Actes et Paroles, Volume 3
VI
MORT DE CHARLES HUGO
Ce qui suit est extrait du Rappel du mercredi 15 mars:
"Une affreuse nouvelle nous arrive de Bordeaux: notre collaborateur, notre compagnon, notre ami Charles Hugo, y est mort lundi soir.
"Lundi matin, il avait dejeune gaiment avec son pere et Louis Blanc. Le soir, Victor Hugo donnait un diner d'adieu a quelques amis, au restaurant Lanta. A huit heures, Charles Hugo prend un fiacre pour s'y faire conduire, avec ordre de descendre d'abord a un cafe qu'il indique. Il etait seul dans la voiture. Arrive au cafe, le cocher ouvre la portiere et trouve Charles Hugo mort.
"Il avait eu une congestion foudroyante suivie d'hemorrhagie.
"On a rapporte ce pauvre cadavre a son pere, qui l'a couvert de baisers et de larmes.
"Charles Hugo etait souffrant depuis quelques semaines. Il nous ecrivait, le samedi 11, samedi dernier:
"Je vous envoie peu d'articles, mais ne m'accusez pas. Un excellent medecin que j'ai trouve ici m'a condamne au repos. J'ai, parait-il, un "emphyseme pulmonaire!" avec un petit point hypertrophie au coeur. Le medecin attribue cette maladie a mon sejour a Paris pendant le siege….
"Je vais mieux pourtant. Mais il faut que je me repose encore. J'irai passer une semaine a Arcachon. Je pense pouvoir retourner ensuite a Paris et reprendre mon travail…."
"Victor Hugo devait l'accompagner a Arcachon. Charles se faisait une joie de rester la quelques jours en famille avec son pere, sa jeune femme et ses deux petits enfants; le depart etait fixe au lendemain matin…. Et le voila mort! Le voila mort, ce vaillant et genereux Charles, si fort et si doux, d'un si haut esprit, d'un si puissant talent!
"Et Victor Hugo, apres ces dix-neuf ans d'exil et de lutte suivis de ces six mois de guerre et de siege, ne sera rentre en France que pour ensevelir son fils a cote de sa fille, et pour meler a son deuil patriotique son deuil paternel."
* * * * *
ENTERREMENT DE CHARLES HUGO
(18 mars.)
"Une foule considerable et profondement emue se pressait hier a la gare d'Orleans, ou, comme tous les journaux l'avaient annonce, le cercueil du collaborateur, de l'ami, que nous pleurons etait attendu vers midi.
"A l'heure dite, on a vu paraitre le corbillard, derriere lequel
marchaient, le visage en larmes, Victor Hugo et son dernier fils,
Francois-Victor, puis MM. Paul Meurice, Auguste Vacquerie, Paul
Foucher et quelques amis intimes.
"Ceux qui etaient venus temoigner leur sympathie attristee au grand poete si durement frappe et au vaillant journaliste parti si jeune se sont joints a ce douloureux cortege, et le corbillard s'est dirige vers le cimetiere du Pere-Lachaise.
"Il va sans dire qu'il n'a passe par aucune eglise.
"D'instant en instant, le cortege grossissait. "Place de la Bastille, il y a eu une chose touchante. Trois gardes nationaux, reconnaissant Victor Hugo, se sont mis aussitot aux cotes du corbillard et l'ont escorte, fusil sous le bras. D'autres gardes nationaux ont suivi leur exemple, puis d'autres, et bientot ils ont ete plus d'une centaine, et ils ont forme une haie d'honneur qui a accompagne jusqu'au cimetiere notre cher et regrette camarade.
"Un moment apres, un poste de gardes nationaux, tres nombreux a cause des evenements de la journee, apprenant qui l'on enterrait, a pris les fusils, s'est mis en rang et a presente les armes; les clairons ont sonne, les tambours ont battu aux champs, et le drapeau a salue.
"C'a ete la meme chose sur tout le parcours. Rien n'etait touchant comme de voir, sur le canal, dans les rues et le long du boulevard, tous les postes accourir, et, spontanement, sans mot d'ordre, rendre hommage a quelqu'un qui n'etait ni le chef du pouvoir executif ni le president de l'Assemblee et qui n'avait qu'une autorite morale. Cet hommage etait aussi intelligent que cordial; quelques cris de _Vive la Republique! et de _Vive Victor Hugo! echappes involontairement, etaient vite contenus par le respect de l'immense malheur qui passait.
"Ca et la on entrevoyait des barricades. Et ceux qui les gardaient, venaient, eux aussi, presenter les armes a cette gloire desesperee. Et on ne pouvait s'empecher de se dire que ce peuple de Paris si deferent, si bon, si reconnaissant, etait celui dont les calomnies reactionnaires font une bande de pillards!
"A la porte du cimetiere et autour du tombeau, la foule etait tellement compacte qu'il etait presque impossible de faire un pas.
"Enfin on a pu arriver au caveau ou dormaient deja le general Hugo, la mere de Victor Hugo et son frere Eugene. Le cercueil a pris la quatrieme et derniere place, celle que Victor Hugo s'etait reservee, ne prevoyant pas que le fils s'en irait avant le pere!"
* * * * *
Deux discours ont ete prononces. Le premier par M. Auguste Vacquerie.
Nous en avons retenu les passages suivants:
"Citoyens,
"Dans le groupe de camarades et de freres que nous etions, le plus robuste, le plus solide, le plus vivant etait celui qui est mort le premier. Il est vrai que Charles Hugo n'a pas economise sa vie. Il est vrai qu'il l'a prodiguee. A quoi? Au devoir, a la lutte pour le vrai, au progres, a la republique.
"Et, comme il n'a fait que les choses qui meritent d'etre recompensees, il en a ete puni.
"Il a commence par la prison. Cette fois-la, son crime etait d'avoir attaque la guillotine. Il faut bien que les republicains soient contre la peine de mort, pour etre des buveurs de sang. Alors, les juges l'ont condamne a je ne sais plus quelle amende et a six mois de Conciergerie, Il y etait pendant l'abominable crime de Decembre. Il n'en est sorti que pour sortir de France. Apres la prison, l'exil.
"Jersey, Guernesey et Bruxelles l'ont vu pendant vingt ans, debout entre son pere et son frere, exile volontaire, s'arrachant a sa patrie, mais ne l'oubliant pas, travaillant pour elle. Quel vaillant et eclatant journaliste il a ete, tous le savent. Un jour enfin, la cause qu'il avait si bravement servie a ete gagnee, l'empire a glisse dans la boue de Sedan, et la republique est ressuscitee. Celui qui avait dit:
Et, s'il n'en reste qu'un, je serai celui-la.
a pu rentrer sans manquer a son serment. Charles est rentre avec son pere. On pouvait croire qu'il allait maintenant etre heureux; il avait tout, sa patrie, la republique, un nom illustre, un grand talent, la jeunesse, sa femme qu'il adorait, deux petits enfants; il voyait s'ouvrir devant lui le long avenir de bonheur, de bien-etre et de renommee qu'il avait si noblement gagne. Il est mort.
"Il y a des heures ou la destinee est aussi lache et aussi feroce que les hommes, ou elle se fait la complice des gouvernements et ou elle semble se venger de ceux qui font le bien. Il n'y a pas de plus sombre exemple de ces crimes du sort que le glorieux et douloureux pere de notre cher mort. Qu'a-t-il fait toute sa vie, que d'etre le meilleur comme le plus grand? Je ne parle pas seulement de sa bonte intime et privee; je parle surtout de sa bonte publique, de ses romans, si tendres a tous les miserables, de ses livres penches sur toutes les plaies, de ses drames dedies a tous les desherites. A quelle difformite, a quelle detresse, a quelle inferiorite a-t-il jamais refuse de venir en aide? Tout son genie n'a eu qu'une idee: consoler. Recompense: Charles n'est pas le premier de ses enfants qu'il perd de cette facon tragique. Aujourd'hui, c'est son fils qu'il perd brusquement, en pleine vie, en plein bonheur. Il y a trente ans, c'etait sa fille. Ordinairement un coup de foudre suffit. Lui, il aura ete foudroye deux fois.
"Qu'importe, citoyens, ces iniquites de la destinee! Elles se trompent si elles croient qu'elles nous decourageront. Jamais! Demandez a celui que nous venons d'apporter dans cette fosse. N'est-ce pas, Charles, que tu recommencerais?
"Et nous, nous continuerons. Sois tranquille, frere, nous combattrons comme toi jusqu'a notre dernier souffle. Aucune violence et aucune injustice ne nous fera renoncer a la verite, au bien, a l'avenir, pas plus celles des evenements que celles des gouvernements, pas plus la loi mysterieuse que la loi humaine, pas plus les malheurs que les condamnations, pas plus le tombeau que la prison!
"Vive la republique universelle, democratique et sociale!"
Voici egalement quelques-unes des paroles prononcees, au nom de la presse de province, par M. Louis Mie:
"Chers concitoyens,
"Si ma parole, au lieu d'etre celle d'un humble et d'un inconnu, avait l'autorite que donne le genie, qu'assurent d'eclatants services et que consacre un exil de vingt annees, j'apporterais a la tombe de Charles Hugo l'expression profondement vraie de la reconnaissance que la province republicaine tout entiere doit a cette armee genereuse qu'on nomme dans le monde, la presse republicaine de Paris. Charles marchait aux premiers rangs de ces intrepides du vrai, que tout frappe, mais que console le devoir accompli.
"C'est a l'heure ou d'etroites defiances semblent vouloir nous separer, nous qui habitons les departements, et nous isoler de la ville soeur ainee des autres cites de France, que nous sentons plus ardemment ce que nous lui devons d'amour a ce Paris qui, apres nous avoir donne la liberte, nous a conserve l'honneur.
"Je n'ai pas besoin de rappeler quelle large part revient a Charles Hugo dans cette infatigable et sainte predication de la presse parisienne. Je n'ai pas a retracer l'oeuvre de cette vie si courte et si pleine. Je n'en veux citer qu'une chose: c'est qu'il est entre dans la lutte en poussant un cri d'indignation contre un attentat a l'inviolabilite de la vie humaine. Il avait tout l'eclat de la jeunesse et toute la solidite de la conviction. Il avait les deux grandes puissances, celle que donne le talent et celle que donne la bonte.
"Charles Hugo, vous aviez partout, en province comme a Paris, des amis et des admirateurs. Il y a des fils qui rapetissent le nom de leur pere; ce sera votre eternel honneur a vous d'avoir ajoute quelque chose a un nom auquel il semblait qu'on ne put ajouter rien."
* * * *
On lit dans le Rappel du 21 mars:
"Victor Hugo n'a guere fait que traverser Paris. Il est parti, des mercredi, pour Bruxelles, ou sa presence etait exigee par les formalites a remplir dans l'interet des deux petits enfants que laisse notre regrette collaborateur.
"On sait que c'est a Bruxelles que Charles Hugo a passe les dernieres annees de l'exil. C'est a Bruxelles qu'il s'est marie et que son petit garcon et sa petite fille sont nes.
"Aussitot que les prescriptions legales vont etre remplies, et que l'avenir des mineurs va etre regle, Victor Hugo reviendra immediatement a Paris."
BRUXELLES
I
UN CRI
M. Victor Hugo, retenu a Bruxelles par ses devoirs d'aieul et de tuteur de deux orphelins, suivait du regard avec anxiete la lutte entre Paris et Versailles. Il eleva la voix contre la guerre civile.
Quand finira ceci? Quoi! ne sentent-ils pas
Que ce grand pays croule a chacun de leurs pas?
Chatier qui? Paris? Paris veut etre libre.
Ici le monde, et la Paris; c'est l'equilibre;
Et Paris est l'abime ou couve l'avenir.
Pas plus que l'ocean on ne peut le punir,
Car dans sa profondeur et sous sa transparence
On voit l'immense Europe ayant pour coeur la France.
Combattants! combattants! qu'est-ce que vous voulez?
Vous etes comme un feu qui devore les bles,
Et vous tuez l'honneur, la raison, l'esperance!
Quoi! d'un cote la France et de l'autre la France!
Arretez! c'est le deuil qui sort de vos succes.
Chaque coup de canon de francais a francais
Jette,—car l'attentat a sa source remonte,—
Devant lui le trepas, derriere lui la honte.
Verser, meler, apres septembre et fevrier,
Le sang du paysan, le sang de l'ouvrier,
Sans plus s'en soucier que de l'eau des fontaines!
Les latins contre Rome et les grecs contre Athenes!
Qui donc a decrete ce sombre egorgement?
Si quelque pretre dit que Dieu le veut, il ment!
Mais quel vent souffle donc? Quoi! pas d'instants lucides?
Se retrouver heros pour etre fratricides?
Horreur!
Mais voyez donc, dans le ciel, sur vos fronts,
Flotter l'abaissement, l'opprobre, les affronts!
Mais voyez donc la-haut ce drapeau d'ossuaire,
Noir comme le linceul, blanc comme le suaire;
Pour votre propre chute ayez donc un coup d'oeil;
C'est le drapeau de Prusse et le drapeau du deuil!
Ce haillon insolent, il vous a sous sa garde.
Vous ne le voyez pas; lui, sombre, il vous regarde;
Il est comme l'Egypte au-dessus des hebreux,
Lourd, sinistre, et sa gloire est d'etre tenebreux.
Il est chez vous. Il regne. Ah! la guerre civile.
Triste apres Austerlitz, apres Sedan est vile!
Aventure, hideuse! ils se sont decides
A jouer la patrie et l'avenir aux des!
Insenses! n'est-il pas de choses plus instantes
Que d'epaissir autour de ce rempart vos tentes!
Recommencer la guerre ayant encore au flanc,
O Paris, o lion blesse, l'epieu sanglant!
Quoi! se faire une plaie avant de guerir l'autre!
Mais ce pays meurtri de vos coups, c'est le votre!
Cette mere qui saigne est votre mere! Et puis,
Les miseres, la femme et l'enfant sans appuis,
Le travailleur sans pain, tout l'amas des problemes
Est la terrible, et vous, acharnes sur vous-memes,
Vous venez, toi rheteur, toi soldat, toi tribun,
Les envenimer tous sans en resoudre aucun!
Vous recreusez le gouffre au lieu d'y mettre un phare!
Des deux cotes la meme execrable fanfare,
Le meme cri: Mort! Guerre!—A qui? reponds, Cain!
Qu'est-ce que ces soldats une epee a la main,
Courbes devant la Prusse, altiers contre la France?
Gardez donc votre sang pour votre delivrance!
Quoi! pas de remords! quoi! le desespoir complet!
Mais qui donc sont-ils ceux a qui la honte plait?
O cieux profonds! opprobre aux hommes, quels qu'ils soient,
Qui sur ce pavois d'ombre et de meurtre s'assoient,
Qui du malheur public se font un piedestal,
Qui soufflent, acharnes a ce duel fatal,
Sur le peuple indigne, sur le reitre servile.
Et sur les deux tisons de la guerre civile;
Qui remettent la ville eternelle en prison,
Rebatissent le mur de haine a l'horizon,
Meditent on ne sait quelle victoire infame,
Les droits brises, la France assassinant son ame,
Paris mort, l'astre eteint, et qui n'ont pas fremi
Devant l'eclat de rire affreux de l'ennemi!
Bruxelles, 15 avril 1871.
II
PAS DE REPRESAILLES
Cependant les hommes qui dominaient la Commune, la precipitent, sous pretexte de talion, dans l'arbitraire et dans la tyrannie. Tous les principes sont violes. Victor Hugo s'indigne, et sa protestation est reproduite par toute la presse libre de l'Europe. La voici:
Je ne fais point flechir les mots auxquels je crois,
Raison, progres, honneur, loyaute, devoirs, droits.
On ne va point au vrai par une route oblique.
Sois juste; c'est ainsi qu'on sert la republique;
Le devoir envers elle et l'equite pour tous;
Pas de colere; et nul n'est juste s'il n'est doux.
La Revolution est une souveraine;
Le peuple est un lutteur prodigieux qui traine
Le passe vers le gouffre et l'y pousse du pied;
Soit. Mais je ne connais, dans l'ombre qui me sied,
Pas d'autre majeste que toi, ma conscience.
J'ai la foi. Ma candeur sort de l'experience.
Ceux que j'ai terrasses, je ne les brise pas.
Mon cercle c'est mon droit, leur droit est mon compas;
Qu'entre mes ennemis et moi tout s'equilibre;
Si je les vois lies, je ne me sens pas libre.
A demander pardon j'userais mes genoux
Si je versais sur eux ce qu'ils jetaient sur nous.
Jamais je ne dirai:—Citoyens, le principe
Qui se dresse pour nous contre nous se dissipe;
Honorons la droiture en la congediant;
La probite s'accouple avec l'expedient.—
Je n'irai point cueillir, tant je craindrais les suites,
Ma logique a la levre impure des jesuites;
Jamais je ne dirai:—Voilons la verite!
Jamais je ne dirai:—Ce traitre a merite,
Parce qu'il fut pervers, que, moi, je sois inique;
Je succede a sa lepre; il me la communique;
Et je fais, devenant le meme homme que lui,
De son forfait d'hier ma vertu d'aujourd'hui.
Il etait mon tyran, il sera ma victime.—
Le talion n'est pas un reflux legitime.
Ce que j'etais hier, je veux l'etre demain.
Je ne pourrais pas prendre un crime dans ma main
En me disant:—Ce crime etait leur projectile;
Je le trouvais infame et je le trouve utile;
Je m'en sers; et je frappe, ayant ete frappe.—
Non, l'espoir de me voir petit sera trompe.
Quoi! je serais sophiste ayant ete prophete!
Mon triomphe ne peut renier ma defaite;
J'entends rester le meme, ayant beaucoup vecu,
Et qu'en moi le vainqueur soit fidele au vaincu.
Non, je n'ai pas besoin, Dieu, que tu m'avertisses;
Pas plus que deux soleils je ne vois deux justices;
Nos ennemis tombes sont la; leur liberte
Et la notre, o, vainqueur, c'est la meme clarte.
En eteignant leurs droits nous eteignons nos astres.
Je veux, si je ne puis apres tant de desastres
Faire de bien, du moins ne pas faire de mal.
La chimere est aux rois, le peuple a l'ideal.
Quoi! bannir celui-ci! jeter l'autre aux bastilles!
Jamais! Quoi! declarer que les prisons, les grilles,
Les barreaux, les geoliers et l'exil tenebreux,
Ayant ete mauvais pour nous, sont bons pour eux!
Non, je n'oterai, moi, la patrie a personne.
Un reste d'ouragan dans mes cheveux frissonne;—On
comprendra qu'ancien banni, je ne veux pas
Faire en dehors du juste et de l'honnete un pas;
J'ai paye de vingt ans d'exil ce droit austere
D'opposer aux fureurs un refus solitaire
Et de fermer mon ame aux aveugles courroux,
Si je vois les cachots sinistres, les verrous,
Les chaines menacer mon ennemi, je l'aime,
Et je donne un asile a mon proscripteur meme;
Ce qui fait qu'il est bon d'avoir ete proscrit.
Je sauverais Judas si j'etais Jesus-Christ.
Je ne prendrai jamais ma part d'une vengeance.
Trop de punition pousse a trop d'indulgence,
Et je m'attendrirais sur Cain torture.
Non, je n'opprime pas! jamais je ne tuerai!
Jamais, o Liberte, devant ce que je brise,
On ne te verra faire un signe de surprise.
Peuple, pour te servir en ce siecle fatal,
Je veux bien renoncer a tout, au sol natal,
A ma maison d'enfance, a mon nid, a mes tombes,
A ce bleu ciel de France ou volent des colombes,
A Paris, champ sublime ou j'etais moissonneur,
A la patrie, au toit paternel, au bonheur;
Mais j'entends rester pur, sans tache et sans puissance.
Je n'abdiquerai pas mon droit a l'innocence.
Bruxelles, 2l avril.
III
LES DEUX TROPHEES
La guerre civile donne son fruit, la ruine. Des deux cotes on demolit Paris avec acharnement. Versailles bombarde l'Arc de l'Etoile, pendant que la Commune juge et condamne la Colonne.
Victor Hugo essaye d'arreter les destructeurs. Il publie les Deux
Trophees.
Peuple, ce siecle a vu tes travaux surhumains,
Il t'a vu repetrir l'Europe dans tes mains.
