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Abrégé de l'Histoire Générale des Voyages (Tome 6)

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Les Cachemiriens passent pour les plus spirituels, les plus fins et les plus adroits de tous les peuples de l'Inde. Avec autant de disposition que les Persans pour la poésie et pour toutes les sciences, ils sont plus industrieux et plus laborieux; ils font des palekis, des bois de lit, des coffres, des écritoires, des cassettes, des cuillères et diverses sortes de petits ouvrages que leur beauté fait rechercher dans toutes les Indes; ils y appliquent un vernis, et suivent et contrefont si adroitement les veines d'un certain bois qui en a de fort belles, en y appliquant des filets d'or, qu'il n'y a rien de plus joli. Mais ce qu'ils ont de particulier, et qui leur attire des sommes considérables d'argent par le commerce, est cette prodigieuse quantité de schalls qu'ils fabriquent, et auxquels ils occupent jusqu'à leurs enfans. Ce sont des pièces d'étoffe d'une aune et demie de long sur une de large, qui sont brodées au métier par les deux bouts. Les Mogols, la plupart des Indiens de l'un et de l'autre sexe les portent en hiver sur leur tête, repassées comme un manteau par-dessus l'épaule gauche. On en distingue deux sortes, les uns de laine du pays, qui est plus fine et plus délicate que celle d'Espagne; les autres d'une laine, ou plutôt d'un poil qu'on nomme touz, et qui se prend sur la poitrine des chèvres sauvages du grand Thibet. Les schalls de cette seconde espèce sont beaucoup plus chers que les autres; il n'y a point de castors qui soit si mollet ni si délicat; mais, sans un soin continuel de les déplier et de les éventer, les vers s'y mettent facilement. Les omhras en font faire exprès qui coûtent jusqu'à cent cinquante roupies, au lieu que les plus beaux de laine du pays ne passent jamais cinquante. Bernier remarquant, sur les schalls, que les ouvriers de Patna, d'Agra et de Lahor, ne parviennent jamais à leur donner le moelleux et la beauté de ceux de Cachemire, ajoute que cette différence est attribuée à l'eau du pays, comme on fait à Masulipatan ces belles chites, ou toiles peintes au pinceau, qui deviennent plus belles en les lavant.

On vante aussi les Cachemiriens pour la beauté du sang; ils sont communément aussi bien faits qu'on l'est en Europe, sans rien tenir du visage des Tartares, ni de ce nez écrasé, et de ces petits yeux de porc, qui sont le partage des habitans de Kachgar et du grand Thibet. Les femmes de Cachemire sont si distinguées par leur beauté, que la plupart des étrangers qui arrivent dans l'Indoustan cherchent à s'en procurer, dans l'espérance d'en avoir des enfans plus blancs que les Indiens, et qui puissent passer pour vrais Mogols.

«Certainement, dit Bernier, si l'on peut juger de la beauté des femmes cachées et retirées par celles du menu peuple qu'on rencontre dans les rues et qu'on voit dans les boutiques, on doit croire qu'il y en a de très-belles. À Lahor, où elles sont en renom d'être de belle taille, menues de corps, et les plus belles brunes des Indes, comme elles le sont effectivement, je me suis servi d'un artifice ordinaire aux Mogols, qui est de suivre quelque éléphant, principalement quelqu'un de ceux qui sont richement harnachés; car aussitôt qu'elles entendent ces deux sonnettes d'argent, qui leur pendent des deux côtés, elles mettent toutes la tête aux fenêtres. Je me suis servi à Cachemire du même artifice, et d'un autre encore qui m'a bien mieux réussi. Il était de l'invention d'un vieux maître d'école que j'avais pris pour m'aider à entendre un poëte persan: il me fit acheter quantité de confitures; et comme il était connu et qu'il avait l'entrée partout, il me mena dans plus de quinze maisons, disant que j'étais son parent, nouveau venu de Perse, et que j'étais riche et à marier. Aussitôt que nous entrions dans une maison, il distribuait mes confitures aux enfans; et incontinent tout accourait autour de nous, femmes et filles, grandes et petites, pour en attraper leur part, ou pour se faire voir. Cette folle curiosité ne laissa pas de me coûter quelques roupies; mais aussi je ne doutai plus que dans Cachemire il n'y eût d'aussi beaux visages qu'en aucun lieu de l'Europe.»

Dans plusieurs occasions que Bernier eut de visiter diverses parties du royaume, il fit quelques observations qu'il joint à son récit. Danech-Mend-Khan, son nabab, l'envoya un jour avec deux cavaliers pour escorte à une des extrémités du royaume, à trois petites journées de la capitale, pour visiter une fontaine à laquelle on attribuait des propriétés merveilleuses. Pendant le mois de mai, qui est le temps où les neiges achèvent de se fondre, elle coule et s'arrête régulièrement trois fois le jour, au lever du soleil, sur le midi et sur le soir; son flux est ordinairement d'environ trois quarts d'heure: il est assez abondant pour remplir un réservoir carré de dix ou douze pieds de largeur, et d'autant de profondeur. Ce phénomène dure l'espace de quinze jours, après lesquels son cours devient moins réglé, moins abondant, et s'arrête tout-à-fait vers la fin du mois, pour ne plus paraître de toute l'année, excepté pendant quelque grande et longue pluie, qu'il recommence sans cesse et sans règle comme celui des autres fontaines. Bernier vérifia cette merveille par ses yeux. Les Gentous ont sur le bord du réservoir un petit temple d'idoles, où ils se rendent de toutes parts, pour se baigner dans une eau qu'ils croient capable de les sanctifier; ils donnent plusieurs explications fabuleuses à son origine. Pendant cinq ou six jours, Bernier s'efforça d'en trouver de plus vraisemblables. Il considéra fort attentivement la situation de la montagne. Il monta jusqu'au sommet avec beaucoup de peine, cherchant et examinant de tous côtés; il remarqua qu'elle s'étend en long du nord au midi; qu'elle est séparée des autres montagnes, qui ne laissent pas d'en être fort proches; qu'elle est en forme de dos d'âne; que son sommet, qui est très-long, n'a guère plus de cent pas dans sa plus grande largeur; qu'un de ses côtés, qui n'est couvert que d'herbes vertes, est exposé au soleil levant; mais que d'autres montagnes opposées n'y laissent tomber ses rayons que vers huit heures du matin; enfin que l'autre côté, qui regarde le couchant, est couvert d'arbres et de buissons. Après ces observations, il se mît en état de rendre compte à Danech-Mend d'une singularité dont il cessa d'admirer la cause.

«Tout cela considéré, dit-il, je jugeai que la chaleur du soleil, avec la situation particulière et la disposition intérieure de la montagne, était la cause du miracle; que le soleil du matin, venant à donner sur le côté qui lui est opposé, l'échauffe et fait fondre une partie des eaux gelées qui se sont insinuées dans la terre en hiver, pendant que tout est couvert de neiges; que ces eaux, venant à pénétrer et coulant peu à peu vers le bas jusqu'à certaines couches ou tables de roches vives qui les retiennent et les conduisent vers la fontaine, produisent le flux du midi; que le même soleil, s'élevant au midi, et quittant ce côté qui se refroidit, pour frapper comme à plomb sur le sommet qu'il échauffe, fait encore fondre des eaux gelées qui descendent peu à peu comme les autres, mais par d'autres circuits jusqu'aux mêmes couches de roches, et font le flux du soir; et qu'enfin le soleil, échauffant aussi le côté occidental, produit le même effet, et cause le troisième flux, c'est-à-dire celui du matin. Il est plus lent que les deux autres, soit parce que ce côté occidental est éloigné de l'oriental, où est la fontaine, soit parce qu'étant couvert de bois, il s'échauffe moins vite, ou peut-être à cause du froid de la nuit. Toutes ces circonstances, ajoute Bernier, favorisent cette supposition.»

En revenant de cette fontaine, qui se nomme Send-brary, il se détourna un peu du chemin pour se procurer la vue d'Achiavel, maison de plaisance des anciens rois de Cachemire; sa principale beauté consiste dans une source d'eau vive qui se disperse par-dehors autour du bâtiment et dans les jardins, par un très-grand nombre de canaux; elle sort de terre en jaillissant du fond d'un puits avec une violence, un bouillonnement et une abondance si extraordinaires, qu'elle mériterait le nom de rivière plutôt que celui de fontaine. L'eau est d'une beauté singulière, et si froide, qu'à peine y peut-on tenir la main. Le jardin, qui est composé de belles allées de toutes sortes d'arbres fruitiers, offre pour ornement quantité de jets d'eau de diverses formes, des réservoirs pleins de poissons, et particulièrement une cascade fort haute, qui forme une grande nappe de trente ou quarante pas de longueur, dont l'effet est encore plus admirable pendant la nuit, lorsqu'on a mis par dessous la nappe une infinité de lampions, qui, s'ajustant dans les petites niches du mur, font une curieuse illumination. D'Achiavel, Bernier ne craignit pas de se détourner encore pour visiter un autre jardin royal, dans lequel on trouve les mêmes agrémens; mais l'on y voit un canal rempli de poissons qui viennent lorsqu'on les appelle, et dont les plus grands ont au nez des anneaux d'or avec des inscriptions. On attribue cette singularité à la fameuse Nour-Mehallé, épouse favorite de Djehan-Ghir, aïeul d'Aureng-Zeb.

Danech-Mend, fort satisfait du récit de Bernier, lui fit entreprendre un autre voyage pour aller voir un miracle si certain, qu'il se promettait de voir Bernier bientôt converti au mahométisme. «Va-t'en, lui dit-il, à Baramoulay. Tu y trouveras le tombeau d'un de nos fameux pires ou saints derviches, qui fait des miracles continuels pour la guérison des malades qui s'y rassemblent de toutes parts. Peut-être ne croiras-tu rien de toutes ces opérations miraculeuses que tu pourras voir; mais tu ne résisteras pas à l'évidence de celle qui se renouvelle tous les jours, et qui se fera devant tes yeux. Tu verras une grosse pierre ronde que l'homme le plus fort peut à peine soulever, et que onze dervis néanmoins, après avoir adressé leur prière au saint, enlèvent comme une paille, du seul bout de leurs onze doigts.» Bernier se mit en chemin avec son escorte ordinaire; il se rendit à Baramoulay, et trouva le lieu assez agréable; la mosquée est bien bâtie, et les ornemens ne manquent point au tombeau du saint. Il y avait tout autour quantité de pèlerins qui se disaient malades; mais on voyait près de la mosquée une cuisine, avec de grandes chaudières pleines de chair et de riz fondées par le zèle des dévots, que Bernier prit pour l'aimant qui attirait les malades, et pour le miracle qui les guérissait.

