Actes et Paroles, Volume 3
The Project Gutenberg eBook of Actes et Paroles, Volume 3
Title: Actes et Paroles, Volume 3
Author: Victor Hugo
Release date: July 1, 2005 [eBook #8454]
Most recently updated: September 20, 2014
Language: French
Credits: Produced by Carlo Traverso, Marc D'Hooghe and the Online Distributed Proofreaders
Produced by Carlo Traverso, Marc D'Hooghe and the Online
Distributed Proofreaders
ACTES ET PAROLES III par VICTOR HUGO
PARIS ET ROME
I
Cette trilogie, Avant l'Exil, Pendant l'Exil, Depuis l'Exil, n'est pas de moi, elle est de l'empereur Napoleon III. C'est lui qui a partage ma vie de cette facon; que l'honneur lui en revienne. Il faut rendre a Cesar ce qui est a Bonaparte.
La trilogie est tres bien faite; et l'on pourrait dire selon les regles de l'art. Chacun de ces trois volumes contient un exil; dans le premier il y a l'exil de France, dans le deuxieme l'exil de Jersey, dans le troisieme l'exil de Belgique.
Une rectification pourtant. L'exil, pour les deux derniers pays, est un mot impropre; le mot vrai est expulsion. Il n'y a d'exil que de la patrie.
Une vie tout entiere est dans ces trois volumes. Elle y est complete. Dix ans dans le tome premier; dix-neuf ans dans le tome second; six ans dans le tome troisieme. Cela va de 1841 a 1876. On peut dans ces pages reelles etudier jour par jour la marche d'un esprit vers la verite; sans jamais un pas en arriere; l'homme qui est dans ce livre l'a dit et le repete.
Ce livre, c'est quelque chose comme l'ombre d'un passant fixee sur le sol.
Ce livre a la forme vraie d'un homme.
On remarquera peut-etre que ce livre commence (tome Ier, Institut, juin 1841) par un conseil de resistance et se termine (tome III, Senat, mai 1876) par un conseil de clemence. Resistance aux tyrans, clemence aux vaincus. C'est la en effet toute la loi de la conscience. Trente-cinq annees separent dans ce livre le premier conseil du second; mais le double devoir qu'ils imposent est indique, accepte et pratique dans toutes les pages de ces trois volumes.
L'auteur n'a plus qu'une chose a faire: continuer et mourir.
Il a quitte son pays le 11 decembre 1851; il y est revenu le 5 septembre 1870.
A son retour, il a trouve l'heure plus sombre et le devoir plus grand que jamais.
II
La patrie a cela de poignant qu'en sortir est triste, et qu'y rentrer est quelquefois plus triste encore. Quel proscrit romain n'eut mieux aime mourir comme Brutus que voir l'invasion d'Attila? Quel proscrit francais n'eut prefere l'exil eternel a l'effondrement de la France sous la Prusse, et a l'arrachement de Metz et de Strasbourg?
Revenir dans son foyer natal le jour des catastrophes; etre ramene par des evenements qui vous indignent; avoir longtemps appele la patrie dans sa nostalgie et se sentir insulte par la complaisance du destin qui vous exauce en vous humiliant; etre tente de souffleter la fortune qui mele un vol a une restitution; retrouver son pays, dulces Argos, sous les pieds de deux empires, l'un en triomphe, l'autre en deroute; franchir la frontiere sacree a l'heure ou l'etranger la viole; ne pouvoir que baiser la terre en pleurant; avoir a peine la force de crier: France! dans un etouffement de sanglots; assister a l'ecrasement des braves; voir monter a l'horizon de hideuses fumees, gloire de l'ennemi faite de votre honte; passer ou le carnage vient de passer; traverser des champs sinistres ou l'herbe sera plus epaisse l'annee prochaine; voir se prolonger a perte de vue, a mesure qu'on avance, dans les pres, dans les bois, dans les vallons, dans les collines, cette chose que la France n'aime pas, la fuite; rencontrer des dispersions farouches de soldats accables; puis rentrer dans l'immense ville heroique qui va subir un monstrueux siege de cinq mois; retrouver la France, mais gisante et sanglante, revoir Paris, mais affame et bombarde, certes, c'est la une inexprimable douleur.
C'est l'arrivee des barbares; eh bien, il y a une autre attaque non moins funeste, c'est l'arrivee des tenebres.
Si quelque chose est plus lugubre que le pietinement de nos sillons par les talons de la landwehr, c'est l'envahissement du dix-neuvieme siecle par le moyen age. Crescendo outrageant. Apres l'empereur, le pape; apres Berlin, Rome.
Apres avoir vu triompher le glaive, voir triompher la nuit!
La civilisation, cette lumiere, peut etre eteinte par deux modes de submersion; deux invasions lui sont dangereuses, l'invasion des soldats et l'invasiondes pretres.
L'une menace notre mere, la patrie; l'autre menace notre enfant, l'avenir.
III
Deux inviolabilites sont les deux plus precieux biens d'un peuple civilise, l'inviolabilite du territoire et l'inviolabilite de la conscience. Le soldat viole l'une, le pretre viole l'autre.
Il faut rendre justice a tout, meme au mal; le soldat croit bien faire, il obeit a sa consigne; le pretre croit bien faire, il obeit a son dogme; les chefs seuls sont responsables. Il n'y a que deux coupables, Cesar et Pierre; Cesar qui tue, Pierre qui ment.
Le pretre peut etre de bonne foi; il croit avoir une verite a lui, differente de la verite universelle. Chaque religion a sa verite, distincte de la verite d'a cote. Cette verite ne sort pas de la nature, entachee de pantheisme aux yeux des pretres; elle sort d'un livre. Ce livre varie. La verite qui sort du talmud est hostile a la verite qui sort du koran. Le rabbin croit autrement qu'e le marabout, le fakir contemple un paradis que n'apercoit pas le caloyer, et le Dieu visible au capucin est invisible au derviche. On me dira que le derviche en voit un autre; je l'accorde, et j'ajoute que c'est le meme; Jupiter, c'est Jovis, qui est Jova, qui est Jehovah; ce qui n'empeche pas Jupiter de foudroyer Jehovah, et Jehovah de damner Jupiter; Fo excommunie Brahma, et Brahma anathematise Allah; tous les dieux se revomissent les uns les autres; toute religion dement la religion d'en face; les clerges flottent dans tout cela, se haissant, tous convaincus, a peu pres; il faut les plaindre et leur conseiller la fraternite. Leur pugilat est pardonnable. On croit ce qu'on peut, et non ce qu'on veut. La est l'excuse de tous les clerges; mais ce qui les excuse les limite. Qu'ils vivent, soit; mais qu'ils n'empietent pas. Le droit au fanatisme existe, a la condition de ne pas sortir de chez lui; mais des que le fanatisme se repand au dehors, des qu'il devient veda, pentateuque ou syllabus, il veut etre surveille. La creation s'offre a l'etude de l'homme; le pretre deteste cette etude et tient la creation pour suspecte; la verite latente dont le pretre dispose contredit la verite patente que l'univers propose. De la un conflit entre la foi et la raison. De la, si le clerge est le plus fort, une voie de fait du fanatisme sur l'intelligence. S'emparer de l'education, saisir l'enfant, lui remanier l'esprit, lui repetrir le cerveau, tel est le procede; il est redoutable. Toutes les religions ont ce but: prendre de force l'ame humaine.
C'est a cette tentative de viol que la France est livree aujourd'hui.
Essai de fecondation qui est une souillure. Faire a la France un faux avenir; quoi de plus terrible?
L'intelligence nationale en peril, telle est la situation actuelle.
L'enseignement des mosquees, des synagogues et des presbyteres, est le meme; il a l'identite de l'affirmation dans la chimere; il substitue le dogme, cet empirique, a la conscience, cet avertisseur. Il fausse la notion divine innee; la candeur de la jeunesse est sans defense, il verse dans cette candeur l'imposture, et, si on le laisse faire, il en arrive a ce resultat de creer chez l'enfant une epouvantable bonne foi dans l'erreur.
Nous le repetons, le pretre est ou peut etre convaincu et sincere.
Doit-on le blamer? non. Doit-on le combattre? oui.
Discutons, soit.
Il y a une education a faire, le clerge le croit du moins, l'education de la civilisation; le clerge nous la demande. Il veut qu'on lui confie cet eleve, le peuple francais. La chose vaut la peine d'etre examinee.
Le pretre, comme maitre d'ecole, travaille dans beaucoup de pays. Quelle education donne-t-il? Quels resultats obtient-il? Quels sont ses produits? la est toute la question.
Celui qui ecrit ces lignes a dans l'esprit deux souvenirs; qu'on lui permette de les comparer, il en sortira peut-etre quelque lumiere. Dans tous les cas, il n'est jamais inutile d'ecrire l'histoire.
IV
En 1848, dans les tragiques journees de juin, une des places de Paris fut brusquement envahie par les insurges.
Cette place, ancienne, monumentale, sorte de forteresse carree ayant pour muraille un quadrilatere de hautes maisons en brique et eu pierre, avait pour garnison un bataillon commande par un brave officier nomme Tombeur. Les redoutables insurges de juin s'en emparerent avec la rapidite irresistible des foules combattantes.
Ici, tres brievement, mais tres nettement, expliquons-nous sur le droit d'insurrection.
L'insurrection de juin avait-elle raison?
On serait tente de repondre oui et non.
Oui, si l'on considere le but, qui etait la realisation de la republique; non, si l'on considere le moyen, qui etait le meurtre de la republique. L'insurrection de juin tuait ce qu'elle voulait sauver. Meprise fatale.
Ce contre-sens etonne, mais l'etonnement cesse si l'on considere que l'intrigue bonapartiste et l'intrigue legitimiste etaient melees a la sincere et formidable colere du peuple. L'histoire aujourd'hui le sait, et la double intrigue est demontree par deux preuves, la lettre de Bonaparte a Rapatel, et le drapeau blanc de la rue Saint-Claude.
L'insurrection de juin faisait fausse route.
En monarchie, l'insurrection est un pas en avant; en republique, c'est un pas en arriere.
L'insurrection n'est un droit qu'a la condition d'avoir devant elle la vraie revolte, qui est la monarchie. Un peuple se defend contre un homme, cela est juste.
Un roi, c'est une surcharge; tout d'un cote, rien de l'autre; faire contrepoids a cet homme excessif est necessaire; l'insurrection n'est autre chose qu'un retablissement d'equilibre.
La colere est de droit dans les choses equitables; renverser la
Bastille est une action violente et sainte.
L'usurpation appelle la resistance; la republique, c'est-a-dire la souverainete de l'homme sur lui-meme, et sur lui seul, etant le principe social absolu, toute monarchie est une usurpation; fut-elle legalement proclamee; car il y a des cas, nous l'avons dit [note: Preface du tome Ier, Avant l'exil.], ou la loi est traitre au droit. Ces rebellions de la loi doivent etre reprimees, et ne peuvent l'etre que par l'indignation du peuple. Royer-Collard disait: Si vous faites cette loi, je jure de lui desobeir.
La monarchie ouvre le droit a l'insurrection.
La republique le ferme.
En republique, toute insurrection est coupable.
C'est la bataille des aveugles.
C'est l'assassinat du peuple par le peuple. En monarchie, l'insurrection c'est la legitime defense; en republique, l'insurrection c'est le suicide.
La republique a le devoir de se defendre, meme contre le peuple; car le peuple, c'est la republique d'aujourd'hui, et la republique, c'est le peuple d'aujourd'hui, d'hier et de demain.
Tels sont les principes.
Donc l'insurrection de juin 1848 avait tort.
Helas! ce qui la fit terrible, c'est qu'elle etait venerable. Au fond de cette immense erreur on sentait la souffrance du peuple. C'etait la revolte des desesperes. La republique avait un premier devoir, reprimer cette insurrection, et un deuxieme devoir, l'amnistier. L'Assemblee nationale fit le premier devoir, et ne fit pas le second. Faute dont elle repondra devant l'histoire.
Nous avons du en passant dire ces choses parce qu'elles sont vraies et que toutes les verites doivent etre dites, et parce qu'aux epoques troublees il faut des idees claires; maintenant nous reprenons le recit commence.
Ce fut par la maison n deg. 6 que les insurges penetrerent dans la place dont nous avons parle. Cette maison avait une cour qui, par une porte de derriere, communiquait avec une impasse donnant sur une des grandes rues de Paris. Le concierge, nomme Desmasieres, ouvrit cette porte aux insurges, qui, par la, se ruerent dans la cour, puis dans la place. Leur chef etait un ancien maitre d'ecole destitue par M. Guizot. Il s'appelait Gobert, et il est mort depuis, proscrit, a Londres. Ces hommes firent irruption dans cette cour, orageux, menacants, en haillons, quelques-uns pieds nus, armes des armes que le hasard donne a la fureur, piques, haches, marteaux, vieux sabres, mauvais fusils, avec tous les gestes inquietants de la colere et du combat; ils avaient ce sombre regard des vainqueurs qui se sentent vaincus. En entrant dans la cour, un d'eux cria: "C'est ici la maison du pair de France!" Alors ce bruit se repandit dans toute la place chez les habitants effares: Ils vont piller le n deg. 6!
Un des locataires du no. 6 etait, en effet, un ancien pair de France qui etait a cette epoque membre de l'Assemblee constituante. Il etait absent de la maison, et sa famille aussi. Son appartement, assez vaste, occupait tout le second etage, et avait a l'une de ses extremites une entree sur le grand escalier, et, a l'autre extremite, une issue sur un escalier de service.
Cet ancien pair de France etait en ce moment-la meme un des soixante representants envoyes par la Constituante pour reprimer l'insurrection, diriger les colonnes d'attaque et maintenir l'autorite de l'Assemblee sur les generaux. Le jour ou ces faits se passaient, il faisait face a l'insurrection dans une des rues voisines, seconde par son collegue et ami le grand statuaire republicain David d'Angers.
—Montons chez lui! crierent les insurges.
Et la terreur fut au comble dans toute la maison.
Ils monterent au second etage. Ils emplissaient le grand escalier et la cour. Une vieille femme qui gardait le logis en l'absence des maitres leur ouvrit, eperdue. Ils entrerent pele-mele, leur chef en tete. L'appartement, desert, avait le grave aspect d'un lieu de travail et de reverie.
Au moment de franchir le seuil, Gobert, le chef, ota sa casquette et dit:
—Tete nue!
Tous se decouvrirent.
Une voix cria:
—Nous avons besoin d'armes.
Une autre ajouta:
—S'il y en a ici, nous les prendrons.
—Sans doute, dit le chef.
L'antichambre etait une grande piece severe, eclairee, a une encoignure, d'une etroite et longue fenetre, et meublee de coffres de bois le long des murs, a l'ancienne mode espagnole.
Ils y penetrerent.
—En ordre! dit le chef.
Ils se rangerent trois par trois, avec toutes sortes de bourdonnements confus.
—Faisons silence, dit le chef.
Tous se turent.
Et le chef ajouta:
—S'il y a des armes, nous les prendrons.
La vieille femme, toute tremblante, les precedait. Ils passerent de l'antichambre a la salle a manger.
—Justement! cria l'un d'eux.
—Quoi? dit le chef.
—Voici des armes.
Au mur de la salle a manger etait appliquee, en effet, une sorte de panoplie en trophee. Celui qui avait parle reprit:
—Voici un fusil.
Et il designait du doigt un ancien mousquet a rouet, d'une forme rare.
—C'est un objet d'art, dit le chef.
Un autre insurge, en cheveux gris, eleva la voix:
—En 1830, nous en avons pris de ces fusils-la, au musee d'artillerie.
Le chef repartit:
—Le musee d'artillerie appartenait au peuple.
Ils laisserent le fusil en place.
A cote du mousquet a rouet pendait un long yatagan turc dont la lame etait d'acier de Damas, et dont la poignee et le fourreau, sauvagement sculptes, etaient en argent massif.
—Ah! par exemple, dit un insurge, voila une bonne arme. Je la prends.
C'est un sabre.
—En argent! cria la foule.
Ce mot suffit. Personne n'y toucha.
Il y avait dans cette multitude beaucoup de chiffonniers du faubourg
Saint-Antoine, pauvres hommes tres indigents.
Le salon faisait suite a la salle a manger. Ils y entrerent.
Sur une table etait jetee une tapisserie aux coins de laquelle on voyait les initiales du maitre de la maison.
—Ah ca mais pourtant, dit un insurge, il nous combat!
—Il fait son devoir, dit le chef.
L'insurge reprit:
—Et alors, nous, qu'est-ce que nous faisons?
Le chef repondit:
—Notre devoir aussi.
Et il ajouta:
—Nous defendons nos familles; il defend la patrie.
Des temoins, qui sont vivants encore, ont entendu ces calmes et grandes paroles.
L'envahissement continua, si l'on peut appeler envahissement le lent defile d'une foule silencieuse. Toutes les chambres furent visitees l'une apres l'autre. Pas un meuble ne fut remue, si ce n'est un berceau. La maitresse de la maison avait eu la superstition maternelle de conserver a cote de son lit le berceau de son dernier enfant. Un des plus farouches de ces deguenilles s'approcha et poussa doucement le berceau, qui sembla pendant quelques instants balancer un enfant endormi.
Et cette foule s'arreta et regarda ce bercement avec un sourire.
A l'extremite de l'appartement etait le cabinet du maitre de la maison, ayant une issue sur l'escalier de service. De chambre en chambre ils y arriverent.
Le chef fit ouvrir l'issue, car, derriere les premiers arrives, la legion des combattants maitres de la place encombrait tout l'appartement, et il etait impossible de revenir sur ses pas.
Le cabinet avait l'aspect d'une chambre d'etude d'ou l'on sort et ou l'on va rentrer. Tout y etait epars, dans le tranquille desordre du travail commence. Personne, excepte le maitre de la maison, ne penetrait dans ce cabinet; de la une confiance absolue. Il y avait deux tables, toutes deux couvertes des instruments de travail de l'ecrivain. Tout y etait mele, papiers et livres, lettres decachetees, vers, prose, feuilles volantes, manuscrits ebauches. Sur l'une des tables etaient ranges quelques objets precieux; entre autres la boussole de Christophe Colomb, portant la date 1489 et l'inscription la Pinta.
Le chef, Gobert, s'approcha, prit cette boussole, l'examina curieusement, et la reposa sur la table en disant:
—Ceci est unique. Cette boussole a decouvert l'Amerique.
A cote de cette boussole, on voyait plusieurs bijoux, des cachets de luxe, un en cristal de roche, deux en argent, et un en or, joyau cisele par le merveilleux artiste Froment-Meurice.
L'autre table etait haute, le maitre de la maison ayant l'habitude d'ecrire debout.
Sur cette table etaient les plus recentes pages de son oeuvre interrompue,[note: Les Miserables.] et sur ces pages etait jetee une grande feuille depliee chargee de signatures. Cette feuille etait une petition des marins du Havre, demandant la revision des penalites, et expliquant les insubordinations d'equipages par les cruautes et les iniquites du code maritime. En marge de la petition etaient ecrites ces lignes de la main du pair de France representant du peuple: "Appuyer cette petition. Si l'on venait en aide a ceux qui souffrent, si l'on allait au-devant des reclamations legitimes, si l'on rendait au peuple ce qui est du au peuple, en un mot, si l'on etait juste, on serait dispense du douloureux devoir de reprimer les insurrections."
Ce defile dura pres d'une heure. Toutes les miseres et toutes les coleres passerent la, en silence. Ils entraient par une porte et sortaient par l'autre. On entendait au loin le canon.
Tous s'en retournerent au combat.
Quand ils furent partis, quand l'appartement fut vide, on constata que ces pieds nus n'avaient rien insulte et que ces mains noires de poudre n'avaient touche a rien. Pas un objet precieux ne manquait, pas un papier n'avait ete derange. Une seule chose avait disparu, la petition des marins du Havre.
[Note: Cette disparition s'est expliquee depuis. Le chef, Gobert, avait emporte cette petition annotee comme on vient de le voir, afin de montrer aux combattants a quel point l'habitant de cette maison, tout en faisant contre l'insurrection sa mission de representant, etait un ami vrai du peuple.]
Vingt ans apres, le 27 mai 1871, voici ce qui se passait dans une autre grande place; non plus a Paris, mais a Bruxelles, non plus le jour, mais la nuit.
Un homme, un aieul, avec une jeune mere et deux petits enfants, habitait la maison numero 3 de cette place, dite place des Barricades; c'etait le meme qui avait habite le numero 6 de la place Royale a Paris; seulement il n'etait plus qualifie "ancien pair de France", mais "ancien proscrit"; promotion due au devoir accompli.
Cet homme etait en deuil. Il venait de perdre son fils. Bruxelles le connaissait pour le voir passer dans les rues, toujours seul, la tete penchee, fantome noir en cheveux blancs.
Il avait pour logis, nous venons de le dire, le numero 3 de la place des Barricades.