Tu montras le neant du sceptre et des couronnes
Par ta facon de faire et defaire des trones;
A chacun de tes pas tout croissait d'un degre;
Tu marchais, tu faisais sur le globe effare
Un ensemencement formidable d'idees;
Tes legions etaient les vagues debordees
Du progres s'elevant de sommets en sommets;
La Revolution te guidait; tu semais
Danton en Allemagne et Voltaire en Espagne;
Ta gloire, o peuple, avait l'aurore pour compagne,
Et le jour se levait partout ou tu passais;
Comme on a dit les grecs on disait les francais;
Tu detruisais le mal, l'enfer, l'erreur, le vice,
Ici le moyen age et la le saint-office;
Superbe, tu luttais contre tout ce qui nuit;
Ta clarte grandissante engloutissait la nuit;
Toute la terre etait a tes rayons melee;
Tandis que tu montais dans ta voie etoilee,
Les hommes t'admiraient, meme dans tes revers;
Parfois tu t'envolais planant; et l'univers,
Vingt ans, du Tage a l'Elbe et du Nil a l'Adige,
Fut la face eblouie et tu fus le prodige;
Et tout disparaissait, Histoire, souviens-t'en,
Meme le chef geant, sous le peuple titan.
De la deux monuments eleves a ta gloire,
Le pilier de puissance et l'arche de victoire,
Qui tous deux sont toi-meme, o peuple souverain,
L'un etant de granit et l'autre etant d'airain.
Penser qu'on fut vainqueur autrefois est utile.
Oh! ces deux monuments, que craint l'Europe hostile,
Comme on va les garder, et comme nuit et jour
On va veiller sur eux avec un sombre amour!
Ah! c'est presque un vengeur qu'un temoin d'un autre age!
Nous les attesterons tous deux, nous qu'on outrage;
Nous puiserons en eux l'ardeur de chatier.
Sur ce hautain metal et sur ce marbre altier,
Oh! comme on cherchera d'un oeil melancolique
Tous ces fiers veterans, fils de la republique!
Car l'heure de la chute est l'heure de l'orgueil;
Car la defaite augmente, aux yeux du peuple en deuil,
Le resplendissement farouche des trophees;
Les ames de leur feu se sentent rechauffees;
La vision des grands est salubre aux petits.
Nous eterniserons ces monuments, batis
Par les morts dont survit l'oeuvre extraordinaire;
Ces morts puissants jadis passaient dans le tonnerre,
Et de leur marche encore on entend les eclats,
Et les pales vivants d'a present sont, helas,
Moins qu'eux dans la lumiere et plus qu'eux dans la tombe.
Ecoutez, c'est la pioche! ecoutez, c'est la bombe!
Qui donc fait bombarder? qui donc fait demolir?
Vous!
* * * * *
Le penseur fremit, pareil au vieux roi Lear
Qui parle a la tempete et lui fait des reproches.
Quels signes effrayants! d'affreux jours sont-ils proches?
Est-ce que l'avenir peut etre assassine?
Est-ce qu'un siecle meurt quand l'autre n'est pas ne?
Vertige! de qui donc Paris est-il la proie?
Un pouvoir le mutile, un autre le foudroie.
Ainsi deux ouragans luttent au Sahara.
C'est a qui frappera, c'est a qui detruira.
Peuple, ces deux chaos ont tort; je blame ensemble
Le firmament qui tonne et la terre qui tremble.
* * * * *
Soit. De ces deux pouvoirs, dont la colere croit,
L'un a pour lui la loi, l'autre a pour lui le droit;
Versaille a la paroisse et Paris la commune;
Mais sur eux, au-dessus de tous, la France est une!
Et d'ailleurs, quand il faut l'un sur l'autre pleurer,
Est-ce bien le moment de s'entre-devorer,
Et l'heure pour la lutte est-elle bien choisie?
O fratricide! Ici toute la frenesie
Des canons, des mortiers, des mitrailles; et la
Le vandalisme; ici Charybde, et la Scylla.
Peuple, ils sont deux. Broyant tes splendeurs etouffees,
Chacun ote a ta gloire un de tes deux trophees;
Nous vivons dans des temps sinistres et nouveaux,
Et de ces deux pouvoirs etrangement rivaux
Par qui le marteau frappe et l'obus tourbillonne,
L'un prend l'Arc de Triomphe et l'autre la Colonne!
* * * * *
Mais c'est la France!—Quoi, francais, nous renversons
Ce qui reste debout sur les noirs horizons!
La grande France est la! Qu'importe Bonaparte!
Est-ce qu'on voit un roi quand on regarde Sparte?
Otez Napoleon, le peuple reparait.
Abattez l'arbre, mais respectez la foret.
Tous ces grands combattants, tournant sur ces spirales,
Peuplant les champs, les tours, les barques amirales,
Franchissant murs et ponts, fosses, fleuves, marais,
C'est la France montant a l'assaut du progres.
Justice! otez de la Cesar, mettez-y Rome!
Qu'on voie a cette cime un peuple et non un homme!
Condensez en statue au sommet du pilier
Cette foule en qui vit ce Paris chevalier,
Vengeur des droits, vainqueur du mensonge feroce!
Que le fourmillement aboutisse au colosse!
Faites cette statue en un si pur metal
Qu'on n'y sente plus rien d'obscur ni de fatal;
Incarnez-y la foule, incarnez-y l'elite;
Et que ce geant Peuple, et que ce grand stylite
Du lointain ideal eclaire le chemin,
Et qu'il ait au front l'astre et l'epee a la main!
Respect a nos soldats! Rien n'egalait leurs tailles;
La Revolution gronde en leurs cent batailles;
La Marseillaise, effroi du vieux monde obscurci,
S'est faite pierre la, s'est faite bronze ici;
De ces deux monuments sort un cri: Delivrance!
* * * * *
Quoi! de nos propres mains nous achevons la France!
Quoi! c'est nous qui faisons cela! nous nous jetons
Sur ce double trophee envie des teutons,
Torche et massue aux poings, tous a la fois, en foule!
C'est sous nos propres coups que notre gloire croule!
Nous la brisons, d'en haut, d'en bas, de pres, de loin,
Toujours, partout, avec la Prusse pour temoin!
Ils sont la, ceux a qui fut livree et vendue
Ton invincible epee, o patrie eperdue!
Ils sont la, ceux par qui tomba l'homme de Ham!
C'est devant Reichshoffen qu'on efface Wagram!
Marengo rature, c'est Waterloo qui reste.
La page altiere meurt sous la page funeste;
Ce qui souille survit a ce qui rayonna;
Et, pour garder Forbach, on supprime Iena!
Mac-Mahon fait de loin pleuvoir une rafale
De feu, de fer, de plomb, sur l'arche triomphale.
Honte! un drapeau tudesque etend sur nous ses plis,
Et regarde Sedan souffleter Austerlitz!
Ou sont les Charentons, France? ou sont les Bicetres?
Est-ce qu'ils ne vont pas se lever, les ancetres,
Ces dompteurs de Brunswick, de Cobourg, de Bouille,
Terribles, secouant leur vieux sabre rouille,
Cherchant au ciel la grande aurore evanouie?
Est-ce que ce n'est pas une chose inouie
Qu'ils soient violemment de l'histoire chasses,
Eux qui se prodiguaient sans jamais dire: assez!
Eux qui tinrent le pape et les rois, l'ombre noire
Et le passe, captifs et cernes dans leur gloire,
Eux qui de l'ancien monde avaient fait le blocus,
Eux les peres vainqueurs, par nous les fils vaincus!
Helas! ce dernier coup, apres tant de miseres,
Et la paix incurable ou saignent deux ulceres,
Et tous ces vains combats, Avron, Bourget, l'Hay!
Apres Strasbourg brulee! après Paris trahi!
La France n'est donc pas encore assez tuee?
Si la Prusse, a l'orgueil sauvage habituee,
Voyant ses noirs drapeaux enfles par l'aquilon,
Si la Prusse, tenant Paris sous son talon,
Nous eut crie:—Je veux que vos gloires s'enfuient.
Francais, vous avez la deux restes qui m'ennuient,
Ce pilastre d'airain, cet arc de pierre; il faut
M'en delivrer; ici, dressez un echafaud,
La, braquez des canons; ce soin sera le votre;
Vous demolirez l'un, vous mitraillerez l'autre.
Je l'ordonne.—O fureur! comme on eut dit: Souffrons!
Luttons! c'est trop! ceci passe tous les affronts!
Plutot mourir cent fois! nos morts seront nos fetes!
Comme on eut dit: Jamais! Jamais!
—Et vous le faites!
Bruxelles, 6 mai 1871.
IV
A MM. MEURICE ET VACQUERIE
La lettre suivante, qui n'a pu paraitre sous la Commune par des raisons que tout le monde sait, trouve naturellement sa place ici, a sa date:
Bruxelles, 28 avril.
Chers amis,
Nous traversons une crise.
Vous me demandez toute ma pensee, je pourrais me borner a ce seul mot: c'est la votre.
Ce qui me frappe, c'est a quel point nous sommes d'accord. Le public m'attribue dans le Rappel une participation que je n'ai pas, et m'en croit, sinon le redacteur, du moins l'inspirateur; vous savez mieux que personne a quel point j'ai dit la verite quand j'ai ecrit dans vos colonnes memes que j'etais un simple lecteur du Rappel et rien de plus. Eh bien, cette erreur du public a sa raison d'etre. Il y a, au fond, entre votre pensee et la mienne, entre votre appreciation et la mienne, entre votre conscience et la mienne, identite presque absolue. Permettez-moi de le constater et de m'en applaudir. Ainsi, dans l'heure decisive ou nous sommes, heure qui, si elle finit mal, pourrait etre irreparable, vous avez une pensee dominante que vous dites chaque matin dans le Rappel, la conciliation. Or, ce que vous ecrivez a Paris, je le pense a Bruxelles. La fin de la crise serait dans ce simple acces de sagesse: concessions mutuelles. Alors le denoument serait pacifique. Autrement il y aura guerre a outrance. On n'est pas quitte avec un probleme parce qu'on a sabre la solution.
J'ecrivais en avril 1869 les deux mots qui resoudraient les
complications d'avril 1871, et j'ajoute toutes les complications.
Ces deux mots, vous vous en souvenez, sont: Conciliation et
Reconciliation. Le premier pour les idees, le second pour les hommes.
Le salut serait la.
Comme vous je suis pour la Commune en principe, et contre la Commune dans l'application.
Certes le droit de Paris est patent. Paris est une commune, la plus necessaire de toutes, comme la plus illustre. Paris commune est la resultante de la France republique. Comment! Londres est une commune, et Paris n'en serait pas une! Londres, sous l'oligarchie, existe, et Paris, sous la democratie, n'existerait pas! La cite de Londres a de tels droits qu'elle arrete tout net devant sa porte le roi d'Angleterre. A Temple-Bar le roi finit et le peuple commence. La porte se ferme, et le roi n'entre qu'en payant l'amende. La monarchie respecte Londres, et la republique violerait Paris! Enoncer de telles choses suffit; n'insistons pas. Paris est de droit commune, comme la France est de droit republique, comme je suis de droit citoyen. La vraie definition de la republique, la voici: moi souverain de moi. C'est ce qui fait qu'elle ne depend pas d'un vote. Elle est de droit naturel, et le droit naturel ne se met pas aux voix. Or une ville a un moi comme un individu; et Paris, parmi toutes les villes, a un moi supreme. C'est ce moi supreme qui s'affirme par la Commune. L'Assemblee n'a pas plus la faculte d'oter a Paris la Commune que la Commune n'a la faculte d'oter a la France l'Assemblee.
Donc aucun des deux termes ne pouvant exclure l'autre, il s'ensuit cette necessite rigoureuse, absolue, logique: s'entendre.
Le moi national prend cette forme, la republique; le moi local prend cette forme, la commune; le moi individuel prend cette forme, la liberte.
Mon moi n'est complet et je ne suis citoyen qu'a cette triple condition: la liberte dans ma personne, la commune dans mon domicile, la republique dans ma patrie.
Est-ce clair?
Le droit de Paris de se declarer Commune est incontestable.
Mais a cote du droit, il y a l'opportunite.
Ici apparait la vraie question.
Faire eclater un conflit a une pareille heure! la guerre civile apres la guerre etrangere! Ne pas meme attendre que les ennemis soient partis! amuser la nation victorieuse du suicide de la nation vaincue! donner a la Prusse, a cet empire, a cet empereur, ce spectacle, un cirque de betes s'entre-devorant, et que ce cirque soit la France!
En dehors de toute appreciation politique, et avant d'examiner qui a tort et qui a raison, c'est la le crime du 18 mars.
Le moment choisi est epouvantable.
Mais ce moment a-t-il ete choisi?
Choisi par qui?
Qui a fait le 18 mars?
Examinons.
Est-ce la Commune?
Non. Elle n'existait pas.
Est-ce le comite central?
Non. Il a saisi l'occasion, il ne l'a pas creee.
Qui donc a fait le 18 mars?
C'est l'Assemblee; ou pour mieux dire la majorite.
Circonstance attenuante: elle ne l'a pas fait expres.
La majorite et son gouvernement voulaient simplement enlever les canons de Montmartre. Petit motif pour un si grand risque.
Soit. Enlever les canons de Montmartre.
C'etait l'idee; comment s'y est-on pris?
Adroitement.
Montmartre dort. On envoie la nuit des soldats saisir les canons. Les canons pris, on s'apercoit qu'il faut les emmener. Pour cela il faut des chevaux. Combien? Mille. Mille chevaux! ou les trouver? On n'a pas songe a cela. Que faire? On les envoie chercher, le temps passe, le jour vient, Montmartre se reveille; le peuple accourt et veut ses canons; il commencait a n'y plus songer, mais puisqu'on les lui prend il les reclame; les soldats cedent, les canons sont repris, une insurrection eclate, une revolution commence.
Qui a fait cela?
Le gouvernement, sans le vouloir et sans le savoir.
Cet innocent est bien coupable.
Si l'Assemblee eut laisse Montmartre tranquille, Montmartre n'eut pas souleve Paris. Il n'y aurait pas eu de 18 mars.
Ajoutons ceci: les generaux Clement Thomas et Lecomte vivraient.
J'enonce les faits simplement, avec la froideur historique.
Quant a la Commune, comme elle contient un principe, elle se fut produite plus tard, a son heure, les prussiens partis. Au lieu de mal venir, elle fut bien venue.
Au lieu d'etre une catastrophe, elle eut ete un bienfait.
Dans tout ceci a qui la faute? au gouvernement de la majorite.
Etre le coupable, cela devrait rendre indulgent.
Eh bien, non.
Si l'Assemblee de Bordeaux eut ecoute ceux qui lui conseillaient de rentrer a Paris, et notamment la haute et integre eloquence de Louis Blanc, rien de ce que nous voyons ne serait arrive, il n'y eut pas eu de 18 mars.
Du reste, je ne veux pas aggraver le tort de la majorite royaliste.
On pourrait presque dire: c'est sa faute, et ce n'est pas sa faute.
Qu'est-ce que la situation actuelle? un effrayant malentendu.
Il est presque impossible de s'entendre.
Cette impossibilite, qui n'est, selon moi, qu'une difficulte, vient de ceci:
La guerre, en murant Paris, a isole la France. La France, sans Paris, n'est plus la France. De la l'Assemblee, de la aussi la Commune. Deux fantomes. La Commune n'est pas plus Paris que l'Assemblee n'est la France. Toutes deux, sans que ce soit leur faute, sont sorties d'un fait violent, et c'est ce fait violent qu'elles representent. J'y insiste, l'Assemblee a ete nommee par la France separee de Paris, la Commune a ete nommee par Paris separe de la France. Deux elections viciees dans leur origine. Pour que la France fasse une bonne election, il faut qu'elle consulte Paris; et pour que Paris s'incarne vraiment dans ses elus, il faut que ceux qui representent Paris representent aussi la France. Or evidemment l'assemblee actuelle ne represente pas Paris qu'elle fuit, non parce qu'elle le hait, mais, ce qui est plus triste, parce qu'elle l'ignore. Ignorer Paris, c'est curieux, n'est-ce pas? Eh bien, nous autres, nous ignorons bien le soleil. Nous savons seulement qu'il a des taches. C'est tout ce que l'Assemblee sait de Paris. Je reprends. L'Assemblee ne reflete point Paris, et de son cote la Commune, presque toute composee d'inconnus, ne reflete pas la France. C'est cette penetration d'une representation par l'autre qui rendrait la conciliation possible; il faudrait dans les deux groupes, assemblee et commune, la meme ame, France, et le meme coeur, Paris. Cela manque. De la le refus de s'entendre.
C'est le phenomene qu'offre la Chine, d'un cote les tartares, de l'autre les chinois.
Et cependant la Commune incarne un principe, la vie municipale, et l'Assemblee en incarne un autre, la vie nationale. Seulement, dans l'Assemblee comme dans la Commune, on peut s'appuyer sur le principe, non sur les hommes. La est le malheur. Les choix ont ete funestes. Les hommes perdent le principe. Raison des deux cotes et tort des deux cotes. Pas de situation plus inextricable.
Cette situation cree la frenesie.
Les journaux belges annoncent que le Rappel va etre supprime par la Commune. C'est probable. Dans tous les cas n'ayez pas peur que la suppression vous manque. Si vous n'etes pas supprimes par la Commune, vous serez supprimes par l'Assemblee. Le propre de la raison c'est d'encourir la proscription des extremes.
Du reste, vous et moi, quel que soit le devoir, nous le ferons.
Cette certitude nous satisfait. La conscience ressemble a la mer. Si violente que soit la tempete de la surface, le fond est tranquille.
Nous ferons le devoir, aussi bien contre la Commune que contre l'Assemblee; aussi bien pour l'Assemblee que pour la Commune.
Peu importe nous; ce qui importe, c'est le peuple. Les uns l'exploitent, les autres le trahissent. Et sur toute la situation il y a on ne sait quel nuage; en haut stupidite, en bas stupeur.
Depuis le 18 mars, Paris est mene par des inconnus, ce qui n'est pas bon, mais par des ignorants, ce qui est pire. A part quelques chefs, qui suivent plutot qu'ils ne guident, la Commune, c'est l'ignorance. Je n'en veux pas d'autre preuve que les motifs donnes pour la destruction de la Colonne; ces motifs, ce sont les souvenirs que la Colonne rappelle. S'il faut detruire un monument a cause des souvenirs qu'il rappelle, jetons bas le Parthenon qui rappelle la superstition paienne, jetons bas l'Alhambra qui rappelle la superstition mahometante, jetons bas le Colisee qui rappelle ces fetes atroces ou les betes mangeaient les hommes, jetons bas les Pyramides qui rappellent et eternisent d'affreux rois, les Pharaons, dont elles sont les tombeaux; jetons bas tous les temples a commencer parle Rhamseion, toutes les mosquees a commencer par Sainte-Sophie, toutes les cathedrales a commencer par Notre-Dame. En un mot, detruisons tout; car jusqu'a ce jour tous les monuments ont ete faits par la royaute et sous la royaute, et le peuple n'a pas encore commence les siens. Detruire tout, est-ce la ce qu'on veut? Evidemment non. On fait donc ce qu'on ne veut pas faire. Faire le mal en le voulant faire, c'est la sceleratesse; faire le mal sans le vouloir faire, c'est l'ignorance.
La Commune a la meme excuse que l'Assemblee, l'ignorance.
L'ignorance, c'est la grande plaie publique. C'est l'explication de tout le contre-sens actuel.
De l'ignorance nait l'inconscience. Mais quel danger!
Dans la nuit on peut aller a des precipices, et dans l'ignorance on peut aller a des crimes.
Tel acte commence par etre imbecile et finit par etre feroce.
Tenez, en voici un qui s'ebauche, il est monstrueux; c'est le decret des otages.
Tous les jours, indignes comme moi, vous denoncez a la conscience du peuple ce decret hideux, infame point de depart des catastrophes. Ce decret ricochera contre la republique. J'ai le frisson quand je songe a tout ce qui peut en sortir. La Commune, dans laquelle il y a, quoi qu'on en dise, des coeurs droits et honnetes, a subi ce decret plutot qu'elle ne l'a vote. C'est l'oeuvre de quatre ou cinq despotes, mais c'est abominable. Emprisonner des innocents et les rendre responsables des crimes d'autrui, c'est faire du brigandage un moyen de gouvernement. C'est de la politique de caverne. Quel deuil et quel opprobre s'il arrivait, dans quelque moment supreme, que les miserables qui ont rendu ce decret trouvassent des bandits pour l'executer! Quel contre-coup cela aurait! Vous verriez les represailles! Je ne veux rien predire, mais je me figure la terreur blanche repliquant a la terreur rouge.
Ce que represente la Commune est immense; elle pourrait faire de grandes choses, elle n'en fait que de petites. Et des choses petites qui sont des choses odieuses, c'est lamentable.
Entendons-nous. Je suis un homme de revolution. J'etais meme cet homme-la sans le savoir, des mon adolescence, du temps ou, subissant a la fois mon education qui me retenait dans le passe et mon instinct qui me poussait vers l'avenir, j'etais royaliste en politique et revolutionnaire en litterature; j'accepte donc les grandes necessites; a une seule condition, c'est qu'elles soient la confirmation des principes, et non leur ebranlement.