D'un autre côté, étaient le jardin et les chambres des mollahs, qui passent là doucement leur vie à l'ombre de la sainteté miraculeuse du pire qu'ils ne manquent pas de vanter. Toujours malheureux, dit-il, dans les occasions de cette nature, il ne vit faire aucun miracle pendant le séjour qu'il fit à Baramoulay; mais onze mollahs formant un cercle bien serré, et vêtus de leurs cabayes ou longues robes, qui ne permettaient pas de voir comment ils prenaient la pierre, la levèrent en effet, en assurant tous qu'ils ne la tenaient que du bout de l'un de leurs doigts, et qu'elle était aussi légère qu'une plume. Bernier, qui ouvrait les yeux, et qui regardait de fort près, s'apercevait assez qu'ils faisaient beaucoup d'efforts, et croyait remarquer qu'ils joignaient le pouce aux doigts. Cependant il n'osa se dispenser de crier karamet! karamet! c'est-à-dire miracle! miracle! avec les mollahs et tous les assistans; mais il donna en même temps une roupie aux mollahs, en leur demandant la grâce d'être un des onze qui soulèveraient la pierre. Une seconde roupie qu'il leur jeta, jointe à la persuasion qu'il affectait de la vérité du miracle, les disposa, quoique avec peine, à lui céder une place. Ils s'imaginèrent apparemment que dix d'entre eux, unis ensemble, suffiraient pour lever le fardeau, quand même il n'y contribuerait que fort peu; et qu'en se rangeant avec adresse et se serrant, ils pourraient l'empêcher de s'apercevoir de rien. Cependant ils furent bien trompés lorsque la pierre, que Bernier ne voulut soutenir que du bout du doigt, pencha visiblement de son côté. Tout le monde le regardant d'un fort mauvais œil, il ne laissa pas de crier karamet, et de jeter encore une roupie, dans la crainte de se faire lapider; mais, après s'être retiré tout doucement, il se hâta de monter à cheval et de s'éloigner.

En passant il observa cette fameuse ouverture qui donne passage à toutes les eaux du royaume; ensuite il quitta le chemin pour s'approcher d'un grand lac, dont la vue l'avait frappé de loin, et par lequel passe la rivière qui descend à Baramoulay. Il est plein de poissons, surtout d'anguilles, et couvert de canards, d'oies sauvages, et de plusieurs sortes d'oiseaux de rivière. Le gouverneur du pays y vient prendre en hiver le divertissement de la chasse. On voit au milieu de ce lac un ermitage, avec son petit jardin qui, à ce qu'on dit, flotte sur l'eau. On ajoute à ce récit qu'un ancien roi de Cachemire fit construire l'un et l'autre sur de grosses poutres qui soutiennent depuis long-temps ce double fardeau.

De là Bernier visita une fontaine qui ne lui parut pas moins singulière. Elle bouillonne doucement; monte avec une sorte d'impétuosité; forme de petites bulles remplies d'eau, et amène à la superficie un sable très-fin, qui retourne comme il est venu, parce qu'un moment après, l'eau s'arrête et cesse de bouillonner: mais ensuite elle recommence le même mouvement avec des intervalles qui ne sont pas réglés. On prétend que la principale merveille est que le moindre bruit qu'on fasse en parlant ou en frappant du pied contre terre agite l'eau et produit le bouillonnement. Cependant Bernier vérifia que le bruit de la voix et le mouvement des pieds n'y changeaient rien, et que dans le plus grand silence le phénomène se renouvelait avec les mêmes circonstances.

Après avoir considéré cette fontaine, il entra dans les montagnes pour y voir un grand lac, où la glace se conserve en été. Les vents en abattent les monceaux, les dispersent, les rejoignent et les rétablissent comme dans une petite mer glaciale. Il passa de là dans un lieu qui se nomme Sengsa-fed, c'est-à-dire pierre blanche, où l'on voit pendant l'été une abondance naturelle de fleurs qui forment un charmant parterre. On a remarqué dans tous les temps, que, lorsqu'il s'y rend beaucoup de monde et qu'on y fait assez de bruit pour agiter l'air, il y tombe aussitôt une grosse pluie. Bernier assure que Schah-Djehan fut menacé d'y périr à son arrivée; ce qui s'accorde, dit-il, avec le récit de l'ermite de Pire-Pendjal.

Il pensait à visiter une grotte de congélations merveilleuses, qui est à deux journées du même lieu, lorsqu'il reçut avis que Danech-Mend commençait à s'inquiéter de son absence. Il regretta beaucoup de n'avoir pu tirer tous les éclaircissemens qu'il aurait désirés sur les montagnes voisines.

Les marchands du pays vont tous les ans, de montagne en montagne, amassant ces laines fines qui leur servent à faire des schalls; et ceux qu'il consulta l'assurèrent qu'entre les montagnes qui dépendent de Cachemire, on rencontre de fort beaux endroits. Ils en vantaient un qui paie son tribut en cuirs et en laine que le gouverneur envoie lever chaque année, et où les femmes sont belles, chastes et laborieuses. On lui parla d'un autre plus éloigné de Cachemire, qui paie aussi son tribut en cuirs et en laines, et qui offre de petites plaines fertiles et d'agréables vallons remplis de blé, de riz, de pommes, de poires, d'abricots, de melons, et même de raisin, dont il se fait des vins excellens. Les habitans se fiant sur ce que le pays est de très-difficile accès, ont quelquefois refusé le tribut; mais on a toujours trouvé le moyen d'y entrer et de les réduire. Bernier apprit des mêmes marchands qu'entre des montagnes encore plus éloignées qui ne dépendent plus du royaume de Cachemire, il se trouve d'autres contrées fort agréables, peuplées d'hommes blancs et bien faits, mais qui ne sortent jamais de leur patrie. Un vieillard, qui avait épousé une fille de l'ancienne maison des rois de Cachemire, lui raconta que, dans le temps que Djehan-Ghir avait fait rechercher tous les restes de cette malheureuse race, la crainte de tomber entre ses mains l'avait fait fuir avec trois domestiques au travers des montagnes, sans savoir où il allait; qu'après avoir erré dans cette solitude, il s'était trouvé dans un fort bon canton, où les habitans, ayant appris sa naissance, l'avaient reçu avec beaucoup de civilités, et lui avaient fait des présens; que, mettant le comble à leurs bons procédés, ils lui avaient amené quelques-unes de leurs plus belles filles, le priant d'en choisir une, parce qu'ils souhaitaient d'avoir de son sang; qu'étant passé dans un autre canton peu éloigné, on ne l'avait pas traité avec moins de considération; mais que les habitans lui avaient amené leurs propres femmes, en lui disant que leurs voisins avaient manqué d'esprit lorsqu'ils n'avaient pas considéré que son sang ne demeurerait pas dans leur maison, puisque leurs filles emporteraient l'enfant avec elles dans celle de l'homme qu'elles épouseraient.

D'autres informations ne laissèrent aucun doute à Bernier que le pays de Cachemire ne touchât au petit Thibet. Quelques années auparavant, les divisions de la famille royale du petit Thibet avaient porté un des prétendans à la couronne à demander secrètement le secours du gouverneur de Cachemire, qui, par l'ordre de Schah-Djehan, l'avait établi dans cet état, à condition de payer au Mogol un tribut annuel en cristal, en musc et en laines. Ce roitelet ne put se dispenser de venir rendre son hommage à Aureng-Zeb pendant que la cour était à Cachemire; et Danech-Mend, curieux de l'entretenir, lui donna un jour à dîner. Bernier lui entendit raconter que, du côté de l'orient, son pays confinait avec le grand Thibet; qu'il pouvait avoir trente à quarante lieues de largeur, qu'à l'exception d'un peu de cristal, de musc et de laine, il était fort pauvre; qu'il n'y avait point de mines d'or, comme on le publiait; mais que, dans quelques parties, il produisait de fort bons fruits, surtout d'excellens melons; que les neiges y rendaient l'hiver fort long et fort rude; enfin que le peuple, autrefois idolâtre, avait embrassé la secte persane du mahométisme. Le roi du petit Thibet avait un si misérable cortége, que Bernier ne l'aurait jamais pris pour un souverain.

Il y avait alors dix-sept ou dix-huit ans que Schah-Djehan avait entrepris d'étendre ses conquêtes dans le grand Thibet, à l'exemple des anciens rois de Cachemire. Après quinze jours d'une marche très-difficile et toujours entre des montagnes, son armée s'était saisie d'un château; il ne lui restait plus qu'à passer une rivière extrêmement rapide pour aller droit à la capitale qu'il aurait facilement emportée, car tout le royaume était dans l'épouvante; mais, comme la saison était fort avancée, le général mogol, appréhendant d'être surpris par les neiges, avait pris le parti de revenir sur ses pas, après avoir laissé quelques troupes dans le château dont il s'était mis en possession. Cette garnison, effrayée par l'ennemi, ou pressée par la disette des vivres, avait repris bientôt le chemin de Cachemire, ce qui avait fait perdre au général le dessein de recommencer l'attaque au printemps.

Le roi du grand Thibet apprenant qu'Aureng-Zeb était à Cachemire, se crut menacé d'une nouvelle guerre. Il lui envoya un ambassadeur avec des présens du pays, tels que du cristal, des queues de certaines vaches blanches et fort précieuses, quantité de musc, et du jachen, pierre d'un fort grand prix. Ce jachen est une pierre verdâtre, avec des veines blanches, et qui est si dure, qu'on ne la travaille qu'avec la poudre de diamant. On en fait des tasses et d'autres vases, enrichis de filets d'or et de pierreries. Le cortége de l'ambassadeur était composé de quatre cavaliers, et de dix ou douze grands hommes secs et maigres, avec trois ou quatre poils de barbe, comme les Chinois, et de simples bonnets rouges; le reste de leur habillement était proportionné. Quelques-uns portaient des sabres, mais le reste marchait sans armes à la suite de leur chef. Ce ministre ayant traité avec Aureng-Zeb, lui promit que son maître ferait bâtir une mosquée dans sa capitale, qu'il lui paierait un tribut annuel, et que désormais il ferait marquer sa monnaie au coin mogol; mais on était persuadé, ajoute Bernier, qu'après le départ d'Aureng-Zeb, ce prince ne ferait que rire du traité, comme il avait déjà fait de celui qu'il avait autrefois conclu avec Schah-Djehan.

L'ambassadeur avait amené un médecin qui se disait du royaume de Lassa, et de la tribu des lamas, qui est celle des prêtres ou des gens de lois du pays, comme celle des bramines dans les Indes, avec cette différence, que les bramines n'ont point de pontife, et que ceux de Lassa en reconnaissent un, qui est honoré dans toute la Tartarie comme une espèce de divinité. Ce médecin avait un livre de recettes qu'il refusa de vendre à Bernier, et dont les caractères avaient, de loin, quelque air des nôtres. Bernier le pria d'en écrire l'alphabet, mais il écrivait si lentement, et son écriture était si mauvaise en comparaison de celle du livre, qu'il ne donna pas une haute idée de son savoir. Il était fort attaché à la métempsycose, dont il expliquait la doctrine avec beaucoup de fables. Bernier lui rendit une visite particulière, avec un marchand de Cachemire qui savait la langue du Thibet, et qui lui servit d'interprète. Il feignit de vouloir acheter quelques étoffés que le médecin avait apportées pour les vendre, et sous ce prétexte il lui fit diverses questions dont il tira peu d'éclaircissement. Il en recueillit néanmoins que le royaume du grand Thibet était un misérable pays, couvert de neige pendant cinq mois de l'année, et que le roi de Lassa était souvent en guerre avec les Tartares: mais il ne put savoir de quels Tartares il était question.

