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Actes et Paroles, Volume 3

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VIII

AUX REDACTEURS DU PEUPLE SOUVERAIN

Chers amis,

Depuis trois ans, avec le Rappel, vous parlez au peuple. Avec votre nouveau journal, vous allez lui parler de plus pres encore.

Parler au peuple sans cesse, et tacher de lui parler toujours de plus en plus pres, c'est un devoir, et vous faites bien de le remplir.

Je me suis souvent figure un immense livre pour le peuple. Ce livre serait le livre du fait, rien de plus en apparence, et en realite le livre de l'idee. Le fait est identique au nuage; il sort de nous et plane sur nous; c'est une forme flottante propre a notre milieu, qui passe, qui contient de l'ascension et de la chute, qui resulte de nous et retombe sur nous, en ombre, en pluie, en tempete, en fecondation, en devastation, en enseignement. Le livre que je m'imagine saisirait cet enseignement, il preciserait le contour et l'ombre de chaque fait. Il conclurait. Conclure est donne a l'homme. Creer, l'oeil fixe sur l'ideal; conclure, l'oeil fixe sur l'absolu; c'est a peu pres la toute notre puissance. Ce livre serait le registre de la vie populaire, et, en marge de ce que fait la destinee, il mettrait ce que dit la conscience. De la loi de tout il deduirait la loi de tous. Il semerait la crainte utile de l'erreur. Il inquieterait le legislateur, il inquieterait le jure; il deconseillerait l'irrevocable et avertirait le pretre; il deconseillerait l'irreparable et avertirait le juge. Rapidement, par le simple recit et par la seule facon de presenter le fait, il en montrerait le sens philosophique et social. D'une audience de cour d'assises, il extrairait l'horreur de la peine de mort; d'un debat parlementaire, il extrairait l'amour de la liberte. D'une defaite nationale, il extrairait de la volonte et de la fierte; car, pour un peuple qui a sa regeneration morale a operer, il vaut mieux etre vaincu que vainqueur; un vaincu est force de perir ou de grandir. La stagnation de la gloire se comprend, la stagnation de la honte, non. Ce livre dirait cela. Ce livre n'admettrait aucun empietement, pas plus sur une idee que sur un territoire. En meme temps qu'il deshonorerait les conquetes, il ferait obstacle aux damnations. Il rehabiliterait et rassurerait. Il dirait, redirait et redirait la parole de mansuetude et de clemence; il parlerait a ceux qui sont en liberte de ceux qui sont en prison; il serait importun aux heureux par le rappel des miserables; il empecherait l'oubli de ce qui est lointain et de ce qui semble perdu; il n'accepterait pas les fausses guerisons; il ne laisserait pas se fermer les ulceres sous une peau malsaine; il panserait la plaie, dut-il indigner le blesse; il tacherait d'inspirer au fort le respect du faible, a l'homme le respect de la femme, au couronne le respect du calomnie, a l'usurpateur le respect du souverain, a la societe le respect de la nature, a la loi le respect du droit. Ce livre hairait la haine. Il reconcilierait le frere avec le frere, l'aine avec le puine, le bourgeois avec l'ouvrier, le capital avec le travail, l'outil avec la main. Il aurait pour effort de produire la vertu d'abord, la richesse ensuite, le bien-etre materiel etant vain s'il ne contient le bien-etre moral, aucune bourse pleine ne suppleant a l'ame vide. Ce livre observerait, veillerait, epierait; il ferait le guet autour de la civilisation; il n'annoncerait la guerre qu'en denoncant la monarchie; il dresserait le bilan de faillite de chaque bataille, supputerait les millions, compterait les cadavres, cuberait le sang verse, et ne montrerait jamais les morts sans montrer les rois. Ce livre saisirait au passage, coordonnerait, grouperait tout ce que l'epoque a de grand, le devouement heroique, l'oeuvre celebre, la parole eclatante, le vers illustre, et ferait voir le profond lien entre un mot de Corneille et une action de Danton. Dans l'interet de tous et pour le bien de tous, il offrirait des modeles et il ferait des exemples; il eclairerait, malgre elle et malgre lui, la vertu qui aime l'ombre et le crime qui cherche les tenebres; il serait le livre du bien devoile et du mal demasque. Ce livre serait a lui seul presque une bibliotheque. Il n'aurait pour ainsi dire pas de commencement, se rattachant a tout le passe, et pas de fin, se ramifiant dans tout l'avenir. Telle serait cette bible immense. Est-ce une chimere qu'un tel livre? Non, car vous allez le faire.

Qu'est-ce que c'est que le journal a un sou? C'est une page de ce livre.

Certes, le mot bible n'est pas de trop. La page, c'est le jour; le volume, c'est l'annee; le livre, c'est le siecle. Toute l'histoire batie, heure par heure, par les evenements, toute la parole dite par tous les verbes, mille langues confuses degageant les idees nettes. Sorte de bonne Babel de l'esprit humain.

Telle est la grandeur de ce qu'on appelle le petit journal.

Le journal a un sou, tel que vous le comprenez, c'est la realite racontee comme La Fontaine raconte la fable, avec la moralite en regard; c'est l'erreur raturee, c'est l'iniquite soulignee, c'est la torsion du vrai redressee; c'est un registre de justice ouvert a la confrontation de tous les faits; c'est une vaste enquete quotidienne, politique, sociale, humaine; c'est le flocon de blancheur et de purete qui passe; c'est la manne, la graine, la semence utilement jetee au vent; c'est la verite eternelle emiettee jour par jour. Oeuvre excellente qui a pour but de condenser le collectif dans l'individuel, et de donner a tout peuple un coeur d'honnete homme, et a tout homme une ame de grand peuple.

Faites cela, amis. Je vous serre la main.

Paris, 14 mai 1872.

IX

REPONSE AUX ROMAINS

En mai 1872, le peuple romain fit une adresse au peuple francais. Victor Hugo fut choisi par les romains comme intermediaire entre les deux peuples.

En cette qualite, il dut repondre. Voici sa reponse:

Citoyens de Rome et du monde,

Vous venez de faire du haut du Janicule une grande chose.

Vous, peuple romain, par-dessus tous les abimes qui separent aujourd'hui les nations, vous avez tendu la main au peuple francais.

C'est-a-dire qu'en presence de ces trois empires monstres, l'un qui porte le glaive et qui est la guerre, l'autre qui porte le knout et qui est la barbarie, l'autre qui porte la tiare et qui est la nuit, en presence de ces trois formes spectrales du moyen age reparues sur l'horizon, la civilisation vient de s'affirmer La mere, qui est l'Italie, a embrasse la fille, qui est la France; le Capitole a acclame l'Hotel de Ville; le mont Aventin a fraternise avec Montmartre et lui a conseille l'apaisement; Caton a fait un pas vers Barbes; Rienzi a pris le bras de Danton; le monde romain s'est incline devant les Etats-Unis d'Europe; et l'illustre republique du passe a salue l'auguste republique de l'avenir. A de certaines heures sinistres, ou l'obscurite monte, ou le silence se fait, ou il semble qu'on assiste a on ne sait quelle coalition des tenebres, il est bon que les puissants echos de l'histoire s'eveillent et se repondent; il est bon que les tombeaux prouvent qu'ils contiennent de l'aurore; il est bon que le rayon sorti des sepulcres s'ajoute au rayon sorti des berceaux; il est bon que toutes les formes de la lumiere se melent et s'entr'aident; et chez vous, italiens, toutes les clartes sont vivantes; et lorsqu'il s'agit d'attester la pensee, qui est divine, et la liberte, qui est humaine, lorsqu'il s'agit de chasser les prejuges et les tyrans, lorsqu'il s'agit de manifester a la fois l'esprit humain et le droit populaire, qui donc prendra la parole si ce n'est cette alma parens qui, en fait de genies, a Dante egal a Homere, et, en fait de heros, Garibaldi egal a Thrasybule?

Oui, la civilisation vous remercie. Le peuple romain fait bien de serrer la main au peuple francais; cette fraternite de geants est belle. Aucun decouragement n'est possible devant de telles initiatives prises par de telles nations. On sent dans cette volonte de concorde l'immense paix de l'avenir. De tels symptomes font naitre dans les coeurs toutes les bonnes certitudes.

Oui, le progres sera; oui, le jour luira; oui, la delivrance viendra; oui, la conscience universelle aura raison de tous les clerges, aussi bien de ceux qui s'appuient sur les codes que de ceux qui s'appuient sur les dogmes; oui, les soi-disant hommes impeccables, pretres ou juges, les infaillibles comme les inamovibles, confesseront la faiblesse humaine devant l'eternelle verite et l'eternelle justice; oui, l'irrevocable, l'irreparable et l'inintelligible disparaitront; oui, l'echafaud et la guerre s'evanouiront; oui, le bagne sera ote de la vie et l'enfer sera ote de la mort. Courage! Espoir! Il est admirable que, devant les alliances malsaines des rois, les deux capitales des peuples s'entendent; et l'humanite tout entiere, consolee et rassuree, tressaille quand la grande voix de Rome parle a la grande ame de Paris.

Paris, 20 mai 1872.

X

QUESTIONS SOCIALES
L'ENFANT.—LA FEMME

Sec. 1.—L'Enfant.

A M. TREBOIS, President de la Societe des ecoles laiques.

Monsieur, Vous avez raison de le penser, j'adhere completement a l'eloquente et irrefutable lettre que vous a adressee Louis Blanc. Je n'ai rien a y ajouter que ma signature. Louis Blanc est dans le vrai absolu et pose les reels principes de l'instruction laique, aussi bien pour les femmes que pour les hommes.

Quant a moi, je vois clairement deux faits distincts, l'education et l'instruction. L'education, c'est la famille qui la donne; l'instruction, c'est l'etat qui la doit. L'enfant veut etre eleve par la famille et instruit par la patrie. Le pere donne a l'enfant sa foi ou sa philosophie; l'etat donne a l'enfant l'enseignement positif.

De la, cette evidence que l'education peut etre religieuse et que l'instruction doit etre laique. Le domaine de l'education, c'est la conscience; le domaine de l'instruction, c'est la science. Plus tard, dans l'homme fait, ces deux lumieres se completent l'une par l'autre.

Votre fondation d'enseignement laique pour les jeunes filles est une oeuvre logique et utile, et je vous applaudis.

Paris, 2 juin 1872.

* * * * *

Sec. 2.—La Femme.

A M. LEON RICHER, _Redacteur en chef de l'_Avenir des Femmes.

Paris, le 8 juin 1872.

Monsieur,

Je m'associe du fond du coeur a votre utile manifestation. Depuis quarante ans, je plaide la grande cause sociale a laquelle vous vous devouez noblement.

Il est douloureux de le dire, dans la civilisation actuelle, il y a une esclave. La loi a des euphemismes; ce que j'appelle une esclave, elle l'appelle une mineure. Cette mineure selon la loi, cette esclave selon la realite, c'est la femme. L'homme a charge inegalement les deux plateaux du code, dont l'equilibre importe a la conscience humaine; l'homme a fait verser tous les droits de son cote et tous les devoirs du cote de la femme. De la un trouble profond. De la la servitude de la femme. Dans notre legislation telle qu'elle est, la femme ne possede pas, elle n'este pas en justice, elle ne vote pas, elle ne compte pas, elle n'est pas. Il y a des citoyens, il n'y a pas de citoyennes. C'est la un etat violent; il faut qu'il cesse.

Je sais que les philosophes vont vite et que les gouvernants vont lentement; cela tient a ce que les philosophes sont dans l'absolu, et les gouvernants dans le relatif; cependant, il faut que les gouvernants finissent par rejoindre les philosophes. Quand cette jonction est faite a temps, le progres est obtenu et les revolutions sont evitees. Si la jonction tarde, il y a peril.

Sur beaucoup de questions a cette heure, les gouvernants sont en retard. Voyez les hesitations de l'Assemblee a propos de la peine de mort. En attendant, l'echafaud sevit.

Dans la question de l'education, comme dans la question de la repression, dans la question de l'irrevocable qu'il faut oter du mariage et de l'irreparable qu'il faut oter de la penalite, dans la question de l'enseignement obligatoire, gratuit et laique, dans la question de la femme, dans la question de l'enfant, il est temps que les gouvernants avisent. Il est urgent que les legislateurs prennent conseil des penseurs, que les hommes d'etat, trop souvent superficiels, tiennent compte du profond travail des ecrivains, et que ceux qui font les lois obeissent a ceux qui font les moeurs. La paix sociale est a ce prix.

Nous philosophes, nous contemplateurs de l'ideal social, ne nous lassons pas. Continuons notre oeuvre. Etudions sous toutes ses faces, et avec une bonne volonte croissante, ce pathetique probleme de la femme dont la solution resoudrait presque la question sociale tout entiere. Apportons dans l'etude de ce probleme plus meme que la justice; apportons-y la veneration; apportons-y la compassion. Quoi! il y a un etre, un etre sacre, qui nous a formes de sa chair, vivifies de son sang, nourris de son lait, remplis de son coeur, illumines de son ame, et cet etre souffre, et cet etre saigne, pleure, languit, tremble. Ah! devouons-nous, servons-le, defendons-le, secourons-le, protegeons-le! Baisons les pieds de notre mere!

Avant peu, n'en doutons pas, justice sera rendue et justice sera faite. L'homme a lui seul n'est pas l'homme; l'homme, plus la femme, plus l'enfant, cette creature une et triple constitue la vraie unite humaine. Toute l'organisation sociale doit decouler de la. Assurer le droit de l'homme sous cette triple forme, tel doit etre le but de cette providence d'en bas que nous appelons la loi.

Redoublons de perseverance et d'efforts. On en viendra, esperons-le, a comprendre qu'une societe est mal faite quand l'enfant est laisse sans lumiere, quand la femme est maintenue sans initiative, quand la servitude se deguise sous le nom de tutelle, quand la charge est d'autant plus lourde que l'epaule est plus faible; et l'on reconnaitra que, meme au point de vue de notre egoisme, il est difficile de composer le bonheur de l'homme avec la souffrance de la femme.

* * * * *

Les dames faisant partie du comite de la Societe pour l'amelioration du sort des femmes ecrivent a Victor Hugo:

"Illustre maitre,

Vous avez, a toutes les epoques de votre vie, dans toutes les occasions, sous toutes les formes, pris le parti des faibles. Il n'est pas une liberte que vous n'ayez revendiquee, pas une cause juste que vous n'ayez defendue, pas une oppression contre laquelle vous ne vous soyez eloquemment eleve.

Votre oeuvre n'est qu'une longue et infatigable protestation contre l'abus de la force. Il y a dans votre coeur une commiseration profonde pour tous les miserables. S'agit-il d'un peuple? s'agit-il d'une classe? s'agit-il d'un individu? peu vous importe. Toute souffrance vous atteint et vous touche. Le droit est viole quelque part, en quelqu'un; cela vous suffit.

Pourquoi? Parce que vous etes l'homme du devoir.

En ce siecle d'anarchie morale, ou le privilege—contradiction bizarre!—survit aux causes qui l'avaient produit et socialement consacre, vous proclamez l'egalite de tous et de toutes, vous affirmez la liberte individuelle et collective, vous affirmez la raison, vous affirmez l'inviolabilite de la conscience humaine.

Et nous hesiterions—nous dont l'idee de justice est meconnue, a solliciter de votre devouement l'appui que vous ne refusez a personne,—pas meme aux ignorants, ces attardes! pas meme aux coupables, ces autres ignorants! Ce serait meconnaitre tout a la fois l'irresistible puissance de votre parole et l'incommensurable generosite de votre coeur.

Personne mieux que vous n'a fait ressortir l'iniquite legale qui fait de chaque femme une mineure. Mere de famille, la femme est sans droit, ses enfants meme ne lui appartiennent pas; epouse, elle a un tuteur, presque un maitre; celibataire ou veuve, elle est assimilee par le code aux voleurs et aux assassins.

Politiquement elle ne compte pas.

Nos lois la mettent hors la loi.

… Bientot, peut-etre, une Assemblee republicaine sera saisie de nos legitimes revendications. Mais nous devons preparer l'opinion publique. L'opinion publique est le moule par ou doivent passer d'abord, pour y etre etudiees, les reformes jugees necessaires. Il n'y a de lois durables, d'institutions solidement assises—qu'il s'agisse de l'organisation de la famille ou de l'organisation de l'etat—que les institutions et les lois d'accord avec le sentiment universel.

Nous l'avons compris. Et pour bien faire penetrer dans l'esprit des masses l'importance sociale de la grande cause a laquelle nous sommes attachees, nous avons, a l'exemple de l'Amerique, de l'Angleterre, de la Suisse, de l'Italie, fonde en France une Societe a laquelle viendront apporter leur concours tous ceux qui pensent que le temps est venu de donner a la femme, dans la famille et ailleurs, la place qui lui est due….