Toute ma pensee oscille entre ces deux poles: Civilisation, Revolution. Quand la liberte est en peril, je dis: Civilisation, mais revolution; quand c'est l'ordre qui est en danger, je dis: Revolution, mais civilisation.
Ce qu'on appelle l'exageration est parfois utile, et peut meme, a de certains moments, sembler necessaire. Quelquefois pour faire marcher un cote arriere de l'idee, il faut pousser un peu trop en avant l'autre cote. On force la vapeur; mais il y a possibilite d'explosion, et chance de dechirure pour la chaudiere et de deraillement pour la locomotive. Un homme d'etat est un mecanicien. La bonne conduite de tous les perils vers un grand but, la science du succes selon les principes a travers le risque et malgre l'obstacle, c'est la politique.
Mais, dans les actes de la Commune, ce n'est pas a l'exageration des principes qu'on a affaire, c'est a leur negation.
Quelquefois meme a leur derision.
De la, la resistance de toutes les grandes consciences.
Non, la ville de la science ne peut pas etre menee par l'ignorance; non, la ville de l'humanite ne peut pas etre gouvernee par le talion; non, la ville de la clarte ne peut pas etre conduite par la cecite; non, Paris, qui vit d'evidence, ne peut pas vivre de confusion; non, non, non!
La Commune est une bonne chose mal faite.
Toutes les fautes commises se resument en deux malheurs: mauvais choix du moment, mauvais choix des hommes.
Ne retombons jamais dans ces demences. Se figure-t-on Paris disant de ceux qui le gouvernent: Je ne les connais pas! Ne compliquons pas une nuit par l'autre; au probleme qui est dans les faits, n'ajoutons pas une enigme dans les hommes. Quoi! ce n'est pas assez d'avoir affaire a l'inconnu; il faut aussi avoir affaire aux inconnus!
L'enormite de l'un est redoutable; la petitesse des autres est plus redoutable encore.
En face du geant il faudrait le titan; on prend le myrmidon!
L'obscure question sociale se dresse et grandit sur l'horizon avec des epaississements croissant d'heure en heure. Toutes nos lumieres ne seraient pas de trop devant ces tenebres.
Je jette ces lignes rapidement. Je tache de rester dans le vrai historique.
Je conclus par ou j'ai commence. Finissons-en.
Dans la mesure du possible, concilions les idees et reconcilions les hommes.
Des deux cotes on devrait sentir le besoin de s'entendre, c'est-a-dire de s'absoudre.
L'Angleterre admet des privileges, la France n'admet que des droits; la est essentiellement la difference entre la monarchie et la republique. C'est pourquoi, en regard des privileges de la cite de Londres, nous ne reclamons que le droit de Paris. En vertu de ce droit, Paris veut, peut et doit offrir a la France, a l'Europe, au monde, le patron communal, la cite exemple.
Paris est la ferme-modele du progres.
Supposons un temps normal; pas de majorite legislative royaliste en presence d'un peuple souverain republicain, pas de complication financiere, pas d'ennemi sur notre territoire, pas de plaie, pas de Prusse; la Commune fait la loi parisienne qui sert d'eclaireur et de precurseur a la loi francaise faite par l'Assemblee. Paris, je l'ai dit deja plus d'une fois, a un role europeen a remplir. Paris est un propulseur. Paris est l'initiateur universel. Il marche et prouve le mouvement. Sans sortir de son droit, qui est identique a son devoir, il peut, dans son enceinte, abolir la peine de mort, proclamer le droit de la femme et le droit de l'enfant, appeler la femme au vote, decreter l'instruction gratuite et obligatoire, doter l'enseignement laique, supprimer les proces de presse, pratiquer la liberte absolue de publicite, d'affichage et de colportage, d'association et de meeting, se refuser a la juridiction de la magistrature imperiale, installer la magistrature elective, prendre le tribunal de commerce et l'institution des prud'hommes comme experience faite devant servir de base a la reforme judiciaire, etendre le jury aux causes civiles, mettre en location les eglises, n'adopter, ne salarier et ne persecuter aucun culte, proclamer la liberte des banques, proclamer le droit au travail, lui donner pour organisme l'atelier communal et le magasin communal, relies l'un a l'autre par la monnaie fiduciaire a rente, supprimer l'octroi, constituer l'impot unique qui est l'impot sur le revenu; en un mot abolir l'ignorance, abolir la misere, et, en fondant la cite, creer le citoyen.
Mais, dira-t-on, ce sera mettre un etat dans l'etat. Non, ce sera mettre un pilote dans le navire.
Figurons-nous Paris, ce Paris-la, en travail. Quel fonctionnement supreme! quelle majeste dans l'innovation! Les reformes viennent l'une apres l'autre. Paris est l'immense essayeur. L'univers civilise attentif regarde, observe, profite. La France voit le progres se construire lentement de toutes pieces sous ses yeux; et, chaque fois que Paris fait un pas heureux, elle suit; et ce que suit la France est suivi par l'Europe. L'experience politique, a mesure qu'elle avance, cree la science politique. Rien n'est plus laisse au hasard. Plus de commotions a craindre, plus de tatonnements, plus de reculs, plus de reactions; ni coups de trahison du pouvoir, ni coups de colere du peuple. Ce que Paris dit est dit pour le monde; ce que Paris fait est fait pour le monde. Aucune autre ville, aucun autre groupe d'hommes, n'a ce privilege. L'income-tax reussit en Angleterre; que Paris l'adopte, la preuve sera faite. La liberte des banques, qui implique le droit de papier-monnaie, est en plein exercice dans les iles de la Manche; que Paris le pratique, le progres sera admis. Paris en mouvement, c'est la vie universelle en activite. Plus de force stagnante ou perdue. La roue motrice travaille, l'engrenage obeit, la vaste machine humaine marche desormais pacifiquement, sans temps d'arret, sans secousse, sans soubresaut, sans fracture. La revolution francaise est finie, l'evolution europeenne commence.
Nous avons perdu nos frontieres; la guerre, certes, nous les rendra, mais la paix nous les rendrait mieux encore. J'entends la paix ainsi comprise, ainsi pratiquee, ainsi employee. Cette paix-la nous donnerait plus que la France redevenue France; elle nous donnerait la France devenue Europe. Par l'evolution europeenne, dont Paris est le moteur, nous tournons la situation, et l'Allemagne se reveille brusquement prise et brusquement delivree par les Etats-Unis d'Europe.
Que penser de nos gouvernants? avoir ce prodigieux outil de civilisation et de suprematie, Paris, et ne pas s'en servir!
N'importe, ce qui est dans Paris en sortira. Tot ou tard, Paris Commune s'imposera. Et l'on sera stupefait de voir ce mot Commune se transfigurer, et de redoutable devenir pacifique. La Commune sera une oeuvre sure et calme. Le procede civilisateur definitif que je viens d'indiquer tout a l'heure sommairement n'admet ni effraction ni escalade. La civilisation comme la nature n'a que deux moyens, infiltration et rayonnement. L'un fait la seve, l'autre fait le jour; par l'un on croit, par l'autre on voit; et les hommes comme les choses n'ont que ces deux besoins, la croissance et la lumiere.
Vaillants et chers amis, je vous serre la main.
Un dernier mot. Quelles que soient les affaires qui me retiennent a Bruxelles, il va sans dire que si vous jugiez, pour quoi que ce soit, ma presence utile a Paris, vous n'avez qu'a faire un signe, j'accourrais.
V. H.
V
L'INCIDENT BELGE
LA PROTESTATION.—L'ATTAQUE NOCTURNE. L'EXPULSION.
Sec.1
Les evenements se precipitaient.
La piece Pas de Represailles, publiee a propos des violences de la Commune, avait ete reproduite, on l'a vu, par presque tous les journaux, y compris quelques journaux de Versailles; elle avait ete traduite en anglais, en italien, en espagnol, en portugais (pas en allemand). La presse reactionnaire, voyant la un blame des actes de la Commune, avait applaudi particulierement a ces vers:
Quoi! bannir celui-ci! jeter l'autre aux bastilles!
Jamais! Quoi! declarer que les prisons, les grilles.
Les barreaux, les geoliers; et l'exil tenebreux,
Ayant ete mauvais pour nous, sont bons pour eux!
Non, je n'oterai, moi, la patrie a personne.
Un reste d'ouragan dans mes cheveux frissonne;
On comprendra qu'ancien banni, je ne veux pas
Faire en dehors du juste et de l'honnete un pas;
J'ai paye de vingt ans d'exil ce droit austere
D'opposer aux fureurs un refus solitaire
Et de fermer mon ame aux aveugles courroux;
Si je vois les cachots-sinistres, les verrous,
Les chaines menacer mon ennemi, je l'aime,
Et je donne un asile a mon proscripteur meme;
Ce qui fait qu'il est bon d'avoir ete proscrit.
Je sauverais Judas si j'etais Jesus-Christ.
Celui qui avait ecrit cette declaration n'attendait qu'une occasion de la mettre en pratique. Elle ne tarda pas a se presenter.
Le 25 mai 1871, interpelle dans la Chambre des representants de
Belgique au sujet de la defaite de la Commune et des evenements de
Paris, M. d'Anethan, ministre des affaires etrangeres, fait, au nom du
gouvernement belge, la declaration qu'on va lire:
M. D'ANETHAN.—Je puis donner a la Chambre l'assurance que le gouvernement saura remplir son devoir avec la plus grande fermete et avec la plus grande vigilance; il usera des pouvoirs dont il est arme pour empecher l'invasion sur le sol de la Belgique de ces gens qui meritent a peine le nom d'hommes et qui devraient etre mis au ban de toutes les nations civilisees. (Vive approbation sur tous les bancs.)
Ce ne sont pas des refugies politiques; nous ne devons pas les considerer comme tels.
Des voix: Non! non! M. D'ANETHAN.—Ce sont des hommes que le crime a souilles et que le chatiment doit atteindre. (Nouvelles marques d'approbation.)
Le 27 mai parait la lettre suivante:
A M. LE REDACTEUR DE L'Independance belge.
Bruxelles, 20 mai 1871.
Monsieur,
Je proteste contre la declaration du gouvernement belge relative aux vaincus de Paris. Quoi qu'on dise et quoi qu'on fasse, ces vaincus sont des hommes politiques.
Je n'etais pas avec eux.
J'accepte le principe de la Commune, je n'accepte pas les hommes.
J'ai proteste contre leurs actes, loi des otages, represailles, arrestations arbitraires, violation des libertes, suppression des journaux, spoliations, confiscations, demolitions, destruction de la Colonne, attaques au droit, attaques au peuple.
Leurs violences m'ont indigne comme m'indigneraient aujourd'hui les violences du parti contraire.
La destruction de la Colonne est un acte de lese-nation. La destruction du Louvre eut ete un crime de lese-civilisation.
Mais des actes sauvages, etant inconscients, ne sont point des actes scelerats. La demence est une maladie et non un forfait. L'ignorance n'est pas le crime des ignorants.
La Colonne detruite a ete pour la France une heure triste; le Louvre detruit eut ete pour tous les peuples un deuil eternel.
Mais la Colonne sera relevee, et le Louvre est sauve.
Aujourd'hui Paris est repris. L'Assemblee a vaincu la Commune: Qui a fait le 18 mars? De l'Assemblee ou de la Commune, laquelle est la vraie coupable? L'histoire le dira.
L'incendie de Paris est un fait monstrueux, mais n'y a-t-il pas deux incendiaires? Attendons pour juger.
Je n'ai jamais compris Billioray, et Rigault m'a etonne jusqu'a l'indignation; mais fusiller Billioray est un crime, mais fusiller Rigault est un crime.
Ceux de la Commune, Johannard et ses soldats qui font fusiller un enfant de quinze ans sont des criminels; ceux de l'Assemblee, qui font fusiller Jules Valles, Bosquet, Parisel, Amouroux, Lefrancais, Brunet et Dombrowski, sont des criminels.
Ne faisons pas verser l'indignation d'un seul cote. Ici le crime est aussi bien dans les agents de l'Assemblee que dans ceux de la Commune, et le crime est evident.
Premierement, pour tous les hommes civilises, la peine de mort est abominable; deuxiemement, l'execution sans jugement est infame. L'une n'est plus dans le droit, l'autre n'y a jamais ete.
Jugez d'abord, puis condamnez, puis executez. Je pourrai blamer, mais je ne fletrirai pas. Vous etes dans la loi.
Si vous tuez sans jugement, vous assassinez.
Je reviens au gouvernement belge.
Il a tort de refuser l'asile.
La loi lui permet ce refus, le droit le lui defend.
Moi qui vous ecris ces lignes, j'ai une maxime: Pro jure contra legem.
L'asile est un vieux droit. C'est le droit sacre des malheureux.
Au moyen age, l'eglise accordait l'asile meme aux parricides.
Quant a moi, je declare ceci:
Cet asile, que le gouvernement belge refuse aux vaincus, je l'offre.
Ou? en Belgique.
Je fais a la Belgique cet honneur.
J'offre l'asile a Bruxelles.
J'offre l'asile place des Barricades, n deg. 4.
Qu'un vaincu de Paris, qu'un homme de la reunion dite Commune, que Paris a fort peu elue et que, pour ma part, je n'ai jamais approuvee, qu'un de ces hommes, fut-il mon ennemi personnel, surtout s'il est mon ennemi personnel, frappe a ma porte, j'ouvre. Il est dans ma maison; il est inviolable.
Est-ce que, par hasard, je serais un etranger en Belgique? je ne le crois pas. Je me sens le frere de tous les hommes et l'hote de tous les peuples.
Dans tous les cas, un fugitif de la Commune chez moi, ce sera un vaincu chez un proscrit; le vaincu d'aujourd'hui chez le proscrit d'hier.
Je n'hesite pas a le dire, deux choses venerables.
Une faiblesse protegeant l'autre.
Si un homme est hors la loi, qu'il entre dans ma maison. Je defie qui que ce soit de l'en arracher.
Je parle ici des hommes politiques.
Si l'on vient chez moi prendre un fugitif de la Commune, on me prendra. Si on le livre, je le suivrai. Je partagerai sa sellette. Et, pour la defense du droit, on verra, a cote de l'homme de la Commune, qui est le vaincu de l'Assemblee de Versailles, l'homme de la Republique, qui a ete le proscrit de Bonaparte.
Je ferai mon devoir. Avant tout les principes.
Un mot encore.
Ce qu'on peut affirmer, c'est que l'Angleterre ne livrera pas les refugies de la Commune.
Pourquoi mettre la Belgique au-dessous de l'Angleterre?
La gloire de la Belgique c'est d'etre un asile. Ne lui otons pas cette gloire.
En defendant la France, je defends la Belgique.
Le gouvernement belge sera contre moi, mais le peuple belge sera avec moi.
Dans tous les cas, j'aurai ma conscience.
Recevez, monsieur, l'assurance de mes sentiments distingues.
VICTOR HUGO.
Sec.2
A la suite de cette lettre, s'est produit un fait nocturne dont voici les details, que l'Independance belge a publies et que la presse a reproduits:
"Monsieur le Redacteur,
"Il a ete publie plusieurs recits inexacts des faits qui se sont passes place des Barricades, n deg. 4, dans la nuit du 27 au 28 mai.
"Je crois necessaire de preciser ces faits dans leur realite absolue.
"Dans cette nuit de samedi a dimanche, M. Victor Hugo, apres avoir travaille et ecrit, venait de se coucher. La chambre qu'il occupe est situee au premier etage et sur le devant de la maison. Elle n'a qu'une seule fenetre, qui donne sur la place. M. Victor Hugo, s'eveillant et travaillant de bonne heure, a pour habitude de ne point baisser les persiennes de la fenetre.
"Il etait minuit un quart, il venait de souffler sa bougie et il allait s'endormir. Tout a coup un coup de sonnette se fait entendre. M. Victor Hugo, reveille a demi, ecoute, croit a une erreur d'un passant et se recouche. Nouveau coup de sonnette, plus fort que le premier. M. Victor Hugo se leve, passe une robe de chambre, va a la fenetre, l'ouvre et demande: Qui est la? Une voix repond: Dombrowski. M. Victor Hugo, encore presque endormi, et ne distinguant rien dans les tenebres, songe a l'asile offert par lui le matin meme aux fugitifs, pense qu'il est possible que Dombrowski n'ait pas ete fusille et vienne en effet lui demander un asile, et se retourne pour descendre et ouvrir sa porte. En ce moment, une grosse pierre, assez mal dirigee, vient frapper la muraille a cote de la fenetre. M. Victor Hugo comprend alors, se penche a la fenetre ouverte, et apercoit une foule d'hommes, une cinquantaine au moins, ranges devant sa maison et adosses a la grille du square. Il eleve la voix et dit a cette foule: Vous etes des miserables! Puis il referme la fenetre. Au moment ou il la refermait, un fragment de pave, qui est encore aujourd'hui dans sa chambre, creve la vitre a un pouce au-dessus de sa tete, y fait un large trou et roule a ses pieds en le couvrant d'eclats de verre, qui, par un hasard etrange, ne l'ont pas blesse. En meme temps, dans la bande groupee au-dessous de la fenetre, ces cris eclatent: A mort Victor Hugo! A bas Victor Hugo! A bas Jean Valjean! A bas lord Clancharlie! A bas le brigand!
"Cette explosion violente avait reveille la maison. Deux femmes sorties precipitamment de leurs lits, l'une, la maitresse de la maison, M'me veuve Charles Hugo, l'autre la bonne des deux petits enfants, Mariette Leclanche, entrent dans la chambre.— Pere, qu'y a-t-il? demande M'me Charles Hugo. Qu'est-ce que cela? M. Victor Hugo repond: Ce n'est rien; cela me fait l'effet d'etre des assassins. Puis il ajoute: Soyez tranquilles, rentrez dans vos chambres, il est impossible que d'ici a quelques instants une ronde de police ne passe pas, et cette bande prendra la fuite. Et il rentre lui-meme, accompagne de M'me Charles Hugo, et suivi de Mariette, dans la nursery, chambre d'enfants contigue a la sienne, mais situee sur l'arriere de la maison, et ayant vue sur le jardin.
"Mariette, cependant, venait de rentrer dans la chambre de son maitre, afin de voir ce qui se passait. Elle s'approcha de la fenetre, fut apercue, et immediatement une troisieme pierre, dirigee sur cette femme, creva la vitre et arracha les rideaux.
"A partir de ce moment, une grele de projectiles tomba furieusement sur la fenetre et sur la facade de la maison. On entendait distinctement les cris: A mort Victor Hugo! A la potence! A la lanterne le brigand! D'autres cris moins intelligibles se faisaient entendre: A Cayenne! A Mazas! Toutes ces clameurs etaient dominees par celle-ci: Enfoncons la porte! M. Victor Hugo, en rentrant chez lui, avait simplement repousse la porte qui n'etait fermee qu'au loquet. On entendait distinctement des efforts pour crocheter ce loquet. Mariette descendit et ferma la porte au verrou.
"Ceci avait dure environ vingt-cinq minutes. Tout a coup le silence se fit, les pierres cesserent de pleuvoir et les clameurs se turent. On se hasarda a regarder dans la place; on n'y vit plus personne. M. Victor Hugo dit alors a M'me Charles Hugo: C'est fini; ils auront vu quelque patrouille arriver, et les voila partis. Couchez-vous tranquillement.
"Il alla se recoucher lui-meme, quand la vitre brisee eclata de nouveau et vint tomber jusque sur son lit, avec une grosse pierre que l'agent de police venu plus tard y a vue. L'assaut venait de recommencer. Les cris: A mort! etaient plus furieux que jamais. De l'etage superieur on regarda dans la place, et l'on vit une quinzaine d'hommes, vingt tout au plus, dont quelques-uns portaient des seaux probablement remplis de pierres. La pluie de pierres sur la facade de la maison ne discontinuait plus, et la fenetre en etait criblee. Nul moyen de rester dans la chambre. Des coups violents retentissaient contre la porte. Il est probable qu'un essai fut tente pour arracher la grille de fer du soupirail qui est au-dessus de la porte. Un pave lance contre cette grille ne reussit qu'a briser la vitre.
