de ce dépôt, refusant de consentir à l'ouverture des caisses, du moins sans l'ordre de l'ambassadeur, il employait toutes sortes de mauvais traitemens pour les forcer à cette complaisance. C'était un droit qu'il s'attribuait de voir, avant l'empereur son père, tous les présens et toutes les marchandises, pour se donner la liberté de choisir le premier.

Rhoé, fort offensé de cette violence, prit d'abord la résolution de porter ses plaintes à l'empereur par la bouche d'Asaph-Kan, parce que ce seigneur aurait pris pour une injure qu'il eût employé d'autres voies. Cependant l'expérience lui ayant appris à s'en défier, il se réduisit à le prier de lui procurer une audience au gouzalkan. Ensuite les objections augmentant sa défiance, il se détermina, par le conseil de son interprète, à prendre l'occasion du retour de l'empereur pour lui parler en chemin. Il se rendit à cheval dans un lieu où ce monarque devait passer; et, l'ayant rencontré sur un éléphant, il mit pied à terre pour se présenter à lui. L'empereur l'aperçut et prévint ses plaintes. «Je sais, lui dit-il, que mon fils a pris vos marchandises. Soyez sans inquiétude. Il n'ouvrira point vos caisses, et j'enverrai ce soir l'ordre de vous les remettre.» Cette promesse, qui fut accompagnée de discours fort civils, n'empêcha point Rhoé de se rendre le soir au gouzalkan pour renouveler ses instances. L'empereur, qui le vit entrer, lui fit dire qu'il avait envoyé l'ordre auquel il s'était engagé, mais qu'il fallait oublier tous les mécontentemens passés. Quoiqu'un langage si vague laissât de fâcheux doutes aux Anglais, la présence d'Asaph-Khan, dont ils craignaient les artifices, leur fit remettre leurs explications à d'autres temps, d'autant plus que l'empereur, étant tombé sur les différens de religion, se mit à parler de celle des juifs, des chrétiens et des mahométans. Le vin l'avait rendu de si bonne humeur, que, se tournant vers Rhoé, il lui dit: «Je suis le maître, vous serez tous heureux dans mes états, maures, juifs et chrétiens. Je ne me mêle point de vos controverses. Vivez en paix dans mon empire. Vous y serez à couvert de toutes sortes d'injures, vous y vivrez en sûreté, et j'empêcherai que personne ne vous opprime.» Si c'était le vin qui le faisait parler ainsi, il faut croire que ce prince n'avait jamais tant de raison que dans le vin.

Deux jours après, sultan Coroné arriva de Brampour. Rhoé était désesperé qu'on ne parût point penser à lui rendre justice, et l'arrivée du prince ne semblait propre qu'à reculer ses espérances. Comme il croyait l'avoir aigri par ses plaintes, et que les ménagemens n'étaient plus de saison, il résolut de faire un dernier effort auprès de l'empereur; mais, tandis qu'il en cherchait l'occasion, quel fut son étonnement d'apprendre que l'empereur s'était fait apporter secrètement les caisses et les avait fait ouvrir! C'est dans ses propres termes qu'il faut rapporter la conclusion de ce singulier démêlé, où l'on voit dans tout son jour la basse avidité qui forme un des caractères du despotisme.

«Je formai, dit-il, le dessein de m'en venger; et, dans une audience que mes sollicitations me firent obtenir, je lui en fis ouvertement mes plaintes: il les reçut avec des flatteries basses, et plus indignes encore de son rang que l'action même. Il me dit que je ne devais pas m'alarmer pour la sûreté de tout ce qui était à moi, qu'il avait trouvé dans les caisses diverses choses qui lui plaisaient extrêmement, surtout un verre travaillé à jour, et des coussins en broderie; qu'il avait aussi retenu les dogues, mais que s'il y avait quelque rareté que je ne voulusse pas lui vendre ou lui donner, il me la rendrait, et qu'il souhaitait que je fusse content de lui. Je lui répondis qu'il y en avait peu qui ne lui fussent destinées; mais que c'était un procédé fort incivil à l'égard du roi mon maître, et que je ne savais comment lui faire entendre que les présens qu'il envoyait avaient été saisis, au lieu d'être offerts par mes mains à ceux entre qui j'avais ordre de les distribuer; que plusieurs de ces présens étaient pour le prince Coroné et pour la princesse Nohormal; que d'autres devaient me demeurer entre les mains, pour les faire servir dans l'occasion à me procurer la faveur de sa majesté contre les injures que ma nation recevait tous les jours; qu'il y en avait pour mes amis et pour mon usage particulier; que le reste appartenait aux marchands, et que je n'avais pas le droit de disposer du bien d'autrui.

«Il me pria de ne pas trouver mauvais qu'il se les eût fait apporter. Toutes les pièces, me dit-il, lui avaient paru si belles, qu'il n'avait pas eu la patience d'attendre qu'elles lui fussent présentées de ma main. Son empressement ne m'avait fait aucun tort, puisqu'il était persuadé que dans ma distribution il aurait été servi le premier. À l'égard du roi d'Angleterre, il se proposait de lui faire des excuses. Je devais être sans embarras du côté du prince et de Nohormal, qui n'étaient qu'une même chose avec lui. Enfin, quant aux présens que je destinais pour les occasions où je croirais avoir besoin de sa faveur, c'était une cérémonie tout-à-fait inutile, parce qu'il me donnerait audience lorsqu'il me plairait de la demander; et que, n'ignorant pas qu'il ne me restait rien à lui offrir, il ne me recevrait pas plus mal lorsque je me présenterais les mains vides. Ensuite prenant les intérêts de son fils, il m'assura que ce prince me restituerait ce qu'il m'avait pris, et qu'il satisferait les facteurs pour les marchandises qu'il leur avait enlevées. Comme je demeurais en silence, il me pressa de lui déclarer ce que je pensais de son discours. Je lui répondis que j'étais charmé de voir sa majesté si contente. Il tourna ses yeux sur un ministre anglais, nommé Terry, dont je m'étais fait accompagner. «Padre, lui dit-il, cette maison est à vous; vous devez vous fier à moi. L'entrée vous sera libre lorsque vous aurez quelque demande à me faire, et je vous accorderai toutes les grâces que vous pouvez désirer.»

»Après ces flatteuses promesses, il reprit avec moi le ton le plus familier, mais avec une adresse que je n'ai connue qu'en Asie. Il se mit à faire le dénombrement de tout ce qu'il m'avait fait enlever, en commençant par les dogues, les coussins, le verre à jour et par un bel étui de chirurgie. «Ces trois choses, me dit-il, vous ne voulez pas que je vous les rende, car je suis bien aise de les garder. Il faut obéir à votre majesté, lui répondis-je. Pour les verres de ces deux caisses, reprit-il, ils sont fort communs: à qui les destiniez-vous? Je lui dis que l'une des deux caisses était pour sa majesté, et l'autre pour la princesse Nohormal. Hé bien! me dit-il, je n'en retiendrai qu'une? Et ces chapeaux, ajouta-t-il, pour qui sont-ils? ils plaisent fort à mes femmes. Je répondis qu'il y en avait trois pour sa majesté et un pour mon usage. Vous ne m'ôterez pas, continua-t-il, ceux qui étaient pour moi, car je les trouve fort beaux. Pour le vôtre, je vous le rendrai, si vous en avez besoin; mais vous m'obligerez beaucoup de me le donner aussi.» Il en fallut demeurer d'accord. «Et les peintures, reprit-il encore, à qui sont-elles?» Elles m'ont été envoyées, lui répondis-je, pour en disposer suivant l'occasion. Il donna ordre qu'elles lui fussent apportées; et faisant ouvrir la caisse, il me fit diverses questions sur les femmes dont elles représentaient la figure. Ensuite, s'étant tourné vers les seigneurs de sa cour, il les pressa de lui donner l'explication d'un tableau qui contenait une Vénus et un satyre; mais il défendit en même temps à mon interprète de m'expliquer ce qu'il leur disait. Ses observations regardaient principalement les cornes du satyre, sa peau qui était noire, et quelques autres particularités des deux figures. Chacun s'expliqua suivant ses idées; mais l'empereur, sans déclarer les siennes, leur dit qu'ils se trompaient et qu'ils en jugeaient mal. Là-dessus, recommandant encore à l'interprète de ne me pas informer de ce qu'il avait dit, il lui donna ordre de me demander mon sentiment sur le sujet de cette peinture. Je répondis de bonne foi que je la prenais pour une simple invention du peintre, et que l'usage de cet art était de chercher ses sujets dans les fictions des poëtes. J'ajoutai d'ailleurs que, voyant ce tableau pour la première fois, il m'était impossible d'expliquer mieux le dessein de l'artiste. Il fit faire la même demande à Terry, qui reconnut aussi son ignorance. «Pourquoi donc, reprit-il, m'apporter une chose dont vous ignorez l'explication?»

«Je m'arrête à cet incident, pour l'instruction des directeurs de la Compagnie, et de tous ceux qui me succéderont. C'est un avis qui doit leur faire apporter plus de choix à leurs présens, et leur faire supprimer tout ce qui est sujet à de mauvaises interprétations, parce qu'il n'y a point de cour plus maligne et plus défiante que celle du mogol. Quoique l'empereur n'eût pas expliqué ses sentimens, je crus reconnaître aux discours qu'il avait tenus que ce tableau passait dans son esprit pour une raillerie injurieuse des peuples de l'Asie, c'est-à-dire qu'il les y croyait représentés par le satyre, avec lequel on leur supposait une ressemblance de complexion, tandis que la Vénus qui menait le satyre par le nez exprimait l'empire que les femmes du pays ont sur les hommes. Il ne me pressa pas davantage d'en porter mon jugement, parce qu'étant persuadé, avec raison, que je n'avais jamais vu ce tableau, il ne le fut pas moins que l'ignorance dont je me faisais une excuse était sans artifice. Cependant il y a beaucoup d'apparence qu'il conserva le soupçon que je lui attribuais; car il me dit d'un air froid qu'il recevait cette peinture comme un présent.

«Pour les autres bagatelles, ajouta-t-il, je veux qu'elles soient envoyées à mon fils: elles lui seront agréables. D'ailleurs je lui écrirai avec des ordres si formels, que vous n'aurez plus besoin de solliciter auprès de lui. Il accompagna cette promesse de complimens, d'excuses, et de protestations, qui ne pouvaient venir que d'une âme fort généreuse ou fort basse.

«Il y avait dans une grande caisse diverses figures de bêtes qui n'étaient au fond que des masses de bois. On m'avait averti qu'elles étaient fort mal faites, et que la peinture dont elles étaient revêtues s'était écaillée en divers endroits. Je n'aurais jamais pensé à les mettre au nombre des présens, si j'avais eu la liberté du choix. Aussi l'empereur me demanda-t-il ce qu'elles signifiaient, et si elles étaient envoyées pour lui. Je me hâtai de répondre qu'on n'avait pas eu l'intention de lui faire un présent si peu digne de lui, mais que ces figures étaient envoyées pour faire voir la forme des animaux les plus communs de l'Europe. «Hé quoi! répliqua-t-il aussitôt, pense-t-on en Angleterre que je n'aie jamais vu de taureau ni de cheval? Cependant je veux les garder. Mais ce que je vous demande, c'est de me procurer un grand cheval de votre pays avec deux de vos lévriers d'Irlande, un mâle et une femelle, et d'autres espèces de chiens dont vous vous servez pour la chasse. Si vous m'accordez cette satisfaction, je vous donne ma parole de prince que vous en serez récompensé, et que vous obtiendrez de moi plus de priviléges que vous ne m'en demanderez. Ma réponse fut que je ne manquerais pas d'en faire mettre sur les vaisseaux de la première flotte; que je n'osais répondre qu'ils pussent résister aux fatigues d'un si long voyage; mais que, s'ils venaient à mourir, je promettais, pour témoignage de mon obéissance, de lui en faire voir les os et la peau.» Ce discours parut lui plaire. Il s'inclina plusieurs fois, il porta la main sur sa poitrine avec tant d'autres marques d'affection et de faveur, que les seigneurs mêmes qui se trouvaient présens m'assurèrent qu'il n'avait jamais traité personne avec cette distinction: aussi ces caresses furent-elles ma récompense. Il ajouta qu'il voulait réparer toutes les injustices que j'avais essuyées, et me renvoyer dans ma patrie comblé d'honneur et de grâces; il donna même sur-le-champ quelques ordres qui devaient faire cesser mes plaintes. «J'enverrai, me dit-il, un magnifique présent au roi d'Angleterre, et je l'accompagnerai d'une lettre où je lui rendrai témoignage de vos bons services; mais je souhaiterais de savoir quel présent lui sera le plus agréable.» Je répondis qu'il me conviendrait mal de lui demander un présent; que ce n'était pas l'usage de mon pays, et que l'honneur du roi mon maître en serait blessé, mais que, de quelque présent qu'il me fît l'honneur de me charger, je l'assurais que, de la part d'un monarque qui était également aimé et respecté en Angleterre, il y serait reçu avec beaucoup de joie: ces excuses ne purent le persuader. Il s'imagina que je prenais sa demande pour une raillerie; et, jurant par sa tête qu'il me chargerait d'un présent, il me pressa de lui nommer quelque chose qui méritât d'être envoyé si loin. Je me vis forcé de répondre qu'autant que j'étais capable d'en juger, les grands tapis de Perse seraient un présent convenable, parce que le roi mon maître n'en attendait pas d'une grande valeur. Il me dit qu'il en ferait préparer de diverses fabriques et de toutes sortes de grandeurs, et qu'il y joindrait ce qu'il jugerait de plus propre à prouver son estime pour le roi d'Angleterre. On avait apporté devant lui plusieurs pièces de gibier: il me donna la moitié d'un daim, en me disant qu'il l'avait tué de sa propre main, et qu'il destinait l'autre moitié pour ses femmes. En effet, cette autre moitié fut coupée sur-le-champ en plusieurs pièces de quatre livres chacune. Au même instant, son troisième fils et deux femmes vinrent du sérail; et prenant ces morceaux de viande entre leurs mains, les emportèrent eux-mêmes comme des mendians auxquels on aurait fait une aumône.