… Notre humble Societe a besoin d'etre consacree. Une adhesion de vous aux reformes qu'elle poursuit serait, pour toutes les femmes intelligentes, pour tous les hommes de coeur, un encouragement a nous seconder….

Dites un mot et daignez nous tendre la main.

Agreez, illustre maitre, l'hommage de notre profond respect.

Les dames membres du comite. STELLA BLANDY, MARIA DERAISME,
HUBERTINE AUCLERT, J. RICHER, veuve FERESSE-DERAISME, ANNA HOURY, M.
BRUCKER, HENRIETTE CAROSTE, LOUISE LAFFITE, JULIE THOMAS, PAULINE
CHANLIAC.

* * * * *

Victor Hugo a repondu:

Paris, le 31 mars 1875.

Mesdames,

Je recois votre lettre. Elle m'honore. Je connais vos nobles et legitimes revendications. Dans notre societe telle qu'elle est faite, les femmes subissent et souffrent; elles ont raison de reclamer un sort meilleur. Je ne suis rien qu'une conscience, mais je comprends leur droit, et j'en compose mon devoir, et tout l'effort de ma vie est de leur cote. Vous avez raison de voir en moi un auxiliaire de bonne volonte.

L'homme a ete le probleme du dix-huitieme siecle; la femme est le probleme du dix-neuvieme. Et qui dit la femme, dit l'enfant, c'est-a-dire l'avenir. La question ainsi posee apparait dans toute sa profondeur. C'est dans la solution de cette question qu'est le supreme apaisement social. Situation etrange et violente! Au fond, les hommes dependent de vous, la femme tient le coeur de l'homme. Devant la loi, elle est mineure, elle est incapable, elle est sans action civile, elle est sans droit politique, elle n'est rien; devant la famille, elle est tout, car elle est la mere. Le foyer domestique est ce qu'elle le fait; elle est dans la maison la maitresse du bien et du mal; souverainete compliquee d'oppression. La femme peut tout contre l'homme et rien pour elle.

Les lois sont imprudentes de la faire si faible quand elle est si puissante. Reconnaissons cette faiblesse et protegeons-la; reconnaissons cette puissance et conseillons-la. La est le devoir de l'homme; la aussi est son interet.

Je ne me lasserai pas de le redire, le probleme est pose, il faut le resoudre; qui porte sa part du fardeau doit avoir sa part du droit; une moitie de l'espece humaine est hors de l'egalite, il faut l'y faire rentrer. Ce sera la une des grandes gloires de notre grand siecle: donner pour contre-poids au droit de l'homme le droit de la femme; c'est-a-dire mettre les lois en equilibre avec les moeurs.

Agreez, mesdames, tous mes respects.

VICTOR HUGO.

XI

ANNIVERSAIRE DE LA REPUBLIQUE

On lit dans le Rappel du 24 septembre 1872:

"Un banquet prive, mais solennel, devait reunir de nombreux republicains de Paris, desireux de celebrer la date du 21 septembre 1792, c'est-a-dire l'anniversaire de la premiere republique francaise, de la republique victorieuse des rois. Cela a deplu a l'autorite militaire qui est notre maitresse souveraine de par l'etat de siege, et l'autorite civile a cru devoir consacrer les ordres de l'autorite militaire.

Elle a commis une faute sur laquelle nous aurons a revenir, une de ces fautes difficiles a justifier, parce qu'elles n'offensent pas seulement le droit des citoyens, mais le bon sens public. Dans tous les cas, les organisateurs du banquet ont tenu a donner une lecon de sagesse a leurs adversaires, et le banquet a ete decommande.

Mais quelques republicains ont voulu neanmoins echanger les idees et les sentiments qu'une si grande date leur inspirait. Ils le voulaient d'autant plus qu'un groupe de republicains anglais leur avait delegue un de ses membres les plus connus et les plus sympathiques, M. le professeur Beesly.

Le banquet ne devait reunir qu'un petit nombre de convives.

On remarquait parmi eux deux representants de la deputation de Paris, MM. Peyrat et Farcy; un conseiller general de la Seine, M. Lesage; plusieurs membres du conseil municipal de Paris, MM. Allain-Targe, Jobbe-Duval, Loiseau-Pinson; plusieurs publicistes de la presse republicaine, MM. Frederic Morin, Ernes, Lefevre, Guillemet, Lemer, Sourd, Adam, Charles Quentin; enfin quelques membres des divers groupes republicains, MM. Harant Olive, etc. M. le docteur Robinet presidait.

Victor Hugo et Louis Blanc avaient ete invites. Victor Hugo, qui est actuellement a Guernesey, et Louis Blanc, qui est a Londres, n'avaient pu se rendre a cet appel. Mais ils avaient envoye des lettres qui ont ete lues au milieu des applaudissements enthousiastes.

Voici la lettre de Victor Hugo:

Mes chers concitoyens,

Vous voulez bien desirer ma presence a votre banquet. Ma presence, c'est ma pensee. Laissez-moi donc prendre un moment la parole au milieu de vous.

Amis, ayons confiance. Nous ne sommes pas si vaincus qu'on le suppose.

A trois empereurs, opposons trois dates: le 14 juillet, le 10 aout, le 21 septembre. Le 14 juillet a demoli la Bastille et signifie Liberte; le 10 aout a decouronne les Tuileries et signifie Egalite; le 21 septembre a proclame la republique et signifie Fraternite. Ces trois idees peuvent triompher de trois armees. Elles sont de taille a colleter tous les monstres; elles se resument en ce mot, Revolution. La Revolution, c'est le grand dompteur, et si la monarchie a les lions et les tigres, nous avons, nous, le belluaire.

Puisqu'on est en train de faire des denombrements, faisons le notre. Il y a d'un cote trois hommes, et de l'autre tous les peuples. Ces trois hommes, il est vrai, sont trois Tout-Puissants. Ils ont tout ce qui constitue et caracterise le droit divin; ils ont le glaive, le sceptre, la loi ecrite, chacun leur dieu, chacun leurs pretres; ils ont les juges, les bourreaux, les supplices, et l'art de fonder l'esclavage sur la force meme des esclaves. Avez-vous lu l'epouvantable code militaire prussien? Donc, ces tout-puissants-la sont les Dieux; nous n'avons, nous, que ceci pour nous d'etre les Hommes. A l'antique monarchie qui est le passe vivant, et vivant de la vie terrible des morts, aux rois spectres, au vieux despotisme qui peut d'un geste tirer quatre millions de sabres du fourreau, qui declare la force superieure au droit, qui restaure l'ancien crime appele la conquete, qui egorge, massacre, pille, extermine, pousse d'innombrables masses a l'abattoir, ne se refuse aucune infamie profitable, et vole une province dans la patrie et une pendule dans la maison, a cette formidable coalition des tenebres, a ce pouvoir compacte, nocturne, enorme, qu'avons-nous a opposer? un rayon d'aurore. Et qui est-ce qui vaincra? la Lumiere.

Amis, n'en doutez pas. Oui, la France vaincra. Une trinite d'empereurs peut etre une trinite comme une autre, mais elle n'est pas l'unite. Tout ce qui n'est pas un se divise. Il y a une premiere chance, c'est qu'ils se devoreront entre eux; et puis il y en a une seconde, c'est que la terre tremblera. Pour faire trembler la terre sous les rois, il suffit de certaines voix tonnantes. Ces voix sont chez nous. Elles s'appellent Voltaire, Rousseau, Mirabeau. Non, le grand continent, tour a tour eclaire par la Grece, l'Italie et la France, ne retombera pas dans la nuit; non, un retour offensif des vandales contre la civilisation n'est pas possible. Pour defendre le monde, il suffit d'une ville; cette ville, nous l'avons. Les bouchers pasteurs de peuples ayant pour moyen la barbarie et pour but le sauvagisme, les fleaux du destin, les conducteurs aveugles de multitudes sourdes, les irruptions, les invasions, les deluges d'armees submergeant les nations, tout cela c'est le passe, mais ce n'est point l'avenir; refaire Cambyse et Nemrod est absurde, ressusciter les fantomes est impossible, remettre l'univers sous le glaive est un essai insense; nous sommes le dix-neuvieme siecle, fils du dix-huitieme, et, soit par l'idee, soit par l'epee, le Paris de Danton aura raison de l'Europe d'Attila.

Je l'affirme, et, certes, vous n'en doutez point.

Maintenant je propose un toast.

Que nos gouvernants momentanes ne l'oublient pas, la preuve de la monarchie se fait par la Siberie, par le Spielberg, par Spandau, par Lambessa et Cayenne. La preuve de la republique se fait par l'amnistie.

Je porte un toast a l'amnistie qui fera freres tous les francais, et a la republique qui fera freres tous les peuples.

XII

L'AVENIR DE L'EUROPE

Les organisateurs du Congres de la Paix, qui s'est tenu, en 1872, a
Lugano, avaient ecrit a Victor Hugo pour lui demander de s'y rendre.
Victor Hugo, retenu a Guernesey, leur a repondu la lettre suivante:

Aux membres du Congres de la Paix, a Lugano.

Hauteville-House, 20 septembre 1872.

Mes compatriotes europeens,

Votre sympathique invitation me touche. Je ne puis assister a votre congres. C'est un regret pour moi; mais ce que je vous eusse dit, permettez-moi de vous l'ecrire.

A l'heure ou nous sommes, la guerre vient d'achever un travail sinistre qui remet la civilisation en question. Une haine immense emplit l'avenir. Le moment semble etrange pour parler de la paix. Eh bien! jamais ce mot: Paix, n'a pu etre plus utilement prononce qu'aujourd'hui. La paix, c'est l'inevitable but. Le genre humain marche sans cesse vers la paix, meme par la guerre. Quant a moi, des a present, a travers la vaste animosite regnante, j'entrevois distinctement la fraternite universelle. Les heures fatales sont une clairevoie et ne peuvent empecher le rayon divin de passer a travers elles.

Depuis deux ans, des evenements considerables se sont accomplis. La France a eu des aventures; une heureuse, sa delivrance; une terrible, son demembrement. Dieu l'a traitee a la fois par le bonheur et par le malheur. Procede de guerison efficace, mais inexorable. L'empire de moins, c'est le triomphe; l'Alsace et la Lorraine de moins, c'est la catastrophe. Il y a la on ne sait quel melange de redressement et d'abaissement. On se sent fier d'etre libre, et humilie d'etre moindre. Telle est aujourd'hui la situation de la France qu'il faut qu'elle reste libre et redevienne grande. Le contre-coup de notre destinee atteindra la civilisation tout entiere, car ce qui arrive a la France arrive au monde. De la une anxiete generale, de la une attente immense; de la, devant tous les peuples, l'inconnu.

On s'effraie de cet inconnu. Eh bien, je dis qu'on s'effraie a tort.

Loin de craindre, il faut esperer.

Pourquoi?

Le voici.

La France, je viens de le dire, a ete delivree et demembree. Son demembrement a rompu l'equilibre europeen, sa delivrance a fonde la republique.

Effrayante fracture a l'Europe; mais avec la fracture le remede.

Je m'explique.

L'equilibre rompu d'un continent ne peut se reformer que par une transformation. Cette transformation peut se faire en avant ou en arriere, dans le mal ou dans le bien, par le retour aux tenebres ou par l'entree dans l'aurore. Le dilemme supreme est pose. Desormais, il n'y a plus de possible pour l'Europe que deux avenirs: devenir Allemagne ou France, je veux dire etre un empire ou etre une republique.

C'est ce que le solitaire fatal de Sainte-Helene avait predit, avec une precision etrange, il y a cinquante-deux ans, sans se douter qu'il serait l'instrument indirect de cette transformation, et qu'il y aurait un Deux-Decembre pour aggraver le Dix-Huit-Brumaire, un Sedan pour depasser Waterloo, et un Napoleon le Petit pour detruire Napoleon le Grand.

Seulement, si le cote noir de sa prophetie s'accomplissait, au lieu de l'Europe cosaque qu'il entrevoyait, nous aurions l'Europe vandale.

L'Europe empire ou l'Europe republique; l'un de ces deux avenirs est le passe.

Peut-on revivre le passe?

Evidemment non.

Donc nous aurons l'Europe republique.

Comment l'aurons-nous?

Par une guerre ou par une revolution.

Par une guerre, si l'Allemagne y force la France. Par une revolution, si les rois y forcent les peuples. Mais, a coup sur, cette chose immense, la Republique europeenne, nous l'aurons.

Nous aurons ces grands Etats-Unis d'Europe, qui couronneront le vieux monde comme les Etats-Unis d'Amerique couronnent le nouveau. Nous aurons l'esprit de conquete transfigure en esprit de decouverte; nous aurons la genereuse fraternite des nations au lieu de la fraternite feroce des empereurs; nous aurons la patrie sans la frontiere, le budget sans le parasitisme, le commerce sans la douane, la circulation sans la barriere, l'education sans l'abrutissement, la jeunesse sans la caserne, le courage sans le combat, la justice sans l'echafaud, la vie sans le meurtre, la foret sans le tigre, la charrue sans le glaive, la parole sans le baillon, la conscience sans le joug, la verite sans le dogme, Dieu sans le pretre, le ciel sans l'enfer, l'amour sans la haine. L'effroyable ligature de la civilisation sera defaite; l'isthme affreux qui separe ces deux mers, Humanite et Felicite, sera coupe. Il y aura sur le monde un flot de lumiere. Et qu'est-ce que c'est que toute cette lumiere? C'est la liberte. Et qu'est-ce que c'est que toute cette liberte? C'est la paix.

XIII

OFFRES DE RENTRER A L'ASSEMBLEE

A la fin de mars 1873, Victor Hugo, etant a Guernesey, recevait de
Lyon les deux lettres suivantes:

Illustre citoyen Victor Hugo,

Au nom d'un groupe de citoyens radicaux du sixieme arrondissement de Lyon, nous avons l'honneur de vous proposer la candidature a la deputation du Rhone, aux elections partielles, en remplacement de M. de Laprade, demissionnaire.

Nous sommes surs du succes de votre candidature, et pensons que toutes celles qui pourraient se produire s'effaceront devant l'autorite de votre nom, si cher a la democratie francaise.

Nous pensons que vous etes toujours dans les memes vues que l'an dernier relativement au mandat contractuel.

Agreez, citoyen, nos salutations fraternelles.

Les delegues charges de la redaction.

(Suivent les signatures.)

Au citoyen Victor Hugo.

Cher et illustre citoyen,

Les democrates lyonnais vous saluent.

La democratie lyonnaise, depuis longtemps, fait son possible pour marcher a la tete du mouvement social, et vous etes le representant le plus illustre de ses principes.

Vous avez eu des consolations pour tous les proscrits et des indignations contre tous les proscripteurs.

Nous avons garde le souvenir de votre noble conduite a Bruxelles envers les refugies.

Nous n'avons pas oublie que vous avez accepte le contrat qui lie le deputes et ses mandants.

Cher et illustre citoyen, la periode que nous traversons est ardue et solennelle.

Les principes de la democratie radicale, d'ou est sortie la revolution francaise, les partisans du servage et de l'ignorance s'efforcent d'en retarder l'avenement. Apres avoir essaye de nous compromettre, ils s'evertuent a nous diviser.

Devant le scrutin qui demain va s'ouvrir, il ne faut pas que notre imposante majorite soit scindee par des divisions.

Nous avons voulu faire un choix devant lequel toute competition s'efface; nous avons resolu de vous offrir nos suffrages pour le siege vacant dans le departement du Rhone.

Cette candidature, qui vous est offerte par la democratie lyonnaise et radicale, veuillez nous faire connaitre si vous l'acceptez.

Recevez, cher et illustre citoyen, le salut fraternel que nous vous adressons.

(Suivent les signatures.)

M. Victor Hugo a repondu:

Hauteville-House, 30 mars 1873.

Honorables et chers concitoyens,

Je tiendrais a un haut prix l'honneur de representer l'illustre ville de Lyon, si utile dans la civilisation, si grande dans la democratie.

J'ai ecrit: Paris est la capitale de l'Europe, Lyon est la capitale de la France.

La lettre collective que vous m'adressez m'honore; je vous remercie avec emotion. Etre l'elu du peuple de Lyon serait pour moi une gloire.

Mais, a l'heure presente, ma rentree dans l'Assemblee serait-elle opportune?

Je ne le pense pas.

Si mon nom signifie quelque chose en ces annees fatales ou nous sommes, il signifie amnistie. Je ne pourrais reparaitre dans l'Assemblee que pour demander l'amnistie pleine et entiere; car l'amnistie restreinte n'est pas plus l'amnistie que le suffrage mutile n'est le suffrage universel.

Cette amnistie, l'assemblee actuelle l'accorderait-elle? Evidemment non. Qui se meurt ne donne pas la vie.