"Les deux petits enfants, ages l'un de deux ans et demi, l'autre de vingt mois, venaient de s'eveiller et poussaient des cris. Les deux autres servantes de la maison s'etaient levees et l'on songea au moyen de fuir. Cela etait impossible. La maison de M. Victor Hugo n'a qu'une issue, la porte sur la place. Mme Charles Hugo monta, au peril de sa vie, sur le chassis de la serre du jardin, et, tandis que les vitres se cassaient sous ses pieds, parvint, en s'accrochant au mur, a proximite d'une fenetre de la maison voisine. Elle cria au secours et les trois femmes epouvantees crierent avec elle: Au secours! au feu! M. Victor Hugo gardait le silence. Les enfants pleuraient. La petite fille Jeanne est malade. L'assaut frenetique continuait. Aucune fenetre ne s'ouvrit, personne dans la place n'entendit ou ne parut entendre ces cris de femmes desesperees. Cela s'est explique plus tard par l'epouvante qui, a ce qu'il parait, etait generale. Tout a coup on entendit le cri: Enfoncons la porte! et, chose qui parut en ce moment singuliere, le silence se fit:
"M. Victor Hugo pensa de nouveau que tout etait fini, engagea M'me Charles Hugo a se calmer, et pendant que deux des servantes se mettaient en priere, il prit sa petite-fille malade dans ses bras. Et comme dix minutes de silence environ s'etaient ecoulees, il crut pouvoir rentrer dans sa chambre. En ce moment-la un caillou aigu et tranchant, lance avec force, s'abattit dans la chambre, et passa pres de la tete de l'enfant. L'assaut recommencait pour la troisieme fois. Le troisieme effort fut le plus forcene de tous. Un essai d'escalade parvint presque a reussir. Des mains s'efforcerent d'arracher les volets du salon au rez-de-chaussee. Ces volets revetus de fer a l'exterieur, et barres de fer a l'interieur, resisterent. Les traces de cette escalade sont visibles sur la muraille et ont ete constatees par la police. Les cris: A la potence! A la lanterne Victor Hugo! etaient pousses avec plus de rage que jamais. Un moment, en voyant la porte battue et les volets escalades, le vieillard qui etait dans la maison avec quatre femmes et deux petits enfants et sans armes, put croire que le danger, si la maison etait forcee, pourrait s'etendre jusqu'a eux. Cependant la porte avait resiste, les volets restaient inebranlables, on n'avait pas d'echelles, et le jour parut. Le jour sauva cette maison. La bande comprit sans doute que des actes de ce genre sont essentiellement nocturnes, et, devant la clarte qui allait se faire, elle s'en alla. Il etait deux heures un quart du matin. L'assaut, commence a minuit et demi, interrompu par deux intervalles d'environ dix minutes chacun, avait dure pres de deux heures.
"Le jour vint et la bande ne revint pas.
"Deux ouvriers,—disons deux braves ouvriers, car eux seuls ont secouru cette maison,—qui passaient sur la place, et se rendaient a leur ouvrage vers deux heures et demie, au petit jour, furent appeles par une fenetre du second etage de la maison attaquee et allerent chercher la police. Ils revinrent a trois heures un quart avec un inspecteur de police qui constata les faits.
"L'absence de tout secours fut expliquee par ce hasard que la ronde de police specialement chargee de la place des Barricades aurait ete cette nuit-la occupee a une arrestation importante. Le garde de ville emporta un fragment de vitre et une pierre, et s'en alla faire son rapport a ses chefs. Le commissaire de police de la quatrieme division, M. Cremers, est venu dans la matinee, et l'enquete parait avoir ete commencee.
"Cependant, je dois dire qu'aujourd'hui 30 mai, le procureur du roi n'a pas encore paru place des Barricades.
"L'enquete, outre les faits que nous venons de raconter, aura a eclaircir l'incident mysterieux d'une poutre portee par deux hommes en blouse, a destination inconnue, et saisie rue Pacheco par deux agents de police, au moment meme ou le troisieme assaut avait lieu et ou le cri: Enfoncons la porte! se faisait entendre devant la maison de M. Victor Hugo; des deux porteurs de la poutre, l'un avait reussi a s'echapper; l'autre, arrete, a ete delivre violemment et arrache des mains des agents par sept ou huit hommes apostes au coin d'une rue voisine de la place des Barricades. Cette poutre a ete deposee, le dimanche 28 mai, au commissariat de police, 4 deg. section, rue des Comediens, 44.
"Tels sont les faits.
"Je m'abstiens de toute reflexion. Les lecteurs jugeront.
"Je pense que la libre presse de Belgique s'empressera de publier cette lettre.
"Recevez, monsieur, l'assurance de mes sentiments distingues.
"FRANCOIS-VICTOR HUGO.
Bruxelles, 30 mai 1871."
Sec.3
En presence de ce fait, qui constitue un crime qualifie, attaque a main armee la nuit d'une maison habitee, que fit le gouvernement belge? Il prit la resolution suivante: (N deg. 110,555.)
LEOPOLD II, roi des belges,
A tous presents et a venir, salut.
Vu les lois du 7 juillet 1835 et du 30 mai 1868,
De l'avis du conseil des ministres,
Et sur la proposition de notre ministre de la justice,
Avons arrete et arretons:
ARTICLE UNIQUE.
Il est enjoint au sieur Victor Hugo, homme de lettres, age de soixante-neuf ans, ne a Besancon, residant a Bruxelles,
De quitter immediatement le royaume, avec defense d'y rentrer a l'avenir, sous les peines comminees par l'article 6 de la loi du 7 juillet 1865 prerappelee.
Notre ministre de la justice est charge de l'execution du present arrete.
Donne a Bruxelles, le 30 mai 1871.
Signe: LEOPOLD.
Par le roi:
_Le ministre de la justice,
Signe:_ PROSPER CORNESSE.
Pour expedition conforme:
_Le secretaire general,
Signe:_ FITZEYS.
Sec.4
SENAT BELGE
SEANCE DU 31 MAI
On lit dans l'Independance belge du 31 mai:
Au debut de la seance, M. le ministre des affaires etrangeres, repondant a une interpellation de M. le marquis de Rodes, a fait connaitre a l'assemblee que le gouvernement avait resolu d'appliquer a Victor Hugo la fameuse loi de 1835.
La lettre qui nous a ete adressee par l'illustre poete, les scenes que cette lettre a provoquees, telles sont les causes qui ont determine la conduite du gouvernement.
Cette lettre est consideree par M. le marquis de Rodes comme un defi, et presque comme un outrage a la morale publique, par M. le prince de Ligne comme une bravade, par M. le ministre des affaires etrangeres comme une provocation au mepris des lois.
La tranquillite publique est menacee par la presence de Victor Hugo sur le territoire belge! Le gouvernement l'a d'abord engage a quitter le pays. Victor Hugo s'y etant refuse, un arrete d'expulsion a ete redige. Cet arret sera execute.
Nous deplorons profondement la resolution que vient de prendre le ministere.
L'hospitalite accordee a Victor Hugo faisait honneur au pays qui la donnait, autant qu'au poete qui la recevait. Il nous est impossible d'admettre que, pour avoir exprime une opinion contraire a la notre, contraire a celle du gouvernement et de la population, Victor Hugo ait abuse de cette hospitalite, et, meme la loi de 1835 etant donnee, nous ne pouvons approuver l'usage qu'en fait le ministere.
Voila ce que nous avons a dire au gouvernement. Quant a M. le comte de Ribaucourt qui approuve, lui, les mesures prises contre "l'individu dont il s'agit", nous ne lui dirons rien.
Sec.5
CHAMBRE DES REPRESENTANTS DE BELGIQUE
SEANCE DU 31 MAI
INTERPELLATION
M. DEFUISSEAUX.—J'ai demande la parole pour protester avec energie contre l'arrete d'expulsion notifie a Victor Hugo.
Avant d'entrer dans cette Chambre, j'etais adversaire de la loi sur l'expulsion des etrangers; depuis lors, mes principes n'ont pas varie et je m'etais fait l'illusion de croire, en voyant, pendant des mois entiers, les bonapartistes conspirer impunement contre le gouvernement regulier de la France, que cette loi etait virtuellement abolie.
Il n'en etait rien. Nous vous voyons tolerer, a quelques mois de distance, les menees bonapartistes; offrir, sous pretexte d'hospitalite, les honneurs d'un train special a l'homme du 2 decembre …. (Interruption a droite.) Je dirai, si vous voulez, l'homme de Sedan, et saisir avec empressement l'occasion de chasser du territoire belge l'illustre auteur des Chatiments.
Victor Hugo, frappe dans ses affections, decu dans ses aspirations politiques, est venu, au milieu des derniers membres de sa famille, demander l'hospitalite a notre pays.
Ce n'etait pas seulement le grand poete si longtemps exile qui vous demandait asile, c'etait un homme auquel son age, son genie et ses malheurs attiraient toutes les sympathies, c'etait surtout l'homme qui venait d'etre nomme membre de l'Assemblee nationale francaise par deux cent mille suffrages, c'est-a-dire par un nombre d'electeurs double de celui qui a nomme cette chambre tout entiere. (Interruption.)
Mais ni ce titre de representant qu'il est de la dignite de tous les parlements de faire respecter, ni son age, ni ses infortunes, ni son genie, rien n'a pu vous arreter.
Je demanderai a M. le ministre si un gouvernement etranger a sollicite cette proscription?
Si oui, il est de son devoir de nous le dire.
Si non, il doit nous exposer les sentiments auxquels il a obei, sous peine de se voir soupconner d'avoir, par l'expulsion du grand poete, donne par avance des gages aux idees catholiques et reactionnaires qui menacent de gouverner la France. (Interruption.) En attendant vos explications, j'ai le droit de le supposer.
Oseriez-vous nous dire serieusement, monsieur le ministre, que la presence de Victor Hugo troublait la tranquillite de Bruxelles? Mais par qui a-t-elle ete momentanement troublee, sinon par quelques malfaiteurs qui, oublieux de toute generosite et de toute convenance, se sont faits les insulteurs de notre hote? (Interruption.)
Je ne veux pas vous faire l'injure de croire que vous vous etes laisse impressionner par cette miserable manifestation, qu'on semble approuver en haut lieu, mais dont l'opinion publique demande la severe repression.
Hier, je ne sais quel senateur a pretendu que la lettre de Victor Hugo est une insulte a la Belgique et une desobeissance aux lois.
Voix a droite: Il a insulte le pays!
M. DEFUISSEAUX.—Je ne repondrai pas a ce reproche. Trop souvent Victor Hugo a rendu hommage a la Belgique et dans ses discours et dans ses ecrits, et jusque dans la lettre meme que vous incriminez.
Il nous suppose une generosite qui va jusqu'a l'abnegation. Voila l'insulte.
Mais cette lettre serait-elle une desobeissance aux lois?
Il faut, en realite, ou ne l'avoir pas lue ou ne la point comprendre pour soutenir cette interpretation.
Il vous a dit qu'il soutiendrait jusqu'au dernier moment et par sa presence et par sa parole celui qui serait son hote: "Une faiblesse protegeant l'autre."
Qu'au premier abord on puisse se tromper sur la portee de cette lettre, qu'un illettre y voie une attaque a nos lois, je le comprends; mais qu'un ministere, parmi lequel nous avons l'honneur de compter un academicien, ne comprenne pas l'image et le style du grand poete, c'est ce que je ne puis admettre.
Est-ce un crime? Qui oserait le dire?
Vous avez donc commis une grande faute en proscrivant Victor Hugo.
Il vous disait: "Je ne me crois pas etranger en Belgique." Je suis heureux de lui dire de cette tribune qu'il ne s'est pas trompe et qu'il n'est etranger que pour les hommes du gouvernement.
A mon tour, s'il me demandait asile, je serais heureux et fier de le lui offrir.
En terminant, je rends hommage a la presse entiere qui a energiquement blame l'acte du gouvernement.
Voix a droite: Pas tout entiere.
M. DEFUISSEAUX.—Je parle bien entendu de la presse liberale et non de la presse catholique.
Je dis qu'elle a fait acte de generosite et de courage, le pays doit s'en feliciter; par elle, les liberaux sauront resister a la reaction et au despotisme qui menacent la France et, quel que soit le sort de nos malheureux voisins, conserver et developper nos institutions et nos libertes.
Je propose, en consequence, l'ordre du jour suivant:
"La Chambre, regrettant la mesure rigoureuse dont Victor Hugo a ete l'objet, passe a l'ordre du jour."
M. CORNESSE, ministre de la justice.—L'honorable preopinant nous a reproche d'avoir tolere des menees bonapartistes. Je proteste contre cette accusation. Nous avons accorde aux victimes du regime imperial l'hospitalite large et genereuse que la Belgique n'a refusee a aucune des victimes des revolutions qui ont si tristement marque dans ces dernieres annees l'histoire d'un pays voisin.
J'ai ete etonne d'entendre M. Defuisseaux, qui critique l'acte que le gouvernement a pose ces jours derniers, blamer la generosite dont le gouvernement a use a l'egard des emigres du 4 septembre.
M. DEFUISSEAUX.—Je n'ai rien dit de semblable. J'ai dit que cette generosite m'avait fait esperer que la loi de 1835 etait abrogee de fait.
M. CORNESSE, ministre de la justice.—Je laisse de cote cette question. Je m'en tiens au fait qui a motive l'interpellation. Non, ce ne sont pas des hommes politiques, ces pillards, ces assassins, ces incendiaires dont les crimes epouvantent l'Europe. Je ne parle pas seulement des instruments, des auteurs materiels de ces forfaits. Il est de plus grands coupables, ce sont ceux qui encouragent, qui tolerent, qui ordonnent ces faits; ce sont ces malfaiteurs intellectuels qui propagent dans les esprits des theories funestes et excitent a la lutte entre le capital et le travail. Voila les grands, les seuls coupables. Ces theories malsaines ont heurte le sentiment public dans toute la Belgique.
La lettre de M. Victor Hugo contenait de violentes attaques contre un gouvernement etranger avec lequel nous entretenons les meilleures relations. Ce gouvernement etait accuse de tous les crimes. Nous n'avons pas recu de sollicitations. Nous avons des devoirs a remplir. Notre initiative n'a pas besoin d'etre provoquee.
M. Victor Hugo allait plus loin. La lettre contenait un defi au gouvernement, aux Chambres, a la souverainete nationale de la Belgique. M. Hugo, etranger sur notre sol, se posait fierement en face du gouvernement et de la representation nationale, et leur disait: "Vous pretendez que vous ferez telle chose. Eh bien, vous ne le ferez pas. Je vous en defie. Moi, Victor Hugo, j'y ferai obstacle. Vous avez la loi pour vous. J'ai le droit pour moi. Pro jure contra legem. C'est ma maxime!"
N'est-il pas vrai qu'en prenant cette attitude, M. Victor Hugo, qui est un exile volontaire, abusait de l'hospitalite?
Oui, M. Victor Hugo est une grande illustration litteraire; c'est peut-etre le plus grand poete du dix-neuvieme siecle. Mais plus on est eleve, plus la providence vous a accorde de grandes facultes, plus vous devez donner l'exemple du respect des convenances, des lois, de l'autorite d'un pays qui n'a jamais marchande la protection aux etrangers.
Oui, la Belgique est une terre hospitaliere, mais il faut que les etrangers qu'elle accueille sachent respecter les devoirs qui leur incombent vis-a-vis d'elle et de son gouvernement.
Le gouvernement, fort de son droit, soucieux de sa dignite, ayant la conscience de sa responsabilite devant le pays et devant l'Europe, ne pouvait pas tolerer de tels ecarts. Vous l'auriez accuse de faiblesse et peut-etre de lachete s'il avait subi un tel outrage.
J'ajoute qu'apres la lettre de M. Victor Hugo la tranquillite a ete troublee. Vous avez lu dans l'Independance, ecrit de la main meme du fils de M. Hugo, le recit des scenes qui se sont passees devant la maison du poete. Je blame ces manifestations. Elles font l'objet d'une instruction judiciaire. Lorsque les coupables seront decouverts, la justice se prononcera. Une enquete est ordonnee. Des recherches sont faites pour arriver a ce resultat. Mais ces manifestations troublaient profondement la tranquillite publique.
Des demarches pour engager M. Victor Hugo a se retirer volontairement sont restees infructueuses. Le gouvernement a fait signifier un arrete d'expulsion. Cet arrete sera execute. Le gouvernement croit avoir rempli un devoir.
Il y avait en jeu une question de securite publique, de dignite nationale, de dignite gouvernementale. Le gouvernement a eu recours a la mesure extreme de l'expulsion. Il soumet avec confiance cet acte au jugement de tous, et il ne doute pas que l'immense majorite de la Chambre et du pays ne lui soit acquise. (Marques d'approbation.)
M. DEMEUR.—L'opinion qui a ete developpee et approuvee ici et au senat, cette doctrine, qui est une erreur, consiste a dire que la legislation donne au gouvernement le droit de livrer tous les vaincus de Paris. C'est cette doctrine que reprouve la lettre de M. Victor Hugo. D'apres lui, les vaincus sont des hommes politiques. Toute sa lettre est la. L'insurrection de Paris est un crime, qui ne souffre pas de circonstances attenuantes; mais j'ajoute: c'est un crime politique. Et si vous aviez a le poursuivre vous le qualifieriez ainsi. Je laisse de cote les crimes et delits de droit commun qui en sont resultes. Je parle du fait dominant. Il est prevu par la loi penale. La guerre civile est un crime politique. Nous avons eu dans notre pays des tentatives de crimes de ce genre.
Est-ce que nous n'avons pas chez nous des criminels politiques qui ont ete condamnes a mort, des hommes qui ont conspire contre la surete de l'etat, qui ont commis des attentats contre la chose publique? Pourquoi se recrier? C'est de l'histoire.
Or, peut-on livrer un homme qui n'a commis aucun crime de droit commun, mais qui a commis ce crime politique d'adherer a un gouvernement qui n'etait pas le gouvernement legal? Personne n'osera le soutenir. Ce serait dire le contraire de ce qui a toujours a ete dit. Je ne veux pas attenuer le crime. Je cherche sa qualification, afin de trouver la regle de conduite qui doit nous guider en matiere d'extradition.
Des hommes se sont rendus coupables d'incendie, de pillage, de meurtre. Voila des crimes de droit commun. Pouvez-vous, devez-vous livrer ces hommes? Je crois qu'il y a ici a distinguer. De deux choses l'une: ou bien ces faits sont connexes au crime politique principal, ou bien, ils en sont independants. S'ils sont connexes, notre legislation defend d'en livrer les auteurs.
M. VAN OVERLOOP.—Et les assassins des generaux Lecomte et Clement
Thomas?
M. JOTTRAND.—Ils ne se sont pas mis a 50,000 pour assassiner ces generaux!
M. DEMEUR.—Ces principes ont deja ete etablis a l'occasion de faits que vous ne reprouvez pas moins que ceux de Paris. Il s'agissait d'un attentat commis contre un souverain etranger et des personnes de sa suite. Les freres Jacquin avaient commis des faits connexes a cet attentat. Leur extradition n'a pu etre accordee. Il a fallu modifier la loi; mais la loi qu'on a faite confirme ma these. En effet, la loi de 1856 n'autorise l'extradition, en cas de faits connexes a un crime politique, que lorsque ce crime aura ete commis ou tente contre un souverain etranger.
M. D'ANETHAN, ministre des affaires etrangeres.—Nous n'avons pas a discuter la loi de 1835. J'examine seulement la question de savoir si le gouvernement a bien fait d'appliquer la loi.
La loi dit que le gouvernement peut expulser tout individu qui, par sa conduite, a compromis la tranquillite publique.
Eh bien, M. Hugo a-t-il compromis la tranquillite du pays par cette lettre qui contenait un defi insolent? Les faits repondent a cette question.
Mais j'ai un detail a ajouter a la declaration que j'ai faite au senat. M. Victor Hugo ayant ete appele devant l'administrateur de la surete publique, ce fonctionnaire lui dit:—Vous devez reconnaitre que vous vous etes mepris sur le sentiment public.—J'ai contre moi la bourgeoisie, mais j'ai pour moi les ouvriers, et j'ai recu une deputation d'ouvriers qui a promis de me defendre." [Note: M. Victor Hugo n'a pas dit cela.] (Exclamations sur quelques bancs.)
Dans ces circonstances, il eut ete indigne du gouvernement de ne pas sevir. (Tres bien!) Il importe que l'on connaisse bien les intentions du gouvernement. Ses intentions, les voici: nous ne recevrons chez nous aucun des hommes ayant appartenu a la Commune, [Note: La protestation de Victor Hugo a produit ce resultat, qu'apres cette declaration formelle et solennelle du ministre, le gouvernement belge, baissant la tete et se dementant, n'a pas ose interdire l'entree en Belgique a un membre de la Commune, Tridon, qui est mort depuis a Bruxelles.] et nous appliquerons la loi d'extradition a tous les hommes qui se sont rendus coupables de vol, d'assassinat ou d'incendie. (Marques d'approbation a droite.)
M. COUVREUR.—Messieurs, moi aussi, je me leve, en cette circonstance, sous l'empire d'une profonde tristesse.
Il ne saurait en etre autrement au spectacle de ce debordement d'horreurs qui font reculer la civilisation de dix-huit siecles et dont les consequences menacent de ne pas s'arreter a nos frontieres.
