Abrégé de l'Histoire Générale des Voyages (Tome 6)
En général, lorsque la cour réside dans la ville de Delhy ou dans celle d'Agra, l'empereur y entretient, même en temps de paix, près de deux cent mille hommes. Lorsqu'elle est absente d'Agra, on ne laisse pas d'y entretenir ordinairement une garnison de quinze mille hommes de cavalerie et de trente mille hommes d'infanterie; règle qu'il faut observer dans le dénombrement des troupes du mogol, où les gens de pied sont toujours au double des gens de cheval. Deux raisons obligent de tenir toujours dans Agra une petite armée sur pied: la première, c'est qu'en tout temps on y conserve le trésor de l'empire; la seconde, qu'on y est presque toujours en guerre avec les paysans du district, gens intraitables et belliqueux, qui n'ont jamais été bien soumis depuis la conquête de l'Indoustan.
Si ce grand nombre de soldats et d'officiers qui ne vivent que de la solde du prince est capable d'assurer la tranquillité de l'état, il sert aussi quelquefois à la détruire. Tant que le souverain conserve assez d'autorité sur les vice-rois et sur les troupes pour n'avoir rien à redouter de leur fidélité, les soulèvemens sont impossibles; mais, aussitôt que les princes du sang se révoltent contre la cour, ils trouvent souvent dans les troupes de leur souverain de puissans secours pour lui faire la guerre. Aureng-Zeb s'éleva ainsi sur le trône; et l'adresse avec laquelle il ménagea l'affection des gouverneurs de provinces fit tourner en sa faveur toutes les forces que Schah-Djehan son père entretenait pour sa défense.
Des armées si formidables, répandues dans toutes les parties de l'empire, procurent ordinairement de la sûreté aux frontières, et de la tranquillité au centre de l'état; il n'y a point de petite bourgade qui n'ait au moins deux cavaliers et quatre fantassins: ce sont les espions de la cour qui sont obligés de rendre compte de tout ce qui arrive sous leurs yeux, et qui donnent occasion, par leurs rapports, à la plupart des ordres qui passent dans les provinces.
Les armes offensives des cavaliers mogols sont l'arc, le carquois, chargé de quarante ou cinquante flèches, le javelot ou la zagaie, qu'ils lancent avec beaucoup d'adresse, le cimeterre d'un côté et le poignard de l'autre; pour armes défensives, ils ont l'écu, espèce de petit bouclier qu'ils portent toujours pendu au cou; mais ils n'ont pas d'armes à feu.
L'infanterie se sert du mousquet avec assez d'adresse; ceux qui n'ont pas de mousquet portent, avec l'arc et la flèche, une pique de dix ou douze pieds, qu'ils emploient au commencement du combat en la lançant contre l'ennemi. D'autres sont armés de cottes de mailles qui leur vont jusqu'aux genoux; mais il s'en trouve fort peu qui se servent de casques, parce que rien ne serait plus incommode dans les grandes chaleurs du pays. D'ailleurs les Mogols n'ont pas d'ordre militaire; ils ne connaissent point les distinctions d'avant-garde, de corps de bataille, ni d'arrière-garde; ils n'ont ni front ni file, et leurs combats se font avec beaucoup de confusion. Comme ils n'ont point d'arsenaux, chaque chef de troupe est obligé de fournir des armes à ses soldats: de là vient le mélange de leurs armes, qui souvent ne sont pas les mêmes dans chaque corps: c'est un désordre qu'Aureng-Zeb avait entrepris de réformer. Mais l'arsenal particulier de l'empereur est d'une magnificence éclatante; ses javelines, ses carquois, et surtout ses sabres, y sont rangés dans le plus bel ordre; tout y brille de pierres précieuses. Il prend plaisir à donner lui-même des noms à ses armes: un de ses cimeterres s'appele alom-guir, c'est-à-dire le conquérant de la terre; un autre, faté-alom, qui signifie le vainqueur du monde. Tous les vendredis au matin, le grand-mogol fait sa prière dans son arsenal pour demander à Dieu qu'avec ses sabres il puisse remporter des victoires et faire respecter le nom de l'Éternel à ses ennemis. On pourrait demander comment se nommaient tous ces cimeterres lorsque, par la suite, Nadir-Schah tenait l'empereur captif dans son palais de Delhy.
Les écuries du grand-mogol répondent au nombre de ses soldats. Elles sont peuplées d'une multitude prodigieuse de chevaux et d'éléphans. Le nombre de ses chevaux est d'environ douze mille, dont on ne choisit à la vérité que vingt ou trente pour le service de sa personne; le reste est pour la pompe ou destiné à faire des présens. C'est l'usage des grands-mogols de donner un habit et un cheval à tous ceux dont ils ont reçu le plus léger service. On fait venir tous ces chevaux de Perse, d'Arabie, et surtout de la Tartarie. Ceux qu'on élève aux Indes sont rétifs, ombrageux, mous, et sans vigueur. Il en vient tous les ans plus de cent mille de Bockara et de Kaboul; profit considérable pour les douanes de l'empire, qui font payer vingt-cinq pour cent de leur valeur. Les meilleurs sont séparés pour le service du prince, et le reste se vend à ceux qui, par leur emploi, sont obligés de monter la cavalerie. On a fait remarquer dans plusieurs relations que leur nourriture aux Indes n'est pas semblable à celle qu'on leur donne en Europe, parce que dans un pays si chaud, on ne recueille guère de fourrage que sur le bord des rivières. On y supplée par des pâtes assaisonnées.
Les éléphans sont tout à la fois une des forces de l'empereur mogol, et l'un des principaux ornemens de son palais. Il en nourrit jusqu'à cinq cents, pour lui servir de monture, sous de grands portiques bâtis exprès. Il leur donne lui-même des noms pleins de majesté, qui conviennent aux propriétés naturelles de ces grands animaux. Leurs harnais sont d'une magnificence qui étonne. Celui que monte l'empereur a sur le dos un trône éclatant d'or et de pierres précieuses. Les autres sont couverts de plaques d'or et d'argent, de housses en broderies d'or, de campanes et de franges d'or. L'éléphant du trône, qui porte le nom d'Aureng-gas, c'est-à-dire capitaine des éléphans, a toujours un train nombreux à sa suite. Il ne marche jamais sans être précédé de timbales, de trompettes et de bannières. Il a triple paie pour sa dépense. La cour entretient d'ailleurs dix hommes pour le service de chaque éléphant: deux qui ont soin de l'exercer, de le conduire et de le gouverner; deux qui lui attachent ses chaînes; deux qui lui fournissent son vin et l'eau qu'on lui fait boire; deux qui portent la lance devant lui, et qui font écarter le peuple; deux qui allument des feux d'artifice devant ses yeux pour l'accoutumer à cette vue; un pour lui ôter sa litière et lui en fournir de nouvelle; un autre enfin pour chasser les mouches qui l'importunent, et pour le rafraîchir, en lui versant par intervalles de l'eau sur le corps. Ces éléphans du palais sont également dressés pour la chasse et pour le combat. On les accoutume au carnage en leur faisant attaquer des lions et des tigres.
L'artillerie de l'empereur est nombreuse, et la plupart des pièces de canon qu'il emploie dans ses armées sont plus anciennes qu'il ne s'en trouve en Europe. On ne saurait douter que le canon et la poudre ne fussent connus aux Indes long-temps avant la conquête de Tamerlan. C'est une tradition du pays, que les Chinois avaient fondu de l'artillerie à Delhy, dans le temps qu'ils en étaient les maîtres. Chaque pièce est distinguée par son nom. Sous les empereurs qui ont précédé Aureng-Zeb, presque tous les canonniers de l'empire étaient européens; mais le zèle de la religion porta ce prince à n'admettre que des mahométans à son service. On ne voit plus guère à cette cour d'autres Franguis que des médecins et des orfévres. On n'y a que trop appris à se passer de nos canonniers et de presque tous nos artistes.
Une cour si puissante et si magnifique ne peut fournir à ses dépenses que par des revenus proportionnés. Mais quelque idée qu'on ait pu prendre de son opulence par le dénombrement de tant de royaumes, dont les terres appartiennent toutes au souverain, ce n'est pas le produit des terres qui fait la principale richesse du grand-mogol. On voit aux Indes de grands pays peu propres à la culture, et d'autres dont le fonds serait fertile, mais qui demeure négligé par les habitans. On ne s'applique point dans l'Indoustan à faire valoir son propre domaine; c'est un mal qui suit naturellement du despotisme que les mogols ont établi dans leurs conquêtes. L'empereur Akbar, pour y remédier et mettre quelque réformation dans ses finances, cessa de payer en argent les vice-rois et les gouverneurs. Il leur abandonna quelques terres de leurs départemens pour les faire cultiver en leur propre nom. Il exigea d'eux, pour les autres terres de leur district, une somme plus ou moins forte, suivant que leurs provinces étaient plus ou moins fertiles. Ces gouverneurs, qui ne sont proprement que les fermiers de l'empire, afferment à leur tour ces mêmes terres à des officiers subalternes. La difficulté consiste à trouver dans les campagnes des laboureurs qui veuillent se charger du travail de la culture, toujours sans profit, et seulement pour la nourriture. C'est par la violence qu'on assujettit les paysans à l'ouvrage. De là leurs révoltes et leur fuite dans les terres des radjas indiens, qui les traitent avec un peu plus d'humanité. Ces rigoureuses méthodes servent à dépeupler insensiblement les terres du Mogol, et les font demeurer en friche.
Mais l'or et l'argent que le commerce apporte dans l'empire suppléent au défaut de la culture, et multiplient sans cesse les trésors du souverain. S'il en faut croire Bernier, qu'on ne croit pas livré à l'exagération comme la plupart des voyageurs, l'Indoustan est comme l'abîme de tous les trésors qu'on transporte de l'Amérique dans le reste du monde. Tout l'argent du Mexique, dit-il, et tout l'or du Pérou, après avoir circulé quelque temps dans l'Europe et dans l'Asie, aboutit enfin à l'empire du Mogol pour n'en plus sortir. On sait, continue-t-il, qu'une partie de ces trésors se transporte en Turquie pour payer les marchandises qu'on en tire; de la Turquie ils passent dans la Perse, par Smyrne, pour le paiement des soies qu'on y va prendre; de la Perse ils entrent dans l'Indoustan, par le commerce de Moka, de Babel-Mandel, de Bassora et de Bender-Abassi; d'ailleurs il en vient immédiatement d'Europe aux Indes par les vaisseaux des compagnies de commerce. Presque tout l'argent que les Hollandais tirent du Japon s'arrête sur les terres du Mogol; on trouve son compte à laisser son argent dans ce pays, pour en rapporter des marchandises. Il est vrai que l'Indoustan tire quelque chose de l'Europe et des autres régions de l'Asie; on y transporte du cuivre qui vient du Japon, du plomb et des draps d'Angleterre; de la cannelle, de la muscade et des éléphans de l'île de Ceylan; des chevaux d'Arabie, de Perse et de Tartarie, etc. Mais la plupart des marchands paient en marchandises, dont ils chargent aux Indes les vaisseaux sur lesquels ils ont apporté leurs effets; ainsi la plus grande partie de l'or et de l'argent du monde trouve mille voies pour entrer dans l'Indoustan, et n'en a presque point pour en sortir.
Bernier ajoute une réflexion singulière. Malgré cette quantité presque infinie d'or et d'argent qui entre dans l'empire mogol, et qui n'en sort point, il est surprenant, dit-il, de n'y en pas trouver plus qu'ailleurs dans les mains des particuliers; on ne peut disconvenir que les toiles et les brocarts d'or et d'argent qui s'y fabriquent sans cesse, les ouvrages d'orfévrerie, et surtout les dorures, n'y consomment une assez grande partie de ces espèces; mais cette raison ne suffit pas seule. Il est vrai encore que les Indiens ont des opinions superstitieuses qui les portent à déposer leur argent dans la terre, et à faire disparaître les trésors qu'ils ont amassés. Une partie des plus précieux métaux retourne ainsi; dans l'Indoustan, au sein de la terre dont on les avait tirés dans l'Amérique; mais ce qui paraît contribuer le plus à la diminution des espèces dans l'empire mogol, c'est la conduite ordinaire de la cour. Les empereurs amassent de grands trésors, et quoiqu'on n'ait accusé que Schah-Djehan d'une avarice outrée, ils aiment tous à renfermer dans des caves souterraines une abondance d'or et d'argent qu'ils croient pernicieuse entre les mains du public, lorsqu'elle y est excessive. C'est donc dans les trésors du souverain que tout ce qui se transporte d'argent aux Indes par la voie du commerce va fondre, comme à son dernier terme. Ce qu'il en reste après avoir acquitté tous les frais de l'empire n'en sort guère que dans les plus pressans besoins de l'état; et l'on doit conclure que Nadir-Schah n'avait pas réduit le grand-mogol à la pauvreté, lorsque, suivant le récit d'Otter, il eut enlevé plus de dix-sept cents millions à ses états.
Ce voyageur, homme très-éclairé, donne une liste des revenus de ce monarque tels qu'ils étaient en 1697, tirée des archives de l'empire: elle est trop curieuse pour être supprimée; mais il faut se souvenir qu'un krore vaut cent laks, un lak cent mille roupies, et la roupie, suivant l'évaluation d'Otter, environ quarante-cinq sous de France. Il faut remarquer aussi que tous les royaumes dont l'empire est composé se divisent en sarkars, qui signifie provinces, et que les sarkars se subdivisent en parganas, c'est-à-dire en gouvernemens particuliers.
Le royaume de Delhy a dans son gouvernement général huit sarkars et deux cent vingt parganas, qui rendent un krore vingt-cinq laks et cinquante mille roupies.
Le royaume d'Agra compte dans son enceinte quatorze sarkars et deux cent soixante-dix-huit parganas; ils rendent deux krores vingt-deux laks et trois mille cinq cent cinquante roupies.
Le royaume de Lahor a cinq sarkars et trois cent quatorze parganas, qui rendent deux krores trente-trois laks et cinq mille roupies.
Le royaume d'Asmire, dans ses sarkars et ses parganas, paie deux krores trente-trois laks et cinq mille roupies.
Guzarate, divisé en neuf sarkars et dix-neuf parganas, donne deux krores trente-trois laks et quatre-vingt-quinze mille roupies.
Malvay, qui contient onze sarkars et deux cent cinquante petits parganas, ne rend que quatre-vingt-dix-neuf laks six mille deux cent cinquante roupies.
Béar compte huit sarkars et deux cent quarante-cinq petits parganas, dont l'empereur tire un krore vingt-un laks et cinquante mille roupies.
Moultan, qui se divise en quatorze sarkars et quatre-vingt-seize parganas, ne donne à l'empereur que cinquante laks et vingt-cinq mille roupies.
Kaboul, divisé en trente-cinq parganas, rend trente-deux laks et sept mille deux cent cinquante roupies.
Tata paie soixante laks et deux mille roupies. Tata donne seulement vingt-quatre laks.
Urécha, quoiqu'on y compte onze sarkars, et un assez grand nombre de parganas, ne paie que cinquante-sept laks et sept mille cinq cents roupies.
Illavas donne soixante-dix-sept laks et trente-huit mille roupies.
Cachemire, avec ses quarante-six parganas, ne rend que trente-six laks et cinq mille roupies.
Le Décan, que l'on divise en huit sarkars et soixante-dix-neuf parganas, paie un krore soixante-deux laks et quatre-vingt mille sept cent cinquante roupies.
Brar compte dix sarkars et cent quatre-vingt-onze petits parganas, qui rendent un krore cinquante-huit laks et sept mille cinq cents roupies.
Candesch rend au mogol un krore, onze laks et cinq mille roupies.
Nandé ne paie que soixante-douze laks.
Baglana, divisé en quarante-trois parganas, donne soixante-huit laks et quatre-vingt-cinq mille roupies.
Le Bengale rend quatre krores. Ugen, deux krores. Raghi-Mehal, un krore et cinquante mille roupies.
Le Visapour paie à titre de tribut, avec une partie de la province de Carnate, cinq krores.
Golconde et l'autre partie de Carnate paient aussi cinq krores au même titre.
Total. Trois cent quatre-vingt-sept millions cent quatre-vingt-quatorze mille roupies.
Outre ses revenus fixes, qui se tirent seulement des fruits de la terre, le casuel de l'empire est une autre source de richesses pour l'empereur: 1o. on exige tous les ans un tribut par tête de tous les Indiens idolâtres; comme la mort, les voyages et les fruits de ces anciens habitans de l'Indoustan en rendent le nombre incertain, on le diminue beaucoup à l'empereur, et les gouverneurs profitent de ce déguisement; 2o. toutes les marchandises que les négocians idolâtres font transporter paient aux douanes cinq pour cent de leur valeur: les mahométans sont affranchis de ces sortes d'impôts; 3o. le blanchissage de cette multitude infinie de toiles qu'on fabrique aux Indes est encore la matière d'un tribut; 4o. le fermier de la mine de diamans paie à l'empereur une très-grosse somme: il doit lui donner les plus beaux et les plus parfaits; 5o. les ports de mer, particulièrement ceux de Sindy, de Barothe, de Surate et de Cambaye, sont taxés à de grosses sommes. Surate seule rend ordinairement trois laks pour les droits d'entrée, et onze pour le profit des monnaies qu'on y fait battre; 6o. toute la côte de Coromandel et les ports situés sur les bords du Gange produisent de gros revenus; 7o. l'empereur recueille l'héritage de tous les sujets mahométans qui sont à sa solde. Tous les meubles, tout l'argent et tous les effets de ceux qui meurent lui appartiennent de plein droit. Il arrive de là que les femmes des gouverneurs de provinces et des généraux d'année sont souvent réduites à des pensions modiques, et que leurs enfans, s'ils sont sans mérite, tombent dans une extrême pauvreté; enfin les tributs des radjas sont assez considérables pour tenir place entre les principaux revenus du grand-mogol.
Ce casuel de l'empire égale à peu près ou surpasse même les immenses richesses que l'empereur tire des seuls fonds de son domaine. On serait étonné d'une si prodigieuse opulence, si l'on ne considérait qu'une partie de ces trésors sort tous les ans de ses mains, et recommence à couler sur ses terres. La moitié de l'empire subsiste par les libéralités du souverain, ou du moins elle est constamment à ses gages. Outre ce grand nombre d'officiers et de soldats qui ne vivent que de leur paie, tous les paysans qui labourent pour lui sont nourris à ses frais, et la plus grande partie des artisans des villes, qui ne travaillent que pour son service, sont payés du trésor impérial. Cette politique, rendant la dépendance de tant de sujets plus étroite, augmente au même degré leur respect et leur attachement pour leur maître.
Joignons à cet article quelques remarques de Mandelslo. Il vit dans le palais d'Agra une grosse tour dont le toit est couvert de lames d'or, qui marquent les richesses qu'elle renferme en huit grandes voûtes remplies d'or, d'argent et de pierres précieuses. On l'assura que le grand-mogol qui régnait de son temps avait un trésor dont la valeur montait à plus de quinze cents millions d'écus; mais ce qu'il ajoute est beaucoup plus positif: «Je suis assez heureux, dit-il, pour avoir entre les mains l'inventaire du trésor qui fut trouvé après la mort de Schah-Akbar, tant en or et en argent monnayé qu'en lingots et en barres, en or et argent travaillés, en pierreries, en brocarts et autres étoffes, en porcelaines, en manuscrits, en munitions de guerre, armes, etc.; inventaire si fidèle, que j'en dois la communication aux lecteurs.
«Akbar avait fait battre des monnaies de vingt-cinq, de cinquante et de cent toles, jusqu'à la valeur de six millions neuf cent soixante-dix mille massas, qui font quatre-vingt-dix-sept millions cinq cent quatre-vingt mille roupies. Il avait fait battre cent millions de roupies en une autre espèce de monnaie, qui prirent de lui le nom de roupies d'Akbar, et deux cent trente millions d'une monnaie qui s'appelle paises, dont trente font une roupie.
«En diamans, rubis, émeraudes, saphirs, perles et autres pierreries, il avait la valeur de soixante millions vingt mille cinq cent une roupies; en or façonné, savoir, en figures et statues d'éléphans, de chameaux, de chevaux et autres ouvrages, la valeur de dix-neuf millions six mille sept cent quatre-vingt-cinq roupies; en meubles et vaisselle d'or, la valeur de onze millions sept cent trente-trois mille sept cent quatre-vingt-dix roupies; en meubles et ouvrages de cuivre, cinquante-un mille deux cent vingt-cinq roupies; en porcelaine, vases de terre sigillée et autres, la valeur de deux millions cinq cent sept mille sept cent quarante-sept roupies; en brocarts, draps d'or et d'argent, et autres étoffes de soie et de coton de Perse, de Turquie, d'Europe et de Guzarate, quinze millions cinq cent neuf mille neuf cent soixante-dix-neuf roupies; en draps de laine d'Europe, de Perse et de Tartarie, cinq cent trois mille deux cent cinquante-deux roupies; en tentes, tapisseries et autres meubles, neuf millions neuf cent vingt-cinq mille cinq cent quarante-cinq roupies; vingt-quatre mille manuscrits, ou livres écrits à la main, et si richement reliés, qu'ils étaient estimés six millions quatre cent soixante-trois mille sept cents roupies; en artillerie, poudre, boulets, balles et autres munitions de guerre, la valeur de huit millions cinq cent soixante-quinze mille neuf cent soixante-onze roupies; en armes offensives et défensives, comme épées, rondaches, piques, arcs, flèches, etc., la valeur de sept millions cinq cent cinquante-cinq mille cinq cent vingt-cinq roupies; en selles, brides, étriers et autres harnais d'or et d'argent, deux millions cinq cent vingt-cinq mille six cent quarante-huit roupies; en couvertures de chevaux et d'éléphans, brodées d'or, d'argent et de perles, cinq millions de roupies.» Toutes ces sommes ensemble, ne faisant que celle de trois cent quarante-huit millions deux cent vingt-six mille roupies, n'approchent point des richesses de l'arrière-petit-fils d'Akbar, que Mandelslo trouva sur le trône; ce qui confirme que le trésor des grands-mogols grossit tous les jours.
Rien n'est plus simple que les ressorts qui remuent ce grand empire: le souverain seul en est l'âme. Comme sa juridiction n'est pas plus partagée que son domaine, toute l'autorité réside uniquement dans sa personne. Il n'y a proprement qu'un seul maître dans l'Indoustan: tout le reste des habitans doit moins porter le nom de sujets que d'esclaves.
À la cour, les affaires de l'état sont entre les mains de trois ou quatre omhras du premier ordre, qui les règlent sous l'autorité du souverain. L'itimadoulet, ou le premier ministre, tient auprès du mogol le même rang que le grand visir occupe en Turquie; mais ce n'est souvent qu'un titre sans emploi, et une dignité sans fonction. L'empereur choisit quelquefois pour grand-visir un homme sans expérience, auquel il ne laisse que les appointemens de sa charge; tantôt c'est un prince du sang mogol, qui s'est assez bien conduit pour mériter qu'on le laisse vivre jusqu'à la vieillesse, tantôt c'est le père d'une reine favorite, sorti quelquefois du plus bas rang de la milice ou de la plus vile populace; alors tout le poids du gouvernement retombe sur les deux secrétaires d'état. L'un rassemble les trésors de l'empire, et l'autre les dispense; celui-ci paie les officiers de la couronne, les troupes et les laboureurs; celui-là lève les revenus du domaine, exige les impôts et reçoit les tributs. Un troisième officier des finances, mais d'une moindre considération que les secrétaires d'état, est chargé de recueillir les héritages de ceux qui meurent au service du prince, commission lucrative, mais odieuse. Au reste, on n'arrive à ces postes éminens de l'empire que par le service des armes. C'est toujours de l'ordre militaire que se tirent également et les ministres qui gouvernent l'état, et les généraux qui conduisent les troupes. Lorsqu'on a besoin de leur entremise auprès du maître, on ne les aborde jamais que les présens à la main: mais cet usage vient moins de l'avarice des ombras que du respect des cliens. On fait peu d'attention à la valeur de l'offre. L'essentiel est de ne pas se présenter les mains vides devant les grands officiers de la cour.
Si l'empereur ne marche pas lui-même à la tête de ses troupes, le commandement des armées est confié à quelqu'un des princes du sang, ou à deux généraux choisis par le souverain; l'un du nombre des omhras mahométans, l'autre parmi des radjas indiens. Les troupes de l'empire sont commandées par l'omhra. Les troupes auxiliaires n'obéissent qu'aux radjas de leur nation. Akbar, ayant entrepris de régler les armées, y établit l'ordre suivant, qui s'observe depuis son règne. Il voulut que tous les officiers de ses troupes fussent payés sous trois titres différens: les premiers, sous le titre de douze mois; les seconds, sous le titre de six mois, et les troisièmes, sous celui de quatre. Ainsi, lorsque l'empereur donne à un mansebdar, c'est-à-dire à un bas-officier de l'empire, vingt roupies par mois au premier titre, sa paie monte par an à sept cent cinquante roupies, car on en ajoute toujours dix de plus. Celui à qui l'on assigne par mois la même paie au second titre en reçoit par an trois cent soixante-quinze. Celui dont la paie n'est qu'au troisième titre, n'a par an que deux cent cinquante roupies d'appointemens. Ce règlement est d'autant plus bizarre, que ceux qui ne sont payés que sur le pied de quatre mois, ne rendent pas un service moins assidu pendant l'année que ceux qui reçoivent la paie sur le pied de douze mois.
Lorsque la pension d'un officier de l'armée ou de la cour monte par mois jusqu'à mille roupies au premier titre, il quitte l'ordre des mansebdars pour prendre la qualité d'omhra. Ainsi ce titre de grandeur est tiré de la paie qu'on reçoit. On est obligé d'entretenir alors un éléphant et deux cent cinquante cavaliers pour le service du prince. La pension de cinquante mille roupies ne suffirait pas même aux Indes pour l'entretien d'une si grosse compagnie; car l'omhra est obligé de fournir au moins deux chevaux à chaque cavalier: mais l'empereur y pourvoit autrement. Il assigne à l'officier quelques terres de son domaine. On lui compte la dépensé de chaque cavalier à dix roupies par jour; mais les fonds de terre, qu'on abandonne aux omhras pour les faire cultiver, produisent beaucoup au-delà de cette dépense.
Les appointemens de tous les omhras ne sont pas égaux: les uns ont deux azaris de paie, d'autres trois, d'autres quatre, quelques-uns cinq; et ceux du premier rang en reçoivent jusqu'à six; c'est-à-dire qu'à tout prendre, la pension annuelle des principaux peut monter jusqu'à trois millions de roupies; aussi leur train est magnifique, et la cavalerie qu'ils entretiennent égale nos petites armées. On a vu quelquefois ces omhras devenir redoutables au souverain. Mais c'est un règlement d'Akbar, auquel ses inconvéniens mêmes ne permettent pas de donner atteinte. On compte ordinairement six omhras de la grosse pension, l'itimadoulet, les deux secrétaires d'état, le vice-roi de Kaboul, celui de Bengale et celui d'Ughen. À l'égard des simples cavaliers et du reste de la milice, leur paie est à la discrétion des omhras, qui les lèvent et qui les entretiennent; l'ordre oblige de les payer chaque jour; mais il est mal observé. On se contente de leur faire tous les mois quelque distribution d'argent; et souvent on les oblige d'accepter en paiement les vieux meubles du palais, et les habits que les femmes des omhras ont quittés. C'est par ces vexations que les premiers officiers de l'empire accumulent de grands trésors, qui rentrent après leur mort dans les coffres du souverain.