Il n'y avait pas vingt ans, suivant le témoignage de tous les Cachemiriens, qu'on voyait partir chaque année de leur pays plusieurs caravanes, qui, traversant toutes ces montagnes du grand Thibet, pénétraient dans la Tartarie, et se rendaient, dans l'espace d'environ trois mois, au Cathay, malgré la difficulté des passages, surtout de plusieurs torrens très-rapides qu'il fallait traverser sur des cordes tendues d'un rocher à l'autre. Elles rapportaient du musc, du bois de Chine, de la rhubarbe et du mamiron, petite racine excellente pour les yeux. En repassant par le grand Thibet, elles se chargeaient aussi des marchandises du pays, c'est-à-dire de musc, de cristal et de jachen, mais surtout de quantité de laines très-fines; les unes de brebis, les autres qui se nomment touz, et qui approchent plutôt, comme on l'a déjà remarqué, du poil de castor que de la laine. Depuis l'entreprise de Schah-Djehan, le roi du Thibet avait fermé ce chemin, et ne permettait plus l'entrée de son pays du côté de Cachemire. Les caravanes, ajoute Bernier, partent actuellement de Patna sur le Gange, pour éviter ses terres, et, les laissant à gauche, elles se rendent droit au royaume de Lassa. Quelques marchands du pays de Kachegar, situé à l'est du Cachemire, qui vinrent dans la capitale de ce royaume pendant le séjour d'Aureng-Zeb, pour y vendre un grand nombre d'esclaves, confirmèrent à Bernier que, le passage étant fermé par le grand Thibet, ils étaient obligés de prendre par le petit, et qu'ils passaient premièrement par une petite ville nommée Gourtche, la dernière qui dépend de Cachemire, à quatre journées de la capitale. De là, en huit jours de temps, ils allaient à Eskerdou, capitale du petit Thibet, et de là en deux jours à Cheker, petite ville du même pays; elle est située sur une rivière dont les eaux ont une vertu médicinale. En quinze jours, ils arrivaient à une grande forêt qui est sur les confins du petit Thibet, et en quinze autres jours à Kachegar, petite ville qui avait été autrefois la demeure du roi; c'était alors Ierkend, qui est un peu plus au nord à dix journées de Kachegar. Ils ajoutaient que de cette dernière ville au Cathay, il n'y a pas plus de deux mois de chemin, qu'il y va tous les ans des caravanes qui rapportent de toutes les sortes de marchandises nommées plus haut, et qui passent en Perse par l'Ouzbek, comme il y en a d'autres qui du Cathay passent à Patna dans l'Indoustan. Ils disaient encore que de Kachegar pour aller au Cathay, il fallait gagner une ville qui est à huit journées de Coten, la dernière du royaume de Kachegar; que les chemins de Cachemire à Kachegar sont fort difficiles; qu'il y a entre autres un endroit où, dans quelque temps que ce soit, il faut marcher environ un quart de lieue sur la glace. «C'est tout ce que j'ai pu apprendre de ces quartiers-là, observe Bernier; véritablement cela est bien confus et bien peu de chose; mais on trouvera que c'est encore beaucoup, si l'on considère que j'avais affaire à des gens si ignorans, qu'ils ne savent presque donner raison d'aucune chose, et à des interprètes qui, la plupart du temps, ne savent pas faire comprendre les interrogations, ni expliquer la réponse qu'on leur donne.» Observons à notre tour que, depuis le temps de Bernier, nos connaissances sur les pays dont il vient de parler ne se sont pas beaucoup accrues. Il observe, au sujet du royaume de Kachegar, qu'il nomme Kacheguer, que c'est sans doute celui que les cartes françaises appelaient Kascar.

Bernier fit de grandes recherches, à la prière du célèbre Melchisedech Thévenot, pour découvrir s'il ne se trouvait pas de juifs dans le fond de ces montagnes, comme les missionnaires nous ont appris qu'il s'en trouve à la Chine. Quoiqu'il assure que tous les habitans de Cachemire sont Gentous ou Mahométans, il ne laissa pas d'y remarquer plusieurs traces de judaïsme; elles sont fort curieuses, sur le témoignage d'un voyageur tel que Bernier. 1o. C'est qu'en entrant dans ce royaume, après avoir passé la montagne de Pire-Pendjal, tous les habitans qu'il vit dans les premiers villages lui semblèrent juifs à leur port, à leur air; enfin, dit-il, à ce je ne sais quoi de particulier qui nous fait souvent distinguer les nations. Il ne fut pas le seul qui en prit cette idée; un jésuite qu'il ne nomme point, et plusieurs Européens l'avaient eue avant lui. 2o. Il remarqua que parmi le peuple de Cachemire, quoique mahométan, le nom de Moussa, qui signifie Moïse, est fort en usage. 3o. Les Cachemiriens prétendent que Salomon est venu dans leur pays, et que c'est lui qui a coupé la montagne de Baramoulay pour faire écouler les eaux. 4o. Ils veulent que Moïse soit mort à Cachemire; ils montrent son tombeau à une lieue de cette ville. 5o. Ils soutiennent que le très-ancien édifice qu'on voit de la ville sur une haute montagne a été bâti par le roi Salomon, dont il est vrai qu'il porte le nom. On peut supposer, dit Bernier, que, dans le cours des siècles, les juifs de ce pays sont devenus idolâtres, et qu'ensuite ils ont embrassé le mahométisme, sans compter qu'il en est passé un grand nombre en Perse et dans l'Indoustan. Il ajoute qu'il s'en trouve en Éthiopie, et quelques-uns si puissans, que, quinze ou seize ans avant son voyage, un d'entre eux avait entrepris de se former un petit royaume dans des montagnes de très-difficile accès. Il tenait cet événement de deux ambassadeurs du roi d'Éthiopie, qu'il avait vus depuis peu à la cour du Mogol.

Cette ambassade, dont il tira d'autres lumières, paraît mériter d'être reprise d'après lui dans son origine. Le roi d'Éthiopie, étant informé de la révolution qui avait mis Aureng-Zeb sur le trône, conçut le dessein de faire connaître sa grandeur et sa magnificence dans l'Indoustan par une célèbre ambassade. Il fit tomber son choix sur deux personnages qu'il crut capables de répondre à ses vues. Le premier était un marchand mahométan, que Bernier avait vu à Moka, lorsqu'il y était venu d'Égypte par la mer Rouge, et qui s'y trouvait de la part de ce prince pour y vendre quantité d'esclaves, du produit desquels il était chargé d'acheter des marchandises des Indes. «C'est là, s'écrie Bernier, le beau trafic de ce grand roi chrétien d'Afrique!» Le second était un marchand chrétien arménien, marié dans Alep, où il était né, et connu sous le nom de Murat. Bernier l'avait aussi connu à Moka; et, s'étant logé dans la même maison, c'était par son conseil qu'il avait renoncé au voyage d'Éthiopie. Murat venait tous les ans dans cette ville pour y porter le présent que le roi faisait aux directeurs des compagnies d'Angleterre et de Hollande, et pour recevoir d'eux celui qu'ils envoyaient à ce monarque.

La cour d'Éthiopie crut ne rien épargner pour les frais de l'ambassade, en accordant à ses deux ministres trente-deux petits esclaves des deux sexes qu'ils devaient vendre à Moka pour faire le fonds de leur dépense. On leur donna aussi vingt-cinq esclaves choisis, qui étaient la principale partie du présent destiné au grand-mogol; et dans ce nombre, on n'oublia point d'en mettre neuf ou dix fort jeunes pour en faire des eunuques: présent, remarque ironiquement Bernier, fort digne d'un roi, surtout d'un roi chrétien, à un prince mahométan. Ses ambassadeurs reçurent encore pour le grand-mogol quinze chevaux, dont les Indiens ne font pas moins de cas que de ceux d'Arabie, avec une sorte de petite mule dont Bernier admira la peau. «Un tigre, dit-il, n'est pas si bien marqueté, et les alachas, qui sont des étoffes de soie rayées, ne le sont pas avec tant de variété, d'ordre et de proportion.» On y ajouta deux dents d'éléphant d'une si prodigieuse grosseur, que l'homme le plus fort n'en levait pas une sans beaucoup de peine, et une prodigieuse corne de bœuf qui était remplie de civette. Bernier, qui en mesura l'ouverture à Delhy, lui trouva plus d'un demi-pied de diamètre.

Avec ces richesses, les ambassadeurs partirent de Gondar, capitale d'Éthiopie, située dans la province de Dambéa, et se rendirent, après deux mois de marche, par de très-mauvais pays, à Beiloul, port désert, vis-à-vis de Moka. Diverses craintes les avaient empêchés de prendre le chemin ordinaire des caravanes, qui se fait aisément en quarante jours jusqu'à Lakiko, d'où l'on passe à l'île de Mazoua. Pendant le séjour qu'ils firent à Beiloul, pour y attendre l'occasion de traverser la mer Rouge, il leur mourut quelques esclaves. En arrivant à Moka, ils ne manquèrent pas de vendre ceux dont le prix devait fournir à leurs frais; mais leur malheur voulut que cette année les esclaves fussent à bon marché. Cependant, après en avoir tiré une partie de leur valeur, ils s'embarquèrent sur un vaisseau indien pour passer à Surate. Leur navigation fut assez heureuse. Ils ne furent pas vingt-cinq jours en mer; mais ils perdirent plusieurs chevaux et quelques esclaves du présent, avec la précieuse mule, dont ils sauvèrent la peau. En arrivant au port, ils trouvèrent Surate menacé par le fameux brigand Sevagi; et leur maison ayant été pillée et brûlée avec le reste de la ville, ils ne purent sauver que leurs lettres de créance, quelques esclaves malades, leurs habits à l'éthiopienne, qui ne furent enviés de personne, la peau de mule, dont le vainqueur fit peu de cas, et la corne de bœuf, qui était déjà vide de civette. Ils exagérèrent beaucoup leurs pertes; mais les Indiens, naturellement malins, qui les avaient vus arriver sans provisions, sans argent et sans lettres de change, prétendirent qu'ils étaient fort heureux de leur aventure, et qu'ils devaient s'applaudir du pillage de Surate, qui leur avait épargné la peine de conduire à Delhy leur misérable présent, et qui leur fournissait un prétexte pour implorer la générosité d'autrui. En effet, le gouverneur de Surate les nourrit quelque temps, et leur fournit de l'argent et des voitures pour continuer leur voyage. Adrican, chef du comptoir hollandais, leur donna pour Bernier une lettre de recommandation que Murat lui remit, sans savoir qu'il fût son ancienne connaissance de Moka. Ils se reconnurent, ils s'embrassèrent, et Bernier lui promit de le servir à la cour; mais cette entreprise était difficile. Comme il ne leur restait du présent qu'ils avaient apporté que leur peau de mule et la corne de bœuf, et qu'on les voyait dans les rues sans palekis et sans chevaux, avec une suite de sept ou huit esclaves nus, ou qui n'avaient pour tout habillement qu'une mauvaise écharpe bridée entre les cuisses, et un demi-linceul sur l'épaule gauche, passé sous l'aisselle droite en forme de manteau d'été, on ne les prenait que pour de misérables vagabonds qu'on n'honorait pas d'un regard. Cependant Bernier représenta si souvent la grandeur de leur maître à Danech-Mend, ministre des affaires étrangères, que ce seigneur leur fit obtenir une audience d'Aureng-Zeb. On leur donna, suivant l'usage, une veste de brocart avec une écharpe de soie brodée, et le turban. On pourvut à leur subsistance; et l'empereur, les dépêchant bientôt avec plus d'honneurs qu'ils ne s'y étaient attendus, leur fit pour eux-mêmes un présent de six mille roupies. Celui qu'ils reçurent pour leur maître consistait dans un serapah, ou veste de brocart, fort riche, deux grands cornets d'argent doré, deux timbales d'argent, un poignard couvert de rubis, et la valeur d'environ vingt mille francs en roupies d'or ou d'argent, pour faire voir de la monnaie au roi d'Éthiopie, qui n'en a point dans ses états; mais on n'ignorait pas que cette somme ne sortirait pas de l'Indoustan, et qu'ils en achèteraient des marchandises des Indes.