Il occupait, avec sa famille et trois servantes, toute la maison.
Sa chambre a coucher, qui etait aussi son cabinet de travail, etait au premier etage et avait une fenetre sur la place; au-dessous, au rez-de-chaussee, etait le salon, ayant de meme une fenetre sur la place; le reste de la maison se composait des appartements des femmes et des enfants. Les etages etaient fort eleves; la porte de la maison etait contigue a la grande fenetre du rez-de-chaussee. De cette porte un couloir menait a un petit jardin entoure de hautes murailles au dela duquel etait un deuxieme corps de logis, inhabite a cette epoque a cause des vides qui s'etaient faits dans la famille.
La maison n'avait qu'une entree et qu'une issue, la porte sur la place.
Les deux berceaux des petits enfants etaient pres du lit de la jeune mere, dans la chambre du second etage donnant sur la place, au-dessus de l'appartement de l'aieul.
Cet homme etait de ceux qui ont l'ame habituellement sereine. Ce jour-la, le 27 mai, cette serenite etait encore augmentee en lui par la pensee d'une chose fraternelle qu'il avait faite le matin meme. L'annee 1871, on s'en souvient, a ete une des plus fatales de l'histoire; on etait dans un moment lugubre. Paris venait d'etre viole deux fois; d'abord par le parricide, la guerre de l'etranger contre la France, ensuite par le fratricide, la guerre des francais contre les francais. Pour l'instant la lutte avait cesse; l'un des deux partis avait ecrase l'autre; on ne se donnait plus de coups de couteau, mais les plaies restaient ouvertes; et a la bataille avait succede cette paix affreuse et gisante que font les cadavres a terre et les flaques de sang fige.
Il y avait des vainqueurs et des vaincus; c'est-a-dire d'un cote nulle clemence, de l'autre nul espoir.
Un unanime vae victis retentissait dans toute l'Europe. Tout ce qui se passait pouvait se resumer d'un mot, une immense absence de pitie. Les furieux tuaient, les violents applaudissaient, les morts et les laches se taisaient. Les gouvernements etrangers etaient complices de deux facons; les gouvernements traitres souriaient, les gouvernements abjects fermaient aux vaincus leur frontiere. Le gouvernement catholique belge etait un de ces derniers. Il avait, des le 26 mai, pris des precautions contre toute bonne action; et il avait honteusement et majestueusement annonce dans les deux Chambres que les fugitifs de Paris etaient au ban des nations, et que, lui gouvernement belge, il leur refusait asile.
Ce que voyant, l'habitant solitaire de la place des Barricades avait decide que cet asile, refuse par les gouvernements a des vaincus, leur serait offert par un exile.
Et, par une lettre rendue publique le 27 mai, il avait declare que, puisque toutes les portes etaient fermees aux fugitifs, sa maison a lui leur etait ouverte, qu'ils pouvaient s'y presenter, et qu'ils y seraient les bienvenus, qu'il leur offrait toute la quantite d'inviolabilite qu'il pouvait avoir lui-meme, qu'une fois entres chez lui personne ne les toucherait sans commencer par lui, qu'il associait son sort au leur, et qu'il entendait ou etre en danger avec eux, ou qu'ils fussent en surete avec lui.
Cela fait, le soir venu, apres sa journee ordinaire de promenade solitaire, de reverie et de travail, il rentra dans sa maison. Tout le monde etait deja couche dans le logis. Il monta au deuxieme etage, et ecouta a travers une porte la respiration egale des petits enfants. Puis il redescendit au premier dans sa chambre, il s'accouda quelques instants a sa croisee, songeant aux vaincus, aux accables, aux desesperes, aux suppliants, aux choses violentes que font les hommes, et contemplant la celeste douceur de la nuit.
Puis il ferma sa fenetre, ecrivit quelques mots, quelques vers, se deshabilla reveur, envoya encore une pensee de pitie aux vainqueurs aussi bien qu'aux vaincus, et, en paix avec Dieu, il s'endormit.
Il fut brusquement reveille. A travers les profonds reves du premier sommeil, il entendit un coup de sonnette; il se dressa. Apres quelques secondes d'attente, il pensa que c'etait quelqu'un qui se trompait de porte; peut-etre meme ce coup de sonnette etait-il imaginaire; il y a de ces bruits dans les reves; il remit sa tete sur l'oreiller.
Une veilleuse eclairait la chambre.
Au moment ou il se rendormait, il y eut un second coup de sonnette, tres opiniatre et tres prolonge. Cette fois il ne pouvait douter; il se leva, mit un pantalon a pied, des pantoufles et une robe de chambre, alla a la fenetre et l'ouvrit.
La place etait obscure, il avait encore dans les yeux le trouble du sommeil, il ne vit rien que de l'ombre, il se pencha sur cette ombre et demanda: Qui est la?
Une voix tres basse, mais tres distincte, repondit: Dombrowski.
Dombrowski etait le nom d'un des vaincus de Paris. Les journaux annoncaient, les uns qu'il avait ete fusille, les autres qu'il etait en fuite.
L'homme que la sonnette avait reveille pensa que ce fugitif etait la, qu'il avait lu sa lettre publiee le matin, et qu'il venait lui demander asile. Il se pencha un peu, et apercut en effet, dans la brume nocturne, au-dessous de lui, pres de la porte de la maison, un homme de petite taille, aux larges epaules, qui otait son chapeau et le saluait. Il n'hesita pas, et se dit: Je vais descendre et lui ouvrir.
Comme il se redressait pour fermer la fenetre, une grosse pierre, violemment lancee, frappa le mur a cote de sa tete. Surpris, il regarda. Un fourmillement de vagues formes humaines, qu'il n'avait pas remarque d'abord, emplissait le fond de la place. Alors il comprit. Il se souvint que la veille, on lui avait dit: Ne publiez pas cette lettre, sinon vous serez assassine. Une seconde pierre, mieux ajustee, brisa la vitre au-dessus de son front, et le couvrit d'eclats de verre, dont aucun ne le blessa. C'etait un deuxieme renseignement sur ce qui allait etre fait ou essaye. Il se pencha sur la place, le fourmillement d'ombres s'etait rapproche et etait masse sous sa fenetre; il dit d'une voix haute a cette foule: Vous etes des miserables!
Et il referma la croisee.
Alors des cris frenetiques s'eleverent: A mort! A la potence! A la lanterne! A mort le brigand!
Il comprit que "le brigand" c'etait lui. Pensant que cette heure pouvait etre pour lui la derniere, il regarda sa montre. Il etait minuit et demi.
Abregeons. Il y eut un assaut furieux. On en verra le detail dans ce livre. Qu'on se figure cette douce maison endormie, et ce reveil epouvante. Les femmes se leverent en sursaut, les enfants eurent peur, les pierres pleuvaient, le fracas des vitres et des glaces brisees etait inexprimable. On entendait ce cri: A mort! A mort! Cet assaut eut trois reprises et dura sept quarts d'heure, de minuit et demi a deux heures un quart. Plus de cinq cents pierres furent lancees dans la chambre; une grele de cailloux s'abattit sur le lit, point de mire de cette lapidation. La grande fenetre fut defoncee; les barreaux du soupirail du couloir d'entree furent tordus; quant a la chambre, murs, plafond, parquet, meubles, cristaux, porcelaines, rideaux arraches par les pierres, qu'on se represente un lieu mitraille. L'escalade fut tentee trois fois, et l'on entendit des voix crier: Une echelle! L'effraction fut essayee, mais ne put disloquer la doublure de fer des volets du rez-de-chaussee. On s'efforca de crocheter la porte; il y eut un gros verrou qui resista. L'un des enfants, la petite fille, etait malade; elle pleurait, l'aieul l'avait prise dans ses bras; une pierre lancee a l'aieul passa pres de la tete de l'enfant. Les femmes etaient en priere; la jeune mere, vaillante, montee sur le vitrage d'une serre, appelait au secours; mais autour de la maison en danger la surdite etait profonde, surdite de terreur, de complicite peut-etre. Les femmes avaient fini par remettre dans leurs berceaux les deux enfants effrayes, et l'aieul, assis pres d'eux, tenait leurs mains dans ses deux mains; l'aine, le petit garcon, qui se souvenait du siege de Paris, disait a demi-voix, en ecoutant le tumulte sauvage de l'attaque: C'est des prussiens. Pendant deux heures les cris de mort allerent grossissant, une foule effrenee s'amassait dans la place. Enfin il n'y eut plus qu'une seule clameur: Enfoncons la porte!
Peu apres que ce cri fut pousse, dans une rue voisine, deux hommes portant une longue poutre, propre a battre les portes des maisons assiegees, se dirigeaient vers la place des Barricades, vaguement entrevus comme dans un crepuscule de la Foret-Noire.
Mais en meme temps que la poutre le soleil arrivait; le jour se leva. Le jour est un trop grand regard pour de certaines actions; la bande se dispersa. Ces fuites d'oiseaux de nuit font partie de l'aurore.
V
Quel est le but de ce double recit? le voici: mettre en regard deux facons differentes d'agir, resultant de deux educations differentes.
Voila deux foules, l'une qui envahit la maison n deg. 6 de la place
Royale, a Paris; l'autre qui assiege la maison n deg. 3 de la place des
Barricades, a Bruxelles; laquelle de ces deux foules est la populace?
De ces deux multitudes, laquelle est la vile?
Examinons-les.
L'une est en guenilles; elle est sordide, poudreuse, delabree, hagarde; elle sort d'on ne sait quels logis qui, si l'on pense aux betes craintives, font songer aux tanieres, et, si l'on pense aux betes feroces, font songer aux repaires; c'est la houle de la tempete humaine; c'est le reflux trouble et indistinct du bas-fond populaire; c'est la tragique apparition des faces livides; cela apporte l'inconnu. Ces hommes sont ceux qui ont froid et qui ont faim. Quand ils travaillent, ils vivent a peu pres; quand ils choment, ils meurent presque; quand l'ouvrage manque, ils revent accroupis dans des trous avec ce que Joseph de Maistre appelle leurs femelles et leurs petits, ils entendent des voix faibles et douces crier: Pere, du pain! ils habitent une ombre peu distincte de l'ombre penale; quand leur fourmillement, aux heures fatales comme juin 1845, se repand hors de cette ombre, un eclair, le sombre eclair social, sort de leur cohue; ayant tous les besoins, ils ont presque droit a tous les appetits; ayant toutes les souffrances, ils ont presque droit a toutes les coleres. Bras nus, pieds nus. C'est le tas des miserables.
L'autre multitude, vue de pres, est elegante et opulente; c'est minuit, heure d'amusement; ces hommes sortent des salons ou l'on chante, des cafes ou l'on soupe, des theatres ou l'on rit; ils sont bien nes, a ce qu'il parait, et bien mis; quelques-uns ont a leurs bras de charmantes femmes, curieuses de voir des exploits. Ils sont pares comme pour une fete; ils ont tous les necessaires, c'est-a-dire toutes les joies, et tous les superflus, c'est-a-dire toutes les vanites; l'ete ils chassent, l'hiver ils dansent; ils sont jeunes et, grace a ce bel age, ils n'ont pas encore ce commencement d'ennui qui est l'achevement des plaisirs. Tout les flatte, tout les caresse, tout leur sourit; rien ne leur manque. C'est le groupe des heureux.
En quoi, a l'heure ou nous les observons, ces deux foules, les miserables et les heureux, se ressemblent-elles? en ce qu'elles sont l'une et l'autre pleines de colere.
Les miserables ont en eux la sourde rancune sociale; les souffrants finissent par etre les indignes; ils ont toutes les privations, les autres ont toutes les jouissances. Les souffrants ont sur eux toutes ces sangsues, les parasitismes; cette succion les epuise. La misere est une fievre; de la ces aveugles acces de fureur qui, en haine de la loi passagere, blessent le droit eternel. Une heure vient ou ceux qui ont raison peuvent se donner tort. Ces affames, ces deguenilles, ces desherites deviennent brusquement tumultueux. Ils crient: Guerre! ils prennent tout ce qui leur tombe sous la main, le fusil, la hache, la pique; ils se jettent sur ce qui est devant eux, sur l'obstacle, quel qu'il soit; c'est la republique, tant pis! ils sont eperdus; ils reclament leur droit au travail, determines a vivre et resolus a mourir. Ils sont exasperes et desesperes, et ils ont en eux l'outrance farouche de la bataille. Une maison se presente; ils l'envahissent; c'est la maison d'un homme que la violente langue du moment appelle "un aristocrate". C'est la maison d'un homme qui en cet instant-la meme leur resiste et leur tient tete; ils sont les maitres; que vont-ils faire? saccager la maison de cet homme? Une voix leur crie: Cet homme fait son devoir! Ils s'arretent, se taisent, se decouvrent, et passent.
Apres l'emeute des pauvres, voici l'emeute des riches. Ceux-ci aussi sont furieux! Contre un ennemi? non. Contre un combattant? non. Ils sont furieux contre une bonne action; action toute simple sans aucun doute, mais evidemment juste et honnete. Tellement simple cependant que, sans leur colere, ce ne serait pas la peine d'en parler. Cette chose juste a ete commise le matin meme. Un homme a ose etre fraternel; dans un moment qui fait songer aux autodafes et aux dragonnades, il a pense a l'evangile du bon samaritain; dans un instant ou l'on semble ne se souvenir que de Torquemada, il a ose se souvenir de Jesus-Christ; il a eleve la voix pour dire une chose clemente et humaine; il a entre-baille une porte de refuge a cote de la porte toute grande ouverte du sepulcre, une porte blanche a cote de la porte noire; il n'a pas voulu qu'il fut dit que pas un coeur n'etait misericordieux pour ceux qui saignent, que pas un foyer n'etait hospitalier pour ceux qui tombent; a l'heure ou l'on acheve les mourants, il s'est fait ramasseur de blesses; cet homme de 1871, qui est le meme que l'homme de 1848, pense qu'il faut combattre les insurrections debout et les amnistier tombees; c'est pourquoi il a commis ce crime, ouvrir sa maison aux vaincus, offrir un asile aux fugitifs. De la l'exasperation des vainqueurs. Qui defend les malheureux indigne les heureux. Ce forfait doit etre chatie. Et sur l'humble maison solitaire, ou il y a deux berceaux, une foule s'est ruee, criant tous les cris du meurtre, et ayant l'ignorance dans le cerveau, la haine au coeur, et aux mains des pierres, de la boue et des gants blancs.
L'assaut a manque, point par la faute des assiegeants. Si la porte n'a pas ete enfoncee, c'est que la poutre est arrivee trop tard; si un enfant n'a pas ete tue, c'est que la pierre n'a point passe assez pres; si l'homme n'a pas ete massacre, c'est que le soleil s'est leve.
Le soleil a ete le trouble-fete.
Concluons.
Laquelle de ces deux foules est la populace? Entre ces deux multitudes, les miserables de Paris et les heureux de Bruxelles, quels sont les miserables?
Ce sont les heureux.
Et l'homme de la place des Barricades avait raison de leur jeter ce mot meprisant au moment ou l'assaut commencait.
Maintenant, entre ces deux sortes d'hommes, ceux de Paris et ceux de
Bruxelles, quelle difference y a-t-il?
Une seule.
L'education.
Les hommes sont egaux au berceau. A un certain point de vue intellectuel, il y a des exceptions, mais des exceptions qui confirment la regle. Hors de la, un enfant vaut un enfant. Ce qui, de tous ces enfants egaux, fait plus tard des hommes differents, c'est la nourriture. Il y a deux nourritures; la premiere, qui est bonne, c'est le lait de la mere; la deuxieme, qui peut etre mauvaise, c'est l'enseignement du maitre.
De la, la necessite de surveiller cet enseignement.
VI
On pourrait dire que dans notre siecle il y a deux ecoles. Ces deux ecoles condensent et resument en elles les deux courants contraires qui entrainent la civilisation en sens inverse, l'un vers l'avenir, l'autre vers le passe; la premiere de ces deux ecoles s'appelle Paris, l'autre s'appelle Rome. Chacune de ces deux ecoles a son livre; le livre de Paris, c'est la Declaration des Droits de l'Homme; le livre de Rome, c'est le Syllabus. Ces deux livres donnent la replique au Progres. Le premier lui dit Oui; le second lui dit Non.
Le progres, c'est le pas de Dieu.
Les revolutions, bien qu'elles aient parfois l'allure de l'ouragan, sont voulues d'en haut.
Aucun vent ne souffle que de la bouche divine.
Paris, c'est Montaigne, Rabelais, Pascal, Corneille, Moliere,
Montesquieu, Diderot, Rousseau, Voltaire, Mirabeau, Danton.
Rome, c'est Innocent III, Pie V, Alexandre VI, Urbain VIII, Arbuez,
Cisneros, Lainez, Grillandus, Ignace.
Nous venons d'indiquer les ecoles. A present voyons les eleves.
Confrontons.
Regardez ces hommes; ils sont, j'y insiste, ceux qui n'ont rien; ils portent tout le poids de la societe humaine; un jour ils perdent patience, sombre revolte des cariatides; ils s'insurgent, ils se tordent sous le fardeau, ils livrent bataille. Tout a coup, dans la fauve ivresse du combat, une occasion d'etre injustes se presente; ils s'arretent court. Ils ont en eux ce grand instinct, la revolution, et cette grande lumiere, la verite; ils ne savent pas etre en colere au dela de l'equite; et ils donnent au monde civilise ce spectacle sublime qu'etant les accables, ils sont les moderes, et qu'etant les malheureux, ils sont les bons.
Regardez ces autres hommes; ils sont ceux qui ont tout. Les autres sont en bas, eux ils sont en haut. Une occasion se presente d'etre laches et feroces; ils s'y precipitent. Leur chef est le fils d'un ministre; leur autre chef est le fils d'un senateur; il y a un prince parmi eux. Ils s'engagent dans un crime, et ils y vont aussi avant que la brievete de la nuit le leur permet. Ce n'est pas leur faute s'ils ne reussissent qu'a etre des bandits, ayant reve d'etre des assassins. Qui a fait les premiers? Paris.
Qui a fait les seconds? Rome.
Et, je le repete, avant l'enseignement, ils se valaient. Enfants riches et enfants pauvres, ils etaient dans l'aurore les memes tetes blondes et roses; ils avaient le meme bon sourire; ils etaient cette chose sacree, les enfants; par la faiblesse presque aussi petits que la mouche, par l'innocence presque aussi grands que Dieu.
Et les voila changes, maintenant qu'ils sont hommes; les uns sont doux, les autres sont barbares. Pourquoi? c'est que leur ame s'est ouverte, c'est que leur esprit s'est sature d'influences dans des milieux differents; les uns ont respire Paris, les autres ont respire Rome.
L'air qu'on respire, tout est la. C'est de cela que l'homme depend. L'enfant de Paris, meme inconscient, meme ignorant, car, jusqu'au jour ou l'instruction obligatoire existera, il a sur lui une ignorance voulue d'en haut, l'enfant de Paris respire, sans s'en douter et sans s'en apercevoir, une atmosphere qui le fait probe et equitable. Dans cette atmosphere il y a toute notre histoire; les dates memorables, les belles actions et les belles oeuvres, les heros, les poetes, les orateurs, le Cid, Tartuffe, le Dictionnaire philosophique, l'Encyclopedie, la tolerance, la fraternite, la logique, l'ideal litteraire, l'ideal social, la grande ame de la France. Dans l'atmosphere de Rome il y a l'inquisition, l'index, la censure, la torture, l'infaillibilite d'un homme substituee a la droiture de Dieu, la science niee, l'enfer eternel affirme, la fumee des encensoirs compliquee de la cendre des buchers. Ce que Paris fait, c'est le peuple; ce que Rome fait, c'est la populace. Le jour ou le fanatisme reussirait a rendre Rome respirable a la civilisation, tout serait perdu; l'humanite entrerait dans de l'ombre.
C'est Rome qu'on respire a Bruxelles. Les hommes qu'on vient de voir travailler place des Barricades sont des disciples du Quirinal; ils sont tellement catholiques qu'ils ne sont plus chretiens. Ils sont tres forts; ils sont devenus merveilleusement reptiles et tortueux; ils savent le double itineraire de Mandrin et d'Escobar; ils ont etudie toutes les choses nocturnes, les procedes du banditisme et les doctrines de l'encyclique; ce serait des chauffeurs si ce n'etait des jesuites; ils attaquent avec perfection une maison endormie; ils utilisent ce talent au service de la religion; ils defendent la societe a la facon des voleurs de grand chemin; ils completent l'oraison jaculatoire par l'effraction et l'escalade; ils glissent du bigotisme au brigandage; et ils demontrent combien il est aise aux eleves de Loyola d'etre les plagiaires de Schinderhannes.
Ici une question.
Est-ce que ces hommes sont mechants?
Non.
Que sont-ils donc?
Imbeciles.