«Si des affronts pouvaient être réparés par des paroles, je devais être satisfait de cette audience. Mais je crus devoir continuer de me plaindre, dans la crainte qu'il n'eût fait toutes ces avances que pour mettre mon caractère à l'épreuve. Il parut surpris de me voir revenir au sujet de mes peines. Il me demanda si je n'étais pas content de lui; et lorsque j'eus répondu que sa faveur pouvait aisément remédier aux injustices qu'on m'avait faites dans ses états, il promit encore que j'aurais à me louer de l'avenir. Cependant ce qu'il ajouta me fit juger que ma fermeté lui déplaisait. «Je n'ai qu'une question à vous faire, me dit-il; quand je songe aux présens que vous m'avez envoyés depuis deux ans, je me suis étonné plusieurs fois que, le roi votre maître vous ayant revêtu de la qualité d'ambassadeur, ils aient été fort inférieurs en qualité comme en nombre à ceux d'un simple marchand qui était ici avant vous, et qui s'est heureusement servi des siens pour gagner l'affection de tout le monde. Je vous reconnais pour ambassadeur. Votre procédé sent l'homme de condition. Cependant je ne puis comprendre qu'on vous entretienne à ma cour avec si peu d'éclat.» Je voulais répondre à ce reproche. Il m'interrompit. «Je sais, reprit-il, que ce n'est pas votre faute ni celle de votre prince; et je veux vous faire voir que je fais plus cas de vous que de ceux qui vous ont envoyé. Lorsque vous retournerez en Angleterre, je vous accorderai des honneurs et des récompenses; et, sans égard pour les présens que vous m'avez apportés, je vous en donnerai un pour votre maître. Mais je vous charge d'une commission dont je ne veux pas me fier aux marchands. C'est de me faire faire dans votre pays un carquois pour des flèches, un étui pour mon arc, dont je vous ferai donner le modèle, un coussin à ma manière pour dormir dessus, une paire de brodequins de la plus riche broderie d'Angleterre, et une cotte de mailles pour mon usage. Je sais qu'on travaille mieux chez vous qu'en aucun lieu du monde. Si vous me faites ce présent, vous savez que je suis un puissant prince, et vous ne perdrez rien à vous être chargé de cette commission.» Je l'assurai que j'exécuterais fidèlement ses ordres. Il chargea aussitôt Azaph-Khan de m'envoyer les modèles. Ensuite il me demanda s'il me restait du vin de raisin. Je lui répondis que j'en avais encore une petite provision. «Eh bien! me dit-il, envoyez-le-moi ce soir. J'en goûterai; et si je le trouve bon, j'en boirai beaucoup.»

Ainsi, dans cette audience qui passa pour une faveur extraordinaire, Rhoé se vit dépouillé de ses caisses et de son vin, sans emporter d'autres fruits de ses libéralités que des promesses. Il faut convenir qu'il n'y a guère de spectacle plus vil et plus dégoûtant que celui d'un monarque des Indes faisant ainsi l'inventaire des caisses d'un étranger pour s'approprier sous divers prétextes, ou pour demander bassement ce qu'elles contiennent. Il semble que les princes d'Asie regardent comme une des marques de leur dignité le privilége de recevoir. Les princes d'Europe ont des idées plus justes de la grandeur. Ils ne se croient faits que pour donner; et c'est une faveur très-distinguée de leur part quand ils veulent bien recevoir.

Rhoé assure qu'avec beaucoup de recherches il ne trouva point dans le pays un seul prosélyte qui méritât le nom de chrétien, et qu'à la réserve d'un petit nombre de misérables qui étaient entretenus par la charité des jésuites, il y en avait même très-peu qui fissent profession du christianisme. Il ajoute que les jésuites, connaissant la mauvaise foi de cette nation, se lassaient d'une dépense inutile. Tel était, suivant son témoignage, le véritable état du christianisme dans l'Indoustan.

«Il n'y avait pas long-temps que l'église et la maison des jésuites avaient été brûlées. Le crucifix était échappé aux flammes, et sa conservation fut publiée comme un miracle. Pour moi, qui aurais béni tout accident dont on aurait tiré quelque avantage pour la propagation de l'Évangile, je gardai le silence. Le père Corsi me dit de bonne foi qu'il croyait cet événement fort naturel; mais que les mahométans mêmes l'ayant fait passer sans sa participation pour un miracle, il n'était pas fâché qu'ils en eussent conçu cette opinion.

«L'empereur, fort ardent pour toutes les nouveautés, appela le missionnaire, et lui fit diverses questions. Enfin, venant au sujet de sa curiosité: «Vous ne me parlez pas, lui dit-il, des grands miracles que vous avez faits au nom de votre prophète. Si vous voulez jeter son image dans le feu en ma présence, et qu'elle ne brûle pas, je me ferai chrétien.» Le père Corsi répondit que cette expérience blessait la raison, et que le ciel n'était pas obligé de faire des miracles chaque fois que les hommes en demandaient; que c'était le tenter, et que le choix des occasions n'appartenait qu'à lui: mais qu'il offrait d'entrer lui-même dans le feu pour preuve de la vérité de la foi. L'empereur n'accepta point cette offre. Cependant tous les courtisans firent beaucoup de bruit; et, demandant que la vérité de notre religion fût éprouvée par cette voie, ils ajoutèrent que, si le crucifix brûlait, le père Corsi serait obligé d'embrasser le mahométisme. Sultan Coroné apporta l'exemple de plusieurs miracles qui s'étaient faits dans des occasions moins importantes que celle de la conversion d'un si grand monarque, et conclut que, si les chrétiens refusaient cette expérience, il ne se croyait pas obligé de s'en rapporter à leurs discours.»

Un charlatan de Bengale offrit à l'empereur un grand singe qu'il donnait pour un animal divin. On a fait remarquer effectivement dans d'autres relations que plusieurs sectes des Indes attribuent quelque divinité à ces animaux. Comme il était question de vérifier cette qualité par des preuves, l'empereur tira d'un de ses doigts un anneau, et le fit cacher dans les vêtemens d'un de ses pages. Le singe, qui ne l'avait pas vu cacher, l'alla prendre dans le lieu où il était. L'empereur ne s'en rapportant point à cette expérience, fit écrire sur douze billets différens les noms de douze législateurs, tels que de Moïse, de Jésus-Christ, de Mahomet, d'Aly, etc., et les ayant mêlés dans un vase, il demanda au singe quel était celui qui avait publié la véritable loi. Le singe mit sa main dans le vase, et tira le nom du législateur des chrétiens. L'empereur, fort étonné, soupçonna le maître du singe de savoir lire les caractères persans, et d'avoir dressé l'animal à faire cette distinction. Il prit la peine d'écrire les mêmes noms de sa propre main, avec les chiffres qu'il employait pour donner des ordres secrets à ses ministres. Le singe ne s'y trompa point; il prit une seconde fois le nom de Jésus-Christ et le baisa. Un des principaux officiers de la cour dit à l'empereur qu'il y avait nécessairement quelque supercherie, et lui demanda la permission de mêler les billets, avec offre de se livrer à toutes sortes de supplices, si le singe ne manquait pas son rôle. Il écrivit encore une fois les douze noms; mais il n'en mit que onze dans le vase, et retint l'autre dans sa main. Le singe les toucha tous l'un après l'autre sans en vouloir prendre aucun. L'empereur, véritablement surpris, s'efforça de lui en faire prendre un. Mais l'animal se mit en furie, et fit entendre par divers signes que le nom du vrai législateur n'était pas dans le vase. L'empereur lui demanda où il était donc. Il courut vers l'officier, et lui prit la main dans laquelle était le nom qu'on lui demandait. Rhoé ajoute: quelque interprétation qu'on veuille donner à cette singerie, le fait est certain.

CHAPITRE VIII.

Voyage de Tavernier dans l'Indoustan.

Tavernier parcourut d'abord plusieurs contrées de l'Europe. Mais ces courses n'appartenant point à notre plan, nous le transporterons tout de suite dans l'Indoustan, en partant de Surate pour Agra.

Des deux routes de Surate à Agra, l'une est par Brampour et par Seronghe; l'autre par Amedabad. Tavernier, s'étant déterminé pour la première, passa par Balor et Kerkoa, et vint à Navapoura.

Navapoura est un gros bourg rempli de tisserands, quoique le riz fasse le principal commerce du canton. Il y passe une rivière qui rend son territoire excellent. Tout le riz qui croît dans cette contrée est plus petit de la moitié que le riz ordinaire, et devient en cuisant d'une blancheur admirable; ce qui le fait estimer particulièrement. On lui trouve aussi l'odeur du musc, et tous les grands de l'Inde n'en mangent point d'autre. En Perse même, un sac de ce riz passe pour un présent fort agréable.

De Navapoura, on compte quatre-vingt-quinze cosses jusqu'à Brampour. C'est une grande ville ruinée, dont la plupart des maisons sont couvertes de chaume. On voit encore au milieu de la place un grand château qui sert de logement au gouverneur. Le gouvernement de cette province est si considérable, qu'il est toujours le partage d'un fils ou d'un oncle de l'empereur. Aureng-Zeb, qui régnait alors, avait commandé long-temps à Brampour pendant le règne de son père. Le commerce est florissant à Brampour. Il se fait dans la ville et la province une prodigieuse quantité de toiles fort claires, qui se transportent en Perse, en Turquie, en Moscovie, en Pologne, en Arabie, au grand Caire, et dans d'autres lieux. Des unes, qui sont teintes de diverses couleurs à fleurs courantes, on fait des voiles et des écharpes pour les femmes, des couvertures de lit et des mouchoirs. D'autres sont toutes blanches, avec une raie d'or ou d'argent qui borde la pièce et les deux bouts depuis la largeur d'un pouce jusqu'à douze ou quinze. Cette bordure n'est qu'un tissu d'or ou d'argent et de soie, avec des fleurs dont la beauté est égale des deux côtés. Si celles qu'on porte en Pologne, où le commerce en est considérable, n'avaient aux deux bouts trois ou quatre pouces au moins d'or ou d'argent, ou si cet or et cet argent devenaient noirs en passant les mers de Surate à Ormuz, et de Trébizonde à Mangalia, ou dans d'autres ports de la mer Noire, on ne pourrait s'en défaire qu'avec beaucoup de peine. D'autres toiles sont par bandes, moitié coton, moitié d'or et d'argent, et cette espèce porte le nom d'ornis. Il s'en trouve depuis quinze jusqu'à vingt aunes, dont le prix est quelquefois de cent et de cent cinquante roupies; mais les moindres ne sont pas au-dessous de dix ou douze. En un mot, les Indes n'ont pas de province où le coton se trouve avec plus d'abondance qu'à Brampour.

Tavernier avertit que, dans tous les lieux dont le nom se termine par séra, on doit se représenter un grand enclos de murs ou de haies, dans lequel sont disposées en cercle cinquante ou soixante huttes couvertes de chaume. C'est une sorte d'hôtellerie fort inférieure aux caravansérails persans, où se trouvent quelques hommes et quelques femmes qui vendent de la farine, du riz, du beurre et des herbages, et qui prennent soin de faire cuire le pain et le riz des voyageurs. Ils nettoient les huttes, que chacun a la liberté de choisir; ils y mettent un petit lit de sangle, sur lequel on étend le matelas dont on doit être fourni lorsqu'on n'est point assez riche pour se faire accompagner d'une tente. S'il se trouve quelque mahométan parmi les voyageurs, il va chercher dans le bourg ou le village du mouton et des poules, qu'il distribue volontiers à ceux qui lui en rendent le prix.

Seronghe lui parut une grande ville, dont les habitans sont banians, et la plupart artisans de père en fils, ce qui les porte à bâtir des maisons de pierre et de brique. Il s'y fait un grand commerce de chites, sorte de toiles peintes, dont le bas peuple de Turquie et de Perse aime à se vêtir, et qui sert dans d'autres pays pour des couvertures de lit et des nappes à manger. On en fait dans d'autres lieux que Seronghe, mais de couleurs moins vives et plus sujettes à se ternir dans l'eau; tandis que celles de Seronghe deviennent plus belles chaque fois qu'on les lave. La rivière qui passe dans cette ville donne cette vivacité aux teintures. Pendant la saison des pluies, qui durent quatre mois, les ouvriers impriment leurs toiles suivant le modèle qu'ils reçoivent des marchands étrangers; et lorsque les pluies cessent, ils se hâtent de laver les toiles dans la rivière, parce que plus elle est trouble, plus les couleurs sont vives et résistent au temps. On fait aussi à Seronghe une sorte de gazes ou de toiles si fines, qu'étant sur le corps, elles laissent voir la chair à nu. Le transport n'en est pas permis aux marchands. Le gouverneur les prend toutes pour le sérail impérial et pour les principaux seigneurs de la cour. Les sultanes et les dames mogoles s'en font des chemises et des robes, que l'empereur et les grands se plaisent à leur voir porter dans les grandes chaleurs.

En passant à Baroche, il accepta un logement chez les Anglais, qui ont un fort beau comptoir dans cette ville. Quelques charlatans indiens ayant offert d'amuser l'assemblée par des tours de leur profession, il eut la curiosité de les voir. Pour premier spectacle, ils firent allumer un grand feu, dans lequel ils firent rougir des chaînes, dont ils se lièrent le corps à nu sans en ressentir aucun mal. Ensuite prenant un petit morceau de bois qu'ils plantèrent en terre, ils demandèrent quel fruit on souhaitait d'en voir sortir. On leur dit qu'on souhaitait des mangues. Alors un des charlatans, s'étant couvert d'un linceul, s'accroupit cinq ou six fois contre terre. Tavernier, qui voulait le suivre dans cette opération, prit une place d'où ses regards pouvaient pénétrer par une ouverture du linceul; et ce qu'il raconte ici semble demander beaucoup de confiance au témoignage de ses yeux.

«J'aperçus, dit-il, que cet homme, se coupant la chair sous les aisselles avec un rasoir, frottait de son sang le morceau de bois. Chaque fois qu'il se relevait le bois croissait à vue d'œil; et la troisième, il en sortit des branches avec des bourgeons. La quatrième fois, l'arbre fut couvert de feuilles. La cinquième, on y vit des fleurs. Un ministre anglais, qui était présent, avait protesté d'abord qu'il ne pouvait consentir que des chrétiens assistassent à ce spectacle: mais lorsque, d'un morceau de bois sec, il eut vu que ces gens-là faisaient venir, en moins d'une demi-heure, un arbre de quatre ou cinq pieds de haut, avec des feuilles et des fleurs comme au printemps, il se mit en devoir de l'aller rompre, et dit hautement qu'il ne donnerait jamais la communion à ceux qui demeureraient plus long-temps à voir de pareilles choses: ce qui obligea les Anglais de congédier les charlatans, après leur avoir donné la valeur de dix ou douze écus, dont ils parurent fort satisfaits.» Il faut avouer qu'il n'y a point de tour de Comus qui approche de celui-là.

Dans le petit voyage qu'il fit à Cambaye, en se détournant de cinq ou six cosses, il n'observa rien dont Mandelslo n'eût fait la description; mais, à son retour, il passa par un village qui n'est qu'à trois cosses de cette ville, où l'on voit une pagode célèbre par les offrandes de la plupart des courtisanes de l'Inde. Elle est remplie de nudités, entre lesquelles on découvre particulièrement une grande figure que Tavernier prit pour un Apollon, dans un état fort indécent. Les vieilles courtisanes qui ont amassé une somme d'argent dans leur jeunesse en achètent de petites esclaves qu'elles forment à tous les exercices de leur profession, et ces petites filles, que leurs maîtresses mènent à la pagode dès l'âge de onze ou douze ans, regardent comme un bonheur d'être offertes à l'idole. Cet infâme temple est à six cosses de Chid-Abad, où Mandelslo visita un des plus beaux jardins du grand mogol.