Pendant le séjour qu'ils firent à Delhy, Danech-Mend, toujours ardent à s'instruire, les faisait venir souvent en présence de Bernier, et s'informait de l'état du gouvernement de leur pays. Ils parlaient de la source du Nil, qu'ils nommaient Abbabile, comme d'une chose dont les Éthiopiens n'ont aucun doute. Murat même, et un Mogol qui était revenu avec lui de Gondar, étaient allés dans le canton qui donne naissance à ce fleuve. Ils s'accordaient à rendre témoignage qu'il sort de terre dans le pays des Agous, par deux sources bouillantes et proches l'une de l'autre, qui forment un petit lac de trente ou quarante pas, de long; qu'en prenant son cours hors de ce lac, il est déjà une rivière médiocre, et que d'espace en espace il est grossi par d'autres eaux; qu'en continuant de couler, il tourne assez pour former une grande île; qu'il tombe ensuite de plusieurs rochers escarpés; après quoi il entre dans un lac où l'on voit des îles fertiles, un grand nombre de crocodiles, et quantité de veaux marins, qui n'ont pas d'autre issue que la gueule pour rendre leurs excrémens; que ce lac est dans le pays de Dambéa, à trois petites journées de Gondar, et à quatre ou cinq de la source du Nil; que le Nil sort de ce lac chargé de beaucoup d'eaux des rivières et des torrens qui y tombent, principalement dans la saison des pluies; qu'elles commencent régulièrement, comme dans les Indes, vers la fin de juillet; ce qui mérite une extrême attention, parce qu'on y trouve l'explication convaincante de l'inondation de ce fleuve; qu'il va passer de là par Sennar, ville capitale du royaume des Funghes, tributaires du roi d'Éthiopie, et se jeter ensuite dans les plaines de Mesr, qui est l'Égypte.

Bernier, pour juger à peu près de la véritable source du Nil, leur demanda vers quelle partie du monde était le pays de Dambéa par rapport à Babel-Mandel. Ils lui répondirent qu'assurément ils allaient toujours vers le couchant. L'ambassadeur mahométan, qui devait savoir s'orienter mieux que Murat, parce que sa religion l'obligeait, en faisant sa prière, de se retourner toujours vers la Mecque, l'assura particulièrement qu'il ne devait point en douter; ce qui l'étonna beaucoup, parce que, suivant leur récit, la source du Nil devait être fort en-deçà de la ligne; au lieu que toutes nos cartes, avec Ptolémée, le mettaient beaucoup au-delà. Il leur demanda s'il pleuvait beaucoup en Éthiopie, et si les pluies y étaient réglées effectivement comme dans les Indes. Ils lui dirent qu'il ne pleuvait presque jamais sur la côte de la mer Rouge, depuis Suakan, Arkiko et l'île de Mazoua jusqu'à Babel-Mandel, non plus qu'à Moka, qui est de l'autre côté dans l'Arabie Heureuse; mais que dans le fond du pays, dans la province des Agous, dans celle de Dambéa et dans les provinces circonvoisines, il tombait beaucoup de pluies pendant deux mois, les plus chauds de l'été, et dans le même temps qu'il pleut aux Indes. C'était, suivant son calcul, le véritable temps de l'accroissement du Nil en Égypte. Ils ajoutaient même qu'ils savaient très-bien que c'étaient les pluies d'Éthiopie qui font grossir le Nil, qui inondent l'Égypte, et qui engraissent la terre du limon qu'elles y portent; que les rois d'Éthiopie fondaient là-dessus des prétentions de tribut sur l'Égypte, et que, lorsque les mahométans s'en étaient rendus les maîtres, ces princes avaient voulu détourner le cours du Nil dans le golfe Arabique, pour la ruiner et la rendre infertile; mais que la difficulté de ce dessein les avait forcés de l'abandonner.

La fin de cette relation ne nous apprenant point le temps ni les circonstances du retour d'Aureng-Zeb, on doit s'imaginer qu'après le voyage de Cachemire, Bernier retourna heureusement à Delhy pour y faire d'autres observations qu'il nous a laissées dans les différentes parties de ses mémoires, mais dont la plupart appartiennent à l'histoire de l'Indoustan plus qu'à celle des voyages.

LIVRE III.
PARTIE ORIENTALE DES INDES.

CHAPITRE PREMIER.

Arakan, Pégou, Boutan, Assam, Cochinchine.

Nous passons maintenant aux pays de l'Inde situés au-delà du Gange; et, après quelques observations sur les royaumes d'Arakan, de Pégou, de Boutan, d'Assam et de Cochinchine, nous nous arrêterons plus long-temps au Tonquin et à Siam, sur lesquels les voyageurs se sont étendus davantage, et qui présentent des objets plus intéressans.

En traversant le golfe de Bengale et les bouches du Gange, on aborde dans un pays peu fréquenté des vaisseaux européens, parce qu'il n'a point de port commode pour leur grandeur, mais dont le nom se trouve néanmoins dans toutes les relations.

Daniel Sheldon, facteur de la compagnie anglaise, ayant eu l'occasion de pénétrer dans cette contrée, apporta tous ses soins à la connaître, et dressa un mémoire de ses observations, qu'Ovington reçut de lui à Surate, et qu'il se chargea de publier. Ce dernier voyageait en 1689.

Ce pays ou ce royaume porte le nom d'Arakan ou d'Orakan. Il a pour bornes, au nord-ouest, le royaume de Bengale, dont la ville la plus proche est Chatigam, au sud et à l'est le Pégou, et au nord le royaume d'Ava. Il s'étend sur toute la côte jusqu'au cap de Nigraès. Mais il est difficile de marquer exactement ses limites, parce qu'elles ont été plusieurs fois étendues ou resserrées par diverses conquêtes.

La capitale est Arakan, qui a donné son nom au pays. Cette ville occupe le centre d'une vallée d'environ quinze milles de circonférence. Des montagnes hautes et escarpées l'environnent de toutes parts et lui servent de remparts et de fortifications. Elle est défendue d'ailleurs par un château. Il y passe une grande rivière, divisée en plusieurs petits ruisseaux qui traversent toutes les rues pour la commodité des habitans. Ils se réunissent en sortant de la ville, qui est à quarante ou cinquante milles de la mer, et, ne formant plus que deux canaux, ils vont se décharger dans le golfe de Bengale, l'un à Oriétan, et l'autre à Dobazi, deux places qui ouvriraient une belle porte au commerce, si les marées n'y étaient si violentes, surtout dans la pleine lune, que les vaisseaux n'y entrent point sans danger.

Le palais du roi est d'une grande étendue; sa beauté n'égale pas sa richesse: il est soutenu par des piliers fort larges et fort élevés, ou plutôt par des arbres entiers qu'on a couverts d'or. Les appartemens sont revêtus des bois les plus précieux que l'Orient fournisse, tels que le sandal rouge ou blanc, et une espèce de bois d'aigle. Au milieu du palais est une grande salle, distinguée par le nom de salle d'or, qui est effectivement revêtue d'or dans toute son étendue. On y admire un dais d'or massif, autour duquel pendent une centaine de lingots de même métal en forme de pains de sucre chacun du poids d'environ quarante livres. Il est environné de plusieurs statues d'or de la grandeur d'un homme, creuses à la vérité, mais épaisses néanmoins de deux doigts, et ornées d'une infinité de pierres précieuses, de rubis, d'émeraudes, de saphirs, de diamans d'une grosseur extraordinaire, qui leur pendent sur le front, sur la poitrine, sur les bras et à la ceinture. On voit encore au milieu de cette salle une chaise carrée de deux pieds de large, entièrement d'or, qui soutient un cabinet d'or aussi, et couvert de pierres précieuses. Ce cabinet renferme deux fameux pendans qui sont deux rubis, dont la longueur égale celle du petit doigt, et dont la base approche de la grosseur d'un œuf de poule. Ces joyaux ont causé des guerres sanglantes entre les rois du pays, non-seulement par rapport à leur valeur, mais parce que l'opinion publique accorde un droit de supériorité à celui qui les possède. Les rois d'Arakan, qui jouissaient alors de cette précieuse distinction, ne les portaient que le jour de leur couronnement.

La ville d'Arakan renferme six cents pagodes ou temples. On fait monter le nombre de ses habitans à cent soixante mille. Le palais royal est sur le bord d'un grand lac, diversifié par plusieurs petites îles, qui sont la demeure d'une sorte de prêtres auxquels on donne le nom de raulins. On voit sur ce lac un grand nombre de bateaux qui servent à diverses commodités, sans communication néanmoins avec la ville, qui est séparée du lac par une digue. On prétend que cette digue a moins été formée pour mettre la ville à couvert des inondations dans les temps tranquilles que pour l'inonder dans un cas de guerre où elle serait menacée d'être prise, et pour l'ensevelir sous l'eau avec tous ses habitans.

Le bras du fleuve qui coule vers Oriétan offre un spectacle fort agréable. Ses bords sont ornés de grands arbres toujours verts, qui forment un berceau continuel en se joignant par leurs sommets, et qui sont couverts d'une multitude de paons et de singes qu'on voit sauter de branches en branches. Oriétan est une ville où, malgré la difficulté de l'accès, les marchands de Pégou, de la Chine, du Japon, de Malacca, d'une partie du Malabar et de quelques parties du Mogol, trouvent le moyen d'aborder pour l'exercice du commerce. Elle est gouvernée par un lieutenant-général que le roi établit à son couronnement, en lui mettant une couronne sur la tête et lui donnant le nom de roi, parce que cette ville est capitale d'une des douze provinces d'Arakan, qui sont toujours gouvernées par des têtes couronnées. On voit près d'Oriétan la montagne de Naom, qui donne son nom à un lac voisin. C'est dans ce lieu qu'on relègue les criminels, après leur avoir coupé les talons, pour leur ôter le moyen de fuir. Cette montagne est si escarpée, et les bêtes féroces y sont en si grand nombre, qu'il est presque impossible de la traverser.

En doublant le cap de Nigraès, on se rend à Siriam, dont quelques-uns font la dernière ville du royaume d'Arakan, quoique d'autres la mettent dans le Pégou. Ce fut dans cette ville que le roi d'Arakan se retira avec son armée victorieuse, après avoir pillé le Tangut, qui appartenait au roi de Brama, et dans laquelle il avait trouvé non-seulement de grandes richesses, mais encore l'éléphant blanc et les deux rubis auxquels la prééminence de l'empire est attachée. Siriam n'a plus son ancienne splendeur; elle était autrefois la capitale du royaume et la demeure d'un roi. On voit encore les traces d'une forte muraille dont elle était environnée. Toutes ces petites monarchies de l'Inde ont éprouvé de fréquentes révolutions.

Les habitans estiment dans leur figure et dans leur taille ce que les autres nations regardent comme une disgrâce de la nature; ils aiment un front large et plat; et pour lui donner cette forme, ils appliquent aux enfans, dès le moment de leur naissance, une plaque de plomb sur le front. Leurs narines sont larges et ouvertes, leurs yeux petits, mais vifs, et leurs oreilles pendantes jusqu'aux épaules, comme celles des Malabares. La couleur qu'ils préfèrent à toutes les autres, dans leurs habits et leurs meubles, est le pourpre foncé.