La justice s'exerce avec beaucoup d'uniformité dans les états du grand-mogol. Les vice-rois, les gouverneurs des provinces, les chefs des villes et des simples bourgades, font précisément dans le lieu de leur juridiction, sous la dépendance de l'empereur, ce que ce monarque fait dans Agra et dans Delhy; c'est-à-dire que, par des sentences qu'ils prononcent seuls, ils décident des biens et de la vie des sujets. Chaque ville a néanmoins son katoual et son cadi pour le jugement de certaines affaires; mais les particuliers sont libres de ne pas s'adresser à ces tribunaux subalternes; et le droit de tous les sujets de l'empire est de recourir immédiatement, ou à l'empereur même dans le lieu de sa résidence, ou aux vice-rois dans leur capitale, ou aux gouverneurs dans les villes de leur dépendance. Le katoual fait tout à la fois les fonctions de juge de police et de grand-prévôt. Sous Aureng-Zeb, observateur zélé de l'Alcoran, le principal objet du juge de police était d'empêcher l'ivrognerie, d'exterminer les cabarets à vin, et généralement tous lieux de débauche; de punir ceux qui distillaient de l'arak ou d'autres liqueurs fortes. Il doit rendre compte à l'empereur des désordres domestiques de toutes les familles, des querelles et des assemblées nocturnes. Il y a dans tous les quartiers de la ville un prodigieux nombre d'espions, dont les plus redoutables sont une espèce de valets publics, qui se nomment alarcos. Leur office est de balayer les maisons et de remettre en ordre tout ce qu'il y a de dérangé dans les meubles. Chaque jour au matin, ils entrent chez les citoyens, ils s'instruisent du secret des familles, ils interrogent les esclaves, et font le rapport au katoual. Cet officier, en qualité de grand-prévôt, est responsable, sur ses appointemens, de tous les vols qui se font dans son district, à la campagne comme à la ville. Sa vigilance et son zèle ne se relâchent jamais. Il a sans cesse des soldats en campagne et des émissaires déguisés dans les villes, dont l'unique soin est de veiller au maintien de l'ordre.
La juridiction du cadi ne s'étend guère au-delà des matières de religion, des divorces et des autres difficultés qui regardent le mariage. Au reste, il n'appartient ni à l'un ni à l'autre de ces deux juges subalternes de prononcer des sentences de mort sans avoir fait leur rapport à l'empereur ou aux vice-rois des provinces; et suivant les statuts d'Akbar, ces juges suprêmes doivent avoir approuvé trois fois, à trois jours différens, l'arrêt de condamnation avant qu'on l'exécute.
Quoique diverses explications répandues dans les articles précédens aient déjà pu faire prendre quelque idée de la majestueuse forme de cette justice impériale, on croit devoir en rassembler ici tous les traits, d'après un peintre exact et fidèle.
Après avoir décrit divers appartemens, on vient, dit-il, à l'amkas, qui m'a semblé quelque chose de royal. C'est une grande cour carrée, avec des arcades qui ressemblent assez à celles de la place Royale de Paris, excepté qu'il n'y a point de bâtimens au-dessus, et qu'elles sont séparées les unes des autres par une muraille; de sorte néanmoins qu'il y a une petite porte pour passer de l'une à l'autre. Sur la grande porte, qui est au milieu d'un des côtés de cette place, on voit un divan, tout couvert du côté de la cour, qu'on nomme nagar-kanay, parce que c'est le lieu où sont les trompettes, ou plutôt les hautbois et les timbales qui jouent ensemble à certaines heures du jour et de la nuit. Mais c'est un concert bien étrange aux oreilles d'un Européen qui n'y est pas encore accoutumé; car dix ou douze de ces hautbois et autant de timbales se font entendre tout à la fois, et quelques hautbois, tels que celui qu'on appelle karna, sont longs d'une brasse et demie, et n'ont pas moins d'un pied d'ouverture par le bas; comme il y a des timbales de cuivre et de fer qui n'ont pas moins d'une brasse de diamètre. Bernier raconte que, dans les premiers temps, cette musique le pénétrait, et lui causait un étourdissement insupportable. Cependant l'habitude eut le pouvoir de la lui faire trouver très-agréable, surtout la nuit, lorsqu'il l'entendait de loin dans son lit et de sa terrasse. Il parvint même à lui trouver beaucoup de mélodie et de majesté. Comme elle a ses règles et ses mesures, et que d'excellens maîtres, instruits dès leur jeunesse, savent modérer et fléchir la rudesse des sons, on doit concevoir, dit-il, qu'ils en doivent tirer une symphonie qui flatte l'oreille dans l'éloignement.
À l'opposite de la grande porte du nagar-kanay, au-delà de toute la cour, s'offre une grande et magnifique salle à plusieurs rangs de piliers, haute et bien éclairée, ouverte de trois côtés, et dont les piliers et le plafond sont peints et dorés. Dans le milieu de la muraille qui sépare cette salle d'avec le sérail on a laissé une ouverture, ou une espèce de grande fenêtre haute et large, à laquelle l'homme le plus grand n'atteindrait point d'en bas avec la main. C'est là qu'Aureng-Zeb se montrait en public, assis sur un trône, quelques-uns de ses fils à ses côtés, et plusieurs eunuques debout; les uns pour chasser les mouches avec des queues de paon, les autres pour le rafraîchir avec de grands éventails, et d'autres pour être prêts à recevoir ses ordres. De là il voyait en bas autour de lui tous les omhras, les radjas et les ambassadeurs, debout aussi sur un divan entouré d'un balustre d'argent, les yeux baissés et les mains croisées sur l'estomac. Plus loin, il voyait les mansebdars, ou les moindres omhras debout comme les autres, et dans le même respect. Plus avant, dans le reste de la salle et dans la cour, sa vue pouvait s'étendre sur une foule de toutes sortes de gens. C'était dans ce lieu qu'il donnait audience à tout le monde, chaque jour à midi; et de là venait à cette salle le nom d'amkas, qui signifie lieu d'assemblée commun aux grands et aux petits.
Pendant une heure et demie, qui était la durée ordinaire de cette auguste scène, l'empereur s'amusait d'abord à voir passer devant ses yeux un certain nombre des plus beaux chevaux de ses écuries, pour juger s'ils étaient en bon état et bien traités. Il se faisait amener aussi quelques éléphans, dont la propreté attirait toujours l'admiration de Bernier. Non-seulement, dit-il, leur sale et vilain corps était alors bien lavé et bien net, mais il était peint en noir, à la réserve de deux grosses raies de peinture rouge, qui, descendant du haut de la tête, venaient se joindre vers la trompe. Ils avaient aussi quelques belles couvertures en broderie, avec deux clochettes d'argent qui leur pendaient des deux côtés, attachées aux deux bouts d'une grosse chaîne d'argent qui leur passait par-dessus le dos, et plusieurs de ces belles queues de vaches du Thibet, qui leur pendaient aux oreilles en forme de grandes moustaches. Deux petits éléphans bien parés marchaient à leurs côtés, comme des esclaves destinés à les servir. Ces grands colosses paraissaient fiers de leurs ornemens, et marchaient avec beaucoup de gravité. Lorsqu'ils arrivaient devant l'empereur, leur guide, qui était assis sur leurs épaules avec un crochet de fer à la main, les piquait, leur parlait, et leur faisait incliner un genou, lever la trompe en l'air, et pousser une espèce de hurlement que le peuple prenait pour un taslim, c'est-à-dire une salutation libre et réfléchie. Après les éléphans on amenait des gazelles apprivoisées, des nilgauts ou bœufs gris, que Bernier croit une espèce d'élans; des rhinocéros, des buffles de Bengale, qui ont de prodigieuses cornes; des léopards ou des panthères apprivoisés, dont on se sert à la chasse des gazelles; de beaux chiens de chasse ousbecks, chacun avec sa petite couverture rouge; quantité d'oiseaux de proie, dont les uns étaient pour les perdrix, les autres pour la grue, et d'autres pour les lièvres, et même pour les gazelles, qu'ils aveuglent de leurs ailes et de leurs griffes. Souvent un ou deux omhras faisaient alors passer leur cavalerie en revue devant l'empereur; ce monarque prenait même plaisir à faire quelquefois essayer des coutelas sur des moutons morts qu'on apportait sans entrailles, et fort proprement empaquetés. Les jeunes omhras s'efforçaient de faire admirer leur force et leur adresse en coupant d'un seul coup les quatre pieds joints ensemble et le corps d'un mouton.
Mais tous ces amusemens n'étaient qu'autant d'intermèdes pour des occupations plus sérieuses. Aureng-Zeb se faisait apporter chaque jour les requêtes qu'on lui montrait de loin dans la foule du peuple; il faisait approcher les parties, il les examinait lui-même, et quelquefois il prononçait sur-le-champ leur sentence. Outre cette justice publique, il assistait régulièrement une fois la semaine à la chambre qui se nomme adaletkanay, accompagné de ses deux premiers cadis, ou chefs de justice. D'autres fois il avait la patience d'entendre en particulier, pendant deux heures, dix personnes du peuple qu'un vieil officier lui présentait.
Ce que Bernier trouvait de choquant dans la grande assemblée de l'amkas, c'était une flatterie trop basse et trop fade qu'on y voyait régner continuellement; l'empereur ne prononçait pas un mot qui ne fût relevé avec admiration, et qui ne fît lever les mains aux principaux omhras, en criant karamat, c'est-à-dire merveille.
De la salle de l'amkas on passe dans un lieu plus retiré, qui se nomme le gosel-kanay, et dont l'entrée ne s'accorde pas sans distinction: aussi la cour n'en est-elle pas si grande que celle de l'amkas: mais la salle est spacieuse, peinte, enrichie de dorures et relevée de quatre ou cinq pieds au-dessus du rez-de-chaussée, comme une grande estrade; c'est là que l'empereur, assis dans un fauteuil, et ses omhras debout autour de lui, donnait une audience plus particulière à ses officiers, recevait leurs comptes, et traitait des plus importantes affaires de l'état. Tous les seigneurs étaient obligés de se trouver chaque jour au soir à cette assemblée, comme le matin à l'amkas, sans quoi on leur retranchait quelque chose de leur paie. Bernier regarde comme une distinction fort honorable pour les sciences que Danech-Mend-Khan, son maître, fût dispensé de cette servitude en faveur de ses études continuelles, à la réserve néanmoins du mercredi, qui était son jour de garde. Il ajoute qu'il n'était pas surprenant que tous les autres omhras y fussent assujettis, lorsque l'empereur même se faisait une loi de ne jamais manquer à ces deux assemblées. Dans ses plus dangereuses maladies, il s'y faisait porter du moins une fois le jour; et c'est alors qu'il croyait sa personne plus nécessaire, parce qu'au moindre soupçon qu'on aurait eu de sa mort, on aurait vu tout l'empire en désordre et les boutiques fermées dans la ville.
Pendant qu'il était occupé dans cette salle, on n'en faisait pas moins passer devant lui la plupart des mêmes choses qu'il prenait plaisir à voir dans l'amkas, avec cette différence que, la cour étant plus petite, et l'assemblée se tenant au soir, on n'y faisait point la revue de la cavalerie; mais, pour y suppléer, les mansebdars de garde venaient passer devant l'empereur avec beaucoup de cérémonie. Ils étaient précédés du kours, c'est-à-dire de diverses figures d'argent, portées sur le bout de plusieurs gros bâtons d'argent fort bien travaillés. Deux représentent de grands poissons; deux autres un animal fantastique d'horrible figure, que les Mogols nomment eicdeha; d'autres deux lions; d'autres deux mains; d'autres des balances, et quantité de figures aussi mystérieuses. Cette procession était mêlée de plusieurs gouzeberdars, ou porte-massues, gens de bonne mine, dont l'emploi consiste à faire régner l'ordre dans les assemblées.
Joignons à cet article une peinture de l'amkas, tel que le même voyageur eut la curiosité de le voir dans l'une des principales fêtes de l'année, qui était en même temps celle d'une réjouissance extraordinaire pour le succès des armes de l'empire. On ne s'arrête à cette description que pour mettre un lecteur attentif en état de la comparer avec celle de Tavernier et de Rhoé.
L'empereur était assis sur son trône, dans le fond de la grande salle. Sa veste était d'un satin blanc à petites fleurs, relevée d'une fine broderie d'or et de soie. Son turban était de toile d'or, avec une aigrette dont le pied était couvert de diamans d'une grandeur et d'un prix extraordinaires, au milieu desquels on voyait une grande topaze orientale, qui n'a rien d'égal au monde, et qui jetait un éclat merveilleux. Un collier de grosses perles lui pendait du cou sur l'estomac. Son trône était soutenu par six gros pieds d'or massif, et parsemés de rubis, d'émeraudes et de diamans. Bernier n'entreprend pas de fixer le prix ni la quantité de cet amas de pierres précieuses, parce qu'il ne put en approcher assez pour les compter et pour juger de leur eau. Mais il assure que les gros diamans y sont en très-grand nombre, et que tout le trône est estimé quatre krores, c'est-à-dire quarante millions de roupies. C'était l'ouvrage de Schah-Djehan, père d'Aureng-Zeb, qui l'avait fait faire pour employer une multitude de pierreries accumulées dans son trésor, des dépouilles de plusieurs anciens radjas, et des présens que les omhras sont obligés de faire à leurs empereurs dans certaines fêtes. L'art ne répondait pas à la matière. Ce qu'il y avait de mieux imaginé, c'étaient deux paons couverts de pierres précieuses et de perles, dont on attribuait l'invention à un orfévre français, qui, après avoir trompé plusieurs princes de l'Europe par les doublets qu'il faisait merveilleusement, s'était réfugié à la cour du mogol, où il avait fait sa fortune.
Au pied du trône, tous les omhras, magnifiquement vêtus, étaient rangés sur une estrade couverte d'un grand dais de brocart, à grandes franges d'or, environnée d'une balustrade d'argent. Les piliers de la salle étaient revêtus de brocart à fond d'or. De toutes les parties du plafond pendaient de grands dais de satin à fleurs, attachés par des cordons de soie rouge, avec de grosses houppes de soie, mêlées de filets d'or. Tout le bas était couvert de grands tapis de soie très-riches, d'une longueur et d'une largeur étonnantes. Dans la cour, on avait dressé une tente, qu'on nomme l'aspek, aussi longue et aussi large que la salle à laquelle elle était jointe par le haut. Du côté de la cour, elle était environnée d'un grand balustre couvert de plaques d'argent, et soutenu par des piliers de différentes grosseurs, tous couverts aussi de plaques du même métal. Elle est rouge en dehors, mais doublée en dedans de ces belles chites, ou toiles peintes au pinceau, ordonnées exprès, avec des couleurs si vives, et des fleurs si naturelles, qu'on les aurait prises pour un parterre suspendu. Les arcades qui environnent la cour n'avaient pas moins d'éclat. Chaque omhras était chargé des ornemens de la sienne, et s'était efforcé de l'emporter par sa magnificence. Le troisième jour de cette superbe fête, l'empereur se fit peser avec beaucoup de cérémonie, et quelques omhras à son exemple, dans de riches balances d'or massif comme les poids. Tout le monde applaudit, avec la plus grande joie en apprenant que cette année l'empereur pesait deux livres de plus que la précédente. Son intention, dans cette fête, était de favoriser les marchands de soie et de brocart, qui, depuis quatre ou cinq ans de guerre, en avaient des magasins dont ils n'avaient pu trouver le débit.
Ces fêtes sont accompagnées d'un ancien usage qui ne plaît point à la plupart des omhras. Ils sont obligés de faire à l'empereur des présens proportionnés à leurs forces. Quelques-uns, pour se distinguer par leur magnificence, ou dans la crainte d'être recherchés par leurs vols et leurs concussions, ou dans l'espérance de faire augmenter leurs appointemens ordinaires, en font d'une richesse surprenante. Ce sont ordinairement de beaux vases d'or couverts de pierreries, de belles perles, des diamans, des rubis, des émeraudes. Quelquefois c'est plus simplement un nombre de ces pièces d'or qui valent une pistole et demie. Bernier raconte que, pendant la fête dont il fut témoin, Aureng-Zeb étant allé visiter Djafer-Khan, son visir, non en qualité de visir, mais comme son proche parent, et sous prétexte de voir un bâtiment qu'il avait fait depuis peu, ce seigneur lui offrit vingt-cinq mille de ces pièces d'or, avec quelques belles perles et un rubis qui fut estimé quarante mille écus.
«Qu'on la lui charge, dit-il, sur les épaules, et qu'il l'emporte.»
Un spectacle fort bizarre, qui accompagne quelquefois les mêmes fêtes, c'est une espèce de foire qui se tient dans le méhalu ou le sérail de l'empereur. Les femmes des omhras et des grands mansebdars sont les marchandes. L'empereur, les princesses et toutes les dames du sérail viennent acheter ce qu'elles voient étalé. Les marchandises sont de beaux brocarts, de riches broderies d'une nouvelle mode, de riches turbans, et ce qu'on peut rassembler de plus précieux. Outre que ces femmes sont les plus belles et les plus galantes de la cour, celles qui ont des filles d'une beauté distinguée ne manquent point de les mener avec elles pour les faire voir à l'empereur. Ce monarque vient marchander sou à sou tout ce qu'il achète, comme le dernier de ses sujets, avec le langage des petits marchands qui se plaignent de la cherté et qui contestent pour le prix. Les dames se défendent de même; et ce badinage est poussé jusqu'aux injures. Tout se paie argent comptant. Quelquefois, au lieu de roupies d'argent, les princesses laissent couler, comme par mégarde, des roupies d'or en faveur des marchandes qui leur plaisent. Mais, après avoir loué des usages si galans, Bernier traite de licence la liberté qu'on accorde alors aux femmes publiques d'entrer dans le sérail. À la vérité, dit-il, ce ne sont pas celles des bazars, mais celles qu'on nomme kenchanys, c'est-à-dire, dorées et fleuries, et qui vont danser aux fêtes chez les omhras et les mansebdars. La plupart sont belles et richement vêtues; elles savent chanter et danser parfaitement à la mode du pays. Mais, comme elles n'en sont pas moins publiques, Aureng-Zeb, plus sérieux que ses prédécesseurs, abolit l'usage de les admettre au sérail; et pour en conserver quelque reste, il permit seulement qu'elles vinssent tous les mercredis lui faire de loin le salam ou la révérence, à l'amkas. Un médecin français, nommé Bernard, qui s'était établi dans cette cour, s'y était rendu si familier, qu'il faisait quelquefois la débauche avec l'empereur. Il avait par jour dix écus d'appointemens; mais il gagnait beaucoup davantage à traiter les dames du sérail et les grands omhras, qui lui faisaient des présens comme à l'envi. Son malheur était de ne pouvoir rien garder: ce qu'il recevait d'une main, il le donnait de l'autre. Cette profusion le faisait aimer de tout le monde, surtout des kenchanys, avec lesquelles il faisait beaucoup de dépense. Il devint amoureux d'une de ces femmes, qui joignait des talens distingués aux charmes de la jeunesse et de la beauté. Mais sa mère, appréhendant que la débauché ne lui fit perdre les forces nécessaires pour les exercices de sa profession, ne la perdait point de vue. Bernard fut désespéré de cette rigueur. Enfin l'amour lui inspira le moyen de se satisfaire. Un jour que l'empereur le remerciait à l'amkas, et lui faisait quelques présens pour la guérison d'une femme du sérail, il supplia ce prince de lui donner la jeune kenchany dont il était amoureux, et qui était debout derrière l'assemblée pour faire le salam avec toute sa troupe. Il avoua publiquement la violence de sa passion, et l'obstacle qu'il y avait trouvé. Tous les spectateurs rirent beaucoup de le voir réduit à souffrir par les rigueurs d'une fille de cet ordre. L'empereur, après avoir ri lui-même, ordonna qu'elle lui fût livrée, sans s'embarrasser qu'elle fût mahométane, et que le médecin fût chrétien. «Qu'on la lui charge, dit-il, sur les épaules, et qu'il l'emporte.» Aussitôt Bernard, ne s'embarrassant plus des railleries de l'assemblée se laissa mettre la kenchany sur le dos, et sortit chargé de sa proie.
Dans un si grand nombre de provinces, qui formaient autrefois différens royaumes, dont chacun devait avoir ses propres lois et ses usages, on conçoit que, malgré la ressemblance du gouvernement qui introduit presque toujours celle de la police et de la religion, en changeant par degrés les idées, les mœurs et les autres habitudes, un espace de quelques siècles qui se sont écoulés depuis la conquête des Mogols, n'a pu mettre encore une parfaite uniformité entre tant de peuples. Ainsi la description de tous les points sur lesquels ils diffèrent serait une entreprise impossible. Mais les voyageurs les plus exacts ont jeté quelque jour dans ce chaos, en divisant les sujets du grand-mogol en mahométans, qu'ils appellent Maures, et en païens ou gentous de différentes sectes. Cette division paraît d'autant plus propre à faire connaître les uns et les autres, qu'en Orient, comme dans les autres parties du monde, c'est la religion qui règle ordinairement les usages.
L'empereur, les princes et tous les seigneurs de l'Indoustan professent le mahométisme. Les gouverneurs, les commandans et les katouals des provinces, des villes et des bourgs, doivent être de la même religion. Ainsi c'est entre les mains des mahométans ou des Maures que réside toute l'autorité, non-seulement par rapport à l'administration, mais pour tout ce qui regarde aussi les finances et le commerce; ils travaillent tous avec beaucoup de zèle au progrès de leurs opinions. On sait que le mahométisme est divisé en quatre sectes: celle d'Aboubekre, d'Ali, d'Omar et d'Otman. Les Mogols sont attachés à celle d'Ali, qui leur est commune avec les Persans; avec cette seule différence que, dans l'explication de l'Alcoran, ils suivent les sentimens des Hembili et de Maléki, au lieu que les Persans s'attachent à l'explication d'Ali et du Tzafer-Sadouek, opposés les uns et les autres aux Turcs, qui suivent celle de Hanif.
La plupart des fêtes mogoles sont celles des Persans. Ils célèbrent fort solennellement le premier jour de leur année, qui commence le premier jour de la lune de mars. Elle dure neuf jours, sous le nom de nourous, et se passe en festins. Le jour de la naissance de l'empereur est une autre solennité, pour laquelle il se fait des dépenses extraordinaires à la cour. On en célèbre une au mois de juin en mémoire du sacrifice d'Abraham, et l'on y mêle aussi celle d'Ismaël. L'usage est d'y sacrifier quantité de boucs, que les dévots mangent ensuite avec beaucoup de réjouissances et de cérémonies. Ils ont encore la fêté des deux frères Hassan et Hossein, fils d'Ali, qui, étant allés par zèle de religion vers la côte de Coromandel, y furent massacrés par les banians et d'autres gentous, le dixième jour de la nouvelle lune de juillet: ce jour est consacré à pleurer leur mort. On porte en procession, dans les rues, deux cercueils avec des trophées d'arcs, de flèches, de sabres et de turbans. Les Maures suivent à pied en chantant des cantiques funèbres. Quelques-uns dansent et sautent autour des cercueils; d'autres escriment avec des épées nues; d'autres crient de toutes leurs forces, et font un bruit effrayant; d'autres se font volontairement des plaies avec des couteaux dans la chair du visage et des bras, ou se la percent avec des poinçons, qui font couler leur sang le long des joues et sur leurs habits. Il s'en trouve de si furieux, qu'on ne peut attribuer leur transports qu'à la vertu de l'opium. On juge du degré de leur dévotion par celui de leur fureur. Ces processions se font dans les principaux quartiers et dans les plus belles rues des villes. Vers le soir, on voit, dans la grande place du méidan ou du marché, des figures de paille ou de papier, ou d'autre substance légère, qui représentent les meurtriers de ces deux saints. Une partie des spectateurs leur tirent des flèches, les percent d'un grand nombre de coups, et les brûlent au milieu des acclamations du peuple. Cette cérémonie réveille si furieusement la haine des Maures, et leur inspire tant d'ardeur pour la vengeance, que les banians et les autres idolâtres prennent le parti de se tenir renfermés dans leurs maisons. Ceux qui oseraient paraître dans les rues, ou montrer la tête à leurs fenêtres, s'exposeraient au risque d'être massacrés ou de se voir tirer des flèches. Les Mogols célèbrent aussi la fête de Pâques au mois de septembre, et celle de la confrérie le 25 novembre, où ils se pardonnent tout ce qu'ils se sont fait mutuellement.
Les mosquées de l'Indoustan sont assez basses; mais la plupart sont bâties sur des éminences, qui les font paraître plus hautes que les autres édifices. Elles sont construites de pierre et de chaux, carrées par le bas et plates par le haut. L'usage est de les environner de fort beaux appartemens, de salles et de chambres. On y voit des tombes de pierre, et surtout des murs d'une extrême blancheur; les principales ont ordinairement une ou deux hautes tours. Les Maures y vont avec une lanterne pendant le ramadan, qui est leur carême, parce que ces édifices sont fort obscurs. Autour de quelques-unes on a creusé de grands et larges fossés remplis d'eau. Celles qui sont sans fossés ou sans rivières, ont de grandes citernes à l'entrée, où les fidèles se lavent le visage, les pieds et les mains. On n'y voit point de statues ni de peintures.
Chaque ville a plusieurs petites mosquées, entre lesquelles on en distingue une plus grande qui passe pour la principale, où personne ne manque de se rendre tous les vendredis et les jours de fête. Au lieu de cloches, un homme crie du haut de la tour, comme en Turquie, pour assembler le peuple, et tient, en criant, le visage tourné vers le soleil. La chaire du prédicateur est placée du côté de l'orient: on y monte par trois ou quatre marches. Les docteurs, qui portent le nom de mollahs, s'y mettent pour faire les prières et pour lire quelque passage de l'Alcoran, dont ils donnent l'explication, avec le soin d'y faire entrer les miracles de Mahomet et d'Ali, ou de réfuter les opinions d'Aboubekre, d'Otman et d'Omar.
On a vu dans le journal de Tavernier la description de la grande mosquée d'Agra. Celle de Delhy ne paraît pas moins brillante dans la relation de Bernier. On la voit de loin, dit-il, élevée au milieu de la ville, sur un rocher qu'on a fort bien aplani pour la bâtir, et pour l'entourer d'une belle place, à laquelle viennent aboutir quatre belles et longues rues, qui répondent aux quatre côtés de la mosquée, c'est-à-dire une au frontispice, une autre derrière, et les deux autres aux deux portes du milieu de chaque côté. On arrive aux portes par vingt-cinq ou trente degrés de pierre qui règnent autour de l'édifice, à l'exception du derrière, qu'on a revêtu d'autres belles pierres de taille pour couvrir les inégalités du rocher qu'on a coupé; ce qui contribue beaucoup à relever l'éclat de ce bâtiment. Les trois entrées sont magnifiques. Tout y est revêtu de marbre, et les grandes portes sont couvertes de grandes plaques de cuivre d'un fort beau travail. Au-dessus de la principale porte, qui est beaucoup plus magnifique que les deux autres, on voit plusieurs tourelles de marbre blanc qui lui donnent une grâce singulière. Sur le derrière de la mosquée s'élèvent trois grands dômes de front, qui sont aussi de marbre blanc, et dont celui du milieu est plus gros et plus élevé que les deux autres. Tout le reste de l'édifice, depuis ces trois dômes jusqu'à la porte principale, est sans couverture, à cause de la chaleur du pays, et le pavé n'est composé que de grands carreaux de marbre. Quoique ce temple ne soit pas dans les règles d'une exacte architecture, Bernier en trouva le dessin bien entendu et les proportions fort justes. Si l'on excepte les trois grands dômes et les tourelles ou minarets, on croirait tout le reste de marbre rouge, quoiqu'il ne soit que de pierres très-faciles à tailler, et qui s'altèrent même avec le temps.