Oui, je le dis avec l'unanimite de cette Chambre, les hommes de la
Commune de Paris qui ont voulu, par la force et l'intimidation,
etablir la domination du proletariat sur Paris, et par Paris sur la
France, ces hommes sont de grands coupables.
Oui, il y avait parmi eux, a cote de fanatiques et d'esprits egares, de veritables scelerats.
Oui, les hommes qui, de propos delibere, ont mis le feu aux monuments et aux maisons de Paris sont des incendiaires, et ceux qui ont fusille des otages arbitrairement arretes et juges sont d'abominables assassins.
Mais si je porte ce jugement sur les vaincus, que dois-je dire des vainqueurs qui, apres la victoire, en dehors des excitations de la lutte, fusillent sommairement, sans examen, sans jugement, par escouades de 50, de 100 individus, je ne dis pas seulement des insurges de tout age, de tout sexe, pris les armes a la main, mais le premier venu, qu'une circonstance quelconque, un regard suspect, une fausse demarche, une denonciation calomnieuse…. (interruption), oui, des delations et des vengeances! designent a la fureur des soldats? (Interruption.)
M. JOTTRAND.—Brigands contre brigands!
Des voix a droite.—A l'ordre!
M. LE PRESIDENT.—Les paroles qui viennent d'etre prononcees ne sont pas parvenues jusqu'au bureau….
M. COUVREUR.—J'ai dit….
M. LE PRESIDENT.—Je ne parle pas de vos paroles, monsieur Couvreur.
M. JOTTRAND.—Je demande la parole.
M. COUVREUR.—Ces faits sont denonces par la presse qui peut et qui ose parler, par les journaux anglais.
Lisez ces journaux. Leurs revelations font fremir. Le Times le dit avec raison: "Paris est un enfer habite par des demons. Les faits, les details abondent. A les lire, on se demande si le peuple francais est pris d'un acces de demence feroce ou s'il est deja atteint dans toutes ses classes de cette pourriture du bas-empire qui annonce la decadence des grandes nations."
Cela est deja fort affligeant, mais ce qui le serait bien davantage, c'est que ces haines, ces rages feroces, ces passions surexcitees pussent reagir jusque chez nous. Que la France soit affolee de reaction, que les partis monarchiques sement, pour l'avenir, de nouveaux germes de guerre civile, deplorons-le, mais n'imitons pas; nous qui ne sommes pas directement interesses dans la lutte, gardons au moins l'impartialite de l'histoire. Restons maitres de nous-memes et de notre sang-froid, ne substituons pas l'arbitraire, le bon plaisir, la passion a la justice et aux lois.
Lorsque, il y a quelques jours, l'honorable M. Dumortier, interpellant le gouvernement sur ses intentions, disait que les crimes commis jusqu'a ce moment a Paris par les gens de la Commune devaient etre consideres comme des crimes de droit commun, pas une voix n'a proteste. Mais un point n'avait pas ete suffisamment mis en lumiere. J'ai ete heureux d'avoir entendu tantot les explications de l'honorable ministre des affaires etrangeres, qui a precise dans quel sens l'application des lois se ferait; j'ai ete heureux d'apprendre que la Belgique, dans cette circonstance, reglerait sa conduite sur celle de l'Angleterre, de l'Espagne et de la Suisse, c'est-a-dire que l'on examinera chaque cas individuellement….
M. D'ANETHAN, ministre des affaires etrangeres.—Certainement.
M. COUVREUR…. que l'on jugera les faits; que l'on ne rejettera pas dans la fournaise des passions surexcitees de Versailles ceux qui viennent nous demander un asile, non parce qu'ils sont coupables, mais parce qu'ils sont injustement soupconnes, qu'ils peuvent croire leur vie et leur liberte en peril.
L'expulsion de M. Victor Hugo s'ecarte de cette politique calme, humaine, tolerante. Voila pourquoi elle me blesse.
J'y vois une tendance opposee a celle qui s'est manifestee dans la seance de ce jour. C'est un acte de colere, bien plus que de justice et de stricte necessite.
La mesure prise peut-elle se justifier dans les circonstances speciales ou elle s'est produite? Je reponds non sans hesiter.
Je dis plus. J'aime a croire qu'en arretant ses dernieres resolutions, le gouvernement ignorait encore les details des faits qui se sont passes sur la place des Barricades, dans la nuit de samedi a dimanche.
Quels sont ces faits, messieurs?
Les premieres versions les ont presentes comme une explosion anodine, naturelle, legitime du sentiment public: tapage nocturne, charivari, sifflets, quelques carreaux casses.
Depuis, le fils de M. Victor Hugo a publie, sur ces evenements, une autre version. Il resulte de son recit que la scene nocturne a dure pres de deux heures.
M. ANSPACH.—C'est un roman.
M. COUVREUR.—C'est ce que la justice aura a demontrer. Mais ce qui n'est pas un roman, c'est la frayeur que des femmes et de jeunes enfants ont eprouvee. (Interruption.)
J'en appelle a tous les peres. Si, pendant la nuit, provoques ou non, des forcenes venaient pousser devant votre porte, messieurs, des cris de mort, briser des vitres, assaillir la demeure qui abrite le berceau de vos petits-enfants, diriez-vous aussi: C'est du roman? Ecoutez donc le temoignage de M. Francois Hugo, racontant les angoisses de sa famille.
M. ANSPACH.—Nous avons le temoignage de M. Victor Hugo lui-meme; [Note: C'est faux. Publiez-le signe de M. Victor Hugo, on vous en defie.] il prouve qu'on a embelli ce recit.
M. COUVREUR.—C'est a l'enquete judiciaire de le prouver. Je dis donc que, d'apres ce recit, la maison de M. Victor Hugo a ete, pendant cette nuit du samedi au dimanche, l'objet de trois attaques successives (interruption), qu'un vieillard sans armes, des femmes en pleurs, des enfants sans defense ont pu croire leur vie menacee; je dis qu'une mere, une jeune veuve a essaye en vain de se faire entendre des voisins; que des tentatives d'effraction et d'escalade ont eu lieu; enfin que, par une circonstance bien malheureuse pour les auteurs de ces scandales, a l'heure meme ou ils se commettaient, des hommes portant une poutre etaient arretes dans le voisinage de la place des Barricades et arraches aux mains de la police par des complices accourus a leur secours.
N'est-ce pas la une attaque nocturne bien caracterisee? Le surlendemain, la justice n'etait pas encore intervenue, le procureur du roi ou ses agents ne s'etaient pas encore transportes a la maison de M. Hugo. (Interruption.) Et sauf l'enquete ouverte par le commissaire de police, ni M. Hugo, ni les membres de sa famille n'avaient ete interroges sous la foi du serment.
Quels sont les coupables, messieurs?
Sont-ce des hommes appartenant aux classes populaires qui venaient ainsi prendre en main, contre M. Hugo, la cause du gouvernement attaque par lui? C'est peu probable. La lettre qui a motive les demonstrations avait paru le matin meme.
Il faut plus de temps pour qu'une emotion populaire vraiment spontanee puisse se produire.
Lorsque j'ai recu, pour ma part, la premiere nouvelle de ces regrettables evenements, j'ai cru que les refugies francais pouvaient en etre les principaux auteurs, et j'etais presque tente de les excuser, tant sont grands les maux de la guerre civile et les exasperations qu'elle cause. M. Hugo prenait sous sa protection les assassins de la Commune; il avait demande pour eux les immunites du droit de l'asile; donc il etait aussi coupable qu'eux. Ainsi raisonne la passion.
Mais, s'il faut en croire la rumeur publique, ce ne sont ni des francais, ni des proletaires amis de l'ordre qui sont les auteurs de ces scenes de sauvagerie denoncees par la lettre de M. Francois- Victor Hugo. Ce sont des emeutiers en gants jaunes, des proletaires de l'intelligence et de la morale, qui ont montre aux vrais proletaires comment on casse les vitres des bourgeois. Les imprudents! ils en sont encore a se vanter de ce qu'ils ont fait! Et leurs compagnons de plaisir s'en vont regrettant tout haut de ne pas s'etre trouves a l'endroit habituel de leurs rendez-vous, ou a ete complotee cette bonne farce; une farce qui a failli tuer un enfant!
C'est un roman, dit-on, ce sont des exagerations, et la victime en a ete le premier auteur. Soit. Ou est l'enquete? Ou est l'examen contradictoire? Vous voulez punir des violences coupables, et vous commencez par eloigner les temoins; vous ecartez ceux dont les depositions doivent controler les recherches de vos agents.
Ah! vous avez fait appeler M. Victor Hugo a la surete publique pour l'engager a quitter le pays. Ne deviez-vous pas, au contraire, l'obliger a rester? Son temoignage, le temoignage des gens de sa maison, ne sont-ils pas indispensables au proces que vous voulez intenter? (Interruption.)
Voila ce qu'exigeait la justice; voila ce qu'exigeait la reparation des troubles deplorables qui ont eu lieu.
Savez-vous, messieurs, ce que peut etre la consequence de l'expulsion, dans les conditions ou elle se fait? Si, par hasard, la rumeur publique dit vrai, si les hommes qu'elle designe appartiennent a votre monde, a votre parti, s'ils appartiennent a la jeunesse doree qui hante vos salons, savez-vous ce qu'on dira? On dira que les coupables vous touchaient de trop pres; que vous ne les decouvrirez pas parce que vous ne voulez pas les decouvrir; que vous avez un interet politique a masquer leur faute, a empecher leurs noms d'etre connus, leurs personnes d'etre frappees par la justice.
Aujourd'hui vous avez mis tous les torts de votre cote. L'accuse d'hier sera la victime demain. Les rapports non controles de la surete publique et des agents de police auront beau dire le contraire; pour le public du dehors, la version veritable, authentique, celle qui fera foi devant l'histoire, sera la version du poete que vous avez expulse le lendemain du jour ou il a pu croire sa vie menacee.
Voila pourquoi je regrette la mesure qui a ete prise; voila pourquoi je declare que vous avez manque d'intelligence et de tact politique.
M. JOTTRAND.—Messieurs, excite par l'injustice incontestable de quelques-unes des interruptions parties des bancs de la droite, j'ai prononce ces paroles: "Brigands contre brigands!" Vous avez, a ce propos, monsieur le president, prononce quelques mots que je n'ai pas compris. Je dois m'expliquer sur le sens de mon exclamation.
M. LE PRESIDENT.—Permettez. Avant que vous vous expliquiez, je tiens a dire ceci: les paroles que vous reconnaissez avoir prononcees, je ne les avais pas entendues. Aux demandes de rappel a l'ordre, j'ai repondu que je ne pouvais le prononcer sans connaitre les expressions dont vous vous etiez servi….
D'apres la declaration que vous venez de faire, vous auriez appele brigands les representants de la force legitime.
M. JOTTRAND.—Monsieur le president, ces paroles sont sorties de ma bouche au moment ou mon honorable collegue, M. Couvreur, venait de fletrir ceux qui, apres la victoire et de sang-froid, executent leurs prisonniers en masse et sans jugement. Je me serais tu, si a ce moment, si, de ce cote, n'etaient parties des protestations contre l'indignation de mon collegue, protestations qui ne pouvaient avoir d'autre sens que l'approbation des actes horribles qui continuent a se passer en France.
Ces paroles, vous le comprenez, ne s'appliquaient pas, dans ma pensee, a ces defenseurs energiques, resolus et devoues du droit et de la legalite qui, prevoyant l'ingratitude du lendemain, la montrant deja du doigt, la proclamant comme attendue par eux, n'en ont pas moins continue a se devouer a la tache penible qu'ils accomplissaient; ces paroles, dans ma pensee, ne s'appliquaient pas a ces soldats esclaves de leur devoir, agissant dans l'ardeur du combat; elles s'appliquaient uniquement a ceux dont j'ai rappele les actes. Et ces actes, suis-je seul a les fletrir?
N'entendons-nous pas, a Versailles meme, des voix amies de l'ordre, des hommes qui ont toujours defendu dans la presse l'ordre et la legalite, ne les voyons-nous pas protester contre les horreurs qui se commettent sous leurs yeux? ne voyons-nous pas toute la presse francaise reclamer la constitution immediate de tribunaux reguliers et la cessation de toutes ces horreurs?
Voici ce que disait le Times, faisant, comme moi, la part egale aux deux partis en lutte:
"Des deux parts egalement, nous arrive le bruit d'actes incroyables d'assassinat et de massacre. Les insurges ont accompli autant qu'il a ete en leur pouvoir leurs menaces contre la vie de leurs otages et sans plus de pitie que pour toutes leurs autres menaces. L'archeveque de Paris, le cure Deguerry, l'avocat Chaudey, en tout soixante-huit victimes sont tombees sous leurs coups. Ce massacre d'hommes distingues et inoffensifs est un de ces crimes qui ne meurent point et qui souillent a jamais la memoire de leurs auteurs. Mais, dans l'esprit de carnage et de haine qu'il revele, les communistes ne semblent guere pires que leurs antagonistes.
"Il est presque ridicule, de la part de M. Thiers, de venir denoncer les insurges pour avoir fusille un officier captif au mepris des lois de la guerre.
"Les lois de la guerre! Elles sont douces et chretiennes, comparees aux lois inhumaines de vengeance, en vertu desquelles les troupes de Versailles ont, pendant ces six derniers jours, fusille et dechiquete a coups de bayonnette des prisonniers, des femmes et des enfants!
"Nous n'avons pas un mot a dire en faveur de ces noirs coquins, qui, evidemment, ont premedite la destruction totale de Paris, la mort par le feu de sa population et l'aneantissement de ses tresors. Mais si des soldats se transforment eux-memes en demons pour attaquer des demons, est-il etonnant de voir le caractere demoniaque de la lutte redoubler?
"La fureur a attise la fureur, la haine a envenime la haine, jusqu'a ne plus faire des plus sauvages passions du coeur humain qu'un immense et inextinguible brasier."
Voila, messieurs, les sentiments qu'inspire a l'opinion anglaise ce qui se passe a Paris; voila les sentiments sous l'empire desquels j'ai repondu tantot aux interruptions de la droite.
Je n'ai voulu fletrir que des actes qui seront a jamais fletris dans l'histoire comme le seront ceux des insurges eux-memes.
Je passe a l'expulsion de Victor Hugo. Je n'en dirai qu'un mot, si on veut me laisser la parole en ce moment.
Si j'etais sur de l'exactitude de la conversation que M. le ministre des affaires etrangeres nous a rapportee, comme ayant eu lieu entre M. l'administrateur de la surete publique et M. Victor Hugo, je declare que je ne voterais point l'ordre du jour qui d'abord avait mes sympathies.
On repand partout dans la presse, pour terrifier nos populations, le bruit d'une vaste conspiration dont on aurait saisi les preuves materielles sur des cadavres de membres de la Commune, conspiration ayant pour but de traverser avec l'armee insurrectionnelle le territoire occupe par les troupes prussiennes, afin de porter en Belgique les restes de la Commune expirante, et de l'y ranimer a l'aide des sympathies qu'elle excite pretendument chez nos classes ouvrieres.
Je ne crois pas a cette conspiration, et je ne crois pas non plus aux paroles que l'on prete a M. Hugo dans son entretien avec M. l'administrateur de la surete publique. (Interruption.)
M. le ministre des affaires etrangeres les a-t-il entendues? Ne peut-on, au milieu des passions du moment, au milieu des preoccupations qui hantent legitimement, je le veux bien, l'esprit des ministres et de leurs fonctionnaires, se tromper sur certains details?
Avez-vous un interrogatoire de M. Victor Hugo?
N. D'ANETHAN, ministre des affaires etrangeres.—Oui. [Note: C'est faux]
M. JOTTRAND.—…Signe de lui? Avez-vous la preuve que, pour le triomphe de sa personnalite, il ait ete pret a plonger notre pays dans l'abime de la lutte entre classes?
Si vous pouviez fournir cette preuve, je declarerais que l'expulsion a ete meritee. Mais cette preuve, vous ne pouvez nous la donner; je me defie de vos paroles, et, en consequence, je voterai l'ordre du jour.—
A la suite de cette discussion dans laquelle le ministre et le bourgmestre ont reproduit leurs affirmations mensongeres, dont ferait justice l'enquete judiciaire eludee par le gouvernement belge, la Chambre a vote sur l'ordre du jour propose par M. Defuisseaux.
Elle l'a rejete a la majorite de 81 voix contre 5.
Ont vote pour:
MM. Couvreur.
Defuisseaux.
Demeur.
Guillery.
Jottrand.
* * * * *
A M. LE REDACTEUR DE L'Independance belge.
Bruxelles, 1er juin 1871.
Monsieur,
Je viens de lire la seance de la Chambre. Je remercie les hommes eloquents qui ont defendu, non pas moi qui ne suis rien, mais la verite qui est tout. Quant a l'acte ministeriel qui me concerne, j'aurais voulu garder le silence. Un expulse doit etre indulgent. Je dois repondre cependant a deux paroles, dites l'une par le ministre, l'autre par le bourgmestre. Le ministre, M. d'Anethan, aurait, d'apres le compte rendu que j'ai sous les yeux, donne lecture du proces-verbal d'un entretien signe par moi. Aucun proces-verbal ne m'a ete communique, et je n'ai rien signe. Le bourgmestre, M. Anspach, a dit du recit des faits publie par mon fils: C'est un roman. Ce recit est la pure et simple verite, plutot attenuee qu'aggravee. M. Anspach n'a pu l'ignorer. Voici en quels termes j'ai annonce le fait aux divers fonctionnaires de police qui se sont presentes chez moi: Cette nuit, une maison, la mienne, habitee par quatre femmes et deux petits enfants, a ete violemment attaquee par une bande poussant des cris de mort et cassant les vitres a coups de pierres, avec tentative d'escalade du mur et d'effraction de la porte. Cet assaut, commence a minuit et demi, a fini a deux heures un quart, au point du jour. Cela se voyait, il y a soixante ans, dans la foret Noire; cela se voit aujourd'hui a Bruxelles.
Ce fait est un crime qualifie. A six heures du matin, le procureur du roi devait etre dans ma maison; l'etat des lieux devait etre constate judiciairement, l'enquete de justice en regle devait commencer, cinq temoins devaient etre immediatement entendus, les trois servantes, Mme Charles Hugo et moi. Rien de tout cela n'a ete fait. Aucun magistrat instructeur n'est venu; aucune verification legale des degats, aucun interrogatoire. Demain toute trace aura a peu pres disparu, et les temoins seront disperses; l'intention de ne rien voir est ici evidente. Apres la police sourde, la justice aveugle. Pas une deposition n'a ete judiciairement recueillie; et le principal temoin, qu'avant tout on devait appeler, on l'expulse.
Cela dit, je pars.
VICTOR HUGO.
Sec.7
A MM. COUVREUR, DEFUISSEAUX, DEMEUR, GUILLERY, JOTTRAND, representants du peuple belge.
Luxembourg, 2 juin 1871.
Messieurs,
Je tiens a vous remercier publiquement; non pas en mon nom, car que suis-je dans de si grandes questions? mais au nom du droit, que vous avez voulu maintenir, et au nom de la verite, que vous avez voulu eclaircir. Vous avez agi comme des hommes justes.
L'offre d'asile qu'a bien voulu me faire, en nobles et magnifiques paroles, l'eloquent promoteur de l'interpellation, M. Defuisseaux, m'a profondement touche. Je n'en ai point use. Dans le cas ou les pluies de pierre s'obstineraient a me suivre, je ne voudrais pas les attirer sur sa maison.
J'ai quitte la Belgique. Tout est bien.
Quant au fait en lui-meme, il est des plus simples.
Apres avoir fletri les crimes de la Commune, j'avais cru de mon devoir de fletrir les crimes de la reaction. Cette egalite de balance a deplu.
Rien de plus obscur que les questions politiques compliquees de questions sociales. Cette obscurite, qui appelle l'enquete et qui quelquefois embarrasse l'histoire, est acquise aux vaincus de tous les partis, quels qu'ils soient; elle les couvre en ce sens qu'elle veut l'examen. Toute cause vaincue est un proces a instruire. Je pensais cela. Examinons avant de juger, et surtout avant de condamner, et surtout avant d'executer. Je ne croyais pas ce principe douteux. Il parait que tuer tout de suite vaut mieux.
Dans la situation ou est la France, j'avais pense que le gouvernement belge devait laisser sa frontiere ouverte, se reserver le droit d'examen inherent au droit d'asile, et ne pas livrer indistinctement les fugitifs a la reaction francaise, qui les fusille indistinctement.
Et j'avais joint l'exemple au precepte en declarant que, quant a moi, je maintenais mon droit d'asile dans ma maison, et que, si mon ennemi suppliant s'y presentait, je lui ouvrirais ma porte. Cela m'a valu d'abord l'attaque nocturne du 27 mai, ensuite l'expulsion en regle. Ces deux faits sont desormais connexes. L'un complete l'autre; le second protege le premier. L'avenir jugera.