À l'occasion de la rivière d'Amedabad, qui est sans pont, et que les paysans passent à la nage, après s'être lié entre l'estomac et le ventre une peau de bouc qu'ils remplissent de vent, il remarque que, pour faire passer leurs enfans, ils les mettent dans des pots de terre dont l'embouchure est haute de quatre doigts, et qu'ils poussent devant eux. Pendant qu'il était dans cette ville, un paysan et sa femme passaient un jour avec un enfant de deux ans, qu'ils avaient mis dans un de ces pots, d'où il ne lui sortait que la tête. Vers le milieu de la rivière, ils trouvèrent un petit banc de sable, sur lequel était un gros arbre que les flots y avaient jeté. Ils poussèrent le pot dans cet endroit pour y prendre un peu de repos. Comme ils approchaient du pied de l'arbre, dont le tronc s'élevait un peu au-dessus de l'eau, un serpent qui sortit d'entre les racines sauta dans le pot. Le père et la mère, fort effrayés, abandonnèrent le pot, qui fut emporté par le courant de l'eau tandis qu'ils demeurèrent à demi morts au pied de l'arbre. Deux lieues plus bas, un banian et sa femme, avec leur enfant, se lavaient, suivant l'usage du pays, avant d'aller prendre leur nourriture. Ils virent de loin ce pot sur l'eau, et la moitié d'une tête qui paraissait hors de l'embouchure. Le banian se hâte d'aller au secours, et pousse le pot à la rive. Aussitôt la mère, suivie de son enfant, s'approche pour aider l'autre à sortir. Alors le serpent, qui n'avait fait aucun mal au premier, sort du pot, se jette sur l'enfant du banian, se lie autour de son corps par divers replis, le pique et lui jette son venin qui lui cause une prompte mort. Deux paysans superstitieux se persuadèrent facilement qu'une aventure si extraordinaire était arrivée par une secrète disposition du ciel, qui leur ôtait leur enfant pour leur en donner un autre. Mais le bruit de cet événement s'étant répandu, les parens du dernier, qui en furent informés, redemandèrent leur enfant; et leurs prétentions devinrent le sujet d'un différend fort vif. L'affaire fut portée devant l'empereur, qui ordonna que l'enfant fût restitué à son père.

Tavernier confirme ce qu'on a lu dans Mandelslo, de la multitude de singes qu'on rencontre sur la route, et du danger qu'il y a toujours à les irriter. Un Anglais, qui en tua un d'un coup d'arquebuse, faillit d'être étranglé par soixante de ces animaux qui descendirent du sommet des arbres, et dont il ne fut délivré que par le secours qu'il reçut d'un grand nombre de valets. En passant à Chitpour, assez bonne ville, qui tire son nom du commerce de ces toiles peintes qu'on nomme chites, Tavernier vit dans une grande place quatre ou cinq lions qu'on amenait pour les apprivoiser. La méthode des Indiens lui parut curieuse. On attache les lions par les pieds de derrière, de douze en douze pas l'un de l'autre, à un gros pieu bien affermi. Ils ont au cou une corde dont le maître tient le bout à la main. Les pieux sont plantés sur une même ligne; et sur une autre parallèle éloignée d'environ vingt pas on tend encore une corde de la longueur de l'espace qui est occupé par les lions. Les deux cordes qui tiennent chacun de ces animaux attachés par les pieds de derrière leur laissent la liberté de s'élancer jusqu'à la corde parallèle qui sert de rempart à des hommes qui sont placés au-delà pour les irriter par quelques pierres ou quelques petits morceaux de bois qu'ils leur jettent. Une partie du peuple accourt à ce spectacle. Lorsque le lion provoqué s'est élancé vers la corde, il est ramené au pieu par celle que le maître tient à la main. C'est ainsi qu'il s'apprivoise insensiblement; et Tavernier fut témoin de cet exercice à Chitpour, sans sortir de son carrosse.

Le jour suivant lui offrit un autre amusement dans la rencontre d'une bande de fakirs ou de dervis mahométans. Il en compta cinquante-sept, dont le chef ou le supérieur avait été grand écuyer de l'empereur Djehan-Ghir, et s'était dégoûté de la cour à l'occasion de la mort de son petit-fils, qui avait été étranglé par l'ordre de ce monarque. Quatre autres fakirs, qui tenaient le premier rang après le supérieur, avaient occupé des emplois considérables à la même cour. L'habillement de ces cinq chefs consistait en trois ou quatre aunes de toile couleur orangée, dont ils se faisaient comme des ceintures avec le bout passé entre les jambes et relevé par-derrière jusqu'au dos pour mettre la pudeur à couvert, et sur les épaules une peau de tigre attachée sous le menton. Devant eux on menait en main huit beaux chevaux, dont trois avaient des brides d'or et des selles couvertes aussi de lames d'argent, avec une peau de léopard sur chacune. L'habit du reste des dervis était une simple corde qui leur servait de ceinture, sans autre voile pour l'honnêteté qu'un petit morceau d'étoffe. Leurs cheveux étaient liés en tresse autour de la tête, et formaient une espèce de turban. Ils étaient tous armés la plupart d'arcs et de flèches, quelques-uns de mousquets, et d'autres de demi-piques avec une sorte d'arme inconnue en Europe, qui est, suivant la description de Tavernier, un cercle de fer tranchant, de la forme d'un plat dont on aurait ôté le fond; ils s'en passent huit ou dix autour du cou comme une fraise; et les tirant lorsqu'ils veulent s'en servir, ils les jettent avec tant de force, comme nous ferions voler une assiette, qu'ils coupent un homme presqu'en deux par le milieu du corps. Chaque dervis avait aussi une espèce de cor de chasse dont ils sonnent en arrivant dans quelque lieu, avec un autre instrument de fer à peu près de la forme d'une truelle. C'est avec cet instrument, que les Indiens portent ordinairement dans leurs voyages, qu'ils raclent et nettoient la terre dans les lieux où ils veulent s'arrêter, et qu'après avoir ramassé la poussière en monceau, ils s'en servent comme de matelas pour être couchés plus mollement. Trois des mêmes dervis étaient armés de longues épées, qu'ils avaient achetées apparemment des Anglais ou des Portugais. Leur bagage était composé de quatre coffres remplis de livres arabes ou persans, et de quelques ustensiles de cuisine. Dix ou douze bœufs qui faisaient l'arrière-garde servaient à porter ceux qui étaient incommodés de la marche.

Lorsque cette religieuse troupe fut arrivée dans le lieu où Tavernier s'était arrêté avec cinquante personnes de son escorte et de ses domestiques, le supérieur, qui le vit si bien accompagné, demanda qui était cet aga, et le fit prier ensuite de lui céder son poste, parce qu'il lui paraissait commode pour y camper avec les dervis. Tavernier, informé du rang des cinq chefs, se disposa de bonne grâce à leur faire cette civilité. Aussitôt la place fut arrosée de quantité d'eau et soigneusement raclée. Comme on était en hiver, et que le froid était assez piquant, on alluma deux feux pour les cinq principaux dervis, qui se placèrent au milieu, avec la facilité de pouvoir se chauffer devant et derrière. Dès le même soir ils reçurent dans leur camp la visite du gouverneur d'une ville voisine, qui leur fit apporter du riz et d'autres rafraîchissemens. Leur usage pendant leurs courses est d'envoyer quelques-uns d'entre eux à la quête dans les habitations voisines, et les vivres qu'ils obtiennent se distribuent avec égalité dans toute la troupe. Chacun fait cuire son riz; ce qu'ils ont de trop est donné aux pauvres, et jamais ils ne se réservent rien pour le lendemain.

Tavernier arrive enfin à la ville impériale d'Agra; elle est à 27 degrés 31 minutes de latitude nord, dans un terroir sablonneux, qui l'expose pendant l'été à d'excessives chaleurs. C'est la plus grande ville des Indes, et la résidence ordinaire des empereurs mogols; les maisons des grands y sont belles et bien bâties; mais celles des particuliers, comme dans toutes les autres villes des Indes, n'ont rien d'agréable; elles sont écartées les unes des autres, et cachées par la hauteur des murailles, dans la crainte qu'on n'y puisse apercevoir les femmes; ce qui rend toutes ces villes beaucoup moins riantes que celles de l'Europe.

Du côté de la ville, on trouve une autre place devant le palais; la première porte, qui n'a rien de magnifique, est gardée par quelques soldats. Lorsque les grandes chaleurs d'Agra forcent l'empereur de transporter sa cour à Delhy, ou lorsqu'il se met en campagne avec son armée, il donne la garde de son trésor au plus fidèle de ses omhras, qui ne s'éloigne pas nuit et jour de cette porte, où il a son logement. Ce fut dans une de ces absences du monarque que Tavernier obtint la permission de voir le palais. Toute la cour étant partie pour Delhy, le gouvernement du palais d'Agra fut confié à un seigneur qui aimait les Européens. Vélant, chef du comptoir hollandais, l'alla saluer, et lui offrit en épiceries, en cabinets du Japon, et en beaux draps de Hollande, un présent d'environ six mille écus. Tavernier, qui était présent, eut occasion d'admirer la générosité mogole. Ce seigneur reçut le compliment avec politesse; mais, se trouvant offensé du présent, il obligea les Hollandais de le remporter, en leur disant que, par considération et par amitié pour les Franguis, il prendrait seulement une petite canne, de six qu'ils lui offraient. C'était une de ces cannes du Japon qui croissent par petits nœuds; encore fallut-il ôter l'or dont on l'avait enrichie, parce qu'il ne la voulut recevoir que nue. Après les complimens, il demanda au directeur hollandais ce qu'il pouvait faire pour l'obliger; et Vélant l'ayant prié de permettre que, dans l'absence de la cour, il pût voir avec Tavernier l'intérieur du palais, cette grâce leur fut accordée: on leur donna six hommes pour les conduire.

La première porte, qui sert de logement au gouverneur, conduit à une voûte longue et obscure, après laquelle on entre dans une grande cour environnée de portiques comme la place Royale de Paris. La galerie qui est en face est plus large et plus haute que les autres; elle est soutenue de trois rangs de colonnes. Sous celles qui règnent des trois autres côtés de la cour, et qui sont plus étroites et plus basses, on a ménagé plusieurs petites chambres pour les soldats de la garde. Au milieu de la grande galerie on voit une niche pratiquée dans le mur, où l'empereur se rend par un petit escalier dérobé, et lorsqu'il y est assis, on ne le découvre que jusqu'à la poitrine, à peu près comme un buste. Il n'a point alors de gardes autour de lui, parce qu'il n'a rien à redouter, et que de tous les côtés cette place est inaccessible. Dans les grandes chaleurs, il a seulement près de sa personne un eunuque, ou même un de ses enfans pour l'éventer. Les grands de la cour se tiennent dans la galerie qui est au-dessous de cette niche.

Au fond de la cour, à main gauche, on trouve un second portail qui donne entrée dans une grande cour, environnée de galeries comme la première, sous lesquelles on voit aussi de petites chambres pour quelques officiers du palais. De cette seconde cour on passe dans une troisième, qui contient l'appartement impérial. Schah-Djehan avait entrepris de couvrir d'argent toute la voûte d'une grande galerie qui est à main droite. Il avait choisi pour l'exécution de cette magnifique entreprise un Français de Bordeaux qui se nommait Augustin; mais, ayant besoin d'un ministre intelligent pour quelques affaires qu'il avait à Goa, il y envoya cet artiste; et les Portugais, qui lui reconnurent assez d'esprit pour le trouver redoutable, l'empoisonnèrent à Cochin. La galerie est demeurée peinte de feuillage d'or et d'azur; tout le bas est revêtu de tapis. On y voit des portes qui donnent entrée dans plusieurs chambres carrées, mais fort petites. Tavernier se contenta d'en faire ouvrir deux, parce qu'on l'assura que toutes les autres leur ressemblaient. Les autres côtés de la cour sont ouverts, et n'ont qu'une simple muraille à hauteur d'appui; du côté qui regarde la rivière, on trouve un divan ou un belvédère en saillie, où l'empereur vient s'asseoir pour se donner le plaisir de voir ses brigantins ou le combat des bêtes farouches; une galerie lui sert de vestibule, et le dessein de Schah-Djehan était de la revêtir d'une treille de rubis et d'émeraudes, qui devaient représenter au naturel les raisins verts et ceux qui commencent à rougir; mais ce dessein, qui a fait beaucoup de bruit dans le monde, et qui demandait plus de richesses que l'Indoustan n'en peut fournir, est demeuré imparfait; on ne voit que deux ou trois ceps d'or avec leurs feuilles, qui, comme tout le reste, devaient être émaillés de leurs couleurs naturelles et chargés d'émeraudes, de rubis et de grenats qui font les grappes. Au milieu de la cour, on admire une grande cuve d'eau, d'une seule pierre grisâtre, de quarante pieds de diamètre, avec des degrés dedans et dehors, pratiqués dans la même pierre pour monter et descendre.

Il paraît que la curiosité de Tavernier ne put pas aller plus loin; ce qui s'accorde avec le témoignage des autres voyageurs, qui parlent des appartemens de l'empereur comme d'un lieu impénétrable. Il passe aux sépultures d'Agra, et des lieux voisins dont il vante la beauté. Les eunuques du palais ont presque tous l'ambition de se faire bâtir un magnifique tombeau; lorsqu'ils ont amassé beaucoup de biens, la plupart souhaiteraient d'aller à la Mecque pour y porter de riches présens; mais le grand-mogol, qui ne voit pas sortir volontiers l'argent de ses états, leur accorde rarement cette permission; et leurs richesses leur devenant inutiles, ils en consacrent la plus grande partie à ces édifices pour laisser quelque mémoire de leur nom. Entre tous les tombeaux d'Agra, on distingue particulièrement celui de l'impératrice, femme de Schah-Djehan. Ce monarque le fit élever près du Tasimakan, grand bazar où se rassemblent tous les étrangers, dans la seule vue de lui attirer plus d'admirateurs. Ce bazar, ou ce marché, est entouré de six grandes cours, bordées de portiques sous lesquels on voit des boutiques et des chambres, où il se fait un prodigieux commerce de toiles. Le tombeau de l'impératrice est au levant de la ville, le long de la rivière, dans un grand espace fermé de murailles sur lesquelles on a fait régner une petite galerie; cet espace est une sorte de jardin en compartimens, comme le parterre des nôtres, avec cette différence qu'au lieu de sable c'est du marbre blanc et noir: on y entre par un grand portail. À gauche, on découvre une belle galerie qui regarde la Mecque, avec trois ou quatre niches, où le mufti se rend à des heures réglées pour y faire la prière. Un peu au-delà du milieu de l'espace, on voit trois grandes plates-formes, d'où l'on annonce ces heures. Au-dessus s'élève un dôme qui n'a guère moins d'éclat que celui du Val-de-Grâce; le dedans et le dehors sont également revêtus de marbre blanc: c'est sous ce dôme qu'on a placé le tombeau, quoique le corps de l'impératrice ait été déposé sous une voûte qui est au-dessous de la première plate-forme. Les mêmes cérémonies qui se font dans ce lieu souterrain s'observent sous le dôme autour du tombeau; c'est-à-dire que de temps en temps on y change les tapis, les chandeliers et les autres ornemens. On y trouve toujours aussi quelques molahs en prière. Tavernier vit commencer et finir ce grand ouvrage, auquel il assure qu'on employa vingt-deux ans, et le travail continuel de vingt mille hommes. On prétend, dit-il, que les seuls échafaudages ont coûté plus que l'ouvrage entier, parce que, manquant de bois, on était contraint de les faire de brique, comme les cintres de toutes les voûtes; ce qui demandait un travail et des frais immenses. Schah-Djehan avait commencé à se bâtir un tombeau de l'autre côté de la rivière: mais la guerre qu'il eut avec ses enfans interrompit ce dessein, et l'heureux Aureng-Zeb, son successeur, ne se fit pas un devoir de l'achever. Deux mille hommes, sous le commandement d'un eunuque, veillent sans cesse à la garde du mausolée de l'impératrice et du tasimakan.