Etre feroce n'est point difficile; pour cela l'imbecillite suffit.
Sont-ils donc nes imbeciles?
Point.
On les a faits; nous venons de le dire.
Abrutir est un art.
Les pretres des divers cultes appellent cet art Liberte d'enseignement.
Ils n'y mettent aucune mauvaise intention, ayant eux-memes ete soumis a la mutilation d'intelligence qu'ils voudraient pratiquer apres l'avoir subie.
Le castrat faisant l'eunuque, cela s'appelle l'Enseignement libre.
Cette operation serait tentee sur nos enfants, s'il etait donne suite a la loi d'ailleurs peu viable qu'a votee l'assemblee defunte.
Le double recit qu'on vient de lire est une simple note en marge de cette loi.
VII
Qui dit education dit gouvernement; enseigner, c'est regner; le cerveau humain est une sorte de cire terrible qui prend l'empreinte du bien ou du mal selon qu'un ideal le touche ou qu'une griffe le saisit.
L'education par le clerge, c'est le gouvernement par le clerge. Ce genre de gouvernement est juge. C'est lui qui sur la cime auguste de la glorieuse Espagne a mis cet effroyable autel de Moloch, le quemadero de Seville. C'est lui qui a superpose a la Rome romaine la Rome papale, monstrueux etouffement de Caton sous Borgia.
La dialectique a une double loi, voir de haut et serrer de pres. Les gouvernements-pretres ne resistent a aucune de ces deux formes du raisonnement; de pres, on voit leurs defauts; de haut, on voit leurs crimes.
La griffe est sur l'homme et la patte est sur l'enfant. L'histoire faite par Torquemada est racontee par Loriquet.
Sommet, le despotisme; base, l'ignorance.
VIII
Rome a beaucoup de bras. C'est l'antique hecatonchire. On a cru cette bete fabuleuse jusqu'au jour ou la pieuvre est apparue dans l'ocean et la papaute dans le moyen age. La papaute s'est d'abord appelee Gregoire VII, et elle a fait esclaves les rois; puis elle s'est appelee Pie V, et elle a fait prisonniers les peuples. La revolution francaise lui a fait lacher prise; la grande epee republicaine a coupe toutes ces ligatures vivantes enroulees autour de l'ame humaine, et a delivre le monde de ces noeuds malsains, arctis nodis relligionum, dit Lucrece; mais les tentacules ont repousse, et aujourd'hui voila que de nouveau les cent bras de Rome sortent des profondeurs et s'allongent vers les agres frissonnants du navire en marche, saisissement redoutable qui pourrait faire sombrer la civilisation.
A cette heure, Rome tient la Belgique; mais qui n'a pas la France n'a rien. Rome voudrait tenir la France. Nous assistons a ce sinistre effort.
Paris et Rome sont aux prises.
Rome nous veut.
Les tenebres gonflent toutes leurs forces autour de nous.
C'est l'epouvantable rut de l'abime.
IX
Autour de nous se dresse toute la puissance multiple qui peut sortir du passe, l'esprit de monarchie, l'esprit de superstition, l'esprit de caserne et de couvent, l'habilete des menteurs, et l'effarement de ceux qui ne comprennent pas. Nous avons contre nous la temerite, la hardiesse, l'effronterie, l'audace et la peur.
Nous n'avons pour nous que la lumiere.
C'est pourquoi nous vaincrons.
Si etrange que semble le moment present, quelque mauvaise apparence qu'il ait, aucune ame serieuse ne doit desesperer. Les surfaces sont ce qu'elles sont, mais il y a une loi morale dans la destinee, et les courants sous-marins existent. Pendant que le flot s'agite, eux, ils travaillent. On ne les voit pas, mais ce qu'ils font finit toujours par sortir tout a coup de l'ombre, l'inapercu construit l'imprevu. Sachons comprendre l'inattendu de l'histoire. C'est au moment ou le mal croit triompher qu'il s'effondre; son entassement fait son ecroulement.
Tous les evenements recents, dans leurs grands comme dans leurs petits details, sont pleins de ces surprises. En veut-on un exemple? en voici un:
Si c'est une digression, qu'on nous la permette; car elle va au but.
X
Les Assemblees ont un meuble qu'on appelle la tribune. Quand les Assemblees seront ce qu'elles doivent etre, la tribune sera en marbre blanc, comme il sied au trepied de la pensee et a l'autel de la conscience, et il y aura des Phidias et des Michel-Ange pour la sculpter. En attendant que la tribune soit en marbre, elle est en bois, et, en attendant qu'elle soit un trepied et un autel, elle est, nous venons de le dire, un meuble. C'est moins encombrant pour les coups d'etat; un meuble, cela se met au grenier. Cela en sort aussi. La tribune actuelle du senat a eu cette aventure.
Elle est en bois; pas meme en chene; en acajou, avec pilastres et cuivres dores, a la mode du directoire, et au lieu de Michel-Ange et de Phidias elle a eu pour sculpteur Ravrio. Elle est vieille, quoiqu'elle semble neuve. Elle n'est pas vierge. Elle a ete la tribune du conseil des anciens, et elle a vu l'entree factieuse des grenadiers de Bonaparte. Puis, elle a ete la tribune du senat de l'empire. Elle l'a ete deux fois; d'abord apres le 18 Brumaire, ensuite apres le 2 Decembre. Elle a subi le defile des eloquences des deux empires; elle a vu se dresser au-dessus d'elle ces hautes et inflexibles consciences, d'abord l'inaccessible Cambaceres, puis l'infranchissable Troplong; elle a vu succeder la chastete de Baroche a la pudeur de Fouche; elle a ete le lieu ou l'on a pu, a cinquante ans d'intervalle, comparer a ces fiers senateurs, les Sieyes et les Fontanes, ces autres senateurs non moins altiers, les Merimee et les Sainte-Beuve. Sur elle ont rayonne Suin, Fould, Delangle, Espinasse, M. Nisard.
Elle a eu devant elle un banc d'eveques dont aurait pu etre Talleyrand, et un banc de generaux dont a ete Bazaine. Elle a vu le premier empire commencer par l'illusion d'Austerlitz, et le deuxieme empire s'achever par le reveil du demembrement. Elle a possede Fialin, Vieillard, Pelissier, Saint-Arnaud, Dupin. Aucune illustration ne lui a ete epargnee. Elle a assiste a des glorifications inouies, a la celebration de Puebla, a l'hosanna de Sadowa, a l'apotheose de Mentana. Elle a entendu des personnages competents affirmer qu'on sauvait la societe, la famille et la religion en mitraillant les promeneurs sur le boulevard. Elle a eu tel homme que la legion d'honneur n'a plus. Elle a, pour nous borner au dernier empire, ete, pendant dix-neuf ans, illuminee par la pleiade de toutes les hontes; elle a entendu une sorte de long cantique, psalmodie par les devots athees aussi bien que par les devots catholiques, en l'honneur du parjure, du guet-apens et de la trahison; pas une lachete ne lui a manque; pas une platitude ne lui a fait defaut; elle a eu l'inviolabilite officielle; elle a ete si parfaitement auguste qu'elle en a profite pour etre completement immonde; elle a entendu on ne sait qui confier l'epee de la France a un aventurier pour on ne sait quoi, qui etait Sedan; cette tribune a eu un tressaillement de gloire et de joie a l'approche des catastrophes; ce morceau de bois d'acajou a ete quelque chose comme le proche parent du trone imperial, qui du reste, on le sait, et l'on a l'aveu de Napoleon, n'etait que sapin; les autres tribunes sont faites pour parler, celle-ci avait ete faite pour etre muette; car c'est etre muet que de taire au peuple le devoir, le droit, l'honneur, l'equite. Eh bien! un jour est venu ou cette tribune a brusquement pris la parole, pour dire quoi? La realite.
Oui, et c'est la une de ces surprises que nous fait la logique profonde des evenements, un jour on s'est apercu que cette tribune, successivement occupee par toutes les corruptions adorant l'iniquite et par toutes les complicites soutenant le crime, etait faite pour que la justice montat dessus; a une certaine heure, le 22 mai 1876, un passant, le premier venu, n'importe qui,—mais n'importe qui, c'est l'histoire,—a mis le pied sur cette chose qui n'avait encore servi qu'a l'empire, et ce passant a delie la langue des faits; il a employe ce sommet de la gloire imperiale a pilorier Cesar; sur la tribune meme ou avait ete chante le Tedeum pour le crime, il a donne a ce Tedeum le dementi de la conscience humaine, et, insistons-y, c'est la l'inattendu de l'histoire, du haut de ce piedestal du mensonge, la verite a parle.
Les deux empires avaient pourtant triomphe bien longtemps. Et quant au dernier, il s'etait declare providentiel, qui est l'a peu pres d'eternel.
Que ceci fasse reflechir les conspirateurs actuels du despotisme.
Quand Cesar est mort, Pierre est malade.
XI
Paris vaincra Rome.
Toute la question humaine est aujourd'hui dans ces trois mots.
Rome ira decroissant et Paris ira grandissant.
Nous ne parlons pas ici des deux cites, qui sont toutes deux egalement augustes, mais des deux principes; Rome signifiant la foi et Paris la raison.
L'ame de la vieille Rome est aujourd'hui dans Paris. C'est Paris qui a le Capitole; Rome n'a plus que le Vatican.
On peut dire de Paris qu'il a des vertus de chevalier; il est sans peur et sans reproche. Sans peur, il le prouve devant l'ennemi; sans reproche, il le prouve devant l'histoire. Il a eu parfois la colere; est-ce que le ciel n'a pas le vent? Comme les grands vents, les coleres de Paris sont assainissantes. Apres le 14 juillet, il n'y a plus de Bastille; apres le 10 aout, il n'y a plus de royaute. Orages justifies par l'elargissement de l'azur.
De certaines violences ne sont pas le fait de Paris. L'histoire constatera, par exemple, que ce qu'on reproche au 18 Mars n'est pas imputable au peuple de Paris; il y a la une sombre culpabilite partageable entre plusieurs hommes; et l'histoire aura a juger de quel cote a ete la provocation, et de quelle nature a ete la repression. Attendons la sentence de l'histoire.
En attendant, tous, qui que nous soyons, nous avons des obligations austeres; ne les oublions pas.
L'homme a en lui Dieu, c'est-a-dire la conscience; le catholicisme retire a l'homme la conscience, et lui met dans l'ame le pretre a la place de Dieu; c'est la le travail du confessionnal; le dogme, nous l'avons dit, se substitue a la raison; il en resulte cette profonde servitude, croire l'absurde; credo quia absurdum.
Le catholicisme fait l'homme esclave, la philosophie le fait libre.
De la de plus grands devoirs.
Les dogmes sont ou des lisieres ou des bequilles. Le catholicisme traite l'homme tantot en enfant, tantot en vieillard. Pour la philosophie l'homme est un homme. L'eclairer c'est le delivrer. Le delivrer du faux, c'est l'assujettir au vrai.
Disons les verites severes.
XII
Tout ce qui augmente la liberte augmente la responsabilite. Etre libre, rien n'est plus grave; la liberte est pesante, et toutes les chaines qu'elle ote au corps, elle les ajoute a la conscience; dans la conscience, le droit se retourne et devient devoir. Prenons garde a ce que nous faisons; nous vivons dans des temps exigeants. Nous repondons a la fois de ce qui fut et de ce qui sera. Nous avons derriere nous ce qu'ont fait nos peres et devant nous ce que feront nos enfants. Or a nos peres nous devons compte de leur tradition et a nos enfants de leur itineraire. Nous devons etre les continuateurs resolus des uns et les guides prudents des autres. Il serait pueril de se dissimuler qu'un profond travail se fait dans les institutions humaines et que des transformations sociales se preparent. Tachons que ces transformations soient calmes et s'accomplissent, dans ce qu'on appelle (a tort, selon moi) le haut et le bas de la societe, avec un fraternel sentiment d'acceptation reciproque. Remplacons les commotions par les concessions. C'est ainsi que la civilisation avance. Le progres n'est autre chose que la revolution faite a l'amiable.
Donc, legislateurs et citoyens, redoublons de sagesse, c'est-a-dire de bienveillance. Guerissons les blessures, eteignons les animosites; en supprimant la haine nous supprimons la guerre; que pas une tempete ne soit de notre faute. Quatrevingt-neuf a ete une colere utile. Quatrevingt-treize a ete une fureur necessaire; mais il n'y a plus desormais ni utilite ni necessite aux violences; toute acceleration de circulation serait maintenant un trouble; otons aux fureurs et aux coleres leur raison d'etre; ne laissons couver aucun ferment terrible. C'est deja bien assez d'entrer dans l'inconnu! Je suis de ceux qui esperent dans cet inconnu, mais a la condition que nous y melerons des a present toute la quantite de pacification dont nous disposons. Agissons avec la bonte virile des forts. Songeons a ce qui est fait et a ce qui reste a faire. Tachons d'arriver en pente douce la ou nous devons arriver; calmons les peuples par la paix, les hommes par la fraternite, les interets par l'equilibre. N'oublions jamais que nous sommes responsables de cette derniere moitie du dix-neuvieme siecle, et que nous sommes places entre ce grand passe, la revolution de France, et ce grand avenir, la revolution d'Europe.
Paris, juillet 1876.
DEPUIS L'EXIL
PREMIERE PARTIE
DU RETOUR EN FRANCE A L'EXPULSION DE BELGIQUE
PARIS
I
RENTREE A PARIS
Le 4 septembre 1870, pendant que l'armee prussienne victorieuse marchait sur Paris, la republique fut proclamee; le 5 septembre, M. Victor Hugo, absent depuis dix-neuf ans, rentra. Pour que sa rentree fut silencieuse et solitaire, il prit celui des trains de Bruxelles qui arrive la nuit. Il arriva a Paris a dix heures du soir. Une foule considerable l'attendait a la gare du Nord. Il adressa au peuple l'allocution qu'on va lire:
Les paroles me manquent pour dire a quel point m'emeut l'inexprimable accueil que me fait le genereuxpeuple de Paris.
Citoyens, j'avais dit: Le jour ou la republique rentrera, je rentrerai. Me voici.
Deux grandes choses m'appellent. La premiere, la republique. La seconde, le danger.
Je viens ici faire mon devoir.
Quel est mon devoir?
C'est le votre, c'est celui de tous.
Defendre Paris, garder Paris.
Sauver Paris, c'est plus que sauver la France, c'est sauver le monde.
Paris est le centre meme de l'humanite. Paris est la ville sacree.
Qui attaque Paris attaque en masse tout le genre humain.
Paris est la capitale de la civilisation, qui n'est ni un royaume, ni un empire, et qui est le genre humain tout entier dans son passe et dans son avenir. Et savez-vous pourquoi Paris est la ville de la civilisation? C'est parce que Paris est la ville de la revolution.
Qu'une telle ville, qu'un tel chef-lieu, qu'un tel foyer de lumiere, qu'un tel centre des esprits, des coeurs et des ames, qu'un tel cerveau de la pensee universelle puisse etre viole, brise, pris d'assaut, parqui? par une invasion sauvage? cela ne se peut. Cela ne sera pas. Jamais, jamais, jamais!
Citoyens, Paris triomphera, parce qu'il represente l'idee humaine et parce qu'il represente l'instinct populaire.
L'instinct du peuple est toujours d'accord avec l'ideal de la civilisation.
Paris triomphera, mais a une condition: c'est que vous, moi, nous tous qui sommes ici, nous ne serons qu'une seule ame; c'est que nous ne serons qu'un seul soldat et un seul citoyen, un seul citoyen pour aimer Paris, un seul soldat pour le defendre.
A cette condition, d'une part la republique une, d'autre part le peuple unanime, Paris triomphera.
Quant a moi, je vous remercie de vos acclamations mais je les rapporte toutes a cette grande angoisse qui remue toutes les entrailles, la patrie en danger.
Je ne vous demande qu'une chose, l'union!
Par l'union, vous vaincrez.
Etouffez toutes les haines, eloignez tous les ressentiments, soyez unis, vous serez invincibles.
Serrons-nous tous autour de la republique en face de l'invasion, et soyons freres. Nous vaincrons.
C'est par la fraternite qu'on sauve la liberte.
Reconduit par le peuple jusqu'a l'avenue Frochot qu'il allait habiter, chez son ami M. Paul Meurice, et rencontrant partout la foule sur son passage, M. Victor Hugo, en arrivant rue de Laval, remercia encore une fois le peuple de Paris et dit:
"Vous me payez en une heure dix-neuf ans d'exil."
II
AUX ALLEMANDS
Cependant, l'armee allemande avancait et menacait. Il semblait qu'il fut temps encore d'elever la voix entre les deux nations. M. Victor Hugo publia, en francais et en allemand, l'appel que voici:
Allemands, celui qui vous parle est un ami.
II y a trois ans, a l'epoque de l'Exposition de 1867, du fond de l'exil, je vous souhaitais la bienvenue dans votre ville.
Quelle ville?
Paris.
Car Paris ne nous appartient pas a nous seuls. Paris est a vous autant qu'a nous. Berlin, Vienne; Dresde, Munich, Stuttgart, sont vos capitales; Paris est votre centre. C'est a Paris que l'on sent vivre l'Europe. Paris est la ville des villes. Paris est la ville des hommes. Il y a eu Athenes, il y a eu Rome, et il y a Paris.
Paris n'est autre chose qu'une immense hospitalite. Aujourd'hui vous y revenez. Comment?
En freres, comme il y a trois ans?
Non, en ennemis.
Pourquoi?
Quel est ce malentendu sinistre?
Deux nations ont fait l'Europe. Ces deux nations sont la France et l'Allemagne. L'Allemagne est pour l'occident ce que l'Inde est pour l'orient, une sorte de grande aieule. Nous la venerons. Mais que se passe-t-il donc? et qu'est-ce que cela veut dire? Aujourd'hui, cette Europe, que l'Allemagne a construite par son expansion et la France par son rayonnement, l'Allemagne veut la defaire.
Est-ce possible?
L'Allemagne deferait l'Europe en mutilant la France.
L'Allemagne deferait l'Europe en detruisant Paris.
Reflechissez.
Pourquoi cette invasion? Pourquoi cet effort sauvage contre un peuple frere?
Qu'est-ce que nous vous avons fait?
Cette guerre, est-ce qu'elle vient de nous? c'est l'empire qui l'a voulue, c'est l'empire qui l'a faite. Il est mort. C'est bien.
Nous n'avons rien de commun avec ce cadavre.
Il est le passe, nous sommes l'avenir.
Il est la haine, nous sommes la sympathie.
Il est la trahison, nous sommes la loyaute.
Il est Capoue et Gomorrhe, nous sommes la France.
Nous sommes la Republique francaise; nous avons pour devise: Liberte, Egalite, Fraternite; nous ecrivons sur notre drapeau: Etats-Unis d'Europe. Nous sommes le meme peuple que vous. Nous avons eu Vercingetorix comme vous avez eu Arminius. Le meme rayon fraternel, trait d'union sublime, traverse le coeur allemand et l'ame francaise.
Cela est si vrai que nous vous disons ceci:
Si par malheur votre erreur fatale vous poussait aux supremes violences, si vous veniez nous attaquer dans cette ville auguste confiee en quelque sorte par l'Europe a la France, si vous donniez l'assaut a Paris, nous nous defendrons jusqu'a la derniere extremite, nous lutterons de toutes nos forces contre vous; mais, nous vous le declarons, nous continuerons d'etre vos freres; et vos blesses, savez-vous ou nous les mettrons? dans le palais de la nation. Nous assignons d'avance pour hopital aux blesses prussiens les Tuileries. La sera l'ambulance de vos braves soldats prisonniers. C'est la que nos femmes iront les soigner et les secourir. Vos blesses seront nos hotes, nous les traiterons royalement, et Paris les recevra dans son Louvre.
C'est avec cette fraternite dans le coeur que nous accepterons votre guerre.
Mais cette guerre, allemands, quel sens a-t-elle? Elle est finie, puisque l'empire est fini. Vous avez tue votre ennemi qui etait le notre. Que voulez-vous de plus?
Vous venez prendre Paris de force! Mais nous vous l'avons toujours offert avec amour. Ne faites pas fermer les portes par un peuple qui de tout temps vous a tendu les bras. N'ayez pas d'illusions sur Paris. Paris vous aime, mais Paris vous combattra. Paris vous combattra avec toute la majeste formidable de sa gloire et de son deuil. Paris, menace de ce viol brutal, peut devenir effrayant.
Jules Favre vous l'a dit eloquemment, et tous nous vous le repetons, attendez-vous a une resistanceindignee.
Vous prendrez la forteresse, vous trouverez l'enceinte; vous prendrez l'enceinte, vous trouverez la barricade; vous prendrez la barricade, et peut-etre alors, qui sait ce que peut conseiller le patriotisme en detresse? vous trouverez l'egout mine faisant sauter des rues entieres. Vous aurez a accepter celte condamnation terrible; prendre Paris pierre par pierre, y egorger l'Europe sur place, tuer la France en detail, dans chaque rue, dans chaque maison; et cette grande lumiere, il faudra l'eteindre ame par ame. Arretez-vous.