Ce ne sont pas la des douleurs, et je m'y resigne aisement. Peut-etre est-il bon qu'il y ait toujours un peu d'exil dans ma vie.
Du reste, je persiste a ne pas confondre le peuple belge avec le gouvernement belge, et, honore d'une longue hospitalite en Belgique, je pardonne au gouvernement et je remercie le peuple. VICTOR HUGO.
Sec.8
En presence des falsifications catholiques et doctrinaires, M. Victor
Hugo a adresse cette derniere lettre a l'Independance belge:
Luxembourg, 6 juin 1871.
Monsieur,
Permettez-moi de retablir les faits.
Le 25 mai, au nom du gouvernement belge. M. d'Anethan dit:
"Je puis donner a la Chambre l'assurance que le gouvernement saura remplir son devoir avec la plus grande fermete et avec la plus grande vigilance; il usera des pouvoirs dont il est arme pour empecher l'invasion sur le sol de la Belgique de ces gens qui meritent a peine le nom d'hommes et qui devraient etre mis au ban de toutes les nations civilisees. (Vive approbation sur tous les bancs.}
"Ce ne sont pas des refugies politiques; nous ne devons pas les considerer comme tels."
C'est la frontiere fermee. C'est le refus d'examen.
C'est contre cela que j'ai proteste, declarant qu'il fallait attendre avant de juger, et que, quant a moi, si le gouvernement supprimait le droit d'asile en Belgique, je le maintenais dans ma maison.
J'ai ecrit ma protestation le 26, elle a ete publiee le 27; le 27, dans la nuit, ma maison etait attaquee; le 30 j'etais expulse.
Le 31, M. d'Anethan a dit:
"Chaque cas special sera examine, et lorsque les faits ne rentreront pas dans le cadre de la loi, la loi ne sera pas appliquee. Le gouvernement ne veut que l'execution de la loi."
Ceci, c'est la frontiere ouverte. C'est l'examen admis. C'est ce que je demandais.
Qui a change de langage? est-ce moi? Non, c'est le ministere belge.
Le 25 il ferme la frontiere, le 27 je proteste, le 31 il la rouvre.
Il m'a expulse, mais il m'a obei.
L'asile auquel ont droit en Belgique les vaincus politiques, je l'ai perdu pour moi, mais gagne pour eux.
Cela me satisfait.
Recevez, monsieur, l'assurance de mes sentiments distingues.
VICTOR HUGO.
* * * * *
Depuis le depart de M. Victor Hugo, les journaux liberaux belges ont declare, en mettant le gouvernement belge au defi de dementir le fait, qu'un des chefs de la bande nocturne de la place des Barricades etait M. Kervyn de Lettenhove, fils du ministre de l'interieur.
Ce fait n'a pas ete dementi.
En outre, ils ont annonce que M. Anspach, le bourgmestre de Bruxelles, venait d'etre nomme par le gouvernement francais commandeur de la Legion d'honneur.
* * * * *
Denoument de l'incident belge.
(Voir les notes.)
VI
VIANDEN
Quand M. Victor Hugo, expulse de Belgique, est arrive dans le
Luxembourg, a Vianden, la societe chantante des travailleurs de
Vianden, qui se nomme la Lyre ouvriere, lui a donne une serenade. M.
Victor Hugo a remercie en ces termes:
Mes amis de Vianden,
Vous derangez un peu une idee que je m'etais faite. Cette annee ou nous sommes avait commence pour moi par une ovation, et elle venait de finir par tout le contraire. Cela ne me deplaisait pas; la huee est le correctif de l'applaudissement, la Belgique m'avait rendu ce petit service; et, au point de vue philosophique ou tout homme de mon age doit se placer, je trouvais bon que l'acclamation de Paris eut pour contre-poids la lapidation de Bruxelles. Vous avez trouble cet equilibre, vous renouvelez autour de moi, non ce qu'a fait Bruxelles, mais ce qu'a fait Paris; et cela ne ressemble pas du tout a une huee. L'annee va donc finir pour moi comme elle a commence, par une effusion de bienvenue populaire.
Eh bien, decidement je ne m'en plains pas.
Je vois a votre tete une noble intelligence, M. Pauely Strasser, votre
bourgmestre. C'est un artiste en meme temps qu'un homme politique.
Vianden vit en lui;, depute et bourgmestre, il en est l'incarnation.
Dans cette ville il est plus que le magistrat, il est l'ame.
Je vous felicite en lui et je le felicite en vous.
Oui, votre cordiale bienvenue m'est douce.
Vous etes des hommes des champs, et parmi vous il y a des hommes d'etude, car j'apercois plusieurs maitres d'ecole. C'est la un beau melange. Cette reunion est un echantillon du vrai groupe humain qui se compose de l'ouvrier materiel et de l'ouvrier moral, et qui resume toute la civilisation dans l'embrassement du travail et de la pensee.
J'aime ce pays; c'est la cinquieme fois que j'y viens. Les autres annees, j'y etais attire par ma propre reverie et par la pente que j'ai en moi vers les beaux lieux qui sont des lieux sauvages. Aujourd'hui j'y suis chasse par un coup de vent; ce coup de vent, je le remercie.
Il me replace au milieu de vous.
Agriculteurs et travailleurs, je vous ressemble; votre societe s'appelle la Lyre ouvriere, quel nom touchant et cordial! Au fond, vous et moi, nous faisons la meme chose. Je creuse aussi moi un sillon, et vous dites un hymne aussi vous. Vous chantez comme moi, et comme vous je laboure. Mon sillon, c'est la dure glebe humaine; ma charrue, c'est mon esprit.
Vous venez de chanter des choses tres belles. De nobles et charmantes femmes sont ici presentes, j'ai vu des larmes dans leurs yeux. Ne vous etonnez pas si, en vous remerciant, il y a un peu de tremblement dans ma voix. Depuis quelque temps je suis plus accoutume aux cris de colere qu'aux chants du coeur, et ce que les coleres ne peuvent faire, la sympathie le fait. Elle m'emeut.
Oui, j'aime ce pays de Vianden. Cette petite ville est une vraie figure du progres; c'est un raccourci de toute l'histoire. La nature a commence par la doter; elle a donne au hameau naissant un climat sain, une riviere vivifiante, une bonne terre, des coteaux pour la vigne, des montagnes pour la foret. Puis, ce que la nature avait donne, la feodalite l'a pris. La feodalite a pris la montagne et y a mis un donjon, elle a pris la foret et y a mis des bandits, elle a pris la riviere et l'a barree d'une chaine, elle a pris la terre et a mange la moisson, elle a pris la vigne et a bu le vin. Alors la revolution de France est venue; car, vous savez, c'est de France que viennent les clartes, c'est de France que viennent les delivrances. (Oui! oui!) La revolution francaise a delivre Vianden. Comment? en tuant le donjon. Tant que le chateau a vecu, la ville a ete morte. Le jour ou le donjon est mort, le peuple est ne. Aujourd'hui, dans son paysage splendide que viendra visiter un jour toute l'Europe, Vianden se compose de deux choses egalement consolantes et magnifiques, l'une sinistre, une ruine, l'autre riante, un peuple.
Tout a l'heure, amis, pendant qu'autour de moi vous chantiez, j'ecoutais. Un de vos chants m'a saisi. Il m'a remue entre tous, je crois l'entendre encore. Laissez-moi vous le raconter a vous-memes.
L'orchestre se taisait. Il n'y avait pas d'instruments. La voix humaine avait seule la parole.
Un de vous, que j'apercois et que je salue de la main, etait debout a part et comme en dehors du groupe; mais dans la nuit et sous les arbres on le distinguait a peine. On l'entendait.
Qui entendait-on? on ne savait. C'etait solennel et grand.
Une voix grave parlait dans l'ombre, puis s'interrompait, et les autres voix repondaient. Toutes les voix qui etaient ensemble etaient basses, et la voix qui etait seule etait haute. Rien de plus pathetique. On eut dit un esprit enseignant une foule.
La melopee etait majestueuse. Les paroles etaient en allemand; je ne comprenais pas les paroles, mais je comprenais le chant. Il me semblait que j'en avais une traduction dans l'ame. J'ecoutais ce grand dialogue d'un archange avec une multitude; ce respectueux chuchotement des peuples repondant aux divines explications d'un genie. Il y avait comme un fremissement d'ailes dans la vibration auguste de la voix solitaire. C'etait plus qu'un verbe humain. C'etait comme une voix de la foret, de la nature et de la nuit donnant a l'homme, a tous les hommes, helas! epuises de fatigue, accables de rancunes et de vengeances, satures de guerre et de haine, les grands conseils de la serenite eternelle.
Et au-dessus de tous les fronts inclines, au milieu de tous nos deuils, de toutes nos plaies, de toutes nos inimities, cela venait du ciel, et c'etait l'immense reproche de l'amour.
Amis, la musique est une sorte de reve. Elle propose a la pensee on ne sait quel probleme mysterieux. Vous etes venus a moi chantant; ce que vous avez chante je le parle. Vous m'avez apporte cette enigme, l'Harmonie, et je vous en donne le mot: Fraternite.
Mes amis, emplissons nos verres. Au-dessus des empereurs et des rois, je bois a l'harmonie des peuples et a la fraternite des hommes.
VII
ELECTIONS DU 2 JUILLET 1871
M. Victor Hugo etait absent de Paris lors des elections de juillet, faites sous l'etat de siege, sans presse libre et sans reunions publiques; du reste viciees, selon lui, par deux mesures, l'incarceration en masse et la radiation arbitraire, qui avaient ecarte du vote environ 140,000 electeurs.
* * * * *
PARIS.—VOTE DU 2 JUILLET
VICTOR HUGO: 57,854 VOIX.
CONCLUSION
De ce recueil de faits et de pieces, livre sans reflexions a la conscience de tous, il resulte ceci:
Apres une absence de dix-neuf ans moins trois mois, je suis rentre dans Paris le 5 septembre 1870; pendant les cinq mois qu'a dure le siege, j'ai fait mes efforts pour aider a la defense et pour maintenir l'union en presence de l'ennemi; je suis reste dans Paris jusqu'au 13 fevrier; le 13 fevrier, je suis parti pour Bordeaux; le 15, j'ai pris seance a l'Assemblee nationale; le 1er mars, j'ai parle contre le traite de paix, qui nous coute deux provinces et cinq milliards; le 2, j'ai vote contre ce traite; dans la reunion de la gauche radicale, le 3 mars, j'ai propose un projet de resolution, que la reunion a adopte a l'unanimite et qui, s'il eut pu etre presente en temps utile et adopte par l'Assemblee, eut etabli la permanence des representants de l'Alsace et de la Lorraine sur leurs sieges jusqu'au jour ou ces provinces redeviendront francaises de fait comme elles le sont de droit et de coeur; dans le onzieme bureau, le 6 mars, j'ai conseille a l'Assemblee de sieger a Paris, et j'ai indique les dangers du refus de rentrer; le 8 mars, je me suis leve pour Garibaldi meconnu et insulte, et, l'Assemblee m'ayant fait l'honneur de me traiter comme lui, j'ai comme lui donne ma demission; le 18 mars, j'ai ramene a Paris mon fils, mort subitement le 13, j'ai remercie le peuple, qui, bien qu'en pleine emotion revolutionnaire, a voulu faire cortege a ce cercueil; le 21 mars, je suis parti pour Bruxelles, ou la tutelle de deux orphelins et la loi qui regle les liquidations de communaute exigeaient ma presence; de Bruxelles, j'ai combattu la Commune a propos de l'abominable decret des otages et j'ai dit: Pas de represailles; j'ai rappele a la Commune les principes, et j'ai defendu la liberte, le droit, la raison, l'inviolabilite de la vie humaine; j'ai defendu la Colonne contre la Commune et l'Arc de triomphe contre l'Assemblee; j'ai demande la paix et la conciliation, j'ai jete contre la guerre civile un cri indigne; le 26 mai, au moment ou la victoire se decidait pour l'Assemblee, le gouvernement belge ayant mis hors la loi les vaincus, qui etaient les hommes memes que j'avais combattus, j'ai reclame pour eux le droit d'asile, et, joignant l'exemple au precepte, j'ai offert l'asile dans ma maison; le 27 mai, j'ai ete attaque la nuit chez moi par une bande dont faisait partie le fils d'un membre du gouvernement belge; le 29 mai, j'ai ete expulse par le gouvernement belge; en resume j'ai fait mon devoir, rien que mon devoir, tout mon devoir; qui fait son devoir est habituellement abandonne; c'est pourquoi, ayant eu en fevrier dans les elections de Paris 214,000 voix, je suis surpris qu'il m'en soit reste en juillet 57,000.
J'en suis profondement touche.
J'ai ete heureux des 214,000; je suis fier des 57,000.
(Ecrit a Vianden, en juillet 1871.)
* * * * *
DEUXIEME PARTIE
DE L'EXPULSION DE Belgique A L'ENTREE AU SENAT
PARIS
Victor Hugo etait expulse de Belgique; genre de voie de fait qui n'a d'importance que pour ceux qui la commettent. Les gouvernements peuvent mettre un homme hors d'un pays, mais ils ne peuvent le mettre hors du devoir. Ce que Victor Hugo venait de faire en Belgique, il fallait le continuer en France. Il rentra en France. L'etat de siege, les conseils de guerre, les deportations, les condamnations a mort, creaient une situation poignante et tragique. Il fallait proteger la liberte, dire la verite, faire justice et rendre justice. Les gouvernements, tels qu'ils sont aujourd'hui, ne savent pacifier qu'avec violence; il fallait combattre cette pacification fausse, et reclamer la pacification vraie. En outre, dans toute cette ombre, la France s'eclipsait; il fallait defendre la France. Tout bon citoyen sentait la pression de sa conscience. Le devoir etait imperieux et urgent. Ajoutons qu'aux devoirs politiques se melaient les devoirs litteraires.
I
AUX REDACTEURS DU RAPPEL
Paris, 31 octobre 1871.
Mes amis,
Le Rappel va reparaitre. Avant que je rentre dans ma solitude et dans mon silence, vous me demandez pour lui une parole. Vous, lutteurs genereux, qui allez recommencer le rude effort quotidien de la propagande pour la verite, vous attendez de moi, et avec raison, le serrement de main que l'ecrivain veteran, absent des polemiques et etranger aux luttes de la presse, doit a ce combattant de toutes les heures qu'on appelle le journaliste. Je prends donc encore une fois la parole dans votre tribune, pour en redescendre aussitot apres et me meler a la foule. Je parle aujourd'hui, ensuite je ne ferai plus qu'ecouter.
Les devoirs de l'ecrivain n'ont jamais ete plus grands qu'a cette heure.
Au moment ou nous sommes, il y a une chose a faire; une seule.
Laquelle?
Relever la France.
Relever la France. Pour qui? Pour la France? Non. Pour le monde. On ne rallume pas le flambeau pour le flambeau.
On le rallume pour ceux qui sont dans la nuit; pour ceux qui etendent les mains dans la cave et tatent le mur funeste de l'obstacle; pour ceux a qui manquent le guide, le rayon, la chaleur, le courage, la certitude du chemin, la vision du but; pour ceux qui ont de l'ombre dans leur horizon, dans leur travail, dans leur itineraire, dans leur conscience; pour ceux qui ont besoin de voir clair dans leur chute ou dans leur victoire. On rallume le flambeau pour celui meme qui l'a eteint, et qui, en l'eteignant, s'est aveugle; et c'est pour l'Allemagne qu'il faut relever la France.
Oui, pour l'Allemagne. Car l'Allemagne est esclave, et c'est de la
France que lui reviendra la liberte.
La lumiere delivre.
Mais pour rallumer le flambeau, pour relever la France, comment s'y prendre? Qu'y a-t-il a faire?
Cela est difficile, mais simple.
Il faut faire jaillir l'etincelle.
D'ou?
De l'ame du peuple.
Cette ame n'est jamais morte. Elle subit des occultations comme tout astre, puis, tout a coup, lance un jet de clarte et reparait.
La France avait deux grandeurs, sa grandeur materielle et sa grandeur morale. Sa puissance materielle seule est atteinte, sa puissance intellectuelle est entiere. On amoindrit un territoire, non un rayonnement; jamais un rayon ne rebrousse chemin. La civilisation connait peu Berlin et continue de se tourner vers Paris. Apres les desastres, voyons le resultat. Il ne reste plus a la France que ceci: tous les peuples. La France a perdu deux provinces, mais elle a garde le monde.
C'est le phenomene d'Athenes, c'est le phenomene de Rome. Et cela tient a une chose profonde, l'Art. Etre la nation de l'ideal, c'est etre la nation du droit; etre le peuple du beau, c'est etre le peuple du vrai.
Etre un colosse n'est rien si l'on n'est un esprit. La Turquie a ete colosse, la Russie l'est, l'empire allemand le sera; enormites faites de tenebres, geants reptiles. Le geant, plus les ailes, c'est l'archange. La France est supreme parce qu'elle est ailee et lumineuse. C'est parce qu'elle est la grande nation lettree qu'elle est la grande nation revolutionnaire. La Marseillaise, qui est sa chanson, est aussi son epee. 1789 avait besoin de cette preface, l'Encyclopedie. Voltaire prepare Mirabeau. Otez Diderot, vous n'aurez pas Danton. Qui eut seche ce germe, Rousseau, au commencement du dix-huitieme siecle, eut, par contre-coup, seche a la fin cet autre germe, Robespierre. Correlations impenetrables, mysterieuses influences, complicites de l'ideal avec l'absolu, que le philosophe constate, mais qui ne sont pas justiciables des conseils de guerre.
Le journal, donc, comme l'ecrivain, a deux fonctions, la fonction politique, la fonction litteraire. Ces deux fonctions, au fond, n'en sont qu'une; car sans litterature pas de politique. On ne fait pas de revolutions avec du mauvais style. C'est parce qu'ils sont de grands ecrivains que Juvenal assainit Rome et que Dante feconde Florence.
Puisque vous me permettez de dire ma pensee chez vous, precisons la mission du journal, telle que je la comprends a l'heure qu'il est.
Le dix-neuvieme siecle, augmentateur logique de la Revolution francaise, a engage avec le passe deux batailles, une bataille politique et une bataille litteraire. De ces deux batailles, l'une, la bataille politique, livree aux reflux les plus contraires, est encore couverte d'ombre; l'autre, la bataille litteraire, est gagnee. C'est pourquoi il faut continuer le combat en politique et le cesser en litterature. Qui a vaincu et conquis doit pacifier. La paix est la dette de la victoire.
Donc faisons, au profit du progres et des idees, la paix litteraire. La paix litteraire sera le commencement de la paix morale. Selon moi, il faut encourager tous les talents, aider toutes les bonnes volontes, seconder, toutes les tentatives, completer le courage par l'applaudissement, saluer les jeunes renommees, couronner les vieilles gloires. En faisant cela, on rehausse la France. Rehausser la France, c'est la relever. Grand devoir, je viens de le dire.
Ceci, je ne le dis pas pour un journal, ni pour un groupe d'ecrivains, je le dis pour la litterature entiere. Le moment est venu de renoncer aux haines et de couper court aux querelles. Alliance! fraternite! concorde! La France militaire a flechi, mais la France litteraire est restee debout. Ce magnifique cote de notre gloire que l'Europe nous envie, respectons-le.
Le denigrement de nous-memes par nous-memes est detestable. L'etranger en profite. Nos dechirements et nos divisions lui donnent le droit insolent d'ironie. Quoi! pendant qu'il nous mutile, nous nous egratignons! Il nous fait pleurer et nous le faisons rire. Cessons cette duperie. Ni les allemands ni les anglais ne tombent dans cette faute. Voyez comme ils surfont leurs moindres renommees. Fussent-ils indigents, ils se declarent opulents. Quant a nous, qui sommes, riches, n'ayons pas l'air de pauvres. La ou nous sommes vainqueurs, n'ayons pas une modestie de vaincus. Ne jouons pas le jeu de l'ennemi. Faisons-lui front de toute notre lumiere. Ne diminuons rien de ce grand siecle litteraire que la France ajoute fierement a trois autres. Ce siecle a commence avec splendeur, il continue avec eclat. Disons-le. Constatons, a l'honneur de notre pays, tous les succes, les nouveaux comme les anciens. Etre bons confreres, c'est etre bons patriotes.
En parlant ainsi a vous qui etes de si nobles intelligences, je vais au-devant de votre pensee; et, remarquez-le, en donnant ce conseil a tous les ecrivains, je suis fidele a l'habitude de ma vie entiere. Jeune, dans une ode adressee a Lamartine, je disais:
Poete, j'eus toujours un chant pour les poetes;
Et jamais le laurier qui pare d'autres tetes
N'a jete d'ombre sur mon front.