Un vote hostile prejugerait la question; un precedent facheux serait cree, et la reaction l'invoquerait plus tard. L'amnistie serait compromise.

Pour que l'amnistie triomphe, il faut que la question arrive neuve devant une assemblee nouvelle.

Dans ces conditions, l'amnistie l'emportera. L'amnistie, d'ou naitra l'apaisement et d'ou sortira la reconciliation, est le grand interet actuel de la republique.

Ma presence a la tribune aujourd'hui ne pouvant avoir le resultat qu'on en attendrait, il est utile que je reste a cette heure en dehors de l'Assemblee.

Toute consideration de detail doit disparaitre devant l'interet de la republique.

C'est pour mieux la servir que je crois devoir effacer ma personnalite en ce moment.

Vous m'approuverez, je n'en doute pas; je reste profondement touche de votre offre fraternelle; quoi qu'il arrive desormais, je me considererai comme ayant, sinon les droits, du moins les devoirs d'un representant de Lyon, et je vous envoie, citoyens, ainsi qu'au genereux peuple lyonnais, mon remerciement cordial.

VICTOR HUGO.

XIV

HENRI ROCHEFORT

M. Victor Hugo a ecrit a M. le duc de Broglie la lettre suivante:

Auteuil, villa Montmorency, 8 aout 1873.

Monsieur le duc et tres honorable confrere,

C'est au membre de l'academie francaise que j'ecris. Un fait d'une gravite extreme est au moment de s'accomplir. Un des ecrivains les plus celebres de ce temps, M. Henri Rochefort, frappe d'une condamnation politique, va, dit-on, etre transporte dans la Nouvelle-Caledonie. Quiconque connait M. Henri Rochefort peut affirmer que sa constitution tres delicate ne resistera pas a cette transportation, soit que le long et affreux voyage le brise, soit que le climat le devore, soit que la nostalgie le tue. M. Henri Rochefort est pere de famille, et laisse derriere lui trois enfants, dont une fille de dix-sept ans.

La sentence qui frappe M. Henri Rochefort n'atteint que sa liberte, le mode d'execution de cette sentence atteint sa vie. Pourquoi Noumea? Les iles Sainte-Marguerite suffiraient. La sentence n'exige point Noumea. Par la detention aux iles Sainte-Marguerite la sentence serait executee, et non aggravee. Le transport dans la Nouvelle-Caledonie est une exageration de la peine prononcee contre M. Henri Rochefort. Cette peine est commuee en peine de mort. Je signale a votre attention ce nouveau genre de commutation.

Le jour ou la France apprendrait que le tombeau s'est ouvert pour ce brillant et vaillant esprit serait pour elle un jour de deuil.

Il s'agit d'un ecrivain, et d'un ecrivain original et rare. Vous etes ministre et vous etes academicien, vos deux devoirs sont ici d'accord et s'entr'aident. Vous partageriez la responsabilite de la catastrophe prevue et annoncee, vous pouvez et vous devez intervenir, vous vous honorerez en prenant cette genereuse initiative, et, en dehors de toute opinion et de toute passion politique, au nom des lettres auxquelles nous appartenons vous et moi, je vous demande, monsieur et cher confrere, de proteger dans ce moment decisif, M. Henri Rochefort, et d'empecher son depart, qui serait sa mort.

Recevez, monsieur le ministre et cher confrere, l'assurance de ma haute consideration.

VICTOR HUGO.

M. le duc de Broglie a repondu:

Monsieur et cher confrere,

J'ai recu, durant une courte excursion qui m'eloigne de Paris, la lettre que vous voulez bien m'ecrire et je m'empresse de la transmettre a M. Beule.

M. Rochefort a du etre l'objet (si les intentions du gouvernement ont ete suivies) d'une inspection medicale faite avec une attention toute particuliere, et l'ordre de depart n'a du etre donne que s'il est certain que l'execution de la loi ne met en peril ni la vie ni la sante du condamne.

Dans ce cas, vous jugerez sans doute que les facultes intellectuelles dont M. Rochefort est doue accroissent sa responsabilite, et ne peuvent servir de motif pour attenuer le chatiment du a la gravite de son crime. Des malheureux ignorants ou egares, que sa parole a pu seduire, et qui laissent derriere eux des familles vouees a la misere, auraient droit a plus d'indulgence.

Veuillez agreer, monsieur et cher confrere, l'assurance de ma haute consideration.

BROGLIE.

XV

LA VILLE DE TRIESTE ET VICTOR HUGO

Extrait du Rappel du 18 aout 1873:

"On se souvient qu'il y a deux ans, Victor Hugo fut expulse de Belgique pour avoir offert sa maison aux refugies francais. A cette occasion, une adresse lui fut envoyee de Trieste pour le feliciter d'avoir defendu le droit d'asile. Cette adresse et la liste des signataires emplissaient un elegant cahier artistement relie en velours, et sur la premiere page duquel etaient peintes les armes de Trieste. Par un long retard qu'explique le va-et-vient de Victor Hugo de Bruxelles a Guernesey, de Guernesey a Paris, l'envoi n'est arrive a sa destination que ces jours derniers. Le destinataire n'a pas cru que ce fut une raison de ne pas remercier les signataires, et il vient d'ecrire au maire de Trieste la lettre suivante:

Paris, 17 aout 1873.

Monsieur le maire de la ville de Trieste,

Je trouve en rentrant a Paris, apres une longue absence, une adresse de vos honorables concitoyens. Cette adresse, envoyee d'abord a Guernesey, puis a Paris, ne me parvient qu'aujourd'hui. Cette adresse, revetue de plus de trois cents signatures, est datee de juin 1871. Je suis penetre de l'honneur et confus du retard. Il est neanmoins toujours temps d'etre reconnaissant. Aucune lettre d'envoi n'accompagnait cette adresse. C'est donc a vous, monsieur le maire, que j'ai recours pour exprimer aux signataires, vos concitoyens, ma gratitude et mon emotion.

C'est a l'occasion de mon expulsion de Belgique que cette manifestation a ete faite par les genereux hommes de Trieste. Avoir offert un asile aux vaincus, c'etait la tout mon merite; je n'avais fait qu'une chose bien simple; vos honorables concitoyens m'en recompensent magnifiquement. Je les remercie.

Cette manifestation eloquente sera desormais toujours presente a ma pensee. J'oublie aisement les haines, mais je n'oublie jamais les sympathies. Elle est digne d'ailleurs de votre illustre cite, qu'illumine le soleil de Grece et d'Italie. Vous etes trop le pays de la lumiere pour n'etre pas le pays de la liberte.

Je salue en votre personne, monsieur le maire, la noble ville de
Trieste.

VICTOR HUGO.

XVI

LA LIBERATION DU TERRITOIRE

    Je ne me trouve pas delivre. Non, j'ai beau
    Me dresser, je me heurte au plafond du tombeau,
    J'etouffe, j'ai sur moi l'enormite terrible.
    Si quelque soupirail blanchit la nuit visible,
    J'apercois la-bas Metz, la-bas Strasbourg, la-bas
    Notre honneur, et l'approche obscure des combats,
    Et les beaux enfants blonds, berces dans les chimeres,
    Souriants, et je songe a vous, o pauvres meres.
    Je consens, si l'on veut, a regarder; je vois
    Ceux-ci rire, ceux-la chanter a pleine voix,
    La moisson d'or, l'ete, les fleurs, et la patrie
    Sinistre, une bataille etant sa reverie.
    Avant peu l'Archer noir embouchera le cor;
    Je calcule combien il faut de temps encor;
    Je pense a la melee affreuse des epees.
    Quand des frontieres sont par la force usurpees,
    Quand un peuple gisant se voit le flanc ouvert,
    Avril peut rayonner, le bois peut etre vert,
    L'arbre peut etre plein de nids et de bruits d'ailes;
    Mais les tas de boulets, noirs dans les citadelles,
    Ont l'air de faire un songe et de fremir parfois,
    Mais les canons muets ecoutent une voix
    Leur parler bas dans l'ombre, et l'avenir tragique
    Souffle a tout cet airain farouche sa logique.

    Quoi! vous n'entendez pas, tandis que vous chantez,
    Mes freres, le sanglot profond des deux cites!
    Quoi, vous ne voyez pas, foule aisement sereine,
    L'Alsace en frissonnant regarder la Lorraine!
    O soeur, on nous oublie! on est content sans nous!
    Non, nous n'oublions pas! nous sommes a genoux
    Devant votre supplice, o villes! Quoi! nous croire
    Affranchis, lorsqu'on met au bagne notre gloire,
    Quand on coupe a la France un pan de son manteau,
    Quand l'Alsace au carcan, la Lorraine au poteau,
    Pleurent, tordent leurs bras sacres, et nous appellent,
    Quand nos frais ecoliers, ivres de rage, epellent
    Quatrevingt-douze, afin d'apprendre quel eclair
    Jaillit du coeur de Hoche et du front de Kleber,
    Et de quelle facon, dans ce siecle, ou nous sommes,
    On fait la guerre aux rois d'ou sort la paix des hommes!
    Non, remparts, non, clochers superbes, non jamais
    Je n'oublierai Strasbourg et je n'oublierai Metz.
    L'horrible aigle des nuits nous etreint dans ses serres,
    Villes! nous ne pouvons, nous francais, nous vos freres,
    Nous qui vivons par vous, nous par qui vous vivrez,
    Etre que par Strasbourg et par Metz delivres!
    Toute autre delivrance est un leurre; et la honte,
    Tache qui croit sans cesse, ombre qui toujours monte,
    Reste au front rougissant de notre histoire en deuil,
    Peuple, et nous avons tous un pied dans le cercueil,
    Et pas une cite n'est entiere, et j'estime
    Que Verdun est aux fers, que Belfort est victime,
    Et que Paris se traine, humble, amoindri, plaintif,
    Tant que Strasbourg est pris et que Metz est captif.
    Rien ne nous fait le coeur plus rude et plus sauvage
    Que de voir cette voute infame, l'esclavage,
    S'etendre et remplacer au-dessus de nos yeux
    Le soleil, les oiseaux chantants, les vastes cieux!
    Non, je ne suis pas libre. 0 tremblement de terre!
    J'entrevois sur ma tete un nuage, un cratere,
    Et l'apre eruption des peuples, fleuve ardent;
    Je rale sous le poids de l'avenir grondant,
    J'ecoute bouillonner la lave sous-marine,
    Et je me sens toujours l'Etna sur la poitrine!

* * * * *

    Et puisque vous voulez que je vous dise tout,
    Je dis qu'on n'est point grand tant qu'on n'est pas debout,
    Et qu'on n'est pas debout tant qu'on traine une chaine;
    J'envie aux vieux romains leurs couronnes de chene;
    Je veux qu'on soit modeste et hautain; quant a moi,
    Je declare qu'apres tant d'opprobre et d'effroi,
    Lorsqu'a peine nos murs chancelants se soutiennent,
    Sans me preoccuper si des rois vont et viennent,
    S'ils arrivent du Caire ou bien de Teheran,
    Si l'un est un bourreau, si l'autre est un tyran,
    Si ces curieux sont des monstres, s'ils demeurent
    Dans une ombre hideuse ou des nations meurent,
    Si c'est au diable ou bien a Dieu qu'ils sont devots,
    S'ils ont des diamants aux crins de leurs chevaux,
    Je dis que, les laissant se corrompre ou s'instruire,
    Tant que je ne pourrais faire au soleil reluire
    Que des guidons qu'agite un lugubre frisson,
    Et des clairons sortis a peine de prison,
    Tant que je n'aurais pas, rugissant de colere,
    Lave dans un immense Austerlitz populaire
    Sedan, Forbach, nos deuils, nos drapeaux fremissants,
    Je ne montrerais point notre armee aux passants!

    O peuple, toi qui fus si beau, toi qui, naguere,
    Ouvrais si largement tes ailes dans la guerre,
    Toi de qui l'envergure effrayante couvrit
    Berlin, Rome, Memphis, Vienne, Moscou, Madrid,
    Toi qui soufflas le vent des tempetes sur l'onde
    Et qui fis du chaos naitre l'aurore blonde,
    Toi qui seul eus l'honneur de tenir dans ta main
    Et de pouvoir lacher ce grand oiseau, Demain,
    Toi qui balayas tout, l'azur, les etendues,
    Les espaces, chasseur des fuites eperdues,
    Toi qui fus le meilleur, toi qui fus le premier,
    O peuple, maintenant, assis sur ton fumier,
    Racle avec un tesson le pus de tes ulceres,
    Et songe.

    La defaite a des conseils sinceres;
    La beaute du malheur farouche, c'est d'avoir
    Une fraternite sombre avec le devoir;
    Le devoir aujourd'hui, c'est de se laisser croitre
    Sans bruit, et d'enfermer, comme une vierge au cloitre,
    Sa haine, et de nourrir les noirs ressentiments.
    A quoi bon etaler deja nos regiments?
    A quoi bon galoper devant l'Europe hostile?
    Ne point faire envoler de poussiere inutile
    Est sage; un jour viendra d'eclore et d'eclater;
    Et je crois qu'il vaut mieux ne pas tant se hater.

    Car il faut, lorsqu'on voit les soldats de la France,
    Qu'on dise:—C'est la gloire et c'est la delivrance!
    C'est Jemmapes, l'Argonne, Ulm, Iena, Fleurus!
    C'est un tas de lauriers au soleil apparus!
    Regardez. Ils ont fait les choses impossibles.
    Ce sont les bienfaisants, ce sont les invincibles.
    Ils ont pour murs les monts et le Rhin pour fosse.
    En les voyant, il faut qu'on dise:—Ils ont chasse
    Les rois du nord, les rois du sud, les rois de l'ombre,
    Cette armee est le roc vainqueur des flots sans nombre,
    Et leur nom resplendit du zenith au nadir!
    —Il faut que les tyrans tremblent, loin d'applaudir.
    Il faut qu'on dise:—Ils sont les amis venerables
    Des pauvres, des damnes, des serfs, des miserables,
    Les grands spoliateurs des trones, arrachant
    Sceptre, glaive et puissance a quiconque est mechant;
    Ils sont les bienvenus partout ou quelqu'un souffre.
    Ils ont l'aile de flamme habituee au gouffre.
    Ils sont l'essaim d'eclairs qui traverse la nuit.
    Ils vont, meme quand c'est la mort qui les conduit.
    Ils sont beaux, souriants, joyeux, pleins de lumiere;
    Athene en serait folle et Sparte en serait fiere.
    —Il faut qu'on dise:—Ils sont d'accord avec les cieux!
    Et que l'homme, adorant leur pas audacieux,
    Croie entendre, au-dessus de ces legionnaires
    Qui roulent leurs canons, Dieu rouler ses tonnerres!

C'est pourquoi j'attendrais.

* * * * *

                                Qu'attends-tu?—Je reponds:
    J'attends l'aube; j'attends que tous disent:—Frappons!
    Levons-nous! et donnons a Sedan pour replique
    L'Europe en liberte!—J'attends la republique!
    J'attends l'emportement de tout le genre humain!
    Tant qu'a ce siecle auguste on barre le chemin,
    Tant que la Prusse tient prisonniere la France,
    Penser est un affront, vivre est une souffrance.

    Je sens, comme Isaie insurge pour Sion,
    Gronder le profond vers de l'indignation,
    Et la colere en moi n'est pas plus epuisable
    Que le flot dans la mer immense et que le sable
    Dans l'orageux desert remue par les vents.

    Ce que j'attends? J'attends que les os soient vivants!
    Je suis spectre, et je reve, et la cendre me couvre,
    Et j'ecoute; et j'attends que le sepulcre s'ouvre.
    J'attends que dans les coeurs il s'eleve des voix,
    Que sous les conquerants s'ecroulent les pavois,
    Et qu'a l'extremite du malheur, du desastre,
    De l'ombre et de la honte, on voie un lever d'astre!

    Jusqu'a cet instant-la, gardons superbement,
    O peuple, la fureur de notre abaissement,
    Et que tout l'alimente et que tout l'exaspere.
    Etant petit, j'ai vu quelqu'un de grand, mon pere.
    Je m'en souviens; c'etait un soldat, rien de plus,
    Mais il avait mele son ame aux fiers reflux,
    Aux revanches, aux cris de guerre, aux nobles fetes,
    Et l'eclair de son sabre etait dans nos tempetes.
    Oh! je ne vous veux pas dissimuler l'ennui,
    A vous, fameux hier, d'etre obscurs aujourd'hui,
    O nos soldats, lutteurs infortunes, phalange
    Qu'illumina jadis la gloire sans melange;
    L'etranger a cette heure, helas! heros trahis,
    Marche sur votre histoire et sur votre pays;
    Oui, vous avez laisse ces reitres aux mains viles
    Voler nos champs, voler nos murs, voler nos villes,
    Et completer leur gloire avec nos sacs d'ecus;
    Oui, vous futes captifs; oui, vous etes vaincus;
    Vous etes dans le puits des chutes insondables.
    Mais c'est votre destin d'en sortir formidables,
    Mais vous vous dresserez, mais vous vous leverez,
    Mais vous serez ainsi que la faulx dans les pres;
    L'hercule celte en vous, la hache sur l'epaule,
    Revivra, vous rendrez sa frontiere a la Gaule,
    Vous foulerez aux pieds Fritz, Guillaume, Attila,
    Schinderhanne et Bismarck, et j'attends ce jour-la!