C'est à cette mosquée que l'empereur se rend le vendredi, qui est le dimanche des mahométans, pour y faire sa prière. Avant qu'il sorte du palais, les rues par lesquelles il doit passer ne manquent pas d'être arrosées pour diminuer la chaleur et la poussière. Deux ou trois cents mousquetaires sont en haie pour l'attendre, et d'autres en même nombre bordent les deux côtés d'une grande rue qui aboutit à la mosquée. Leurs mousquets sont petits, bien travaillés, et revêtus d'un fourreau d'écarlate, avec une petite banderole par-dessus. Cinq ou six cavaliers bien montés doivent aussi se tenir prêts à la porte, et courir bien loin devant lui, dans la crainte d'élever de la poussière en écartant le peuple. Après ces préparatifs, le monarque sort du palais, monté sur un éléphant richement équipé, et sous un dais peint et doré, ou dans un trône éclatant d'or et d'azur, sur un brancard couvert d'écarlate ou de drap d'or, que huit hommes choisis et bien vêtus portent sur leurs épaules. Il est suivi d'une troupe d'omhras, dont quelques-uns sont à cheval, et d'autres en palekis. Cette marche avait aux yeux de Bernier un air de grandeur qu'il trouvait digne de la majesté impériale.
Les revenus des mosquées sont médiocres. Ce qu'elles ont d'assuré consiste dans le loyer des maisons qui les environnent. Le reste vient des présens qu'on leur fait, ou des dispositions testamentaires. Les mollahs n'ont pas de revenus fixes: ils ne vivent que des libéralités volontaires des fidèles, avec le logement pour eux et leur famille dans les maisons qui sont autour des mosquées. Mais ils tirent un profit considérable de leurs écoles, et de l'instruction de la jeunesse, à laquelle ils apprennent à lire et à écrire. Quelques-uns passent pour savans; d'autres vivent avec beaucoup d'austérité, ne boivent jamais de liqueurs fortes, et renoncent au mariage; d'autres se renferment dans la solitude, et passent les jours et les nuits dans la méditation ou la prière. Le ramadan ou le carême des Mogols dure trente jours, et commence à la nouvelle lune de février. Ils l'observent par un jeûne rigoureux qui ne finit qu'après le coucher du soleil. C'est une opinion bien établie parmi eux qu'on ne peut être sauvé que dans leur religion. Ils croient les juifs, les chrétiens et les idolâtres également exclus des félicités d'une autre vie. La plupart ne toucheraient point aux alimens qui sont achetés ou préparés par des chrétiens. Ils n'en exceptent que le biscuit fort sec et les confitures. Leur loi les oblige de faire cinq fois la prière dans l'espace de vingt-quatre heures. Ils la font tête baissée jusqu'à terre, et les mains jointes. L'arrivée d'un étranger ne trouble point leur attention. Ils continuent de prier en sa présence; et lorsqu'ils ont rempli ce devoir, ils n'en deviennent que plus civils.
En général, les Mogols et tous les Maures indiens ont l'humeur noble, les manières polies et la conversation fort agréable. On remarque de la gravité dans leurs actions et dans leur habillement, qui n'est point sujet au caprice des modes. Ils ont en horreur l'inceste, l'ivrognerie et toutes sortes de querelles. Mais ils admettent la polygamie, et la plupart sont livrés aux plaisirs des sens. Quoiqu'ils se privent en public de l'usage du vin et des liqueurs fortes, ils ne font pas difficulté, dans l'intérieur de leurs maisons, de boire de l'arak et d'autres préparations qui les animent au plaisir.
Ils sont moins blancs que basanés; la plupart sont d'assez haute taille, robustes et bien proportionnés. Leur habillement ordinaire est fort modeste. Dans les parties orientales de l'empire, les hommes portent de longues robes des plus fines étoffes de coton, d'or ou d'argent. Elles leur pendent jusqu'au milieu de la jambe, et se ferment autour du cou. Elles sont attachées avec des nœuds par-devant, depuis le haut jusqu'en bas. Sous ce premier vêtement ils ont une veste d'étoffe de soie à fleurs, ou de toile de coton, qui leur touche au corps et qui leur descend sur les cuisses. Leurs culottes sont extrêmement longues, la plupart d'étoffes rouges rayées, et larges par le haut, mais se rétrécissant par le bas: elles sont froncées sur les jambes, et descendent jusqu'à la cheville du pied. Comme ils n'ont point de bas, cette culotte sert par ses plis à leur échauffer les jambes. Au centre de l'empire et vers l'occident, ils sont vêtus à la persane, avec cette différence, que les Mogols passent, comme les Guzarates, l'ouverture de leur robe sous le bras gauche, au lieu que les Persans la passent sous le bras droit; et que les premiers nouent leur ceinture sur le devant et laissent pendre les bouts; au lieu que les Persans ne font que la passer autour du corps, et cachent les bouts dans la ceinture même.
Ils ont des séripons, qui sont une espèce de larges souliers, faits ordinairement de cuir rouge doré. En hiver comme en été, leurs pieds sont nus dans cette chaussure. Ils la portent comme nous portons nos mules, c'est-à-dire sans aucune attache, pour les prendre plus promptement lorsqu'ils veulent partir, et pour les quitter avec la même facilité en rentrant dans leurs chambres, où ils craignent de souiller leurs belles nattes et leurs tapis de pied.
Ils ont la tête rasé et couverte d'un turban, dont la forme ressemble à celui des Turcs, d'une fine toile de coton blanc, avec des raies d'or ou de soie. Ils savent tous le tourner et se l'attacher autour de la tête, quoiqu'il soit quelquefois long de vingt-cinq ou trente aunes de France. Leurs ceintures, qu'ils nomment commerbant, sont ordinairement de soie rouge, avec des raies d'or ou blanches, et de grosses houppes qui leur pendent sur la hanche droite. Après la première ceinture, ils en ont une autre qui est de coton blanc, mais plus petite et roulées autour du corps, avec un beau synder au côté gauche, entre cette ceinture et la robe, dont la poignée est souvent ornée d'or, d'agate, de cristal ou d'ambre. Le fourreau n'est pas moins riche à proportion. Lorsqu'ils sortent et qu'ils craignent la pluie ou le vent, ils prennent par-dessus leurs habits une écharpe d'étoffe de soie qu'ils se passent par-dessus les épaules, et qu'ils se mettent autour du cou pour servir de manteau. Les seigneurs, et tous ceux qui fréquentent la cour font éclater leur magnificence dans leurs habits; mais le commun des citoyens et les gens de métier sont vêtus modestement. Les mollahs portent le blanc depuis la tête jusqu'aux pieds.
Les femmes et les filles des mahométans ont ordinairement autour du corps un grand morceau de la plus fine toile de coton, qui commence à la ceinture, d'où il fait trois ou quatre tours en bas, et qui est assez large pour leur pendre jusque sur les pieds. Elles portent sous cette toile une espèce de caleçons d'étoffe légère. Dans l'intérieur de leurs maisons, la plupart sont nues de la ceinture en haut, et demeurent aussi nu-tête et pieds nus; mais lorsqu'elles sortent ou qu'elles paraissent seulement à leur porte, elles se couvrent les épaules d'un habillement, par-dessus lequel elles mettent encore une écharpe. Ces deux vêtemens étant assez larges, et n'étant point attachés ni serrés, voltigent sur leurs épaules, et l'on voit souvent nue la plus grande partie de leur sein et de leurs bras. Les femmes riches ou de qualité ont aux bras des anneaux et des cercles d'or. Dans les rangs ou les fortunes inférieures, elles en ont d'argent, d'ivoire, de verre ou de laque dorée, et d'un fort beau travail. Quelquefois elles ont les bras garnis jusqu'au-dessous du coude; mais ces riches ornemens paraissent les embarrasser, et n'ont pas l'air d'une parure aux yeux des étrangers. Quelques-unes en portent autour des chevilles du pied. La plupart se passent dans le bas du nez des bagues d'or garnies de petites perles, et se percent les oreilles avec d'autres bagues, ou avec de grands anneaux qui leur pendent de chaque côté sur le sein: elles ont au cou de riches colliers ou d'autres ornemens précieux, et aux doigts quantité de bagues d'or. Leurs cheveux, qu'elles laissent pendre et qu'elles ménagent avec beaucoup d'art, sont ordinairement noirs, et se nouent en boucles sur le dos.
Les femmes de considération ne laissent jamais voir leur visage aux étrangers. Lorsqu'elles sortent de leurs maisons, ou qu'elles voyagent dans leurs palanquins, elles se couvrent d'un voile de soie. Schouten prétend que cette mode vient plutôt de leur vanité que d'un sentiment de pudeur et de modestie; et la raison qu'il en apporte, c'est qu'elles traitent l'usage opposé de bassesse vile et populaire. Il ajoute que l'expérience fait souvent connaître que celles qui affectent le plus de scrupule sur ce point sont ordinairement assez mal avec leurs maris, à qui elles ont donné d'autres occasions de soupçonner leur fidélité.
Les maisons des Maures sont grandes et spacieuses, et distribuées en divers appartemens qui ont plusieurs chambres et leur salle. La plupart ont des toits plats et des terrasses, où l'on se rend le soir pour y prendre l'air. Dans celles des plus riches, on voit de beaux jardins remplis de bosquets et d'allées d'arbres fruitiers, de fleurs et de plantes rares, avec des galeries, des cabinets et d'autres retraites contre la chaleur. On y trouve même des étangs et des viviers où l'on ménage des endroits également propres et commodes pour servir de bains aux hommes et aux femmes, qui ne laissent point passer de jours sans se rafraîchir dans l'eau. Quelques-uns font élever dans leurs jardins des tombeaux en pyramide, et d'autres ouvrages d'une architecture fort délicate. Cependant Bernier, après avoir parlé d'une célèbre maison de campagne du grand-mogol, qui est à deux ou trois lieues de Delhy, et qui se nomme chahlimar, finit par cette observation: «C'est véritablement une belle et royale maison; mais n'allez pas croire qu'elle approche d'un Fontainebleau, d'un Saint-Germain ou d'un Versailles: ce n'en est pas seulement l'ombre. Ne pensez pas non plus qu'aux environs de Delhy il s'y trouve des Saint-Cloud, des Chantilly, des Meudon, des Liancourt, etc., ou qu'on y voie même de ces moindres maisons de simples gentilshommes, de bourgeois et de marchands, qui sont en si grand nombre autour de Paris. Les sujets ne pouvant acquérir la propriété d'aucune terre, une maxime si dure supprime nécessairement cette sorte de luxe.»
Les murailles des grandes maisons sont de terre et d'argile, mêlées ensemble et séchées au soleil. On les enduit d'un mélange de chaux et de fiente de vache, qui les préserve des insectes, et par-dessus encore d'une autre composition d'herbes, de lait, de sucre et de gomme, qui leur donne un lustre et un agrément singulier. Cependant on a déjà fait remarquer qu'il se trouve des maisons de pierre, et que, suivant la proximité des carrières, plusieurs villes en sont bâties presque entièrement. Les maisons du peuple ne sont que d'argile et de paille: elles sont basses, couvertes de roseaux, enduites de fiente de vache; elles n'ont ni chambres hautes, ni cheminées, ni caves. Les ouvertures qui servent de fenêtres sont même sans vitres, et les portes sans serrures et sans verrous, ce qui n'empêche point que le vol n'y soit très-rare.
Les appartemens des grandes maisons offrent ce qu'il y a de plus riche en tapis de Perse, en nattes très-fines, en précieuses étoffes, en dorures et en meubles recherchés, parmi lesquels on voit de la vaisselle d'or et d'argent. Les femmes ont un appartement particulier qui donne ordinairement sur le jardin; elles y mangent ensemble. Cette dépense est incroyable pour le mari, surtout dans les conditions élevées; car chaque femme a ses domestiques et ses esclaves du même sexe, avec toutes les commodités qu'elle désire. D'ailleurs les grands et toutes les personnes riches entretiennent un grand train d'officiers, de gardes, d'eunuques, de valets, d'esclaves, et ne sont pas moins attentifs à se faire bien servir au dedans qu'à se distinguer au dehors par l'éclat de leur cortége. Chaque domestique est borné à son emploi. Les eunuques gardent les femmes avec des soins qui ne leur laissent pas d'autre attention. On voit au service des principaux seigneurs une espèce de coureurs qui portent deux sonnettes sur la poitrine, pour être excités par le bruit à courir plus vite, et qui font régulièrement quatorze ou quinze lieues en vingt-quatre heures. On y voit des coupeurs de bois, des charretiers et des chameliers pour la provision d'eau, des porteurs de palanquins, et d'autres sortes de valets pour divers usages.
Entre plusieurs sortes de voitures, quelques-uns ont des carrosses à l'indienne qui sont tirés par des bœufs; mais les plus communes sont diverses sortes de palanquins, dont la plupart sont si commodes, qu'on y peut mettre un petit lit avec son pavillon, ou des rideaux qui se retroussent comme ceux de nos lits d'ange. Une longue pièce de bambou courbée avec art passe d'un bout à l'autre de cette litière, et soutient toute la machine dans une situation si ferme, qu'on n'y reçoit jamais de mouvement incommode. On y est assis ou couché, on y mange et l'on y boit dans le cours des plus longs voyages; on y peut même avoir avec soi quelques amis, et la plupart des Mogols s'y font accompagner de leurs femmes; mais ils apportent de grands soins pour les dérober à la vue des passans. Ces agréables voitures sont portées par six ou huit hommes, suivant la longueur du voyage et les airs de grandeur que le maître cherche à se donner. Ils vont pieds nus par des chemins d'une argile dure, qui devient fort glissante pendant la pluie. Ils marchent au travers des broussailles et des épines sans aucune marque de sensibilité pour la douleur, dans la crainte de donner trop de branle au palanquin. Ordinairement il n'y a que deux porteurs par-devant et deux par-derrière qui marchent sur une même ligne. Les autres suivent pour être toujours prêts à succéder au fardeau. On voit avec eux autour de la litière deux joueurs d'instrumens, des gardes, des cuisiniers et d'autres valets, dont les uns portent des tambours et des flûtes, les autres des armes, des banderoles, des vivres, des tentes, et tout ce qui est nécessaire pour la commodité du voyage. Cette méthode épargne les frais des animaux, dont la nourriture est toujours difficile et d'une grande dépense, sans compter que rien n'est à meilleur marché que les porteurs. Leurs journées les plus fortes ne montent pas à plus de quatre ou cinq sous. Quelques-uns même ne gagnent que deux sous par jour. On se persuadera aisément qu'ils ne mettent leurs services qu'à ce prix, si l'on considère que dans toutes les parties de l'Indoustan les gens du commun ne vivent que de riz cuit à l'eau, et que, s'élevant rarement au-dessus de leur condition, ils apprennent le métier de leurs pères, avec l'habitude de la soumission et de la docilité pour ceux qui tiennent un rang supérieur.
Les seigneurs et les riches commerçans sont magnifiques dans leurs festins: c'est une grande partie de leur dépense. Le maître de la maison se place avec ses convives sur des tapis, où le maître-d'hôtel présente à chacun des mets fort bien apprêtés, avec des confitures et des fruits. Les Mogols ont des siéges et des bancs sur lesquels on peut s'asseoir; mais ils se mettent plus volontiers sur des nattes fines et sur des tapis de Perse, en croisant leurs jambes sous eux. Les plus riches négocians ont chez eux des fauteuils pour les offrir aux marchands européens.
Dans les conditions honnêtes, on envoie les enfans aux écoles publiques, pour y apprendre à lire, à écrire, et surtout à bien entendre l'Alcoran. Ils reçoivent aussi les principes des autres sciences auxquelles ils sont destinés, telles que la philosophie, la rhétorique, la médecine, la poésie, l'astronomie et la physique. Les mosquées servent d'écoles et les mollahs de maîtres. Ceux qui n'ont aucun bien élèvent leurs enfans pour la servitude ou pour la profession des armes, ou pour quelque autre métier dans lequel ils les croient capables de réussir.
Ils les fiancent dès l'âge de six à huit ans: mais le mariage ne se consomme qu'à l'âge indiqué par la nature, ou suivant l'ordre du père et de la mère. Aussitôt que la fille reçoit cette liberté, on la mène avec beaucoup de cérémonie au Gange, ou sur le bord de quelque autre rivière. On la couvre de fleurs rares et de parfums. Les réjouissances sont proportionnées au rang ou à la fortune. Dans les propositions de mariage, une famille négocie long-temps. Après la conclusion, l'homme riche monte à cheval pendant quelques soirées. On lui porte sur la tête plusieurs parasols. Il est accompagné de ses amis, et d'une suite nombreuse de ses propres domestiques. Ce cortége est environné d'une multitude d'instrumens, dont la marche s'annonce par un grand bruit. On voit parmi eux des danseurs, et tout ce qui peut servir à donner plus d'éclat à la fête. Une foule de peuple suit ordinairement cette cavalcade. On passe dans toutes les grandes rues; on prend le plus long chemin. En arrivant chez la jeune femme, le marié se place sur un tapis où ses parens le conduisent. Un mollah tire son livre, et prononce hautement les formules de religion, sous les yeux d'un magistrat qui sert de témoin. Le marié jure devant les spectateurs que s'il répudie sa femme, il restituera la dot qu'il a reçue; après quoi le prêtre achève et leur donne sa bénédiction.
Le festin nuptial n'est ordinairement composé que de bétel ou d'autres mets délicats: mais on n'y sert jamais de liqueurs fortes, et ceux qui en boivent sont obligés de se tenir à l'écart. Le mets le plus commun et le plus estimé est une sorte de pâte en petites boules rondes, composée de plusieurs semences aromatiques et mêlée d'opium, qui les rend d'abord fort gais, mais qui les étourdit ensuite et les fait dormir.
Le divorce n'est pas moins libre que la polygamie. Un homme peut épouser autant de femmes que sa fortune lui permet d'en nourrir; mais, en donnant à celles qui lui déplaisent le bien qu'il leur a promis le jour du mariage, il a toujours le pouvoir de les congédier. Elles n'ont ordinairement pour dot que leurs vêtemens et leurs bijoux. Celles qui sont d'une haute naissance passent dans la maison de leur mari avec leurs femmes de chambre et leurs esclaves. L'adultère les expose à la mort. Un homme qui surprend sa femme dans le crime, ou qui s'en assure par des preuves, est en droit de la tuer. L'usage ordinaire des Mogols est de fendre la coupable en deux avec leurs sabres; mais une femme qui voit son mari entre les bras d'une autre n'a point d'autre ressource que la patience. Cependant, lorsqu'elle peut prouver qu'il l'a battue, ou qu'il lui refuse ce qui est nécessaire à son entretien, elle peut porter sa plainte au juge et demander la dissolution du mariage. En se séparant, elle emmène ses filles, et les garçons restent au mari. Les riches particuliers, surtout les marchands, établissent une partie de leurs femmes et de leurs concubines dans les différens lieux où leurs affaires les appellent pour y trouver une maison prête et toutes sortes de commodités. Ils en tirent aussi cet avantage, que les femmes de chaque maison s'efforcent par leurs caresses de les y attirer plus souvent. Ils les font garder par des eunuques et des esclaves, qui ne leur permettent pas même de voir leurs plus proches parens.
Ces soins n'empêchent pas qu'il n'arrive de grands désordres jusque dans le sérail de l'empereur. On peut s'en fier au témoignage de Bernier. «On vit, dit-il, Aureng-Zeb un peu dégoûté de Rochenara-Begum, sa favorite, parce qu'elle fut accusée d'avoir fait entrer à diverses fois dans le sérail deux hommes qui furent découverts et menés devant lui. Voici de quelle façon une vieille métisse de Portugal, qui avait été long-temps esclave dans le sérail, et qui avait la liberté d'y entrer et d'en sortir, me raconta la chose. Elle me dit que Rochenara-Begum, après avoir épuisé les forces d'un jeune homme pendant quelques jours qu'elle l'avait tenu caché, le donna à quelques-unes de ses femmes pour le conduire pendant la nuit au travers de quelques jardins et le faire sauver; mais soit qu'elles eussent été découvertes, ou qu'elles craignissent de l'être, elles s'enfuirent, et le laissèrent errant parmi ces jardins, sans qu'il sût de quel côté tourner. Enfin, ayant été rencontré et mené devant Aureng-Zeb, ce prince l'interrogea beaucoup, et n'en put presque tirer d'autres réponses, sinon qu'il était entré par-dessus les murailles. On s'attendait qu'il le ferait traiter avec la cruauté que Schah-Djehan son père avait eue dans les mêmes occasions; mais il commanda simplement qu'on le fît sortir par où il était entré. Les eunuques allèrent au delà de cet ordre, car ils le jetèrent du haut des murailles en bas. Pour ce qui est du second, cette même femme dit qu'il fut trouvé errant dans les jardins comme le premier, et qu'ayant confessé qu'il était entré par la porte, Aureng-Zeb commanda aussi simplement qu'on le fît sortir par la porte; se réservant néanmoins de faire un grand et exemplaire châtiment sur les eunuques, parce que c'est une chose qui non-seulement regardait son honneur, mais aussi la sûreté de sa personne.»
Citons un autre trait du même voyageur. «En ce même temps, dit-il, on vit arriver un accident bien funeste, qui fit grand bruit dans Delhy, principalement dans le sérail, et qui désabusa quantité de personnes qui avaient peine à croire, comme moi, que les eunuques, c'est-à-dire ceux à qui on n'a laissé aucune ressource, devinssent amoureux comme les autres hommes. Didar-Khan, un des premiers eunuques du sérail, et qui avait fait bâtir une maison où il venait souvent se coucher et se divertir, devint amoureux d'une très-belle femme d'un de ses voisins qui était un écrivain gentou; ses amours durèrent assez long-temps, sans que personne y trouvât beaucoup à redire, parce qu'enfin c'était un eunuque, qui a droit d'entrer partout. Mais cette familiarité devint si grande et si extraordinaire, que les voisins se doutèrent de quelque chose, et raillèrent l'écrivain. Une nuit qu'il trouva les deux amans couchés ensemble, il poignarda l'eunuque, et laissa la femme pour morte. Tout le sérail, les femmes et eunuques, se ligua contre lui pour le faire mourir; mais Aureng-Zeb se moqua de toutes leurs brigues, et se contenta de lui faire embrasser le mahométisme.»
Les devoirs qu'on rend aux morts, sont accompagnés de tant de modestie et de décence, qu'un voyageur hollandais reproche à sa nation d'en avoir beaucoup moins. Pendant trois jours les femmes, les parens, les enfans et les voisins poussent de grands cris; ensuite on lave le corps: on l'ensevelit dans une toile blanche qu'on coud soigneusement, et dans laquelle on renferme divers parfums. La cérémonie des funérailles commence par deux ou trois prêtres, qui tournent plusieurs fois autour du corps en prononçant quelques prières. Huit ou dix hommes vêtus de blanc le mettent dans la bière et le portent au lieu de la sépulture. Les parens et les amis, vêtus aussi de blanc, suivent deux à deux, et marchent avec beaucoup d'ordre et de modestie. Le tombeau est petit, et ordinairement de maçonnerie; on y pose le corps sur le côté droit, les pieds tournés vers le midi et le visage vers l'occident. On le couvre de planches, et l'on jette de la terre par-dessus. Ensuite toutes les personnes de l'assemblée vont se laver les mains dans un lieu préparé pour cet usage. Les prêtres et les assistans reviennent former un cercle autour du tombeau, la tête couverte, les mains jointes, le visage tourné vers le ciel, et font une courte prière: après quoi chacun reprend son rang pour suivre les parens jusqu'à la maison du deuil. Là, sans perdre la gravité qui convient à cette triste scène, l'assemblée se sépare, et chacun se retire d'un air sérieux.
Ces usages, qui sont communs à tous les mahométans de l'empire, mettent beaucoup de ressemblance entre eux dans toutes les provinces, malgré la variété de leur origine et la différence du climat. Mais l'on ne trouve pas la même conformité dans les sectes idolâtres, qui composent encore la plus grande partie des sujets du grand-mogol. Les voyageurs en distinguent un grand nombre. Ici, pour ne s'arrêter qu'aux usages civils, les principales observations doivent tomber sur les banians, qui, faisant sans comparaison le plus grand nombre, peuvent être regardés comme le second ordre d'une nation dont les mahométans sont le premier.
Suivant le témoignage de tous les voyageurs, il n'y a point d'Indiens plus doux, plus modestes, plus tendres, plus pitoyables, plus civils, et de meilleure foi pour les étrangers que les banians. Il n'y en a point aussi de plus ingénieux, de plus habiles, et même de plus savans. On voit parmi eux des gens éclairés dans toutes sortes de professions, surtout des banquiers, des joailliers, des écrivains, des courtiers très-adroits, et de profonds arithméticiens. On y voit de gros marchands de grains, de toiles de coton, d'étoffes de soie, et de toutes les marchandises des Indes. Leurs boutiques sont belles, et les magasins richement fournis; mais il n'y faut chercher ni viande ni poisson. Les banians savent mieux l'arithmétique que les chrétiens et les Maures. Quelques-uns font un gros commerce sur mer, et possèdent d'immenses richesses; aussi ne vivent-ils pas avec moins de magnificence que les Maures. Ils ont de belles maisons, des appartemens commodes et bien meublés, et des bassins d'eau fort propres pour leurs bains. Ils entretiennent un grand nombre de domestiques, de chevaux et de palanquins; mais leurs richesses n'empêchent point qu'ils ne soient soumis aux Maures dans tout ce qui regarde l'ordre de la société, à l'exception du culte religieux, sur lequel aucun empereur mogol n'a jamais osé les chagriner. Il est vrai qu'ils achètent cette liberté par de gros tributs qu'ils envoient à la cour par leurs prêtres, qui sont les bramines. Elle en est quitte pour quelques vestes ou quelque vieil éléphant, dont elle fait présent à leurs députés. Ils paient aussi de grosses sommes aux gouverneurs, dans la crainte qu'on ne les charge de fausses accusations, ou que, sous quelque prétexte, on ne confisque leurs biens. Le peuple de cette secte est composé de toutes sortes d'artisans qui vivent du travail de leurs mains, mais surtout d'un grand nombre de tisserands dont les villes et les champs sont remplis. Les plus fines toiles et les plus belles étoffes des Indes viennent de leurs manufactures. Ils fabriquent des tapis, des couvertures, des courtes-pointes, et toutes sortes d'ouvrages de coton ou de soie, avec la même industrie dans les deux sexes, et la même ardeur pour le travail.