Les tombeaux des eunuques n'ont qu'une seule plate-forme, avec quatre petites chambres aux quatre coins. À la distance d'une lieue des murs d'Agra, on visite la sépulture de l'empereur Akbar. En arrivant du côté de Delhy, on rencontre, près d'un grand bazar, un jardin qui est celui de Djehan-Ghir, père de Schah-Djehan. Le dessus du portail offre une peinture de son tombeau, qui est couvert d'un grand voile noir, avec plusieurs flambeaux de cire blanche, et la figure de deux jésuites aux deux bouts. On est étonné que Schah-Djehan, contre l'usage du mahométisme qui défend les images, ait souffert cette représentation. Tavernier la regarde comme un monument de reconnaissance pour quelques leçons de mathématiques que ce prince et son père avaient reçues des jésuites. Il ajoute que dans une autre occasion Schah-Djehan n'eut pas pour eux la même indulgence. Un jour qu'il était allé voir un Arménien nommé Corgia, qu'il aimait beaucoup, et qui était tombé malade, les jésuites, dont la maison était voisine, firent malheureusement sonner leur cloche. Ce bruit, qui pouvait incommoder l'Arménien, irrita tellement l'empereur, que dans sa colère il ordonna que la cloche fût enlevée, et pendue au cou de son éléphant. Quelques jours après, revoyant cet animal avec un fardeau qui était capable de lui nuire, il fit porter cette cloche à la place du katoual, où elle est demeurée depuis. Corgia passait pour excellent poëte. Il avait été élevé avec Schah-Djehan, qui prit du goût pour son esprit, et qui le comblait de richesses et d'honneurs; mais ni les promesses ni les menaces n'avaient pu lui faire embrasser la religion de Mahomet.

Tavernier décrit la route d'Agra à Delhy, sans expliquer à quelle occasion ni dans quel temps il fit ce voyage; il compte soixante-huit cosses entre ces deux villes. Delhy est une grande ville, située sur le Djemna, qui coule du nord au sud, et qui, prenant ensuite son cours du couchant au levant, après avoir passé par Agra et Kadiove, va se perdre dans le Gange. Schah-Djehan, rebuté des chaleurs d'Agra, fit bâtir près de Delhy une nouvelle ville, à laquelle il donna le nom de Djehanabad, qui signifie ville de Djehan: le climat y est plus tempéré. Mais depuis cette fondation, Delhy est tombée presqu'en ruine, et n'a que des pauvres pour habitans, à l'exception de trois ou quatre seigneurs, qui, lorsque la cour est à Djehanabad, s'y établissent dans de grands enclos, où ils font dresser leurs tentes. Un jésuite qui suivait la cour d'Aureng-Zeb prenait aussi son logement à Delhy.

Djehanabad, que le peuple, par corruption, nomme aujourd'hui Djenabab, est devenue une fort grande ville, et n'est séparée de l'autre que par une simple muraille. Toutes ses maisons sont bâties au milieu de grands enclos; on entre du côté de Delhy par une longue et large rue, bordée de voûtes, dont le dessus est une plate-forme, et qui sert de retraite aux marchands; cette rue se termine à la grande place où est le palais de l'empereur. Dans une autre, fort droite et fort large, qui vient se rendre à la même place, vers une autre porte du palais, on ne trouve que de gros marchands qui n'ont point de boutique extérieure.

Le palais impérial n'a pas moins d'une demi-lieue de circuit; les murailles sont de belle pierre de taille, avec des créneaux et des tours; les fossés sont pleins d'eau, et revêtus de la même pierre; le grand portail du palais n'a rien de magnifique, non plus que la première cour, où les seigneurs peuvent entrer sur leurs éléphans; mais après cette cour on trouve une sorte de rue ou de grand passage, dont les deux côtés sont bordés de beaux portiques, sous lesquels une partie de la garde à cheval se retire dans plusieurs petites chambres. Ils sont élevés d'environ deux pieds; et les chevaux, qui sont attachés au-dehors à des anneaux de fer, ont leurs mangeoires sur les bords. Dans quelques endroits on voit de grandes portes qui conduisent à divers appartemens. Ce passage est divisé par un canal plein d'eau qui laisse un beau chemin des deux côtés, et qui forme de petits bassins à d'égales distances; il mène jusqu'à l'entrée d'une grande cour où les omhras font la garde en personne: cette cour est environnée de logemens assez bas, et les chevaux sont attachés devant chaque porte. De la seconde on passe dans une troisième par un grand portail, à côté duquel on voit une petite salle élevée de deux ou trois pieds, où l'on prend les vestes dont l'empereur honore ses sujets ou les étrangers. Un peu plus loin, sous le même portail, est le lieu où se tiennent les tambours, les trompettes et les hautbois qui se font entendre quelques momens avant que l'empereur se montre au public et lorsqu'il est prêt à se retirer. Au fond de cette troisième cour, on découvre le divan ou la salle d'audience, qui est élevée de quatre pieds au-dessus du rez-de-chaussée, et tout-à-fait ouverte de trois côtés; trente-deux colonnes de marbre, d'environ quatre pieds en carré, avec leurs piédestaux et leurs moulures, soutiennent la voûte. Schah-Djehan s'était proposé d'enrichir cette salle des plus beaux ouvrages mosaïques, dans le goût de la chapelle de Florence; mais, après en avoir fait faire l'essai sur deux ou trois colonnes, il désespéra de pouvoir trouver assez de pierres précieuses pour un si grand dessein; et n'étant pas moins rebuté par la dépense, il se détermina pour une peinture en fleurs.

C'est au milieu de cette salle, et près du bord qui regarde la cour, en forme de théâtre, qu'on dresse le trône où l'empereur donne audience et dispense la justice: c'est un petit lit, de la grandeur de nos lits de camp, avec ses quatre colonnes, un ciel, un dossier, un traversin et la courte-pointe. Toutes ces pièces sont couvertes de diamans; mais lorsque l'empereur s'y vient asseoir, on étend sur le lit une couverture de brocart d'or, ou de quelque riche étoffe piquée. Il y monte par trois petites marches de deux pieds de long. À l'un des côtés on élève un parasol sur un bâton de la longueur d'une demi-pique, et l'on attache à chaque colonne du lit une des armes de l'empereur; c'est-à-dire sa rondache, son sabre, son arc, son carquois et ses flèches.

Dans la cour, au-dessous du trône, on a ménagé une place de vingt pieds en carré, entourée de balustres, qui sont couverts tantôt de lames d'argent, et tantôt de lames d'or. Les quatre coins de ce parquet sont la place des secrétaires d'état, qui font aussi la fonction d'avocats dans les causes civiles et criminelles. Le tour de la balustrade est occupé par les seigneurs et par les musiciens; car, pendant le divan même, on ne cesse pas d'entendre une musique fort douce, dont le bruit n'est pas capable d'apporter de l'interruption aux affaires les plus sérieuses. L'empereur, assis sur un trône, a près de lui quelqu'un des premiers seigneurs, ou ses seuls enfans. Entre onze heures et midi, le premier ministre d'état vient lui faire l'exposition de tout ce qui s'est passé dans la chambre où il préside, qui est à l'entrée de la première cour; et lorsque son rapport est fini, l'empereur se lève; mais pendant que ce monarque est sur le trône, il n'est permis à personne de sortir du palais. Tavernier fait valoir l'honneur qu'on lui fit de l'exempter de cette loi.

Vers le milieu de la cour, on trouve un petit canal large d'environ six pouces, où pendant que le roi est sur son trône, tous ceux qui viennent à l'audience doivent s'arrêter; il ne leur est pas permis d'avancer plus loin sans être appelés; et les ambassadeurs mêmes ne sont pas exempts de cette loi. Lorsqu'un ambassadeur est venu jusqu'au canal, l'introducteur crie, vers le divan où l'empereur est assis, que le ministre de telle puissance souhaite de parler à sa majesté: alors un secrétaire d'état en avertit l'empereur, qui feint souvent de ne pas l'entendre; mais, quelques momens après, il lève les yeux, et les jetant sur l'ambassadeur, il donne ordre au même secrétaire de lui faire signe qu'il peut s'approcher.

De la salle du divan on passe à gauche sur une terrasse d'où l'on découvre la rivière, et sur laquelle donne la porte d'une petite chambre, d'où l'empereur passe au sérail. À la gauche de cette même cour, on voit une petite mosquée fort bien bâtie, dont le dôme est couvert de plomb si parfaitement doré, qu'on le croirait d'or massif. C'est dans cette chapelle que l'empereur fait chaque jour sa prière, excepté le vendredi, qu'il doit se rendre à la grande mosquée. On tend ce jour-là autour des degrés un gros rets de cinq ou six pieds de haut, dans la crainte que les éléphans n'en approchent, et par respect pour la mosquée même. Cet édifice, que Tavernier trouva très-beau, est assis sur une grande plate-forme plus élevée que les maisons de la ville, et l'on y monte par divers escaliers.

Le côté droit de la cour du trône est occupé par des portiques qui forment une longue galerie, élevée d'environ un pied et demi au-dessus du rez-de-chaussée. Plusieurs portes qui règnent le long de ces portiques donnent entrée dans les écuries impériales, qui sont toujours remplies de très-beaux chevaux. Tavernier assure que le moindre a coûté trois mille écus, et que le prix de quelques-uns va jusqu'à dix mille. Au-devant de chaque porte on suspend une natte de bambou, qui se fend aussi menu que l'osier; mais, au lieu que nos petites tresses d'osier se lient avec l'osier même, celles du bambou sont liées avec de la soie torse qui représente des fleurs; et ce travail, qui est fort délicat, demande beaucoup de patience: l'effet de ces nattes est d'empêcher que les chevaux ne soient tourmentés des mouches; chacun a d'ailleurs deux palefreniers, dont l'un ne s'occupe qu'à l'éventer. Devant les portiques, comme devant les portes des écuries, on met aussi des nattes, qui se lèvent et qui se baissent suivant le besoin; et le bas de la galerie est couvert de fort beaux tapis qu'on retire le soir, pour faire dans le même lieu la litière des chevaux: elle ne se fait que de leur fiente, qu'on écrase un peu après l'avoir fait sécher au soleil. Les chevaux qui passent aux Indes, de Perse ou d'Arabie, ou du pays des Ousbeks, trouvent un grand changement dans leur nourriture. Dans l'Indoustan comme dans le reste des Indes, on ne connaît ni le foin ni l'avoine. Chaque cheval reçoit le matin, pour sa portion, deux ou trois pelotes composées de farine de froment et de beurre, de la grosseur de nos pains d'un sou. Ce n'est pas sans peine qu'on les accoutume à cette nourriture, et souvent on a besoin de quatre à cinq mois pour leur en faire prendre le goût: le palefrenier leur tient la langue d'une main, et de l'autre il leur fourre la pelote dans le gosier. Dans la saison des cannes à sucre ou du millet, on leur en donne à midi; le soir, une heure ou deux avant le coucher de soleil, ils ont une mesure de pois chiches, écrasés entre deux pierres et trempés dans de l'eau.

Tavernier partit d'Agra le 25 novembre 1665, pour visiter quelques villes de l'empire, avec Bernier, auquel il donne le titre de médecin de l'empereur. Le 1er. décembre, ils rencontrèrent cent quarante charrettes, tirées chacune par six bœufs, et chacune portant cinquante mille roupies: c'était le revenu de la province de Bengale, qui, toutes charges payées, et la bourse du gouverneur remplie, montait à cinq millions cinq cent mille roupies. Près de la petite ville de Djianabad, ils virent un rhinocéros qui mangeait des cannes de millet. Il les recevait de la main d'un petit garçon de neuf ou dix ans; et Tavernier en ayant pris quelques-unes, cet animal s'approcha de lui pour les recevoir aussi de la sienne.

Les deux voyageurs arrivèrent à Alemkhand. À deux cosses de ce bourg on rencontre le fameux fleuve du Gange. Bernier parut fort surpris qu'il ne fût pas plus large que la Seine devant le Louvre. Il y a même si peu d'eau depuis le mois de mars jusqu'au mois de juin ou de juillet, c'est-à-dire, jusqu'à la saison des pluies, qu'il est impossible aux bateaux de remonter. En arrivant sur ses bords, les deux Français burent un verre de vin dans lequel ils mirent de l'eau de ce fleuve, qui leur causa quelques tranchées. Leurs valets, qui la burent seule, en furent beaucoup plus tourmentés. Aussi les Hollandais, qui ont des comptoirs sur les rives du Gange, ne boivent-ils jamais de cette eau sans l'avoir fait bouillir. L'habitude la rend si saine pour les habitans du pays, que l'empereur même et toute la cour n'en boivent point d'autre. On voit continuellement un grand nombre de chameaux sur lesquels on vient charger de l'eau du Gange.

Allahabad, où l'on arrive à neuf cosses d'Alemkhand, est une grande ville bâtie sur une pointe de terre où se joignent le Gange et la Djemna. Le château, qui est de pierres de taille, et ceint d'un double fossé, sert de palais au gouverneur. C'était alors un des plus grands seigneurs de l'empire: sa mauvaise santé l'obligeait d'entretenir plusieurs médecins indiens et persans, entre lesquels était Claude Maillé, Français, né à Bourges, et qui exerçait tout à la fois la médecine et la chirurgie. Le premier de ses médecins persans jeta un jour sa femme du haut d'une terrasse en bas, dans un transport de jalousie; elle ne se rompit heureusement que deux ou trois côtes: ses parens demandèrent justice au gouverneur, qui fit venir le médecin, et qui le congédia. Il n'était qu'à deux ou trois journées de la ville, lorsque le gouverneur, se trouvant plus mal, l'envoya rappeler. Alors ce furieux poignarda sa femme et quatre enfans qu'il avait d'elle, avec treize filles esclaves; après quoi il revint trouver le gouverneur, qui, feignant d'ignorer son crime, ne fit pas difficulté de le reprendre à son service.

Sous le grand portail de la pagode de Banaron, un des principaux bramines se tient assis près d'une grande cuve remplie d'eau, dans laquelle on a délayé quelque matière jaune. Tous les banians viennent se présenter à lui pour recevoir une empreinte de cette couleur, qui leur descend entre les deux yeux et sur le bout du nez, puis sur les bras et devant l'estomac: c'est à cette marque qu'on reconnaît ceux qui se sont lavés de l'eau du Gange, car, lorsqu'ils n'ont employé que de l'eau de puits dans leurs maisons, ils ne se croient pas bien purifiés, ni par conséquent en état de manger saintement. Chaque tribu a son onction de différentes couleurs; mais l'onction jaune est celle de la tribu la plus nombreuse, et passe aussi pour la plus pure.