Oui, les hommes d'Eylau vous diront: Camarades!

    Et jusque-la soyez pensifs loin des parades,
    Loin des vaines rumeurs, loin des faux cliquetis,
    Et regardez grandir nos fils encor petits.

* * * * *

Je vis desormais, l'oeil fixe sur nos deux villes.

    Non, je ne pense pas que les rois soient tranquilles;
    Je n'ai plus qu'une joie au monde, leur souci.
    Rois, vous avez vaincu, Vous avez reussi,
    Vous batissez, avec toutes sortes de crimes,
    Un edifice infame au haut des monts sublimes;
    Vous avez entre l'homme et vous construit un mur,
    Soit; un palais enorme, eblouissant, obscur,
    D'ou sort l'eclair, ou pas une lumiere n'entre,
    Et c'est un temple, a moins que ce ne soit un antre.
    Pourtant, eut-on pour soi l'armee et le senat,
    Ne point laisser de trace apres l'assassinat,
    Rajuster son exploit, bien laver la victoire,
    Nettoyer le cote malpropre de la gloire,
    Est prudent. Le sort a des retours tortueux,
    Songez-y.—J'en conviens, vous etes monstrueux;
    Vous et vos chanceliers, vous et vos connetables,
    Vous etes satisfaits, vous etes redoutables;
    Vous avez, joyeux, forts, servis par ce qui nuit,
    Entrepris le recul du monde vers la nuit;
    Vous faites chaque jour faire un progres a l'ombre;
    Vous avez, sous le ciel d'heure en heure plus sombre,
    Princes, de tels succes a nous faire envier
    Que vous pouvez railler le vingt et un janvier,
    Le quatorze juillet, le dix aout, ces journees
    Tragiques, d'ou sortaient les grandes destinees;
    Que vous pouvez penser que le Rhin, ce ruisseau,
    Suffit pour arreter Jourdan, Brune et Marceau,
    Et que vous pouvez rire en vos banquets sonores
    De tous nos ouragans, de toutes nos aurores,
    Et des vastes efforts des titans endormis.
    Tout est bien; vous vivez, vous etes bons amis,
    Rois, et vous n'etes point de notre or economes;
    Vous en etes venus a vous donner les hommes;
    Vous vous faites cadeau d'un peuple apres souper;
    L'aigle est fait pour planer et l'homme pour ramper;
    L'Europe est le reptile et vous etes les aigles;
    Vos caprices, voila nos lois, nos droits, nos regles;
    La terre encor n'a vu sous le bleu firmament
    Rien qui puisse egaler votre assouvissement;
    Et le destin pour vous s'epuise en politesses;
    Devant vos majestes et devant vos altesses
    Les pretres mettent Dieu stupefait a genoux;
    Jamais rien n'a semble plus eternel que vous;
    Votre toute-puissance aujourd'hui seule existe.
    Mais, rois, tout cela tremble, et votre gloire triste
    Devine le refus profond de l'avenir;
    Car sur tous ces bonheurs que vous croyez tenir,
    Sur vos arcs triomphaux, sur vos splendeurs hautaines,
    Sur tout ce qui compose, o rois, o capitaines,
    L'amas prodigieux de vos prosperites,
    Sur ce que vous revez, sur ce que vous tentez,
    Sur votre ambition et sur votre esperance,
    On voit la grande main sanglante de la France.

16 septembre 1873.

XVII

MORT DE FRANCOIS-VICTOR HUGO

26 DECEMBRE 1873

On lit dans le Rappel du 27 decembre 1873:

"Nous avons la profonde douleur d'annoncer a nos lecteurs la mort de notre bien cher Francois-Victor Hugo. Il a succombe, hier a midi, a la maladie dont il souffrait depuis seize mois. Nous le conduirons demain ou nous avons conduit son frere il y a deux ans.

"Ceux qui l'ont connu comprendront ce que nous eprouvons. Ils savent quelle brave et douce nature c'etait. Pour ses lecteurs, c'etait un ecrivain d'une gravite presque severe, historien plus encore que journaliste; pour ses amis, c'etait une ame charmante, un etre affectueux et bon, l'amabilite et la grace memes. Personne n'avait son egalite d'humeur, ni son sourire. Et il avait plus de merite qu'un autre a etre tel, ayant subi des epreuves d'ou plus d'un serait sorti amer et hostile.

"Tout jeune, il avait eu une maladie de poitrine, qui n'avait cede qu'a son energie et a sa volonte de vivre; mais il y avait perdu un poumon, et il s'en ressentait toujours. Puis, a peine avait-il eu age d'homme, qu'un article de journal ou il demandait que la France restat hospitaliere aux proscrits, lui avait valu neuf mois de Conciergerie. Quand il etait sorti de prison, le coup d'etat l'avait jete en exil. Il y etait reste dix-huit ans.

"Il sortit de France a vingt-quatre ans, il y rentra a quarante-deux. Ces dix-huit annees, toute la jeunesse, le meilleur de la vie, les annees qui ont droit au bonheur, il les passa hors de France, loin de ses habitudes et de ses gouts, dans un pays froid aux etrangers, plus froid aux vaincus. Il lui fallut pour cela un grand courage, car il adorait Paris; mais il s'etait dit qu'il ne reviendrait pas tant que l'empire durerait, et il serait mort avant de se manquer de parole. Il employa genereusement ces dures annees a son admirable traduction de Shakespeare, et rien n'etait plus touchant que de le voir a cette oeuvre, ou l'Angleterre etait melee a la France, et qui etait en meme temps le payement de l'hospitalite et le don de l'expatrie a la patrie.

"Le 4 septembre le ramena. Alors, Paris etait menace, les prussiens arrivaient, beaucoup s'en allaient a l'etranger; lui, il vint de l'etranger. Il vint prendre sa part du peril, du froid, de la faim, du bombardement. Il s'engagea dans l'artillerie de la garde nationale. Il eut la douleur commune de nos desastres et la douleur personnelle de la mort de son frere.

"On aurait pu croire que c'etait suffisant, et qu'apres la prison, apres l'exil, apres le deuil patriotique, apres le deuil fraternel, il etait assez puni d'avoir ete bon, honnete et vaillant toute sa vie. On aurait pu croire qu'il avait bien gagne un peu de joie, de bien-etre et de sante. La France ressuscitait peu a peu, et il aurait pu etre heureux quelque temps sans remords. Alors la maladie l'a saisi, et l'a cloue dans son lit pendant un an avant de le clouer pour toujours dans le cercueil.

"Son frere est mort foudroye; lui, il a expire lentement. La mort a plusieurs facons de frapper les peres. Pendant plus d'un an, son lit a ete sa premiere tombe, la tombe d'un vivant, car il a eu, jusqu'au dernier jour, jusqu'a la derniere heure, toute sa lucidite d'esprit. Il s'interessait a tout, lisait les journaux; seulement, il lui etait impossible d'ecrire une ligne; son intelligence si droite, sa raison si ferme, ses longues etudes d'histoire, son talent si serieux et si fort, a quoi bon maintenant? Ce supplice de l'impuissance intelligente, de la volonte prisonniere, de la vie dans la mort, il l'a subi seize mois. Et puis, une pulmonie s'est declaree et l'a emporte dans l'inconnu.

"La mort, soit. Mais cette longue agonie, pourquoi? Un jour, il etait mieux, et nous le croyions deja gueri; puis il retombait, pour remonter, et pour retomber encore. Pourquoi ces sursis successifs, puisqu'il etait condamne a mort? Pourquoi la destinee, puisqu'elle avait decide de le tuer, n'en a-t-elle pas fini tout de suite, et qui donc prend plaisir a prolonger ainsi notre execution, et a nous faire mourir tant de fois?

"Pauvre cher Victor! que j'ai vu si enfant, et que j'allais chercher, le dimanche, a sa pension!

"Et son pere! Ses ennemis eux-memes diront que c'est trop. D'abord, c'a ete sa fille,—et toi, mon Charles! Puis, il y a deux ans, c'a ete son fils aine. Et maintenant, c'est le dernier. Quel bonheur pour leur mere d'etre morte! C'est la que les genies ne sont plus que des peres. Tous s'en sont alles, l'un apres l'autre, le laissant seul. Lui si pere! Oh! ses chers petits enfants des Feuilles d'automne! On lui dira qu'il a d'autres enfants, nous tous, ses fils intellectuels, tous ceux qui sont nes de lui, et tous ceux qui en naitront, et que ceux-la ne lui manqueront ni aujourd'hui, ni demain, ni jamais, et que la mort aura beau faire, ils seront plus nombreux d'age en age. D'autres lui diront cela; mais moi, j'etais le frere de celui qui est mort, et je ne puis que pleurer.

AUGUSTE VACQUERIE."

* * * * *

OBSEQUES DE FRANCOIS-VICTOR HUGO

Bien avant l'heure indiquee, la foule etait deja telle dans la rue Drouot, qu'il etait difficile d'arriver a la maison mortuaire. Un registre ouvert dans une petite cour recevait les noms de ceux qui voulaient temoigner leur douloureuse sympathie au pere si cruellement frappe.

Un peu apres midi, on a descendu le corps. C'a ete une chose bien triste a voir, le pere au bas de l'escalier regardant descendre la biere de son dernier fils.

Un autre moment navrant, c'a ete quand Mme Charles Hugo a passe, prete a s'evanouir a chaque instant et si faible qu'on la portait plus qu'on ne la soutenait. Il y a deux ans, elle enterrait son mari; hier, son beau-frere. Avec quel tendre devouement et quelle admirable perseverance elle a soigne ce frere pendant cette longue maladie, passant les nuits, lui sacrifiant tout, ne vivant que pour lui, c'est ce que n'oublieront jamais le pere ni les amis du mort. Elle a voulu absolument l'accompagner jusqu'au bout, et ne l'a quitte que lorsqu'on l'a arrachee de la tombe.

L'enterrement etait au cimetiere de l'Est. Le convoi a suivi les grands boulevards, puis le boulevard Voltaire.

Derriere le corbillard, marchait le pere desole. Lui aussi, ses amis auraient voulu qu'il s'epargnat ce supplice, rude a tous les ages. Mais Victor Hugo accepte virilement toutes les epreuves, il n'a pas voulu fuir celle-la, et c'etait aussi beau que triste de voir derriere ce corbillard cette tete blanche que le sort a frappee tant de fois sans parvenir a la courber.

Derriere le pere, venaient MM. Paul Meurice, Auguste Vacquerie, Paul
Foucher, oncle du mort, et Leopold Hugo, son cousin. Puis le docteur
Allix et M. Armand Gouzien, qui avaient bien le droit de se dire de la
famille, apres les soins fraternels qu'ils ont prodigues au malade.

Puis, les amis et les admirateurs du pere, tous ceux, deputes, journalistes, litterateurs, artistes, ouvriers, qui avaient voulu s'associer a ce grand deuil: MM. Gambetta, Cremieux, Eugene Pelletan, Arago, Spuller, Lockroy, Jules Simon, Alexandre Dumas, Flaubert, Nefftzer, Martin Bernard … mais il faudrait citer tout ce qui a un nom. Ce cortege innombrable passait entre deux haies epaisses qui couvraient les deux trottoirs du boulevard et qui n'ont pas cesse jusqu'au cimetiere.

A mesure que le convoi avancait, une partie de la haie se detachait pour s'ajouter au cortege, qui grossissait de moment en moment et que la chaussee avait peine a contenir. Et quand cet enorme cortege est arrive au cimetiere, il l'a trouve deja plein d'une foule egalement innombrable, et ce n'est pas sans difficulte qu'on a pu faire ouvrir passage meme au cercueil.

Le tombeau de famille de Victor Hugo n'ayant plus de place, helas, on a depose le corps dans un caveau provisoire. Quand il y a ete descendu, il s'est fait un grand silence, et Louis Blanc a dit les belles et touchantes paroles qui suivent :

Messieurs,

Des deux fils de Victor Hugo, le plus jeune va rejoindre l'aine. Il y a trois ans, ils etaient tous les deux pleins de vie. La mort, qui les avait separes depuis, vient les reunir.

Lorsque leur pere ecrivait:

    Aujourd'hui, je n'ai plus de tout ce que j'avais
    Qu'un fils et qu'une fille,
    Me voila presque seul! Dans cette ombre ou je vais,
    Dieu m'ote la famille!

Lorsque ce cri d'angoisse sortait de son grand coeur dechire:

Oh! demeurez, vous deux qui me restez!….,

prevoyait-il que, pour lui, la nature serait a ce point inexorable? Prevoyait-il que la maison sans enfants allait etre la sienne?—Comme si la destinee avait voulu, proportionnant sa part de souffrance a sa gloire, lui faire un malheur egal a son genie!

Ah! ceux-la seuls comprendront l'etendue de ce deuil, qui ont connu l'etre aime que nous confions a la terre. Il etait si affectueux, si attentif au bonheur des autres! Et ce qui donnait a sa bonte je ne sais quel charme attendrissant, c'etait le fond de tristesse dont temoignaient ses habitudes de reserve, ses manieres toujours graves, son sourire toujours pensif. Rien qu'a le voir, on sentait qu'il avait souffert, et la douceur de son commerce n'en etait que plus penetrante.

Dans les relations ordinaires de la vie, il apportait un calme que son age rendait tout a fait caracteristique. On aurait pu croire qu'en cela il etait different de son frere, nature ardente et passionnee; mais ce calme cachait un pouvoir singulier d'emotion et d'indignation, qui se revelait toutes les fois qu'il y avait le mal a combattre, l'iniquite a fletrir, la verite et le peuple a venger. (Applaudissements.)

Il etait alors eloquent et d'une eloquence qui partait des entrailles. Rien de plus vehement, rien de plus pathetique, que les articles publies par lui dans le Rappel sur l'impunite des coupables d'en haut comparee a la rigueur dont on a coutume de s'armer contre les coupables d'en bas. (Profonde emotion.)

L'amour de la justice, voila ce qui remuait dans ses plus intimes profondeurs cette ame genereuse, vaillante et tendre.

Il est des hommes a qui l'occasion manque pour montrer dans ce qu'ils ont fait ce qu'ils ont ete. Cela ne peut pas se dire de Francois-Victor Hugo. Ses actes le definissent. Une invocation genereuse au genie hospitalier de la France lui valut neuf mois de prison avant le 2 decembre; apres le 2 decembre, il a eu dix-huit annees d'exil, et, dans sa derniere partie, d'exil volontaire….

Volontaire? je me trompe!

Danton disait: "On n'emporte pas la patrie a la semelle de ses souliers." Mais c'est parce qu'on l'emporte au fond de son coeur que l'exil a tant d'amertume. Oh! non, il n'y a pas d'exil volontaire. L'exil est toujours force; il l'est surtout quand il est prescrit par la seule autorite qui ait un droit absolu de commandement sur les ames fieres, c'est-a-dire la conscience. (Applaudissements.)

Francois-Victor aimait la France, comme son pere; comme son pere, il l'a quittee le jour ou elle cessa d'etre libre, et, comme lui, ce fut en la servant qu'il acquit la force de vivre loin d'elle. Je dis en la servant, parce que, suivant une belle remarque de Victor Hugo, traduire un poete etranger, c'est accroitre la poesie nationale. Et quel poete que celui que Francois-Victor Hugo entreprit de faire connaitre a la France!

Pour y reussir pleinement, il fallait pouvoir transporter dans notre langue, sans offenser la pruderie de notre gout, tout ce que le style de Shakespeare a de hardi dans sa vigueur, d'etrange dans sa sublimite; il fallait pouvoir decouvrir et devoiler les procedes de ce merveilleux esprit, montrer l'etonnante originalite de ses imitations, indiquer les sources ou il puisa tant de choses devenues si completement siennes; etudier, comparer, juger ses nombreux commentateurs; en un mot, il fallait pouvoir prendre la mesure de ce genie universel. Eh bien, c'est cet effrayant labeur que Francois-Victor Hugo, que le fils de notre Shakespeare a nous … (applaudissements) aborda et sut terminer a un age ou la plupart des hommes, dans sa situation, ne s'occupent que de leurs plaisirs. Les trente-six introductions aux trente-six drames de Shakespeare suffiraient pour lui donner une place parmi les hommes litteraires les plus distingues de notre temps.