Donc paix en litterature!—Mais guerre en politique.
Desarmons ou nous pouvons desarmer, pour mieux combattre la ou le combat est necessaire.
La republique, en ce moment, est attaquee, chez elle, en France, par trois ou quatre monarchies; tout le passe, passe royal, passe theocratique, passe militaire, prend corps a corps la Revolution. La Revolution vaincra, tot ou tard. Tachons que ce soit tot. Luttons. N'est-ce pas quelque chose que d'avancer l'heure?
De ce cote encore, relevons la France. France est synonyme de liberte.
La Revolution victorieuse, ce sera la France victorieuse.
Ce qui met le plus la Revolution en danger, le phenomene artificiel, mais serieux, qu'il faut surtout combattre, le grand peril, le vrai peril, je dirai presque le seul peril, le voici: c'est la victoire de la loi sur le droit. Grace a ce funeste prodige, la Revolution peut etre a la merci d'une assemblee. La legalite viciant par infiltration la verite et la justice, cela se voit a cette heure presque dans tout. La loi opprime le droit. Elle l'opprime dans la penalite ou elle introduit l'irreparable, dans le mariage ou elle introduit l'irrevocable, dans la paternite deformee et parfois faussee par les axiomes romains, dans l'education d'ou elle retire l'egalite en supprimant la gratuite, dans l'instruction qui est facultative et qui devrait etre obligatoire, le droit de l'enfant etant ici superieur au droit du pere, dans le travail auquel elle chicane son organisme, dans la presse dont elle exclut le pauvre, dans le suffrage universel dont elle exclut la femme. Grave desordre, l'exageration de la loi. Tout ce qui est de trop dans la loi est de moins dans le droit.
Les gouvernants, assemblees souveraines ou princes, ont de l'appetit et se font aisement illusion. Rappelons-nous les sous-entendus de l'assemblee de Bordeaux, qui a ete depuis l'assemblee de Versailles, et qui n'est pas encore l'assemblee de Paris. Cette assemblee, dont j'ai l'honneur de ne plus etre, avait vu le plebiscite du 8 mai et croyait tout possible par le suffrage universel. Elle se trompait. On incline aujourd'hui a abuser du pouvoir plebiscitaire. Le gouvernement direct du peuple par le peuple est, certes, le but auquel il faut tendre; mais il faut se defier du plebiscite; avant de s'en servir, il importe de le definir; la politique est une mathematique, et aucune force ne doit etre employee sans etre precisee; la longueur du levier veut etre proportionnee a la masse de l'obstacle. Eh bien, le plebiscite ne saurait soulever le droit, ni le deplacer, ni le retourner. Le droit preexiste. Il etait avant, il sera apres. Le droit existe avant le peuple, comme la morale existe avant les moeurs. Le droit cree le suffrage universel, le suffrage universel cree la loi. Voyez l'enorme distance qui separe la loi du droit, et l'inferiorite de ce qui est humain devant ce qui est eternel. Tous les hommes reunis ne pourraient pas creer un droit, et moi qui parle j'ai fait dans ma vie plusieurs centaines de lois. La loi employant le suffrage universel a detruire le droit, c'est la fille employant le pere a tuer l'aieul. Est-il rien de plus monstrueux? Tel est pourtant le reve de ceux qui s'imaginent qu'on peut mettre la republique aux voix, donner au suffrage universel d'aujourd'hui la souverainete sur le suffrage universel de demain, et faire supprimer le droit absolu de l'homme par le caprice momentane de l'individu.
A cette heure, l'antagonisme de la loi et du droit eclate. La revolte de l'inferieur contre le superieur est flagrante.
Quel embarras pour les consciences et quoi de plus inquietant que ceci, le droit et la loi coulant en sens contraire! le droit allant vers l'avenir, la loi allant vers le passe! le droit charriant les problemes sociaux, la loi charriant les expedients politiques! ceux-ci descendant, ceux-la remontant, et a chaque instant le choc! les problemes, qui sont les tenebres, se heurtant aux expedients, qui sont la noirceur! De solutions point. Rien de plus redoutable.
Aux questions permanentes s'ajoutent les questions momentanees; les premieres sont pressantes, les secondes sont urgentes. La dissolution de l'Assemblee; l'enquete sur les faits de mars, et aussi sur les faits de mai et de juin; l'amnistie. Quel labeur pour l'ecrivain, et quelle responsabilite! A cote des questions qui menacent, les questions qui supplient. Les cachots, les pontons, les mains jointes des femmes et des enfants. Ici la mere, ici les fils et les filles, la-bas le pere! Les familles coupees en deux, un troncon dans le grenier, un troncon dans la casemate. 0 mes amis, l'amnistie! l'amnistie! Voici l'hiver. L'amnistie!
Demandons-la, implorons-la, exigeons-la. Et cela dans l'interet de tous. Une guerison locale est une guerison generale; la plaie pansee au pied ote la fievre du cerveau.
L'amnistie tout de suite! l'amnistie avant tout! Lions l'artere, c'est le plus presse. Disons-le au pouvoir, en ces matieres la promptitude est habilete. On a deja trop hesite, les clemences tardives aigrissent. Ne vous laissez pas contraindre par la pression souveraine de l'opinion; faites l'amnistie de gre et non de force, n'attendez pas. Faites l'amnistie aujourd'hui, elle est pour vous; faites-la demain, elle est contre vous.
Regardez le pave, il vous conseille l'amnistie. Les amnisties sont des lavages. Tout le monde en profite.
L'amnistie est aussi bien pour ceux qui la donnent que pour ceux qui la recoivent. Elle a cela d'admirable qu'elle fait grace des deux cotes.
Mes amis, les pontons sont devorants. Apres ceux qui ont peri, je ne puis me resigner a en voir perir d'autres.
Nous assistons en ce moment a une chose terrible, c'est le triomphe de la mort. On croyait la mort vaincue. On la croyait vaincue dans la loi, on la croyait vaincue dans la diplomatie. On entrevoyait la fin du coupe-tete et la fin du reitre. En 93, une annee de guillotine avait formidablement replique aux douze siecles de potence, de roue et d'ecartelement de la monarchie, et apres la revolution on pouvait croire l'echafaud epuise; puis etait venue une bataille de quinze ans, et apres Napoleon on pouvait croire la guerre videe. La peine capitale, abolie dans toutes les consciences, commencait a disparaitre dans les codes; vingt-sept gouvernements, dans l'ancien et le nouveau continent, l'avaient raturee; la paix se faisait dans la loi, et la concorde naissait entre les nations; les juges n'osaient plus condamner les hommes a mort par l'echafaud, et les rois n'osaient plus condamner les peuples a mort par la guerre. Les poetes, les philosophes, les ecrivains, avaient fait ce travail magnifique. Les Tyburn et les Montfaucon s'abimaient dans leur honte, et les Austerlitz et les Rosbach dans leur gloire. Plus de tuerie, ni juridique, ni militaire; le principe de l'inviolabilite humaine etait admis. Pour la premiere fois depuis six mille ans, le genre humain avait la respiration libre. Cette montagne, la mort, etait otee de dessus la poitrine du titan. La civilisation vraie allait commencer. Tout a coup l'an 1870 s'est leve, ayant dans sa main droite l'epee, et dans sa main gauche la hache. La mort a reparu, Janus epouvantable, avec ses deux faces de spectre, l'une qui est la guerre, l'autre qui est le supplice. On a entendu cet affreux cri: Represailles! Le talion imbecile a ete evoque par la guerre etrangere et par la guerre civile. Oeil pour oeil, dent pour dent, province pour province. Le meurtre sous ses deux especes, bataille et massacre, s'est rue d'abord sur la France, ensuite sur le peuple; des europeens ont concu ce projet: supprimer la France, et des francais ont machine ce crime: supprimer Paris. On en est la.
Et au lieu de l'affirmation que veut ce siecle, c'est la negation qui est venue. L'echafaud, qui etait une larve, est devenu une realite; la guerre, qui etait un fantome, est devenue une necessite. Sa disparition dans le passe se complique d'une reapparition dans l'avenir; en ce moment-ci les meres allaitent leurs enfants pour la tombe; il y a une echeance entre la France et l'Allemagne, c'est la revanche; la mort se nourrit de la mort; on tuera parce qu'on a tue. Et, chose fatale, pendant que la revanche se dresse au dehors, la vengeance se dresse au dedans. La vindicte, si vous voulez. On a fait ce progres, adosser les patients a un mur au lieu de les coucher sur une planche, et remplacer la guillotine par la mitrailleuse. Et tout le terrain qu'on croyait gagne est perdu, et le monstre qu'on croyait vaincu est victorieux, et le glaive regne sous sa double forme, hache du bourreau, epee du soldat; de sorte qu'a cette minute sinistre ou le commerce rale, ou l'industrie perit, ou le travail expire, ou la lumiere s'eteint, ou la vie agonise, quelque chose est vivant, c'est la mort.
Ah! affirmons la vie! affirmons le progres, la justice, la liberte, l'ideal, la bonte, le pardon, la verite eternelle! A cette heure la conscience humaine est a tatons; voila ce que c'est que l'eclipse de la France. A Bruxelles, j'ai pousse ce cri: Clemence! et l'on m'a jete des pierres. Affirmons la France. Relevons-la. Rallumons-la. Rendons aux hommes cette lumiere. La France est un besoin de l'univers. Nous avons tous, nous francais, une tendance a etre plutot hommes que citoyens, plutot cosmopolites que nationaux, plutot freres de l'espece entiere que fils de la race locale; conservons cette tendance, elle est bonne; mais rendons-nous compte que la France n'est pas une patrie comme une autre, qu'elle est le moteur du progres, l'organisme de la civilisation, le pilier de l'ensemble humain, et, que lorsqu'elle flechit, tout s'ecroule. Constatons cet immense recul moral des nations correspondant aux pas qu'a faits la France en arriere; constatons la guerre revenue, l'echafaud revenu, la tuerie revenue, la mort revenue, la nuit revenue; voyons l'horreur sur la face des peuples; secourons-les en restaurant la France; resserrons entre nous francais le lien national, et reconnaissons qu'il y a des heures ou la meilleure maniere d'aimer la patrie, c'est d'aimer la famille, et ou la meilleure maniere d'aimer l'humanite, c'est d'aimer la patrie.
VICTOR HUGO.
II
A M. LEON BIGOT
AVOCAT DE MAROTEAU
Paris, 5 novembre 1871.
Monsieur,
J'ai lu votre memoire; il est excellent, j'applaudis a vos genereux efforts. L'adhesion que vous desirez de moi, vous l'avez entiere. Je vais meme plus loin que vous.
La question que vous voyez en legiste, je la vois en philosophe. Le probleme que vous elucidez si parfaitement, et avec une logique eloquente, au point de vue du droit ecrit, est eclaire pour moi d'une lumiere plus haute et plus complete encore par le droit naturel. A une certaine profondeur, le droit naturel se confond avec le droit social.
Vous plaidez pour Maroteau, pour ce jeune homme, qui, poete a dix-sept ans, soldat patriote a vingt ans, a eu, dans le funebre printemps de 1871, un acces de fievre, a ecrit le cauchemar de cette fievre, et aujourd'hui, pour cette page fatale, va, a vingt-deux ans, si l'on n'y met ordre, etre fusille, et mourir avant presque d'avoir vecu. Un homme condamne a mort pour un article de journal, cela ne s'etait pas encore vu. Vous demandez la vie pour ce condamne.
Moi, je la demande pour tous. Je demande la vie pour Maroteau; je demande la vie pour Rossel, pour Ferre, pour Lullier, pour Cremieux; je demande la vie pour ces trois malheureuses femmes, Marchais, Suetens et Papavoine, tout en reconnaissant que, dans ma faible intelligence, il est prouve qu'elles ont porte des echarpes rouges, que Papavoine est un nom effroyable, et qu'on les a vues dans les barricades, pour combattre, selon leurs accusateurs, pour ramasser les blesses, selon elles. Une chose m'est prouvee encore, c'est que l'une d'elles est mere et que, devant son arret de mort, elle a dit: C'est bien, mais qui est-ce qui nourrira mon enfant?
Je demande la vie pour cet enfant.
Laissez-moi m'arreter un instant.
Qui est-ce qui nourrira mon enfant? Toute la plaie sociale est dans ce mot. Je sais que j'ai ete ridicule la semaine derniere en demandant, en presence des malheurs de la France, l'union entre les francais, et que je vais etre ridicule cette semaine en demandant la vie pour des condamnes. Je m'y resigne. Ainsi voila une mere qui va mourir, et voila un petit enfant qui va mourir aussi, par contre-coup. Notre justice a de ces reussites. La mere est-elle coupable? Repondez oui ou non. L'enfant l'est-il? Essayez de repondre oui.
Je le declare, je suis trouble a l'idee de cette innocence qui va etre punie de nos fautes; la seule excuse de la penalite irreparable, c'est la justesse; rien n'est sinistre comme la loi frappant a cote. La justice humaine tarissant brusquement les sources de la vie aux levres d'un enfant etonne la justice divine; ce dementi donne a l'ordre au nom de l'ordre est etrange; il n'est pas bon que nos chetifs codes transitoires et nos sentences myopes d'ici-bas indignent la-haut les lois eternelles; on n'a pas le droit de frapper la mere quand on frappe en meme temps l'enfant. Il me semble entendre la profonde voix de l'inconnu dire aux hommes: Eh bien, qu est-ce que vous faites donc la? Et je suis inquiet quand je vois se tourner avec stupeur vers la societe le sombre regard de la nature.
Je quitte ce petit condamne, et je reviens aux autres.
Aux yeux de ceux a qui l'apparence de l'ordre suffit, les arrets de mort ont un avantage; c'est qu'ils font le silence. Pas toujours. Il est perilleux de produire violemment un faux calme. Les executions politiques prolongent souterrainement la guerre civile.
Mais on me dit:—Ces etres miserables, dont la mise a mort vous preoccupe, n'ont rien a voir avec la politique, la-dessus tout le monde est d'accord; ce sont des delinquants vulgaires, coupables de mefaits ordinaires, prevus par la loi penale de tous les temps.
Entendons-nous.
Que tout le monde soit d'accord sur l'excellence de ces condamnations, peu m'importe. Quand il s'agit de juger un ennemi, mettons-nous en garde contre les consentements furieux de la foule et contre les acclamations de notre propre parti; examinons autour de nous l'etat de rage, qui est un etat de folie; ne nous laissons pas pousser meme vers les severites que nous souhaitons; craignons la complaisance de la colere publique. Defions-nous de certains mots, tels que delits ordinaires, crimes communs, mots souples et faciles a ajuster a des sentences excessives; ces mots-la ont l'inconvenient d'etre commodes; en politique, ce qui est commode est dangereux. N'acceptons pas les services que peuvent rendre des definitions mal faites; l'elasticite des mots correspond a la lachete des hommes. Cela obeit trop.
Confondre Marat avec Lacenaire est aise et mene loin.
Certes, la Chambre introuvable, je parle de celle de 1815, si elle fut arrivee vingt ans plus tot, et si le hasard l'eut faite victorieuse de la Convention, aurait trouve d'excellentes raisons pour declarer la republique scelerate; 1815 eut declare 93 justiciable de la penalite ordinaire; les massacres de septembre, les meurtres d'eveques et de pretres, la destruction des monuments publics, l'atteinte aux proprietes privees, n'eussent point fait defaut a son requisitoire; la Terreur blanche eut instrumente judiciairement contre la Terreur rouge; la chambre royaliste eut proclame les conventionnels atteints et convaincus de delits communs prevus et punis par le code criminel; elle les eut envoyes a la potence et a la roue, supplices restaures avec la monarchie; elle aurait vu en Danton un egorgeur, en Camille Desmoulins un provocateur au meurtre, en Saint-Just un assassin, en Robespierre un malfaiteur pur et simple; elle leur eut crie a tous: Vous n'etes pas des hommes politiques! Et l'opinion publique aurait dit: C'est vrai! jusqu'au jour ou la conscience humaine aurait dit: C'est faux!
Il ne suffit pas qu'une assemblee ou un tribunal, meme trainant des sabres, dise:—Une chose est,—pour qu'elle soit. On n'introduit pas de decret dans la conscience de l'homme. Le premier etourdissement passe, elle se recueille et examine. Les faits mixtes ne peuvent etre apprecies comme des faits simples; le mot, troubles publics, n'est pas vide de sens; il y a des evenements complexes ou a une certaine quantite d'attentat se mele une certaine quantite de droit. Quand la commotion a cesse, quand les fluctuations sont finies, l'histoire arrive avec son instrument de precision, la raison, et repond ceci aux premiers juges:—93 a sauve le territoire, la Terreur a empeche la trahison, Robespierre a fait echec a la Vendee et Danton a l'Europe, le regicide a tue la monarchie, le supplice de Louis XVI a rendu impossible dans l'avenir le supplice de Damiens, la spoliation des emigres a restitue le champ au laboureur et la terre au peuple, Lyon et Toulon foudroyes ont cimente l'unite nationale; vingt crimes, total: un bienfait, la Revolution francaise.
J'entends garder les proportions, et je n'assimile les condamnes d'aujourd'hui aux gigantesques lutteurs d'autrefois qu'en ce point: eux aussi sont des combattants revolutionnaires; a eux aussi on ne peut reprocher que des faits politiques; l'histoire ecartera d'eux ces qualifications, delits communs, crimes ordinaires; et, en leur infligeant la peine capitale, que fait-on? on retablit l'echafaud politique.
Ceci est effrayant.
Pas en arriere. Dementi au progres. Babeuf, Arena, Ceracchi,
Topino-Lebrun, Georges Cadoudal, Mallet, Lahorie, Guidal, Ney,
Labedoyere, Didier, les freres Faucher, Pleignier, Carbonneau,
Tolleron, les quatre sergents de la Rochelle, Alibaud, Cirasse,
Charlet, Cuisinier, Orsini, reparaissent. Rentree des spectres.
Retourner vers les tenebres, faire retrograder l'immense marche humaine, rien de plus insense. En civilisation, on ne recule jamais que vers le precipice.
Certes, Rossel, Maroteau, Gaston Cremieux et les autres, ces creatures humaines en peril, cela m'emeut; mais ce qui m'emeut plus encore, c'est la civilisation en danger.
Mais, reprend-on, c'est justement pour eviter le precipice que nous reculons. Vous le voyez derriere, nous le voyons devant. Pour nous comme pour vous, il s'agit du salut social. Vous le voyez dans la clemence, nous le voyons dans le chatiment.
Soit. J'accepte la discussion posee ainsi.
C'est la vieille querelle du juste et de l'utile. Nous avons pour nous le juste, cherchons si vous avez pour vous l'utile.
Voila des condamnes a mort. Qu'en va-t-on faire? Les executer?
Il s'agit du salut public, dites-vous. Placons-nous a ce point de vue. De deux choses l'une: ou cette execution est necessaire, ou elle ne l'est pas.
Si elle, n'est pas necessaire, de quel nom la qualifier? La mort pour la mort, l'echafaud pour l'echafaud, histoire de s'entretenir la main, l'art pour l'art, c'est hideux.
Si elle est necessaire, c'est qu'elle sauve la societe.
Examinons.
A l'heure qu'il est, quatre questions sont pendantes, la question monetaire, la question politique, la question nationale, la question sociale; c'est-a-dire que les quatre equilibres, qui sont notre vie meme, sont compromis, l'equilibre financier par la question monetaire, l'equilibre legal par la question politique, l'equilibre exterieur par la question nationale, l'equilibre interieur par la question sociale. La civilisation a ses quatre vents; les voila qui soufflent tous a la fois. Immense ebranlement. On entend le craquement de l'edifice; les fondations se lezardent, les colonnes plient, les piliers chancellent, toute la charpente penche; les anxietes sont inouies. La question politique et la question nationale s'enchevetrent; nos frontieres perdues exigent la suppression de toutes les frontieres; la federation des peuples seule peut le faire pacifiquement, les Etats-Unis d'Europe sont la solution, et la France ne reprendra sa suprematie que par la republique francaise transformee en republique continentale; but sublime, ascension vertigineuse, sommet de civilisation; comment y atteindre? En meme temps, le probleme monetaire complique le probleme social; des perspectives obscures s'ouvrent de toutes parts, d'un cote les colonisations lointaines, la recherche des pays de l'or, l'Australie, la Californie, les transmigrations, les deplacements de peuples; de l'autre cote, la monnaie fiduciaire, le billet de banque a revenu, la propriete democratisee, la reconciliation du travail avec le capital par le billet a rente; difficultes sans nombre, qui se resoudront un jour en bien-etre et en lumiere, et qui a cette heure se resument en miseres et en souffrances. Telle est la situation. Et maintenant voici le remede: tuer Maroteau, tuer Lullier, tuer Ferre, tuer Rossel, tuer Cremieux; tuer ces trois malheureuses, Suetens, Marchais et Papavoine; il n'y a entre l'avenir et nous que l'epaisseur de quelques cadavres utiles a la prosperite publique; et plus rien ne fremira, et le credit s'affermira, et la confiance renaitra, et les inquietudes s'evanouiront, et l'ordre sera fonde, et la France sera rassuree quand on entendra la voix d'un petit enfant appeler sa mere morte dans les tenebres.