Les riches banians sont vêtus à peu près comme les Maures; mais la plupart ne portent que des étoffes blanches depuis la tête jusqu'aux pieds. Leurs robes sont d'une fine toile de coton, dont ils se font aussi des turbans. C'est par cette partie néanmoins qu'on les distingue; car leurs turbans sont moins grands que ceux des Maures. On les reconnaît aussi à leurs hauts-de-chausses, qui sont plus courts; d'ailleurs ils ne se font point raser la tête, quoiqu'ils ne portent pas les cheveux fort longs. Leur usage est aussi de se faire tous les jours une marque jaune au front, de la largeur d'un doigt, avec un mélange d'eau et de bois de sandal, dans lequel ils broient quatre ou cinq grains de riz. C'est de leurs bramines qu'ils reçoivent cette marque, après avoir fait leurs dévotions dans quelques pagodes.
Leurs femmes ne se couvrent point le visage comme celles des mahométans, mais elles parent aussi leurs têtes de pendans et de colliers. Les plus riches sont vêtues d'une toile de coton si fine, qu'elle en est transparente, et qui leur descend jusqu'au milieu des jambes. Elles mettent par-dessus une sorte de veste, qu'elles serrent d'un cordon au-dessus des reins. Comme le haut de cet habillement est fort lâche, on les voit nues depuis le sein jusqu'à la ceinture. Pendant l'été, elles ne portent que des sabots ou des souliers de bois, qu'elles s'attachent aux pieds avec des courroies; mais l'hiver elles ont des souliers de velours ou de brocart, garnies de cuir doré. Les quartiers en sont fort bas, parce qu'elles se déchaussent à toute heure pour entrer dans leurs chambres, dont les planchers sont couverts de tapis. Les enfans de l'un et de l'autre sexe vont nus jusqu'à l'âge de quatre ou cinq ans.
La plupart des femmes banianes ont le tour du visage bien fait et beaucoup d'agrémens. Leurs cheveux noirs et lustrés forment une ou deux boucles sur le derrière du cou, et sont attachés d'un nœud de ruban. Elles ont, comme les mahométanes, des anneaux d'or passés dans le nez et dans les oreilles; elles en ont aux doigts, aux bras, aux jambes et au gros doigt du pied. Celles du commun les ont d'argent, de laque, d'ivoire, de verre ou d'étain. Comme l'usage du bétel leur noircit les dents, elles sont parvenues à se persuader que c'est une beauté de les avoir de cette couleur. «Fi! disaient-elles à Mandelslo, vous avez les dents blanches comme les chiens et les singes.»
Les bramines sont distingués des autres banians par leur coiffure, qui est une simple toile blanche, à laquelle ils font faire plusieurs fois le tour de la tête, pour attacher entièrement leurs cheveux, qu'ils ne font jamais couper, et par trois filets de petite ficelle qu'ils portent sur la peau, et qui leur descend en écharpe sur l'estomac, depuis l'épaule jusqu'aux hanches. Ils n'ôtent jamais cette marque de leur profession, quand il serait question de la vie.
L'éducation des enfans de cette nombreuse secte n'a rien de commun avec celle des mahométans. Les jeunes garçons apprennent de bonne heure l'arithmétique et l'art d'écrire. Ensuite on s'efforce de les avancer dans la profession de leurs pères. Il est rare qu'ils abandonnent le genre de vie dans lequel ils sont nés. L'usage est de les fiancer dès l'âge de quatre ans, et de les marier au-dessus de dix, après quoi les parens leur laissent la liberté de suivre l'instinct de la nature. Aussi l'on voit souvent parmi eux de jeunes mères de dix ou douze ans. Une fille qui n'est pas mariée à cet âge tombe dans le mépris. Les cérémonies des noces sont différentes dans chaque canton, et même dans chaque ville. Mais tous les pères s'accordent à donner leurs filles pour une somme d'argent ou pour quelque présent qu'on leur offre. Après avoir marché avec beaucoup d'appareil dans les principales rues de la ville ou du bourg, les deux familles se placent sur des nattes, près d'un grand feu, autour duquel on fait faire trois tours aux deux amans, tandis qu'un bramine prononce quelques mots, qui sont comme la bénédiction du mariage. Dans plusieurs endroits, l'union se fait par deux cocos, dont l'époux et la femme font un échange, pendant que le bramine leur lit quelques formules dans un livre. Le festin nuptial est proportionné à l'opulence des familles. Mais quelque riches que soient les parens d'une fille, il est rare qu'elle ait d'autre dot que ses joyaux, ses habits, son lit et quelque vaisselle. Si la nature lui refuse des enfans, le mari peut prendre une seconde, et même une troisième femme; mais la première conserve toujours son rang et ses priviléges. D'ailleurs, quoique l'usage accorde cette liberté aux hommes, ils ne peuvent guère en user sans donner quelque atteinte à leur réputation.
Les banians sont d'une extrême propreté dans leurs maisons. Ils couvrent le pavé de nattes fort bien travaillées, sur lesquelles ils s'asseyent comme les Maures; c'est-à-dire les jambes croisées sous eux. Leur nourriture la plus commune est du riz, du beurre et du lait, avec toutes sortes d'herbages et de fruits. Ils ne mangent aucune sorte d'animaux, et ce respect pour toutes les créatures vivantes s'étend jusqu'aux insectes. Dans plusieurs cantons, ils ont des hôpitaux pour les bêtes languissantes de vieillesse ou de maladie. Ils rachètent les oiseaux qu'ils voient prendre aux mahométans. Les plus dévots font difficulté d'allumer pendant la nuit du feu ou de la chandelle, de peur que les mouches ou les papillons ne s'y viennent brûler. Cet excès de superstition, qu'ils doivent à l'ancienne opinion de la transmigration des âmes, leur donne de l'horreur pour la guerre et pour tout ce qui peut conduire à l'effusion du sang; aussi les empereurs n'exigent-ils d'eux aucun service militaire; mais cette exemption les rend aussi méprisables que leur idolâtrie aux yeux des mahométans, qui en prennent droit de les traiter en esclaves: ce qui n'empêche point que le souverain ne leur laisse l'avantage de pouvoir léguer leurs biens à leurs héritiers mâles, sous la seule condition d'entretenir leur mère jusqu'à la mort, et leurs sœurs jusqu'au temps de leur mariage.
Quelques voyageurs ont fait le compte des sectes idolâtres, qui sont autant de branches des banians, et prétendent en avoir trouvé quatre-vingt-trois; elles ont toutes cette ressemblance avec les mahométans, qu'elles font consister la principale partie de leur religion dans les purifications corporelles. Il n'y a point d'idolâtre indien qui laisse passer le jour sans se laver; la plupart n'ont pas de soin plus pressant: dès le plus grand matin, avant le lever du soleil, ils se mettent dans l'eau jusqu'aux hanches, tenant à la main un brin de paille que le bramine leur distribue pour chasser l'esprit malin, pendant qu'il donne la bénédiction et qu'il prêche ses opinions à ceux qui se purifient. Les habitans des bords du Gange se croient les plus heureux, parce qu'ils attachent une idée de sainteté aux eaux de ce fleuve; non-seulement ils s'y baignent plusieurs fois le jour, mais ils ordonnent que leurs cendres y soient jetées après leur mort. Le comble de leur superstition est dans le temps des éclipses, dont ils craignent les plus malignes influences. Bernier fait un récit curieux du spectacle dont il fut témoin. Il se trouvait à Delhy pendant la fameuse éclipse de 1666: «Il monta, dit-il, sur la terrasse de sa maison, qui était située sur les bords du Djemna; de là il vit les deux côtés de ce fleuve, dans l'étendue d'une lieue, couverts d'idolâtres qui étaient dans l'eau jusqu'à la ceinture, regardant le ciel pour se plonger et se laver dans le moment où l'éclipse allait commencer. Les petits garçons et les petites filles étaient nus comme la main; les hommes l'étaient aussi, excepté qu'ils avaient une espèce d'écharpe bridée à l'entour des cuisses. Les femmes mariées et les filles qui ne passaient pas six à sept ans étaient couvertes d'un simple drap. Les personnes de condition, telles que les radjas, princes souverains gentous, qui sont ordinairement à la cour et au service de l'empereur; les sérafs ou changeurs, les banquiers, les joailliers et tous les riches marchands avaient traversé l'eau avec leurs familles; ils avaient dressé leurs tentes sur l'autre bord, et planté dans la rivière des kanates, qui sont une espèce de paravents, pour observer leurs cérémonies et se laver tranquillement sans être exposés à la vue de personne. Aussitôt que le soleil eut commencé à s'éclipser, ils poussèrent un grand cri, et se plongeant dans l'eau, où ils demeurèrent cachés assez long-temps, ils se levèrent pour y demeurer debout, les yeux et les mains levés vers le soleil, prononçant leurs prières avec beaucoup de dévotion, prenant par intervalle de l'eau avec les mains, la jetant vers le soleil, inclinant la tête, remuant et tournant les bras et les mains, et continuant ainsi leurs immersions, leurs prières et leurs contorsions jusqu'à la fin de l'éclipse. Alors chacun ne pensa qu'à se retirer en jetant des pièces d'argent fort loin dans la rivière, et distribuant des aumônes aux bramines qui se présentaient en grand nombre. Bernier observa qu'en sortant de la rivière ils prirent tous des habits neufs qui les attendaient sur le sable, et que les plus dévots laissèrent leurs anciens habits pour les bramines. Cette éclipse, dit-il, fut célébrée de même dans l'Indus, dans le Gange et dans les autres fleuves des Indes; mais surtout dans l'eau du Tanaïser, où plus de cent cinquante mille personnes se rassemblèrent de toutes les régions voisines, parce que ce jour-là son eau passe pour la plus sainte.
Les quatre-vingt-trois sectes des banians peuvent se réduire à quatre principales, qui comprennent toutes les autres: celles des Ceuravaths, des Samaraths, des Bisnaos et des Gondjis.
Les premiers ont tant d'exactitude à conserver les animaux, que leurs bramines se couvrent la bouche d'un linge dans la crainte qu'une mouche n'y entre, et portent chez eux un petit balai à la main pour écarter toutes sortes d'insectes. Ils ne s'asseyent point sans avoir nettoyé soigneusement la place qu'ils veulent occuper; ils vont tête et pieds nus, avec un bâton blanc à la main, par lequel ils se distinguent des autres castes; ils ne font jamais de feu dans leurs maisons; ils n'y allument pas même de chandelle; ils ne boivent point d'eau froide, de peur d'y rencontrer des insectes. Leur habit est une pièce de toile qui leur pend depuis le nombril jusqu'aux genoux; ils ne se couvrent le reste du corps que d'un petit morceau de drap, autant qu'on en peut faire d'une seule toison.
Leurs pagodes sont carrées, avec un toit plat; elles ont, dans la partie orientale, une ouverture sous laquelle sont les chapelles de leurs idoles, bâties en forme pyramidale, avec des degrés qui portent plusieurs figures de bois, de pierre et de papier, représentant leurs parens morts, dont la vie a été remarquable par quelque bonheur extraordinaire. Leurs plus grandes dévotions se font au mois d'août, pendant lequel ils se mortifient par des pénitences fort austères. Mandelslo confirme ce qu'on a déjà rapporté sur d'autres témoignages, qu'il se trouve de ces idolâtres qui passent un mois ou six semaines sans autre nourriture que de l'eau; dans laquelle ils raclent d'un certain bois amer qui soutient leurs forces. Les ceuravaths brûlent les corps des personnes âgées; mais ils enterrent ceux des enfans. Leurs veuves ne se brûlent point avec leurs maris; elles renoncent seulement à se remarier. Tous ceux qui font profession de cette secte peuvent être admis à la prêtrise; on accorde même cet honneur aux femmes, lorsqu'elles ont passé l'âge de vingt-cinq ans; mais les hommes y sont reçus dès leur septième année, c'est-à-dire qu'ils en prennent l'habit, qu'ils s'accoutument à mener une vie austère, et qu'ils s'engagent à la chasteté par un vœu. Dans le mariage même, l'un des deux époux a le pouvoir de se faire prêtre, et par cette résolution d'obliger l'autre au célibat pour le reste de ses jours. Quelques-uns font vœu de chasteté après le mariage; mais cet excès de zèle est rare. Dans les dogmes de cette secte, la Divinité n'est point un être infini qui préside aux événemens: tout ce qui arrive dépend de la bonne ou mauvaise fortune; ils ont un saint qu'ils nomment Fiel-Tenck-Ser; ils n'admettent ni enfer ni paradis; ce qui n'empêche point qu'ils ne croient l'âme immortelle; mais ils croient qu'en sortant du corps elle entre dans un autre, d'homme ou de bête, suivant le bien ou le mal qu'elle a fait, et qu'elle choisit toujours une femelle, qui la remet au monde pour vivre dans un autre corps. Tous les autres banians ont du mépris et de l'aversion pour les ceuravaths; ils ne veulent boire ni manger avec eux; ils n'entrent pas même dans leurs maisons, et s'ils avaient le malheur de les toucher, ils seraient obligés de se purifier par une pénitence publique.
La seconde secte ou caste, qui est celle des samaraths, est composée de toutes sortes de métiers, tels que les serruriers, les maréchaux, les charpentiers, les tailleurs, les cordonniers, les fournisseurs, etc. Elle admet aussi des soldats, des écrivains et des officiers; c'est par conséquent la plus nombreuse. Quoiqu'elle ait de commun avec la première de ne pas souffrir qu'on tue les animaux ni les insectes, et de ne rien manger qui ait eu vie, ses dogmes sont différens; elle croit l'univers créé par une première cause qui gouverne et conserve tout avec un pouvoir immuable et sans borne; son nom est Permiser et Vistnou. Elle lui donne trois substituts, qui ont chacun leur emploi sous sa direction: le premier, nommé Brahma, dispose du sort des âmes, qu'il fait passer dans des corps d'hommes ou de bêtes; le second qui s'appelle Bouffinna, apprend aux créatures humaines à vivre suivant les lois de Dieu, qui sont comprises en quatre livres: il prend soin aussi de faire croître le blé, les plantes et les légumes; le troisième se nomme Maïs, et son pouvoir s'étend sur les morts; il sert comme de secrétaire à Vistnou, pour examiner les bonnes et mauvaises œuvres; il en fait un rapport fidèle à son maître, qui, après les avoir pesées, envoie l'âme dans le corps qui lui convient. Les âmes qui sont envoyées dans le corps des vaches sont les plus heureuses, parce que, cet animal ayant quelque chose de divin, elles espèrent d'être plus tôt purifiées des souillures qu'elles ont contractées. Au contraire, celles qui ont pour demeure le corps d'un éléphant, d'un chameau, d'un buffle, d'un bouc, d'un âne, d'un léopard, d'un porc, d'un serpent, ou de quelque autre bête immonde, sont fort à plaindre, parce qu'elles passent de là dans d'autres corps de bêtes domestiques et moins féroces; où elles achèvent d'expier les crimes qui les ont fait condamner à cette peine. Enfin Maïs présente les âmes purifiées à Vistnou, qui les reçoit au nombre de ses serviteurs.
Les samaraths brûlent les corps des morts, à la réserve de ceux des enfans au-dessous de l'âge de trois ans; mais ils observent de faire les obsèques sur le bord d'une rivière, ou de quelque ruisseau d'eau vive; ils y portent même leurs malades, lorsqu'ils sont à l'extrémité, pour leur donner la consolation d'y expirer. Il n'y a point de secte dont les femmes se sacrifient si gaiement à la mémoire de leurs maris. Elles sont persuadées que cette mort n'est qu'un passage pour entrer dans un bonheur sept fois plus grand que tout ce qu'elles ont eu de plaisir sur la terre. Un autre de leurs plus saints usages est de faire présenter à leur enfant, aussitôt qu'elles sont accouchées, une écritoire, du papier et des plumes; si c'est un garçon, elles y font ajouter un arc; le premier de ces deux signes est pour engager Bouffinna à graver la loi dans l'esprit de l'enfant, et l'autre lui promet sa fortune à la guerre, s'il embrasse cette profession à l'exemple des rasbouts.
La troisième secte, qui est celle des bisnaos, s'abstient, comme les deux précédentes, de manger tout ce qui a l'apparence de vie. Elle impose aussi des jeûnes; ses temples portent le nom particulier d'agoges. La principale dévotion des bisnaos consiste à chanter des hymnes à l'honneur de leur dieu, qu'ils appellent Ram-ram. Leur chant est accompagné de danses, de tambours, de flageolets, de bassins de cuivre, et d'autres instrumens, dont ils jouent devant leurs idoles. Ils représentent Ram-ram et sa femme sous différentes formes; ils les parent de chaînes d'or, de colliers de perles et d'autres ornemens précieux. Leurs dogmes sont à peu près les mêmes que ceux des samaraths, avec cette différence que leur dieu n'a point de lieutenans, et qu'il agit par lui-même. Ils se nourrissent de légumes, de beurre et de lait, avec ce qu'ils nomment l'atsenia, qui est une composition de gingembre, de mangues, de citrons, d'ail et de graine de moutarde confite au sel; ce sont leurs femmes ou leurs prêtres qui font cuire leurs alimens. Au lieu de bois, qu'ils font scrupule de brûler, parce qu'il s'y rencontre des vers qui pourraient périr par le feu, ils emploient de la fiente de vache séchée au soleil et mêlée avec de la paille, qu'ils coupent en petits carreaux, comme les tourbes. La plupart des banians bisnaos exercent le commerce par commission ou pour leur propre compte; ils y sont fort entendus. Leurs manières étant très-douces, et leur conversation agréable, les chrétiens et les mahométans choisissent parmi eux leurs interprètes et leurs courtiers. Ils ne permettent point aux femmes de se faire brûler avec leurs maris; ils les forcent à garder un veuvage perpétuel, quand le mari serait mort avant la consommation du mariage. Il n'y a pas long-temps que le second frère était obligé, parmi eux, d'épouser la veuve de son aîné; mais cet usage a fait place à la loi qui condamne toutes les veuves au célibat.
En se baignant suivant l'usage commun de toutes les sectes banianes, les bisnaos doivent se plonger, se vautrer et nager dans l'eau; après quoi ils se font frotter par un bramine, le front, le nez, les oreilles, d'une drogue composée de quelque bois odoriférant, et pour sa peine ils lui donnent une petite quantité de blé, de riz ou de légumes. Les plus riches ont dans leurs maisons des bassins d'eau pure qu'ils y amènent à grands frais, et ne vont aux rivières que dans les occasions solennelles, telles que leurs grandes fêtes, les pélerinages et les éclipses.
La secte des gondjis, qui comprend les fakirs, c'est-à-dire les moines banians, les ermites, les missionnaires, et tous ceux qui se livrent à la dévotion par état, fait profession de reconnaître un Dieu créateur et conservateur de toutes choses. Ils lui donnent divers noms, et le représentent sous différentes formes. Ils passent pour de saints personnages; et, n'exerçant aucun métier, ils ne s'attachent qu'à mériter la vénération du peuple. Une partie de leur sainteté consiste à ne rien manger qui ne soit cuit ou apprêté avec de la bouse de vache, qu'ils regardent comme ce qu'il y a de plus sacré; ils ne peuvent rien posséder en propre. Les plus austères ne se marient point, et ne toucheraient pas même une femme; ils méprisent les biens et les plaisirs de la vie; le travail n'a pas plus d'attrait pour eux; ils passent leur vie à courir les chemins et les bois, où la plupart vivent d'herbes vertes et de fruits sauvages. D'autres se logent dans des masures ou dans des grottes, et choisissent toujours les plus sales; d'autres vont nus, à l'exception des parties naturelles, et ne font pas difficulté de se montrer en cet état au milieu des grands chemins et des villes; ils ne se font jamais raser la tête, encore moins la barbe, qu'ils ne lavent et ne peignent jamais, non plus que leur chevelure; aussi paraissent-ils couverts de poils comme autant de sauvages. Quelquefois ils s'assemblent par troupes sous un chef, auquel ils rendent toutes sortes de respects et de soumissions. Quoiqu'ils fassent profession de ne rien demander, ils s'arrêtent près des lieux habités qu'ils rencontrent, et l'opinion qu'on a de leur sainteté porte toutes les autres sectes banianes à leur offrir des vivres; enfin d'autres, se livrant à la mortification, exercent en effet d'incroyables austérités. Il se trouve aussi des femmes qui embrassent un état si dur. Schouten ajoute que souvent les pauvres mettent leurs enfans entre les mains des gondjis, afin qu'étant exercés à la patience, ils soient capables de suivre une profession si sainte et si honorée, s'ils ne peuvent subsister par d'autres voies.
Quelques voyageurs mettent les rasbouts au nombre des sectes banianes, parce qu'ils croient aussi à la transmigration des âmes, et qu'ils ont une grande partie des mêmes usages. Cependant, au lieu que tous les autres banians ont l'humeur douce, et qu'ils abhorrent l'effusion du sang, les rasbouts sont emportés, hardis et violens; ils mangent de la chair, ils ne vivent que de meurtre et de rapine, et n'ont pas d'autre métier que la guerre.
Le grand-mogol et la plupart des autres princes indiens les emploient dans leurs armées, parce que, méprisant la mort, ils sont d'une intrépidité surprenante. Mandelslo raconte que, cinq rasbouts étant un jour entrés dans la maison d'un paysan pour s'y reposer d'une longue marche, le feu prit au village, et s'approcha bientôt de la maison où ils s'étaient retirés. On les en avertit; ils répondirent que jamais ils n'avaient tourné le dos au péril; qu'ils étaient résolus de donner au feu la terreur qu'il inspirait aux autres, et qu'ils voulaient le forcer de s'arrêter à leur vue. En effet ils s'obstinèrent à se laisser brûler plutôt que de faire un pas pour se garantir des flammes. Il n'y en eut qu'un qui prit le parti de se retirer; mais il ne put se consoler de n'avoir pas suivi le parti des autres. Voilà un courage bien stupide.
Les rasbouts n'épargnent que les bêtes, surtout les oiseaux, parce qu'ils croient que leurs âmes sont particulièrement destinées à passer dans ces petits corps, et qu'ils espèrent alors pour eux-mêmes autant de charité qu'ils en auraient eu pour les autres. Ils marient, comme les banians, leurs enfans dès le premier âge; leurs veuves se font brûler avec les corps de leurs maris, à moins que, dans le contrat de mariage, ils n'aient stipulé qu'on ne puisse les y forcer: cette précaution ne les déshonore point, lorsqu'elle a précédé l'union conjugale.
Au reste, cette variété d'opinions et d'usages, qui forme tant de sectes différentes entre les banians, n'empêche point qu'ils n'aient quatre livres communs, qu'ils regardent comme le fondement de leur religion, et pour lesquels ils ont le même respect, malgré la différence de leurs explications. Bernier, qui s'attache particulièrement à tout ce qui regarde leurs sciences et leurs opinions, nous donne des éclaircissemens curieux sur ces deux points.
Bénarès, ville située sur le Gange, dans un pays très-riche et très-agréable, est l'école générale et comme l'Athènes de toute la gentilité des Indes. C'est le lieu où les bramines, et tous ceux qui aspirent à la qualité de savans se rendent pour communiquer leurs lumières ou pour en recevoir. Ils n'ont point de colléges et de classes subordonnées comme les nôtres; en quoi Bernier leur trouve plus de ressemblance avec l'ancienne manière d'enseigner. Les maîtres sont dispersés par la ville, dans leurs maisons, et principalement dans les jardins des faubourgs, où les riches marchands leur permettent de se retirer. Les uns ont quatre disciples, d'autres six ou sept, et les plus célèbres, douze ou quinze au plus, qui emploient dix ou douze années à recevoir leurs instructions. Cette étude est très-lente, parce que la plupart des Indiens sont naturellement paresseux; défaut qui leur vient de la chaleur du pays et de la qualité de leurs alimens. Ils étudient sans contention d'esprit, en mangeant leur kichery, c'est-à-dire un mélange de légumes que les riches marchands leur font apprêter.
Leur première étude est le sanscrit, qui est une langue tout-à-fait différente de l'indienne ordinaire, et qui n'est sue que des poundits ou des savans. Elle se nomme sanscrit ou sanskret, qui signifie langue pure; et croyant que c'est dans cette langue que Dieu, par le ministère de Brahma, leur a communiqué les quatre livres qu'ils appellent Védas, ils lui donnent les qualités de sainte et de divine. Ils prétendent qu'elle est aussi ancienne que ce Brahma, dont ils ne comptent l'âge que par lacks, ou centaines de mille ans. «Je voudrais caution, dit Bernier, de cette étrange antiquité; mais on ne peut nier qu'elle ne soit très-ancienne, puisque les livres de leur religion, qui l'est sans doute beaucoup, ne sont écrits que dans cette langue, et que de plus elle a ses auteurs de philosophie et de médecine en vers, quelques autres poésies, et quantité d'autres livres, dont une grande salle est toute remplie à Bénarès.»
Les traités de philosophie indienne s'accordent peu sur les premiers principes des choses. Les uns établissent que tout est composé de petits corps indivisibles, moins par leur résistance et leur dureté que par leur petitesse; d'autres veulent que tout soit composé de matière et de forme; d'autres, des quatre élémens et du néant, ce qui est inintelligible; quelques-uns regardent la lumière et les ténèbres comme les premiers principes.
Dans la médecine, ils ont quantité de petits livres qui ne contiennent guère que des méthodes et des recettes. Le plus ancien et le principal est écrit en vers. Leur pratique est fort différente de la nôtre; ils se fondent sur ces principes, qu'un malade qui a la fièvre n'a pas besoin de nourriture; que le principal remède des maladies est l'abstinence; qu'on ne peut donner rien de pire à un malade que des bouillons de viande, ni qui ne se corrompe plus tôt dans l'estomac d'un fiévreux, et qu'on ne doit tirer du sang que dans une grande nécessité, telle que la crainte d'un transport au cerveau, ou dans les inflammations de quelque partie considérable, telle que la poitrine, le foie ou les reins. Bernier, quoique médecin, ne décide point, dit-il, la bonté de cette pratique; mais il en vérifia le succès. Il ajoute qu'elle n'est pas particulière aux médecins gentous; que les médecins mogols et mahométans, qui suivent Avicène et Averroës, y sont fort attachés, surtout à l'égard des bouillons de viande; que les Mogols, à la vérité, sont un peu plus prodigues de sang que les Gentous, et que, dans les maladies qu'on vient de nommer, ils saignent ordinairement une ou deux fois; «mais ce n'est pas de ces petites saignées de nouvelle invention: ce sont de ces saignées copieuses des anciens, de dix-huit à vingt onces de sang, qui vont souvent jusqu'à la défaillance, mais qui ne manquent guère aussi d'étrangler, suivant le langage de Galien, les maladies dans leur origine.»
Pour l'anatomie, on peut dire absolument que les Indiens gentous n'y entendent rien. La raison en est simple: ils n'ouvrent jamais de corps d'hommes ni d'animaux. Cependant ils ne laissent pas d'assurer qu'il y a cinq mille veines dans le corps humain, avec autant de confiance que s'ils les avaient comptées.