Les édifices qui portent le nom de pagodes sont bâtis en forme de pyramide ou de clocher, plus ou moins élevés, suivant le caprice des fondateurs. En hiver, on a soin de couvrir les idoles pour les garantir du froid; dans l'espérance d'être un jour récompensé de cette attention. On célèbre chaque année une fête qui porte le nom de Sansaporan, avec une procession solennelle à l'honneur de l'idole Quiay-Pora, qu'on promène dans un grand chariot, suivi de quatre-vingt-dix prêtres vêtus d'un satin jaune. Dans son passage, les plus dévots s'étendent le long du chemin pour laisser passer sur eux le chariot qui la porte, ou se piquent à des pointes de fer qu'on y attache exprès pour arroser l'idole de leur sang. Ceux qui ont moins de courage s'estiment heureux de recevoir quelques gouttes de ce sang. Les pointes sont retirées avec beaucoup de respect par les prêtres, qui les conservent précieusement dans les temples, comme autant de reliques sacrées.

Le roi d'Arakan est un des plus puissans princes de l'Orient. Le gouvernement est entre les mains de douze princes qui portent le titre de roi, et qui résident dans les villes capitales de chaque province; ils y habitent de magnifiques palais, qui ont été bâtis pour le roi même, et qui contiennent de grands sérails où l'on élève les jeunes filles qu'on destine au souverain. Chaque gouverneur choisit tous les ans douze filles nées la même année dans l'étendue de sa juridiction, et les fait élever aux dépens du roi jusqu'à l'âge de douze ans. Ensuite, étant conduites à la cour, on les fait revêtir d'une robe de coton, avec laquelle elles sont exposées à l'ardeur du soleil jusqu'à ce que la sueur ait pénétré leurs robes. Le monarque, à qui l'on porte les robes, les sent l'une après l'autre, et retient pour son lit les filles dont la sueur n'a rien qui lui déplaise, dans l'opinion qu'elles sont d'une constitution plus saine. Il donne les autres aux officiers de sa cour.

Le roi d'Arakan prend des titres fastueux, comme tous les monarques voisins. Il se fait nommer Paxda, ou empereur d'Arakan possesseur de l'éléphant blanc et des deux pendans d'oreilles, et en vertu de cette possession, héritier légitime du Pégou et de Brama, seigneur des douze provinces de Bengale et des douze rois qui mettent leur tête sous la plante de ses pieds. Sa résidence ordinaire est dans la ville d'Arakan; mais il emploie deux mois de l'été à faire par eau le voyage d'Oriétan, suivi de toute sa noblesse, dans des barques si belles et si commodes, qu'on prendrait ce cortége pour un palais ou pour une ville flottante.

C'est à Daniel Sheldon qu'on doit aussi quelque éclaircissement sur un pays célèbre, mais dont l'intérieur est peu connu.

Il donne au Pégou pour bornes au nord, les pays de Brama, de Siammon et de Calaminham; à l'ouest, les montagnes de Pré, qui le séparent du royaume d'Arakan, et le golfe de Bengale, dont les côtes lui appartiennent depuis le cap de Nigraès jusqu'à la ville de Tavay; à l'est, le pays de Laos; au midi, le royaume de Siam; mais il ajoute que ces bornes ne sont pas si constantes, qu'elles ne changent souvent par des acquisitions ou des pertes. Vers la fin du siècle précédent, un de ses rois les étendit beaucoup; il obligea jusqu'aux Siamois à payer un tribut: mais cette gloire dura peu, et ses successeurs ont été renfermés dans les possessions de leurs ancêtres.

Le pays est arrosé de plusieurs rivières, dont la principale sort du lac de Chiama, et ne parcourt pas moins de quatre ou cinq cents milles jusqu'à la mer: elle porte le nom de Pégou, comme le royaume qu'elle arrose. La fertilité qu'elle répand, et ses inondations régulières l'ont fait nommer aussi le Nil indien. Ses débordemens s'étendent jusqu'à trente lieues de ses bords; ils laissent sur la terre un limon si gras, que les pâturages y deviennent excellens, et que le riz y croît dans une prodigieuse abondance.

Les principales richesses de ce royaume sont les pierres précieuses, telles que les rubis, les topazes, les saphirs, les améthystes, qu'on y comprend sous le nom général de rubis, et qu'on ne distingue que par la couleur, en nommant un saphir, un rubis bleu; une améthyste, un rubis violet; une topaze, un rubis jaune. Cependant la pierre qui porte proprement le nom de rubis est une pierre transparente, d'un rouge éclatant, et qui, dans ses extrémités, ou près de sa surface, a quelque chose du violet de l'améthyste. Sheldon ajoute que les principaux endroits d'où les rubis se tirent sont une montagne voisine de Cabelan ou Cablan, entre Siriam et Pégou, et les montagnes qui s'étendent depuis le Pégou jusqu'au royaume de Camboge.

Les Pégouans sont plus corrompus dans leurs mœurs qu'aucun peuple des Indes. Leurs femmes semblent avoir renoncé à la modestie naturelle. Elles sont presque nues, ou du moins leur unique vêtement est à la ceinture, et consiste dans une étoffe si claire et si négligemment attachée, que souvent elle ne dérobe rien à la vue. Elles donnèrent pour excuse à Sheldon que cet usage leur venait d'une ancienne reine du pays, qui, pour empêcher que les hommes ne tombassent dans de plus grands désordres, avait ordonné que les femmes de la nation parussent toujours dans un état capable d'irriter leurs désirs.

Un Pégouan qui veut se marier est obligé d'acheter sa femme et de payer sa dot à ses parens. Si le dégoût succède au mariage, il est libre de la renvoyer dans sa famille. Les femmes ne jouissent pas moins de la liberté d'abandonner leurs maris, en leur restituant ce qu'ils ont donné pour les obtenir. Il est difficile aux étrangers qui séjournent dans le pays de résister à ces exemples de corruption. Les pères s'empressent de leur offrir leurs filles, et conviennent d'un prix qui se règle par la durée du commerce. Lorsqu'ils sont prêts à partir, les filles retournent à la maison paternelle et n'en ont pas moins de facilité à se procurer un mari. Si l'étranger, revenant dans le pays, trouve la fille qu'il avait louée au pouvoir d'un autre homme, il est libre de la redemander au mari, qui la lui rend pour le temps de son séjour, et qui la reprend à son départ.

Ils admettent deux principes comme les manichéens: l'un, auteur du bien; l'autre, auteur du mal. Suivant cette doctrine, ils rendent à l'un et à l'autre un culte peu différent. C'est même au mauvais principe que leurs premières invocations s'adressent dans leurs maladies et dans les disgrâces qui leur arrivent. Ils lui font des vœux dont ils s'acquittent avec une fidélité scrupuleuse aussitôt qu'ils croient en avoir obtenu l'effet. Un prêtre, qui s'attribue la connaissance de ce qui peut être agréable à cet esprit, sert à diriger leur superstition. Ils commencent par un festin, qui est accompagné de danses et de musique; ensuite quelques-uns courent le matin par les rues, portant du riz dans une main, et dans l'autre un flambeau. Ils crient de toute leur force qu'ils cherchent le mauvais esprit pour lui offrir sa nourriture, afin qu'il ne leur nuise point pendant le jour. D'autres jettent par-dessus leurs épaules quelques alimens qu'ils lui consacrent. La crainte qu'ils ont de son pouvoir est si continuelle et si vive, que, s'ils voient un homme masqué, ils prennent la fuite avec toutes les marques d'une extrême agitation, dans l'idée que c'est ce redoutable maître qui sort de l'enfer pour les tourmenter. Dans la ville de Tavay, l'usage des habitans est de remplir leurs maisons de vivres au commencement de l'année, et de les laisser exposés pendant trois mois, pour engager leur tyran, par le soin qu'ils prennent de le nourrir, à leur accorder du repos pendant le reste de l'année.

Quoique tous les prêtres du pays soient de cette secte, on y voit un ordre de religieux qui portent comme à Siam le nom de talapoins, et qui descendent apparemment des talapoins siamois. Ils sont respectés du peuple; ils ne vivent que d'aumônes. La vénération qu'on a pour eux est portée si loin, qu'on se fait honneur de boire de l'eau dans laquelle ils ont lavé leurs mains; ils marchent dans les rues avec beaucoup de gravité, vêtus de longues robes, qu'ils tiennent serrées par une ceinture de cuir large de quatre doigts. À cette ceinture pend une bourse dans laquelle ils mettent les aumônes qu'ils reçoivent. Leur habitation est au milieu des bois, dans une sorte de cage qu'ils se font construire au sommet des arbres; mais cette pratique n'est fondée que sur la crainte des tigres, dont le royaume est rempli. À chaque nouvelle lune ils vont prêcher dans les villes: ils y assemblent le peuple au son d'une cloche ou d'un bassin. Leurs discours roulent sur quelques préceptes de la loi naturelle, dont ils croient que l'observation suffit pour mériter des récompenses dans une autre vie, de quelque extravagance que soient les opinions spéculatives auxquelles on est attaché. Ces principes ont du moins l'avantage de les rendre charitables pour les étrangers, et de leur faire regarder sans chagrin la conversion de ceux qui embrassent le christianisme. Quand ils meurent, leurs funérailles se font aux dépens du peuple, qui dresse un bûcher des bois les plus précieux pour brûler leurs corps. Leurs cendres sont jetées dans la rivière; mais leurs os demeurent enterrés au pied de l'arbre qu'ils ont habité pendant leur vie.

Le royaume de Boutan est d'une fort grande étendue; mais on n'en connaît pas exactement les limites. Les caravanes qui s'y rendent chaque année de Patna partent vers la fin du mois de décembre: elles arrivent le huitième jour à Garachepour, jusqu'au pied des hautes montagnes. Il reste encore huit ou neuf journées, pendant lesquelles on a beaucoup à souffrir dans un pays plein de forêts, où les éléphans sauvages sont en grand nombre. Les marchands, au lieu de reposer la nuit, sont obligés de faire la garde et de tirer sans cesse leurs mousquets pour éloigner ces redoutables animaux. Comme l'éléphant marche sans bruit, il surprend les caravanes; et quoiqu'il ne nuise point aux hommes, il emporte les vivres dont il peut se saisir, surtout les sacs de riz ou de farine, et les pots de beurre, dont on a toujours de grosses provisions.

On peut aller de Patna jusqu'au pied des montagnes dans des palekis, qui sont les carrosses des Indes; mais on se sert ordinairement de bœufs, de chameaux et de chevaux du pays. Ces chevaux sont naturellement si petits, que les pieds d'un homme qui les monte touchent presqu'à terre; mais ils sont très-vigoureux, et leur pas est une espèce d'amble, qui leur fait faire vingt lieues d'une seule traite, avec fort peu de nourriture. Les meilleurs s'achètent jusqu'à deux cents écus. Lorsqu'on entre dans les montagnes, les passages deviennent si étroits, qu'on est obligé de se réduire à cette seule voiture, et souvent même on a recours à d'autres expédiens. La vue d'une caravane fait descendre de diverses habitations un grand nombre de montagnards, dont la plupart sont des femmes et des filles qui viennent faire marché avec les négocians pour les porter, eux, leurs marchandises et leurs provisions, entre des précipices qui se succèdent pendant neuf ou dix journées: elles ont sur les deux épaules un gros bourlet auquel est attaché un épais coussin qui leur pend sur le dos, et qui sert comme de siége à l'homme dont elles se chargent; elles sont trois qui se relaient tour à tour pour chaque homme. Le bagage est transporté sur le dos des boucs, qui sont capables de porter jusqu'à cent cinquante livres. Ceux qui s'obstinent à mener des chevaux dans ces affreuses montagnes sont souvent obligés, dans les passages dangereux, de les faire guinder avec des cordes: on ne leur donne à manger que le matin et le soir. Les femmes qui portent les hommes ne gagnent que deux roupies dans l'espace de dix jours. On paie le même prix pour chaque bouc et pour chaque cheval.