Allemands, Paris est redoutable. Soyez pensifs devant Paris. Toutes les transformations lui sont possibles. Ses mollesses vous donnent la mesure de ses energies; on semblait dormir, on se reveille; on tire l'idee du fourreau comme l'epee, et cette ville qui etait hier Sybaris peut etre demain Saragosse.
Est-ce que nous disons ceci pour vous intimider? Non, certes! On ne vous intimide pas, allemands. Vous avez eu Galgacus contre Rome et Koerner contre Napoleon. Nous sommes le peuple de la Marseillaise, mais vous etes le peuple des Sonnets cuirasses et du Cri de l'Epee. Vous etes cette nation de penseurs qui devient au besoin une legion de heros. Vos soldats sont dignes des notres; les notres sont la bravoure impassible, les votres sont la tranquillite intrepide.
Ecoutez pourtant.
Vous avez des generaux ruses et habiles, nous avions des chefs ineptes; vous avez fait la guerre adroite plutot que la guerre eclatante; vos generaux ont prefere l'utile au grand, c'etait leur droit; vous nous avez pris par surprise; vous etes venus dix contre un; nos soldats se sont laisse stoiquement massacrer par vous qui aviez mis savamment toutes les chances de votre cote; de sorte que, jusqu'a ce jour, dans cette effroyable guerre, la Prusse a la victoire, mais la France a la gloire.
A present, songez-y, vous croyez avoir un dernier coup a faire, vous ruer sur Paris, profiter de ce que notre admirable armee, trompee et trahie, est a cette heure presque tout entiere etendue morte sur le champ de bataille, pour vous jeter, vous sept cent mille soldats, avec toutes vos machines de guerre, vos mitrailleuses, vos canons d'acier, vos boulets Krupp, vos fusils Dreyse, vos innombrables cavaleries, vos artilleries epouvantables, sur trois cent mille citoyens debout sur leur rempart, sur des peres defendant leur foyer, sur une cite pleine de familles fremissantes, ou il y a des femmes, des soeurs, des meres, et ou, a cette heure, moi qui vous parle, j'ai mes deux petits-enfants, dont un a la mamelle. C'est sur cette ville innocente de cette guerre, sur cette cite qui ne vous a rien fait que vous donner sa clarte, c'est sur Paris isole, superbe et desespere, que vous vous precipiteriez, vous, immense flot de tuerie et de bataille! ce serait la votre role, hommes vaillants, grands soldats, illustre armee de la noble Allemagne! Oh! reflechissez!
Le dix-neuvieme siecle verrait cet affreux prodige, une nation, de policee devenue sauvage, abolissant la ville des nations; l'Allemagne eteignant Paris; la Germanie levant la hache sur la Gaule! Vous, les descendants des chevaliers teutoniques, vous feriez la guerre deloyale, vous extermineriez le groupe d'hommes et d'idees dont le monde a besoin, vous aneantiriez la cite organique, vous recommenceriez Attila et Alaric, vous renouvelleriez, apres Omar, l'incendie de la bibliotheque humaine, vous raseriez l'Hotel de Ville comme les huns ont rase le Capitole, vous bombarderiez Notre-Dame comme les turcs ont bombarde le parthenon; vous donneriez au monde ce spectacle, les allemands redevenus les vandales, et vous seriez la barbarie decapitant la civilisation!
Non, non, non!
Savez-vous ce que serait pour vous cette victoire? ce serait le deshonneur.
Ah! certes, personne ne peut songer a vous effrayer, allemands, magnanime armee, courageux peuple! mais on peut vous renseigner. Ce n'est pas, a coup sur, l'opprobre que vous cherchez; eh bien, c'est l'opprobreque vous trouveriez; et moi, europeen, c'est-a-dire ami de Paris, moi parisien, c'est-a-dire ami des peuples, je vous avertis du peril ou vous etes, mes freres d'Allemagne, parce que je vous admire et je vous honore, et parce que je sais bien que, si quelque chose peut vous faire reculer, ce n'est pas la peur, c'est la honte.
Ah! nobles soldats, quel retour dans vos foyers! Vous seriez des vainqueurs la tete basse; et qu'est-ce que vos femmes vous diraient?
La mort de Paris, quel deuil!
L'assassinat de Paris, quel crime!
Le monde aurait le deuil, vous auriez le crime.
N'acceptez pas cette responsabilite formidable. Arretez-vous.
Et puis, un dernier mot. Paris pousse a bout, Paris soutenu par toute la France soulevee, peut vaincre et vaincrait; et vous auriez tente en pure perte cette voie de fait qui deja indigne le monde. Dans tous les cas, effacez de ces lignes ecrites en hate les mots destruction, abolition, mort. Non, on ne detruit pas Paris. Parvinton, ce qui est malaise, a le demolir materiellement, on le grandirait moralement. En ruinant Paris, vous le sanctifieriez. La dispersion des pierres ferait la dispersion des idees. Jetez Paris aux quatre vents, vous n'arriverez qu'a faire de chaque grain de cette cendre la semence de l'avenir. Ce sepulcre criera Liberte, Egalite, Fraternite! Paris est ville, mais Paris est ame. Brulez nos edifices, ce ne sont que nos ossements; leur fumee prendra forme, deviendra enorme et vivante, et montera jusqu'au ciel, et l'on verra a jamais, sur l'horizon des peuples, au-dessus de nous, au-dessus de vous, au-dessus de tout et de tous, attestant notre gloire, attestant votre honte, ce grand spectre fait d'ombre et de lumiere, Paris.
Maintenant, j'ai dit. Allemands, si vous persistez, soit, vous etes avertis. Faites, allez, attaquez la muraille de Paris. Sous vos bombes et vos mitrailles, elle se defendra. Quant a moi, vieillard, j'y serai, sans armes. Il me convient d'etre avec les peuples qui meurent, je vous plains d'etre avec les rois qui tuent.
Paris, 9 septembre 1870.
III
AUX FRANCAIS
Aux paroles de M. Victor Hugo la presse feodale allemande avait repondu par des cris de colere. [Note: "Pendez le poete au haut du mat.—Haengt den Dichter an den Mast auf."] L'armee allemande continuait sa marche. Il ne restait plus d'espoir que dans la levee en masse. Crier aux armes etait le devoir de tout citoyen. Apres l'appel de paix, l'appel de guerre.
Nous avons fraternellement averti l'Allemagne.
L'Allemagne a continue sa marche sur Paris.
Elle est aux portes.
L'empire a attaque l'Allemagne comme il avait attaque la republique, a l'improviste, en traitre; et aujourd'hui l'Allemagne, de cette guerre que l'empire lui a faite, se venge sur la republique.
Soit. L'histoire jugera.
Ce que l'Allemagne fera maintenant la regarde; mais nous France, nous avons des devoirs envers les nations et envers le genre humain. Remplissons-les.
Le premier des devoirs est l'exemple.
Le moment ou nous sommes est une grande heure pour les peuples.
Chacun va donner sa mesure.
La France a ce privilege, qu'a eu jadis Rome, qu'a eu jadis la Grece, que son peril va marquer l'etiage de la civilisation.
Ou en est le monde? Nous allons le voir.
S'il arrivait, ce qui est impossible, que la France succombat, la quantite de submersion qu'elle subirait indiquerait la baisse de niveau du genre humain.
Mais la France ne succombera pas.
Par une raison bien simple, et nous venons de le dire. C'est qu'elle fera son devoir.
La France doit a tous les peuples et a tous les hommes de sauver
Paris, non pour Paris, mais pour le monde.
Ce devoir, la France l'accomplira.
Que toutes les communes se levent! que toutes les campagnes prennent feu! que toutes les forets s'emplissent de voix tonnantes! Tocsin! tocsin! Que de chaque maison il sorte un soldat; que le faubourg devienne regiment; que la ville se fasse armee. Les prussiens sont huit cent mille, vous etes quarante millions d'hommes. Dressez-vous, et soufflez sur eux! Lille, Nantes, Tours, Bourges, Orleans, Dijon, Toulouse, Bayonne, ceignez vos reins. En marche! Lyon, prends ton fusil, Bordeaux, prends ta carabine, Rouen, tire ton epee, et toi Marseille, chante ta chanson et viens terrible. Cites, cites, cites, faites des forets de piques, epaississez vos bayonnettes, attelez vos canons, et toi village, prends ta fourche. On n'a pas de poudre, on n'a pas de munitions, on n'a pas d'artillerie? Erreur! on en a. D'ailleurs les paysans suisses n'avaient que des cognees, les paysans polonais n'avaient que des faulx, les paysans bretons n'avaient que des batons. Et tout s'evanouissait devant eux! Tout est secourable a qui fait bien. Nous sommes chez nous. La saison sera pour nous, la bise sera pour nous, la pluie sera pour nous. Guerre ou Honte! Qui veut peut. Un mauvais fusil est excellent quand le coeur est bon; un vieux troncon de sabre est invincible quand le bras est vaillant. C'est aux paysans d'Espagne que s'est brise Napoleon. Tout de suite, en hate, sans perdre un jour, sans perdre une heure, que chacun, riche, pauvre, ouvrier, bourgeois, laboureur, prenne chez lui ou ramasse a terre tout ce qui ressemble a une arme ou a un projectile. Roulez des rochers, entassez des paves, changez les socs en haches, changez les sillons en fosses, combattez avec tout ce qui vous tombe sous la main, prenez les pierres de notre terre sacree, lapidez les envahisseurs avec les ossements de notre mere la France. O citoyens, dans les cailloux du chemin, ce que vous leur jetez a la face, c'est la patrie.
Que tout homme soit Camille Desmoulins, que toute femme soit Theroigne, que tout adolescent soit Barra! Faites comme Bonbonnel, le chasseur de pantheres, qui, avec quinze hommes, a tue vingt prussiens et fait trente prisonniers. Que les rues des villes devorent l'ennemi, que la fenetre s'ouvre furieuse, que le logis jette ses meubles, que le toit jette ses tuiles, que les vieilles meres indignees attestent leurs cheveux blancs. Que les tombeaux crient, que derriere toute muraille on sente le peuple et Dieu, qu'une flamme sorte partout de terre, que toute broussaille soit le buisson ardent! Harcelez ici, foudroyez la, interceptez les convois, coupez les prolonges, brisez les ponts, rompez les routes, effondrez le sol, et que la France sous la Prusse devienne abime.
Ah! peuple! te voila accule dans l'antre. Deploie ta stature inattendue. Montre au monde le formidable prodige de ton reveil. Que le lion de 92 se dresse et se herisse, et qu'on voie l'immense volee noire des vautours a deux tetes s'enfuir a la secousse de cette criniere!
Faisons la guerre de jour et de nuit, la guerre des montagnes, la guerre des plaines, la guerre des bois. Levez-vous! levez-vous! Pas de treve, pas de repos, pas de sommeil. Le despotisme attaque la liberte, l'Allemagne attente a la France. Qu'a la sombre chaleur de notre sol cette colossale armee fonde comme la neige. Que pas un point du territoire ne se derobe au devoir. Organisons l'effrayante bataille de la patrie. O francs-tireurs, allez, traversez les halliers, passez les torrents, profitez de l'ombre et du crepuscule, serpentez dans les ravins, glissez-vous, rampez, ajustez, tirez, exterminez l'invasion. Defendez la France avec heroisme, avec desespoir, avec tendresse. Soyez terribles, o patriotes! Arretez-vous seulement, quand vous passerez devant une chaumiere, pour baiser au front un petit enfant endormi.
Car l'enfant c'est l'avenir. Car l'avenir c'est la republique.
Faisons cela, francais.
Quant a l'Europe, que nous importe l'Europe! Qu'elle regarde, si elle a des yeux. On vient a nous si l'on veut. Nous ne quetons pas d'auxiliaires. Si l'Europe a peur, qu'elle ait peur. Nous rendons service a l'Europe, voila tout. Qu'elle reste chez elle, si bon lui semble. Pour le redoutable denoument que la France accepte si l'Allemagne l'y contraint, la France suffit a la France, et Paris suffit a Paris. Paris a toujours donne plus qu'il n'a recu. S'il engage les nations a l'aider, c'est dans leur interet plus encore que dans le sien. Qu'elles fassent comme elles voudront, Paris ne prie personne. Un si grand suppliant, que lui etonnerait l'histoire. Sois grande ou sois petite, Europe, c'est ton affaire. Incendiez Paris, allemands, comme vous avez incendie Strasbourg. Vous allumerez les coleres plus encore que les maisons.
Paris a des forteresses, des remparts, des fosses, des canons, des casemates, des barricades, des egouts qui sont des sapes; il a de la poudre, du petrole et de la nitro-glycerine; il a trois cent mille citoyens armes; l'honneur, la justice, le droit, la civilisation indignee, fermentent en lui; la fournaise vermeille de la republique s'enfle dans son cratere; deja sur ses pentes se repandent et s'allongent des coulees de lave, et il est plein, ce puissant Paris, de toutes les explosions de l'ame humaine. Tranquille et formidable, il attend l'invasion, et il sent monter son bouillonnement. Un volcan n'a pas besoin d'etre secouru.
Francais, vous combattrez. Vous vous devouerez a la cause universelle, parce qu'il faut que la France soit grande afin que la terre soit affranchie; parce qu'il ne faut pas que tant de sang ait coule et que tant d'ossements aient blanchi sans qu'il en sorte la liberte; parce que toutes les ombres illustres, Leonidas, Brutus, Arminius, Dante, Rienzi, Washington, Danton, Riego, Manin, sont la souriantes et fleres autour de vous; parce qu'il est temps de montrer a l'univers que la vertu existe, que le devoir existe et que la patrie existe; et vous ne faiblirez pas, et vous irez jusqu'au bout, et le monde saura par vous que, si la diplomatie est lache, le citoyen est brave; que, s'il y a des rois, il y a aussi des peuples; que, si le continent monarchique s'eclipse, la republique rayonne, et que, si, pour l'instant, il n'y a plus d'Europe, il y a toujours une France.
Paris, 17 septembre 1870.
IV
AUX PARISIENS
On demanda a M. Victor Hugo d'aller par toute la France jeter lui-meme et reproduire sous toutes les formes de la parole ce cri de guerre. Il avait promis de partager le sort de Paris, il resta a Paris. Bientot Paris fut bloque et enferme; la Prusse l'investit et l'assiegea. Le peuple etait heroique. On etait en octobre. Quelques symptomes de division eclaterent. M. Victor Hugo, apres avoir parle aux allemands pour la paix, puis aux francais pour la guerre, s'adressa aux parisiens pour l'union.
Il parait que les prussiens ont decrete que la France serait Allemagne et que l'Allemagne serait Prusse; que moi qui parle, ne lorrain, je suis allemand; qu'il faisait nuit en plein midi; que l'Eurotas, le Nil, le Tibre et la Seine etaient des affluents de la Spree; que la ville qui depuis quatre siecles eclaire le globe n'avait plus de raison d'etre; que Berlin suffisait; que Montaigne, Rabelais, d'Aubigne, Pascal, Corneille, Moliere, Montesquieu, Diderot, Jean-Jacques, Mirabeau, Danton et la Revolution francaise n'ont jamais existe; qu'on n'avait plus besoin de Voltaire puisqu'on avait M. de Bismarck; que l'univers appartient aux vaincus de Napoleon le Grand et aux vainqueurs de Napoleon le Petit; que dorenavant la pensee, la conscience, la poesie, l'art, le progres, l'intelligence, commenceraient a Potsdam et finiraient a Spandau; qu'il n'y aurait plus de civilisation, qu'il n'y aurait plus d'Europe, qu'il n'y aurait plus de Paris; qu'il n'etait pas demontre que le soleil fut necessaire; que d'ailleurs nous donnions le mauvais exemple; que nous sommes Gomorrhe et qu'ils sont, eux, prussiens, le feu du ciel; qu'il est temps d'en finir, et que desormais le genre humain ne sera plus qu'une puissance de second ordre.
Ce decret, parisiens, on l'execute sur vous. En supprimant Paris, on mutile le monde. L'attaque s'adresse urbi et orbi. Paris eteint, et la Prusse ayant seule la fonction de briller, l'Europe sera dans les tenebres.
Cet avenir est-il possible?
Ne nous donnons pas la peine de dire non.
Repondons simplement par un sourire. Deux adversaires sont en presence en ce moment. D'un cote la Prusse, toute la Prusse, avec neuf cent mille soldats; de l'autre Paris avec quatre cent mille citoyens. D'un cote la force, de l'autre la volonte. D'un cote une armee, de l'autre un peuple. D'un cote la nuit, de l'autre la lumiere.
C'est le vieux combat de l'archange et du dragon qui recommence.
Il aura aujourd'hui la fin qu'il a eue autrefois.
La Prusse sera precipitee.
Cette guerre, si epouvantable qu'elle soit, n'a encore ete que petite.
Elle va devenir grande.
J'en suis fache pour vous, prussiens, mais il va falloir changer votre facon de faire. Cela va etre moins commode. Vous serez toujours deux ou trois contre un, je le sais; mais il faut aborder Paris de front. Plus de forets, plus de broussailles, plus de ravins, plus de tactique tortueuse, plus de glissement dans l'obscurite. La strategie des chats ne sert pas a grand'chose devant le lion. Plus de surprises. On va vous entendre venir. Vous aurez beau marcher doucement, la mort ecoute. Elle a l'oreille fine, cette guetteuse terrible. Vous espionnez, mais nous epions. Paris, le tonnerre en main et le doigt sur la detente, veille et regarde l'horizon. Allons, attaquez. Sortez de l'ombre. Montrez vous. C'en est fini des succes faciles. Le corps a corps commence. On va se colleter. Prenez-en votre parti. La victoire maintenant exigera un peu d'imprudence. Il faut renoncer a cette guerre d'invisibles, a cette guerre a distance, a cette guerre a cache-cache, ou vous nous tuez sans que nous ayons l'honneur de vous connaitre.
Nous allons voir enfin la vraie bataille. Les massacres tombant sur un seul cote sont finis. L'imbecillite ne nous commande plus. Vous allez avoir affaire au grand soldat qui s'appelait la Gaule du temps que vous etiez les borusses, et qui s'appelle la France aujourd'hui que vous etes les vandales; la France: miles magnus, disait Cesar; soldat de Dieu, disait Shakespeare.
Donc, guerre, et guerre franche, guerre loyale, guerre farouche. Nous vous la demandons et nous vous la promettons. Nous allons juger vos generaux. La glorieuse France grandit volontiers ses ennemis. Mais il se pourrait bien apres tout que ce que nous avons appele l'habilete de Moltke ne fut autre chose que l'ineptie de Leboeuf. Nous allons voir.
Vous hesitez, cela se comprend. Sauter a la gorge de Paris est difficile. Notre collier est garni de pointes.
Vous avez deux ressources qui ne feront pas precisement l'admiration de l'Europe:
Affamer Paris.
Bombarder Paris.
Faites. Nous attendons vos projectiles. Et tenez, si une de vos bombes, roi de Prusse, tombe sur ma maison, cela prouvera une chose, c'est que je ne suis pas Pindare, mais que vous n'etes pas Alexandre.
On vous prete, prussiens, un autre projet. Ce serait de cerner Paris sans l'attaquer, et de reserver toute votre bravoure contre nos villes sans defense, contre nos bourgades, contre nos hameaux. Vous enfonceriez heroiquement ces portes ouvertes, et vous vous installeriez la, ranconnant vos captifs, l'arquebuse au poing. Cela s'est vu au moyen age. Cela se voit encore dans les cavernes. La civilisation stupefaite assisterait a un banditisme gigantesque. On verrait cette chose: un peuple detroussant un autre peuple. Nous n'aurions plus affaire a Arminius, mais a Jean l'Ecorcheur. Non! nous ne croyons pas cela. La Prusse attaquera Paris, mais l'Allemagne ne pillera pas les villages. Le meurtre, soit. Le vol, non. Nous croyons a l'honneur des peuples.
Attaquez Paris, prussiens. Bloquez, cernez, bombardez.
Essayez.
Pendant ce temps-la l'hiver viendra.
Et la France.
L'hiver, c'est-a-dire la neige, la pluie, la gelee, le verglas, le givre, la glace. La France, c'est-a-dire la flamme.
Paris se defendra, soyez tranquilles.
Paris se defendra victorieusement.