Ainsi, a cette heure tellement extraordinaire qu'aucun peuple n'en a jamais eu de pareille, sept ou huit tombes, voila notre ressource; et quand l'homme d'etat, accoude sur sa table, la tete dans ses mains, epelant des chiffres terribles, etudiant une carte dechiree, sondant les defaites, les catastrophes, les deroutes, les capitulations, les trahisons, les ignominies, les affreuses paix signees, la France epuisee d'or par les cinq milliards extorques et de sang par les deux provinces arrachees, le profond tremblement de terre de Paris, les ecroulements, les engloutissements, les desastres, les decombres qui pendent, l'ignorance, la misere, les menaces des ruines, songe a l'effrayant avenir; quand, pensif devant tant d'abimes, il demande secours a l'inconnu; quand il reclame le Turgot qu'il faudrait a nos finances, le Mirabeau qu'il faudrait a nos assemblees, l'Aristide qu'il faudrait a notre magistrature, l'Annibal qu'il faudrait a nos armees, le Christ qu'il faudrait a notre societe; quand il se penche sur l'ombre et la supplie de lui envoyer la verite, la sagesse, la lumiere, le conseil, la science, le genie; quand il evoque dans sa pensee le Deus ex machina, le pilote supreme des grands naufrages, le guerisseur des plaies populaires, l'archange des nations en detresse, le sauveur; il voit apparaitre qui? un fossoyeur, la pelle sur l'epaule.
VICTOR HUGO.
III
A M. ROBERT HYENNE
REDACTEUR EN CHEF DE LA DEMOCRATIE DU MIDI
Paris, 2 decembre 1871.
Mon vaillant confrere, les souvenirs que vous me rappelez sont graves en moi; depuis longtemps je vous connais et je vous estime. Vous avez ete l'ami de l'exil; vous etes aujourd'hui le combattant de la verite et de la liberte. Votre talent et votre courage sont pour votre journal, la Democratie du Midi, un double gage de succes.
Nous traversons une crise fatale. Apres l'invasion, le terrorisme reactionnaire. 1871 est un 1815, pire. Apres les massacres, voici l'echafaud politique retabli. Quels revenants funestes! Trestaillon avait reparu en juin, Bellart reparait en novembre. A l'odieux assassinat de Clement Thomas et de Lecomte, a l'abominable meurtre des otages, quelles repliques sanglantes! Quel grossissement de l'horreur par l'horreur! Quelle calamite pour la France que ce duel de la Commune et de l'Assemblee!
La civilisation est en danger; nous sentons un affreux glissement sur la pente feroce. J'ai ecrit:
Personne n'est mechant, et que de mal on fait!
Avertissons toutes ces pauvres consciences troublees. Si le gouvernement est myope, tachons qu'il ne soit pas sourd. Crions: Amnistie! amnistie! assez de sang! assez de victimes! qu'on fasse enfin grace a la France! c'est elle qui saigne.—On a ote la parole au Rappel; vous tous qui l'avez encore, repetez son vaillant cri: Pitie! pardon! fraternite! Ne nous lassons pas, recommencons sans cesse. Demandons la paix et donnons l'alarme. Sonnons le tocsin de la clemence.
Je m'apercois que c'est aujourd'hui le 2 decembre. Il y a vingt ans a pareille heure, je luttais contre un crime, j'etais traque, et averti que, si l'on me prenait, on me fusillerait. Tout est bien, luttons.
Cher confrere, je vous serre la main.
VICTOR HUGO.
IV
LE MANDAT CONTRACTUEL
Le 19 decembre, M. Victor Hugo recut la lettre qu'on va lire:
Paris, le 19 decembre 1871.
Monsieur,
En face d'une Assemblee qui meconnait le mandat dont elle a ete revetue, il est necessaire de faire passer dans les moeurs un grand principe, le mandat imperatif.
A vous, la premiere gloire de la France, il appartient de donner au monde un grand exemple et de frapper un grand coup sur nos vieilles institutions. [Note: Les honorables signataires nous pardonneront d'omettre ici les quelques lignes ou leur sympathie pour M. Victor Hugo est le plus vivement exprimee.]
* * * * *
Vous penserez sans doute que votre acceptation du mandat imperatif serait un grand acte de patriotisme et assurerait pour toujours le triomphe de cette institution.
Nous vous prions de vouloir bien nous donner votre adhesion. Les membres du Comite electoral de la rue Brea, DE LAVENAT, E. DIVE, BASSET, J.-C. CHAIGNEAU, EDOUARD DE LUZE, PAULIAT, MONPROFIT, ROSEL.
M. Victor Hugo ne pouvait accepter le mandat imperatif, la conscience ne recoit pas d'ordres; mais il pouvait et il sentit qu'il devait prendre l'initiative de la transformation du mandat imperatif en mandat contractuel, c'est-a-dire realiser plus surement le progres electoral par le contrat librement debattu et consenti entre le mandant et le mandataire.
Ne voulant pas influencer le choix du peuple, il s'abstint de paraitre aux reunions electorales, l'etat de siege otant d'ailleurs toute liberte a ces reunions.
La declaration suivante y fut lue en son nom:
DECLARATION
Je suis de ceux qui pensent qu'aucune pression ne doit etre exercee sur le choix du peuple.
Plus le choix sera libre, plus il sera grand.
Plus le choix sera spontane, plus il sera significatif.
Le bon citoyen ne s'offre ni ne se refuse. Il est a la disposition du devoir.
Les devoirs d'un representant du peuple et surtout d'un representant de l'admirable peuple de Paris sont aujourd'hui plus serieux que jamais.
J'en comprends toute l'etendue.
Je suis pret, quant a moi, a donner l'exemple de l'acceptation du mandat contractuel, bien autrement efficace et obligatoire que le mandat imperatif.
Le mandat contractuel, c'est-a-dire le contrat synallagmatique entre le mandant et le mandataire, cree, entre l'electeur et l'elu, l'identite absolue du but et des principes.
Le choix que le peuple de Paris fera le 7 janvier doit signifier: republique, negation de toute monarchie sous quelque forme que ce soit; amnistie; abolition de la peine de mort en matiere politique et en toute matiere; rentree de l'Assemblee a Paris; levee de l'etat de siege; dissolution de l'Assemblee dans le plus bref delai possible.
Le devoir est la loi de ma vie. Je le ferai hors de l'Assemblee comme dans l'Assemblee.
VICTOR HUGO.
28 decembre 1871.
* * * * *
En meme temps furent publiees, par les soins des comites, les deux pieces suivantes:
LE COMITE ELECTORAL DE LA RUE BREA ET LE COMITE ELECTORAL DES TRAVAILLEURS, AUX ELECTEURS DE LA SEINE.
Le grand citoyen qui s'est fait, depuis vingt ans, le champion le plus ardent de la democratie, vient d'accomplir l'un des actes les plus considerables de sa vie. Le premier, Victor Hugo avait pris la defense de Paris contre les violences de la reaction; le premier, il avait reclame l'amnistie et proteste, au nom du droit d'asile, contre la coupable faiblesse de la Belgique; plus tard, il implorait la grace des condamnes a mort.
Aujourd'hui Victor Hugo vient de signer avec le peuple de Paris un contrat qui en fait son representant necessaire.
Victor Hugo et Paris, la grande ville et le grand poete, ne font plus qu'un.
Parisiens! et vous surtout, travailleurs! vous n'avez qu'un nom a deposer dans l'urne; il faut que ce nom soit celui de VICTOR HUGO.
MANDAT CONTRACTUEL
ARRETE PAR LE COMITE DE LA RUE BREA ET PAR LE COMITE ELECTORAL DES TRAVAILLEURS, ADOPTE DANS DIFFERENTES REUNIONS PUBLIQUES.
Considerant que le mandat contractuel est le seul moyen qui mette en evidence la volonte ferme et nette du college electoral,
Les electeurs ont arrete le programme suivant qui est adopte par le representant qui sera nomme le 7 janvier 1872:
1. Amnistie pour tous les crimes et delits politiques.—Enquete sur les evenements de mai et juin 1871.—Abolition de la peine de mort en toutes matieres.
2. Proclamation definitive de la republique.—Dissolution dans le plus bref delai de l'assemblee actuelle et nomination d'une assemblee constituante chargee de faire une constitution republicaine.
3. Retour a Paris du gouvernement et de l'Assemblee.— Levee de l'etat de siege a Paris et dans les departements.
4. Service militaire obligatoire et personnel pour tout citoyen de la republique francaise, sauf les seuls cas d'incapacite physique.
5. Instruction primaire, gratuite, obligatoire et laique.— Instruction secondaire, gratuite et laique.
6. Separation absolue de l'eglise et de l'etat.—Retribution des ministres de tout culte a la charge exclusive de ceux qui les emploient.
7. Liberte absolue d'association.—Liberte de reunion.— Liberte de la presse.—Abolition des proces de presse, excepte en matiere civile.
8. Nomination a l'election des maires et adjoints de toutes les communes, sans aucune exception.
9. Restitution au departement, a l'arrondissement, au canton et a la commune de tout ce qui est de leur ressort.
10. Reforme de la magistrature.—Suppression de l'inamovibilite.—Extension des attributions du jury.
11. Impot vraiment proportionnel sur le revenu.
12. Exclusion de toutes les monarchies, sous quelque forme qu'elles se presentent.
13. Le programme ci-dessus constitue un mandat contractuel, que le representant a accepte et signe.
l4. La sanction qui doit consacrer le mandat contractuel sera la demission du representant, qui pourra, dans le cas d'infraction au present contrat, lui etre demandee par un jury d'honneur tire au sort parmi les representants republicains de l'Assemblee, ayant signe, eux aussi, le mandat contractuel. Paris, le 28 decembre 1871.
VICTOR HUGO.
Les delegues du comite electoral de la rue Brea,
DE LANESSAN, PAULIAT, MONPROFIT.
Les delegues du comite electoral des travailleurs,
PIERRE CENAC, BONHOURE.
V
ELECTION DU 7 JANVIER 1872
(SEINE.)
Resultat du scrutin
M. Vautrain 122,435 voix.
M. Victor Hugo 95,900—
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Le lendemain de l'election, le 8 janvier, M. Victor Hugo adressa au peuple de Paris les paroles qu'on va lire:
AU PEUPLE DE PARIS
Paris ne peut echouer. Les echecs apparents couvrent des triomphes definitifs. Les hommes passent, le peuple reste. La ville que l'Allemagne n'a pu vaincre ne sera pas vaincue par la reaction.
A de certaines epoques etranges, la societe a peur et demande secours aux impitoyables. La violence seule a la parole, les implacables sont les sauveurs; etre sanguinaire, c'est avoir du bon sens. Le vae victis devient la raison d'etat; la compassion semble une trahison, et on lui impute les catastrophes. On tient pour ennemi public l'homme atteint de cette folie, la clemence; Beccaria epouvante, et Las Casas fait l'effet de Marat.
Ces crises ou la peur engendre la terreur durent peu; leur emportement meme les precipite. Au bout de peu de temps, l'ordre faux que fait le sabre est vaincu par l'ordre vrai que fait la liberte. Pour obtenir cette victoire, aucune lutte violente n'est necessaire. La marche en avant du genre humain ebranle pacifiquement ce qui doit tomber. Le pas grave et mesure du progres suffit pour l'ecroulement des choses fausses.
Ce que Paris veut sera. Des problemes sont poses; ils auront leur solution, et cette solution sera fraternelle. Paris veut l'apaisement, la concorde, la guerison des plaies sociales. Paris veut la fin des guerres civiles. La fin des guerres ne s'obtient que par la fin des haines. Comment finissent les haines? Par l'amnistie.
L'amnistie, aujourd'hui, est la condition profonde de l'ordre.
Le grand peuple de Paris, meconnu et calomnie a cause de sa grandeur meme, aura raison de tous les obstacles. Il triomphera par le calme et la volonte. Le suffrage universel a beau avoir des eclipses, il est l'unique mode de gouvernement; le suffrage universel, c'est la puissance, bien superieure a la force. Desormais, tout par le vote, rien par le fusil. La justice et la verite ont une clarte souveraine. Le passe ne se tient pas debout en face de l'avenir. Une ville comme Versailles, qui represente la royaute, ne peut etre longtemps regardee fixement par une ville comme Paris, qui personnifie la republique.
VICTOR HUGO.
Paris, 8 janvier 1871.
VI
FUNERAILLES D'ALEXANDRE DUMAS
Alexandre Dumas etait mort pendant le siege de Paris, hors de Paris.
Le 16 avril 1872, son cercueil fut transporte a Villers-Cotterets,
lieu de sa naissance. A cette occasion, M. Victor Hugo adressa a M.
Alexandre Dumas fils la lettre qu'on va lire:
Paris, 15 avril 1872.
Mon cher confrere,
J'apprends par les journaux que demain 16 avril doivent avoir lieu a
Villers-Cotterets les funerailles d'Alexandre Dumas.
Je suis retenu pres d'un enfant malade, et je ne pourrai aller a
Villers-Cotterets. C'est pour moi un regret profond.
Mais, je veux du moins etre pres de vous et avec vous par le coeur. Dans cette douloureuse ceremonie, je ne sais si j'aurais pu parler, les emotions poignantes s'accumulent dans ma tete, et voila bien des tombeaux qui s'ouvrent coup sur coup devant moi; j'aurais essaye pourtant de dire quelques mots. Ce que j'aurais voulu dire, laissez-moi vous l'ecrire.
Aucune popularite, en ce siecle, n'a depasse celle d'Alexandre Dumas; ses succes sont mieux que des succes, ce sont des triomphes; ils ont l'eclat de la fanfare. Le nom d'Alexandre Dumas est plus que francais, il est europeen; il est plus qu'europeen, il est universel. Son theatre a ete affiche dans le monde entier; ses romans ont ete traduits dans toutes les langues.
Alexandre Dumas est un de ces hommes qu'on pourrait appeler les semeurs de civilisation; il assainit et ameliore les esprits par on ne sait quelle clarte gaie et forte; il feconde les ames, les cerveaux, les intelligences; il cree la soif de lire; il creuse le coeur humain, et il l'ensemence. Ce qu'il seme, c'est l'idee francaise. L'idee francaise contient une quantite d'humanite telle, que partout ou elle penetre, elle produit le progres. De la, l'immense popularite des hommes comme Alexandre Dumas.
Alexandre Dumas seduit, fascine, interesse, amuse, enseigne. De tous ses ouvrages, si multiples, si varies, si vivants, si charmants, si puissants, sort l'espece de lumiere propre a la France.
Toutes les emotions les plus pathetiques du drame, toutes les ironies et toutes les profondeurs de la comedie, toutes les analyses du roman, toutes les intuitions de l'histoire, sont dans l'oeuvre surprenante construite par ce vaste et agile architecte.
Il n'y a pas de tenebres dans cette oeuvre, pas de mystere, pas de souterrain; pas d'enigme, pas de vertige; rien de Dante, tout de Voltaire et de Moliere; partout le rayonnement, partout le plein midi, partout la penetration de la clarte. Les qualites sont de toute sorte, et innombrables. Pendant quarante ans, cet esprit s'est depense comme un prodige.
Rien ne lui a manque, ni le combat, qui est le devoir, ni la victoire, qui est le bonheur.
Cet esprit etait capable de tous les miracles, meme de se leguer, meme de se survivre. En partant, il a trouve moyen de rester. Cet esprit, nous ne l'avons pas perdu. Vous l'avez.
Votre pere est en vous, votre renommee continue sa gloire.
Alexandre Dumas et moi, nous avions ete jeunes ensemble. Je l'aimais et il m'aimait. Alexandre Dumas n'etait pas moins haut par le coeur que par l'esprit. C'etait une grande ame bonne.
Je ne l'avais pas vu depuis 1857; il etait venu s'asseoir a mon foyer de proscrit, a Guernesey, et nous nous etions donne rendez-vous dans l'avenir et dans la patrie.
En septembre 1870, le moment est venu, le devoir s'est transforme pour moi; j'ai du retourner en France.
Helas! le meme coup de vent a des effets contraires.
Comme je rentrais dans Paris, Alexandre Dumas venait d'en sortir. Je n'ai pas eu son dernier serrement de main.
Aujourd'hui je manque a son dernier cortege. Mais son ame voit la mienne. Avant peu de jours,—bientot je le pourrai, j'espere,—je ferai ce que je n'ai pu faire en ce moment, j'irai, solitaire, dans ce champ ou il repose, et cette visite qu'il a faite a mon exil, je la rendrai a son tombeau.
Cher confrere, fils de mon ami, je vous embrasse.
VICTOR HUGO.
VII
AUX REDACTEURS DE LA RENAISSANCE
Paris, 1er mai 1872.
Mes jeunes confreres,
Ce serrement de main que vous me demandez, je vous l'envoie avec joie. Courage! Vous reussirez. Vous n'etes pas seulement des talents, vous etes des consciences; vous n'etes pas seulement de beaux et charmants esprits, vous etes de fermes coeurs. C'est de cela que l'heure actuelle a besoin.
Je resume d'un mot l'avenir de votre oeuvre collective: devoir accompli, succes assure.
Nous venons d'assister a des deroutes d'armees; le moment est arrive ou la legion des esprits doit donner. Il faut que l'indomptable pensee francaise se reveille et combatte sous toutes les formes. L'esprit francais possede cette grande arme, la langue francaise, c'est-a-dire l'idiome universel. La France a pour auditoire le monde civilise. Qui a l'oreille prend l'ame. La France vaincra. On brise une epee, on ne brise pas une idee. Courage donc, vous, combattants de l'esprit!
Le monde a pu croire un instant a sa propre agonie. La civilisation sous sa forme la plus haute, qui est la republique, a ete terrassee par la barbarie sous sa forme la plus tenebreuse, qui est l'empire germanique. Eclipse de quelques minutes. L'enormite meme de la victoire la complique d'absurdite. Quand c'est le moyen age qui met la griffe sur la revolution, quand c'est le passe qui se substitue a l'avenir, l'impossibilite est melee au succes, et l'ahurissement du triomphe s'ajoute a la stupidite du vainqueur. La revanche est fatale. La force des choses l'amene. Ce grand dix-neuvieme siecle, momentanement interrompu, doit reprendre et reprendra son oeuvre; et son oeuvre, c'est le progres par l'ideal. Tache superbe. L'art est l'outil, les esprits sont les ouvriers.
Faites votre travail, qui fait partie du travail universel.
J'aime le groupe des talents nouveaux. Il y a aujourd'hui un beau phenomene litteraire qui rappelle un magnifique moment du seizieme siecle. Toute une generation de poetes fait son entree. C'est, apres trois cents ans, dans le couchant du dix-neuvieme siecle, la pleiade qui reparait. Les poetes nouveaux sont fideles a leur siecle; de la leur force. Ils ont en eux la grande lumiere de 1830; de la leur eclat. Moi qui approche de la sortie, je salue avec bonheur le lever de cette constellation d'esprits sur l'horizon.
Oui, mes jeunes confreres, oui, vous serez fideles a votre siecle et a votre France. Vous ferez un journal vivant, puissant, exquis. Vous etes de ceux qui combattent quand ils raillent, et votre rire mord. Rien ne vous distraira du devoir. Meme quand vous en semblerez le plus eloignes, vous ne perdrez jamais de vue le grand but: venger la France par la fraternite des peuples, defaire les empires, faire l'Europe. Vous ne parlerez jamais de defaillance ni de decadence. Les poetes n'ont pas le droit de dire des mots d'hommes fatigues.
Je suivrai des yeux votre effort, votre lutte, votre succes. C'est par le journal envole en feuilles innombrables que la civilisation essaime. Vous vous en irez par le monde, cherchant le miel, aimant les fleurs, mais armes. Un journal comme le votre, c'est de la France qui se repand, c'est de la colere spirituelle et lumineuse qui se disperse; et ce journal sera, certes, importun a la pesante masse tudesque victorieuse, s'il la rencontre sur son passage; la legerete de l'aile sert la furie de l'aiguillon; qui est agile est terrible; et, dans sa Foret-Noire, le lourd caporalisme allemand, assailli par toutes les fleches qui sortent du bourdonnement parisien, pourra bien connaitre le repentir que donnent a l'ours les ruches irritees.
Encore une fois, courage, amis!