Assez près de la pagode, du côté qui regarde l'ouest, Djesseing, le plus puissant des radjas idolâtres, avait fait bâtir un collége pour l'éducation de la jeunesse. Tavernier y vit deux enfans de ce prince dont les précepteurs étaient des bramines, qui leur enseignaient à lire et à écrire dans un langage fort différent de celui du peuple. La cour de ce collége est environnée d'une double galerie, et c'était dans la plus basse que les deux princes recevaient leurs leçons, accompagnés de plusieurs jeunes seigneurs et d'un grand nombre de bramines, qui traçaient sur la terre, avec de la craie, diverses figures de mathématique. Aussitôt que Tavernier fut entré, ils envoyèrent demander qui il était; et sachant qu'il était Français, ils le firent approcher pour lui faire plusieurs questions sur l'Europe, et particulièrement sur la France. Un bramine apporta deux globes, dont les Hollandais lui avaient fait présent. Tavernier leur en fit distinguer les parties, et leur montra la France. Après quelques autres discours, on lui servit le bétel. Mais il ne se retira point sans avoir demandé à quelle heure il pouvait voir la pagode du collége. On lui dit de revenir le lendemain, un peu avant le lever du soleil: il ne manqua point de se rendre à la porte de cette pagode, qui est aussi l'ouvrage de Djesseing, et qui se présente à gauche en entrant dans la cour. Devant la porte on trouve une espèce de galerie, soutenue par des piliers, qui était déjà remplie d'un grand nombre d'adorateurs. Huit bramines s'avancèrent l'encensoir à la main, quatre de chaque côté de la porte, au bruit de plusieurs tambours et de quantité d'autres instrumens. Deux des plus vieux bramines entonnèrent un cantique. Le peuple suivit, et les instrumens accompagnaient les voix. Chacun avait à la main une queue de paon, ou quelque autre éventail, pour chasser les mouches au moment où la pagode devait s'ouvrir. Cette musique et l'exercice des éventails durèrent plus d'une demi-heure. Enfin les deux principaux bramines firent entendre trois fois deux grosses sonnettes qu'ils prirent d'une main, et de l'autre ils frappèrent avec une espèce de petit maillet contre la porte. Elle fut ouverte aussitôt par six bramines qui étaient dans la pagode. Tavernier découvrit alors sur un autel, à sept ou huit pas de la porte, la grande idole de Ram-Khan, qui passe pour la sœur de Morli-ram. À sa droite, il vit un enfant, de la forme d'un cupidon, que les banians nomment Lokemin, et sur son bras gauche une petite fille, qu'ils appellent Sita. Aussitôt que la porte fut ouverte, et qu'on eut tiré un grand rideau qui laissa voir l'idole, tous les assistans se jetèrent à terre en mettant les mains sur leurs têtes, et se prosternèrent trois fois. Ensuite, s'étant relevés, ils jetèrent quantité de bouquets et de chaînes en forme de chapelets, que les bramines faisaient toucher à l'idole et rendaient à ceux qui les avaient présentés. Un vieux bramine qui était devant l'autel tenait à la main une lampe à neuf mèches allumées, sur lesquelles il jetait par intervalles une sorte d'encens, en approchant la lampe fort près de l'idole. Après toutes ces cérémonies, qui durèrent l'espace d'une heure, on fit retirer le peuple, et la pagode fut fermée. On avait présenté à Ram-Khan quantité de riz, de beurre, d'huile et de laitage, dont les bramines n'avaient laissé rien perdre. Comme l'idole représente une femme, elle est particulièrement invoquée de ce sexe, qui la regarde comme sa patronne. Djesseing, pour la tirer de la grande pagode, et lui donner un autel dans la sienne, avait employé, tant en présens pour les bramines qu'en aumônes pour les pauvres, plus de cinq laks de roupies, qui font sept cent cinquante mille livres de notre monnaie.

À cinq cents pas de Banaron, au nord-ouest, Tavernier et Bernier visitèrent une mosquée où l'on montre plusieurs tombeaux mahométans, dont quelques-uns sont d'une fort belle architecture. Les plus curieux sont dans un jardin fermé de murs, qui laissent des jours par où ils peuvent être vus des passans. On en distingue un qui compose une grande masse carrée, dont chaque face est d'environ quinze pas. Au milieu de cette plate-forme s'élève une colonne de trente-quatre ou trente-cinq pieds de haut, tout d'une pièce, et que trois hommes pourraient à peine embrasser. Elle est d'une pierre grisâtre si dure, que Tavernier ne put la gratter avec un couteau. Elle se termine en pyramide, avec une grosse boule sur la pointe, et un cercle de gros grains au-dessous de la boule. Toutes les faces sont couvertes de figures d'animaux en relief. Plusieurs vieillards qui gardaient le jardin assurèrent Tavernier que ce beau monument avait été beaucoup plus élevé, et que depuis cinquante ans il s'était enfoncé de plus de trente pieds. Ils ajoutèrent que c'était la sépulture d'un roi de Boutan, qui était mort dans le pays après être sorti du sien pour en faire la conquête.

Patna, une des plus grandes villes de l'Inde, est située sur la rive occidentale du Gange. Tavernier ne lui donne guère moins de deux cosses de longueur. Les maisons n'y sont pas plus belles que dans la plupart des autres villes indiennes, c'est-à-dire qu'elles sont couvertes de chaume ou de bambou. La compagnie hollandaise s'y est fait un comptoir pour le commerce du salpêtre, qu'elle fait raffiner à Tchoupar, gros village situé aussi sur la rive droite du Gange, dix cosses au-dessus de Patna. La liberté règne dans cette ville, au point que Tavernier et Bernier, ayant rencontré, en arrivant, les Hollandais de Tchoupar qui retournaient chez eux dans leurs voitures, s'arrêtèrent pour vider avec eux quelques bouteilles de vin de Chypre en pleine rue. Pendant huit jours qu'ils passèrent à Patna, ils furent témoins d'un événement qui leur fit perdre l'opinion où ils étaient que certains crimes étaient impunis dans le mahométisme. Un mimbachi, qui commandait mille hommes de pied, voulait abuser d'un jeune garçon qu'il avait à son service, et qui s'était défendu plusieurs fois contre ses attaques. Il saisit, à la campagne, un moment qui le fit triompher de toutes les résistances du jeune homme. Celui-ci, outré de douleur, prit aussi son temps pour se venger. Un jour qu'il était à la chasse avec son maître, il le surprit à l'écart, et d'un coup de sabre il lui abattit la tête. Aussitôt il courut à bride abattue vers la ville en criant qu'il avait tué son maître pour se venger du plus infâme outrage. Il alla faire la même déclaration au gouverneur, qui le fit jeter d'abord en prison; mais, après de justes éclaircissemens, il obtint la liberté; et, malgré les sollicitations de la famille du mort, aucun tribunal n'osa le poursuivre, dans la crainte d'irriter le peuple, qui applaudissait hautement son action.

À Patna, les deux voyageurs prirent un bateau sur le Gange pour descendre à Daca. Après quelques jours de navigation, Tavernier eut le chagrin de se séparer du compagnon de son voyage, qui, devant se rendre à Casambazar, et passer de là jusqu'à Ougli, se vit forcé de prendre par terre. Un grand banc de sable, qui se trouve devant la ville de Soutiqui, ne permet pas de faire cette route par eau lorsque la rivière est basse. Ainsi, pendant que Bernier prit son chemin par terre, Tavernier continua de descendre le Gange jusqu'à Toutipour, qui est à deux cosses de Raghi-Mehalé. Ce fut dans ce lieu qu'il commença le lendemain, au lever du soleil, à voir un grand nombre de crocodiles couchés sur le sable. Pendant tout le jour, jusqu'au bourg d'Acerat, qui est à vingt-cinq cosses de Toutipour, il ne cessa pas d'en voir une si grande quantité, qu'il lui prit envie d'en tirer un, pour essayer s'il est vrai, comme on le croit aux Indes, qu'un coup de fusil ne leur fait rien. Le coup lui donna dans la mâchoire, et lui fit couler du sang, mais il ne s'en retira pas moins dans la rivière. Le lendemain on n'en aperçut pas un moindre nombre, qui étaient couchés sur le bord de la rivière, et l'auteur en tira deux, de trois balles à chaque coup. Au même instant, ils se renversèrent sur le dos en ouvrant la gueule, et tous deux moururent dans le même lieu.

Daca est une grande ville qui ne s'étend qu'en longueur, parce que les habitans ne veulent pas être éloignés du Gange. Elle a plus de deux cosses, sans compter que, depuis le dernier pont de brique, on ne rencontre qu'une suite de maisons écartées l'une de l'autre, et la plupart habitées par des charpentiers, qui construisent des galéasses et d'autres bâtimens. Toutes ces maisons, dont Tavernier n'excepte point celles de Daca, ne sont que de mauvaises cabanes composées de terre grasse et de bambou. Le palais même du gouverneur est de bois; mais il loge ordinairement sous des tentes qu'il fait dresser dans une cour de son enclos. Les Hollandais et les Anglais ne jugeant point leurs marchandises en sûreté dans les édifices de Daca, se sont fait bâtir d'assez beaux comptoirs. On y voit aussi une fort belle église de brique, dont les pères augustins sont en possession. Tavernier observe, à l'occasion des galéasses qui se font à Daca, qu'on est étonné de leur vitesse. Il s'en fait de si longues, qu'elles ont jusqu'à cinquante rames de chaque côté, mais on ne met que deux hommes à chaque rame. Quelques-unes sont fort ornées. L'or et l'azur y sont prodigués.

On lit dans une autre partie de sa relation qu'étant allé au palais pour prendre congé de l'empereur avant de quitter sa cour, ce monarque lui fit dire qu'il ne voulait pas le laisser partir sans lui montrer ses joyaux. Le lendemain, de grand matin, cinq où six officiers vinrent l'avertir que l'empereur le demandait. Il se rendit au palais, où les courtiers des joyaux le présentèrent à sa majesté, et le menèrent ensuite dans une petite chambre qui est au bout de la salle où l'empereur était sur son trône, et d'où il pouvait les voir.

Akel-Khan, chef du trésor des joyaux, était déjà dans cette chambre. Il donna ordre à quatre eunuques de la cour d'aller chercher les joyaux, qu'ils apportèrent dans deux grands plats de bois lacrés, avec des feuilles d'or, et couverts de petits tapis faits exprès, l'un de velours rouge, l'autre de velours vert en broderie. On les découvrit: on compta trois fois toutes les pièces; trois écrivains en firent la liste. Les Indiens observent toutes ces formalités avec autant de patience que de circonspection; et s'ils voient quelqu'un qui se presse trop ou qui se fâche, ils le regardent sans rien dire, en riant de sa chaleur comme d'une extravagance.

La première pièce qu'Akel-Khan mit entre les mains de Tavernier fut un grand diamant, qui est une rose ronde, fort haute d'un côté. À l'arête d'en bas, on voit un petit cran dans lequel on découvre une petite glace. L'eau en est belle. Il pèse trois cent dix-neuf ratis et demi, qui font deux cent quatre-vingts de nos carats. C'est un présent que Mirghimola fit à l'empereur Schah-Djehan lorsqu'il vint lui demander une retraite à sa cour, après avoir trahi le roi de Golconde son maître. Cette pierre était brute, et pesait alors neuf cents ratis, qui font sept cent quatre-vingts carats et demi. Elle avait plusieurs glaces. En Europe on l'aurait gouvernée fort différemment, c'est-à-dire qu'on en aurait tiré de bons morceaux, et qu'elle serait demeurée plus pesante. Schah-Djehan la fit tailler par un Vénitien nommé Hortensio Borgis, mauvais lapidaire qui se trouvait à la cour. Aussi fut-il mal récompensé. On lui reprocha d'avoir gâté une si belle pierre, qu'on aurait pu conserver dans un plus grand poids, et dont Tavernier ajoute qu'il aurait pu tirer quelque bon morceau sans en faire tort à l'empereur. Il ne reçut pour prix de son travail que dix milles roupies.

Après avoir admiré ce beau diamant, et l'avoir remis entre les mains d'Akel-Khan, Tavernier en vit un autre en poire, de fort bonne forme et de belle eau, avec trois autres diamans à table, deux nets, et l'autre qui a de petits points noirs. Chacun pèse cinquante-cinq à soixante ratis, et la poire soixante-deux et demi; ensuite on lui montra un joyau de douze diamans, chaque pierre de quinze à seize ratis, et toutes roses. Celle du milieu est une rose en cœur, de belle eau, mais avec trois petites glaces; et cette rose peut peser trente-cinq à quarante ratis. On lui fit voir un autre joyau de dix-sept diamans, moitié table, moitié rose, dont le plus grand ne pèse pas plus de sept ou huit ratis, à la réserve de celui du milieu, qui peut en peser seize. Toutes ces pierres sont de la première eau, nettes, de bonne forme, et les plus belles qui se puissent trouver.

Deux grandes perles en poire, l'une d'environ soixante-dix ratis, un peu plate des deux côtés, de belle eau et de bonne forme; un bouton de perle de cinquante-cinq à soixante ratis, de bonne forme et de belle eau; une perle ronde, belle en perfection, un peu plate d'un côté, et de cinquante-six ratis; c'est un présent au grand-mogol, de Schah-Abas II, roi de Perse; trois autres perles rondes, chacune de vingt-cinq à vingt-huit ratis, mais dont l'eau tire sur le jaune; une perle de parfaite rondeur, pesant trente-six ratis et demi, d'une eau vive, blanche, et de la plus haute perfection; c'était le seul joyau qu'Aureng-Zeb eût acheté par admiration pour sa beauté; tout le reste lui venait en grande partie de Daracha, son frère aîné, dont il avait eu la dépouille après lui avoir fait couper la tête, en partie des présens qu'il avait reçus depuis qu'il était monté sur le trône. Ce prince avait moins d'inclination pour les pierreries que pour l'or et l'argent: tels sont les bijoux que l'on mit entre les mains de Tavernier, en lui laissant tout le temps de satisfaire sa curiosité. Il vit encore deux autres perles parfaitement rondes et égales, qui pèsent chacune vingt-cinq ratis et un quart. L'une est un peu jaune; mais l'autre est d'une eau très-vive, et la plus belle qui soit au monde. Il est vrai que le prince arabe qui a pris Mascate sur les Portugais en a une qui passe pour la première en beauté; mais quoiqu'elle soit parfaitement ronde, et d'une blancheur si vive, qu'elle en est comme transparente, elle ne pèse que quatorze carats. L'Asie a peu de monarques qui n'aient sollicité ce prince de leur vendre une perle si rare.