Elles disent assez, a part meme le merite de sa traduction, la meilleure qui existe, quelle perte le monde des lettres et le monde de la science ont faite en le perdant.

Et la republique! Elle a aussi le droit de porter son deuil. Car ce fut au signal donne par elle qu'il accourut avec son pere et son frere,—d'autant plus impatients de venir s'enfermer dans la capitale, qu'il y avait la, en ce moment, d'affreuses privations a subir et le peril a braver. On sait avec quelle fermete ils traverserent les horreurs d'un siege qui sera l'eternelle gloire de ce grand peuple de Paris.

Mais d'autres epreuves les attendaient. Bientot, l'auteur de l'Annee terrible eut a pleurer la mort d'un de ses fils et a trembler pour la vie de l'autre. Pendant seize mois, Francois-Victor Hugo a ete torture par la maladie qui nous l'enleve. Entoure par l'affection paternelle de soins assidus, dispute a la mort chaque jour, a chaque heure, par un ange de devouement, la veuve de son frere, son energie secondait si bien leurs efforts, qu'il aurait ete sauve s'il avait pu l'etre.

Sa tranquillite etait si constante, sa serenite avait quelque chose de si indomptable, que, malgre l'empreinte de la mort, depuis longtemps marquee sur son visage, nous nous prenions quelquefois a esperer….

Esperait-il lui-meme, lorsqu'il nous parlait de l'avenir, et qu'il s'efforcait de sourire? Ou bien voulait-il, par une inspiration digne de son ame, nous donner des illusions qu'il n'avait pas, et tromper nos inquietudes? Ce qui est certain, c'est que, pendant toute une annee, il a, selon le mot de Montaigne, "vecu de la mort", jusqu'au moment ou, toujours calme, il s'est endormi pour la derniere fois, laissant apres lui ce qui ne meurt pas, le souvenir et l'exemple du devoir accompli.

Quant au vieillard illustre que tant de malheurs accablent, il lui reste, pour l'aider a porter jusqu'a la fin le poids des jours, la conviction qu'il a si bien formulee dans ces beaux vers:

    C'est un prolongement sublime que la tombe.
    On y monte, etonne d'avoir cru qu'on y tombe.

Dans la derniere lettre que j'ai recue de lui, qui fut la derniere ecrite par lui, Barbes me disait: "Je vais mourir, et toi tu vas avoir de moins un ami sur la terre. Je voudrais que le systeme de Reynaud fut vrai, pour qu'il nous fut donne de nous revoir ailleurs."

Nous revoir ailleurs! De l'espoir que ces mots expriment venait la foi de Barbes dans la permanence de l'etre, dans la continuite de son developpement progressif. Il n'admettait pas l'idee des separations absolues, definitives. Victor Hugo ne l'admet pas, lui non plus, cette idee redoutable. Il croit a Dieu eternel, il croit a l'ame immortelle. C'est la ce qui le rendra capable, tout meurtri qu'il est, de vivre pour son autre famille, celle a qui appartient la vie des grands hommes, l'humanite. (Applaudissements prolonges.)

Apres ce discours, d'une eloquence si forte et si emue, et qui a profondement touche toute cette grande foule, Victor Hugo a embrasse Louis Blanc; puis ses amis l'ont enleve de la fosse. Alors c'a ete a qui se precipiterait vers lui et lui prendrait la main. Amis connus ou inconnus, hommes, femmes, tous se pressaient sur son passage; on voyait la quel coeur est celui de ce peuple de Paris, si reconnaissant a ceux qui l'aiment; les femmes pleuraient; et tout a coup le sentiment de tous a eclate dans l'explosion de ce cri prolonge et repete: Vive Victor Hugo! Vive la republique!

Victor Hugo a pu enfin monter en voiture, avec Louis Blanc. Mais pendant longtemps encore la voiture n'a pu aller qu'au pas, a cause de la foule, et les mains continuaient a se tendre par la portiere. Louis Blanc avait sa part de ces touchantes manifestations.

Et, en revenant, nous nous redisions la strophe des Feuilles d'automne:

    Seigneur! preservez-moi, preservez ceux que j'aime,
    Mes parents, mes amis, et mes ennemis meme
                 Dans le mal triomphants,
    De jamais voir, Seigneur, l'ete sans fleurs vermeilles,
    La cage sans oiseaux, la ruche sans abeilles,
                 La maison sans enfants!

Dieu n'a pas exauce le poete. Les oiseaux sont envoles, la maison est vide. Mais Louis Blanc a raison, il reste au malheureux pere encore une famille. Il l'a vue aujourd'hui, elle l'a accompagne et soutenu, elle a pleure avec lui. Et, s'il n'y a pas de consolations a de telles douleurs, c'est un adoucissement pourtant que de sentir autour de soi tant de respect affectueux et cette admiration universelle.

Malgre l'enormite de la foule, il n'y a pas eu le moindre desordre, ni le moindre accident. Cette manifestation imposante s'est faite avec une gravite et une tranquillite profondes.

Il est impossible d'enumerer tous les noms connus des ecrivains, des hommes politiques, des artistes qui se pressaient dans la foule.

Les anciens collegues de Victor Hugo a l'Assemblee nationale etaient venus en grand nombre. Citons parmi eux MM. Louis Blanc, Gambetta, Cremieux, Emmanuel Arago, Jules Simon, Victor Schoelcher, Peyrat, Edmond Adam, Eugene Pelletan, Lepere, Laurent Pichat, Henri de Lacretelle, Noel Parfait, Alfred Naquet, Tirard, Henri Martin, Georges Perin, Jules Ferry, Germain Casse, Henri Brisson, Arnaud (de l'Ariege), Millaud, Martin-Bernard, Ordinaire, Melvil-Bloncourt, Eugene Farcy, Bamberger, Charles Rolland, Escarguel, Caduc, Daumas, Jules Barni, Lefevre, Corbon, Simiot, Greppo, Lafon de Fongaufier, etc., etc.

Nommons ensuite, au hasard, MM. Alexandre Dumas fils, Gustave
Flaubert, Felicien David, Charles Blanc, Louis Ulbach, Monselet,
Theodore de Banville; Leon Valade, Philippe Burty, Nefftzer, docteur
See, Emile Perrin, Ritt, Larochelle, Duquesnel, Aime Millet, Edouard
Manet, Bracquemond, Jacquemart, Andre Gill, Carjat, Nadar, Henri Roger
de Beauvoir, les freres Lionnet, Delaunay, Dumaine, Taillade, Pierre
Berton, Andre Lefevre, Mario Proth, E. Tarbe, Frederic Thomas, docteur
Mandl, Ernest Hamel, Pierre Veron, Edouard Plouvier, Alfred Quidant,
Pradilla Para, consul de Colombie, Etienne Arago, Lecanu, Mario
Uchard, Hippolyte Lucas, Amedee Pommier, Mme Blanchecotte, Kaempfen,
Lechevalier, Hetzel, Michel Levy freres, Emile de la Bedolliere,
Robert Mitchell, Catalan, professeur a l'universite de Liege, E.
Deschanel, Jules Claretie, Eugene Manuel, duc de Bellune, Edouard
Laferriere, Paul Arene, docteur Faivre, Leon Dierx, Catulle Mendes,
Emile Daclin, Victor Cochinat, Mayrargue, Louis Leroy, Maurice Bixio,
Adolphe Michel, Michaelis, Antonin Proust, Louis Asseline, A. de la
Fizeliere, Maracineano de Bucharest, Louis Lacombe, Armand Lapointe,
Denis de la Garde, Louis Ratisbonne, Leon Cladel, Tony Revillon,
Charles Chassin, Emmanuel Gonzales, Louis Koch, Agricol Perdiguier,
Andre Roussel, Ferdinand Dugue, Schiller, P. Deloir, Dommartin,
Habeneck, Ginesta, Lepelletier, Rollinat, Richard Lesclide, Coedes,
Busnach, Edg. Hement, Yves Guyot, Valbregue, Elzear Bornier, Pothay,
Barbieux, Montrosier, Lacroix, Adrien Huart, George Richard, Rey (de
l'Odeon), Balitout, Allain-Targe, Spuller, Nadaud, Ollive, Perrinelle,
conseiller general de la Seine, J.-A. Lafont, Gabriel Guillemot, etc.,
etc.

Le Rappel etait la tout entier: MM. Auguste Vacquerie, Paul Meurice,
Edouard Lockroy, Frederic Morin, Gaulier, Camille Pelletan, C.
Quentin, Victor Meunier, Ernest Lefevre; Ernest Blum, d'Hervilly,
Emile Blemont, L. Constant, Barberet, Lemay, Luthereau, Feron,
Pelleport, Destrem, Am. Blondeau, etc., les compositeurs et imprimeurs
du Rappel.

(Le Rappel du 30 decembre 1873.)

XVIII

LE CENTENAIRE DE PETRARQUE

Victor Hugo, a l'occasion des fetes du centenaire de Petrarque, a recu l'invitation suivante:

Avignon, 14 juillet 1874.

Cher et grand citoyen,

Le 18 juillet, Avignon officiel va donner de grandes fetes en l'honneur de Petrarque, a l'occasion du cinquieme centenaire de sa mort.

Plusieurs villes et plusieurs societes savantes de l'Italie se font representer a ces fetes par des delegues. M. Nigra sera parmi nous.

Or, dans notre ville, le conseil municipal elu a ete remplace par une commission municipale triee, selon l'usage, par un des plus celebres prefets de l'ordre moral. C'est ce monde-la qui va recevoir les patriotes que l'Italie nous envoie.

Il importe donc, selon nous, qu'une main glorieuse et veritablement fraternelle puisse, au nom des republicains de France, serrer la main que vont nous tendre les enfants d'une nation a laquelle nous voudrions temoigner de sinceres sentiments de sympathie.

Nous serions fiers qu'Avignon put parler par la voix de notre plus grand poete aux concitoyens du poete et du patriote Petrarque.

L'Italie, alors, entendrait un langage veritablement francais, et l'echange des sentiments qui doivent unir les deux grandes nations serait dignement exprime.

C'est dans ces circonstances, c'est dans cette pensee, et pour donner, nous, a ces fetes officielles leur veritable portee, qu'un groupe considerable d'amis,—qui representent toute la democratie avignonnaise et la jeunesse republicaine du pays,—m'ont charge de vous adresser la presente lettre, pour vous inviter a venir passer au milieu de nous les journees des 18, 19 et 20 juillet. La vraie fete aura lieu si vous daignez accepter cette invitation, et votre visite aurait, pour tout le midi de la France, une grande, une feconde signification.

Permettez-nous d'esperer que notre invitation sera par vous acceptee, et de nous en rejouir d'avance; et veuillez, cher et grand citoyen, recevoir, au nom de mes amis ainsi qu'en mon nom personnel, l'expression de notre respectueuse et profonde admiration.

SAINT-MARTIN,

Conseiller general de Vaucluse, ex-redacteur en chef de la Democratie du Midi.

* * * * *

Victor Hugo a repondu:

Paris, 18 juillet 1874.

Mon honorable concitoyen,

La noble et glorieuse invitation que vous voulez bien me transmettre me touche profondement. J'ai le chagrin de ne pouvoir m'y rendre, etant en ce moment retenu pres de mon petit-fils, convalescent d'une grave maladie.

Je suis heureux du souvenir que veut bien me garder cette vaillante democratie du midi, qui est comme l'avant-garde de la democratie universelle, et a laquelle le monde pense toutes les fois qu'il entend la Marseillaise.

La Marseillaise, c'est la voix du midi; c'est aussi la voix de l'avenir.

Je regrette d'etre absent du milieu de vous. J'eusse ete fier de souhaiter, en votre nom a tous, la bienvenue a ces freres, a ces genereux italiens, qui viennent feter Petrarque dans le pays de Voltaire. Mais de loin j'assisterai, emu, a vos solennites. Elles fixeront l'attention du monde civilise. Petrarque, qui a ete l'aureole d'un siecle tenebreux, ne perd rien de sa clarte dans ce plein midi du progres qu'on nomme le dix-neuvieme siecle.

Je felicite Avignon. Avignon, pendant ces trois jours memorables, va donner un illustre spectacle. On pourrait dire que Rome et Paris vont s'y rencontrer; Rome qui a sacre Petrarque, Paris qui a jete bas la Bastille; Rome qui couronne les poetes, Paris qui detrone les rois; Rome qui glorifie la pensee humaine, Paris qui la delivre.

Cette accolade des deux cites meres est superbe. C'est l'embrassement de deux idees. Rien de plus pathetique et de plus rassurant. Rome et Paris fraternisant dans la sainte communion democratique, c'est beau. Vos acclamations donneront a cette rencontre toute sa signification. Avignon, ville pontificale et ville populaire, est un trait d'union entre les deux capitales du passe et de l'avenir.

Nous nous sentons tous bien representes par vous, hommes de Vaucluse, dans cette fete, nationale pour deux nations. Vous etes dignes de faire a l'Italie la salutation de la France.

Ainsi s'ebauche la majestueuse Republique federale du continent. Ces magnifiques melanges de peuples commencent les Etats-Unis d'Europe.

Petrarque est une lumiere dans son temps, et c'est une belle chose qu'une lumiere qui vient de l'amour. Il aima une femme et il charma le monde. Petrarque est une sorte de Platon de la poesie; il a ce qu'on pourrait appeler la subtilite du coeur, et en meme temps la profondeur de l'esprit; cet amant est un penseur, ce poete est un philosophe. Petrarque en somme est une ame eclatante.

Petrarque est un des rares exemples du poete heureux. Il fut compris de son vivant, privilege que n'eurent ni Homere, ni Eschyle, ni Shakespeare. Il n'a ete ni calomnie, ni hue, ni lapide. Petrarque a eu sur cette terre toutes les splendeurs, le respect des papes, l'enthousiasme des peuples, les pluies de fleurs sur son passage dans les rues, le laurier d'or au front comme un empereur, le Capitole comme un dieu. Disons virilement la verite, le malheur lui manque. Je prefere a cette robe de pourpre le baton d'Alighieri errant. Il manque a Petrarque cet on ne sait quoi de tragique qui ajoute a la grandeur des poetes une cime noire, et qui a toujours marque le plus haut sommet du genie. Il lui manque l'insulte, le deuil, l'affront, la persecution. Dans la gloire Petrarque est depasse par Dante, et le triomphe par l'exil.

XIX

LA QUESTION DE LA PAIX REMPLACEE PAR LA QUESTION DE LA GUERRE

A MM. LES MEMBRES DU CONGRES DE LA PAIX A GENEVE.

Paris, 4 septembre 1874.

Chers concitoyens de la republique d'Europe,

Vous avez bien voulu desirer ma presence a votre congres de Geneve. C'est un regret pour moi de ne pouvoir me rendre a votre invitation qui m'honore. S'il m'etait donne de prononcer a cette heure quelques paroles parmi vous, j'ajouterais, et, je le pense, sans protestation de votre part, au sujet de cette grande question de la paix universelle, de nouvelles reserves a celles que j'indiquais, il y a cinq ans, au congres de Lausanne. Aujourd'hui, ce qui alors etait le mal est devenu le pire; une aggravation redoutable a eu lieu; le probleme de la paix se complique d'une immense enigme de guerre.

Le quidquid delirant reges a produit son effet.

Ajournement de toutes les fraternites; ou il y avait l'esperance, il y a la menace; on a devant soi une serie de catastrophes qui s'engendrent les unes des autres et qu'il est impossible de ne pas epuiser; il faudra aller jusqu'au bout de la chaine.

Cette chaine, deux hommes l'ont forgee, Louis Bonaparte et Guillaume, pseudonymes tous les deux, car derriere Guillaume il y a Bismarck et derriere Louis Bonaparte il y a Machiavel. La logique des faits violents ne se dement jamais, le despotisme s'est transforme, c'est-a-dire renouvele, et s'est deplace, c'est-a-dire fortifie; l'empire militaire a abouti a l'empire gothique, et de France a passe en Allemagne. C'est la qu'est aujourd'hui l'obstacle. Tout ce qui a ete fait doit etre defait. Necessite funeste. Il y a entre l'avenir et nous une interposition fatale. On ne peut plus entrevoir la paix qu'a travers un choc et au dela d'un inexorable combat. La paix, helas, c'est toujours l'avenir, mais ce n'est plus le present. Toute la situation actuelle est une sombre et sourde haine.

Haine du soufflet recu.

Qui a ete soufflete? Le monde entier. La France frappee a la face, c'est la rougeur au front de tous les peuples. C'est l'affront fait a la mere. De la la haine.

Haine de vaincus a vainqueurs, vieille haine eternelle; haine de peuples a rois, car les rois sont des vainqueurs dont les vaincus sont les peuples; haine reciproque, et sans autre issue qu'un duel.