À cinq ou six lieues de Garachepour, on entre sur les terres du radja de Népal, qui s'étendent jusqu'aux frontières du royaume de Boutan. Ce radja, vassal et tributaire du grand-mogol, fait sa résidence dans la ville de Népal. Son pays n'offre que des bois et des montagnes. On entre de là dans l'ennuyeux espace qu'on vient de représenter, et l'on retrouve ensuite des boucs, des chameaux, des chevaux et même des palekis. Ces commodités ne cessent plus jusqu'à Boutan. On marche dans un fort bon pays, où le blé, le riz, les légumes et le vin sont en abondance. Tous les habitans de l'un et de l'autre sexe y sont vêtus, l'été, de grosse toile de coton ou de chanvre, et l'hiver, d'un gros drap, qui est une espèce de feutre. Leur coiffure est un bonnet, autour duquel ils mettent pour ornement des dents de porc et des pièces d'écaille de tortue, rondes ou carrées. Les plus riches y mêlent des grains de corail ou d'ambre jaune, dont les femmes se font aussi des colliers. Les hommes, comme les femmes, portent des bracelets au bras gauche seulement, et depuis le poignet jusqu'au coude, avec cette différence, que ceux des femmes sont plus étroits. Ils ont au cou un cordon de soie, d'où pendent quelques grains de corail ou d'ambre, et des dents de porc. Quoique fort livrés à l'idolâtrie, ils mangent toutes sortes de viande, excepté celle de vache, parce qu'ils adorent cet animal comme la nourrice du genre humain. Ils sont passionnés pour l'eau-de-vie, qu'ils font de riz et de sucre, comme dans la plus grande partie de l'Inde. Après leurs repas, surtout dans les festins qu'ils donnent à leurs amis, ils brûlent de l'ambre jaune: ce qui le rend cher et fort recherché dans le pays.

Le roi de Boutan entretient constamment autour de sa personne une garde de sept à huit mille hommes, qui sont armés d'arcs et de flèches, avec la rondache et la hache; ils ont depuis long-temps l'usage du mousquet et du canon de fer. Leur poudre a le grain long; et celle que l'auteur vit entre les mains de plusieurs marchands, était d'une force extraordinaire. Ils l'assurèrent qu'on voyait sur leurs canons des chiffres et des lettres qui n'avaient pas moins de cinq cents ans. Un habitant du royaume n'en sort jamais sans la permission expresse du gouverneur, et n'aurait pas la hardiesse d'emporter une arme à feu, si ses plus proches parens ne se rendaient caution qu'elle sera rapportée. Sans cette difficulté, Tavernier aurait acheté des marchands de ce pays un de leurs mousquets, parce que les caractères qui étaient sur le canon rendaient témoignage qu'il avait cent quatre-vingts ans d'ancienneté. Il était fort épais, la bouche en forme de tulipe, et le dedans aussi poli que la glace d'un miroir. Sur les deux tiers du canon il y avait des filets de relief et quelques fleurs dorées et argentées: les balles étaient d'une once. Le marchand, étant obligé de décharger sa caution, ne se laissa tenter par aucune offre, et refusa même de donner un peu de sa poudre.

On voit toujours cinquante éléphans autour du palais du roi, et vingt ou vingt-cinq chameaux qui ne servent qu'à porter une petite pièce d'artillerie d'environ une demi-livre de balle. Un homme assis sur la croupe du chameau manie d'autant plus facilement cette pièce, qu'elle est sur une espèce de fourche qui tient à la selle, et qui lui sert d'affût. Il n'y a pas au monde un souverain plus respecté de ses sujets que le roi de Boutan: il en est comme adoré. Lorsqu'il rend la justice ou qu'il donne audience, ceux qui se présentent devant lui ont les mains jointes, élevées sur le front; et se tenant éloignés du trône, ils se prosternent à terre sans oser lever la tête. C'est dans cette humble posture qu'ils font leurs supplications; et, pour se retirer, ils marchent à reculons, jusqu'à ce qu'ils soient hors de sa présence. Leurs prêtres enseignent, comme un point de religion, que ce prince est un dieu sur la terre; cette superstition va si loin, que chaque fois qu'il satisfait au besoin de la nature, on ramasse soigneusement son ordure pour la faire sécher et mettre en poudre; ensuite on la met dans de petites boîtes qui se vendent dans les marchés, et dont on saupoudre les viandes. Deux marchands du Boutan, qui avaient vendu du musc à l'auteur, montrèrent chacun leur boîte, et quelques pincées de cette poudre, pour laquelle ils avaient beaucoup de vénération.

Les peuples de Boutan sont robustes et de belle taille; ils ont le visage et le nez un peu plats. Les femmes sont encore plus grandes et plus vigoureuses que les hommes; mais la plupart ont des goîtres fort incommodes. La guerre est peu connue dans cet état: on n'y craint pas même le grand-mogol, parce que, du côté du midi, la nature a mis de hautes montagnes et des passages fort étroits qui forment une barrière impénétrable. Au nord, il n'y a que des bois, presque toujours couverts de neige; des deux autres côtés, ce sont de vastes déserts, où l'on ne trouve guère que des eaux amères. Si l'on y rencontre quelques terres habitées, elles appartiennent à des radjas sans armes et sans forces. Le roi de Boutan fait battre des pièces d'argent de la valeur des roupies: ce qui porte à croire que son pays a quelques mines d'argent: cependant les marchands que Tavernier vit à Patna, ignoraient où ces mines étaient situées. Leurs pièces de monnaie sont extraordinaires dans leur forme: au lieu d'être rondes, elles ont huit angles; et les caractères qu'elles portent ne sont ni indiens ni chinois. L'or de Boutan y est apporté par les marchands du pays qui reviennent du Levant.

Leur principal commerce est celui du musc. Dans l'espace de deux mois que les marchands passèrent à Patna, Tavernier en acheta d'eux pour vingt-six mille roupies. L'once, dans la vessie, lui revenait à quatre livres quatre sous de notre monnaie; il la payait huit francs hors de vessie. Tout le musc qui entre dans la Perse vient de Boutan, et les marchands qui font ce commerce aiment mieux qu'on leur donne de l'ambre jaune et du corail que de l'or ou de l'argent. Pendant les chaleurs, ils trouvent peu de profit à transporter le musc, parce qu'il devient trop sec et qu'il perd de son poids. Comme cette marchandise paie vingt-cinq pour cent à la douane de Garachepour, dernière ville des états du Mogol, il arrive souvent que, pour éviter de si grands frais, les caravanes prennent un chemin qui est encore plus incommode, par les montagnes couvertes de neige et les grands déserts qu'il faut traverser; ils vont jusqu'à la hauteur de trente degrés, d'où, tournant vers Kaboul, qui est au quarantième, elles se divisent, une partie pour aller à Balk, et l'autre dans la grande Tartarie. Là, les marchands qui viennent de Boutan troquent leurs richesses contre des chevaux, des mulets et des chameaux; car il y a peu d'argent dans ces contrées: ils y portent avec le musc beaucoup d'excellente rhubarbe et de semencine. Les Tartares font passer ensuite ces marchandises dans la Perse; ce qui fait croire aux Européens que la rhubarbe et la semencine viennent de la Tartarie. Il est vrai, remarque l'Anglais Sheldon, qu'il en vient de la rhubarbe; mais elle est beaucoup moins bonne que celle du royaume de Boutan; elle est plus tôt corrompue, et c'est le défaut de la rhubarbe de se dissoudre d'elle-même par le cœur. Les Tartares remportent de Perse des étoffes de soie de peu de valeur, qui se font à Tauris et à Ardevil, avec quelques draps d'Angleterre et de Hollande, que les Arméniens vont prendre à Constantinople et à Smyrne, où nous les portons de l'Europe. Quelques-uns des marchands qui viennent de Boutan à Kaboul vont à Candehar, et jusqu'à Ispahan, d'où ils emportent pour leur musc et leur rhubarbe, du corail en grains, de l'ambre jaune et du lapis en grains. D'autres, qui vont du côté de Moultan, de Lahor et d'Agra, remportent des toiles, de l'indigo, et quantité de cornaline et de cristal. Enfin ceux qui retournent par Garachepour remportent de Patna et de Daka, du corail, de l'ambre jaune, des bracelets d'écaille de tortue et d'autres coquilles de mer, avec quantité de pièces rondes et carrées de la grandeur de nos jetons, qui sont aussi d'écaille de tortue et de coquille. L'auteur vit à Patna quatre Arméniens qui, ayant déjà fait un voyage au royaume de Boutan, venaient de Dantzick, où ils avaient fait faire un grand nombre de figures d'ambre jaune qui représentaient toutes sortes d'animaux et de monstres. Ils allaient les porter au roi de Boutan pour augmenter le nombre de ses divinités. Ils dirent à Tavernier qu'ils se seraient enrichis, s'ils avaient pu faire composer une idole particulière que le prince leur avait recommandée; c'était une figure monstrueuse, qui devait avoir six cornes, quatre oreilles et quatre bras, avec six doigts à chaque main; mais ils n'avaient pas trouvé d'assez grosse pièce d'ambre jaune.

Le roi de Boutan, commençant à craindre que les tromperies qui se font dans le musc ne ruinassent ce commerce, d'autant plus qu'on en tire aussi du Tonquin et de la Cochinchine, où il est beaucoup plus cher, parce qu'il y est moins commun, avait ordonné depuis quelque temps que les vessies ne seraient pas cousues, et qu'elles seraient apportées ouvertes à Boutan, pour y être visitées et scellées de son sceau. Mais cette précaution n'empêche pas qu'on ne les ouvre subtilement, et qu'on n'y mette de petits morceaux de plomb, qui, sans l'altérer, à la vérité, en augmentent du moins le poids.

Le royaume d'Assam est une des plus fertiles contrées de l'Asie; il produit tout ce qui est nécessaire à la vie, sans que les habitans aient besoin de recourir aux nations voisines. Ils ont des mines d'argent, d'acier, de plomb et de fer; la soie en abondance, mais grossière. Ils en ont une espèce qui croît sur les arbres, et qui est l'ouvrage d'un animal dont la forme ressemble à celle des vers à soie communs, avec cette double différence, qu'il est plus rond et qu'il demeure toute l'année sur les arbres. Les étoffes qu'on fait de cette soie sont fort lustrées; mais elles se coupent. C'est du côté du midi que la nature produit ces vers, et qu'on trouve les mines d'or et d'argent. Le pays produit aussi quantité de gomme-laque, dont on distingue deux sortes: celle qui croît sur les arbres est de couleur rouge, et sert à peindre les toiles et les étoffes. Après en avoir tiré cette couleur, on emploie ce qui reste à faire une sorte de vernis dont on enduit les cabinets et d'autres meubles de cette nature. On le transporte en abondance à la Chine et au Japon, où il passe pour la meilleure laque de l'Asie. À l'égard de l'or, on ne permet pas qu'il sorte du royaume, et l'on n'en fait néanmoins aucune espèce de monnaie. Il demeure en lingots, grands et petits, dont le peuple se sert dans le commerce intérieur.