À l'égard de l'astronomie, ils ont leurs tables, suivant lesquelles ils prévoient les éclipses. Si ce n'est pas avec toute la justesse des astronomes de l'Europe, ils y parviennent à peu près; mais ils ne laissent pas de joindre à leurs lumières de ridicules fables. Ce sont des monstres qui se saisissent alors du soleil ou de la lune, et qui l'infectent. Leurs idées de géographie ne sont pas moins choquantes. Ils croient que la terre est plate et triangulaire; qu'elle a sept étages, tous différens en beautés, en habitans, dont chacun est entouré de sa mer; que, de ces mers, une est de lait, une autre de sucre, une autre de beurre, une autre de vin, etc.; qu'après une terre vient une mer, et une mer après une terre, et que chaque étage a différentes perfections, jusqu'au premier qui les contient toutes.
Si toutes ces rêveries, observe Bernier, sont les fameuses sciences des anciens brachmanes des Indes, on s'est bien trompé dans l'idée qu'on en a conçue. Mais il avoue que la religion des Indes est d'un temps immémorial; qu'elle s'est conservée dans la langue sanscrite, qui ne peut être que très-ancienne, puisqu'on ignore son origine, et que c'est une langue morte qui n'est connue que des savans, et qui a ses poésies; que tous les livres de science ne sont écrits que dans cette langue; enfin que peu de monumens ont autant de marques d'une très-grande antiquité.
Bernier raconte qu'en descendant le Gange et passant par Bénarès, il alla trouver un chef des poundits, qui faisait sa demeure ordinaire dans cette ville. C'était un bramine si renommé par son savoir, que Schah-Djehan, par estime pour son mérite autant que pour faire plaisir aux radjas, lui avait accordé une pension annuelle de deux mille roupies. Il était de belle taille et d'une fort agréable physionomie. Son habillement consistait dans une espèce d'écharpe blanche de soie, qui était liée autour de sa ceinture et qui lui pendait jusqu'au milieu des jambes, avec une autre écharpe de soie rouge assez large, qu'il portait sur les épaules comme un petit manteau. Bernier l'avait vu plusieurs fois à Delhy devant l'empereur, dans l'assemblée des omhras, et marchant par les rues, tantôt à pied, tantôt en palekis. Il l'avait même entretenu plusieurs fois chez Danesch-Mend, à qui ce docteur indien faisait sa cour, dans l'espérance de faire rétablir sa pension qu'Aureng-Zeb lui avait ôtée, pour marquer son attachement au mahométisme.
«Lorsqu'il me vit à Bénarès, dit Bernier, il me fit cent caresses, et me donna une collation dans la bibliothéque de son université, avec les six plus fameux poundits ou docteurs de la ville. Me trouvant en si bonne compagnie, je les priai tous de me dire leurs sentimens sur l'adoration de leurs idoles, parce que, me disposant à quitter les Indes, j'étais extrêmement scandalisé de ce côté-là, et que ce culte me paraissait indigne de leurs lumières et de leur philosophie. Voici la réponse de cette noble assemblée.
«Nous avons véritablement, me dirent-ils, dans nos deutas ou nos temples quantité de statues diverses, comme celles de Brahma, Machaden, Genich et Gavani, qui sont des principales; et beaucoup d'autres moins parfaites, auxquelles nous rendons de grands honneurs, nous prosternant devant elles, et leur présentant des fleurs, du riz, des huiles parfumées, du safran et d'autres offrandes, avec un grand nombre de cérémonies. Cependant nous ne croyons point que ces statues soient ou Brahma même, ou les autres, mais seulement leurs images et leurs représentations; et nous ne leur rendons ces honneurs que par rapport à ce qu'elles représentent. Elles sont dans nos deutas, parce qu'il est nécessaire à ceux qui font la prière d'avoir quelque chose devant les yeux qui arrête l'esprit. Quand nous prions, ce n'est pas la statue que nous prions, mais celui qui est représenté par la statue. Au reste, nous reconnaissons que c'est Dieu qui est le maître absolu et le seul tout-puissant.
»Voilà, reprend Bernier, sans y rien ajouter ni diminuer, l'explication qu'ils me donnèrent. Je les poussai ensuite sur la nature de leurs divinités, dont je voulais être éclairci: mais je n'en pus rien tirer que de confus.»
Bernier continue: «Je les remis encore sur la nature du lengue chérire, admis par quelques-uns de leurs meilleurs auteurs; mais je n'en pus tirer que ce que j'avais depuis long-temps entendu d'un autre poundit: savoir, que les semences des animaux, des plantes et des arbres, ne se forment point de nouveau; qu'elles sont toutes, dès la première naissance du monde, dispersées partout, mêlées dans toutes choses, et qu'en acte comme en puissance, elles ne sont que des plantes, des arbres et des animaux même, entiers et parfaits, mais si petits, qu'on ne peut distinguer leurs parties; sinon lorsque, se trouvant dans un lieu convenable, elles se nourrissent, s'étendent et grossissent; en sorte que les semences d'un pommier et d'un poirier sont un lengue-chérire, un petit pommier et un petit poirier parfait, avec toutes ses parties essentielles, comme celles d'un cheval, d'un éléphant et d'un homme, sont un lengue-chérire, un petit cheval, un petit éléphant et un petit homme, auxquels il ne manque que l'âme et la nourriture pour les faire paraître ce qu'ils sont en effet.» Voilà le système des germes préexistans.
Quoique Bernier ne sût pas le sanscrit ou la langue des savans, il eut une précieuse occasion de connaître les livres composés dans cette langue. Danesch-Mend-Khan prit à ses gages un des plus fameux poundits de toutes les Indes. «Quand j'étais las, dit-il, d'expliquer les dernières découvertes d'Harvey et de Pecquet sur l'anatomie, et de raisonner sur la philosophie de Gassendi et de Descartes, que je traduisais en langue persane, le poundit était notre ressource.» Nous apprîmes de lui que Dieu, qu'il appelait toujours Achar, c'est-à-dire immobile ou immuable, a donné aux Indiens quatre livres qu'ils appellent vedas, nom qui signifie sciences, parce qu'ils prétendent que toutes les sciences sont comprises dans ces livres. Le premier se nomme Atherbaved; le second, Zagerved; le troisième, Rekved; et le quatrième, Samaved. Suivant la doctrine de ces livres, ils doivent être distingués, comme ils le sont effectivement, en quatre tribus: la première, des bramines ou gens de loi; la seconde, des ketterys, qui sont les gens de guerre; la troisième, des bescués ou des marchands, qu'on appelle proprement banians; et la quatrième, des seydras, qui sont les artisans et les laboureurs. Ces tribus ne peuvent s'allier les unes avec les autres; c'est-à-dire qu'un bramine, par exemple, ne peut se marier avec une femme kettery.
Ils s'accordent tous dans une doctrine, qui revient à celle des pythagoriciens sur la métempsycose, et qui leur défend de tuer ou de manger aucun animal. Ceux de la seconde tribu peuvent néanmoins en manger, à l'exception de la chair de vache ou de paon. Le respect incroyable qu'ils ont pour la vache vient de l'opinion dans laquelle ils sont élevés, qu'ils doivent passer un fleuve dans l'autre vie en se tenant à la queue d'un de ces animaux.
Les vedas enseignent que Dieu, ayant résolu de créer le monde, ne voulut pas s'employer lui-même à cet ouvrage, mais qu'il créa trois êtres très-parfaits. Le premier, nommé Brahma, qui signifie pénétrant en toutes choses; le second, sous le nom de Beschen, qui veut dire existant en toutes choses; et le troisième, sous celui de Méhahden, c'est-à-dire grand-seigneur; que, par le ministère de Brahma il créa le monde; que par Beschen il le conserve, et qu'il le détruira par Méhahden; que Brahma fut chargé de publier les quatre vedas, et que c'est par cette raison qu'il est quelquefois représenté avec quatre têtes.
Mais les banians, dans leurs différentes sectes, ne sont pas les seuls idolâtres de l'empire. On trouve particulièrement dans la province de Guzarate une sorte de païens qui se nomment parsis, dont la plupart sont des Persans des provinces de Fars et de Khorasan, qui abandonnèrent leur patrie dès le septième siècle pour se dérober à la persécution des mahométans. Aboubekre ayant entrepris d'établir la religion de Mahomet en Perse par la force des armes, le roi qui occupait alors le trône, dans l'impuissance de lui résister, s'embarqua au port d'Ormus avec dix-huit mille hommes fidèles à leur ancienne religion, et prit terre à Cambaye. Non-seulement il y fut reçu, mais il obtint la liberté de s'établir dans le pays, où cette faveur attira d'autres Persans, qui n'ont pas cessé d'y conserver leurs anciens usages.
Les parsis n'ont rien de si sacré que le feu, parce que rien, disent-ils, ne représente si bien la Divinité. Ils l'entretiennent soigneusement. Jamais ils n'éteindraient une chandelle ou une lampe; jamais ils n'emploieraient de l'eau pour arrêter un incendie, quand leur maison serait exposée à périr par les flammes: ils emploient alors de la terre pour l'étouffer. Le plus grand malheur qu'ils croient avoir à redouter, est de voir le feu tellement éteint dans leurs maisons, qu'ils soient obligés d'en tirer du voisinage. Mais il n'est pas vrai, comme on le dit des Guèbres et des anciens habitans de la Perse, qu'ils en fassent l'objet de leurs adorations. Ils reconnaissent un Dieu conservateur de l'univers, qui agit immédiatement par sa seule puissance, auquel ils donnent sept ministres, pour lesquels ils ont aussi beaucoup de vénération, mais qui n'ont qu'une administration dépendante dont ils sont obligés de lui rendre compte. Au-dessous de ces premiers ministres ils en comptent vingt-six autres, dont chacun exerce différentes fonctions pour l'utilité des hommes et pour le gouvernement de l'univers. Outre leurs noms particuliers, ils leur donnent en général celui de geshou, qui signifie seigneur, et, quoique inférieurs au premier être, ils ne font pas difficulté de les adorer et de les invoquer dans leurs nécessités, parce qu'ils sont persuadés que Dieu ne refuse rien à leur intercession. Leur respect pour leurs docteurs est extrême. Ils leur fournissent abondamment de quoi subsister avec leurs familles. On ne leur connaît point de mosquées ni de lieux publics pour l'exercice de leur religion; mais ils consacrent à cet usage une chambre de leurs maisons, dans laquelle ils font leurs prières assis et sans aucune inclination de corps. Ils n'ont pas de jour particulier pour ce culte, à l'exception du premier et du vingtième de la lune, qu'ils chôment religieusement. Tous leurs mois sont de trente jours, ce qui n'empêche point que leur année ne soit composée de trois cent soixante-cinq jours, parce qu'ils en ajoutent cinq au dernier mois. On ne distingue point leurs prêtres à l'habit, qui leur est commun, non-seulement avec tous les autres parsis, mais avec tous les habitans du pays. L'unique distinction de ces idolâtres est un cordon de laine ou de poil de chameau, dont ils se font une ceinture qui leur passe deux ou trois fois autour du corps, et qui se noue en deux nœuds sur le dos. Cette marque de leur profession leur paraît si nécessaire, que ceux qui ont le malheur de la perdre ne peuvent ni manger, ni boire, ni parler, ni quitter même la place où ils se trouvent avant qu'on leur en ait apporté une autre de chez le prêtre qui les vend. Les femmes en portent comme les hommes depuis l'âge de douze ans.
La plupart des parsis habitent le long des côtes maritimes, et trouvent paisiblement leur entretien dans le profit qu'ils tirent du tabac qu'ils cultivent, et du terry qu'ils tirent des palmiers, parce qu'il leur est permis de boire du vin. Ils se mêlent aussi du commerce de banque et de toutes sortes de professions, à la réserve des métiers de maréchal, de forgeron et de serrurier, parce que c'est pour eux un péché irrémissible d'éteindre le feu. Leurs maisons sont petites, sombres et mal meublées. Dans les villes ils affectent d'occuper un même quartier. Quoiqu'ils n'aient point de magistrats particuliers, ils choisissent entre eux deux des plus considérables de la nation, qui décident les différens, et qui leur épargnent l'embarras de plaider devant d'autres juges. Leurs enfans se marient fort jeunes; mais ils continuent d'être élevés dans la maison paternelle jusqu'à l'âge de quinze ou seize ans. Les veuves ont la liberté de se remarier. Si l'on excepte l'avarice et les tromperies du commerce, vice d'autant plus surprenant dans les parsis, qu'ils ont une extrême aversion pour le larcin, ils sont généralement de meilleur naturel que les mahométans. Leurs mœurs sont douces, innocentes, ou plus éloignées du moins de toutes sortes de désordres que celles des autres nations de l'Inde.
Lorsqu'un parsis est à l'extrémité de sa vie, on le transporte de son lit sur un banc de gazon, où on le laisse expirer. Ensuite cinq ou six hommes l'enveloppent dans une pièce d'étoffe, et le couchent sur une grille de fer en forme de civière, sur laquelle ils le portent au lieu de la sépulture commune, qui est toujours à quelque distance de la ville. Ces cimetières sont trois champs, fermés d'une muraille de douze ou quinze pieds de hauteur, dont l'un est pour les femmes, l'autre pour les hommes, et le troisième pour les enfans. Chaque fosse a sur son ouverture des barres qui forment une autre espèce de grille, sur laquelle on place le corps pour y servir de pâture aux oiseaux de proie, jusqu'à ce que les os tombent d'eux-mêmes dans la fosse. Les parens et les amis l'accompagnent avec des cris et des gémissemens effroyables; mais ils s'arrêtent à cinq cents pas de la sépulture, pour attendre qu'il soit couché sur la grille. Six semaines après, on porte au cimetière la terre sur laquelle le mort a rendu l'âme, comme une chose souillée que personne ne voudrait avoir touchée; elle sert à couvrir les restes du corps et à remplir la fosse. L'horreur des parsis va si loin pour les cadavres, que, s'il leur arrive seulement de toucher aux os d'une bête morte, ils sont obligés de quitter leurs habits, de se nettoyer le corps, et de faire une pénitence de neuf jours, pendant lesquels leurs femmes et leurs enfans n'osent approcher d'eux. Ils croient particulièrement que ceux dont les os tombent par malheur dans l'eau sont condamnés sans ressource aux punitions de l'autre vie. Leur loi défend de manger les animaux; mais cette défense n'est pas si sévère, que, dans la nécessité, ils ne mangent de la chair de mouton, de chèvre et de cerf, de la volaille et du poisson. Cependant ils s'interdisent si rigoureusement la chair de bœuf et de vache, qu'on leur entend dire qu'ils aimeraient mieux manger leur père et leur mère. Quoique le terry ou le vin de palmier leur soit permis, il leur est défendu de boire de l'eau-de-vie, et surtout de s'enivrer. L'ivrognerie est un si grand crime dans leur secte, qu'il ne peut être expié que par une longue et rude pénitence, et ceux qui refusent de s'y soumettre sont bannis de leur communion.
La taille des parsis n'est pas des plus hautes; mais ils ont le teint plus clair que les autres Indiens, et leurs femmes sont incomparablement plus blanches et plus belles que celles des mahométans. Les hommes ont la barbe longue, et se la coupent en rond. Les uns se font couper les cheveux, et les autres les laissent croître. Ceux qui se les font couper gardent au sommet de la tête une tresse de la grosseur d'un pouce.
On distingue dans l'Indoustan deux autres sectes de païens, dont les uns sont Indous, et tirent leur origine de la province de Moultan. Ils ne sont point banians, puisqu'ils tuent et mangent indifféremment toutes sortes de bêtes, et que dans leurs assemblées de religion, qui se font en cercle, ils n'admettent aucun banian. Cependant ils ont beaucoup de respect pour le bœuf et la vache. La plupart suivent la profession des armes, et sont employés par le grand-mogol à la garde de ses meilleures places.
La seconde secte qui porte le nom de Gentous, vient du Bengale, d'où elle s'est répandue dans toutes les grandes Indes. Ces idolâtres n'ont pas les bonnes qualités des banians, et sont aussi moins considérés. La plupart ont l'âme basse et servile. Ils sont d'une ignorance et d'une simplicité aussi surprenantes dans ce qui regarde la vie civile que dans tout ce qui appartient à la religion, dont ils se reposent sur leurs prêtres; ils croient que, dans l'origine des choses, il n'y avait qu'un seul Dieu, qui s'en associe d'autres à mesure que les hommes ont mérité cet honneur par leurs belles actions; ils reconnaissent l'immortalité et la transmigration des âmes, ce qui leur fait abhorrer l'effusion du sang. Aussi le meurtre n'est-il pas connu parmi eux. Ils punissent rigoureusement l'adultère; mais ils ont tant d'indulgence pour la simple fornication, qu'ils n'y attachent aucun déshonneur, et qu'ils ont des familles nommées bagavares, dont la profession consiste à se prostituer ouvertement.
Dans la ville de Jagrenat, dit Bernier, située sur le golfe de Bengale, on voit un fameux temple de l'idole du même nom, où il se fait tous les ans une fête qui dure huit ou neuf jours. Il s'y rassemble quelquefois plus de cent cinquante mille Gentous. On fait une superbe machine de bois, remplie de figures extravagantes, à plusieurs têtes gigantesques, ou moitié hommes et moitié bêtes, et posées sur seize roues, que cinquante ou soixante personnes tirent, poussent et font rouler. Au centre est placée l'idole Jagrenat, richement parée, qu'on transporte d'un temple dans un autre. Pendant la marche de ce chariot, il se trouve des misérables dont l'aveuglement va jusqu'à se jeter le ventre à terre sous ces larges et pesantes roues qui les écrasent, dans l'opinion que Jagrenat les fera renaître grands et heureux.
Les Gentous du Bengale sont laboureurs ou tisserands. On trouve des bourgs et des villages uniquement peuplés de cette secte, et dans les villes ils occupent plusieurs grands quartiers. C'est de leurs manufactures que sortent les plus fines toiles de coton et les plus belles étoffes de soie. «C'est un spectacle fort amusant, raconte Schouten, de voir leurs femmes et leurs filles tout-à-fait noires et presque nues travailler avec une adresse admirable à leurs métiers, et s'occuper à faire blanchir les toiles, en accompagnant de chansons le travail et le mouvement de leurs mains et de leurs pieds. Les hommes me paraissent plus lâches et plus paresseux. Ils se faisaient aider par leurs femmes dans les plus pénibles exercices, tels que de cultiver la terre et de moissonner: elles s'en acquittaient mieux qu'eux. Après avoir travaillé avec beaucoup d'ardeur, elles allaient encore faire le ménage pendant que leurs maris se reposaient. J'ai vu cent fois les femmes gentives travailler à la terre avec leurs petits enfans à leur cou ou à la mamelle.»
On trouve dans l'Indoustan une autre sorte de sectaires, qui ne sont ni païens ni mahométans, et qui portent le nom de theers. On ne leur connaît aucune religion: ils forment une société qui ne sert dans tous les lieux qu'à nettoyer les puits, les cloaques, les égouts, et qu'à écorcher les bêtes mortes, dont ils mangent la chair. Ils conduisent aussi les criminels au supplice, et quelquefois ils sont chargés de l'exécution; aussi passent-ils pour une race abominable. D'autres Indiens qui les auraient touchés se croiraient obligés de se purifier depuis la tête jusqu'aux pieds; et cette horreur que tout le monde a pour eux leur a fait donner le surnom d'alkores. On ne souffre point qu'ils demeurent au centre des villes. Ils sont obligés de se retirer à l'extrémité des faubourgs, et de s'éloigner du commerce des habitans.
Les Mogols aiment avec passion le jeu des échecs, et celui d'une espèce de cartes qui les expose quelquefois à la perte de leur fortune. La musique, quoique mal exécutée par leurs instrumens, est un goût commun à tous les états. Ils ne se ressemblent pas moins par la confiance qu'ils ont à l'astrologie. Un Mogol n'entreprend point d'affaires importantes sans avoir consulté le minatzim ou l'astrologue.
Outre les ouvrages de religion et leurs propres traités de philosophie, ils ont ceux d'Aristote, traduits en arabe, qu'ils nomment Aplis. Ils ont aussi quelques traités d'Avicène, qu'ils respectent beaucoup, parce qu'il était natif de Samarcande, sous la domination de Tamerlan. Leur manière d'écrire n'est pas sans force et sans éloquence. Ils conservent dans leurs archives tout ce qui arrive de remarquable à la cour et dans les provinces; et la plupart de ceux qui travaillent aux affaires laissent des mémoires qui pourraient servir à composer une bonne histoire de l'empire. Leur langue, quoique distinguée en plusieurs dialectes, n'est pas difficile pour les étrangers; ils écrivent de la droite à la gauche. Entre les personnes de distinction, il y en a peu qui ne parlent la langue persane, et même l'arabe.
Leurs maladies les plus communes sont la dysenterie et la fièvre chaude; ils ne manquent point de médecins; mais ils n'ont pas d'autres chirurgiens que les barbiers, qui sont en très-grand nombre, et dont les lumières se bornent à la saignée et à l'application des ventouses.
Ce qui regarde le climat sera traité dans l'article général de l'Histoire naturelle des Indes; mais nous croyons devoir ajouter à celui-ci un tableau succinct de la fameuse expédition de Nadir-Schah ou Thamas-Kouli-Khan, dans l'empire mogol. Ce récit d'ailleurs n'est pas étranger à l'histoire des mœurs. Il montre quelle idée l'on doit avoir de ces despotes d'Orient, et combien l'excès de la lâcheté est voisin de l'excès de la tyrannie.
Ce fut en 1739, vingt-unième année du règne de Mohammed-Schah, que le fameux Kouli-Khan, s'étant rendu maître du Kandahar, profita de la mollesse de ce prince pour entrer dans l'Inde avec une armée redoutable, et, forçant tous les obstacles, s'avança jusqu'à Lahor, dont il n'eut pas plus de peine à se saisir. Le voyageur Otter se trouvait alors en Perse, et l'occasion qu'il eut de se faire instruire de toutes les circonstances de ce grand événement rend son témoignage fort précieux.
L'ennemi des Mogols, encouragé par leur faiblesse et par l'invitation de quelques traîtres, mena son armée victorieuse à Kiernal, entre Lahor et Delhy. Il fut attaqué par celle de Mohammed-Schah; mais l'ayant battue avec cette fortune supérieure qui avait presque toujours accompagné ses armes, il mit bientôt ce malheureux empereur dans la nécessité de lui demander la paix. Ce qu'il y eut de plus déplorable pour l'Indoustan, Nizam-oul-Moulk, un traître qui avait appelé Nadir-Schah, fut choisi pour la négociation. Il se rendit au camp du vainqueur avec un plein pouvoir. L'un et l'autre souhaitaient de se voir pour concerter l'exécution entière de leurs desseins. Ils convinrent que Mohammed-Schah aurait une entrevue avec Nadir-Schah; qu'il lui ferait un présent de deux mille krores, et que l'armée persane sortirait des états du Mogol. Le cérémonial fut aussi réglé: il portait qu'on dresserait une tente entre les deux armées; que les deux monarques s'y rendraient successivement, Nadir-Schah le premier, et Mohammed-Schah lorsque l'autre y serait entré; qu'à l'arrivée de l'empereur, le fils du roi de Perse ferait quelques pas au-devant de lui pour le conduire; que Nadir-Schah irait le recevoir à la porte, et le mènerait jusqu'au fond de la tente, où ils se placeraient en même temps sur deux trônes, l'un vis-à-vis de l'autre; qu'après quelques momens d'entretien, Mohammed-Schah retournerait à son camp, et qu'en sortant on lui rendrait les mêmes honneurs qu'à son arrivée.
Un autre traître, nommé Scadet-Khan, voulut partager avec Nizam-oul-Moulk les faveurs de Nadir-Schah, et prit dans cette vue le parti d'enchérir sur la méchanceté. Il fit insinuer au roi que Nizam-oul-Moulk lui avait manqué de respect en lui offrant un présent si médiocre, qui ne répondait ni à l'opulence d'un empereur des Indes, ni à la grandeur d'un roi de Perse. Il lui promit le double, s'il voulait marcher jusqu'à Delhy, à condition néanmoins qu'il n'écoutât pas les conseils de Nizam-oul-Moulk qui le trompait, qu'il retînt l'empereur lorsqu'une fois il l'aurait près de lui, et qu'il se fît rendre compte du trésor. Cette proposition, qui flattait l'avidité de Nadir-Schah, fut si bien reçue, qu'elle lui fit prendre aussitôt la résolution de ne pas observer le traité.
Il ordonna un grand festin. L'empereur, étant arrivé avec Nizam-oul-Moulk, fut traité d'abord comme on était convenu. Après les premiers complimens, Nadir-Schah fit signe de servir, et pria Mohammed-Schah d'agréer quelques rafraîchissemens: son invitation fut acceptée. Pendant qu'ils étaient à table, Nadir-Schah prit occasion des circonstances pour tenir ce discours à l'empereur: «Est-il possible que vous ayez abandonné le soin de votre état au point de me laisser venir jusqu'ici? Quand vous apprîtes que j'étais parti de Kandahar dans le dessein d'entrer dans l'Inde, la prudence n'exigeait-elle pas que, quittant le séjour de votre capitale, vous marchassiez en personne jusqu'à Lahor, et que vous envoyassiez quelqu'un de vos généraux avec une armée jusqu'à Kaboul pour me disputer les passages? Mais ce qui m'étonne le plus, c'est de voir que vous ayez eu l'imprudence de vous engager dans une entrevue avec moi qui suis en guerre avec vous, et que vous ne sachiez pas que la plus grande faute d'un souverain est de se mettre à la discrétion de son ennemi. Si, ce qu'à Dieu ne plaise, j'avais quelque mauvais dessein sur vous, comment pourriez-vous vous en défendre? Maintenant je connais assez vos sujets pour savoir que, grands et petits, ils sont tous des lâches, ou même des traîtres. Mon dessein n'est pas de vous enlever la couronne: je veux seulement voir votre capitale, m'y arrêter quelques jours, et retourner ensuite en Perse.» En achevant ces mots, il mit la main sur l'Alcoran, et fit serment de tenir sa parole.
Mohammed-Schah, qui ne s'attendait point à ce langage, parut l'écouter avec beaucoup d'étonnement; mais les dernières déclarations le jetèrent dans une consternation qui le fit croire près de s'évanouir. Il changea de couleur; sa langue devint immobile; son esprit se troubla. Cependant, après avoir un peu réfléchi sur le danger dans lequel il s'était jeté, il rompit le silence pour demander la liberté de retourner dans son camp. Nadir-Schah la lui refusa, et le mit sous la garde d'Abdoul-Baki-Khan, un de ses principaux officiers. Cette nouvelle répandit une affreuse consternation dans toute l'armée indienne. L'itimadoulet et tous les omhras passèrent la nuit dans une extrême inquiétude. Ils virent arriver le lendemain matin un officier persan avec un détachement, qui, après s'être emparé du trésor et des équipages de l'empereur, fit proclamer dans le camp que chacun pouvait se retirer librement avec ses équipages et tout ce qu'il pourrait emporter, sans craindre d'être arrêté ni de recevoir d'insulte. Un moment après, six cavaliers persans vinrent enlever l'itimadoulet. Ils le conduisirent au quartier de l'empereur, dans leur propre camp, et le laissèrent avec ce prince. Après la dispersion de l'armée, Nadir-Schah pouvait marcher droit à la capitale; mais, voulant persuader au peuple que sa marche était concertée avec Mohammed-Schah, il fit prendre les devans à Scadet-Khan pour disposer les esprits à l'exécution de ses desseins. Ce khan partit avec deux mille chevaux persans, commandés par un des fils de Nadir-Schah. Il commença par faire publier à Delhy une défense de s'opposer aux Persans. Ensuite, ayant fait appeler le gouverneur du fort, il lui communiqua des lettres munies du sceau de l'empereur, qui portaient ordre de faire préparer le quartier de Renchen-Abad pour Nadir-Schah, et d'évacuer le fort pour y loger le détachement qui l'avait suivi. Cet ordre parut étrange au gouverneur; mais il ne laissa pas de l'exécuter avec une aveugle soumission. Les deux mille Persans entrèrent dans le fort. Scadet-Khan prit le temps de la nuit pour s'y transporter. Il mit le sceau de l'empereur sur les coffres et aux portes des magasins; ensuite il dressa un état exact des omhras, des ministres, des autres officiers, et de tous les riches habitans de la ville, indiens ou mahométans. Cette liste devait d'abord apprendre à Nadir-Schah les noms de ceux dont il pouvait exiger de l'argent à son arrivée. Scadet-Khan, fit aussi marquer les palais qui devaient être évacués pour loger les officiers persans.