Duel entre deux nations? Non. La France et l'Allemagne sont soeurs; mais duel entre deux principes, la republique et l'empire.

La question est posee: d'un cote la monarchie germanique, de l'autre, les Etats-Unis d'Europe; la rencontre des deux principes est inevitable; et des a present on distingue dans le profond avenir les deux fronts de bataille, d'un cote tous les royaumes, de l'autre toutes les patries.

Ce duel terrible, puisse-t-il etre longtemps retarde! Puisse une autre solution se faire jour! Si la grande bataille se livre, ce qu'il y aura des deux cotes, helas, ce sera des hommes. Conflit lamentable! Quelle extremite pour le genre humain! La France ne peut attaquer un peuple sans etre fratricide; un peuple ne peut attaquer la France sans etre parricide. Inexprimable serrement de coeur!

Nous, preparateurs des faits futurs, nous eussions desire une autre issue; mais les evenements ne nous ecoutent pas; ils vont au meme but que nous, mais par d'autres moyens. Ou nous emploierions la paix, ils emploient la guerre. Pour des motifs inconnus, ils preferent les solutions de haute lutte. Ce que nous ferions a l'amiable, ils le font par effraction. La providence a de ces brusqueries.

Mais il est impossible que le philosophe n'en soit pas profondement attriste.

Ce qu'il constate douloureusement, ce qu'il ne peut nier, c'est l'enchainement des faits, c'est leur necessite, c'est leur fatalite. II y a une algebre dans les desastres.

Ces faits, je les resume en quelques mots.

La France a ete diminuee. A cette heure, elle a une double plaie, plaie au territoire, plaie a l'honneur. Elle ne peut en rester la. On ne garde pas Sedan. On ne se rendort pas la-dessus.

Pas plus qu'on ne se rendort sur l'arrachement de Metz et de
Strasbourg.

La guerre de 1870 a debute par un guet-apens et s'est terminee par une voie de fait. Ceux qui ont fait le coup n'ont pas vu le contre-coup. Ce sont la des fautes d'hommes d'etat. On se perd par l'eblouissement de sa victoire. Qui voit trop la force est aveugle au droit. Or la France a droit a l'Alsace et a la Lorraine. Pourquoi? parce que l'Alsace et la Lorraine ont droit a la France. Parce que les peuples ont droit a la lumiere et non a la nuit. Tout verse en ce moment du cote de l'Allemagne. Grave desordre. Cette rupture d'equilibre doit cesser. Tous les peuples le sentent et s'en inquietent. De la un malaise universel. Comme je l'ai dit a Bordeaux, a partir du traite de Paris, l'insomnie du monde a commence.

Le monde ne peut accepter la diminution de la France. La solidarite des peuples, qui eut fait la paix, fera la guerre. La France est une sorte de propriete humaine. Elle appartient a tous, comme autrefois Rome, comme autrefois Athenes. On ne saurait trop insister sur ces realites. Voyez comme la solidarite eclate. Le jour ou la France a du payer cinq milliards, le monde lui en a offert quarante-cinq. Ce fait est plus qu'un fait de credit, c'est un fait de civilisation. Apres les cinq milliards payes, Berlin n'est pas plus riche et Paris n'est pas plus pauvre. Pourquoi? Parce que Paris est necessaire et que Berlin ne l'est pas. Celui-la seul est riche qui est utile.

En ecrivant ceci, je ne me sens pas francais, je me sens homme.

Voyons sans illusion comme sans colere la situation telle qu'elle est.
On a dit: Delenda Carthago; il faut dire: Servanda Gallia.

Quand une plaie est faite a la France, c'est la civilisation qui saigne. La France diminuee, c'est la lumiere amoindrie. Un crime contre la France a ete commis; les rois ont fait subir a la France toute la quantite de meurtre possible contre un peuple. Cette mauvaise action des rois, il faut que les rois l'expient, et c'est de la que sortira la guerre; et il faut que les peuples la reparent, et c'est de la que sortira la fraternite. La reparation, ce sera la federation. Le denoument, le voici: Etats-Unis d'Europe. La fin sera au peuple, c'est-a-dire a la Liberte, et a Dieu, c'est-a-dire a la Paix.

Esperons.

Chers concitoyens de la patrie universelle, recevez mon salut cordial.

VICTOR HUGO.

XX

OBSEQUES DE MADAME PAUL MEURICE

On lit dans le Rappel du 16 novembre 1874:

"Une foule considerable a conduit, hier, Mme Paul Meurice, a sa derniere demeure. Derriere le char funebre marchaient, d'abord celui qui reste seul, et a sa droite Victor Hugo, puis des deputes, des journalistes, des litterateurs, des artistes, en trop grand nombre pour que nous puissions les nommer, puis des milliers d'amis inconnus, car on aura beau faire, on n'empechera jamais ce genereux peuple de Paris d'aimer ceux qui l'aiment, et de le leur temoigner.

"On est alle directement de la maison mortuaire au Pere-Lachaise.

"Quand le corps a ete descendu dans le caveau, Victor Hugo a prononce les paroles suivantes:

La femme a laquelle nous venons faire la salutation supreme a honore son sexe; elle a ete vaillante et douce; elle a eu toutes les graces pour aimer, elle a eu toutes les forces pour souffrir. Elle laisse derriere elle le compagnon de sa vie, Paul Meurice, un esprit lumineux et fier, un des plus nobles hommes de notre temps. Inclinons-nous devant cette tombe venerable.

J'ai ete temoin de leur mariage. Ainsi s'en vont les jours. Je les ai vus tous les deux, jeunes, elle si belle, lui si rayonnant, associer, devant la loi humaine et devant la loi divine, leur avenir, et se donner la main dans l'esperance et dans l'aurore. J'ai vu cette entree de deux ames dans l'amour qui est la vraie entree dans la vie. Aujourd'hui, est-ce la sortie que nous voyons? Non. Car le coeur qui reste continue d'aimer et l'ame qui s'envole continue de vivre. La mort est une autre entree. Non dans plus d'amour, car l'amour des ici-bas est complet, mais dans plus de lumiere.

Depuis cette heure radieuse du commencement jusqu'a l'heure severe ou nous sommes, ces deux belles ames se sont appuyees l'une sur l'autre. La vie, quelle qu'elle soit, est bonne, traversee ainsi. Elle, cette admirable femme, peintre, musicienne, artiste, avait recu tous les dons et etait faite pour tous les orgueils, mais elle etait surtout fiere du reflet de sa renommee a lui; elle prenait sa part de ses succes; elle se sentait felicitee par les applaudissements qui le saluaient; elle assistait souriante a ces splendides fetes du theatre ou le nom de Meurice eclatait parmi les acclamations et les enthousiasmes; elle avait le doux orgueil de voir eclore pour l'avenir et triompher devant la foule cette serie d'oeuvres exquises et fortes qui auront dans la litterature de notre siecle une place de gloire et de lumiere. Puis sont venus les temps d'epreuve; elle les a accueillis stoiquement. De nos jours, l'ecrivain doit etre au besoin un combattant; malheur au talent a travers lequel on ne voit pas une conscience! Une poesie doit etre une vertu. Paul Meurice est une de ces ames transparentes au fond desquelles on voit le devoir. Paul Meurice veut la liberte, le progres, la verite et la justice; et il en subit les consequences. C'est pourquoi, un jour, il est alle en prison. Sa femme a compris cette nouvelle gloire, et, a partir de ce jour, elle qui jusque-la n'avait encore ete que bonne, elle est devenue grande.

Aussi plus tard, quand les desastres sont arrives, quand l'epreuve a pris les proportions d'une calamite publique, a-t-elle ete prete a toutes les abnegations et a tous les devouements.

L'histoire de ce siecle a des jours inoubliables. Par moments, dans l'humanite, une certaine sublimite de la femme apparait; aux heures ou l'histoire devient terrible, on dirait que l'ame de la femme saisit l'occasion et veut donner l'exemple a l'ame de l'homme. L'antiquite a eu la femme romaine; l'age moderne aura la femme francaise. Le siege de Paris nous a montre tout ce que peut etre la femme: dignite, fermete, acceptation des privations et des miseres, gaite dans les angoisses. Le fond de l'ame de la femme francaise, c'est un melange heroique de famille et de patrie.

La genereuse femme qui est dans cette tombe a eu toutes ces grandeurs-la. J'ai ete son hote dans ces jours tragiques; je l'ai vue. Pendant que son vaillant mari faisait sa double et rude tache d'ecrivain et de soldat, elle aussi se levait avant l'aube. Elle allait dans la nuit, sous la pluie, sous le givre, les pieds dans la neige, attendre pendant de longues heures, comme les autres nobles femmes du peuple, a la porte des bouchers et des boulangers, et elle nous rapportait du pain et de la joie. Car la plus vraie de toutes les joies, c'est le devoir accompli. Il y a un ideal de la femme dans Isaie, il y en a un autre dans Juvenal, les femmes de Paris ont realise ces deux ideals. Elles ont eu le courage qui est plus que la bravoure, et la patience qui est plus que le courage. Elles ont eu devant le peril de l'intrepidite et de la douceur. Elles donnaient aux combattants desesperes l'encouragement du sourire. Rien n'a pu les vaincre. Comme leurs maris, comme leurs enfants, elles ont voulu lutter jusqu'a la derniere heure, et, en face d'un ennemi sauvage, sous l'obus et sous la mitraille, sous la bise acharnee d'un hiver de cinq mois, elles ont refuse, meme a la Seine charriant des glacons, meme a la faim, meme a la mort, la reddition de leur ville. Ah! venerons ce Paris qui a produit de telles femmes et de tels hommes. Soyons a genoux devant la cite sacree. Paris, par sa prodigieuse resistance, a sauve la France que le deshonneur de Paris eut tuee, et l'Europe que la mort de la France eut deshonoree.

Quoique l'ennemi ait pu faire, il y a peut-etre un mysterieux retablissement d'equilibre dans ce fait: la France moindre, mais Paris plus grand.

Que la belle ame, envolee, mais presente, qui m'ecoute en ce moment, soit fiere; toutes les venerations entourent son cercueil. Du haut de la serenite inconnue, elle peut voir autour d'elle tous ces coeurs pleins d'elle, ces amis respectueux qui la glorifient, cet admirable mari qui la pleure. Son souvenir, a la fois douloureux et charmant, ne s'effacera pas. Il eclairera notre crepuscule. Une memoire est un rayonnement.

Que l'ame eternelle accueille dans la haute demeure cette ame immortelle! La vie, c'est le probleme, la mort c'est la solution. Je le repete, et c'est par la que je veux terminer cet adieu plein d'esperance, le tombeau n'est ni tenebreux, ni vide. C'est la qu'est la grande lueur. Qu'il soit permis a l'homme qui parle en ce moment de se tourner vers cette clarte. Celui qui n'existe plus pour ainsi dire ici-bas, celui dont toutes les ambitions sont dans la mort, a le droit de saluer au fond de l'infini, dans le sinistre et sublime eblouissement du sepulcre, l'astre immense, Dieu.

XXI

AUX DEMOCRATES ITALIENS

Les journaux ont publie le telegramme adresse a Victor Hugo par les democrates italiens. Victor Hugo leur a repondu:

Je remercie mes freres les democrates d'Italie.

Esperons tous la grande delivrance. L'Italie et la France ont la meme ame, l'ame romaine, la republique. La republique, qui est le passe de l'Italie, est l'avenir de la France et de l'Europe. Vouloir la republique d'Europe, c'est vouloir la federation des peuples; et la federation des peuples, c'est la plus haute realisation de l'ordre dans la liberte, c'est la paix.

Ordre, liberte, paix; ce que la monarchie cherche, la republique le trouve.

VICTOR HUGO.

XXII

POUR UN SOLDAT

(Fevrier 1875.)

Il est desirable que le fait qu'on va lire ne passe point inapercu.

Un soldat, nomme Blanc, fusilier au 112e de ligne, en garnison a Aix, vient d'etre condamne a mort "pour insulte grave envers son superieur".

On annonce la prochaine execution de ce soldat.

Cette execution me semble impossible.

Pourquoi? Le voici:

Le 10 decembre 1873, les chefs de l'armee, siegeant a Trianon en haute cour de justice militaire, ont fait un acte considerable.

Ils ont aboli la peine de mort dans l'armee.

Un homme etait devant eux; un soldat, un soldat responsable entre tous, un marechal de France. Ce soldat, a l'heure supreme des catastrophes, avait deserte le devoir; il avait jete bas la France devant la Prusse; il avait passe a l'ennemi de cette facon epouvantable que, pouvant vaincre, il s'etait laisse battre; il tenait une forteresse, la plus forte de l'Europe, il l'avait donnee; il avait des drapeaux, les plus fiers drapeaux de l'histoire, il les avait livres; il commandait une armee, la derniere qui restat a l'honneur national, il l'avait garrottee et offerte aux coups de plat de sabre des allemands; il avait envoye, prisonniere de guerre, aux casemates de Spandau et de Magdebourg, la gloire de la France, les bras lies derriere le dos; pouvant sauver son pays, il l'avait perdu; en livrant Metz, la cite vierge, il avait livre Paris, la ville heroique; cet homme avait assassine la patrie.

Le haut conseil de guerre a juge qu'il meritait la mort, et a declare qu'il devait vivre. En faisant cela, qu'a fait le conseil de guerre? je le repete, il a aboli dans l'armee la peine de mort. Il a decide que desormais ni la trahison, ni la desertion a l'ennemi, ni le parricide, car tuer sa patrie, c'est tuer sa mere, ne seraient punis de mort.

Le conseil de guerre a bien fait; et nous le felicitons hautement.

Certes, bien des raisons pouvaient conseiller a ces sages et vaillants officiers le maintien de la peine de mort militaire. Il y a une guerre dans l'avenir; pour cette guerre il faut une armee; pour l'armee il faut la discipline; la plus haute des disciplines, c'est la loyaute; la plus inviolable des subordinations, c'est la fidelite au drapeau; le plus monstrueux des crimes, c'est la felonie. Qui frappera-t-on si ce n'est le traitre? quel soldat sera puni si ce n'est le general? qui sera foudroye par la loi si ce n'est le chef? Ou est l'exemple s'il n'est en haut? Ces juges se sont dit tout cela; mais ils ont pense, et nous les en louons, que l'exemple pouvait se faire autrement; que le moment etait venu de remplacer dans le code de l'armee l'intimidation par un sentiment plus digne du soldat, de relever l'ideal militaire, et de substituer a la question de la vie la question de l'honneur.

Profond progres d'ou sortira, pour les besoins du prochain avenir, un nouveau code militaire, plus efficace que l'ancien.

La peine morale substituee a la peine materielle est plus terrible.
Preuve: Bazaine.

Oui, la degradation suffit. Ou la honte coule, le sang verse est inutile. La punition assaisonnee de cette hautaine clemence est plus redoutable. Laissez cet homme a son abime. C'est toujours la sombre et grande histoire de Cain. Bazaine mis a mort laisse derriere lui une legende; Bazaine vivant traine la nuit.

Donc le conseil de guerre a bien fait.

Qu'ajouter maintenant?

Le marechal disparait, voici un soldat.

Nous avons devant les yeux, non plus le haut dignitaire, non plus le grand-croix de la legion d'honneur, non plus le senateur de l'empire, non plus le general d'armee; mais un paysan. Non plus le vieux chef plein d'aventures et d'annees; mais un jeune homme. Non plus l'experience, mais l'ignorance.

Ayant epargne celui-ci, allez-vous frapper celui-la?

De tels contrastes sont-ils possibles? Est-il utile de proposer a l'intelligence des hommes de telles enigmes?

Ce rapprochement n'est-il pas effrayant? Est-il bon de contraindre la profonde honnetete du peuple a des confrontations de cette nature: avoir vendu son drapeau, avoir livre son armee, avoir trahi son pays, la vie; avoir soufflete son caporal, la mort!

La societe n'est pas vide; il y a quelqu'un; il y a des ministres, il y a un gouvernement, il y a une assemblee, et, au-dessus des ministres, au-dessus du gouvernement, au-dessus de l'assemblee, au-dessus de tout, il y a la droiture publique; c'est a cela que je m'adresse.

L'impot du sang paye a outrance, c'etait la loi des regimes anciens; ce ne peut etre la loi de la civilisation nouvelle. Autrefois, la chaumiere etait sans defense, les larmes des meres et des fiancees ne comptaient pas, les veuves sanglotaient dans la surdite publique, l'accablement des penalites etait inexprimable; ces moeurs ne sont plus les notres. Aujourd'hui, la pitie existe; l'ecrasement de ce qui est dans l'ombre repugne a une societe qui ne marche plus qu'en avant; on comprend mieux le grand devoir fraternel; on sent le besoin, non d'extirper, mais d'eclairer. Du reste, disons-le, c'est une erreur de croire que la revolution a pour resultat l'amoindrissement de l'energie sociale; loin de la, qui dit societe libre dit societe forte. La magistrature peut se transformer, mais pour croitre en dignite et en justice; l'armee peut se modifier, mais pour grandir en honneur. La puissance sociale est une necessite; l'armee et la magistrature sont une vaste protection; mais qui doit-on proteger d'abord? Ceux qui ne peuvent se proteger eux-memes; ceux qui sont en bas, ceux sur qui tout pese; ceux qui ignorent, ceux qui souffrent. Oui, codes, chambres, tribunaux, cet ensemble est utile; oui, cet ensemble est bon et beau, a la condition que toute cette force ait pour loi morale un majestueux respect des faibles.