Nous tirons le peu de détails que nous présente la Cochinchine de la relation d'un missionnaire jésuite, nommé le père de Rhodes, et nous y joindrons quelques-unes des remarques et aventures qui lui sont particulières.

Destiné à la mission du Japon par le souverain pontife, il se rendit de Rome à Lisbonne, où il avait ordre de s'embarquer avec d'autres missionnaires.

Ce fut le 4 avril 1619 qu'ils mirent à la voile avec trois grands vaisseaux: ils étaient au nombre de six sur la Sainte-Thérèse. Trois mois et demi de navigation leur firent doubler le cap de Bonne-Espérance. Ils essuyèrent plusieurs tempêtes et les ravages du scorbut, qui ne les empêchèrent point d'arriver heureusement au port de Goa le 5 octobre.

Après avoir passé deux ans, tant à Goa qu'à Salsette, il reçut ordre enfin de partir pour le Japon, sur un vaisseau qui devait porter à Malacca un seigneur portugais, nommé pour commander dans la citadelle. Il passa par Cochin, qui n'est qu'à cent lieues de Goa: les jésuites y avaient un collége dans lequel ils enseignaient toutes les sciences. La violence des vents qui arrêta long-temps le vaisseau portugais vers le cap de Comorin, donna occasion à l'auteur de visiter la fameuse côte de la Pêcherie, qui tire ce nom de l'abondance des perles qu'on y pêche. «Les habitans connaissent, dit-il, dans quelle saison ils doivent chercher ces belles larmes du ciel qui se trouvent endurcies dans les huîtres. Alors les pêcheurs s'avancent en mer dans leurs barques: l'un plonge, attaché sous les aisselles avec une corde, la bouche remplie d'huile et un sac au cou: il ramasse les huîtres qu'il trouve au fond; et lorsqu'il n'a plus la force de retenir son haleine, il emploie quelques signes pour se faire retirer. Ces pêcheurs sont si bons chrétiens, qu'après leur pêche ils viennent ordinairement à l'église, où ils mettent souvent de grosses poignées de perles sur l'autel. On fit voir au père de Rhodes une chasuble qui en était entièrement couverte, et qui était estimée deux cent mille écus dans le pays. Qu'eût-elle valu, dit-il, en Europe?»

La principale place de cette côte est Totocorin: on y trouve les plus belles perles de l'Orient. Les Portugais y avaient une citadelle, et les jésuites un fort beau collége. Il était arrivé, par des malheurs que de Rhodes ignore, qu'on avait ôté cette maison à sa compagnie. «Les jésuites, dit-il, s'étant retirés, on dit que les perles et les huîtres disparurent dans cet endroit de la côte; mais aussitôt que le roi de Portugal eut rappelé ces zélés missionnaires, on y vit revenir les perles, comme si le ciel eût voulu remarquer que, lorsque les pêcheurs d'âmes seraient absens, il ne fallait pas attendre une bonne pêche de perles.» Ceci nous rappelle un passage fort plaisant de la Gazette de France, de l'année 1774, dans lequel on disait, à l'article de la Suède, que tout se ressentait du bonheur de la nouvelle administration, et que jamais les harengs n'étaient venus en si grand nombre sur les bords de la Baltique.

Après avoir visité la côte de Coromandel, le père de Rhodes fit voile vers Malacca, et échoua sur un banc de sable à la vue du cap de Rachado. Il attribue le salut du vaisseau à un miracle sensible de son reliquaire, qu'il plongea dans la mer au bout d'une longue corde. En moins d'une minute, sans que personne y travaillât, le bâtiment, dit-il, qui avait été long-temps immobile, sortit du sable avec une force extrême, et fut poussé en mer. Il observe qu'on peut aborder dans tous les temps de l'année au port de Malacca, avantage que n'ont pas le ports de Goa, de Cochin, de Surate, ni, suivant ses lumières, aucun autre port de l'Inde orientale. Quoique Malacca, observe-t-il encore, ne soit qu'à deux degrés au nord de la ligne, et que par conséquent la chaleur y soit extrême, cependant les fruits de l'Europe et le raisin même n'y mûrissent point. La raison, dit-il, en paraîtra fort étrange; mais elle n'est pas moins certaine: c'est faute de chaleur que ces fruits n'y mûrissent pas. Il ajoute, pour s'expliquer, que, «le soleil donnant à plomb sur la terre, devrait à la vérité tout brûler et rendre le pays inhabitable. Les anciens en avaient cette opinion; mais ils ignoraient le secret de la Providence, qui a voulu qu'il fût le plus habité. Le soleil, dans le temps qu'il a toute sa force, attire tant d'exhalaisons et de vapeurs, que c'est alors l'hiver du pays. Les vents, qui sont impétueux, les pluies continuelles tiennent cet astre caché, et s'opposent à la maturité de tous les fruits qui ne sont pas propres au climat.»

Les vues du père de Rodes étaient toujours pour le Japon, et sa soumission pour d'autres ordres qui le retinrent un an et demi, soit à Macao, soit à Canton, fut une violence qu'il fit à son zèle. Cependant de nouvelles dispositions de ses supérieurs l'obligèrent d'abandonner entièrement son premier projet pour se rendre à la Cochinchine. D'ailleurs les portes du Japon se trouvaient fermées par une violente persécution qui s'y était élevée contre le christianisme. Le père de Mattos reçut ordre de partir pour la Cochinchine avec cinq autres jésuites de l'Europe, entre lesquels de Rhodes fut nommé. Ils s'embarquèrent à Macao, dans le cours du mois de décembre 1624, et leur navigation ne dura que dix-neuf jours.

Il n'y avait pas cinquante ans que la Cochinchine était un royaume séparé du Tonquin, dont, elle n'avait été qu'une province pendant plus de sept cents ans. Celui qui secoua le joug était l'aïeul du roi qui occupait alors le trône. Après avoir été gouverneur du pays, il se révolta contre son prince, et se fit un état indépendant, dans lequel il se soutint assez heureusement par la force des armes, pour laisser à ses enfans une succession tranquille. Leur puissance y étant mieux établie que jamais, il n'y a pas d'apparence que cette souveraineté retourne jamais à ses anciens maîtres.

La Cochinchine est sous la zone torride, au midi de la Chine; elle s'étend depuis le 12e. degré jusqu'au 18e. De Rhodes lui donne quatre cents milles de longueur; mais sa largeur est beaucoup moindre. Elle a pour bornes à l'orient la mer de la Chine, le royaume de Laos à l'occident, celui de Chiampa au sud, et le Tonquin au nord. Sa division est en six provinces, dont chacune a son gouverneur et ses tribunaux particuliers de justice. La ville où le roi fait son séjour se nomme Kehoué. Si les bâtimens n'en sont pas magnifiques, parce qu'ils ne sont composes que de bois, ils ne manquent pas de commodités, et les colonnes fort bien travaillées, qui servent à les soutenir, leur donnent beaucoup d'apparence. La cour est belle et nombreuse, et les seigneurs y font éclater beaucoup de magnificence dans leurs habits.

Le pays est fort peuplé. De Rhodes vante la douceur des habitans; mais elle n'empêche pas, dit-il, qu'ils ne soient bons soldats; ils ont un respect merveilleux pour leur roi. Ce prince entretient continuellement cent cinquante galères dans trois ports; et les Hollandais ont éprouvé qu'elles peuvent attaquer avec avantage ces grands vaisseaux avec lesquels ils se croient maîtres des mers de l'Inde.

La fertilité du pays rend les habitans fort riches. Il est arrosé de vingt-quatre belles rivières, qui donnent de merveilleuses commodités pour voyager par eau dans toutes ses parties, et qui servent par conséquent à l'entretien du commerce. Des inondations réglées, qui se renouvellent tous les ans aux mois de novembre et de décembre, engraissent la terre sans aucune culture. Dans cette saison, il n'est pas possible de voyager à pied, ni de sortir même des maisons sans une barque; de là vient l'usage de les élever sur deux colonnes, qui laissent un passage libre à l'eau.

Il se trouve des mines d'or dans la Cochinchine: mais les principales richesses du pays sont, le poivre, que les Chinois y viennent prendre; la soie, qu'on fait servir jusqu'aux filets des pécheurs et aux cordages des galères; et le sucre, dont l'abondance est si grande, qu'il ne vaut pas ordinairement plus de deux sous la livre. On en transporte beaucoup au Japon, quoique les Cochinchinois n'entendent pas beaucoup la manière de l'épurer.

On s'imaginerait qu'une contrée qui ne produit ni blé, ni vin, ni huile, nourrit mal ses habitans. Mais, sans expliquer en quoi consiste leur bonne chère, de Rhodes assure que les tables de la Cochinchine valent celles de l'Europe.

C'est le seul pays du monde où croisse le calembac, cet arbre renommé dont le bois est un parfum précieux, et qui d'ailleurs sert aux plus excellens usages de la médecine. L'odeur en est admirable; le bois en poudre ou en teinture fortifie le cœur contre toutes sortes de venins; il se vend au poids de l'or.

De Rhodes assure, contre le témoignage de plusieurs autres voyageurs, que c'est aussi dans la seule Cochinchine que se trouvent ces petits nids d'oiseaux qui servent d'assaisonnement aux potages et aux viandes. On pourrait croire, pour concilier les récits, qu'il parle d'une espèce particulière. Ils ont, dit-il, la blancheur de la neige: on les trouve dans certains rochers de cette mer, vis-à-vis des terres où croissent les calembacs, et l'on n'en voit point autre part; c'est ce qui le porte à croire que les oiseaux qui font ces nids vont sucer ces arbres, et que de ce sucre, mêlé peut-être avec l'écume de la mer, ils composent un ouvrage si blanc et de si bon goût. Cependant ils demandent d'être cuits avec de la chair ou du poisson; et de Rhodes assure qu'ils ne peuvent être mangés seuls.

La Cochinchine produit des arbres qui portent pour fruits de gros sacs remplis de châtaignes. On doit regretter que le père de Rhodes n'en rapporte pas le nom, et qu'il n'en explique pas mieux la forme. «Un seul de ces sacs fait la charge d'un homme; aussi la Providence ne les a-t-elle pas fait sortir des branches, qui n'auraient pas la force de les soutenir, mais du tronc même; le sac est une peau fort épaisse, dans laquelle on trouve quelquefois cinq cents châtaignes plus grosses que les nôtres; mais ce qu'elles ont de meilleur, est une peau blanche et savoureuse, qu'on tire de la châtaigne avant de la cuire.»

Les difficultés de la langue étant un des plus grands obstacles qui arrêtent le progrès des missionnaires, le père de Rhodes comprit que cette étude devait faire son premier soin. On parle à peu près la même langue dans le royaume de Tonquin et de la Cochinchine. Elle est aussi entendue dans trois autres pays voisins; mais est entièrement différente de la chinoise. On la prendrait, surtout dans la bouche des femmes, pour un gazouillement d'oiseaux; tous les mots sont des monosyllabes, et leur signification ne se distingue que par les divers tons qu'on leur donne en les prononçant. Une même syllabe, telle, par exemple, que daï, peut signifier vingt-trois choses tout-à-fait différentes. Le zèle du père de Rhodes lui fit mépriser ces obstacles; il apporta autant d'application à cette entreprise qu'il en avait donné autrefois à la théologie, et dans l'espace de quatre mois, il se rendit capable de prêcher dans la langue de la Cochinchine; mais il avoue qu'il en eut l'obligation à un petit garçon du pays, qui lui apprit en trois semaines les divers tons de cette langue, et la manière de prononcer tous les mots: ce qu'il y eut d'admirable, et ce qui mérite d'être remarqué, c'est qu'ils ignoraient la langue l'un de l'autre.