Cependant le vainqueur, maître de la caisse militaire, de l'artillerie et des munitions de guerre qui s'étaient trouvées dans le camp, envoya tout sous une bonne escorte à Kaboul, pour le faire transporter en Perse. Il partit ensuite de Kiernal dans l'ordre suivant: l'empereur, porté dans une litière, accompagné de Nizam-oul-Moulk, du visir, de Serboulend-Khan et d'autres omhras, marchait à la droite, suivi de quarante mille Persans. Une autre partie de l'armée persane était à la gauche, et Nadir-Schah faisait l'arrière-garde avec le reste de ses troupes. Après plusieurs jours de marche, ils arrivèrent au jardin impérial de Chalamar, où ils passèrent la nuit. Le lendemain l'empereur fit son entrée dans Delhy. Lorsqu'il fut descendu au palais, il fit publier que Nadir-Schah devait arriver le jour suivant, avec ordre à tous les habitans de fermer leurs maisons, et défense de se tenir dans les rues, dans les marchés, ou sur les toits pour voir l'entrée du roi de Perse. Cet ordre fut exécuté si ponctuellement, que Nadir-Schah, étant entré le 9 en plein jour, ne vit pas un Indien dans son chemin. Il alla prendre son logement dans le quartier de Renchen-Abad, qu'on lui avait préparé. Scadet-Khan s'était empressé d'aller au-devant de lui jusqu'au jardin de Chalamar, et l'avait accompagné au palais où il était descendu. Il se flattait d'obtenir une audience particulière, et de lui donner des avis sur la conduite qu'il devait tenir dans la capitale. Le roi n'ayant paru faire aucune attention à ses avertissemens, il osa s'approcher pour se faire entendre; mais il fut reçu avec beaucoup de hauteur, et menacé même d'être puni, s'il n'apportait aussitôt le présent qu'il avait promis. Un traitement aussi dur lui fit reconnaître d'où partait le coup. Nizam-oul-Moulk, qui avait feint pendant quelques jours de l'associer à sa trahison, mais qui était trop habile pour vouloir partager avec lui la faveur du roi, avait déjà trouvé les moyens de le perdre en faisant soupçonner sa bonne foi. Le malheureux Scadet-Khan épuisa toutes ses ressources; et désespérant de l'emporter sur son rival, il prit du poison, dont on le trouva mort le lendemain.
Le même jour, un bruit répandu vers le soir persuada aux habitans de Delhy que Nadir-Schah était mort: ils prirent tumultueusement les armes, et leur haine les portant à faire main-basse sur tous les Persans qu'ils rencontraient dans les rues, on prétend que dans ce transport, qui dura toute la nuit, ils en firent périr plus de deux mille cinq cents. Quoique le roi en eût été d'abord informé, la crainte de quelque embuscade lui fit attendre le lendemain pour arrêter le désordre; mais au lever du soleil, s'étant transporté à la mosquée de Renchen-Abad, le spectacle d'un grand nombre de Persans dont il vit les corps étendus le mit en fureur; il ordonna un massacre général, avec permission de piller les maisons et les boutiques. À l'instant on vit ses soldats, répandus le sabre à la main dans les principaux quartiers de la ville, tuant tout ce qui se présentait devant eux, enfonçant les portes et se précipitant dans les maisons: hommes, femmes, enfans, tout fut massacré sans distinction. Les vieillards, les prêtres et les dévots, réfugiés dans les mosquées, furent cruellement égorgés en récitant l'Alcoran.
On ne fit grâce qu'aux plus belles filles, qui échappèrent à la mort pour assouvir la brutalité du soldat, sans aucun égard au rang, à la naissance, ni même à la qualité d'étrangère. Ces barbares, las enfin de répandre du sang, commencèrent le pillage; ils s'attachèrent particulièrement aux pierres précieuses, à l'or, à l'argent, et leur butin fut immense. Ils abandonnèrent le reste, et mettant le feu aux maisons, ils réduisirent en cendres plusieurs quartiers de la ville.
Quelques étrangers réfugiés dans la capitale s'attroupèrent pour la défense de leur vie. Les bijoutiers, les changeurs, les marchands d'étoffes se rassemblèrent près d'eux; l'intendant des meubles de la couronne se mit à leur tête, avec Djenan-Eddin, médecin de la cour; ils se battirent quelque temps en désespérés; mais, n'étant point accoutumés à manier les armes, ils n'eurent que la satisfaction de mourir le sabre à la main. Otter assure qu'il périt dans ce massacre plus de deux cent mille personnes. Un grand nombre de ceux qui échappèrent à ce carnage prirent heureusement la fuite.
Nizam-oul-Moulk et le grand-visir, pensant à sauver le reste de la ville, allèrent se jeter aux pieds de Nadir-Schah pour lui demander grâce. Il donnait ordre en ce moment de porter le fer et le feu dans les autres quartiers. Les omhras furent mal reçus. Cependant, après avoir exhalé son courroux dans un torrent d'injures et de menaces, il se laissa toucher, et l'ordre fut donné aux officiers de rappeler les troupes. Les habitans reçurent celui de se renfermer dans leurs maisons, et la tranquillité fut aussitôt rétablie.
Le lendemain on obligea les soldats de rendre la liberté à toutes les femmes qu'ils avaient enlevées, et les habitans d'enterrer tous les cadavres, sous peine de mort. Ces malheureux demandaient le temps de séparer les corps des musulmans de ceux des Indiens idolâtres, pour rendre les derniers devoirs à chacun suivant leur religion; mais, dans la crainte que le moindre délai ne fît recommencer le massacre, ils firent à la hâte, les uns des fosses dans les marchés, où ils enterrèrent leurs amis pêle-mêle, les autres des bûchers, où ils les brûlèrent sans distinction. On n'eut pas le temps, jusqu'au départ des Persans, de penser à ceux qui avaient été tués dans des lieux fermés, et ce fut alors un spectacle horrible de voir tirer des maisons les cadavres à moitié pouris. Seid-Khan et Chehsourah-Khan, l'un parent du visir, l'autre de Karan-Khan, qui avait été tué à la bataille, furent accusés avec Reimany, chef des tchoupdars ou des huissiers de l'empereur, d'avoir tué dans le tumulte un grand nombre de personnes. Nadir-Schah leur fit ouvrir le ventre; l'ordre fut exécuté sous les yeux de Nizam-oul-Moulk et du visir, qui avaient employé inutilement tout leur crédit pour les sauver.
Nadir-Schah se fit apporter d'Audih le trésor de Scadet-Khan, qui montait à plus de dix laks de roupies. Mound-Khan fut envoyé au Bengale pour se saisir de la caisse des impôts. Nizam-oul-Moulk et le visir eurent ordre de remettre la caisse militaire, qui était d'un krore de roupies lorsqu'ils étaient sortis de la capitale pour marcher contre les Persans; ils furent sommés aussi de faire venir de leurs gouvernemens les fonds qu'ils y avaient en propre, et ceux qui appartenaient à l'empereur. Nizam-oul-Moulk eut l'adresse de se tirer de cet embarras: «Vous savez, seigneur, dit-il au roi, que je vous suis dévoué, et que je vous ai toujours parlé sincèrement, ainsi j'espère que vous serez disposé à me croire. Lorsque je suis parti du Dékan, j'y établis mon fils en qualité de lieutenant, et je remis entre ses mains tous les biens que je possédais. Tout le monde sait qu'il ne m'est plus soumis, et qu'il ne dépend pas de moi de le faire rentrer dans le devoir; vous êtes seul capable de le réduire, et de soumettre les radjas du Dékan, qui sont autant de rebelles. Outre les trésors que mon fils a rassemblés, vous pourrez lever de fortes contributions sur ces fiers radjas qui ne respectent plus aucune autorité.»
Nadir-Schah sentit toute l'adresse de cette réponse; mais comme Nizam-oul-Moulk lui était encore nécessaire, il prit le parti de dissimuler, et ne parla plus du trésor de Dékan. Le visir fut traité avec moins de ménagement; on le croyait très-riche. Le roi n'ayant pas réussi à l'intimider par des menaces, fit venir son secrétaire, qu'il accabla d'injures, en le pressant de représenter ses comptes; et, loin d'écouter ses raisons, il lui fit couper une oreille. Le visir fut exposé au soleil, ancien genre de supplice dans les pays chauds; cette violence lui fit offrir un krore de roupies, sans y comprendre quantité de pierres précieuses et plusieurs éléphans. Le secrétaire fut taxé à de grosses sommes, entre les mains de Serboulend-Khan, avec ordre d'employer les tourmens pour se faire payer; mais il se délivra de cette vexation par une mort violente.
Nadir-Schah, n'épargnant pas même les morts, mit garnison dans les palais de quantité d'omhras qui avaient perdu la vie au combat de Kiernal. Il tira de leurs héritiers un krore de roupies. Comme la ville ne cessait pas d'être investie, les habitans qui entreprenaient de se soustraire aux vexations par la fuite tombaient entre les mains des troupes persanes, et périssaient sans pitié. Bientôt on manqua de vivres, et la famine augmenta les maux publics. Plusieurs étrangers, préférant le danger d'être maltraités par les Persans au supplice de la faim, se jetèrent en corps aux pieds de Nadir-Schah pour lui demander du pain. Il se laissa toucher par leurs prières, et leur permit d'aller chercher du blé pour leur subsistance du côté de Férid-Abad; mais, faute de voitures, ils étaient obligés de l'apporter sur leurs têtes.
Enfin Nadir-Schah se fit ouvrir le trésor impérial et le garde-meuble, auxquels on n'avait pas touché depuis plusieurs règnes. Il en tira des sommes inestimables en pierreries, en or, en argent, en riches étoffes, en meubles précieux, parmi lesquels il n'oublia pas le trône du paon, évalué à neuf krores; et toutes ces dépouilles furent envoyées à Kaboul sous de fidèles escortes. Alors, pour se délasser des fatigues de la guerre, il passa plusieurs jours en promenades et d'autres en festins, où toutes les délicatesses de l'Inde furent servies avec profusion. Les beaux édifices et les autres ouvrages de Delhy lui firent naître le dessein de les imiter en Perse. Il choisit, entre les artistes mogols, des architectes, des menuisiers, des peintres et des sculpteurs qu'il fit partir pour Kaboul avec le trésor. Ils devaient être employés à bâtir une ville et une forteresse d'après celle de Djehan-Abad. En effet, il marqua dans la suite un lieu près d'Hemedan pour l'emplacement de cette ville, qui devait porter le nom de Nadir-Abad. Les guerres continuelles qui l'occupèrent après son retour ne lui permirent pas d'exécuter ce projet: mais, pour laisser à la postérité un monument de sa conquête, il fit battre à Delhy de la monnaie d'or et d'argent avec laquelle il paya ses troupes.
Après avoir épuisé le trésor impérial et toutes les richesses des grands, Nadir-Schah fit demander à Mohammed-Schah une princesse de son sang, nommée Kiambahche, pour Nasroulha-Mirza son fils, et ce monarque n'osa la lui refuser. Le mariage se fit dans la forme des lois musulmanes; mais il ne fut point accompagné d'un festin ni d'aucune marque de joie. Sa politique ne se bornait point à l'honneur d'une simple alliance. Comme il prévoyait trop de difficulté dans la conquête d'un si vaste empire, et de l'impossibilité même à la conserver, il voulait s'assurer du moins d'une partie de l'Inde. Le lendemain de la cérémonie, il fit déclarer à l'empereur qu'il fallait céder aux nouveaux mariés la province de Kaboul avec tous les autres pays de l'Inde situés au-delà de la rivière d'Atock. La date de cet acte est du mois mouharrem, l'an de l'hégire 1152; ce qui revient au mois d'avril 1739. Le préambule de l'acte mérite attention par la singularité des motifs. «Le prince des princes, le roi des rois, l'ombre de Dieu sur la terre, le protecteur de l'Islam (c'est-à-dire de la vraie foi), le second Alexandre, le puissant Nadir-Schah, que Dieu fasse régner long-temps, ayant envoyé ci-devant des ambassadeurs près de moi, prosterné devant le trône de Dieu, j'avais donné ordre de terminer les affaires pour lesquelles ils étaient venus. Le même dépêcha depuis de Kandahar pour me faire souvenir de ses demandes: mais mes ministres l'amusèrent et tâchèrent d'éluder l'exécution de mes ordres. Cette mauvaise conduite de leur part a fait naître de l'inimitié entre nous. Elle a obligé Nadir-Schah d'entrer dans l'Inde avec une armée; mes généraux lui ont livré bataille auprès de Kiernal. Il a remporté la victoire: ce qui a donné occasion à des négociations qui ont été terminées par une entrevue que j'ai eue avec lui. Ce grand roi est ensuite venu avec moi jusqu'à Schah-Djehan-Abad. Je lui ai offert mes richesses, mes trésors et tout mon empire; mais il n'a pas voulu l'accepter en entier, et, se contentant d'une partie, il m'a laissé maître comme j'étais de la couronne et du trône. En considération de cette générosité, je lui ai cédé, etc.»
Mohammed, par cet écrit signé de sa main et scellé de son sceau, abandonna ses droits sur les plus belles provinces. Nadir-Schah ne songea plus alors qu'à grossir ses richesses par de nouvelles extorsions: il exigea des omhras et de tous les habitans de la ville des sommes proportionnées à leurs forces, sous le nom de présens. Quatre seigneurs mogols, chargés de l'exécution de cet ordre, firent un dénombrement exact de toutes les maisons de la ville, prirent les noms de ceux qui devaient payer, et les taxèrent ensemble à un krore, et cinquante laks de roupies; mais, lorsqu'ils présentèrent cette liste au roi, cette somme lui parut trop modique; et, devenant furieux, il demanda sur-le-champ les quatre krores que Scadet-Khan lui avait promis. Les commissaires, effrayés, divisèrent entre eux les différens quartiers de la ville, et levèrent cette somme avec tant de rigueur, qu'ils firent mourir dans les tourmens plusieurs personnes de la plus haute distinction. À force de violence, ils ramassèrent trois krores de roupies, dont ils déposèrent deux et demi dans le trésor de Nadir-Schah, et gardèrent le reste pour eux. Un dervis, touché de compassion pour les malheurs du peuple, présenta au terrible Nadir-Schah un écrit dans ces termes: «Si tu es dieu, agis en dieu. Si tu es un prophète, conduis-nous dans la voie du salut; si tu es roi, rends les peuples heureux, et ne les détruis pas.» Nadir-Schah répondit sans s'émouvoir: «Je ne suis pas dieu pour agir en dieu, ni prophète pour montrer le chemin du salut, ni roi pour rendre les peuples heureux. Je suis celui que Dieu envoie contre les nations sur lesquelles il veut faire tomber sa vengeance.»
Enfin, content de ses succès dans l'Inde, il se prépara sérieusement à retourner en Perse. Le 6 de mai, il assembla au palais tous les omhras, devant lesquels il déclara qu'il rétablissait l'empereur dans la possession libre de ses états. Ensuite, après avoir donné à ce monarque plusieurs avis sur la manière de gouverner, il s'adressa aux omhras du ton d'un maître irrité: «Je veux bien vous laisser la vie, leur dit-il, quelque indignes que vous en soyez; mais si j'apprends à l'avenir que vous fomentiez dans l'état l'esprit de faction et d'indépendance, quoique éloigné, je vous ferai sentir le poids de ma colère, et je vous ferai mourir tous sans miséricorde.»
Tels furent ses derniers adieux. Il partit le lendemain avec des richesses immenses en pierreries, en or, en argent, qu'on évalua pour son propre compte à soixante-dix krores de roupies, sans y comprendre le butin de ses officiers et de ses soldats, qu'on fait monter à dix krores. Otter évalue toutes ces sommes à dix-huit cent millions de nos livres, indépendamment de tous les effets qui avaient été transportés à Kaboul. L'armée persane marcha sans s'arrêter un seul jour jusqu'à Serhend. De là Nadir-Schah fit ordonner à Zekdjersa-Khan, gouverneur de la province de Lahor, de lui apporter un krore de roupies. Ce seigneur, à qui les vexations de la capitale avaient fait prévoir qu'il ne serait pas épargné, tenait de grosses sommes prêtes, et se mit aussitôt en chemin avec celle qu'on lui demandait. Sa diligence lui fit obtenir diverses faveurs et la liberté d'un grand nombre d'Indiens que le vainqueur enlevait avec les dépouilles de leur patrie. Mais il ne put la faire accorder à cinquante des plus habiles écrivains du divan, que Nadir-Schah faisait emmener dans le dessein de s'instruire à fond des affaires de l'Inde. Ces malheureux, n'envisageant qu'un triste esclavage, cherchèrent d'autres moyens pour s'en délivrer. Quelques-uns prirent la fuite; d'autres, que cette raison fit resserrer avec plus de rigueur, se donnèrent la mort ou se firent musulmans.
La difficulté pour les Persans était de se rapprocher de Kaboul; ils n'étaient plus maîtres ni de la capitale ni de la personne de l'empereur, dont la captivité avait tenu toutes les parties de l'empire dans la consternation et le respect. Ils avaient à passer le Tchenab, l'Indus ou le Sindh, et d'autres rivières, dans un temps où la crue extraordinaire des eaux ne leur permettait pas d'y jeter des ponts. On n'a pas douté que, si les Afghans, peuples qui habitent à l'occident de l'Indus, avaient exécuté la résolution qu'ils formèrent d'attaquer au passage une armée chargée de butin, Nadir-Schah n'eût été perdu sans ressource: mais son argent le tira de ce danger; dix laks de roupies qu'il distribua aux chefs de la ligue firent évanouir tous leurs projets; les eaux diminuèrent; on jeta un pont sur le fleuve, et l'armée passa sans obstacle. Alors il prit une résolution qu'Otter met au rang des plus grandes actions de sa vie, et qu'il ne put croire, dit-il, qu'après se l'être fait attester par plusieurs témoins dignes de foi: il fit publier parmi ses troupes un ordre de porter dans son trésor tout le butin qu'elles avaient fait dans l'Inde, sous prétexte de les soulager en se chargeant de ce qui pouvait les embarrasser dans leur marche. Elles obéirent; mais il poussa l'avidité plus loin: on lui avait appris que les officiers et les soldats avaient caché des pierreries; il les fit fouiller tour à tour en partant, et leur bagage fut visité avec la même rigueur. Mais, après s'être emparé de tout ce qu'on découvrit, il fit distribuer à chaque soldat cinq cents roupies, et quelque chose de plus aux officiers, pour les consoler de cette perte. Il doit paraître étonnant que toute l'armée ne se soit pas soulevée contre lui plutôt que de se laisser arracher le fruit d'une si pénible expédition. Otter observe que ce qui arrêta le soulèvement, fut l'adresse qu'il avait toujours de semer dans l'esprit de ses sujets, surtout de ceux qui composaient ses années, une défiance mutuelle qui les empêchait de se communiquer leurs desseins. Plusieurs à la vérité songèrent à déserter; mais la crainte d'être massacrés par les Indiens les retint, et le service n'en devint que plus exact.
D'autres Indiens voulurent disputer le passage aux Persans. Nadir-Schah, se lassant de partager ses richesses avec ses ennemis, se fit jour par la force des armes, et, les ayant obligés de prendre la fuite, il les fit poursuivre par divers détachemens qui pénétrèrent dans leurs habitations, où ils mirent tout à feu et à sang. Pendant le chemin qui lui restait jusqu'à Kaboul, il envoya plusieurs beaux chevaux de son écurie, avec d'autres présens, à Mohammed-Schah, et toute sa retraite eut l'air d'un nouveau triomphe. On apprit avec beaucoup de joie dans l'Inde qu'il avait repris la route du Kandahar, et l'inquiétude diminua par degrés jusqu'à l'heureuse nouvelle de son retour en Perse.
CHAPITRE X.
Voyage de Bernier à Cachemire.
Cachemire bornant au nord les états du Mogol, nous terminerons ce qui regarde ce grand empire par la description de cette province, l'une des contrées les plus délicieuses de l'univers, et qui forme un des articles les plus agréables du recueil des voyageurs.
Un médecin célèbre, un philosophe au-dessus du commun, un observateur également sensible et judicieux, qui voyage dans le dessein de s'instruire et de se rendre utile à l'instruction d'autrui, mérite sans doute un rang distingué dans ce recueil. C'est à tous ces titres que les remarques de Bernier sur l'empire du Mogol sont singulièrement estimées.
La curiosité de voir le monde l'avait déjà fait passer dans la Palestine et dans l'Égypte, où, s'étant remis en chemin pour le grand Caire, après s'y être arrêté plus d'un an, il se rendit en trente-deux heures à Suez, pour s'y embarquer sur une galère qui le fit arriver le dix-septième jour à Djeddah, port de la Mecque. De là, un petit bâtiment l'ayant porté à Moka, il se proposait de passer en Éthiopie; mais, effrayé du traitement qu'on y faisait aux catholiques, il s'embarqua dans un vaisseau indien sur lequel il aborda heureusement au port de Surate en 1655. Le monarque qui occupait alors le trône des Mogols était encore Schah-Djehan, fils de Djehan-Guir et petit-fils d'Akbar. Bernier se rendit à la cour d'Agra. Diverses aventures, qu'il n'a pas jugé à propos de publier, l'engagèrent d'abord au service du grand-mogol en qualité de médecin; ensuite s'étant attaché à Danesch-Mend-Khan, le plus savant homme de l'Asie, qui avait été backis, ou grand-maître de la cavalerie, et qui était alors un des principaux seigneurs de l'empire, il fut témoin des sanglantes révolutions qui arrivèrent dans cette cour, et qui mirent Aureng-Zeb sur le trône.
Son premier tome en contient l'histoire; le second n'offre rien non plus qui appartienne au recueil des voyages. Mais, après avoir passé près de neuf ans à la cour, Bernier vit naître une occasion qu'il désirait depuis long-temps, de visiter quelques provinces de l'empire avec ses maîtres, c'est-à-dire à la suite de l'empereur et de Danesch-Mend-Khan, dont l'estime et l'affection ne lui promettaient que de l'agrément dans cette entreprise.
Aureng-Zeb, qui retenait Schah-Djehan, son père, prisonnier dans la forteresse d'Agra, consultant moins la politique, qui ne lui permettait guère de s'éloigner, que l'intérêt de sa santé et les sentimens des médecins, prît la résolution de se rendre à Lahor, et de Lahor à Cachemire, provinces septentrionales du Mogol, pour éviter les chaleurs excessives de l'été. Il partit le 6 décembre 1664, à l'heure que les astrologues avaient choisie pour la plus heureuse. La même raison l'obligea de s'arrêter à Schah-Limar, sa maison de plaisance, éloignée de deux lieues de Delhy; il y passa six jours entiers à faire des préparatifs d'un voyage d'un an et demi. Il alla camper ensuite sur le chemin de Lahor pour y attendre le reste de ses équipages.
Il menait avec lui trente-cinq mille hommes de cavalerie, qu'il tenait toujours près de sa personne, et plus de dix mille hommes d'infanterie, avec les deux artilleries impériales, la pesante et la légère; celle-ci se nomme aussi l'artillerie de l'étrier, parce qu'elle est inséparable de la personne de l'empereur; au lieu que la grosse s'en écarte quelquefois pour suivre les grands chemins et rouler plus facilement; la grosse est composée de soixante-dix pièces de canon, la plupart de fonte, dont plusieurs sont si pesantes, qu'on emploie vingt paires de bœufs à les tirer. On y joint des éléphans qui aident les bœufs, en poussant et tirant les roues des charrettes avec leurs trompes et leurs têtes; du moins dans les passages difficiles et dans les hautes montagnes. Celle de l'étrier consiste en cinquante ou soixante petites pièces de campagne, toutes de bronze, montées chacune sur une petite charrette ornée de peintures et de petites banderoles rouges, et tirées par de fort beaux chevaux, conduits par le canonnier, qui sert de cocher, avec un troisième cheval, que l'aide du canonnier mène en main pour relais. Toutes ces charrettes vont toujours courant, pour se trouver en ordre devant la tente de l'empereur, et pour tirer toutes à la fois au moment qu'il arrive.
Un si grand appareil faisait appréhender qu'au lieu de faire le voyage de Cachemire, il ne fût résolu d'aller assiéger l'importante ville de Kandahar, qui, étant frontière de la Perse, de l'Indoustan et de l'Ousbeck, capitale d'ailleurs d'un très-riche et très-beau pays, a fait de tout temps le sujet des guerres les plus sanglantes entre les Persans et les Mogols. Cependant Bernier, qui n'avait point encore quitté Delhy, ne put différer plus long-temps son départ sans s'exposer à demeurer trop loin de l'armée. Il savait aussi que le nabab Danesch-Mend-Khan l'attendait avec impatience. «Ce seigneur, dit-il, ne pouvait non plus se passer de philosopher toute l'après-midi sur les livres de Gassendi et de Descartes, sur le globe, sur la sphère ou sur l'anatomie, que de donner la matinée entière aux grandes affaires de l'empire, en qualité de secrétaire d'état pour les affaires étrangères, et de grand-maître de la cavalerie.»