Autrefois, il n'y avait que les grands, maintenant il y a les petits.

Je me resume.

On n'a pas fusille le marechal de France; fusillera-t-on le soldat?

Je le repete, cela est impossible.

J'eusse intercede pour Bazaine, j'intercede pour Blanc.

J'eusse demande la vie du miserable, je demande la vie du malheureux.

Si l'on veut savoir de quel droit j'interviens dans cette douloureuse affaire, je reponds: De l'immense droit du premier venu. Le premier venu, c'est la conscience humaine.

* * * * *

Le 26 fevrier 1875, Victor Hugo publia cette reclamation, et attendit.

En 1854, quand Victor Hugo, proscrit, etait intervenu pour le condamne Tapner, les journaux bonapartistes avaient declare que, puisque Victor Hugo demandait la vie de Tapner, Tapner devait etre execute. A l'occasion du soldat Blanc, ce fait monstrueux se renouvela. Certaines feuilles reactionnaires intimerent au gouvernement l'ordre de resister a "la pression de M. Victor Hugo", et dirent hautement que, puisque M. Victor Hugo intercedait pour le soldat Blanc, il fallait fusiller le soldat Blanc.

Ces journaux n'eurent pas en 1875 le meme succes qu'en 1854. Tapner avait ete pendu, Blanc ne fut pas fusille. Il eut grace de la vie. Sa peine fut commuee en cinq ans de prison, sans degradation militaire.

XXIII

OBSEQUES D'EDGAR QUINET

(29 mars 1875.)

Je viens, devant cette fosse ouverte, saluer une grande ame.

Nous vivons dans un temps ou abondent glorieusement les ecrivains et les philosophes. La pensee humaine a de tres hautes cimes dans notre epoque, et, parmi ces cimes, Edgar Quinet est un sommet. La clarte sereine du vrai est sur le front de ce penseur. C'est pourquoi je le salue.

Je le salue parce qu'il a ete citoyen, patriote, homme; triple vertu; le penseur doit dilater sa fraternite de la famille a la patrie et de la patrie a l'humanite; c'est par ces elargissements d'horizon que le philosophe devient apotre. Je salue Edgar Quinet parce qu'il a ete genereux et utile, vaillant et clement, convaincu et persistant, homme de principes et homme de douceur; tendre et altier; altier devant ceux qui regnent, tendre pour ceux qui souffrent. (Applaudissements.Cris de: Vive la republique!)

L'oeuvre d'Edgar Quinet est illustre et vaste. Elle a le double aspect, ce qu'on pourrait appeler le double versant, politique et litteraire, et par consequent la double utilite dont notre siecle a besoin; d'un cote le droit, de l'autre l'art; d'un cote l'absolu, de l'autre l'ideal.

Au point de vue purement litteraire, elle charme en meme temps qu'elle enseigne; elle emeut en meme temps qu'elle conseille. Le style d'Edgar Quinet est robuste et grave, ce qui ne l'empeche pas d'etre penetrant. On ne sait quoi d'affectueux lui concilie le lecteur. Une profondeur melee de bonte fait l'autorite de cet ecrivain. On l'aime. Quinet est un de ces philosophes qui se font comprendre jusqu'a se faire obeir. C'est un sage parce que c'est un juste.

Le poete en lui s'ajoutait a l'historien. Ce qui caracterise les vrais penseurs, c'est un melange de mystere et de clarte. Ce don profond de la pensee entrevue, Quinet l'avait. On sent qu'il pense, pour ainsi dire, au dela meme de la pensee. (Mouvement.) Tels sont les ecrivains de la grande race.

Quinet etait un esprit; c'est-a-dire un de ces etres pour qui la vieillesse n'est pas, et qui s'accroissent par l'accroissement des annees. Ainsi ses dernieres oeuvres sont les plus belles. Ses deux ouvrages les plus recents, la Creation et l'Esprit nouveau, offrent au plus haut degre ce double caractere actuel et prophetique qui est le signe des grandes oeuvres. Dans l'un et dans l'autre de ces ouvrages, il y a la Revolution qui fait les livres vivants, et la poesie qui fait les livres immortels. (Bravos.) C'est ainsi qu'un ecrivain existe a la fois pour le present et pour l'avenir.

Il ne suffit pas de faire une oeuvre, il faut en faire la preuve. L'oeuvre est faite par l'ecrivain, la preuve est faite par l'homme. La preuve d'une oeuvre, c'est la souffrance acceptee.

Quinet a eu cet honneur, d'etre exile, et cette grandeur, d'aimer l'exil. Cette douleur a ete pour lui la bien venue. Etre genant au tyran plait aux fieres ames. (Sensation.) Il y a de l'election dans la proscription. Etre proscrit, c'est etre choisi par le crime pour representer le droit. (Acclamations.—Cris de: Vive la republique! vive Victor Hugo!) Le crime se connait en vertu; le proscrit est l'elu du maudit. Il semble que le maudit lui dise: Sois mon contraire. De la une fonction.

Cette fonction, Quinet l'a superbement remplie. Il a dignement vecu dans cette ombre tragique de l'exil ou Louis Blanc a rayonne, ou Barbes est mort. (Profonde emotion.)

Ne plaignez pas ces hommes; ils ont fait le devoir. Etre la France hors de France, etre vaincu et pourtant vainqueur, souffrir pour ceux qui croient prosperer, feconder la solitude insultee et saine du proscrit, subir utilement la nostalgie, avoir une plaie qu'on peut offrir a la patrie, adorer son pays accable et amoindri, en avoir d'autant plus l'orgueil que l'etranger veut en avoir le dedain (applaudissements), representer, debout, ce qui est tombe, l'honneur, la justice, le droit, la loi; oui, cela est bon et doux, oui, c'est le grand devoir, et a qui le remplit qu'importe la souffrance, l'isolement, l'abandon! Avec quelle joie, pour servir son pays de cette facon austere, on accepte, pendant dix ans, pendant vingt ans, toute la vie, la confrontation severe des montagnes ou la sinistre vision de la mer! (Sensation profonde.)

Adieu, Quinet. Tu as ete utile et grand. C'est bien, et ta vie a ete bonne. Entre dans toutes les memoires, ombre venerable. Sois aime du peuple que tu as aime.

Adieu.

Un dernier mot.

La tombe est severe. Elle nous prend ce que nous aimons, elle nous prend ce que nous admirons. Qu'elle nous serve du moins a dire les choses necessaires. Ou la parole sera-t-elle haute et sincere si ce n'est devant la mort? Profitons de notre douleur pour jeter des clartes dans les ames. Les hommes comme Edgar Quinet sont des exemples; par leurs epreuves comme par leurs travaux, ils ont aide, dans la vaste marche des idees, le progres, la democratie, la fraternite. L'emancipation des peuples est une oeuvre sacree. En presence de la tombe, glorifions cette oeuvre. Que la realite celeste nous aide a attester la realite terrestre. Devant cette delivrance, la mort, affirmons cette autre delivrance, la Revolution. (Applaudissements.—Vive la republique!) Quinet y a travaille. Disons-le ici, avec douceur, mais avec hauteur, disons-le a ceux qui meconnaissent le present, disons-le a ceux qui nient l'avenir, disons-le a tant d'ingrats delivres malgre eux (mouvement), car c'est au profit de tous que le passe a ete vaincu, oui, les magnanimes lutteurs comme Quinet ont bien merite du genre humain. Devant un tel sepulcre, affirmons les hautes lois morales. Ecoutes par l'ombre genereuse qui est ici, disons que le devoir est beau, que la probite est sainte, que le sacrifice est auguste, qu'il y a des moments ou le penseur est un heros, que les revolutions sont faites par les esprits, sous la conduite de Dieu, et que ce sont les hommes justes qui font les peuples libres. (Bravos.) Disons que la verite, c'est la liberte. Le tombeau, precisement parce qu'il est obscur, a cause de sa noirceur meme, a une majeste utile a la proclamation des grandes realites de la conscience humaine, et le meilleur emploi qu'on puisse faire de ces tenebres, c'est d'en tirer cette lumiere. (Acclamations unanimes.—Cris de: Vive Victor Hugo! Vive la republique!)

XXIV

AU CONGRES DE LA PAIX

Victor Hugo, invite en septembre 1875 a adherer au Congres de la paix, a repondu:

Le Congres de la paix veut bien se souvenir de moi et me faire appel.
J'en suis profondement touche.

Je ne puis que redire a mes concitoyens d'Europe ce que je leur ai dit deja plusieurs fois depuis l'annee 1871, si fatale pour l'univers entier. Mes esperances ne sont pas ebranlees, mais sont ajournees.

Il y a actuellement deux efforts dans la civilisation; l'un pour, l'autre contre; l'effort de la France et l'effort de l'Allemagne. Chacune veut creer un monde. Ce que l'Allemagne veut faire, c'est l'Allemagne; ce que la France veut faire, c'est l'Europe.

Faire l'Allemagne, c'est construire l'empire, c'est-a-dire la nuit; faire l'Europe, c'est enfanter la democratie, c'est-a-dire la lumiere.

N'en doutez pas, entre les deux mondes, l'un tenebreux, l'autre radieux, l'un faux, l'autre vrai, le choix de l'avenir est fait.

L'avenir departagera l'Allemagne et la France; il rendra a l'une sa part du Danube, a l'autre sa part du Rhin, et il fera a toutes deux ce don magnifique, l'Europe, c'est-a-dire la grande republique federale du continent.

Les rois s'allient pour se combattre et font entre eux des traites de paix qui aboutissent a des cas de guerre; de la ces monstrueuses ententes des forces monarchiques contre tous les progres sociaux, contre la Revolution francaise, contre la liberte des peuples. De la Wellington et Blucher, Pitt et Cobourg; de la ce crime, dit la Sainte-Alliance; qui dit alliance de rois dit alliance de vautours. Cette fraternite fratricide finira; et a l'Europe des Rois-Coalises succedera l'Europe des Peuples-Unis.

Aujourd'hui? non. Demain? oui.

Donc, ayons foi et attendons l'avenir.

Pas de paix jusque-la. Je le dis avec douleur, mais avec fermete.

La France demembree est une calamite humaine. La France n'est pas a la France, elle est au monde; pour que la croissance humaine soit normale, il faut que la France soit entiere; une province qui manque a la France, c'est une force qui manque au progres, c'est un organe qui manque au genre humain; c'est pourquoi la France ne peut rien conceder de la France. Sa mutilation mutile la civilisation.

D'ailleurs il y a des fractures partout, et en ce moment vous en entendez une crier, l'Herzegovine. Helas! aucun sommeil n'est possible avec des plaies comme celles-ci: la Pologne, la Crete, Metz et Strasbourg, et apres des affronts comme ceux-ci: l'empire germanique retabli en plein dix-neuvieme siecle, Paris viole par Berlin, la ville de Frederic II insultant la ville de Voltaire, la saintete de la force et l'equite de la violence proclamees, le progres soufflete sur la joue de la France. On ne met point la paix la-dessus. Pour pacifier, il faut apaiser; pour apaiser, il faut satisfaire. La fraternite n'est pas un fait de surface. La paix n'est pas une superposition.

La paix est une resultante. On ne decrete pas plus la paix qu'on ne decrete l'aurore. Quand la conscience humaine se sent en equilibre avec la realite sociale; quand le morcellement des peuples a fait place a l'unite des continents; quand l'empietement appele conquete et l'usurpation appelee royaute ont disparu; quand aucune morsure n'est faite, soit a un individu, soit a une nationalite, par aucun voisinage; quand le pauvre comprend la necessite du travail et quand le riche en comprend la majeste; quand le cote matiere de l'homme se subordonne au cote esprit; quand l'appetit se laisse museler par la raison; quand a la vieille loi, prendre, succede la nouvelle loi, comprendre; quand la fraternite entre les ames s'appuie sur l'harmonie entre les sexes; quand le pere est respecte par l'enfant et quand l'enfant est venere par le pere; quand il n'y a plus d'autre autorite que l'auteur; quand aucun homme ne peut dire a aucun homme: Tu es mon betail; quand le pasteur fait place au docteur, et la bergerie (qui dit bergerie dit boucherie) a l'ecole; quand il y a identite entre l'honnetete politique et l'honnetete sociale; quand un Bonaparte n'est pas plus possible en haut qu'un Troppmann en bas; quand le pretre se sent juge et quand le juge se sent pretre, c'est-a-dire quand la religion est integre et quand la justice est vraie; quand les frontieres s'effacent entre une nation et une nation, et se retablissent entre le bien et le mal; quand chaque homme se fait de sa propre probite une sorte de patrie interieure; alors, de la meme facon que le jour se fait, la paix se fait; le jour par le lever de l'astre, la paix par l'ascension du droit.

Tel est l'avenir. Je le salue.

VICTOR HUGO.

Paris, 9 septembre 1875.

XXV

Le 16 janvier 1876, Victor Hugo fut nomme, par le Conseil municipal,
Delegue de Paris aux elections senatoriales.

Il adressa immediatement a ses collegues, les Delegues de toutes les communes de France, la lettre publique qu'on va lire.

LE DELEGUE DE PARIS
AUX DELEGUES DES 36,000 COMMUNES DE FRANCE

Electeurs des communes de France,

Voici ce que Paris attend de vous:

Elle a bien souffert, la noble ville. Elle avait pourtant accompli son devoir. L'empire, en decembre 1851, l'avait prise de force, et, apres avoir tout fait pour la vaincre, avait tout fait pour la corrompre; corrompre est la vraie victoire des despotes; degrader les consciences, amollir les coeurs, diminuer les ames, bon moyen de regner; le crime devient vice et passe dans le sang des peuples; dans un temps donne, le cesarisme finit par faire de la cite supreme une Rome qui indigne Tacite; la violence degeneree en corruption, pas de joug plus funeste; ce joug, Paris l'avait endure vingt ans; l'empoisonnement avait eu le temps de reussir. Un jour, il y a cinq annees de cela, jugeant l'heure favorable, estimant que le 2 Decembre devait avoir acheve son oeuvre d'abaissement, les ennemis violerent la France prise au piege, et, apres avoir souffle sur l'empire qui disparut, se ruerent sur Paris. Ils croyaient rencontrer Sodome. Ils trouverent Sparte. Quelle Sparte? Une Sparte de deux millions d'hommes; un prodige; ce que l'histoire n'avait jamais vu; Babylone ayant l'heroisme de Saragosse. Un investissement sauvage, le bombardement, toutes les brutalites vandales, Paris, cette commune qui vous parle en ce moment, o communes de France, Paris a tout subi; ces deux millions d'hommes ont montre a quel point la patrie est une ame, car ils ont ete un seul coeur. Cinq mois d'un hiver polaire, que ces peuples du nord semblaient avoir amene avec eux, ont passe sur la resistance des parisiens sans la lasser. On avait froid, on avait faim, on etait heureux de sentir qu'on sauvait l'honneur de la France et que le Paris de 1871 continuait le Paris de 1792; et, le jour ou de faibles chefs militaires ont fait capituler Paris, toute autre ville eut pousse un cri de joie, Paris a pousse un cri de douleur.

Comment cette ville a-t-elle ete recompensee? Par tous les outrages. Aucun martyre n'a ete epargne a la cite sublime. Qui dit martyre dit le supplice plus l'insulte. Elle seule avait desormais droit a l'Arc de Triomphe. C'est par l'Arc de Triomphe que la France, representee par son assemblee, eut voulu rentrer dans Paris, tete nue. La France eut voulu s'honorer en honorant Paris. Le contraire a ete fait. Je ne juge pas, je constate. L'avenir prononcera son verdict.

Quoi qu'il en soit, et sans insister, Paris a ete meconnu. Paris, chose triste, a eu des ennemis ailleurs qu'a l'etranger. On a accable de calomnies cette incomparable ville qui avait fait front dans le desastre, qui avait arrete et deconcerte l'Allemagne, et qui, aidee par l'intrepide et puissante assistance du gouvernement de Tours, aurait, si la resistance eut dure un mois de plus, change l'invasion en deroute. A ce Paris qui meritait toutes les venerations, on a jete tous les affronts. On a mesure la quantite d'insulte prodiguee a la quantite de respect du. Qu'importe d'ailleurs? En lui otant son diademe de capitale de la France, ses ennemis ont mis a nu son cerveau de capitale du monde. Ce grand front de Paris est maintenant tout a fait visible, d'autant plus rayonnant qu'il est decouronne. Desormais les peuples unanimes reconnaissent Paris pour le chef-lieu du genre humain.