Tavernier admira deux chaînes, l'une de perles et de rubis de diverses formes, percés comme les perles; l'autre de perles et d'émeraudes rondes et percées. Toutes les perles sont de plusieurs eaux, et chacune de dix ou douze ratis. Le milieu de la chaîne de rubis offre une grande émeraude de vieille roche, taillée au cadran et fort haute en couleur, mais avec plusieurs glaces. Elle pèse environ trente ratis. Au milieu de la chaîne d'émeraudes, on admire une améthyste orientale à table longue, d'un poids d'environ quarante ratis, et belle en perfection.

Un rubis balais cabochon, de belle couleur, et percé par le haut, qui pèse dix mescals, dont six font une once; un autre rubis cabochon, parfait en couleur, mais un peu glacé, et percé plus haut, du poids de douze mescals; une topaze orientale, de couleur fort haute, taillée à huit pans, qui pèse six mescals, mais qui a d'un côté un petit nuage blanc; tels étaient les plus précieux joyaux du grand-mogol. Tavernier vante l'honneur qu'il eut de les voir et de les tenir tous dans sa main, comme une faveur qu'aucun autre Européen n'avait jamais obtenue.

Tavernier, entre plusieurs observations sur Goa, qui lui sont communes avec les autres voyageurs, remarque particulièrement que le port de Goa, celui de Constantinople et celui de Toulon, sont les trois plus beaux du grand continent de notre ancien monde. «Avant que les Hollandais, dit-il, eussent abattu la puissance des Portugais dans les Indes, on ne voyait à Goa que de la richesse et de la magnificence; mais, depuis que les sources d'or et d'argent ont changé de maîtres, l'ancienne splendeur de cette ville a disparu. À mon second voyage, ajoute Tavernier, je vis des gens, que j'avais connus riches de deux mille écus de rente, venir le soir, en cachette, me demander l'aumône, sans rien rabattre néanmoins de leur orgueil, surtout les femmes, qui viennent en palekis, et qui demeurent à la porte, tandis qu'un valet qui les accompagne vient vous faire un compliment de leur part. On leur envoie ce qu'on veut, ou bien on le porte soi-même, quand on a la curiosité de voir leur visage; ce qui arrive rarement, parce qu'elles se couvrent la tête d'un voile; mais elles présentent ordinairement un billet de quelque religieux qui les recommande, et qui rend témoignage de leurs richesses passées, en exposant leur misère présente. Ainsi le plus souvent on entre en discours avec la belle; et, par honneur, on la prie d'entrer pour faire une collation, qui dure quelquefois jusqu'au lendemain. Il est constant, ajoute encore Tavernier, que, si les Hollandais n'étaient pas venus aux Indes, on ne trouverait pas aujourd'hui, chez la plupart des Portugais de Goa un morceau de fer, parce que tout y serait d'or ou d'argent.»

Le vice-roi, l'archevêque et le grand-inquisiteur, auxquels Tavernier rendit ses premiers devoirs, le reçurent avec d'autant plus de civilité, que ses visites étaient toujours accompagnées de quelque présent. C'était don Philippe de Mascarenhas qui gouvernait alors les Indes portugaises. Il n'admettait personne à sa table, pas même ses enfans; mais dans la salle où il mangeait on avait ménagé un petit retranchement où l'on mettait le couvert pour les principaux officiers et pour ceux qu'il invitait; ancien usage d'un temps dont il ne restait que la fierté. Le grand-inquisiteur, chez lequel Tavernier s'était présenté, s'excusa d'abord sur ses affaires, et lui fit dire ensuite qu'il l'entretiendrait dans la maison de l'inquisition, quoiqu'il eût son palais dans un autre quartier. Cette affectation pouvait lui causer quelque défiance, parce qu'il était protestant. Cependant il ne fit aucune difficulté d'entrer dans l'inquisition à l'heure marquée. Un page l'introduisit dans une grande salle, où il demeura seul l'espace d'un quart d'heure. Enfin un officier qui vint le prendre le fit passer par deux grandes galeries et par quelques appartemens, pour arriver dans une petite chambre où l'inquisiteur l'attendait, assis au bout d'une grande table en forme de billard. Tout l'ameublement, comme la table, était couvert de drap vert d'Angleterre. Après le premier compliment, l'inquisiteur lui demanda de quelle religion il était. Il répondit qu'il faisait profession de la religion protestante. La seconde question regarda son père et sa mère, dont on voulut savoir aussi la religion: et lorsqu'il eut répondu qu'ils étaient protestans comme lui, l'inquisiteur l'assura qu'il était le bienvenu, comme s'il eût été justifié par le hasard de sa naissance. Alors l'inquisiteur cria qu'on pouvait entrer. Un bout de tapisserie qui fut levé au coin de la chambre fit paraître aussitôt dix ou douze personnes qui étaient dans la chambre voisine. C'étaient deux religieux augustins, deux dominicains, deux carmes et d'autres ecclésiastiques, à qui l'inquisiteur apprit d'abord que Tavernier était né protestant, mais qu'il n'avait avec lui aucun livre défendu, et que, sachant les ordres du tribunal, il avait laissé sa bible à Mengrela. L'entretien devint fort agréable, et roula sur les voyages de Tavernier, dont toute l'assemblée parut entendre volontiers le récit. Trois jours après, l'inquisiteur le fit prier à dîner avec lui, dans une fort belle maison qui est à une demi-lieue de la ville, et qui appartient aux carmes déchaussés. C'est un des plus beaux édifices de toutes les Indes. Un gentilhomme portugais, dont le père et l'aïeul s'étaient enrichis par le commerce, avait fait bâtir cette maison, qui peut passer pour un beau palais. Il vécut sans goût pour le mariage; et, s'étant livré à la dévotion, il passait la plus grande partie de sa vie chez les augustins, pour lesquels il conçut tant d'affection, qu'il fit un testament par lequel il leur donnait tout son bien, à condition qu'après sa mort ils lui élevassent un tombeau au côté droit du grand-autel. Quelques-uns de ces religieux lui ayant représenté que cette place ne convenait qu'à un vice-roi, et l'ayant prié d'en choisir une autre, il fut si piqué de cette proposition, qu'il cessa de voir les augustins; et sa dévotion s'étant tournée vers les carmes, qui le reçurent à bras ouverts, il leur laissa son héritage à la même condition.

Tavernier, voulant visiter l'île de Java, résolut de porter des pierreries au roi de Bantam. Il trouva ce prince assis à la manière des Orientaux, avec trois des principaux seigneurs de la cour. Ils avaient devant eux cinq grands plats de riz de différentes couleurs, du vin d'Espagne, de l'eau-de-vie, et plusieurs espèces de sorbets. Aussitôt que Tavernier eut salué le roi, en lui faisant présent d'un anneau de diamans, et d'un petit bracelet de diamans, de rubis et de saphirs bleus, ce prince lui commanda de s'asseoir, et lui fit donner une tasse d'eau-de-vie, qui ne contenait pas moins d'un demi-setier. Il parut étonné du refus que Tavernier fit de toucher à cette liqueur; et lui ayant fait servir du vin d'Espagne, il ne tarda guère à se lever, dans l'impatience de voir les joyaux. Il alla s'asseoir dans un fauteuil dont le bois était doré comme les bordures de nos tableaux, et qui était placé sur un petit tapis de Perse d'or et de soie. Son habit était une pièce de toile, dont une partie lui couvrait le corps depuis la ceinture jusqu'aux genoux, et le reste était rejeté derrière son dos en manière d'écharpe. Il avait les pieds et les jambes nus. Autour de sa tête une sorte de mouchoir à trois pointes formait un bandeau. Ses cheveux, qui paraissaient fort longs, étaient liés par-dessus. On voyait à côté du fauteuil une paire de sandales, dont les courroies étaient brodées d'or et parsemées de petites perles. Deux de ses officiers se placèrent derrière lui avec de gros éventails dont les bâtons étaient longs de cinq à six pieds, terminés par un faisceau de plumes de paon, de la grosseur d'un tonneau. À la droite, une vieille femme noire tenait dans ses mains un petit mortier et un pilon d'or, où elle pilait des feuilles de bétel, parmi lesquelles elle mêlait des noix d'arek, avec de la semence de perles qu'on y avait fait dissoudre. Lorsqu'elle en voyait quelque partie bien préparée, elle frappait de la main sur le dos du roi, qui ouvrait aussitôt la bouche, et qui recevait ce qu'elle y mettait avec le doigt comme on donne de la bouillie aux enfans. Il avait mâché tant de bétel et bu tant de tabac, qu'il avait perdu toutes ses dents.

Son palais ne faisait pas honneur à l'habileté de l'architecte. C'était un espace carré, ceint d'un grand nombre de petits piliers revêtus de différens vernis, et d'environ deux pieds de haut. Quatre piliers plus gros faisaient les quatre coins, à quarante pieds de distance. Le plancher était couvert d'une natte tissue de l'écorce d'un certain arbre dont aucune sorte de vermine n'approche jamais; et le toit était de simples branches de cocotier. Assez proche, sous un autre toit, soutenu aussi par quatre gros piliers, on voyait seize éléphans. La garde royale, qui était d'environ deux mille hommes, était assise par bandes à l'ombre de quelques arbres. Tavernier ne prit pas une haute opinion du logement des femmes. La porte paraissait fort mauvaise, et l'enceinte n'était qu'une sorte de palissade entremêlée de terre et de fiente de vache. Deux vieilles femmes noires en sortirent successivement pour venir prendre de la main du roi les joyaux de Tavernier, qu'elles allaient montrer apparemment aux dames. Il observa qu'elles ne rapportaient rien; d'où il conclut qu'il devait tenir ferme pour le prix. Aussi vendit-il fort avantageusement tout ce qui était entré au sérail, avec la satisfaction d'être payé sur-le-champ.

Dans un autre voyage qu'il fit à la même cour, il ne tira pas moins d'avantage de tout ce qu'il y avait porté pour le roi. Mais sa vie fut exposée au dernier danger par la fureur d'un Indien mahométan qui revenait de la Mecque. Il passait avec son frère et un chirurgien hollandais dans un chemin où d'un côté on a la rivière, et de l'autre un grand jardin fermé de palissades, entre lesquelles il reste des intervalles ouverts. L'assassin, qui était armé d'une pique, et caché derrière les palissades, poussa son arme pour l'enfoncer dans le corps d'un des trois étrangers. Il fut trop prompt, et la pointe leur passa devant le ventre à tous trois, ou du moins elle ne toucha qu'au vaste haut-de-chausses du chirurgien hollandais, qui saisit aussitôt le bois de la pique; Tavernier le prit aussi de ses deux mains, tandis que son frère, plus jeune et plus dispos, sauta par-dessus la palissade, et perça l'Indien de trois coups d'épée dont il mourut sur-le-champ. Aussitôt quantité de Chinois et d'Indiens idolâtres, qui se trouvaient aux environs, vinrent baiser les mains au capitaine Tavernier en applaudissant à son action. Le roi même, qui en fut bientôt informé, lui fit présent d'une ceinture, comme d'un témoignage de sa reconnaissance. Tavernier jette plus de jour sur une aventure si singulière. Les pèlerins javans, de l'ordre du peuple, surtout les fakirs qui vont à la Mecque, s'arment ordinairement à leur retour de leur cric, espèce de poignard dont la moitié de la lame est empoisonnée; et quelques-uns s'engagent par vœu à tuer tout ce qu'ils rencontreront d'infidèles, c'est-à-dire de gens opposés à la loi de Mahomet. Ces fanatiques exécutent leur résolution avec une rage incroyable, jusqu'à ce qu'ils soient tués eux-mêmes. Alors ils sont regardés comme saints par toute la populace, qui les enterre avec beaucoup de cérémonies, et qui contribuent volontairement à leur élever de magnifiques tombeaux. Quelque dervis se construit une hutte auprès du monument, et se consacre pour toute sa vie à le tenir propre, avec le soin continuel d'y jeter des fleurs. Les ornemens croissent avec les aumônes, parce que plus la sépulture est belle, plus la dévotion augmente avec l'opinion de sa sainteté.

Tavernier raconte une autre aventure du même genre qui fait frémir. «Je me souviens, dit-il, qu'en 1642 il arriva au port de Surate un vaisseau du grand-mogol revenant de la Mecque, où il y avait quantité de ces fakirs; car tous les ans ce monarque envoie deux grands vaisseaux à la Mecque pour y porter gratuitement les pèlerins. Ces bâtimens sont chargés d'ailleurs de bonnes marchandises qui se vendent, et dont le profit est pour eux. On ne rapporte que le principal, qui sert pour l'année suivante, et qui est au moins de six cent mille roupies. Un des fakirs qui revenait alors ne fut pas plus tôt descendu à terre, qu'il donna des marques d'une furie diabolique. Après avoir fait sa prière, il prit son poignard, et courut se jeter au milieu de plusieurs matelots hollandais, qui faisaient décharger les marchandises de quatre vaisseaux qu'ils avaient au port. Cet enragé, sans leur laisser le temps de se reconnaître, en frappa dix-sept, dont treize moururent. Il était armé d'un cangiar, sorte de poignard dont la lame a trois doigts de large par le haut. Enfin le soldat hollandais qui était en sentinelle à l'entrée de la tente des marchands lui donna au milieu de l'estomac un coup de fusil dont il tomba mort. Aussitôt tous les autres fakirs qui se trouvèrent dans le même lieu, accompagnés de quantité d'autres mahométans, prirent le corps et l'enterrèrent. Dans l'espace de quinze jours il eut une belle sépulture. Elle est renversée tous les ans par les matelots anglais et hollandais, pendant que leurs vaisseaux sont au port, parce qu'ils sont les plus forts; mais à peine sont-ils partis, que les mahométans la font rétablir, et qu'ils y plantent des enseignes.»

Tavernier s'était proposé de passer à Batavia les trois mois qui restaient jusqu'au départ des vaisseaux pour l'Europe; mais l'ennuyeuse vie qu'on y mène, sans autre amusement, dit-il, que de jouer et de boire, lui fit prendre la résolution d'employer une partie de ce temps à visiter la cour du roi de Japara, qu'on nomme aussi l'empereur de la Jave. L'île entière était autrefois réunie sous sa domination, avant que le roi de Bantam, celui de Jacatra, et d'autres princes qui n'étaient que ses gouverneurs, eussent secoué le joug de la soumission. Les Hollandais ne s'étaient d'abord maintenus dans le pays que par la division de toutes ces puissances. Lorsque le roi de Japara s'était disposé à les attaquer, le roi de Bantam les avait secourus; et le premier, au contraire, s'était empressé de les aider lorsqu'ils avaient été menacés de l'autre. Aussi, quand la guerre s'élevait entre ces deux princes, les Hollandais prenaient toujours parti pour le plus faible.