Tous au feu, citoyens! Il n'y a plus desormais que la France ici et la Prusse la. Rien n'existe que cette urgence. Quelle est la question d'aujourd'hui? combattre. Quelle est la question de demain? vaincre. Quelle est la question de tous les jours? mourir. Ne vous tournez pas d'un autre cote. Le souvenir que tu dois au devoir se compose de ton propre oubli. Union et unite. Les griefs, les ressentiments, les rancunes, les haines, jetons ca au vent. Que ces tenebres s'en aillent dans la fumee des canons. Aimons-nous pour lutter ensemble. Nous avons tous les memes merites. Est-ce qu'il y a eu des proscrits? je n'en sais rien. Quelqu'un a-t-il ete en exil? je l'ignore. Il n'y a plus de personnalites, il n'y a plus d'ambitions, il n'y a plus rien dans les memoires que ce mot, salut public. Nous ne sommes qu'un seul francais, qu'un seul parisien, qu'un seul coeur; il n'y a plus qu'un seul citoyen qui est vous, qui est moi, qui est nous tous. Ou sera la breche seront nos poitrines. Resistance aujourd'hui, delivrance demain; tout est la. Nous ne sommes plus de chair, mais de pierre. Je ne sais plus mon nom, je m'appelle Patrie. Face a l'ennemi! Nous nous appelons tous France, Paris, muraille!
Comme elle va etre belle, notre cite! Que l'Europe s'attende a un spectacle impossible, qu'elle s'attende a voir grandir Paris; qu'elle s'attende a voir flamboyer la ville extraordinaire. Paris va terrifier le monde. Dans ce charmeur il y a un heros. Cette ville d'esprit a du genie. Quand elle tourne le dos a Tabarin, elle est digne d'Homere. On va voir comment Paris sait mourir. Sous le soleil couchant, Notre-Dame a l'agonie est d'une gaite superbe. Le Pantheon se demande comment il fera pour recevoir sous sa voute tout ce peuple qui va avoir droit a son dome. La garde sedentaire est vaillante; la garde mobile est intrepide; jeunes hommes par le visage, vieux soldats par l'allure. Les enfants chantent meles aux bataillons. Et des a present, chaque fois que la Prusse attaque, pendant le rugissement de la mitraille, que voit-on dans les rues? les femmes sourire. O Paris, tu as couronne de fleurs la statue de Strasbourg; l'histoire te couronnera d'etoiles!
Paris, 2 octobre 1870.
V
LES CHATIMENTS
L'edition parisienne des Chatiments parut le 20 octobre. Paris etait bloque depuis plus d'un mois. Le livre fut donc, a cette epoque, enferme dans Paris comme le peuple meme. Les Chatiments furent meles a ce siege memorable, et firent leur devoir dans Paris pendant l'invasion, comme ils l'avaient fait hors de France pendant l'empire.
Paris, 22 octobre 1870.
Monsieur le directeur du Siecle,
Les Chatiments n'ont jamais rien rapporte a leur auteur, et il est loin de s'en plaindre. Aujourd'hui, cependant, la vente des cinq mille premiers exemplaires de l'edition parisienne produit un benefice de cinq cents francs. Je demande la permission d'offrir ces cinq cents francs a la souscription pour les canons.
Recevez l'assurance de ma cordialite fraternelle.
VICTOR HUGO.
* * * * *
LA SOCIETE DES GENS DE LETTRES
A VICTOR HUGO
Paris, 29 octobre 1870.
Cher et honore president,
La Societe des gens de lettres veut offrir un canon a la defense nationale.
Elle a eu l'idee de faire dire par les premiers artistes de Paris quelques-unes des pieces de ce livre proscrit qui rentre en France avec la republique, les Chatiments.
Fiere de vous qui l'honorez, elle serait heureuse de devoir a votre bienveillante confraternite le produit d'une matinee tout entiere offerte a la patrie, et elle vous demande de nous laisser appeler ce canon le Victor Hugo.
* * * * *
REPONSE DE VICTOR HUGO
Paris, 30 octobre 1870.
Mes honorables et chers confreres,
Je vous felicite de votre patriotique initiative. Vous voulez bien vous servir de moi. Je vous remercie.
Prenez les Chatiments, et, pour la defense de Paris, vous et ces genereux artistes, vos auxiliaires, usez-en comme vous voudrez.
Ajoutons, si nous le pouvons, un canon de plus a la protection de cette ville auguste et inviolable, qui est comme une patrie dans la patrie.
Chers confreres, ecoutez une priere. Ne donnez pas mon nom a ce canon.
Donnez-lui le nom de l'intrepide petite ville qui, a cette heure,
partage l'admiration de l'Europe avec Strasbourg, qui est vaincue, et
Paris, qui vaincra.
Que ce canon se dresse sur nos murs. Une ville ouverte a ete assassinee; une cite sans defense a ete mise a sac par une armee devenue en plein dix-neuvieme siecle une horde; un groupe de maisons paisibles a ete change en un monceau de ruines. Des familles ont ete massacrees dans leur foyer. L'extermination sauvage n'a epargne ni le sexe ni l'age. Des populations desarmees, n'ayant d'autre ressource que le supreme heroisme du desespoir, ont subi le bombardement, la mitraille, le pillage et l'incendie; que ce canon les venge! Que ce canon venge les meres, les orphelins, les veuves; qu'il venge les fils qui n'ont plus de peres et les peres qui n'ont plus de fils; qu'il venge la civilisation; qu'il venge l'honneur universel; qu'il venge la conscience humaine insultee par cette guerre abominable ou la barbarie balbutie des sophismes! Que ce canon soit implacable, fulgurant et terrible; et, quand les prussiens l'entendront gronder, s'ils lui demandent: Qui es-tu? qu'il reponde: Je suis le coup de foudre! et je m'appelle Chateaudun!
VICTOR HUGO.
* * * * *
AUDITION DES Chatiments
AU THEATRE DE LA PORTE-SAINT-MARTIN.
5 novembre.
Le comite de la Societe des gens de lettres fait imprimer et distribuer l'annonce suivante:
"La Societe des gens de lettres a voulu, elle aussi, donner son canon a la defense nationale, et elle doit consacrer a cette oeuvre le produit d'une Matinee litteraire, dont son president honoraire, M. Victor Hugo, s'est empresse de fournir les elements.
"L'audition aura lieu mardi prochain, a deux heures precises, au theatre de la Porte-Saint-Martin. Plusieurs pieces des Chatiments y seront dites par l'elite des artistes de Paris."
PROGRAMME
PREMIERE PARTIE
Notre Souscription M. JULES CLARETIE.
Les Volontaires de l'An II M. TAILLADE.
A ceux qui dorment Mlle DUGUERET.
Hymne des Transportes M. LAFONTAINE.
La Caravane Mlle LIA FELIX.
Souvenir de la nuit du 4 M. FREDERICK-LEMAITRE.
DEUXIEME PARTIE
L'Expiation M. BERTON.
Stella Mlle FAVART.
Chansons M. COQUELIN.
Joyeuse Vie Mme MARIE-LAURENT.
Patria, musique de BEETHOVEN Mme GUEYMARD-LAUTERS.
"A la demande de la Societe des gens de lettres, M. Raphael-Felix a donne gratuitement la salle; tous les artistes dramatiques, ainsi que M. Pasdeloup et son orchestre, ont tenu a honneur de preter egalement un concours desinteresse a cette solennite patriotique."
* * * * *
DISCOURS DE M. JULES CLARETIE.
Citoyennes, citoyens,
A cette heure, la plus grave et la plus terrible de notre histoire, ou la patrie est menacee jusque dans son coeur, Paris,—tout homme ressent l'apre desir de servir un pays qu'on aime d'autant plus qu'il est plus menace et plus meurtri.
La Societe des gens de lettres, voyant avec douleur la grande patrie de la pensee, la patrie de Rabelais, la patrie de Pascal, la patrie de Diderot, la patrie de Voltaire, abaissee et ecrasee sous la botte d'un uhlan, a voulu, non seulement par chacun de ses membres, mais en corps, affirmer son patriotisme, et, puisque le canon denoue aujourd'hui les batailles, puisque le courage est peu de chose quand il n'a pas d'artillerie, la Societe des gens de lettres a voulu offrir un canon a la patrie.
Mais comment l'offrir ce canon? Avec quoi faire le bronze ou l'acier qui nous manquait?
Il y avait un livre qu'on n'avait publie sous l'empire qu'en se cachant et en le derobant a l'oeil de la police; livre patriotique qu'on se passait sous le manteau, comme s'il se fut agi d'un livre malsain; livre superbe qui, au lendemain de decembre, a l'heure ou Paris etait ecrase, ou les faubourgs etaient muets, ou les paysans etaient satisfaits, protestait contre le succes, protestait contre l'usurpation, protestait contre le crime, et, au nom de la conscience humaine etouffee, prononcait, des 1851, le mot de l'avenir et le mot de l'histoire: chatiment!
Il y avait un homme qui, depuis tantot vingt ans, representait le volontaire exil, la negation de l'empire, la revendication du droit proscrit, un homme qui, apres avoir chante les roses et les enfants, plein d'amour, s'etait tout a coup senti plein de courroux et plein de haine, un homme qui, parlant de l'homme de Decembre, avait dit:
Oui, tant qu'il sera la, qu'on cede ou qu'on persiste,
O France! France aimee et qu'on pleure toujours,
Je ne reverrai pas ta terre douce et triste,
Tombeau de mes aieux et nid de mes amours!
Je ne reverrai pas la rive qui nous tente,
France! hors le devoir, helas! j'oublierai tout.
Parmi les eprouves je planterai ma tente;
Je resterai proscrit, voulant rester debout.
J'accepte l'apre exil, n'eut-il ni fin ni terme,
Sans chercher a savoir et sans considerer
Si quelqu'un a plie qu'on aurait cru plus ferme,
Et si plusieurs s'en vont qui devraient demeurer.
Si l'on n'est plus que mille, eh bien j'en suis! Si meme
Ils ne sont plus que cent, je brave encor Sylla;
S'il en demeure dix, je serai le dixieme;
Et s'il n'en reste qu'un, je serai celui-la!
C'est a ce livre qui avait devine l'avenir, et a ce poete qui, fidele a l'exil, a loyalement tenu le serment jure, que nous voulions demander, nous, Societe des gens de lettres, de nous aider dans notre oeuvre. Victor Hugo est notre president honoraire. Voici la lettre que lui adressa notre comite:
L'orateur lit la lettre du comite et la reponse de Victor Hugo (voir plus haut), et reprend:
Je ne veux pas vous empecher plus longtemps d'ecouter les admirables vers et les remarquables artistes que vous allez entendre. Je ne veux pas plus longtemps vous parler de notre souscription, je ne veux que vous faire remarquer une chose qui frappe aujourd'hui en lisant ce livre des Chatiments, dont nous detachons pour vous quelques fragments: c'est l'etonnante prophetie de l'oeuvre. Lu a la lumiere sinistre des derniers evenements, le livre du poete acquiert une grandeur nouvelle. Le poete a tout prevu, le poete a tout predit. Il avait devine dans les fusilleurs de Decembre ces generaux de boudoir et d'antichambre qui trainent
Des sabres qu'au besoin ils sauraient avaler.
Il avait devine, dans le sang du debut, la boue du denouement. Il avait devine la chute de celui qu'il appelait deja Napoleon le Petit. L'histoire devait donner raison a la poesie, et le destin a la prediction.
Oui, comme une prediction terrible, les vers des Chatiments me revenaient au souvenir lorsque je parcourais le champ de bataille de Sedan, et j'etais tente de les trouver trop doux lorsque je voyais ces 400 canons, ces mitrailleuses, ces drapeaux qu'emportait l'ennemi, lorsque je regardais ces mamelons couverts de morts, ces soldats couches et entasses, vieux zouaves aux barbes rousses, jeunes Saint-Cyriens encore revetus du costume de l'Ecole, artilleurs foudroyes a cote de leurs pieces, conscrits tombes dans les fosses, et lorsque me revenaient ces vers de Victor Hugo sur les morts du 4 decembre, vers qui pourraient s'ecrire sur les cadavres du 2 septembre:
Tous, qui que vous fussiez, tete ardente, esprit sage,
Soit qu'en vos yeux brillat la jeunesse ou que l'age
Vous prit et vous courbat,
Que le destin pour vous fut deuil, enigme ou fete,
Vous aviez dans vos coeurs l'amour, cette tempete,
La douleur, ce combat.
Grace au quatre decembre, aujourd'hui, sans pensee,
Vous gisez etendus dans la fosse glacee
Sous les linceuls epais;
O morts, l'herbe sans bruit croit sur vos catacombes,
Dormez dans vos cercueils! taisez-vous dans vos tombes!
L'empire, c'est la paix.
Avec le neveu comme avec l'oncle:—l'empire, c'est l'invasion.
Il avait donc, encore un coup, devine, le grand poete, tout ce que l'empire nous reservait de lachetes et de catastrophes. Il etait le prophete alarme de cette chute qui n'a point d'egale dans l'histoire, de cette reddition dont une levre francaise ne peut parler sans fremir, il avait tout devine, et, devant le triomphe de l'abjection, sa colere pouvait passer pour excessive. Helas! le sort lui a donne raison, et les Chatiments restent le livre le plus eclatant, le fer rouge inoubliable, et ils consoleront la patrie de tant de honte, apres l'avoir vengee de tant d'infamie!
Maintenant, citoyens, tout cela est passe, tout cela doit etre oublie, tout cela doit etre efface!—Maintenant, ne songeons plus qu'a la vengeance, et, en depit des bruits d'armistice, songeons toujours a ces canons d'ou sortira la victoire. Grace a vous, nous en avons un aujourd'hui qui s'appellera Chateaudun et qui rappellera la memoire de cette heroique cite, si chere a tout coeur francais et a tout coeur republicain. Mais laissez-moi esperer encore que, grace a vous, bientot nous en pourrons avoir un second, et, cette fois, nous lui donnerons un autre nom, si vous voulez bien. Apres Chateaudun, qui veut dire douleur et sacrifice, notre canon futur signifiera revanche et victoire et s'appellera d'un grand nom, d'un beau nom,—le Chatiment.
Puis, les desastres venges, la patrie refaite, la France regeneree, la France reconquise, arrachee a l'etranger, sauvee et lavee de ses souillures, alors nous reprendrons notre oeuvre de fraternite apres avoir fait notre devoir de patriotes, et nous pourrons ecrire fierement, nous, et sans mensonge:
La republique, c'est la paix!
* * * * *
COMITE DE LA SOCIETE DES GENS DE LETTRES
Proces-verbal de la seance du 7 novembre. M. Charles Valois, membre de la commission speciale, rend compte de la recette produite par l'audition des Chatiments a la Porte-Saint-Martin.
Recette et quete: 7,577 fr. 50 c.; frais: 577 fr.
Il n'a ete preleve sur la recette que les frais rigoureusement exigibles, pompiers, ouvreuses, eclairage, chauffage.
La commission speciale annonce qu'elle a demande a M. Victor Hugo l'autorisation de donner une deuxieme audition des Chatiments, dans le meme but national et patriotique. M. Paul Meurice apporte au comite l'autorisation de M. Victor Hugo.
* * * * *
DEUXIEME AUDITION DES Chatiments AU THEATRE DE LA PORTE-SAINT-MARTIN
13 novembre
La note et le programme suivants ont ete publies par les journaux et distribues au public:
"L'effet produit par la premiere audition des Chatiments de Victor Hugo a ete si grand, qu'une seconde seance est demandee a la Societe des gens de lettres.
"Le comite a repondu a cet appel."La nouvelle audition, dont le produit donnera un autre canon a la defense nationale:
LE CHATIMENT
aura lieu dimanche prochain, 13 novembre, a 7 heures 1/2 precises, au theatre de la Porte-Saint-Martin."
PROGRAMME
PREMIERE PARTIE
Notre deuxieme canon M. EUGENE MULLER.
Ultima Verba M. TAILLADE.
Jersey Mlle LIA FELIX.
Hymne des Transportes M. LAFONTAINE.
Aux femmes Mlle ROUSSEIL.
Jericho M. CHARLY.
Le Manteau imperial Mme MARIE-LAURENT.
Souvenir de la nuit du 4 M. FREDERICK-LEMAITRE.
DEUXIEME PARTIE
L'Expiation M. BERTON.
Chansons Mme V. LAFONTAINE.
Orientale M. LACRESSONNIERE.
Pauline Rolland Mlle PERIGA.
Paroles d'un conservateur M. COQUELIN.
Stella Mlle FAVART.
Au moment de rentrer en France M. MAUBANT.
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COMITE DE LA SOCIETE DES GENS DE LETTRES
Proces-verbal de la seance du 14 novembre
Rapport de M. Charles Valois sur le resultat de la deuxieme audition des Chatiments.
Recette et quete, 8,281 fr. 90 c.; frais, 892 fr. 30 c.
Le produit net, 7,389 fr., ajoute a celui du 6 novembre, forme pour les deux auditions un total de 14,272 fr. 50 c.
Une commission est nommee pour aller officiellement remercier M.
Victor Hugo.
* * * * *
TROISIEME AUDITION DES Chatiments
Seance du 17 novembre
La Societe des gens de lettres demande a M. Victor Hugo, par l'intermediaire de son Comite, une troisieme audition des Chatiments. M. Victor Hugo repond:
Mes chers confreres, donnons-la au peuple cette troisieme lecture des Chatiments, donnons-la-lui gratuitement; donnons-la-lui dans la vieille salle royale et imperiale, dans la salle de l'Opera, que nous eleverons a la dignite de salle populaire. On fera la quete dans des casques prussiens, et le cuivre des gros sous du peuple de Paris fera un excellent bronze pour nos canons contre la Prusse.
Votre confrere et votre ami,
VICTOR HUGO.
* * * * *
NOTE PUBLIEE PAR LES JOURNAUX DES 26 ET 27 NOVEMBRE:
"La Societe des gens de lettres, d'accord avec M. Victor Hugo, organise pour lundi 28 novembre, a une heure, dans la salle de l'Opera, une audition des Chatiments, a laquelle ne seront admis que des spectateurs non payants.
"Sans nul doute la foule s'empressera d'assister a cette solennite populaire offerte par l'illustre poete, avec l'autorisation du ministre qui dispose du theatre de l'Opera.
"Cette affluence pourrait occasionner une grande fatigue a ceux qui ne parviendraient a entrer qu'apres une longue attente, en meme temps qu'un plus grand nombre devraient se retirer desappointes apres avoir fait queue pendant plusieurs heures.
"Pour eviter ces inconvenients et assurer neanmoins aux plus diligents la satisfaction d'entendre reciter par d'eminents artistes les vers qui ont deja ete acclames dans plusieurs representations, la distribution des 2,400 billets, a raison de 120 par mairie, sera faite dans les vingt mairies de Paris, le dimanche 27, a midi, par les societaires delegues du comite des gens de lettres.
"Ces billets ne pourront etre l'objet d'aucune faveur et seront rigoureusement attribues a ceux qui viendront, les premiers, les prendre le dimanche aux mairies. Le lundi, jour de la solennite, il ne sera delivre aucun billet au theatre. La salle ne sera ouverte qu'aux seuls porteurs de billets pris la veille aux mairies; les places appartiendront, sans distinction, aux premiers occupants, porteurs de billets."
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THEATRE NATIONAL DE L'OPERA
AUDITION GRATUITE DES Chatiments
PROGRAMME
PREMIERE PARTIE
Ouverture de la Muette, d'AUBER
Les Chatiments TONY REVILLON.
Pauline Rolland Mlle PERIGA.
Cette nuit-la M. DESRIEUX.
Aux Femmes Mlle ROUSSEIL.
Floreal Mlle SARAH BERNHARDT.
Hymne des transportes M. LAFONTAINE.
Le Manteau imperial Mme MARIE LAURENT.
La nuit du 4 Decembre M. FREDERICK-LEMAITRE.
DEUXIEME PARTIE
Ouverture de Zampa, d'HEROLD
Stella Mlle FAVART.
Joyeuse vie M. DUMAINE.
Il faut qu'il vive Mme LIA FELIX.
Paroles d'un conservateur M. COQUELIN.
Chansons Mme V. LAFONTAINE.
Patria, musique de BEETHOVEN Mme UGALDE.
L'Expiation M. TAILLADE.
Lux Mme MARIE-LAURENT.
L'orchestre de l'Opera sera dirige par M. GEORGES HAINL
Pendant les entr'actes de la representation populaire, les belles et genereuses artistes qui y contribuaient ont fait la quete, comme Victor Hugo l'avait annonce, dans des casques pris aux prussiens. Les sous du peuple sont tombes dans ces casques et ont produit la somme de quatre cent soixante-huit francs cinquante centimes.
A la fin de la representation, il a ete jete sur la scene une couronne de laurier doree avec un papier portant cette inscription: A notre poete, qui a voulu donner aux pauvres le pain de l'esprit.
* * * * *
COMITE DES GENS DE LETTRES
Seances des 18 et 19 novembre
Il est verse au Tresor, par les soins de la commission, 10,600 francs, somme indiquee par M. Dorian comme prix de deux canons. La commission informe le comite de la difficulte qui s'oppose a ce que le nom de Chateaudun soit donne a l'une de nos deux pieces, ce nom ayant ete anterieurement retenu par d'autres souscripteurs. Le comite decide que le nom Victor Hugo sera substitue a celui de Chateaudun, et qu'en outre les deux canons porteront pour exergue: Societe des gens de lettres.