Bernier s'était fourni pour le voyage de deux bons chevaux tartares, d'un chameau de Perse des plus grands et des plus forts, d'un chamelier et d'un valet d'étable, d'un cuisinier et d'un autre valet, que l'usage du pays oblige de marcher devant son maître avec un flacon d'eau à la main. Il n'avait pas oublié les ustensiles nécessaires, tels qu'une tente d'une médiocre grandeur et un tapis de pied, un petit lit de sangle composé de quatre cannes très-fortes et très-légères, avec un coussin pour la tête; deux couvertures, dont l'une pliée en quatre sert de matelas, un soufra ou nappe ronde de cuir sur laquelle on mange, quelques serviettes de toile peinte, et trois petits sacs de batterie de cuisine ou de vaisselle qui s'arrange dans un grand sac, comme ce grand sac se met dans un bissac de sangle, qui contient toutes les provisions, le linge et les habits du maître et des valets. Il avait fait aussi sa provision d'excellent riz, dans la crainte de n'en pas toujours trouver d'aussi bon; de quelques biscuits doux avec du sucre et de l'anis; d'une poche de toile avec son petit crochet de fer, pour faire égoutter et conserver du days ou du lait caillé, et de quantité de limons avec du sucre pour faire de la limonade: car le days et la limonade sont les deux liqueurs qui servent de rafraîchissemens aux Indiens. Toutes ces précautions sont d'autant plus nécessaires dans ces voyages, qu'on y campe et qu'on y vit à la tartare, sans espérance de trouver d'autres logemens que les tentes. Mais Bernier se consolait par l'idée qu'on devait marcher au nord, et qu'on partait après les pluies, vraie saison pour voyager dans les Indes, sans compter que par la faveur du nabab il était sûr d'obtenir tous les jours un pain frais et de l'eau du Gange, dont ces seigneurs de la cour mènent plusieurs chameaux chargés. Ceux qui sont réduits à manger du pain des marchés, qui est fort mal cuit, et à boire de l'eau telle qu'on en rencontre, mêlée de toutes sortes d'ordures que les hommes et les animaux y laissent, sont exposés à des maladies dangereuses, qui produisent même une espèce de vers aux jambes. Ces vers y causent d'abord une grande inflammation accompagnée de fièvre. Quoiqu'ils sortent ordinairement à la fin du voyage, il s'en trouve aussi qui demeurent plus d'un an dans la plaie. Leur grosseur est celle d'une chanterelle de violon; de sorte qu'on les prendrait moins pour des vers que pour quelques nerfs. On s'en délivre comme en Afrique, en les roulant autour d'un petit morceau de bois gros comme une épingle, et les tirant de jour en jour avec beaucoup de précaution, pour éviter de les rompre.
Quoiqu'on ne compte pas plus de quinze ou seize journées de Delhy à Lahor, c'est-à-dire cent vingt de nos lieues, l'empereur employa près de deux mois à faire cette route. À la vérité il s'écartait souvent du grand chemin avec une partie de l'armée pour se procurer plus facilement le plaisir de la chasse, et pour la commodité de l'eau. Lorsque ce prince est en marche, il a toujours deux camps ou deux amas de tentes, qui se forment et se lèvent alternativement, afin qu'en sortant de l'un, il en puisse trouver un autre qui soit prêt à le recevoir. De là leur vient le nom de peiche-kanés, qui signifie maisons qui précèdent. Ces deux peiches-kanés sont à peu près semblables. On emploie, pour en porter un, plus de soixante éléphans, de deux cents chameaux et de cent mulets, avec un nombre égal d'hommes. Les éléphans portent les plus pesans fardeaux, tels que les grandes tentes et leurs piliers, qui se démontent en trois pièces. Les chameaux sont pour les moindres tentes, et les mulets pour les bagages et les cuisines. On donne aux portefaix tous les meubles légers et délicats qui sont sujets à se rompre, comme la porcelaine qui sert à la table impériale, les lits peints et dorés, et les riches karguais, dont on donnera bientôt la description. L'un de ces deux peiches-kanés n'est pas plus tôt arrivé au lieu marqué pour le camp, que le grand-maître des logis choisit un endroit convenable pour le quartier du roi, en observant néanmoins, autant qu'il est possible, la symétrie et l'ordre qui regarde toute l'armée. Il fait tracer un carré, dont chaque côté a plus de trois cents pas ordinaires de longueur. Cent pionniers nettoient cet espace, l'aplanissent et font des divans de terre, c'est-à-dire des espèces d'estrades carrées sur lesquelles ils dressent les tentes. Ils entourent le carré général de kanates ou de paravens de sept ou huit pieds de hauteur, qu'ils affermissent par des cordes attachées à des piquets, et par des perches qu'ils plantent en terre deux à deux, de dix en dix pas, une en dehors et l'autre en dedans, les inclinant l'une sur l'autre. Ces kanates sont d'une toile forte, doublée d'indienne ou de toile peinte. Au milieu d'un des côtés du carré est la porte ou l'entrée royale, qui est grande et majestueuse. Les indiennes dont elle est composée, et celles qui forment le dehors de cette face du carré, sont plus belles et plus riches que les autres.
La première et la plus grande des tentes qu'on dresse dans cette enceinte se nomme amkas. C'est le lieu où l'empereur et tous les grands de l'armée s'assemblent vers neuf heures du matin, du moins lorsqu'on fait quelque séjour dans un camp ou en campagne même; car c'est un usage dont les empereurs mogols se dispensent rarement, de se trouver à l'assemblée deux fois par jour, comme dans leur ville capitale, pour régler les affaires de l'état et pour administrer la justice.
La seconde tente, qui n'est pas moins grande que la première, mais qui est un peu plus avancée dans l'enceinte, s'appelle gosel-kané, c'est-à-dire lieu pour se laver. C'est là que tous les seigneurs s'assemblent le soir, et viennent saluer l'empereur comme dans la capitale. Cette assemblée du soir leur est très-incommode; mais rien n'est si magnifique pour les spectateurs que de voir dans une nuit obscure, au milieu d'une campagne, entre toutes les tentes d'une armée, de longues files de flambeaux qui conduisent tous les omhras au quartier impérial, ou qui les ramènent à leurs tentes. Ces flambeaux ne sont pas de cire comme les nôtres, mais ils durent très-long-temps. C'est un fer emmanché au bout d'un bâton, au bout duquel on entoure un vieux linge, que le masalk ou le porte-flambeau arrose d'huile de temps en temps; il tient à la main, pour cet usage, un flacon d'airain ou de fer-blanc, dont le col est fort long et fort étroit.
La troisième tente, plus petite que les deux premières, et plus avancée dans l'enclos, se nomme kaluet-kané, c'est-à-dire lieu de retraite, ou salle du conseil privé, parce qu'on n'y admet que les principaux officiers de l'empire, et qu'on y traite les affaires de la plus haute importance. Plus loin sont les tentes particulières de l'empereur, entourées de petits kanates de la hauteur d'un homme, et doublées d'indiennes au pinceau, c'est-à-dire de ces belles indiennes de Masulipatan, qui représentent toutes sortes de fleurs; quelques-unes doublées de satin à fleurs avec de grandes franges de soie. Ensuite on trouve les tentes des begums ou des princesses, et des autres dames du sérail, entourées aussi de riches kanates, entre lesquelles sont distribuées les tentes des femmes de service, dans l'ordre qui convient à leur emploi.
L'amkas et les cinq ou six principales tentes sont fort élevés, autant pour être vus de loin que pour résister mieux à la chaleur. Le dehors n'est qu'une grosse et forte toile rouge, embellie néanmoins de grandes bandes, taillées de diverses formes assez agréables à la vue; mais le dedans est doublé des plus belles indiennes, ou de quelque beau satin enrichi de broderie de soie, d'or et d'argent, avec de grandes franges. Les piliers qui soutiennent ces tentes sont peints et dorés; on n'y marche que sur de riches tapis, qui ont par-dessous des matelas de coton épais de trois ou quatre doigts, autour desquels on trouve de grands carreaux de brocart d'or pour s'appuyer. Dans chacune des deux grandes tentes où se tient l'assemblée on élève un théâtre fort riche, où l'empereur donne audience sous un grand dais de velours ou de brocart. On y voit aussi des karguais dressés, c'est-à-dire des cabinets, dont les petites portes se ferment avec des cadenas d'argent. Pour s'en former une idée, Bernier veut qu'on se représente deux petits carrés de nos paravens qu'on aurait posés l'un sur l'autre, et qui seraient proprement attachés avec un lacet de soie qui régnerait alentour; de sorte néanmoins que les extrémités des côtés de celui d'en haut s'inclinassent les unes sur les autres pour former une espèce de petit dôme ou de tabernacle. La seule différence est que tous les côtés des karguais sont d'ais de sapin fort minces et fort légers, peints et dorés par le dehors, enrichis alentour de franges d'or et de soie, et doublés d'écarlate, ou de satin à fleurs, ou de brocart.
Hors du grand carré s'offrent premièrement, des deux côtés de la grande entrée ou de la porte royale, deux jolies tentes, où l'on voit constamment quelques chevaux d'élite, sellés, richement harnachés et prêts à marcher au premier ordre. Des deux côtés de la même porte sont rangées les cinquante ou soixante petites pièces de campagne qui composent l'artillerie de l'étrier, et qui tirent toutes pour saluer l'empereur lorsqu'il entre dans sa tente; au-devant de la porte même, on laisse toujours un espace vide, au fond duquel les timbales et les trompettes sont rassemblées dans une grande tente; à peu de distance on en voit un autre, qui se nomme tchanki-kané, où les omhras font la garde à leur tour une fois chaque semaine, pendant vingt-quatre heures. Cependant la plupart font dresser dans le même lieu quelqu'une de leurs propres tentes pour se donner un logement plus commode.
Autour des trois autres côtés du grand carré, on voit toutes les tentes des officiers dans un ordre qui est toujours le même, autant que la disposition du lieu le permet; elles ont leurs noms particuliers, qu'elles tirent de leurs différens usages: l'une est pour les armes de l'empereur, une autre pour les plus riches harnois des chevaux; une autre pour les vestes de brocart dont l'empereur fait ses présens, etc. On en distingue quatre, proche l'une de l'autre dont la première est pour les fruits, la seconde pour les confitures, la troisième pour l'eau du Gange et pour le salpêtre qui sert à le rafraîchir, et la quatrième pour le bétel. Ces quatre tentes sont suivies de quinze ou seize autres, qui composent les cuisines et leurs dépendances; d'un autre côté sont celles des eunuques et d'un grand nombre d'officiers, après lesquelles on en trouve quatre ou cinq longues, qui sont pour les chevaux de main, et quantité d'autres pour les éléphans, avec toutes celles qui sont comprises sous le nom de la vénerie; car on porte toujours pour la chasse une quantité d'oiseaux de proie, de chiens, de léopards. On mène par ostentation des lions, des rhinocéros, de grands buffles du Bengale, qui combattent le lion, et des gazelles apprivoisées, qu'on fait battre devant l'empereur. Tous ces animaux ont leurs gouverneurs et leurs retraites. On conçoit aisément que ce grand quartier, qui se trouve toujours au centre de l'armée, doit former un des plus beaux spectacles du monde.
Aussitôt que le grand-maréchal des logis a choisi le quartier de l'empereur, et qu'il a fait dresser l'amkas, c'est-à-dire la plus haute de toutes les tentes, sur laquelle il se règle pour le reste de la disposition de l'armée, il marque les bazars, dont le premier et le principal doit former une grande rue droite et un grand chemin libre qui traverse toute l'armée, et toujours aussi droit qu'il est possible vers le camp du lendemain. Tous les autres bazars, qui ne sont ni si longs ni si larges, traversent ordinairement le premier; les uns en-deçà, les autres en-delà du quartier de l'empereur; et tous ces bazars sont marqués par de très-hautes cannes, qui se plantent en terre de trois en trois cents pas, avec des étendards rouges et des queues de vache du Grand-Tibet, qu'on prendrait au sommet de ces cannes pour autant de vieilles perruques. Le grand maréchal règle ensuite la place des omhras, qui gardent toujours le même ordre, à peu de distance, autour du quartier impérial. Leurs quartiers, du moins ceux des principaux, ont beaucoup de ressemblance avec celui de l'empereur, c'est-à-dire qu'ils ont ordinairement deux peiches-kanés, avec un carré de kanates, qui renferme leur principale tente et celle de leurs femmes. Cet espace est environné des tentes de leurs officiers et de leur cavalerie, avec un bazar particulier qui compose une rue de petites tentes pour le peuple qui suit l'armée et qui entretient leur camp de fourrage, de grains, de riz, de beurre et d'autres nécessités. Ces petits bazars épargnent aux officiers l'embarras de recourir continuellement aux bazars impériaux, où tout se trouve avec la même abondance que dans la ville capitale. Chaque petit bazar est marqué, comme les grands, par deux hautes cornes plantées aux deux bouts dont les étendards servent à la distinction des quartiers. Les grands omhras se font un honneur d'avoir des tentes fort élevées; cependant elles ne doivent pas l'être trop, s'ils ne veulent s'exposer à l'humiliation de les voir renverser par les ordres de l'empereur. Il faut, par la même raison, que les dehors n'en soient pas entièrement rouges, et qu'elles soient tournées vers l'amkas ou le quartier impérial.
Le reste de l'espace qui se trouve entre le quartier de l'empereur, ceux des omhras et les bazars, est occupé par les mansebdars ou les petits omhras, par une multitude de marchands qui suivent l'armée, par les gens d'affaires et de justice; enfin par tous les officiers supérieurs ou subalternes qui appartiennent à l'artillerie. Quoique cette description donne l'idée d'un prodigieux nombre de tentes, qui demandent par conséquent une vaste étendue de pays, Bernier se figure qu'un pareil camp formé dans quelque belle campagne, où, suivant le plan ordinaire, sa forme serait à peu près ronde, comme il le vit plusieurs fois dans cette route, n'aurait pas plus de deux lieues ou deux lieues et demie de circuit, encore s'y trouverait-il divers endroits vides; mais il faut observer que la grosse artillerie, qui occupe un grand espace, précède souvent d'un jour ou deux.
Quoique les étendards de chaque quartier, qui se voient de fort loin et qu'on distingue facilement, servent de guides à ceux pour qui cet ordre est familier, Bernier fait une peinture singulière de la confusion qui règne dans le camp. «Toutes ces marques, dit-il, n'empêchent pas qu'on ne se trouve quelquefois fort embarrassé, et même en plein jour, mais surtout le matin, lorsque tout le monde arrive et que chacun cherche à se placer. Il s'élève souvent une si grande poussière, qu'on ne peut découvrir le quartier de l'empereur, les étendards des bazars et les tentes des omhras, sur lesquelles on est accoutumé à se régler. On se trouve pris entre les tentes qu'on dresse, ou entre les cordes que les moindres omhras qui n'ont pas de peiche-kanés, et les mansebdars, tendent pour marquer leurs logemens, et pour empêcher qu'il ne se fasse un chemin près d'eux, ou que des inconnus ne viennent se placer proche de leurs tentes, dans lesquelles ils ont quelquefois leurs femmes. Si l'on cherche un passage, on le trouve fermé de ces cordes tendues, qu'un tas de valets armés de gros bâtons refusent d'abaisser; si l'on veut retourner sur ses pas, le chemin par lequel on est venu est déjà bouché. C'est là qu'il faut crier, faire entendre ses prières ou ses injures, feindre de vouloir donner des coups et s'en bien garder; laisser aux valets le soin de quereller ensemble et prendre celui de les accorder; enfin se donner toutes les peines imaginables pour se tirer d'embarras et pour faire passer ses chameaux; mais la plus insurmontable de toutes les difficultés, est pour aller le soir dans quelque endroit un peu éloigné, parce que les puantes fumées du bois vert et de la fiente des animaux, dont le peuple se sert pour la cuisine, forment un brouillard si épais, qu'on ne distingue rien. Je m'y suis trouvé pris trois ou quatre fois jusqu'à ne savoir que devenir. En vain demandais-je le chemin; je ne pouvais le continuer dix pas de suite, et je ne faisais que tourner. Une fois, particulièrement, je me vis contraint d'attendre que la lune fût levée pour m'éclairer; une autre fois je fus obligé de gagner l'agacy-dié, de me coucher au pied et d'y passer la nuit, mon cheval et mon valet près de moi. L'agacy-dié est un grand mât fort menu, qu'on plante vers le quartier de l'empereur, proche d'une tente qui s'appelle nagor-kané, et sur lequel on élève le soir une lanterne qui demeure allumée toute la nuit: invention fort commode, parce qu'on la voit de loin, et que, se rendant au pied du mât lorsqu'on est égaré, on peut reprendre de là les bazars, et demander le chemin. On est libre aussi d'y passer la nuit, sans y appréhender les voleurs.»
Pour arrêter les vols, chaque omhra doit faire garder son camp pendant toute la nuit par des gens armés qui en font continuellement le tour en criant kaber-dar, c'est-à-dire qu'on prenne garde à soi; d'ailleurs on pose autour de l'armée, de distance en distance, des gardes régulières qui entretiennent du feu, et qui font entendre le même cri. Le katoual, qui est comme le grand-prévôt, envoie pendant toute la nuit, dans l'intérieur du camp, des troupes dont il est le chef, qui parcourent les bazars en criant et sonnant de la trompette; ce qui n'empêche pas qu'il n'arrive toujours quelque désordre.
L'empereur Aureng-Zeb se faisait porter, pendant sa marche, sur les épaules de huit hommes, dans un tactravan, qui est une espèce de trône où il était assis. Cette voiture, que Bernier appelle un trône de campagne, est un magnifique tabernacle peint et doré, qui se ferme avec des vitres. Les quatre branches du brancard étaient couvertes d'écarlate ou de brocart, avec des grandes franges d'or et de soie, et chaque branche était soutenue par deux porteurs très-robustes richement vêtus, que d'autres suivaient pour les relayer. Aureng-Zeb montait quelquefois à cheval, surtout lorsque le jour était beau pour la chasse; il montait aussi quelquefois sur un éléphant, en mickdember ou en hauze. C'est la monture la plus superbe et la plus éclatante; car l'éléphant impérial est toujours couvert d'un magnifique harnois. Le mickdember est une petite tour carrée, dont la peinture et la dorure font tout l'ornement. Le hauze est un siége ovale, avec un dais à piliers. Dans ces diverses marches, l'empereur était toujours accompagné d'un grand nombre de radjas et d'omhras, qui le suivaient immédiatement à cheval, mais en gros et sans beaucoup d'ordre. Cette manière de faire leur cour parut fort gênante à Bernier, particulièrement les jours de chasse, où ils étaient exposés, comme de simples soldats, aux incommodités du soleil et de la poussière. Ceux qui pouvaient se dispenser de suivre l'empereur, étaient fort à leur aise dans des palekis bien fermés, où ils pouvaient dormir comme dans un lit; ils arrivaient de bonne heure à leurs tentes, qui les attendaient avec toutes sortes de commodités.
Autour des omhras du cortége, et même entre eux, on voyait toujours quantité de cavaliers bien montés qui portaient une espèce de massue ou de masse d'armes d'argent. On en voyait aussi sur les ailes, qui précédaient la personne de l'empereur avec plusieurs valets de pieds. Ces cavaliers, qui se nomment gouzeberdars, sont des gens choisis pour la taille et la bonne mine, dont l'emploi est de porter les ordres et de faire écarter le peuple. Après les radjas, on voyait marcher avec un mélange de timbales et de trompettes ce qu'on nomme le coursi. C'est un grand nombre de figures d'argent qui représentent des animaux étrangers, des mains, des balances, des poissons et d'autres objets mystérieux qu'on porte sur le bout de certains grands bâtons d'argent. Le coursi était suivi d'un gros de mansebdars ou de petits omhras, beaucoup plus nombreux que celui des omhras.
Les princesses et les principales dames du sérail se faisaient porter aussi dans différentes sortes de voitures; les unes, comme l'empereur, sur les épaules de plusieurs hommes, dans un tchaudoul, qui est une espèce de tactravan peint et doré, couvert d'un magnifique rets de soie de diverses couleurs, enrichi de broderie, de franges et de grosses houppes pendantes; les autres, dans des palekis de la même richesse; quelques-unes dans de grandes et larges litières portées par deux puissans chameaux ou par deux petits éléphans au lieu de mules. Bernier vit marcher ainsi Rauchenara-Begum. Il remarqua un jour, sur le devant de sa litière qui était ouvert, une petite esclave bien vêtue qui éloignait d'elle les mouches et la poussière, avec une queue de paon qu'elle tenait à la main. D'autres se font porter sur le dos d'éléphans richement équipés, avec des couvertures en broderie et de grosses sonnettes d'argent. Elles y sont comme élevées en l'air, assises quatre à quatre dans des mickdembers à treillis, qui sont toujours couverts d'un rets de soie, et qui n'ont pas moins d'éclat que les tchaudouls et les tactravans.
Bernier parle avec admiration de cette pompeuse marche du sérail. Dans ce voyage, il prit quelquefois plaisir à voir Rauchenara-Begum marcher la première, montée sur un grand éléphant de Pégou, dans un mickdember éclatant d'or et d'azur, suivie de cinq ou six autres éléphans, avec des mickdembers presque aussi riches que le sien, pleins des principales femmes de sa maison; quelques eunuques richement vêtus et montés sur des chevaux de grand prix, marchant à ses côtés la canne à la main; une troupe de servantes tartares et cachemiriennes autour d'elle, parées bizarrement et montées sur de belles haquenées; enfin plusieurs autres eunuques à cheval, accompagnés d'un grand nombre de valets de pied qui portaient de grands bâtons pour écarter les curieux. Après la princesse Rauchenara, on voyait paraître une des principales dames de la cour dans un équipage proportionné à son rang. Celle-ci était suivie de plusieurs autres, jusqu'à quinze ou seize, toutes montées avec plus ou moins de magnificence, suivant leurs fonctions et leurs appointemens. Cette longue file d'éléphans, dont le nombre était quelquefois de soixante, qui marchaient à pas comptés, avec tout ce cortége et ces pompeux ornemens, avait quelque chose de si noble et de si relevé, que, si Bernier n'eût appelé sa philosophie à son secours, il serait tombé, dit-il, «dans l'extravagante opinion de la plupart des poëtes indiens, qui veulent que tous ces éléphans portent autant de déesses cachées.» Il ajoute qu'effectivement elles sont presque inaccessibles aux yeux des hommes, et que le plus grand malheur d'un cavalier, quel qu'il puisse être, serait de se trouver trop près d'elles. Cette insolente canaille d'eunuques et de valets ne cherche que l'occasion et quelque prétexte pour exercer leurs cannes. «Je me souviens, ajoute Bernier, d'y avoir été malheureusement surpris; et je n'aurais pas évité les plus mauvais traitemens, si je ne m'étais déterminé à m'ouvrir un passage l'épée à la main plutôt que de me laisser estropier par ces misérables, comme ils commençaient à s'y disposer. Mon cheval, qui était excellent, me tira de la presse, et je le poussai ensuite au travers d'un torrent que je passai avec le même bonheur. Aussi les Mogols disent-ils, comme en proverbe, qu'il faut se garder surtout de trois choses: la première, de s'engager entre les troupes des chevaux d'élite qu'on mène en main, parce que les coups de pied n'y manquent pas; la seconde, de se trouver dans les lieux où l'empereur s'exerce à la chasse; et la troisième d'approcher trop des femmes du sérail.»
À l'égard des chasses du grand-mogol, Bernier avait eu peine à s'imaginer, comme il l'avait souvent entendu dire, que ce monarque prît cet amusement à la tête de cent mille hommes. Mais il comprit dans sa route qu'il en aurait pu mener deux cent mille. Aux environs d'Agra et de Delhy, le long du fleuve Djemna, jusqu'aux montagnes, et même des deux côtés du grand chemin qui conduit à Lahor, on rencontre quantité de terres incultes, les unes en bois taillis, les autres couvertes de grandes herbes de la hauteur d'un homme, et davantage. Tous ces lieux ont des gardes qui ne permettent la chasse à personne, excepté celle des lièvres et des cailles, que les Indiens savent prendre au filet. Il s'y trouve par conséquent une très-grande abondance de toutes sortes de gibier. Le grand-maître des chasses, qui suit toujours l'empereur, est averti des endroits qui en contiennent le plus. On les borde de gardes dans une étendue de quatre ou cinq lieues de pays, et l'empereur entre dans ces enceintes avec le nombre de chasseurs qu'il veut avoir à sa suite, tandis que l'armée passe tranquillement sans prendre aucune part à ses plaisirs.
Bernier fut témoin d'une chasse curieuse, qui est celle des gazelles avec des léopards apprivoisés. Il se trouve dans l'Inde quantité de ces animaux, qui ressemblent beaucoup à nos faons. Ils vont ordinairement par troupes séparées les unes des autres; et chaque troupe, qui n'est jamais que de cinq ou six, est suivie d'un mâle seul, qu'on distingue à sa couleur. Lorsqu'on a découvert une troupe de gazelles, on tâche de les faire apercevoir au léopard, qu'on tient enchaîné sur une petite charrette. On le délie, et cet animal rusé ne se livre pas d'abord à l'ardeur de les poursuivre. Il tourne, il se cache, il se courbe pour en approcher et pour les surprendre. Comme sa légèreté est incroyable, il s'élance dessus lorsqu'il en est à portée, les étrangle et se rassasie de leur sang. S'il manque son coup, ce qui arrive assez souvent, il ne fait plus aucun mouvement pour recommencer la chasse; et Bernier croit qu'il prendrait une peine inutile, parce que les gazelles courent plus vite et plus long-temps que lui. Le maître ou le gouverneur s'approche doucement de lui, le flatte, lui jette des morceaux de chair; et saisissant un moment pour lui jeter ce que Bernier nomme des lunettes qui lui couvrent les yeux, il l'enchaîne et le remet sur sa charrette.
La chasse des nilgauts parut moins curieuse à Bernier. On enferme ces animaux dans de grands filets qu'on resserre peu à peu, et lorsqu'ils sont réduits dans une petite enceinte, l'empereur et les omhras entrent avec les chasseurs, et les tuent sans peine et sans danger à coups de flèches, de demi-piques, de sabres et de mousquetons; et quelquefois en si grand nombre, que l'empereur en distribue des quartiers à tous les omhras. La chasse des grues a quelque chose de plus amusant. Il y a du plaisir à leur voir employer toutes leurs forces pour se défendre en l'air contre les oiseaux de proie. Elles en tuent quelquefois; mais comme elles manquent d'adresse pour se tourner, ces oiseaux chasseurs en triomphent à la fin.
De toutes ces chasses, Bernier trouva celle du lion la plus curieuse et la plus noble. Elle est réservée à l'empereur et aux princes de son sang. Lorsque ce monarque est en campagne, si les gardes des chasses découvrent la retraite d'un lion, ils attachent dans le lieu voisin un âne, que le lion ne manque pas de venir dévorer; après quoi, sans chercher d'autre proie, il va boire, et revient dormir dans son gîte ordinaire jusqu'au lendemain, qu'on lui fait trouver un autre âne attaché comme le jour précédent. On l'appâte ainsi pendant plusieurs jours. Enfin, lorsque sa majesté s'approche, on attache un âne au même endroit, et là, on lui fait avaler quantité d'opium, afin que sa chair puisse assoupir le lion. Les gardes, avec tous les paysans des villages voisins, tendent de vastes filets qu'ils resserrent par degrés. L'empereur, monté sur un éléphant bardé de fer, accompagné du grand-maître, de quelques omhras, montés aussi sur des éléphans, d'un grand nombre de gouzebersdars à cheval, et de plusieurs gardes des chasses armés de demi-piques, s'approche du dehors des filets, et tire le lion. Ce fier animal qui se sent blessé, ne manque pas d'aller droit à l'éléphant; mais il rencontre les filets qui l'arrêtent: et l'empereur le tire tant de fois, qu'à la fin il le tue. Cependant Bernier en vit un dans la dernière chasse qui sauta par-dessus les filets, et qui se jeta vers un cavalier dont il tua le cheval. Les chasseurs n'eurent pas peu de peine à le faire rentrer dans les filets.