Le roi de Japara fait sa résidence dans une ville dont son état porte le nom; éloignée de Batavia d'environ trente lieues, on n'y va que par mer, le long de la côte, d'où l'on fait ensuite près de huit lieues dans les terres, par une belle rivière qui remonte jusqu'à la ville; le port, qui est fort bon, offre de plus belles maisons que la ville, et serait la résidence ordinaire du roi, s'il s'y croyait en sûreté; mais, ayant conçu, depuis l'établissement de Batavia, une haine mortelle pour les Hollandais, il craint de s'exposer à leurs attaques dans un lieu qui n'est pas propre à leur résister. Tavernier raconte un sujet d'animosité plus récent, tel qu'il l'avait appris d'un conseiller de Batavia. Le roi, père de celui qui régnait alors, n'avait jamais voulu entendre parler de paix avec la compagnie; il s'était saisi de quelques Hollandais. La compagnie, qui, par représailles, lui avait enlevé un beaucoup plus grand nombre de ses sujets, lui fit offrir inutilement de lui rendre dix prisonniers pour un; l'offre des plus grandes sommes n'eut pas plus de pouvoir sur sa haine; et se voyant au lit de mort, il avait recommandé à son fils de ne jamais rendre la liberté aux Hollandais qu'il tenait captifs, ni à ceux qui tomberaient entre ses mains. Cette opiniâtreté fit chercher au grand-général de Batavia quelque moyen d'en tirer raison. C'est l'usage, après la mort d'un roi mahométan, que celui qui lui succède envoie quelques seigneurs de sa cour à la Mecque avec des présens pour le prophète; ce devoir fut embarrassant pour le nouveau roi, qui n'avait que de petits vaisseaux, et qui n'ignorait pas que les Hollandais cherchaient sans cesse l'occasion de les enlever. Il prit la résolution de s'adresser aux Anglais de Bantam, dans l'espérance que les Hollandais respecteraient un vaisseau de cette nation. Le président anglais lui en promit un des plus grands et des mieux montés que sa compagnie eût jamais envoyés dans ces mers, à condition qu'elle ne paierait désormais que la moitié des droits ordinaires du commerce sur les terres de Japara. Ce traité fut signé solennellement, et les Anglais équipèrent en effet un fort beau vaisseau, sur lequel ils mirent beaucoup de monde et d'artillerie. Le roi, charmé de le voir entrer dans son port, ne douta pas que ses envoyés ne fissent le voyage de la Mecque en sûreté. Neuf des principaux seigneurs de sa cour, dont la plupart lui touchaient de près par le sang, s'embarquèrent avec un cortége d'environ cent personnes, sans y comprendre quantité de particuliers qui saisirent une occasion si favorable pour faire le plus saint pèlerinage de leur religion: mais ces préparatifs ne purent tromper la vigilance des Hollandais. Comme il faut passer nécessairement devant Bantam pour sortir du détroit, les officiers de la compagnie avaient eu le temps de faire préparer trois gros vaisseaux de guerre, qui rencontrèrent le navire anglais vers Bantam, et qui lui envoyèrent d'abord une volée de canon pour l'obliger d'amener; ensuite, paraissant irrités de sa lenteur, ils commencèrent à faire jouer toute leur artillerie. Les Anglais, qui se virent en danger d'être coulés à fond, baissèrent leurs voiles et voulurent se rendre; mais les seigneurs japarois, et tous les Javans qui étaient à bord, les traitèrent de perfides, et leur reprochèrent de n'avoir fait un traité avec le roi leur maître que pour les livrer à leurs ennemis; enfin, perdant l'espérance d'échapper aux Hollandais qu'ils voyaient prêts à les aborder, ils tirèrent leurs poignards et se jetèrent sur les Anglais, dont ils tuèrent un grand nombre avant qu'ils fussent en état de se défendre. Ils auraient peut-être massacré jusqu'au dernier, si les Hollandais n'étaient arrivés à bord. Plusieurs de ces désespérés ne voulurent point de quartier, et fondant au nombre de vingt ou trente sur ceux qui leur offraient la vie, ils vengèrent leur mort par celle de sept ou huit Hollandais. Le vaisseau fut mené à Batavia, où le général fit beaucoup de civilités aux Anglais, et se hâta de les renvoyer à leur président; ensuite il fit offrir au roi de Japara l'échange de ses gens pour les Hollandais qu'il avait dans ses fers; mais ce prince, plus irréconciliable que jamais, rejeta cette proposition avec mépris. Ainsi les esclaves hollandais perdirent l'espérance de la liberté, et les Javans moururent de misère à Batavia.

La mort du capitaine Tavernier, frère de celui que nous suivons ici, mort qui fut attribuée aux débauches qu'il avait la complaisance de faire avec le roi de Bantam, donne occasion à notre voyageur de se plaindre des usages de Batavia. Il lui en coûta, dit-il, une si grosse somme pour faire enterrer son frère, qu'il en devint plus attentif à sa propre santé, pour ne pas mourir dans un pays où les enterremens sont si chers. La première dépense se fait pour ceux qui sont chargés d'inviter à la cérémonie funèbre. Plus on en prend, plus l'enterrement est honorable; si l'on n'en emploie qu'un, on lui donne deux écus; mais si l'on en prend deux, il leur faut quatre écus à chacun; et si l'on en prend trois, chacun doit en avoir six. La somme augmente avec les mêmes proportions, quand on en prendrait une douzaine. Tavernier, qui voulait faire honneur à la mémoire de son frère, et qui n'était pas instruit de cet usage, en prit six, pour lesquels il fut étonné de se voir demander soixante-douze écus. Le poêle qui se met sur la bière lui en coûta vingt, et peut aller jusqu'à trente; on l'emprunte de l'hôpital; le moindre est de drap, et les trois autres sont de velours, l'un sans frange, l'autre avec des franges, le troisième avec des franges et des houppes aux quatre coins. Un tonneau de vin d'Espagne qui fut bu à l'enterrement lui revint à deux cents piastres; il en paya vingt-six pour des jambons et des langues de bœuf; vingt-deux pour de la pâtisserie; vingt pour ceux qui portèrent le corps en terre, et seize pour le lieu de la sépulture: on en demandait cent pour l'enterrer dans l'église. Ces coutumes parurent étranges à Tavernier, plaisantes, et inventées, dit-il, pour tirer de l'argent des héritiers d'un mort.

Trois jours qu'il eut encore à passer dans la rade de Batavia lui firent connaître toutes les précautions que les Hollandais apportent à leurs embarquemens. Le premier jour, un officier qui tient registre de toutes les marchandises qui s'embarquent, soit pour la Hollande ou d'autres lieux, vint à bord pour y lire le mémoire de tout ce qu'on avait embarqué, et pour le faire signer non-seulement au capitaine, mais encore à tous les marchands qui partaient avec lui. Ce mémoire fut enfermé dans la même caisse où l'on enferme tous les livres de compte, et le rôle de tout ce qui s'est passé dans les comptoirs des Indes. Ensuite on scella le couvert sous lequel sont toutes les marchandises. Le second jour, le major de la ville, l'avocat fiscal et le premier chirurgien vinrent visiter à bord tous ceux qui s'étaient embarqués pour la Hollande. Le major, pour s'assurer qu'il n'y a point de soldats qui partent sans congé; l'avocat fiscal, pour voir si quelque écrivain de la compagnie ne se dérobe point avant l'expiration de son terme; le chirurgien, pour examiner tous les malades qu'on fait partir, et pour décider avec serment que leur mal est incurable aux Indes. Enfin le troisième jour est donné aux adieux des habitans de la ville, qui apportent des rafraîchissemens pour traiter leurs amis, et qui joignent la musique à la bonne chère.

Cinquante-six jours d'une heureuse navigation firent arriver la flotte hollandaise au cap de Bonne-Espérance. Elle y passa trois semaines, pendant lesquelles Tavernier se fit un amusement de ses observations. On ne s'arrêtera qu'à celles qui ne lui sont pas communes avec les autres voyageurs. Il est persuadé, dit-il, que ce n'est pas l'air ni la chaleur qui causent la noirceur des Cafres. Une jeune fille, qui avait été prise à sa mère dès le moment de sa naissance, et nourrie ensuite parmi les Hollandais, était aussi blanche que les femmes de l'Europe. Un Français lui avait fait un enfant; mais la compagnie ne voulut pas souffrir qu'il l'épousât, et le punit même par la confiscation de huit cents livres de ses gages. Cette fille dit à Tavernier que les Cafres ne sont noirs que parce qu'ils se frottent d'une graisse composée de plusieurs simples; et que, s'ils ne s'en frottaient souvent, ils deviendraient hydropiques. Il confirme par le témoignage de ses yeux que les Cafres ont une connaissance fort particulière des simples, et qu'ils en savent parfaitement l'application. De dix-neuf malades qui se trouvaient sur son vaisseau, la plupart affligés d'ulcères aux jambes, ou de coups reçus à la guerre, quinze furent mis entre leurs mains, et se virent guéris en peu de jours, quoique le chirurgien de Batavia n'eût fait espérer leur guérison qu'en Europe. Chaque malade avait deux Cafres qui le venaient panser; c'est-à-dire qui, apportant des simples, suivant l'état des ulcères ou de la plaie, les appliquaient sur le mal après les avoir broyés entre deux cailloux. Pendant le séjour de Tavernier, quelques soldats, ayant été commandés pour une expédition, et s'étant avancés dans le pays, firent pendant la nuit un grand feu, moins pour se chauffer que pour écarter les lions: ce qui n'empêcha point que, pendant qu'ils se reposaient, un lion ne vînt prendre un d'entre eux par le bras. Il fut tué aussitôt d'un coup de fusil; mais on fut obligé de lui ouvrir la gueule avec beaucoup de peine, pour en tirer le bras du soldat qui était percé de part en part. Les Cafres le guérirent en moins de douze jours. Tavernier conclut du même événement que c'est une erreur de croire que les lions soient effrayés par le feu. Il vit dans le fort hollandais quantité de peaux de lions et de tigres, mais avec moins d'admiration que celle d'un cheval sauvage tué par les Cafres, qui est blanche, traversée de raies noires, picotée comme celle d'un léopard, et sans queue. À deux ou trois lieues du fort, quelques Hollandais trouvèrent un lion mort, avec quatre pointes de porc-épic dans le corps, dont les trois quarts entraient dans la chair; ce qui fit juger que le porc-épic avait tué le lion. Comme le pays est incommodé par la multitude de ces animaux, les Hollandais emploient une assez bonne invention pour s'en garantir. Ils attachent un fusil à quelque pieu bien planté, avec un morceau de viande retenu par une corde attachée à la détente. Lorsque l'animal saisit la viande, cette corde se bande, tire la détente et fait partir le coup, qui lui donne dans la gueule ou dans le corps. Ils n'ont pas moins d'industrie pour prendre les jeunes autruches. Après avoir observé leurs nids, ils attendent qu'elles aient sept ou huit jours. Alors plantant un pieu en terre, ils les lient par un pied dans le nid, afin qu'elles ne puissent fuir; et les laissant nourrir par les grandes jusqu'à l'âge qu'ils désirent, ils les prennent enfin pour les vendre ou les manger.

Lorsqu'on aperçut les côtes de Hollande, tous les matelots de la flotte des Indes, dans la joie de revoir leur pays, allumèrent tant de feux autour de la poupe et de la proue des vaisseaux, qu'on les aurait crus près d'être consumés par les flammes. Tavernier compta sur son seul vaisseau plus de dix-sept cents cierges. Il explique d'où venait cette abondance. Une partie des matelots de sa flotte avaient servi dans celle que les Hollandais avaient envoyée contre les Manilles; et quoique cette expédition eût été sans succès, ils avaient pillé quelques couvens, d'où ils avaient emporté une prodigieuse quantité de cierges. Ils n'en avaient pas moins trouvé dans Pointe-de-Galle, après avoir enlevé cette place aux Portugais. La cire, dit Tavernier, était à vil prix dans les Indes; chaque maison religieuse a toujours une prodigieuse quantité de cierges. Le moindre Hollandais en eut pour sa part trente ou quarante.

Le vice-amiral qui avait apporté Tavernier devait relâcher en Zélande, suivant les distributions établies. Il fut sept jours entiers sans pouvoir entrer dans Flessingue, parce que les sables avaient changé de place; mais aussitôt qu'il eut jeté l'ancre, il se vit environné d'une multitude de petites barques, malgré le soin qu'on prenait de les écarter. On entendait mille voix s'élever de toutes parts pour demander les noms des parens et des amis que chacun attendait. Le lendemain, deux officiers de la compagnie vinrent à bord et firent assembler tout le monde entre la poupe et le grand mât; ils prirent le capitaine à leur côté: «Messieurs, dirent-ils à tout l'équipage; nous vous commandons au nom de toute la compagnie de nous déclarer si vous avez reçu quelque mauvais traitement dans ce voyage.» L'impatience de tant de gens qui se voyaient attendus sur le rivage par leur père, leur mère, ou leurs plus chers amis, les fit crier tout d'une voix que le capitaine était honnête homme. À l'instant chacun eut la liberté de sauter dans les chaloupes et de se rendre à terre. Tavernier reçut beaucoup de civilités des deux officiers, qui lui demandèrent à son tour s'il n'avait aucune plainte à faire des commandans du vaisseau.

Il n'avait pas d'autre motif pour s'arrêter en Hollande que le paiement des sommes qu'on lui avait retenues à Batavia; mais ses longues et pressantes sollicitations ne purent lui en faire obtenir qu'un peu plus de la moitié. «S'il ne m'était rien dû, s'écrie-t-il dans l'amertume de son cœur, pourquoi satisfaire à la moitié de mes demandes? et si je ne redemandais que mon bien, pourquoi m'en retenir une partie?» Il prend occasion de cette injustice pour relever sans ménagement les abus qui se commettaient dans l'administration des affaires de la compagnie.

CHAPITRE IX.

Indoustan.

La belle région, qui se nomme proprement l'Inde, et que les Persans et les Arabes ont nomme l'Indoustan, est bornée à l'est par le royaume d'Arrakan; à l'ouest, par une partie de la Perse et par la mer des Indes; au nord, par le mont Himalaya et la Tartarie; au sud, par le royaume de Décan et par le golfe de Bengale. On ne lui donne pas moins de six cents lieues de l'est à l'ouest, depuis le fleuve Indus jusqu'au Gange, ni moins de sept cents du nord au sud, en plaçant ses frontières les plus avancées vers le sud, à 20 degrés; et les plus avancées vers le nord, à 43. Dans cet espace, elle contient trente-sept grandes provinces, qui étaient anciennement autant de royaumes. Nous ne nous proposons point d'en donner une description géographique, que l'on peut trouver ailleurs. Nous suivons notre plan, qui consiste à présenter toujours une vue générale, en nous arrêtant sur les détails les plus curieux.