Dans l'intervalle de ses entreprises apostoliques, il fit un voyage aux Philippines, sans autre dessein que de profiter d'une occasion qui se présentait pour se rendre à Macao.

Une violente persécution l'obligeant de quitter la Cochinchine, il s'embarqua, le 2 juillet 1641, sur un vaisseau qui faisait voile pour Bolinao. Il entra dans ce port le 28 du même mois, après avoir essuyé une dangereuse tempête; mais il fut surpris de remarquer à son arrivée que les habitans ne comptaient que samedi 27 juillet. Il avait mangé de la viande le matin, parce qu'il se croyait au dimanche, et le soir il fut obligé de faire maigre, lorsqu'on l'assura que le dimanche et le vingt-huitième n'étaient que le lendemain: cette erreur lui causa d'abord beaucoup d'embarras; mais en y pensant un peu, il comprit que de part et d'autre on avait fort bien compté, quoiqu'il y eût dans les deux comptes la différence d'un jour.

Ce qu'il y a d'étonnant dans l'embarras du père de Rhodes, c'est qu'étant aux Indes depuis si long-temps, il n'eût jamais eu l'occasion de faire la même remarque. Il s'applaudit de l'explication qu'il donne à son erreur.

Quand on part d'Espagne, dit-il, pour aller aux Philippines, on va toujours de l'orient à l'occident. Il faut par conséquent que tous les jours deviennent plus longs de quelques minutes; parce que le soleil, dont on suit la course, se lève et se couche toujours plus tard. Dans le cours de cette navigation, la perte est d'un demi-jour. Au contraire, les Portugais qui vont du Portugal aux Indes orientales, avancent contre le soleil, qui, se couchant et se levant toujours plus tôt, rend chaque jour plus court de quelques minutes, et leur donne ainsi l'avance du jour en arrivant au même terme. D'où il est aisé de conclure que, les uns gagnant et les autres perdant un demi-jour, il faut nécessairement que les Portugais et les Espagnols, qui arrivent aux Philippines par des chemins opposés, trouvent un jour entier de différence. «Le père de Rhodes, venu vers l'orient par le chemin des Portugais, avait vécu par conséquent un jour de plus que les Espagnols des Philippines.» Par la même raison, continue-t-il, deux prêtres qui partiraient au même jour, l'un de Portugal vers l'orient, l'autre d'Espagne vers l'occident, disant chaque jour la messe, et arrivant le même jour au même lieu, l'un aurait dit une messe plus que l'autre: et de deux jumeaux qui, étant nés ensemble, feraient le même voyage par les deux routes opposées, l'un aurait vécu un jour de plus.»

Ceux pour qui cette remarque ne sera pas aussi merveilleuse qu'elle le fut pour l'auteur apprendront de lui plus volontiers l'origine de la persécution qui fermait alors aux missionnaires l'entrée des ports du Japon. Après avoir observé que Manille, la principale des Philippines, est au 13e. degré de l'élévation de la ligne, et que c'est là qu'on compte le dernier terme de l'occident, quoique ces îles soient à l'orient de la Chine, dont elles ne sont éloignées que de cent cinquante lieues, il ajoute:

«Comme on les prend pour le bout des Indes occidentales, qui appartiennent aussi aux Espagnols, deux Hollandais prirent occasion de cette idée pour renverser le christianisme au Japon. Ils firent voir à l'empereur, dans une mappemonde, d'un côté les Philippines, et de l'autre Macao, que le roi d'Espagne possédait alors à la Chine, en qualité de roi de Portugal. Voyez-vous, lui dirent-ils, jusqu'où la domination du roi d'Espagne s'est étendue? Du côté de l'orient, elle est arrivée à Macao, et du côté de l'occident aux Philippines. Vous êtes si près de ces deux extrémités de son empire, qu'il ne lui reste que le vôtre à conquérir; à la vérité, il n'a pas aujourd'hui des troupes assez nombreuses pour entreprendre tout d'un coup la conquête du Japon; mais il y envoie des prêtres qui, sous le prétexte de faire des chrétiens, font des soldats pour l'Espagne; et lorsque le nombre en sera tel que les Espagnols le désirent, vous éprouverez, comme le reste du monde, que, sous le voile de la religion, ils ne pensent qu'à vous rendre l'esclave de leur ambition.» L'empereur du Japon, alarmé de cet avis, jura une guerre irréconciliable à tous les missionnaires chrétiens: l'Église n'a jamais essuyé de persécution plus obstinée que celle qui a rempli de sang toutes les villes de ce florissant royaume, où le christianisme avait fait des progrès. Nous en parlerons plus au long à l'article du Japon.

Dans une traversée de Malacca à Java, qui ne fut que de onze jours, il arriva au vaisseau qu'il montait un accident fort singulier, qu'il attribue à la protection du premier martyr de la Cochinchine, nommé André, dont il portait la tête à Rome. Le 25 février, pendant que le vent était favorable, l'imprudence des matelots les fit heurter contre un gros rocher, qui était presqu'à fleur d'eau. Le bruit ne fut pas moindre que celui du tonnerre, et le coup avait été si violent, que le navire demeura fixé sur l'écueil. Plusieurs planches qu'on vit flotter sur l'eau ne laissèrent aucun doute qu'il ne fût près de périr. Cependant il se remit de lui-même à flot, tandis que l'auteur et deux autres missionnaires, qui étaient partis avec lui de Malacca, faisaient leur prière au martyr. Les matelots, surpris qu'il ne se remplît pas d'eau, jugèrent qu'ayant été doublé en plusieurs endroits, il n'avait perdu que des planches extérieures. Ils continuèrent leur navigation sept jours entiers avec beaucoup de bonheur. Mais, en arrivant au port de Batavia, où l'on pensa aussitôt à radouber le vaisseau, on s'aperçut avec admiration qu'il avait une grande ouverture sur le bas, et que le rocher qui avait brisé les planches, s'étant rompu lui-même, avait rempli le trou d'une grosse et large pierre. Toute la ville accourut pour voir cette merveille. La même chose est arrivée de nos jours à un vaisseau anglais, dans un voyage du capitaine Cook, sans que saint André de Cochinchine s'en mêlât.

Il se trouvait dans Batavia plusieurs Français catholiques et quantité de Portugais, auxquels le missionnaire s'empressa de rendre les services de sa profession: son zèle se satisfit paisiblement pendant l'espace de cinq mois. Mais un jour de dimanche, 29 juillet, la messe, qu'il célébrait dans sa maison devant un grand nombre de catholiques, fut interrompue par l'arrivée du juge criminel de la ville, qui entra dans la chapelle avec ses archers. De Rhodes se hâta de consommer les saintes espèces. Mais il fut saisi à l'autel même par les archers, qui voulurent le mener en prison revêtu des habits sacerdotaux. Sept gentilshommes portugais mirent l'épée à la main pour sa défense. Le désordre aurait été fort grand, s'il n'eût supplié ses défenseurs de l'abandonner à la violence des hommes. Le juge, touché apparemment de sa générosité, lui laissa quitter ses habits; mais s'étant saisi néanmoins de tout ce qui appartenait à son ministère, il le fit conduire dans la prison publique, d'où il fut mené deux jours après dans un cachot noir, destiné aux criminels qui ne peuvent éviter le dernier supplice. Son procès fut instruit. Outre le crime d'avoir célébré la messe à Batavia, il fut accusé d'avoir travaillé à la conversion du gouverneur de Malacca, et d'avoir brûlé plusieurs livres de la religion hollandaise. Il se justifia sur ce dernier article en protestant que, quelque opinion qu'il eût de ces livres, il ne lui en était jamais tombé entre les mains. Mais il n'en reçut pas moins sa sentence, qui contenait trois articles. Par les deux premiers, il était condamné à un bannissement perpétuel de toutes les terres de Hollande, et à payer une amende de quatre cents écus d'or. Le troisième, qui lui fut le plus douloureux, portait que les ornemens ecclésiastiques, les images et le crucifix qu'on lui avait enlevés seraient brûlés par la main du bourreau, et qu'il assisterait sous un gibet à cette exécution. Ses représentations et ses larmes ne purent fléchir ses juges. S'il fut dispensé de paraître sous le gibet, il n'eut cette obligation qu'à la politique du gouverneur, qui craignit un soulèvement des catholiques de la ville. On suppléa même à cette espèce d'adoucissement en faisant pendre deux voleurs tandis que l'on brûlait le crucifix et les images. Ce n'est pas là de la tolérance, il s'en faut de beaucoup; mais il faut avouer qu'on ne leur en avait pas donné l'exemple.

Des deux autres articles, le premier ne put être exécuté sur-le-champ, parce que le père de Rhodes n'était point assez riche pour satisfaire au second. Il fut retenu pendant trois mois dans les chaînes; et sa réponse aux offres qu'on lui faisait de le rendre libre aussitôt qu'il aurait payé l'amende, était de protester qu'il était content de son sort, et qu'il regardait ces souffrances comme une faveur du ciel.

Au mois d'octobre, quelques vaisseaux de Hollande apportèrent des lettres de la compagnie des Indes qui nommaient Corneille Van-der-Lyn gouverneur général des établissemens hollandais après la mort d'Antoine Van Diemen, qui avait enlevé Malacca aux Portugais. Entre les réjouissances publiques qui se firent à l'entrée du nouveau gouverneur, tous les prisonniers furent délivrés. Non-seulement de Rhodes fut élargi sans payer les quatre cents écus, mais Van-Der-Lyn le vengea par quelques bastonnades qu'il donna de sa main au principal juge pour le punir de son excessive rigueur. Ensuite l'ayant comblé de caresses, auxquelles il joignit des excuses pour sa nation, il lui laissa la liberté de partir. Quelques Portugais qui faisaient voile pour Macassar le reçurent avec joie dans leurs vaisseaux, et consentirent volontiers à la prière qu'il fit d'être conduit à Bantam, qui n'est qu'à douze lieues de Batavia. Il espérait trouver dans cette ville quelque vaisseau anglais prêt à retourner en Europe; mais il entreprit encore d'autres courses. Il alla à Ormus, et prit sa route par terre, en traversant la Perse et la Natolie jusqu'à Smyrne, d'où il se rendit au port de Gênes sur un vaisseau de cette république.

FIN DU SIXIÈME VOLUME.

TABLE DES MATIÈRES
CONTENUES DANS CE VOLUME.

SECONDE PARTIE.—ASIE.

LIVRE II.

CONTINENT DE L'INDE.

  •   Pag.
  • CHAPITRE VI.—Guzarate, Cambaye et Visapour 1
  • CHAP. VII.—Voyage de l'ambassadeur anglais Thomas Rhoé dans l'Indoustan 39
  • CHAP. VIII.—Voyage de Tavernier dans l'Indoustan 84
  • CHAP. IX.—Indoustan 140
  • CHAP. X.—Voyage de Bernier à Cachemire 262

LIVRE III.

PARTIE ORIENTALE DES INDES.

  • CHAPITRE PREMIER.—Arakan, Pégou, Boutan, Assam, Cochinchine 322

FIN DE LA TABLE.

1: Milice de Perse.

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