* * * * *
En reponse a l'envoi fait au ministre des travaux publics du recu des 10,600 francs verses au Tresor, M. Dorian ecrit au comite:
Paris, 22 novembre 1870.
"Messieurs, par une lettre du 17 de ce mois, repondant a celle que j'ai eu l'honneur de vous ecrire le 14 novembre precedent, vous m'adressez le recepisse du versement, fait par vous a la caisse centrale du Tresor public, d'une somme de 10,600 francs destinee a la confection de deux canons offerts par la Societe des gens de lettres au gouvernement de la defense nationale; vous m'exprimez en meme temps le desir que sur l'un de ces canons soit grave le mot "Chatiment", sur l'autre "Victor Hugo", et sur tous les deux, en exergue, les mots "Societe des gens de "lettres".
"Je vous renouvelle, messieurs, au nom du gouvernement, l'expression de ses remerciments pour cette souscription patriotique.
"Des mesures vont etre prises pour que les canons dont il s'agit soient mis immediatement en fabrication, et je n'ai pas besoin d'ajouter que le desir de la Societe, en ce qui concerne les inscriptions a graver, sera ponctuellement suivi.
"Vous serez informes, ainsi que je vous l'ai promis, du jour ou auront lieu les essais, afin que la Societe puisse s'y faire representer si elle le desire.
"Enfin, j'aurai l'honneur de vous faire parvenir un duplicata de la facture du fondeur.
"Recevez, messieurs, l'assurance de ma consideration distinguee.
"Le ministre des travaux publics,
"DORIAN."
* * * * *
SOCIETE DES GENS DE LETTRES
A VICTOR HUGO
Paris, le 26 janvier 1871.
"Illustre et cher collegue,
"Le comite, deduction faite des frais et de la somme de 10,600 francs employee a la fabrication des deux canons le Victor Hugo et le Chatiment, offerts a la defense nationale, est depositaire de la somme de 3,470 francs, reliquat de la recette produite par les lectures publiques des Chatiments.
"Le comite a cherche, sans y reussir, l'application de ce reliquat a des engins de guerre.
"Il ne croit pas pouvoir conserver cette somme dans la caisse sociale. En consequence, il m'a charge de la remettre entre vos mains, parce que vous avez seul le droit d'en disposer.
"Veuillez agreer, cher et illustre collegue, l'expression respectueuse de notre cordiale affection.
"Pour le comite:
"Le president de la seance,
"ALTAROCHE.
"Le delegue du comite,
"EMMANUEL GONZALES."
AUDITIONS DES CHATIMENTS
COMPTE RENDU
1re, 2e et 3e seances 16,817 fr. 90
Depenses:
Frais generaux des representations, suivant detail 2,747 fr. 90} 13,347 90 Versement au Tresor pour deux canons, suivant recu 10,600 fr. } ______________ Solde 3,470 fr."
M. Victor Hugo a prie le comite de garder cette somme et de l'employer a secourir les victimes de la guerre, nombreuses parmi les gens de lettres que le comite represente.
* * * * *
Concurremment avec ces representations, le Theatre-Francais a donne, le 25 novembre, une matinee litteraire, dramatique et musicale, ou Mlle Favart a joue dona Sol (cinquieme acte d'Hernani), et Mme Laurent, Lucrece Borgia (cinquieme acte de Lucrece Borgia), ou Mme Ugalde a chante Patria.—Booz endormi (Legende des siecles); le Revenant (Contemplations), les Paroles d'un conservateur a propos d'un perturbateur (Chatiments) ont complete cette seance, qui a produit, au benefice des victimes de la guerre, une recette de 6,000 francs.
* * * * *
M. Victor Hugo n'a assiste a aucune de ces representations.
* * * * *
Independamment des representations et des lectures dont on vient de voir le detail et le resultat, les Chatiments et toutes les oeuvres de Victor Hugo furent pour les theatres, pendant le siege de Paris, une sorte de propriete publique. Quiconque voulait organiser une lecture pour une caisse de secours quelconque n'avait qu'a parler, et l'auteur abandonnait immediatement son droit. Les representations et les lectures des Chatiments, de Napoleon le Petit, des Contemplations, de la Legende des siecles, etc., au benefice des canons ou des ambulances, durerent sans interruption et tous les jours, sur tous les theatres a la fois, jusqu'au moment ou il ne fut plus possible d'eclairer et de chauffer les salles.
On n'a pu noter ces innombrables representations. Parmi celles dont le souvenir est reste, on peut citer le concert Pasdeloup, ou M. Taillade disait les Volontaires de l'an II (Chatiments); les Pauvres Gens (Legende des siecles) dits par M. Noel Parfait, au benefice de la ville de Chateaudun; les deux soirees de lectures organisees par M. Bonvalet, maire du 5e arrondissement, l'une pour les blesses, l'autre pour les orphelins et les veuves; la soiree de Mlle Thurel, directrice d'une ambulance, pour les malades; les representations donnees par le club Drouot pour les orphelins et les veuves; par le commandant Fourdinois pour les blesses; par les carabiniers parisiens pour les blesses; les soirees ou Mlle Suzanne Lagier chantait, sur la musique de M. Darcier, Petit, petit (Chatiments) au profit des ambulances; la representation du Comite des artistes dramatiques pour un canon; celle du 18e arrondissement pour la bibliotheque populaire; celle de M. Dumaine, a la Gaite, pour les blesses; celle de Mme Raucourt, au theatre Beaumarchais, pour contribuer a l'equipement des compagnies de marche; celle de la mairie de Montmartre, pour les pauvres; celle de la mairie de Neuilly, pour les pauvres; celle du 5e arrondissement, pour son ouvroir municipal; la soiree donnee le 25 decembre au Conservatoire pour la caisse de secours de la Societe des victimes de la guerre; les diverses lectures des Chatiments organisees, pour les canons et les blesses, par la legion d'artillerie et par dix-huit bataillons de la garde nationale, qui sont les 7e, 24e, 64e, 90e, 92e, 93e, 95e, 96e, 100e, 109e, 134e, 144e, (deux representations), 152e, 153e, 166e, 194e, 239e, 247e.
Pour toutes ces representations, M. Victor Hugo a fait l'abandon de son droit d'auteur.
Ces representations ont cesse par la force majeure en janvier, les theatres n'ayant plus de bois pour le chauffage ni de gaz pour l'eclairage.
* * * * *
Le 30 octobre, vers minuit, M. Victor Hugo, rentrant chez lui, rencontra, rue Drouot, M. Gustave Chaudey, sortant de la mairie dont il etait adjoint. Il etait accompagne de M. Philibert Audebrand. M. Victor Hugo avait connu M. Gustave Chaudey a Lausanne, au congres de la Paix, tenu en septembre 1869; ils se serrerent la main.
Quelques semaines apres, M. Gustave Chaudey vint avenue Frochot pour voir M. Victor Hugo, et, ne l'ayant pas trouve, lui laissa deux mots par ecrit pour lui demander l'autorisation de faire dire les Chatiments au profit de la caisse de secours de la mairie Drouot.
M. Victor Hugo repondit par la lettre qu'on va lire:
A M. GUSTAVE CHAUDEY.
22 novembre. Mon honorable concitoyen, quand notre eloquent et vaillant Gambetta, quelques jours avant son depart, est venu me voir, croyant que je pouvais etre de quelque utilite a la republique et a la patrie, je lui ai dit: Usez de moi comme vous voudrez pour l'interet public. Depensez-moi comme l'eau.
Je vous dirai la meme chose. Mon livre comme moi, nous appartenons a la France. Qu'elle fasse du livre et de l'auteur ce qu'elle voudra.
C'est du reste ainsi que je parlais a Lausanne, vous en souvenez-vous? Vous ne pouvez avoir oublie Lausanne, ou vous avez laisse, vous personnellement, un tel souvenir. Je ne vous avais jamais vu, je vous entendais pour la premiere fois, j'etais charme. Quelle loyale, vive et ferme parole! laissez-moi vous le dire. Vous vous etes montre a Lausanne un vrai et solide serviteur du peuple, connaissant a fond les questions, socialiste et republicain, voulant le progres, tout le progres, rien que le progres, et voulant cela comme il faut le vouloir; avec resolution, mais avec lucidite.
En ce moment-ci, soit dit en passant, j'irais plus loin que vous, je le crois, dans le sens des aspirations populaires, car le probleme s'elargit et la solution doit s'agrandir. Mais vous etes de mon avis et je suis absolument du votre sur ce point que, tant que la Prusse sera la, nous ne devons songer qu'a la France. Tout doit etre ajourne. A cette heure pas d'autre ennemi que l'ennemi. Quant a la question sociale, c'est un probleme insubmersible, et nous la retrouverons plus tard. Selon moi, il faudra la resoudre dans le sens a la fois le plus sympathique et le plus pratique. La disparition de la misere, la production du bien-etre, aucune spoliation, aucune violence, le credit public sous la forme de monnaie fiduciaire a rente creant le credit individuel, l'atelier communal et le magasin communal assurant le droit au travail, la propriete non collective, ce qui serait un retour au moyen age, mais democratisee et rendue accessible a tous, la circulation, qui est la vie decuplee, en un mot l'assainissement des hommes par le devoir combine avec le droit; tel est le but. Le moyen, je suis de ceux qui croient l'entrevoir. Nous en causerons.
Ce qui me plait en vous, c'est votre haute et simple raison. Les hommes tels que vous sont precieux. Vous marcherez un peu plus de notre cote, parce que votre coeur le voudra, parce que votre esprit le voudra, et vous etes appele a rendre aux idees et aux faits de tres grands services.
Pour moi l'homme n'est complet que s'il reunit ces trois conditions, science, prescience, conscience.
Savoir, prevoir, vouloir. Tout est la.
Vous avez ces dons. Vous n'avez qu'un pas de plus a faire en avant.
Vous le ferez.
Je reviens a la demande que vous voulez bien m'adresser.
Ce n'est pas une lecture des Chatiments que je vous concede. C'est autant de lectures que vous voudrez.
Et ce n'est pas seulement dans les Chatiments que vous pourrez puiser, c'est dans toutes mes oeuvres.
Je vous redis a vous la declaration que j'ai deja faite a tous.
Tant que durera cette guerre, j'autorise qui le veut a dire ou a representer tout ce qu'on voudra de moi, sur n'importe quelle scene et n'importe de quelle facon, pour les canons, les combattants, les blesses, les ambulances, les municipalites, les ateliers, les orphelinats, les veuves et les enfants, les victimes de la guerre, les pauvres, et j'abandonne tous mes droits d'auteur sur ces lectures et sur ces representations.
C'est dit, n'est-ce pas? Je vous serre la main.
V. H.
Quand vous verrez votre ami M. Cernuschi, dites-lui bien combien j'ai ete touche de sa visite. C'est un tres noble et tres genereux esprit. Il comprend qu'en ce moment ou la grande civilisation latine est menacee, les italiens doivent etre francais. De meme que demain, si Rome courait les dangers que court aujourd'hui Paris, les francais devraient etre italiens. D'ailleurs, de meme qu'il n'y a qu'une seule humanite, il n'y a qu'un seul peuple. Defendre partout le progres humain en peril, c'est l'unique devoir. Nous sommes les nationaux de la civilisation.
VI
ELECTIONS A L'ASSEMBLEE NATIONALE
SCRUTIN DU 8 FEVRIER 1871
SEINE
M. Victor Hugo est elu par 214,169 suffrages
BORDEAUX
I
ARRIVEE A BORDEAUX
Le 14 fevrier, lendemain de son arrivee a Bordeaux, M. Victor Hugo, a sa sortie de l'Assemblee, invite a monter sur un balcon qui domine la grande place, pour parler a la foule qui l'entourait, s'y est refuse. Il a dit a ceux qui l'en pressaient:
A cette heure, je ne dois parler au peuple qu'a travers l'Assemblee. Vous me demandez ma pensee sur la question de paix ou de guerre. Je ne puis agiter cette question ici. La prudence fait partie du devouement. C'est la question meme de l'Europe qui est pendante en ce moment. La destinee de l'Europe adhere a la destinee de la France. Une redoutable alternative est devant nous, la guerre desesperee ou la paix plus desesperee encore. Ce grand choix, le desespoir avec la gloire ou le desespoir avec la honte, ce choix terrible ne peut se faire que du haut de la tribune. Je le ferai. Je ne manquerai, certes, pas au devoir. Mais ne me demandez pas de m'expliquer ici. Une parole de trop serait grave dans la place publique. Permettez-moi de garder le silence. J'aime le peuple, il le sait. Je me tais, il le comprendra.
Puis, se tournant vers la foule, Victor Hugo a jete ce cri: Vive la
Republique! Vive la France!
II
POUR LA GUERRE DANS LE PRESENT ET POUR LA PAIX DANS L'AVENIR
ASSEMBLEE NATIONALE
SEANCE DU 1er MARS 1871
Presidence de M. JULES GREVY
M. LE PRESIDENT.—La parole est a M. Victor Hugo. (Mouvement d'attention.)
M. VICTOR HUGO.—L'empire a commis deux parricides, le meurtre de la republique, en 1851, le meurtre de la France, en 1871. Pendant dix-neuf ans, nous avons subi—pas en silence—l'eloge officiel et public de l'affreux regime tombe; mais, au milieu des douleurs de cette discussion poignante, une stupeur nous etait reservee, c'etait d'entendre ici, dans cette assemblee, begayer la defense de l'empire, devant le corps agonisant de la France, assassinee. (Mouvement.)
Je ne prolongerai pas cet incident, qui est clos, et je me borne a constater l'unanimite de l'Assemblee….
Quelques voix.—Moins cinq!
M. VICTOR HUGO.—Messieurs, Paris, en ce moment, est sous le canon prussien; rien n'est termine et Paris attend; et nous, ses representants, qui avons pendant cinq mois vecu de la meme vie que lui, nous avons le devoir de vous apporter sa pensee.
Depuis cinq mois, Paris combattant fait l'etonnement du monde; Paris, en cinq mois de republique, a conquis plus d'honneur qu'il n'en avait perdu en dix-neuf ans d'empire. (Bravo! bravo!)
Ces cinq mois de republique ont ete cinq mois d'heroisme. Paris a fait face a toute l'Allemagne; une ville a tenu en echec une invasion; dix peuples coalises, ce flot des hommes du nord qui, plusieurs fois deja, a submerge la civilisation, Paris a combattu cela. Trois cent mille peres de famille se sont improvises soldats. Ce grand peuple parisien a cree des bataillons, fondu des canons, eleve des barricades, creuse des mines, multiplie ses forteresses, garde son rempart; et il a eu faim, et il a eu froid; en meme temps que tous les courages, il a eu toutes les souffrances. Les enumerer n'est pas inutile, l'histoire ecoute.
Plus de bois, plus de charbon, plus de gaz, plus de feu, plus de pain! Un hiver horrible, la Seine charriant, quinze degres de glace, la famine, le typhus, les epidemies, la devastation, la mitraille, le bombardement. Paris, a l'heure qu'il est, est cloue sur sa croix et saigne aux quatre membres. Eh bien, cette ville qu'aucune n'egalera dans l'histoire, cette ville majestueuse comme Rome et stoique comme Sparte, cette ville que les prussiens peuvent souiller, mais qu'ils n'ont pas prise (Tres bien! tres bien!),—cette cite auguste, Paris, nous a donne un mandat qui accroit son peril et qui ajoute a sa gloire, c'est de voter contre le demembrement de la patrie (bravos sur les bancs de la gauche); Paris a accepte pour lui les mutilations, mais il n'en veut pas pour la France.
Paris se resigne a sa mort, mais non a notre deshonneur (Tres bien! tres bien!), et, chose digne de remarque, c'est pour l'Europe en meme temps que pour la France que Paris nous a donne le mandat d'elever la voix. Paris fait sa fonction de capitale du continent.
Nous avons une double mission a remplir, qui est aussi la votre:
Relever la France, avertir l'Europe. Oui, la cause de l'Europe, a l'heure qu'il est, est identique a la cause de la France. Il s'agit pour l'Europe de savoir si elle va redevenir feodale; il s'agit de savoir si nous allons etre rejetes d'un ecueil a l'autre, du regime theocratique au regime militaire.
Car, dans cette fatale annee de concile et de carnage…. (Oh! oh!)
Voix a gauche: Oui! oui! tres bien!
M. VICTOR HUGO.—Je ne croyais pas qu'on put nier l'effort du pontificat pour se declarer infaillible, et je ne crois pas qu'on puisse contester ce fait, qu'a cote du pape gothique, qui essaye de revivre, l'empereur gothique reparait. (Bruit a droite.—Approbation sur bancs de la gauche.)
Un membre a droite.—Ce n'est pas la question!
Un autre membre a droite.—Au nom des douleurs de la patrie, laissons tout cela de cote. (Interruption.)
M. LE PRESIDENT.—Vous n'avez pas la parole. Continuez, monsieur
Victor Hugo.
M. VICTOR HUGO.—Si l'oeuvre violente a laquelle on donne en ce moment le nom de traite s'accomplit, si cette paix inexorable se conclut, c'en est fait du repos de l'Europe; l'immense insomnie du monde va commencer. (Assentiment a gauche.)
Il y aura desormais en Europe deux nations qui seront redoutables; l'une parce qu'elle sera victorieuse, l'autre parce qu'elle sera vaincue. (Sensation.)
M. LE CHEF DU POUVOIR EXECUTIF.—C'est vrai!
M. DUFAURE, ministre de la justice.—C'est tres vrai!
M. VICTOR HUGO.—De ces deux nations, l'une, la victorieuse, l'Allemagne, aura l'empire, la servitude, le joug soldatesque, l'abrutissement de la caserne, la discipline jusque dans les esprits, un parlement tempere par l'incarceration des orateurs…. (Mouvement.)
Cette nation, la nation victorieuse, aura un empereur de fabrique militaire en meme temps que de droit divin, le cesar byzantin double du cesar germain; elle aura la consigne a l'etat de dogme, le sabre fait sceptre, la parole muselee, la pensee garrottee, la conscience agenouillee; pas de tribune! pas de presse! les tenebres!
L'autre, la vaincue, aura la lumiere. Elle aura la liberte, elle aura la republique; elle aura, non le droit divin, mais le droit humain; elle aura la tribune libre, la presse libre, la parole libre, la conscience libre, l'ame haute! Elle aura et elle gardera l'initiative du progres, la mise en marche des idees nouvelles et la clientele des races opprimees! (Tres bien! tres bien!) Et pendant que la nation victorieuse, l'Allemagne, baissera le front sous son lourd casque de horde esclave, elle, la vaincue sublime, la France, elle aura sur la tete sa couronne de peuple souverain. (Mouvement.)
Et la civilisation, remise face a face avec la barbarie, cherchera sa voie entre ces deux nations, dont l'une a ete la lumiere de l'Europe et dont l'autre en sera la nuit.
De ces deux nations, l'une triomphante et sujette, l'autre vaincue et souveraine, laquelle faut-il plaindre? Toutes les deux. (Nouveau mouvement.)
Permis a l'Allemagne de se trouver heureuse et d'etre fiere avec deux provinces de plus et la liberte de moins. Mais nous, nous la plaignons; nous la plaignons de cet agrandissement, qui contient tant d'abaissement, nous la plaignons d'avoir ete un peuple et de n'etre plus qu'un empire. (Bravo! bravo!)
Je viens de dire: l'Allemagne aura deux provinces de plus.—Mais ce n'est pas fait encore, et j'ajoute:—cela ne sera jamais fait. Jamais, jamais! Prendre n'est pas posseder. Possession suppose consentement. Est-ce que la Turquie possedait Athenes? Est-ce que l'Autriche possedait Venise? Est-ce que la Russie possede Varsovie? (Mouvement.) Est-ce que l'Espagne possede Cuba? Est-ce que l'Angleterre possede Gibraltar? (Rumeurs diverses.) De fait, oui; de droit, non! (Bruit.)
Voix a droite.—Ce n'est pas la question!
M. VICTOR HUGO.—Comment, ce n'est-pas la question!
A gauche.—Parlez! parlez!
M. LE PRESIDENT.—Veuillez continuer, monsieur Victor Hugo.
M. VICTOR HUGO.—La conquete est la rapine, rien de plus. Elle est un fait, soit; le droit ne sort pas du fait. L'Alsace et la Lorraine—suis-je dans la question?—veulent rester France; elles resteront France malgre tout, parce que la France s'appelle republique et civilisation; et la France, de son cote, n'abandonnera rien de son devoir envers l'Alsace et la Lorraine, envers elle-meme, envers le monde.