Cette chasse jeta toute l'armée dans un terrible embarras. Bernier raconte qu'on fut trois ou quatre jours à se dégager des torrens qui descendent des montagnes entre les bois, et de grandes herbes où les chameaux ne paraissaient presque point. «Heureux, dit-il, ceux qui avaient fait quelques provisions, car tout était en désordre! Les bazars n'avaient pu s'établir. Les villages étaient éloignés. Une raison singulière arrêtait l'armée: c'était la crainte que le lion ne fût échappé aux armes de l'empereur. Comme c'est un heureux augure qu'il tue un lion, c'en est un très-mauvais qu'il le manque. On croirait l'état en danger. Aussi le succès de cette chasse est-il accompagné de plusieurs grandes cérémonies. On apporte le lion mort devant l'empereur dans l'assemblée générale des omhras; on l'examine; on le mesure; on écrit dans les archives de l'empire que tel jour tel empereur tua un lion de telle grandeur et de tel poil: on n'oublie pas la mesure de ses dents et de ses griffes, ni les moindres circonstances d'un si grand événement.» À l'égard de l'opium qu'on fait manger à l'âne, Bernier ajoute qu'ayant consulté là-dessus un des premiers chasseurs, il apprit de lui que c'était une fable populaire, et qu'un lion bien rassasié n'a pas besoin de secours pour s'endormir.
Outre l'embarras des chasses, la marche était quelquefois retardée par le passage des grandes rivières, qui sont ordinairement sans ponts. On était obligé de faire plusieurs ponts de bateaux éloignés de deux ou trois cents pas l'un de l'autre. Les Mogols ont l'art de les bien lier et de les affermir. Ils les couvrent d'un mélange de terre et de paille qui empêche les animaux de glisser. Le péril n'est qu'à l'entrée et à la sortie, parce qu'outre la presse et la confusion, il s'y fait souvent des fosses où les chevaux et les bœufs tombent les uns sur les autres avec un désordre incroyable. L'empereur ne campa alors qu'à une demi-lieue du pont, et s'arrêta un jour ou deux pour laisser à l'armée le temps de passer plus à l'aise. Il n'était pas aisé de juger de combien d'hommes elle était composée. Bernier croit en général que, soit gens de guerre ou de suite, il n'y avait pas moins de cent mille cavaliers; qu'il y avait plus de cent cinquante mille chevaux, mules ou éléphans, près de cinquante mille chameaux, et presque autant de bœufs et de bidets qui servent à porter les provisions des bazars, avec les femmes et les enfans; car les Mogols ont conservé l'usage tartare de traîner tout avec eux. Si l'on y joint le compte des gens de service dans un pays où rien ne se fait qu'à force de valets, et où Bernier même, qui ne tenait rang que de cavalier à deux chevaux, avait trois domestiques à ses gages, on sera porté à croire que l'armée ne contenait pas moins de trois à quatre cent mille personnes. Il faudrait les avoir comptés, dit Bernier; mais, après avoir assuré que le nombre était prodigieux et presque incroyable, il ajoute, pour diminuer l'étonnement, que c'était la ville de Delhy entière, parce que tous les habitans de cette capitale, ne vivant que de la cour et de l'armée, seraient exposés à mourir de faim, s'ils ne suivaient pas l'empereur, surtout dans ses longs voyages.
Si l'on demande comment une armée si nombreuse peut subsister, Bernier répond que les Indiens sont fort sobres, et que de cette multitude de cavaliers, il ne faut pas compter plus de la vingtième partie qui mange de la viande pendant la marche. Le kicheri, qui est un mélange de riz et de légumes, sur lesquels on verse du beurre roux après les avoir fait cuire, est la nourriture ordinaire des Mogols. À l'égard des animaux, on sait que les chameaux résistent au travail, à la faim, à la soif, qu'ils vivent de peu, et qu'ils mangent de tout. Aussitôt qu'une armée arrive, on les mène brouter dans les champs, où ils se nourrissent de tout ce qu'ils peuvent trouver. D'ailleurs les mêmes marchands qui entretiennent les bazars à Delhy sont obligés de les entretenir en campagne. Enfin la plus basse partie du peuple rôde sans cesse dans les villages voisins du camp pour acheter du fourrage, sur lequel elle trouve quelque chose à gagner. Les plus pauvres raclent avec une espèce de truelle les campagnes entières, pour en enlever les petites herbes, qu'ils lavent soigneusement, et qu'ils vendent quelquefois assez cher.
Bernier s'excuse de n'avoir pas marqué les villes et les bourgades qui sont entre Delhy et Lahor: il n'en vit presque point. Il marchait presque toujours au travers des champs et pendant la nuit. Comme son logement n'était pas au milieu de l'armée, où le grand chemin passe souvent, mais fort avant dans l'aile droite, il suivait la vue des étoiles pour s'y rendre, au hasard de se trouver quelquefois fort embarrassé, et de faire cinq ou six lieues, quoique la distance d'un camp à l'autre ne soit ordinairement que de trois ou quatre; mais l'arrivée du jour finissait son embarras.
En arrivant à Lahor, il apprit que le pays, dont cette ville est la capitale, se nomme Pendjab, c'est-à-dire pays des cinq eaux, parce qu'effectivement il est arrosé par cinq rivières considérables, qui, descendant des grandes montagnes dont le pays de Cachemire est environné, vont se joindre à l'Indus et se jeter avec lui dans l'Océan. Quelques-uns prétendent que Lahor est l'ancienne Bucéphalie, bâtie par Alexandre-le-Grand, en l'honneur d'un cheval qu'il aimait. Les Mogols connaissent ce conquérant sous le nom de Secander-Filifous, qui signifie Alexandre, fils de Philippe; mais ils ignorent le nom de son cheval. La ville est bâtie sur une des cinq rivières, qui n'est pas moins grande que la Loire, et pour laquelle on aurait besoin d'une levée, parce que, dans ses débordemens, elle change souvent de lit et cause de grands dégâts. Depuis quelques années, elle s'était retirée de Lahor d'un grand quart de lieue. Les maisons de cette ville sont beaucoup plus grandes que celles de Delhy et d'Agra; mais, dans l'absence de la cour, qui n'avait pas fait ce voyage depuis plus de vingt ans, la plupart étaient tombées en ruine. Il ne restait que cinq ou six rues considérables, dont deux ou trois avaient plus d'une grande lieue de longueur, et dans lesquelles on voyait aussi une quantité d'édifices en ruine. Le palais impérial n'était plus sur le bord de la rivière. Bernier le trouva magnifique, quoique fort inférieur à ceux d'Agra et de Delhy.
L'empereur s'y arrêta plus de deux mois pour attendre la fonte des neiges, qui bouchaient le passage des montagnes. On engagea Bernier à se fournir d'une petite tente cachemirienne. La sienne était grande et pesante, et ses chameaux ne pouvant passer les montagnes, il aurait été obligé de la faire porter par des crocheteurs, avec beaucoup d'embarras et de dépense. Il se flattait qu'après avoir surmonté les chaleurs de Moka et de Babel-Mandel, il serait capable de braver celles du reste de la terre; mais ce n'est pas sans raison, comme il l'apprit bientôt par expérience, que les Indiens mêmes appréhendent les onze ou douze jours de marche que l'on compte de Lahor à Bember, c'est-à-dire jusqu'à l'entrée des montagnes de Cachemire. Cet excès de chaleur vient, dit-il, de la situation de ces hautes montagnes, qui, se trouvant au nord de la route, arrêtent les vents frais, réfléchissent les rayons du soleil sur les voyageurs, et laissent dans la campagne une ardeur brûlante. En raisonnant sur la cause du mal, il s'écriait dès le quatrième jour: «Que me sert de philosopher et de chercher des raisons de ce qui me tuera peut-être demain?»
Le cinquième jour, il passa un des grands fleuves de l'Inde, qui se nomme le Tchenâb. L'eau en est si bonne, que les omhras en font charger leurs chameaux, au lieu de celle du Gange, dont ils boivent jusqu'à ce lieu; mais elle n'eut pas le pouvoir de garantir Bernier des incommodités de la route. Il en fait une peinture effrayante. Le soleil était insupportable dès le premier moment de son lever: on n'apercevait pas un nuage; on ne sentait pas un souffle de vent; les chameaux, qui n'avaient pas vu d'herbe verte depuis Lahor, pouvaient à peine se traîner. Les Indiens, avec leur peau noire, sèche et dure, manquaient de force et d'haleine; on en trouvait de morts en chemin; le visage de Bernier, ses mains et ses pieds étaient pelés; tout son corps était couvert de petites pustules rouges qui le piquaient comme des aiguilles; il doutait, le dixième jour de la marche, s'il serait vivant le soir; toute son espérance était dans un peu de lait caillé sec, qu'il délayait dans l'eau avec un peu de sucre, et quatre ou cinq citrons qui lui restaient pour faire de la limonade.
Il arriva néanmoins la nuit du douzième jour, au pied d'une montagne escarpée, noire et brûlante, où Bember est situé. Le camp fut assis dans le lit d'un large torrent à sec, rempli de cailloux et de sable: c'était une vraie fournaise ardente; mais une pluie d'orage qui tomba le matin vint rafraîchir l'air. L'empereur, n'ayant pu prévoir ce soulagement, était parti pendant la nuit avec une partie de ses femmes et de ses principaux officiers. Dans la crainte d'affamer le petit royaume de Cachemire, il n'avait voulu mener avec lui que ses principales femmes et les meilleures amies de Rauchenara-Begum, avec aussi peu d'omhras et de milice qu'il était possible. Les omhras qui eurent la permission de le suivre ne prirent que le quart de leurs cavaliers: le nombre des éléphans fut borné. Ces animaux, quoique extrêmement lourds, ont le pied ferme. Ils marchent comme à tâtons dans les passages dangereux, et s'assurent toujours d'un pied avant de remuer l'autre. On mena aussi quelques mulets; mais on fut obligé de supprimer tous les chameaux, dont le secours aurait été le plus nécessaire. Leurs jambes longues et raides ne peuvent se soutenir dans l'embarras des montagnes. On fut obligé d'y suppléer par un grand nombre de portefaix, que les gouverneurs et les radjas d'alentour avaient pris soin de rassembler, et l'ordonnance impériale leur assignait à chacun dix écus pour cent livres pesant. On en comptait plus de trente mille, quoiqu'il y eût déjà plus d'un mois que l'empereur et les omhras s'étaient fait précéder d'une partie du bagage et des marchands. Les seigneurs nommés pour le voyage avaient ordre de partir chacun à leur tour, comme le seul moyen d'éviter la confusion pendant cinq jours de cette dangereuse marche, et tout le reste de la cour, avec l'artillerie et la plus grande partie des troupes, devaient passer trois ou quatre mois comme en garnison dans le camp de Bember, jusqu'au retour du monarque, qui se proposait d'attendre la fin des chaleurs.
Le rang de Danech-Mend-Khan étant marqué pour la nuit suivante, Bernier partit à sa suite. Il n'eut pas plus tôt monté ce qu'il appelle l'affreuse muraille haute, escarpée du monde, c'est-à-dire une haute montagne noire et pelée, qu'en descendant de l'autre côté, il sentit un air plus frais, plus doux et plus tempéré. Mais rien ne le surprit tant dans ces montagnes que de se trouver tout d'un coup comme transporté des Indes en Europe. En voyant la terre couverte de toutes nos plantes et de tous nos arbrisseaux, à l'exception néanmoins de l'hysope, du thym, de la marjolaine et du romarin, il se crut dans certaines montagnes d'Auvergne, au milieu d'une forêt de sapins, de chênes verts, d'ormeaux, de platanes; et son admiration était d'autant plus vive, qu'en sortant des campagnes brûlantes de l'Indoustan, il n'avait rien aperçu qui l'eût préparé à cette métamorphose.
Il admira particulièrement, à une journée et demie de Bember, une montagne qui n'offrait que des plantes sur ses deux faces, avec cette différence qu'au midi, vers les Indes, c'était un mélange de plantes indiennes et européennes; au lieu que du côté exposé au nord il n'en découvrit que d'européennes, comme si la première face eût également participé de la température des deux climats, et que celle du nord eût été tout européenne. À l'égard des arbres, il observa continuellement une suite naturelle de générations et de corruptions. Dans des précipices où jamais homme n'était descendu, il en voyait plusieurs qui tombaient ou qui étaient déjà tombés les uns sur les autres morts, à demi pouris de vieillesse, et d'autres jeunes et frais qui renaissaient de leur pied. Il en voyait même quelques-uns de brûlés, soit qu'ils eussent été frappés de la foudre, ou que, dans le cœur de l'été, ils se fussent enflammés par leur frottement mutuel, étant agités par quelque vent chaud et furieux, soit que, suivant l'opinion des habitans, le feu prenne de lui même au tronc, lorsqu'à force de vieillesse il devient fort sec. Bernier ne cessait d'attacher les yeux sur les cascades naturelles qu'il découvrait entre les rochers. Il en vit une à laquelle, dit-il, il n'y a rien de comparable au monde. On aperçoit de loin, du penchant d'une haute montagne, un torrent d'eau qui descend par un long canal sombre et couvert d'arbres, et qui se précipite tout d'un coup, avec un bruit épouvantable, en bas d'un rocher droit, escarpé et d'une hauteur prodigieuse. Assez près, sur un autre rocher que l'empereur Djehan-Ghir avait fait aplanir exprès, on voyait un grand théâtre tout dressé, où la cour pouvait s'arrêter en passant pour considérer à loisir ce merveilleux ouvrage de la nature.
Ces amusemens furent mêlés d'un accident fort étrange. Le jour où l'empereur monta le Pire-Pendjal, qui est la plus haute de toutes ces montagnes, et d'où l'on commence à découvrir dans l'éloignement le pays de Cachemire, un des éléphans qui portaient les femmes dans des mickdembers et des embarys, fut saisi de peur, et se mit à reculer sur celui qui le suivait. Le second recula sur l'autre, et successivement toute la file, qui était de quinze. Comme il leur était impossible de tourner dans un chemin raide et fort étroit, ils culbutèrent tous au fond du précipice, qui n'était pas heureusement des plus profonds et des plus escarpés. Il n'y eut que trois ou quatre femmes de tuées; mais tous les éléphans y périrent. Bernier, qui suivait à deux journées de distance, les vit en passant, et crut en remarquer plusieurs qui remuaient encore leur trompe. Ce désastre jeta beaucoup de désordre dans toute l'armée, qui marchait en file sur le penchant des montagnes, par des sentiers fort dangereux. On fit faire halte le reste du jour et toute la nuit, pour se donner le temps de retirer les femmes et tous les débris de leur chute. Chacun fut obligé de s'arrêter dans le lieu où il se trouvait, parce qu'il était en plusieurs endroits impossible d'avancer ni de reculer. D'ailleurs personne n'avait près de soi ses portefaix, avec sa tente et ses vivres. Bernier ne fut pas le plus malheureux. Il trouva le moyen de grimper hors du chemin, et d'y arranger un petit espace commode pour y passer la nuit avec son cheval. Un de ses valets, qui le suivit, avait un peu de pain, qu'ils partagèrent ensemble. En remuant quelques pierres dans ce lieu, ils trouvèrent un gros scorpion noir, qu'un jeune Mogol prit dans sa main, et pressa sans en être piqué. Bernier eut la même hardiesse, sur la parole de ce jeune homme qui était de ses amis, et qui se vantait d'avoir charmé le scorpion par un passage de l'Alcoran. Il n'est pourtant guère probable que le philosophe Bernier comptât beaucoup sur un passage de l'Alcoran. Quoi qu'il en soit, le jeune homme ne voulut pas enseigner à Bernier le passage de l'Alcoran, parce que la puissance de charmer passerait, disait-il, à celui auquel il le dirait, comme elle lui avait passé en quittant celui qui le lui avait appris.
En traversant la montagne de Pire-Pendjal, trois choses, dit-il, lui rappelèrent ses idées philosophiques. Premièrement, en moins d'une heure il éprouva l'hiver et l'été. Après avoir sué à grosses gouttes pour monter par des chemins où tout le monde était forcé de marcher à pied et sous un soleil brûlant, il trouva au sommet de la montagne des neiges glacées, au travers desquelles on avait ouvert un chemin. Il tombait un verglas fort épais, et il soufflait un vent si froid, que la plupart des Indiens, qui n'avaient jamais vu de glace ni de neige, ni senti un air si glacial, couraient en tremblant pour arriver dans un air plus chaud. En second lieu, Bernier rencontra, en moins de deux cents pas, deux vents absolument opposés: l'un du nord, qui lui frappait le visage en montant, surtout lorsqu'il arriva proche du sommet; l'autre du midi, qui lui donnait à dos en descendant, comme si des exhalaisons de cette montagne il s'était formé un vent qui acquérait des qualités différentes en prenant son cours dans les deux vallons opposés.
La troisième rencontre de Bernier fut celle d'un vieil ermite, qui vivait sur le sommet de la montagne depuis le temps de Djehan-Ghir. On ignorait sa religion, quoiqu'on lui attribuât des miracles, tels que de faire tonner à son gré, et d'exciter des orages de grêle, de pluie, de neige et de vent. Sa figure avait quelque chose de sauvage; sa barbe était longue, blanche et mal peignée. Il demanda fièrement l'aumône; mais il laissait prendre de l'eau dans des tasses de terre qu'il avait rangées sur une grande pierre. Il faisait signe de la main qu'on passât vite sans s'arrêter, et grondait contre ceux qui faisaient du bruit. Bernier, qui eut la curiosité d'entrer dans sa caverne, après lui avoir adouci le visage par un présent d'une demi-roupie, lui demanda ce qui lui causait tant d'aversion pour le bruit. Sa réponse fut que le bruit excitait de furieuses tempêtes autour de la montagne; qu'Aureng-Zeb avait été fort sage de suivre son conseil; que Schah-Djehan en avait toujours usé de même; et que Djehan-Ghir, pour s'être une fois moqué de ses avis, et n'avoir pas craint de faire sonner les trompettes et donner des timbales, avait failli périr avec son armée.
On lit dans l'histoire des anciens rois de Cachemire que tout ce pays n'était autrefois qu'un grand lac, et qu'un saint vieillard, nommé Kacheb, donna une issue miraculeuse aux eaux en coupant une montagne qui se nomme Baramoulé. Bernier n'eut pas de peine à croire que cet espace avait été autrefois couvert d'eau, comme on le rapporte de la Thessalie et de quelques autres pays; mais il ne put se persuader que l'ouverture de Baramoulé fût l'ouvrage des hommes, parce que cette montagne est très-haute et très-large; il se figura plus volontiers que les tremblemens de terre, auxquels ces régions sont assez sujettes, peuvent avoir ouvert quelque caverne souterraine, où la montagne s'est enfoncée d'elle-même. C'est ainsi que, suivant l'opinion des Arabes, le détroit de Babel-Mandel s'est anciennement ouvert, et qu'on a vu des montagnes et des villes s'abîmer dans de grands lacs.
Quelque jugement qu'on en porte, Cachemire ne conserve plus aucune apparence de lac; c'est une très-belle campagne, diversifiée d'un grand nombre de petites collines, et qui n'a pas moins de trente lieues de long sur dix ou douze de largeur; elle est située à l'extrémité de l'Indoustan, au nord de Lahor, et véritablement enclavée dans le fond des montagnes du Caucase indien, entre celles du grand et du petit Thibet, et celles du pays du Radja-Gamon. Les premières montagnes qui la bordent, c'est-à-dire celles qui touchent à la plaine, sont de médiocre hauteur, revêtues d'arbres ou de pâturages, remplies de toutes sortes de bestiaux, tels que des vaches, des brebis, des chèvres et des chevaux. Il y a plusieurs espèces de gibier, tels que des lièvres, des perdrix, des gazelles, et quelques-uns de ces animaux qui portent le musc; on y voit aussi des abeilles en très-grande quantité. Mais, ce qui est très-rare dans les Indes, on n'y trouve presque jamais de serpens, de tigres, d'ours ni de lions; d'où Bernier conclut qu'on peut les nommer «des montagnes innocentes, et découlantes de lait et de miel, comme celles de la terre de promission.»
Au delà de ces premières montagnes, il s'en élève d'autres très-hautes, dont le sommet est toujours couvert de neige, ne cesse jamais d'être tranquille et lumineux, et s'élève au-dessus de la région des nuages et des brouillards. De toutes ces montagnes, il sort de toutes parts une infinité de sources et de ruisseaux que les habitans ont l'art de distribuer dans leurs champs de riz, et de conduire même par de grandes levées de terre sur leurs petites collines. Ces belles eaux, après avoir formé une multitude d'autres ruisseaux et d'agréables cascades, se rassemblent enfin et composent une rivière de la grandeur de la Seine, qui tourne doucement autour du royaume, traverse la ville capitale, et va trouver sa sortie à Baramoulé, entre deux rochers escarpés, pour se jeter au delà au travers des précipices, se charger, en passant, de plusieurs petites rivières qui descendent des montagnes, et se rendre vers Atock dans le fleuve Indus.
Tant de ruisseaux qui sortent des montagnes répandent dans les champs et sur les collines une fertilité admirable, qui les ferait prendre pour un grand jardin verdoyant mêlé de bourgs et de villages, dont on découvre un grand nombre entre les arbres, varié par de petites prairies, par des pièces de riz, de froment, de chanvre, de safran et de diverses sortes de légumes, et entrecoupé de canaux de toutes sortes de formes. Un Européen y reconnaît partout les plantes, les fleurs et les arbres de notre climat, des pommiers, des pruniers, des abricotiers, des noyers et des vignes chargées de leurs fruits. Les jardins particuliers sont remplis de melons, de pastèques ou melons d'eau, de chervis, de betteraves, de raiforts, de la plupart de nos herbes potagères, et de quelques-unes qui manquent à l'Europe. À la vérité Bernier n'y vit pas tant d'espèces de fruits différentes, et ne les trouva pas même aussi bons que les nôtres; mais, loin d'attribuer le défaut à la terre, il regrette, pour les habitans qu'ils n'aient pas de meilleurs jardiniers.
La ville capitale porte le nom du royaume: elle est sans murailles, mais elle n'a pas moins de trois quarts de lieue de long et d'une demi-lieue de large. Elle est située dans une plaine à deux lieues des montagnes, qui forment un demi-cercle autour d'elle, et sur le bord d'un lac d'eau douce de quatre ou cinq lieues de tour, formé de sources vives et de ruisseaux qui découlent des montagnes; il se dégorge dans la rivière par un canal navigable. Cette rivière a deux ponts de bois dans la ville pour la communication des deux parties qu'elle sépare. La plupart des maisons sont de bois, mais bien bâties, et même à deux ou trois étages. Quoique le pays ne manque point de belles pierres de taille, et qu'il y reste quantité de vieux temples et d'autres bâtimens qui en étaient construits, l'abondance du bois, qu'on fait descendre facilement des montagnes par les petites rivières qui l'apportent, a fait embrasser la méthode de bâtir de bois plutôt que de pierre. Les maisons qui sont sur la rivière ont presque toutes un petit jardin; ce qui forme une perspective charmante, surtout dans la belle saison, où l'usage est de se promener sur l'eau. Celles dont la situation est moins riante ne laissent pas d'avoir aussi leur jardin, et plusieurs ont un petit canal qui répond au lac, avec un petit bateau pour la promenade.
Dans une extrémité de la ville s'élève une montagne détachée de toutes les autres, qui fait encore une perspective très-agréable, parce qu'elle a sur sa pente plusieurs belles maisons avec leurs jardins, et sur son sommet une mosquée et un ermitage bien bâtis, avec un jardin et quantité de beaux arbres verts, qui lui servent comme de couronne; aussi se nomme-t-elle, dans la langue du pays, Hariperbet, qui signifie montagne de verdure. À l'opposite, on en découvre une autre, sur laquelle on voit aussi une petite mosquée avec son jardin, et un très-ancien bâtiment qui doit avoir été un temple d'idoles, quoiqu'il porte le nom de trône de Salomon, parce que les habitans le croient l'ouvrage de ce prince, dans un voyage qu'ils lui attribuent à Cachemire.
La beauté du lac est augmentée par un grand nombre de petites îles qui forment autant de jardins de plaisance dont l'aspect offre de belles masses de verdure au milieu des eaux, parce qu'ils sont remplis d'arbres fruitiers, et bordés de trembles à larges feuilles, dont les plus gros peuvent être embrassés, mais tous d'une hauteur extraordinaire, avec un seul bouquet de branches à leur cime, comme le palmier. Au delà du lac, sur le penchant des montagnes, ce n'est que maisons et jardins de plaisance. La nature semble avoir destiné de si beaux lieux à cet usage; ils sont remplis de sources et de ruisseaux. L'air y est toujours pur, et l'on y a de toutes parts, la vue du lac, des îles et de la ville. Le plus délicieux de tous ces jardins est celui qui porte le nom de Chahlimar, ou jardin du roi. On y entre par un grand canal bordé de gazons, qui a plus de deux cents pas de long, entre deux belles allées de peupliers. Il conduit à un grand cabinet qui est au milieu du jardin, où commence un autre canal bien plus magnifique, qui va tant soit peu en montant jusqu'à l'extrémité du jardin. Ce second canal est pavé de grandes pierres de taille; ses bords sont en talus, de la même pierre; on voit dans le milieu une longue file de jets d'eau, de quinze en quinze pas, sans en compter un grand nombre d'autres qui s'élèvent d'espace en espace, de diverses pièces d'eau rondes, dont il est bordé comme d'autant de réservoirs; il se termine au pied d'un cabinet qui ressemble beaucoup au premier. Ces cabinets, qui sont à peu près en dômes, situés au milieu du canal et entourés d'eau, et par conséquent entre les deux grandes allées de peupliers, ont une galerie qui règne tout autour, et quatre portes opposées les unes aux autres, deux desquelles regardent les allées, avec deux ponts pour y passer, et les deux autres donnent sur les canaux opposés. Chaque cabinet est composé d'un grand salon, au milieu de quatre chambres qui en font les quatre coins. Tout est peint ou doré dans l'intérieur, et parsemé de sentences en gros caractères persans. Les quatre portes sont très-riches; elles sont faites de grandes pierres, et soutenues par des colonnes tirées des anciens temples d'idoles que Schah-Djehan fit ruiner. On ignore également la matière et le prix de ces pierres; mais elles sont plus belles que le marbre et le porphyre.
Bernier décide hardiment qu'il n'y a pas de pays au monde qui renferme autant de beautés que le royaume de Cachemire dans une si petite étendue. «Il mériterait, dit-il, de dominer encore toutes les montagnes qui l'environnent jusqu'à la Tartarie, et tout l'Indoustan jusqu'à l'île de Ceylan. Telles étaient autrefois ses bornes. Ce n'est pas sans raison que les Mogols lui donnent le nom de paradis terrestre des Indes, et que l'empereur Akbar employa tant d'efforts pour l'enlever à ses rois naturels. Djehan-Ghir, son fils et son successeur, prit tant de goût pour cette belle portion de la terre, qu'il ne pouvait en sortir, et qu'il déclarait quelquefois que la perte de sa couronne le toucherait moins que celle de Cachemire; aussi, lorsque nous y fûmes arrivés, tous les beaux esprits mogols s'efforcèrent d'en célébrer les agrémens par diverses pièces de poésie, et les présentaient à l'empereur, qui les récompensait noblement.»