Agra, dont la ville capitale porte aussi le même nom, est une des plus grandes provinces de l'empire, et celle qui tient aujourd'hui le premier rang. Elle est arrosée par le Djemna, qui la traverse entièrement; on y trouve les villes de Scander, d'Adipour et Felipour. Le pays est sans montagnes; et depuis sa capitale jusqu'à Lahor, qui sont les deux plus belles villes de l'Indoustan, on voit une allée d'arbres, à laquelle Terry donne quatre cents milles d'Angleterre de longueur. Bernier trouve beaucoup de ressemblance entre la ville d'Agra et celle de Delhy, ou plutôt de Djehanabad, telle qu'on a pu s'en former l'idée dans la description de Tavernier. «À la vérité, dit-il, l'avantage d'Agra est, qu'ayant été long-temps la demeure des souverains, depuis Akbar qui la fit bâtir, et qui la nomma de son nom Akbar-Abad, quoiqu'elle ne l'ait pas conservé, elle a plus d'étendue que Delhy, plus de belles maisons de radias et d'omhras, plus de grands caravansérails, et plus d'édifices de pierre et de brique, outre les fameux tombeaux d'Akbar et de Tadje-Mehal, femme de Schah-Djehan; mais elle a aussi le désavantage de n'être pas fermée de murs, sans compter que, n'ayant pas été bâtie sur un plan général, elle n'a pas ces belles et larges rues de même structure qu'on admire à Delhy. Si l'on excepte quatre ou cinq principales rues marchandes qui sont très-longues et fort bien bâties, la plupart des autres sont étroites, sans symétrie, et n'offrent que des détours et des recoins qui causent beaucoup d'embarras lorsque la cour y fait sa résidence. Agra, lorsque la vue s'y promène de quelque lieu éminent, paraît plus champêtre que Delhy. Comme les maisons des seigneurs y sont entremêlées de grands arbres verts, dont chacun a pris plaisir de remplir son jardin et sa cour pour se procurer de l'ombre, et que les maisons de pierre des marchands, qui sont dispersées entre ces arbres, ont l'apparence d'autant de vieux châteaux, elles forment toutes ensemble des perspectives fort agréables, surtout dans un pays fort sec et fort chaud, où les yeux ne semblent demander que de la verdure et de l'ombrage.

Agra est deux fois plus grande qu'Ispahan, et l'on n'en fait pas le tour à cheval en moins d'un jour. La ville est fortifiée d'une fort belle muraille de pierre de taille rouge et d'un fossé large de plus de trente toises.

Ses rues sont belles et spacieuses. Il s'en trouve de voûtées qui ont plus d'un quart de lieue de long, où les marchands et les artisans ont leurs boutiques distinguées par l'espèce des métiers et par la qualité des marchandises. Les méidans et les bazars sont au nombre de quinze, dont le plus grand est celui qui forme comme l'avant-cour du château. On y voit soixante pièces de canon de toutes sortes de calibres, mais en assez mauvais ordre et peu capables de servir. Cette place, comme celle d'Ispahan, offre une grosse et haute perche, où les seigneurs de la cour, et quelquefois le grand-mogol même, s'exercent à tirer au blanc.

On compte dans la ville quatre-vingts caravansérails pour les marchands étrangers, la plupart à trois étages, avec de très-beaux appartemens, des magasins, des portiques et des écuries, accompagnées de galeries et de corridors pour la communication des chambres. Ces espèces d'hôtelleries ont leurs concierges, qui doivent veiller à la conservation des marchandises et qui vendent des vivres à ceux qu'ils doivent loger gratuitement.

Comme le grand-mogol et la plupart des seigneurs de sa cour font profession du mahométisme, on voit dans Agra un grand nombre de metschids ou de mosquées. On en distingue soixante-dix grandes, dont les six principales portent le nom de metschidadine, c'est-à-dire quotidiennes, parce que chaque jour le peuple y fait ses dévotions. On voit dans une de ces six mosquées le sépulcre d'un saint mahométan qui se nomme Scander, et qui est de la postérité d'Ali. Dans une autre, on voit une tombe de trente pieds de long, sur seize de large, qui passe pour celle d'un héros guerrier: elle est couverte de petites banderoles. Un grand nombre de pèlerins qui s'y rendent de toutes parts ont assez enrichi la mosquée pour la mettre en état de nourrir chaque jour un très-grand nombre de pauvres. Ces metschids et les cours qui en dépendent servent d'asile aux criminels, et même à ceux qui peuvent être arrêtés pour dettes. Ce sont les allacapi de Perse que les Mogols nomment allades, et qui sont si respectés, que l'empereur même n'a pas le pouvoir d'y faire enlever un coupable. On trouve dans Agra jusqu'à huit cents bains, dont le grand-mogol tire annuellement des sommes considérables, parce que, cette sorte de purification faisant une des principales parties de la religion du pays, il n'y a point de jour où ces lieux ne soient fréquentés d'une multitude infinie de peuple.

Les seigneurs de la cour ont leurs hôtels dans la ville et leurs maisons à la campagne: tous ces édifices sont bien bâtis et richement meublés. L'empereur a plusieurs maisons hors de la ville, où il prend quelquefois plaisir à se retirer. Mais rien ne donne une plus haute idée de la grandeur de ce prince que son palais, qui est situé sur le bord de la rivière. Mandelslo lui donne environ quatre cents toises de tour. Il est parfaitement bien fortifié, dit-il, du moins pour le pays; et cette fortification consiste dans une muraille de pierres de taille, un grand fossé et un pont-levis à chaque porte, avec quelques autres ouvrages aux avenues, surtout à la porte du nord.

Celle qui donne sur le bazar, et qui regarde l'occident, s'appelle cistery. C'est sous cette porte qu'est le divan, c'est-à-dire le lieu où le grand-mogol fait administrer la justice à ses sujets, près d'une grande salle où le premier visir fait expédier et sceller les ordonnances pour toutes sortes de levées. Les minutes en sont gardées au même lieu. En entrant par cette porte, on se trouve dans une grande rue, bordée d'un double rang de boutiques, et qui mène droit au palais impérial.

La porte qui donne entrée dans le palais se nomme Akbar-dervagé, c'est-à-dire porte de l'empereur Akbar. Elle est si respectée, qu'à la réserve des seuls princes du sang, tous les autres seigneurs sont obligés d'y descendre et d'entrer à pied. C'est dans ce quartier que sont logées les femmes qui chantent et qui dansent devant le grand-mogol et sa famille.

La quatrième porte, nommée Dersané, donne sur la rivière; et c'est là que sa majesté se rend tous les jours pour saluer le soleil à son lever. C'est du même côté que les grands de l'empire, qui se trouvent à la cour, viennent rendre chaque jour leur hommage au souverain, dans un lieu élevé où ce monarque peut les voir. Les hadys ou les officiers de cavalerie s'y trouvent aussi; mais ils se tiennent plus éloignés, et n'approchent point de l'empereur sans un ordre exprès. C'est de là qu'il voit combattre les éléphans, les taureaux, les lions et d'autres bêtes féroces; amusement qu'il prenait tous les jours, à la réserve du vendredi, qu'il donnait à ses dévotions.

La porte qui donne entrée dans la salle des gardes se nomme Attesanna. On passe de cette salle dans une cour pavée, au fond de laquelle on voit sous un portail une balustrade d'argent, dont l'approche est défendue au peuple, et n'est permise qu'aux seigneurs de la cour. Mandelslo rencontra dans cette cour un valet persan qui l'avait quitté à Surate. Il en reçut des offres de service, et celle même de le faire entrer dans la balustrade; mais les gardes s'y opposèrent. Cependant, comme c'est par cette balustrade qu'on entre dans la chambre du trône, il vit dans une autre petite balustrade d'or le trône du grand-mogol, qui est d'or massif enrichi de diamans, de perles et d'autres pierres précieuses; au-dessus est une galerie où ce puissant monarque se fait voir tous les jours pour rendre justice à ceux qui la demandent. Plusieurs clochettes d'or sont suspendues en l'air au-dessus de la balustrade. Ceux qui ont des plaintes à faire doivent en sonner une; mais si l'on n'a des preuves convaincantes, il ne faut pas se hasarder d'y toucher, sous peine de la vie.

On montre en dehors un autre appartement du palais, qu'on distingue par une grosse tour dont le toit est couvert de lames d'or, et qui contient, dit-on, huit grandes voûtes pleines d'or, d'argent et de pierres précieuses d'une valeur inestimable.

Mandelslo paraît persuadé que d'une ville aussi grande, aussi peuplée qu'Agra, on peut tirer deux cent mille hommes capables de porter les armes. La plupart de ses habitans suivent la religion de Mahomet. Sa juridiction, qui s'étend dans une circonférence de plus de cent vingt lieues, comprend plus de quarante petites villes et trois mille six cents villages. Le terroir est bon et fertile. Il produit quantité d'indigo, de coton, de salpêtre et d'autres richesses dont les habitans font un commerce avantageux.

On compte dans l'Indoustan quatre-vingt-quatre princes indiens qui conservent encore une espèce de souveraineté dans leur ancien pays, en payant un tribut au grand-mogol, et le servent dans sa milice. Ils sont distingués par le nom de radjas; et la plupart demeurent fidèles à l'idolâtrie, parce qu'ils sont persuadés que le lien d'une religion commune sert beaucoup à les soutenir dans la propriété de leurs petits états, qu'ils transmettent ainsi à leur postérité: mais c'est presque le seul avantage qu'ils aient sur les omhras mahométans, avec lesquels ils partagent d'ailleurs à la cour toutes les humiliations de la dépendance. Cependant on en distingue quelques-uns qui conservent encore une ombre de grandeur, dans la présence même du mogol. Le premier, qu'on a nommé dans diverses relations, prétend tirer son origine de l'ancien Porus, et se fait nommer le fils de celui qui se sauva du déluge, comme si c'était un titre de noblesse qui le distinguât des autres hommes. Ses états se nomment Zédussié; sa capitale est Usepour. Tous les princes de cette race prennent, de père en fils, le nom de Rana, qui signifie homme de bonne mine. On prétend qu'il peut mettre sur pied cinquante mille chevaux, et jusqu'à deux cent mille hommes d'infanterie. C'est le seul des princes indiens qui ait conservé le droit de marcher sous le parasol, honneur réservé au seul monarque de l'Indoustan.

Le radja de Rator égale celui de Zédussié en richesses et en puissance; il gouverne neuf provinces avec les droits de souveraineté. Son nom était Djakons-Sing, c'est-à-dire le maître-lion, lorsque Aureng-Zeb monta sur le trône. Comme il peut lever une aussi grosse armée que le rana, il jouit de la même considération à la cour. On raconte qu'un jour Schah-Djehan l'ayant menacé de rendre une visite à ses états, il lui répondit fièrement que le lendemain il lui donnerait un spectacle capable de le dégoûter de ce voyage. En effet, comme c'était son tour à monter la garde à la porte du palais, il rangea vingt mille hommes de sa cavalerie sur les bords du fleuve. Ensuite il alla prier l'empereur de jeter les yeux du haut du balcon sur la milice de ses états. Schah-Djehan vit avec surprise les armes brillantes et la contenance guerrière de cette troupe. «Seigneur, lui dit alors le radja, tu as vu sans frayeur, des fenêtres de ton palais, la bonne mine de mes soldats. Tu ne la verrais peut-être pas sans péril, si tu entreprenais de faire violence à leur liberté.» Ce discours fut applaudi, et Djakons-Sing reçut un présent.

Outre ces principaux radjas, on n'en compte pas moins de trente, dont les forces ne sont pas méprisables, et quatre particulièrement qui entretiennent à leur solde plus de vingt-cinq mille hommes de cavalerie. Dans les besoins de l'état, tous ces princes joignent leurs troupes à celles du mogol. Il les commande en personne; ils reçoivent pour leurs gens la même solde qu'on donne à ceux de l'empereur, et pour eux-mêmes des appointemens égaux à ceux du premier général mahométan.

Sans vouloir entrer dans les détails qui appartiennent à l'histoire, il suffira de rappeler ici que l'ancien empire des Tartares-Mogols, fondé par Tamerlan vers la fin du quatorzième siècle, fut partagé, au commencement du seizième, en deux branches principales: la race d'Ousbeck-Khan, un des descendans de Tamerlan, régna dans Samarkand sur les Tartares-Ousbecks; et Baber, autre prince de la même race, régna dans l'Indoustan: ce partage subsiste encore.

Le prodigieux nombre de troupes que les empereurs mogols ne cessent point d'entretenir à leur solde en font sans comparaison les plus redoutables souverains des Indes. On croit en Europe que leurs armées sont moins à craindre par la valeur que par la multitude des combattans; mais c'est moins le courage qui manque à cette milice que la science de la guerre et l'adresse à se servir des armes. Elle serait fort inférieure à la nôtre par la discipline et l'habileté; mais de ce côté même elle surpasse toutes les autres nations indiennes, et la plupart ne l'égalent point en bravoure. Sans remonter à ces conquérans tartares qui peuvent être regardés comme les ancêtres des mogols, il est certain que c'est par la valeur de leurs troupes qu'Akbar et Aureng-Zeb ont étendu si loin les limites de leur empire, et que le dernier a si long-temps rempli l'Orient de la terreur de son nom.

On peut rapporter à trois ordres toute la milice de ce grand empire: le premier est composé d'une armée toujours subsistante que le grand-mogol entretient dans sa capitale, et qui monte la garde chaque jour devant son palais; le second, des troupes qui sont répandues dans toutes les provinces; et le troisième, des troupes auxiliaires que ses radjas, vassaux de l'empereur, sont obligés de lui fournir.

L'armée, qui campe tous les jours aux portes du palais, dans quelque lieu que soit la cour, monte au moins à cinquante mille hommes de cavalerie, sans compter une prodigieuse multitude d'infanterie, dont Delhy et Agra, les deux principales résidences des grands-mogols, sont toujours remplies; aussi, lorsqu'ils se mettent en campagne, ces deux villes ne ressemblent plus qu'à deux camps déserts dont une grosse armée serait sortie. Tout suit la cour; et si l'on excepte le quartier des banians, ou des gros négocians, le reste a l'air d'une ville dépeuplée. Un nombre incroyable de vivandiers, portefaix, d'esclaves et de petits marchands, accompagnent les armées, pour leur rendre le même service que dans les villes; mais toute cette milice de garde n'est pas sur le même pied. Le plus considérable de tous les corps militaires est celui des quatre mille esclaves de l'empereur, qui est distingué par ce nom pour marquer son dévouement à sa personne. Leur chef, nommé le deroga, est un officier de considération auquel on confie souvent le commandement des armées. Tous les soldats qu'on admet dans une troupe si relevée sont marqués au front. C'est de là qu'on tire les mansebdards et d'autres officiers subalternes pour les faire monter par degrés jusqu'au rang d'omhras de guerre: titre qui répond assez à celui de nos lieutenans-généraux.

Les gardes de la masse d'or, de la masse d'argent et de la masse de fer, composent aussi trois différentes compagnies, dont les soldats sont marqués diversement au front. Leur paie est plus grosse et leur rang plus respecté, suivant le métal dont leurs masses sont revêtues. Tous ces corps sont remplis de soldats d'élite, que leur valeur a rendus dignes d'y être admis; il faut nécessairement avoir servi dans quelques-unes de ces troupes, et s'y être distingué, pour s'élever aux dignités de l'état. Dans les armées du mogol, la naissance ne donne point de rang; c'est le mérite qui règle les prééminences, et souvent le fils d'un omhra se voit confondu dans les derniers degrés de la milice: aussi ne reconnaît-on guère d'autre noblesse parmi les mahométans des Indes que celle de quelques descendans de Mahomet, qui sont respectés dans tous les lieux où l'on observe l'Alcoran.

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