Messieurs, a Strasbourg, dans cette glorieuse Strasbourg ecrasee sous les bombes prussiennes, il y a deux statues, Gutenberg et Kleber. Eh bien, nous sentons en nous une voix qui s'eleve, et qui jure a Gutenberg de ne pas laisser etouffer la civilisation, et qui jure a Kleber de ne pas laisser etouffer la republique. (Bravo! bravo!—Applaudissements.)
Je sais bien qu'on nous dit: Subissez les consequences de la situation faite par vous. On nous dit encore: Resignez-vous, la Prusse vous prend l'Alsace et une partie de la Lorraine, mais c'est votre faute et c'est son droit; pourquoi l'avez-vous attaquee? Elle ne vous faisait rien; la France est coupable de cette guerre et la Prusse en est innocente.
La Prusse innocente!… Voila plus d'un siecle que nous assistons aux actes de la Prusse, de cette Prusse qui n'est pas coupable, dit-on, aujourd'hui. Elle a pris…. (Bruit dans quelques parties de la salle.)
M. LE PRESIDENT.—Messieurs, veuillez faire silence. Le bruit interrompt l'orateur et prolonge la discussion.
M. VICTOR HUGO.—Il est extremement difficile de parler a l'Assemblee, si elle ne veut pas laisser l'orateur achever sa pensee.
De tous cotes.—Parlez! parlez! continuez!
M. LE PRESIDENT.—Monsieur Victor Hugo, les interpellations n'ont pas la signification que vous leur attribuez.
M. VICTOR HUGO.—J'ai dit que la Prusse est sans droit. Les prussiens sont vainqueurs, soit; maitriseront-ils la France? non! Dans le present, peut-etre; dans l'avenir, jamais! (Tres bien!—Bravo!)
Les anglais ont conquis la France, ils ne l'ont pas gardee; les prussiens investissent la France, ils ne la tiennent pas. Toute main d'etranger qui saisira ce fer rouge, la France, le lachera. Cela tient a ce que la France est quelque chose de plus qu'un peuple. La Prusse perd sa peine; son effort sauvage sera un effort inutile.
Se figure-t-on quelque chose de pareil a ceci: la suppression de l'avenir par le passe? Eh bien, la suppression de la France par la Prusse, c'est le meme reve. Non! la France ne perira pas! Non! quelle que soit la lachete de l'Europe, non! sous tant d'accablement, sous tant de rapines, sous tant de blessures, sous tant d'abandons, sous cette guerre scelerate, sous cette paix epouvantable, mon pays ne succombera pas! Non!
M. THIERS, chef du pouvoir executif.—Non!
De toutes parts.—Non! non!
M. VICTOR HUGO.—Je ne voterai point cette paix, parce que, avant tout, il faut sauver l'honneur de son pays; je ne la voterai point, parce qu'une paix infame est une paix terrible. Et pourtant, peut-etre aurait-elle un merite a mes yeux: c'est qu'une telle paix, ce n'est plus la guerre, soit, mais c'est la haine. (Mouvement.) La haine contre qui? Contre les peuples? non! contre les rois! Que les rois recueillent ce qu'ils ont seme. Faites, princes; mutilez, coupez, tranchez, volez, annexez, demembrez! Vous creez la haine profonde; vous indignez la conscience universelle. La vengeance couve, l'explosion sera en raison de l'oppression. Tout ce que la France perdra, la Revolution le gagnera. (Approbation sur les bancs de la gauche.)
Oh! une heure sonnera—nous la sentons venir—cette revanche prodigieuse. Nous entendons des a present notre triomphant avenir marcher a grands pas dans l'histoire. Oui, des demain, cela va commencer; des demain, la France n'aura plus qu'une pensee: se recueillir, se reposer dans la reverie redoutable du desespoir; reprendre des forces; elever ses enfants, nourrir de saintes coleres ces petits qui deviendront grands; forger des canons et former des citoyens, creer une armee qui soit un peuple; appeler la science au secours de la guerre; etudier le procede prussien, comme Rome a etudie le procede punique; se fortifier, s'affermir, se regenerer, redevenir la grande France, la France de 92, la France de l'idee et la France de l'epee. (Tres bien! tres bien!)
Puis, tout a coup, un jour, elle se redressera! Oh! elle sera formidable; on la verra, d'un bond, ressaisir la Lorraine, ressaisir l'Alsace!
Est-ce tout? non! non! saisir,—ecoutez-moi,—saisir Treves, Mayence,
Cologne, Coblentz…
Sur divers bancs.—Non! non!
M. VICTOR HUGO.—Ecoutez-moi, messieurs. De quel droit une assemblee francaise interrompt-elle l'explosion du patriotisme?
Plusieurs membres.—Parlez, achevez l'expression de votre pensee.
M. VICTOR HUGO.—On verra la France se redresser, on la verra ressaisir la Lorraine, ressaisir l'Alsace. (Oui! oui!—Tres bien!) Et puis, est-ce tout? Non… saisir Treves, Mayence, Cologne, Coblentz, toute la rive gauche du Rhin… Et on entendra la France crier: C'est mon tour! Allemagne, me voila! Suis-je ton ennemie? Non! je suis ta soeur. (Tres bien! tres bien!) Je t'ai tout repris, et je te rends tout, a une condition: c'est que nous ne ferons plus qu'un seul peuple, qu'une seule famille, qu'une seule republique. (Mouvements divers.) Je vais demolir mes forteresses, tu vas demolir les tiennes. Ma vengeance, c'est la fraternite! (A gauche: Bravo! bravo!) Plus de frontieres! Le Rhin a tous! Soyons la meme republique, soyons les Etats-Unis d'Europe, soyons la federation continentale, soyons la liberte europeenne, soyons la paix universelle! Et maintenant serrons-nous la main, car nous nous sommes rendu service l'une a l'autre; tu m'as delivree de mon empereur, et je te delivre du tien. (Bravo! bravo!—Applaudissements.)
* * * * *
M. TACHARD.—Messieurs, au nom des representants de ces provinces malheureuses dont on discute le sort, je viens expliquer a l'Assemblee l'interruption que nous nous sommes permise au moment meme ou nous etions tous haletants, ecoutant avec enthousiasme l'eloquente parole qui nous defendait.
Ces deux noms de Mayence et de Coblentz ont ete prononces naguere par une bouche qui n'etait ni aussi noble ni aussi honnete que celle que nous venons d'entendre. Ces deux noms nous ont perdus, c'est pour eux que nous subissons le triste sort qui nous attend. Eh bien, nous ne voulons plus souffrir pour ce mot et pour cette idee. Nous sommes francais, messieurs, et, pour nous, il n'y a qu'une patrie, la France, sans laquelle nous ne pouvons pas vivre. (Tres bien! tres bien!) Mais nous sommes justes parce que nous sommes francais, et nous ne voulons pas qu'on fasse a autrui ce que nous ne voudrions pas qu'il nous fut fait. (Bravo!—Applaudissements.)
III
DEMISSION DES REPRESENTANTS D'ALSACE ET DE LORRAINE
Apres le vote du traite, les representants d'Alsace et de Lorraine envoyerent a l'Assemblee leur demission.
Les journaux de Bordeaux publierent la note qu'on va lire:
"Victor Hugo a annonce hier jeudi, dans la reunion de la gauche radicale, qu'il proposerait a l'Assemblee la declaration suivante:
"Les representants de l'Alsace et des Vosges conservent tous indefiniment leurs sieges a l'Assemblee. Ils seront, a chaque election nouvelle, consideres comme reelus de droit. S'ils ne sont plus les representants de l'Alsace et de la Lorraine, ils restent et resteront toujours les representants de la France."
"Le soir meme, la gauche radicale eut une reunion speciale dans la salle Sieuzac. La demission des representants lorrains et alsaciens fut mise a l'ordre du jour. Le representant Victor Hugo se leva et dit:
Citoyens, les representants de l'Alsace et de la Lorraine, dans un mouvement de genereuse douleur, ont donne leur demission. Nous ne devons pas l'accepter. Non seulement nous ne devons pas l'accepter, mais nous devrions proroger leur mandat. Nous partis, ils devraient demeurer. Pourquoi? Parce qu'ils ne peuvent etre remplaces.
A cette heure, du droit de leur heroisme, du droit de leur malheur, du droit, helas! de notre lamentable abandon qui les laisse aux mains de l'ennemi comme rancon de la guerre, a cette heure, dis-je, l'Alsace et la Lorraine sont France plus que la France meme.
Citoyens, je suis accable de douleur; pour me faire parler en ce moment, il faut le supreme devoir; chers et genereux collegues qui m'ecoutez, si je parle avec quelque desordre, excusez et comprenez mon emotion. Je n'aurais jamais cru ce traite possible. Ma famille est lorraine, je suis fils d'un homme qui a defendu Thionville. Il y a de cela bientot soixante ans. Il eut donne sa vie plutot que d'en livrer les clefs. Cette ville qui, defendue par lui, resista a tout l'effort ennemi et resta francaise, la voila aujourd'hui prussienne. Ah! je suis desespere. Avant-hier, dans l'Assemblee, j'ai lutte pied a pied pour le territoire; j'ai defendu la Lorraine et l'Alsace; j'ai tache de faire avec la parole ce que mon pere faisait avec l'epee. Il fut vainqueur, je suis vaincu. Helas! vaincus, nous le sommes tous. Nous avons tous au plus profond du coeur la plaie de la patrie. Voici le vaillant maire de Strasbourg qui vient d'en mourir. Tachons de vivre, nous: Tachons de vivre pour voir l'avenir, je dis plus, pour le faire. En attendant, preparons-le. Preparons-le. Comment?
Par la resistance commencee des aujourd'hui.
N'executons l'affreux traite que strictement.
Ne lui accordons expressement que ce qu'il stipule.
Eh bien, le traite ne stipule pas que l'Assemblee se retranchera les representants de la Lorraine et de l'Alsace; gardons-les.
Les laisser partir, c'est signer le traite deux fois. C'est ajouter a l'abandon force l'abandon volontaire.
Gardons-les.
Le traite n'y fait aucun obstacle. Si nous allions au dela de ce qu'exige le vainqueur, ce serait un irreparable abaissement. Nous ferions comme celui qui, sans y etre contraint, mettrait en terre le deuxieme genou.
Au contraire, relevons la France.
Le refus des demissions des representants alsaciens et lorrains la relevera. Le traite vote est une chose basse; ce refus sera une grande chose. Effacons l'un par l'autre.
Dans ma pensee, a laquelle certes je donnerai suite, tant que la Lorraine et l'Alsace seront separees de la France, il faudrait garder leurs representants, non seulement dans cette assemblee, mais dans toutes les assemblees futures.
Nous, les representants du reste de la France, nous sommes transitoires; eux seuls sont necessaires.
La France peut se passer de nous, et pas d'eux. A nous, elle peut donner des successeurs; a eux, non.
Son vote en Alsace et en Lorraine est paralyse.
Momentanement, je l'affirme; mais, en attendant, gardons les representants alsaciens et lorrains.
La Lorraine et l'Alsace sont prisonnieres de guerre. Conservons leurs representants. Conservons-les indefiniment, jusqu'au jour de la delivrance des deux provinces, jusqu'au jour de la resurrection de la France. Donnons au malheur heroique un privilege. Que ces representants aient l'exception de la perpetuite, puisque leurs nobles pays ont l'exception de l'asservissement.
J'avais d'abord eu l'idee de condenser tout ce que je viens de vous dire dans le projet de decret que voici:
(M. Victor Hugo lit)
DECRET
ARTICLE UNIQUE
Les representants actuels de l'Alsace et de la Lorraine gardent leurs sieges dans l'Assemblee, et continueront de sieger dans les futures assemblees nationales de France jusqu'au jour ou ils pourront rendre a leurs commettants leur mandat dans les conditions ou ils l'ont recu.
(M. Victor Hugo reprend)
Ce decret exprimerait le vrai absolu de la situation. Il est la negation implicite du traite, negation qui est dans tous les coeurs, meme dans les coeurs de ceux qui l'ont vote. Ce decret ferait sortir cette negation du sous-entendu, et profiterait d'une lacune du traite pour infirmer le traite, sans qu'on puisse l'accuser de l'enfreindre. Il conviendrait, je le crois, a toutes nos consciences. Le traite pour nous n'existe pas. Il est de force; voila tout. Nous le repudions. Les hommes de la republique ont pour devoir etroit de ne jamais accepter le fait qu'apres l'avoir confronte avec le droit. Quand le fait se superpose au principe, nous l'admettons. Sinon, nous le refusons. Or le traite prussien viole tous les principes. C'est pourquoi nous avons vote contre. Et nous agirons contre. La Prusse nous rend cette justice qu'elle n'en doute pas.
Mais ce projet de decret que je viens de vous lire, et que je me proposais de soutenir a la tribune, l'Assemblee l'accepterait-elle? Evidemment non. Elle en aurait peur. D'ailleurs cette assemblee, nee d'un malentendu entre la France et Paris, a dans sa conscience le faux de sa situation. Il suffit d'y mettre le pied pour comprendre qu'elle n'admettra jamais une verite entiere. La France a un avenir, la republique, et la majorite de l'Assemblee a un but, la monarchie. De la un tirage en sens inverse, d'ou, je le crains, sortiront des catastrophes. Mais restons dans le moment present. Je me borne a dire que la majorite obliquera toujours et qu'elle manque de ce sens absolu qui, en toute occasion et a tout risque, prefere aux expedients les principes. Jamais la justice n'entrera dans cette assemblee que de biais, si elle y entre.
L'Assemblee ainsi faite ne voterait pas le projet de decret que je viens de vous lire. Alors ce serait une faute de le presenter. Je m'en abstiens. Il serait bon, certes, qu'il fut vote, mais il serait facheux qu'il fut rejete. Ce rejet soulignerait le traite et accroitrait la honte.
Mais faut-il pour cela, devant la demission des representants de l'Alsace et de la Lorraine, se taire et s'abstenir absolument?
Non.
Que faire donc?
Selon moi, ceci:
Inviter les representants de l'Alsace et de la Lorraine a garder leurs sieges. Les y inviter solennellement par une declaration motivee que nous signerons tous, nous qui avons vote contre le traite, nous qui ne reconnaissons pas le droit de la force. Un de nous, moi si vous voulez, lira cette declaration a la tribune. Cela fait, nos consciences seront tranquilles, l'avenir sera reserve.
Citoyens, gardons-les, ces collegues. Gardons-les, ces compatriotes.
Qu'ils nous restent.
Qu'ils soient parmi nous, ces vaillants hommes, la protestation et l'avertissement; protestation contre la Prusse, avertissement a l'Europe. Qu'ils soient le drapeau d'Alsace et de Lorraine toujours leve. Que leur presence parmi nous encourage et console, que leur parole conseille, que leur silence meme parle. Les voir la, ce sera voir l'avenir. Qu'ils empechent l'oubli. Au milieu des idees generales qui embrassent l'interet de la civilisation, et qui sont necessaires a une assemblee francaise, toujours un peu tutrice de tous les peuples, qu'ils personnifient, eux, l'idee etroite, haute et terrible, la revendication speciale, le devoir vis-a-vis de la mere. Tandis que nous representerons l'humanite, qu'ils representent la patrie. Que chez nous ils soient chez eux. Qu'ils soient le tison sacre, rallume toujours. Que, par eux, les deux provinces etouffees sous la Prusse continuent de respirer l'air de France; qu'ils soient les conducteurs de l'idee francaise au coeur de l'Alsace et de la Lorraine et de l'idee alsacienne et lorraine au coeur de la France; que, grace a leur permanence, la France, mutilee de fait, demeure entiere de droit, et soit, dans sa totalite, visible dans l'Assemblee; que si, en regardant la-bas, du cote de l'Allemagne, on voit la Lorraine et l'Alsace mortes, en regardant ici, on les voie vivantes!
* * * * *
La reunion, a l'unanimite, a accepte la proposition du representant Victor Hugo, et lui a demande de rediger la declaration qui devra etre signee de tous et lue par lui-meme a la tribune.
M. Victor Hugo a immediatement redige cette declaration, qui a ete acceptee par la reunion de la gauche, mais a laquelle il n'a pu etre donne la publicite de la tribune, par suite de la seance du 8 mars et de la demission de M. Victor Hugo.
En voici le texte:
DECLARATION
En presence de la demission que les representants alsaciens et lorrains ont offerte, mais que l'Assemblee n'a acceptee par aucun vote.
Les representants soussignes declarent qu'a leurs yeux l'Alsace et la
Lorraine ne cessent pas et ne cesseront jamais de faire partie de la
France.
Ces provinces sont profondement francaises. L'ame de la France reste avec elles.
L'Assemblee nationale ne serait plus l'Assemblee de la France si ces deux provinces n'y etaient pas representees.
Que desormais, et jusqu'a des jours meilleurs, il y ait sur la carte de France un vide, c'est la la violence que nous fait le traite. Mais pourquoi un vide dans cette Assemblee?
Le traite exige-t-il que les representants alsaciens et lorrains disparaissent de l'Assemblee francaise?
Non.
Pourquoi donc aller plus loin que le traite? Pourquoi faire ce qu'il n'impose pas? Pourquoi lui donner ce qu'il ne demande pas?
Que la Prusse prenne les territoires. Que la France garde les representants.
Que leur presence dans l'Assemblee nationale de France soit la protestation vivante et permanente de la justice contre l'iniquite, du malheur contre la force, du droit vrai de la patrie contre le droit faux de la victoire.
Que les alsaciens et les lorrains, elus par leurs departements, restent dans l'Assemblee francaise et qu'ils y personnifient, non le passe, mais l'avenir.
Le mandat est un depot. C'est au mandant lui-meme que le mandataire est tenu de rapporter son mandat. Aujourd'hui, dans la situation faite a l'Alsace et a la Lorraine, le mandant est prisonnier, mais le mandataire est libre. Le devoir du mandataire est de garder a la fois sa liberte et son mandat.
Et cela jusqu'au jour ou, ayant coopere avec nous a l'oeuvre liberatrice, il pourra rendre a ceux qui l'ont elu le mandat qu'il leur doit et la patrie que nous leur devons.
Les representants alsaciens et lorrains des departements cedes sont aujourd'hui dans une exception qu'il importe de signaler. Tous les representants du reste de la France peuvent etre reelus ou remplaces; eux seuls ne le peuvent pas. Leurs electeurs sont frappes d'interdit.
En ce moment, et sans que le traite puisse l'empecher, l'Alsace et la Lorraine sont representees dans l'Assemblee nationale de France. Il depend de l'Assemblee nationale de continuer cette representation. Cette continuation du mandat, nous devons la declarer. Elle est de droit. Elle est de devoir.
Il ne faut pas que les sieges de la representation alsacienne et lorraine, actuellement occupes, soient vides et restent vides par notre volonte. Pour toutes les populations de France, le droit d'etre representees est un droit absolu; pour la Lorraine et pour l'Alsace c'est un droit sacre.
Puisque la Lorraine et l'Alsace ne peuvent desormais nommer d'autres representants, ceux-ci doivent etre maintenus. Ils doivent etre maintenus indefiniment, dans les assemblees nationales qui se succederont, jusqu'au jour, prochain nous l'esperons, ou la France reprendra possession de la Lorraine et de l'Alsace, et ou cette moitie de notre coeur nous sera rendue.
En resume,
Si nous souffrons que nos honorables collegues alsaciens et lorrains se retirent, nous aggravons le traite.
La France va dans la concession plus loin que la Prusse dans l'extorsion. Nous offrons ce qu'on n'exige pas. Il importe que dans l'execution forcee du traite rien de notre part ne ressemble a un consentement. Subir sans consentir est la dignite du vaincu.
Par tous ces motifs, sans prejuger les resolutions ulterieures que pourra leur commander leur conscience,
Croyant necessaire de reserver les questions qui viennent d'etre indiquees,
Les representants soussignes invitent leurs collegues de l'Alsace et de la Lorraine a reprendre et a garder leurs sieges dans l'Assemblee.
IV
LA QUESTION DE PARIS
Par le traite vote, l'Assemblee avait dispose de la France; il s'agissait maintenant de savoir ce qu'elle allait faire de Paris. La droite ne voulait plus de Paris; il lui fallait autre chose. Elle cherchait une capitale; les uns proposaient Bourges, les autres Fontainebleau, les autres Versailles. Le 6 mars, l'Assemblee discuta la question dans ses bureaux. Rentrerait-elle ou ne rentrerait-elle pas dans Paris?
M. Victor Hugo faisait partie du onzieme bureau. Voici ses paroles, telles qu'elles ont ete reproduites par les journaux:
Nous sommes plusieurs ici qui avons ete enfermes dans Paris et qui avons assiste a toutes les phases de ce siege, le plus extraordinaire qu'il y ait dans l'histoire. Ce peuple a ete admirable. Je l'ai dit deja et je le dirai encore. Chaque jour la souffrance augmentait et l'heroisme croissait. Rien de plus emouvant que cette transformation; la ville de luxe etait devenue ville de misere; la ville de mollesse etait devenue ville de combat; la ville de joie etait devenue ville de terreur et de sepulcre. La nuit, les rues etaient toutes noires, pas un delit. Moi qui parle, toutes les nuits, je traversais, seul, et presque d'un bout a l'autre, Paris tenebreux et desert; il y avait la bien des souffrants et bien des affames, tout manquait, le feu et le pain; eh bien, la securite etait absolue. Paris avait la bravoure au dehors et la vertu au dedans. Deux millions d'hommes donnaient ce memorable exemple. C'etait l'inattendu dans la grandeur. Ceux qui l'ont vu ne l'oublieront pas. Les femmes etaient aussi intrepides devant la famine que les hommes devant la bataille. Jamais plus superbe combat n'a ete livre de toutes parts a toutes les calamites a la fois. Oui, l'on souffrait, mais savez-vous comment? on souffrait avec joie, parce qu'on se disait: Nous souffrons pour la patrie.
Et puis, on se disait: Apres la guerre finie, apres les prussiens partis, ou chasses,—je prefere chasses,—on se disait: comme ce sera beau la recompense! Et l'on s'attendait a ce spectacle sublime, l'immense embrassement de Paris et de la France.
On s'attendait a quelque chose comme ceci: la mere se jetant eperdue dans les bras de sa fille! la grande nation remerciant la grande cite!
On se disait: Nous sommes isoles de la France; la Prusse a eleve une muraille entre la France et nous; mais la Prusse s'en ira, et la muraille tombera.
Eh bien! non, messieurs. Paris debloque reste isole. La Prusse n'y est plus, et la muraille y est encore.
Entre Paris et la France il y avait un obstacle, la Prusse; maintenant il y en a un autre, l'Assemblee.
Reflechissez, messieurs.
Paris esperait votre reconnaissance, et il obtient votre suspicion!
Mais qu'est-ce donc qu'il vous a fait?
Ce qu'il vous a fait, je vais vous le dire:
Dans la defaillance universelle, il a leve la tete; quand il a vu que la France n'avait plus de soldats, Paris s'est transfigure en armee; il a espere, quand tout desesperait; apres Phalsbourg tombee, apres Toul tombee, apres Strasbourg tombee, apres Metz tombee, Paris est reste debout. Un million de vandales ne l'a pas etonne. Paris s'est devoue pour tous; il a ete la ville superbe du sacrifice. Voila ce qu'il vous a fait. Il a plus que sauve la vie a la France, il lui a sauve l'honneur.
Et vous vous defiez de Paris! et vous mettez Paris en suspicion!
Vous mettez en suspicion le courage, l'abnegation, le patriotisme, la magnifique initiative de la resistance dans le desespoir, l'intrepide volonte d'arracher a l'ennemi la France, toute la France! Vous vous defiez de cette cite qui a fait la philosophie universelle, qui envahit le monde a votre profit par son rayonnement et qui vous le conquiert par ses orateurs, par ses ecrivains, par ses penseurs; de cette cite qui a donne l'exemple de toutes les audaces et aussi de toutes les sagesses; de ce Paris qui fera l'univers a son image, et d'ou est sorti l'exemplaire nouveau de la civilisation! Vous avez peur de Paris, de Paris qui est la fraternite, la liberte, l'autorite, la puissance, la vie! Vous mettez en suspicion le progres! Vous mettez en surveillance la lumiere!
Ah! songez-y!
Cette ville vous tend les bras; vous lui dites: Ferme tes portes. Cette ville vient a vous, vous reculez devant elle. Elle vous offre son hospitalite majestueuse ou vous pouvez mettre toute la France a l'abri, son hospitalite, gage de concorde et de paix publique, et vous hesitez, et vous refusez, et vous avez peur du port comme d'un piege!
Oui, je le dis, pour vous, pour nous tous, Paris, c'est le port.
Messieurs, voulez-vous etre sages, soyez confiants. Voulez-vous etre des hommes politiques, soyez des hommes fraternels.
Rentrez dans Paris, et rentrez-y immediatement. Paris vous en saura gre et s'apaisera. Et quand Paris s'apaise, tout s'apaise.
Votre absence de Paris inquietera tous les interets et sera pour le pays une cause de fievre lente.
Vous avez cinq milliards a payer; pour cela il vous faut le credit; pour le credit, il vous faut la tranquillite, il vous faut Paris. Il vous faut Paris rendu a la France, et la France rendue a Paris.
C'est-a-dire l'assemblee nationale siegeant dans la ville nationale.
L'interet public est ici etroitement d'accord avec le devoir public.
Si le sejour de l'Assemblee en province, qui n'est qu'un accident, devenait un systeme, c'est-a-dire la negation du droit supreme de Paris, je le declare, je ne siegerais point hors de Paris. Mais ma resolution particuliere n'est qu'un detail sans importance. Je ferais ce que je crois etre mon devoir. Cela me regarde et je n'y insiste pas.
Vous, c'est autre chose. Votre resolution est grave. Pesez-la.
On vous dit:—N'entrez pas dans Paris; les prussiens sont la.—Qu'importe les prussiens! moi je les dedaigne. Avant peu, ils subiront la domination de ce Paris qu'ils menacent de leurs canons et qui les eclaire de ses idees.
La seule vue de Paris est une propagande. Desormais le sejour des prussiens en France est dangereux surtout pour le roi de Prusse.
Messieurs, en rentrant dans Paris, vous faites de la politique, et de la bonne politique.
Vous etes un produit momentane. Paris est une formation seculaire. Croyez-moi, ajoutez Paris a l'Assemblee, appuyez votre faiblesse sur cette force, asseyez votre fragilite sur cette solidite.
Tout un cote de cette assemblee, cote fort par le nombre et faible autrement, a la pretention de discuter Paris, d'examiner ce que la France doit faire de Paris, en un mot de mettre Paris aux voix. Cela est etrange.
Est-ce qu'on met Paris en question?
Paris s'impose.
Une verite qui peut etre contestee en France, a ce qu'il parait, mais qui ne l'est pas dans le reste du monde, c'est la suprematie de Paris.
Par son initiative, par son cosmopolitisme, par son impartialite, par sa bonne volonte, par ses arts, par sa litterature, par sa langue, par son industrie, par son esprit d'invention, par son instinct de justice et de liberte, par sa lutte de tous les temps, par son heroisme d'hier et de toujours, par ses revolutions, Paris est l'eblouissant et mysterieux moteur du progres universel.
Niez cela, vous rencontrez le sourire du genre humain. Le monde n'est peut-etre pas francais, mais a coup sur il est parisien.
Nous, consentir a discuter Paris? Non. Il est pueril de l'attaquer, il serait pueril de le defendre.
Messieurs, n'attentons pas a Paris.
N'allons pas plus loin que la Prusse.
Les prussiens ont demembre la France, ne la decapitons pas.
Et puis, songez-y.
Hors Paris il peut y avoir une Assemblee provinciale; il n'y a d'Assemblee nationale qu'a Paris.
Pour les legislateurs souverains qui ont le devoir de completer la Revolution francaise, etre hors de Paris, c'est etre hors de France. (Interruption.)
On m'interrompt. Alors j'insiste.
Isoler Paris, refaire apres l'ennemi le blocus de Paris, tenir Paris a l'ecart, succeder dans Versailles, vous assemblee republicaine, au roi de France, et, vous assemblee francaise, au roi de Prusse, creer a cote de Paris on ne sait quelle fausse capitale politique, croyez-vous en avoir le droit? Est-ce comme representants de la France que vous feriez cela? Entendons-nous. Qui est-ce qui represente la France? c'est ce qui contient le plus de lumiere. Au-dessus de vous, au-dessus de moi, au-dessus de nous tous, qui avons un mandat aujourd'hui et qui n'en aurons pas demain, la France a un immense representant, un representant de sa grandeur, de sa puissance, de sa volonte, de son histoire, de son avenir, un representant permanent, un mandataire irrevocable; et ce representant est un heros, et ce mandataire est un geant; et savez-vous son nom? Il s'appelle Paris. Et c'est vous, representants ephemeres, qui voudriez destituer ce representant eternel!
Ne faites pas ce reve et ne faites pas cette faute.
* * * * *
Apres ces paroles, le onzieme bureau, ayant a choisir entre M. Victor
Hugo et M. Lucien Brun un commissaire, a choisi M. Lucien Brun.
V
DEMISSION DE VICTOR HUGO
Le 8 mars, au moment ou le representant Victor Hugo se preparait a prendre la parole pour defendre Paris contre la droite, survint un incident inattendu. Un rapport fut fait a l'Assemblee sur l'election d'Alger. Le general Garibaldi avait ete nomme representant d'Alger par 10,600 voix. Le candidat qui avait apres lui le plus de voix n'avait eu que 4,973 suffrages. On proposa l'annulation de l'election de Garibaldi. Victor Hugo intervint.
SEANCE DU 8 MARS 1871
M. VICTOR HUGO.—Je demande la parole.
M. LE PRESIDENT.—M. Victor Hugo a la parole. (Mouvements divers.)
M. VICTOR HUGO.—Je ne dirai qu'un mot.
La France vient de traverser une epreuve terrible, d'ou elle est sortie sanglante et vaincue. On peut etre vaincu et rester grand; la France le prouve. La France accablee, en presence des nations, a rencontre la lachete de l'Europe. (Mouvement.)
De toutes les puissances europeennes, aucune ne s'est levee pour defendre cette France qui, tant de fois, avait pris en main la cause de l'Europe… (Bravo! a gauche), pas un roi, pas un etat, personne! un seul homme excepte…. (Sourires ironiques a droite.—Tres bien! a gauche.)
Ah! les puissances, comme on dit, n'intervenaient pas; eh bien, un homme est intervenu, et cet homme est une puissance. (Exclamations sur plusieurs bancs a droite.)
Cet homme, messieurs, qu'avait-il? son epee. M. LE VICOMTE DE
LORGERIL.—Et Bordone! (On rit.)
M. VICTOR HUGO.—Son epee, et cette epee avait deja delivre un peuple … (exclamations) et cette epee pouvait en sauver un autre. (Nouvelles exclamations.)
Il l'a pense; il est venu, il a combattu.
A droite.—Non! non!
M. LE VICOMTE DE LORGERIL.—Ce sont des reclames qui ont ete faites; il n'a pas combattu.
M. VICTOR HUGO.—Les interruptions ne m'empecheront pas d'achever ma pensee.
Il a combattu…. (Nouvelles interruptions.)
Voix nombreuses a droite.—Non! non!
A gauche.—Si! si!
M. LE VICOMTE DE LORGERIL.—Il a fait semblant!
Un membre a droite.—Il n'a pas vaincu en tout cas!
M. VICTOR HUGO.—Je ne veux blesser personne dans cette assemblee, mais je dirai qu'il est le seul des generaux qui ont lutte pour la France, le seul qui n'ait pas ete vaincu. (Bruyantes reclamations a droite.—Applaudissements a gauche.)
Plusieurs membres a droite.—A l'ordre! a l'ordre!
M. DE JOUVENCEL.—Je prie M. le president d'inviter l'orateur a retirer une parole qui est antifrancaise.
M. LE VICOMTE DE LORGERIL.—C'est un comparse de melodrame. (Vives reclamations a gauche.) Il n'a pas ete vaincu parce qu'il ne s'est pas battu.
M. LE PRESIDENT.—Monsieur de Lorgeril, veuillez garder le silence; vous aurez la parole ensuite. Mais respectez la liberte de l'orateur. (Tres bien!)
M. LE GENERAL DUCROT.—Je demande la parole. (Mouvement.)
M. LE PRESIDENT.—General, vous aurez la parole apres M. Victor Hugo.
(Plusieurs membres se levent et interpellent vivement M. Victor Hugo.)
M. LE PRESIDENT aux interrupteurs. La parole est a M. Victor Hugo seul.
M. RICHIER.—Un francais ne peut pas entendre des paroles semblables a celles qui viennent d'etre prononcees. (Agitation generale.)
M. LE VICOMTE DE LORGERIL.—L'Assemblee refuse la parole a M. Victor Hugo, parce qu'il ne parle pas francais. (Oh! oh!—Rumeurs confuses.)
M. LE PRESIDENT.—Vous n'avez pas la parole, monsieur de Lorgeril….
Vous l'aurez a votre tour.
M. LE VICOMTE DE LORGERIL.—J'ai voulu dire que l'Assemblee ne veut pas ecouter parce qu'elle n'entend pas ce francais-la. (Bruit.)
Un membre.—C'est une insulte au pays!
M. LE GENERAL DUCROT.—J'insiste pour demander la parole.
M. LE PRESIDENT.—Vous aurez la parole si M. Victor Hugo y consent.
M. VICTOR HUGO.—Je demande a finir.
Plusieurs membres a M. Victor Hugo.—Expliquez-vous! (Assez! assez!)
M. LE PRESIDENT.—Vous demandez a M. Victor Hugo de s'expliquer; il va le faire. Veuillez l'ecouter et garder le silence…. (Non! non!—A l'ordre!)
M. LE GENERAL DUCROT.—On ne peut pas rester la-dessus.
M. VICTOR HUGO.—Vous y resterez pourtant, general.
M. LE PRESIDENT.—Vous aurez la parole apres l'orateur.
M. LE GENERAL DUCROT.—Je proteste contre des paroles qui sont un outrage…. (A la tribune! a la tribune!)
M. VICTOR HUGO.—Il est impossible…. (Les cris: A l'ordre! continuent.)
Un membre.—Retirez vos paroles. On ne vous les pardonne pas.
(Un autre membre a droite se leve et adresse a l'orateur des interpellations qui se perdent dans le bruit.)
M. LE PRESIDENT.—Veuillez vous asseoir!
Le meme membre.—A l'ordre! Rappelez l'orateur a l'ordre!
M. LE PRESIDENT.—Je vous rappellerai vous-meme a l'ordre, si vous continuez a le troubler. (Tres bien! tres bien!) Je rappellerai a l'ordre ceux qui empecheront le president d'exercer sa fonction. Je suis le juge du rappel a l'ordre.
Sur plusieurs bancs a droite.—Nous le demandons, le rappel a l'ordre!
M. LE PRESIDENT.—Il ne suffit pas que vous le demandiez. (Tres bien!—Interpellations diverses et confuses.)
M. DE CHABAUD-LATOUR.—Paris n'a pas ete vaincu, il a ete affame. (C'est vrai! c'est vrai!—Assentiment general.)
M. LE PRESIDENT.—Je donne la parole a M. Victor Hugo pour s'expliquer, et ceux qui l'interrompront seront rappeles a l'ordre. (Tres bien!)
M. VICTOR HUGO.—Je vais vous satisfaire, messieurs, et aller plus loin que vous. (Profond silence.)
Il y a trois semaines, vous avez refuse d'entendre Garibaldi….
Un membre.—Il avait donne sa demission!
M. VICTOR HUGO.—Aujourd'hui vous refusez de m'entendre. Cela me suffit. Je donne ma demission. (Longues rumeurs.—Non! non!—Applaudissements a gauche.)
Un membre.—L'Assemblee n'accepte pas votre demission!
M. VICTOR HUGO.—Je l'ai donnee et je la maintiens.
(L'honorable membre qui se trouve, en descendant de la tribune, au pied du bureau stenographique situe a l'entree du couloir de gauche, saisit la plume de l'un des stenographes de l'Assemblee et ecrit, debout, sur le rebord exterieur du bureau, sa lettre de demission au president.)
M. LE GENERAL DUCROT.—Messieurs, avant de juger le general Garibaldi, je demande qu'une enquete serieuse soit faite sur les faits qui ont amene le desastre de l'armee de l'est. (Tres bien! tres bien!)
Quand cette enquete sera faite, nous vous produirons des telegrammes emanant de M. Gambetta, et prouvant qu'il reprochait au general Garibaldi son inaction dans un moment ou cette inaction amenait le desastre que vous connaissez. On pourra examiner alors si le general Garibaldi est venu payer une dette de reconnaissance a la France, ou s'il n'est pas venu, plutot, defendre sa republique universelle. (Applaudissements prolonges sur un grand nombre de bancs.)
M. LOCKROY.—Je demande la parole.
M. LE PRESIDENT.—M. Victor Hugo est-il present?
Voix diverses.—Oui!—Non! il est parti!
M. LE PRESIDENT.—Avant de donner lecture a l'Assemblee de la lettre que vient de me remettre M. Victor Hugo, je voulais le prier de se recueillir et de se demander a lui-meme s'il y persiste.
M. VICTOR HUGO, au pied de la tribune.—J'y persiste.
M. LE PRESIDENT.—Voici la lettre de M. Victor Hugo; mais M. Victor
Hugo…. (Rumeurs diverses.)
M. VICTOR HUGO.—J'y persiste. Je le declare, je ne paraitrai plus dans cette enceinte.
M. LE PRESIDENT.—Mais M. Victor Hugo ayant ecrit cette lettre dans la vivacite de l'emotion que ce debat a soulevee, j'ai du en quelque sorte l'inviter a se recueillir lui-meme, et je crois avoir exprime l'impression de l'Assemblee. (Oui! oui! Tres bien!)
M. VICTOR HUGO.—Monsieur le president, je vous remercie; mais je declare que je refuse de rester plus longtemps dans cette Assemblee. (Non! non!)
_De toutes parts./i>—A demain! a demain!
M. VICTOR HUGO.—Non! non! j'y persiste. Je ne rentrerai pas dans cette Assemblee!
(M. Victor Hugo sort de la salle.)
M. LE PRESIDENT.—Si l'Assemblee veut me le permettre, je ne lui donnerai connaissance de cette lettre que dans la seance de demain. (Oui! oui!—Assentiment general.)
Cet incident est termine, et je regrette que les elections de l'Algerie y aient donne lieu….
Un membre a gauche.—C'est la violence de la droite qui y a donne lieu.
* * * * *
SEANCE DU 9 MARS
M. LE PRESIDENT.—Messieurs, je regrette profondement que notre illustre collegue, M. Victor Hugo, n'ait pas cru pouvoir se rendre aux instances d'un grand nombre de nos collegues, et, je crois pouvoir le dire, au sentiment general de l'Assemblee. (Oui! oui!—Tres bien!) Il persiste dans la demission qu'il m'a remise hier au soir, et dont il ne me reste, a mon grand regret, qu'a donner connaissance a l'Assemblee:
La voici:
"Il y a trois semaines, l'Assemblee a refuse d'entendre Garibaldi; aujourd'hui elle refuse de m'entendre. Cela me suffit.
"Je donne ma demission.
"VICTOR HUGO."
8 mars 1871.
La demission sera transmise a M. le ministre de l'interieur.
M. LOUIS BLANC.—Je demande la parole.
M. LE PRESIDENT.—M. Louis Blanc a la parole.
M. LOUIS BLANC.—Messieurs, je n'ai qu'un mot a dire.
A ceux d'entre nous qui sont plus particulierement en communion de sentiments et d'idees avec Victor Hugo, il est commande de dire bien haut de quelle douleur leur ame a ete saisie….
Voix a gauche.—Oui! oui! c'est vrai!
M. LOUIS BLANC.—En voyant le grand citoyen, l'homme de genie dont la France est fiere, reduit a donner sa demission de membre d'une Assemblee francaise….
Voix a droite.—C'est qu'il l'a bien voulu.
M. LE DUC DE MARMIER.—C'est par sa volonte!
M. LOUIS BLANC.—C'est un malheur ajoute a tant d'autres malheurs … (mouvements divers) que cette voix puissante ait ete etouffee…. (Reclamations sur un grand nombre de bancs.)
M. DE TILLANCOURT.—La voix de M. Victor Hugo a constamment ete etouffee!
Plusieurs membres.—C'est vrai! c'est vrai!
M. LOUIS BLANC.—Au moment ou elle proclamait la reconnaissance de la patrie pour d'eminents services.
Je me borne a ces quelques paroles. Elles expriment des sentiments qui, j'en suis sur, seront partages par tous ceux qui cherissent et reverent le genie combattant pour la liberte. (Vive approbation sur plusieurs bancs a gauche.)
M. SCHOELCHER.—Louis Blanc, vous avez dignement exprime nos sentiments a tous.
A gauche.—Oui! oui!—Tres bien!
* * * * *
Caprera, 11 avril 1870.
"Mon cher Victor Hugo,
"J'aurais du plus tot vous donner un signe de gratitude pour l'honneur immense dont vous m'avez decore a l'Assemblee de Bordeaux.
"Sans manifestation ecrite, nos ames se sont cependant bien entendues, la votre par le bienfait, et la mienne par l'amitie et la reconnaissance que je vous consacre depuis longtemps.
"Le brevet que vous m'avez signe a Bordeaux suffit a toute une existence devouee a la cause sainte de l'humanite, dont vous etes le premier apotre.
"Je suis pour la vie,
"Votre devoue,