Electeurs des communes, aujourd'hui une grande heure sonne, la parole est donnee au peuple, et, apres tant de combats, tant de souffrances, tant d'injustices, tant de tortures, l'heroique ville, encore a ce moment frappee d'ostracisme, vient a vous. Que vous demande-t-elle? Rien pour elle, tout pour la patrie.

Elle vous demande de mettre hors de question l'avenir. Elle vous demande de fonder la verite politique, de fonder la verite sociale, de fonder la democratie, de fonder la France. Elle vous demande de faire sortir de la solennite du vote la satisfaction des interets et des consciences, la republique indestructible, le travail honore et delivre, l'impot diminue dans l'ensemble et proportionne dans le detail, le revenu social degage des parasitismes, le suffrage universel complete, la penalite rectifiee, l'enseignement pour tous, le droit pour tous. Electeurs des communes, Paris, la commune supreme, vous demande, votre vote etant un decret, de decreter, par la signification de vos choix, la fin des abus par l'avenement des verites, la fin de la monarchie par la federation des peuples, la fin de la guerre etrangere par l'arbitrage, la fin de la guerre civile par l'amnistie, la fin de la misere par la fin de l'ignorance. Paris vous demande la fermeture des plaies. A cette heure, ou tant de forces hostiles sont encore debout et menacent, il vous demande de donner confiance au progres; il vous demande d'affirmer le droit devant la force, d'affirmer la France devant le germanisme, d'affirmer Paris devant Rome, d'affirmer la lumiere devant la nuit.

Vous le ferez.

Un mot encore.

Dissipons les illusions. Dissipons-les sans colere, avec le calme de la certitude. Ceux qui revent d'abolir legalement dans un temps quelconque la republique, se trompent. La republique preexiste. Elle est de droit naturel. On ne vote pas pour ou contre l'air qu'on respire. On ne met pas aux voix la loi de croissance du genre humain.

Les monarchies, comme les tutelles, peuvent avoir leur raison d'etre, tant que le peuple est petit. Parvenu a une certaine taille, le peuple se sent de force a marcher seul, et il marche. Une republique, c'est une nation qui se declare majeure. La revolution francaise, c'est la civilisation emancipee. Ces verites sont simples.

La croissance est une delivrance. Cette delivrance ne depend de personne; pas meme de vous. Mettez-vous aux voix l'heure ou vous avez vingt et un ans? Le peuple francais est majeur. Modifier sa constitution est possible. Changer son age, non. Le remettre en monarchie, ce serait le remettre en tutelle. Il est trop grand pour cela.

Qu'on renonce donc aux chimeres.

Acceptons la virilite. La virilite, c'est la republique. Acceptons-la pour nous, desirons-la pour les autres. Souhaitons aux autres peuples la pleine possession d'eux-memes. Offrons-leur cette inebranlable base de paix, la federation. La France aime profondement les nations; elle se sent soeur ainee. On la frappe, on la traite comme une enclume, mais elle etincelle sous la haine; a ceux qui veulent lui faire une blessure, elle envoie une clarte; c'est sa facon de rendre coup pour coup. Faire du continent une famille; delivrer le commerce que les frontieres entravent, l'industrie que les prohibitions paralysent, le travail que les parasitismes exploitent, la propriete que les impots accablent, la pensee que les despotismes muselent, la conscience que les dogmes garrottent; tel est le but de la France. Y parviendra-t-elle? Oui. Ce que la France fonde en ce moment, c'est la liberte des peuples; elle la fonde pacifiquement, par l'exemple; l'oeuvre est plus que nationale, elle est continentale; l'Europe libre sera l'Europe immense; elle n'aura plus d'autre travail que sa propre prosperite; et, par la paix que la fraternite donne, elle atteindra la plus haute stature que puisse avoir la civilisation humaine.

On nous accuse de mediter une revanche; on a raison; nous meditons une revanche en effet, une revanche profonde. Il y a cinq ans, l'Europe semblait n'avoir qu'une pensee, amoindrir la France; la France aujourd'hui lui replique, et elle aussi n'a qu'une pensee, grandir l'Europe.

La republique n'est autre chose qu'un grand desarmement; a ce desarmement, il n'est mis qu'une condition, le respect reciproque du droit. Ce que la France veut, un mot suffit a l'exprimer, un mot sublime, la paix. De la paix sortira l'arbitrage, et de l'arbitrage sortiront les restitutions necessaires et legitimes. Nous n'en doutons pas. La France veut la paix dans les consciences, la paix dans les interets, la paix dans les nations; la paix dans les consciences par la justice, la paix dans les interets par le progres, la paix dans les nations par la fraternite.

Cette volonte de la France est la votre, electeurs des communes. Achevez la fondation de la republique. Faites pour le senat de la France de tels choix qu'il en sorte la paix du monde. Vaincre est quelque chose, pacifier est tout. Faites, en presence de la civilisation qui vous regarde, une republique desirable, une republique sans etat de siege, sans baillon, sans exils, sans bagnes politiques, sans joug militaire, sans joug clerical, une republique de verite et de liberte. Tournez-vous vers les hommes eclaires. Envoyez-les au senat, ils savent ce qu'il faut a la France. C'est de lumiere que l'ordre est fait. La paix est une clarte. L'heure des violences est passee. Les penseurs sont plus utiles que les soldats; par l'epee on discipline, mais par l'idee on civilise. Quelqu'un est plus grand que Themistocle, c'est Socrate; quelqu'un est plus grand que Cesar, c'est Virgile; quelqu'un est plus grand que Napoleon, c'est Voltaire.

XXVI

OBSEQUES DE FREDERICK-LEMAITRE
20 JANVIER 1876.

Extrait du Rappel:

"Le grand peuple de Paris a fait au grand artiste qu'il vient de perdre des funerailles dignes de tous deux. Paris sait honorer ses morts comme il convient. A l'acteur sans maitre comme sans rival, qui faisait courir tout Paris quand il interpretait si superbement les heros des grands drames d'autrefois, Paris reconnaissant a fait un cortege supreme comme n'en ont pas les rois.

"Toutes les illustrations dans les lettres, dans les arts, tous les artistes de tous les theatres de Paris etaient la; plus cinquante mille inconnus. On a vu la comme Frederick etait avant tout l'artiste populaire.

"Des le matin, une foule considerable se portait aux abords du numero 15 de la rue de Bondy, ou le corps etait expose. Vers onze heures, les abords de la petite eglise de la rue des Marais devenaient difficiles. De nombreux agents s'echelonnaient, barrant le passage et faisant circuler les groupes qui se formaient. Heureusement, a quelques metres de l'eglise, la rue des Marais debouche sur le boulevard Magenta et forme une sorte de place irreguliere avec terre-plein plante d'arbres. La foule s'est refugiee la.

"A midi precis, le corbillard quittait la maison mortuaire. Le fils de Frederick a prie Victor Hugo, qui arrivait en ce moment, de vouloir bien tenir un des cordons du char funebre. "De tout mon coeur", a repondu Victor Hugo. Et il a tenu l'un des cordons jusqu'a l'eglise, avec MM. Taylor, Halanzier, Dumaine, Febvre et Laferriere.

"Le service religieux s'est prolonge jusqu'a une heure et demie. Faure a rendu ce dernier hommage a son camarade mort, d'interpreter le Requiem devant son cercueil, avec cette ampleur de voix et cette surete de style qui font de lui l'un des premiers chanteurs de l'Europe. Bosquin et Menu ont ensuite chante, l'un le Pie Jesu, et l'autre l'Agnus Dei.

"A deux heures moins un quart, le char se mettait en marche avec difficulte au milieu des flots profonds de la foule. Les maisons etaient garnies jusque sur les toits, et cela tout le long de la route. La circulation des voitures s'arretait jusqu'au boulevard Magenta. Des deux cotes de la chaussee, une haie compacte sur cinq ou six rangs.

"Le cortege est arrive a deux heures et demie, par le boulevard
Magenta et les boulevards Rochechouart et Clichy, au cimetiere
Montmartre. Une foule nouvelle attendait la.

"Frederick devait etre inhume dans le caveau ou l'avait precede son fils, le malheureux Charles Lemaitre, qui s'est, comme on sait, precipite d'une fenetre dans un acces de fievre chaude. Les abords de la tombe etaient gardes depuis deux heures par plusieurs centaines de personnes. Les agents du cimetiere et un officier de paix suivi de gardiens ont eu toutes les peines du monde a faire ouvrir un passage au corps.

"Au sortir de l'eglise, M. Frederick-Lemaitre fils avait prie encore
Victor Hugo de dire quelques paroles sur la tombe de son pere; et
Victor Hugo, quoique pris a l'improviste, n'avait pas voulu refuser de
rendre ce supreme hommage au magnifique createur du role de Ruy-Blas.

"Il a donc pris le premier la parole, et prononce, d'une voix emue, mais nette et forte, l'adieu que voici:

On me demande de dire un mot. Je ne m'attendais pas a l'honneur qu'on me fait de desirer ma parole; je suis bien emu pour parler: j'essayerai pourtant. Je salue dans cette tombe le plus grand acteur de ce siecle; le plus merveilleux comedien peut-etre de tous les temps.

Il y a comme une famille d'esprits puissants et singuliers qui se succedent et qui ont le privilege de reverberer pour la foule et de faire vivre et marcher sur le theatre les grandes creations des poetes; cette serie superbe commence par Thespis, traverse Roscius et arrive jusqu'a nous par Talma; Frederick-Lemaitre en a ete, dans notre siecle, le continuateur eclatant. Il est le dernier de ces grands acteurs par la date, le premier par la gloire. Aucun comedien ne l'a egale, parce qu'aucun n'a pu l'egaler. Les autres acteurs, ses predecesseurs, ont represente les rois, les pontifes, les capitaines, ce qu'on appelle les heros, ce qu'on appelle les dieux; lui, grace a l'epoque ou il est ne, il a ete le peuple. (Mouvement.) Pas d'incarnation plus feconde et plus haute. Etant le peuple, il a ete le drame; il a eu toutes les facultes, toutes les forces et toutes les graces du peuple; il a ete indomptable, robuste, pathetique, orageux, charmant. Comme le peuple, il a ete la tragedie et il a ete aussi la comedie. De la sa toute-puissance; car l'epouvante et la pitie sont d'autant plus tragiques qu'elles sont melees a la poignante ironie humaine. Aristophane complete Eschyle; et, ce qui emeut le plus completement les foules, c'est la terreur doublee du rire. Frederick-Lemaitre avait ce double don; c'est pourquoi il a ete, parmi tous les artistes dramatiques de son epoque, le comedien supreme. Il a ete l'acteur sans pair. Il a eu tout le triomphe possible dans son art et dans son temps; il a eu aussi l'insulte, ce qui est l'autre forme du triomphe.

Il est mort. Saluons cette tombe. Que reste-t-il de lui aujourd'hui?
Ici-bas un genie. La-haut une ame.

Le genie de l'acteur est une lueur qui s'efface; il ne laisse qu'un souvenir. L'immortalite qui appartient a Moliere poete, n'appartient pas a Moliere comedien. Mais, disons-le, la memoire qui survivra a Frederick-Lemaitre sera magnifique; il est destine a laisser au sommet de son art un souvenir souverain.

Je salue et je remercie Frederick-Lemaitre. Je salue le prodigieux artiste; je remercie mon fidele et superbe auxiliaire dans ma longue vie de combat. Adieu, Frederick-Lemaitre!

Je salue en meme temps, car votre emotion profonde, a vous tous qui etes ici, m'emplit et me deborde moi-meme, je salue ce peuple qui m'entoure et qui m'ecoute. Je salue en ce peuple le grand Paris. Paris, quelque effort qu'on fasse pour l'amoindrir, reste la ville incomparable. Il a cette double qualite, d'etre la ville de la revolution et d'etre la ville de la civilisation, et il les tempere l'une par l'autre. Paris est comme une ame immense ou tout peut tenir. Rien ne l'absorbe tout a fait, et il donne aux nations tous les spectacles. Hier il avait la fievre des agitations politiques; aujourd'hui le voila tout entier a l'emotion litteraire. A l'heure la plus decisive et la plus grave, au milieu des preoccupations les plus severes, il se derange de sa haute et laborieuse pensee pour s'attendrir sur un grand artiste mort. Disons-le bien haut, d'une telle ville on doit tout esperer et ne rien craindre; elle aura toujours en elle la mesure civilisatrice; car elle a tous les dons et toutes les puissances. Paris est la seule cite sur la terre qui ait le don de transformation, qui, devant l'ennemi a repousser, sache etre Sparte, qui devant le monde a dominer, sache etre Rome, et qui, devant l'art et l'ideal a honorer, sache etre Athenes. (Profonde sensation.)

XXVII

ELECTION DES SENATEURS DE LA SEINE.

Le 30 janvier 1876, Victor Hugo fut nomme membre du senat par les electeurs privilegies, dits electeurs senatoriaux.

Ces electeurs nommerent les senateurs de Paris, dans l'ordre suivant:

1.—FREYCINET. 2.—TOLAIN. 3.—HEROLD. 4.—VICTOR HUGO. 5.—ALPHONSE PEYRAT.

XXVIII

LE CONDAMNE SIMBOZEL

M. Victor Hugo a recu la lettre suivante:

Paris, 1er fevrier 1876.

Monsieur,

C'est une infortune qui vient a vous, certaine que ma douleur trouvera un echo dans votre coeur.

J'ai demande la grace de mon pauvre ami a tous ceux qui auraient du m'entendre, mais toutes les portes m'ont ete fermees. J'ai ecrit partout et je n'ai obtenu aucune reponse. Le seul crime de mon mari est d'avoir pris part a l'insurrection du 18 Mars. Il a ete condamne pour ce fait (arrete depuis une annee seulement), comme tant d'autres malheureux, a la deportation simple.

Quoique tout prouvat, au jugement, qu'il s'etait conduit en honnete homme, rien n'y a fait, il a ete condamne. En m'adressant a vous, monsieur, je sais bien que je ne pourrai avoir la grace de mon mari, mais cette pensee-la m'est venue; mon mari professait un veritable culte pour vous; il avait foi dans votre grand et genereux coeur, qui a toujours plaide en faveur des plus humbles et des plus malheureux. Il vous appelait le grand medecin de l'humanite. C'est pourquoi je vous adresse ma priere.

Un navire va partir de Saint-Brieuc le 1er mars prochain pour la Nouvelle-Caledonie, contenant tous prisonniers politiques, et mon mari en fait partie. Jugez de ma douleur. Si je le suis, comme c'est mon devoir, je laisse mon pere et ma mere sans ressources, trop vieux pour gagner leur vie; je suis leur seul soutien, puisqu'il n'est plus la.

Au nom de votre petite Jeanne, que vous aimez tant, je vous implore; faites entendre votre grande voix pour empecher que ce dernier depart ait lieu.

Depuis cinq ans, ne devrait-il pas y avoir un pardon, apres tout ce que nous avons souffert?

Pardonnez ma lettre, monsieur, la main me tremble en pensant que j'ose vous ecrire, vous si illustre, moi si humble. Je ne suis qu'une pauvre ouvriere, mais je vous sais si bon! et je sais que ma lettre trouvera le chemin de votre coeur, car je vous ecris avec mes larmes, non seulement pour moi, mais aussi pour tous les malheureux qui souffrent de ma douleur. Si Dieu voulait que par votre genereuse intervention vous puissiez les sauver de cette affreuse mer qui doit les emporter loin de leur patrie!

J'espere, car je crois en vous.

Agreez, monsieur, l'expression de ma vive reconnaissance.

Celle qui vous honore et qui vous benit,

LOUISE SIMBOZEL,

rue Leregrattier, 2 (ile Saint-Louis).

M. Victor Hugo a repondu:

Paris, 2 fevrier 1876.

Ne desesperez pas, madame. L'amnistie approche. En attendant, je ferai tous mes efforts pour empecher ce fatal depart du 1er mars. Comptez sur moi.

Agreez, madame, l'hommage de mon respect,

VICTOR HUGO.

Informations prises, et un depart de condamnes politiques devant en effet avoir lieu le 1er mars, M. Victor Hugo a ecrit au president de la republique la lettre qui suit:

Paris, 7 fevrier 1876.

Monsieur le president de la republique,

La femme d'un condamne politique qui n'a pas encore quitte la France me fait l'honneur de m'ecrire. Je mets la lettre sous vos yeux.

En l'absence de la commission des graces, c'est a vous que je crois devoir m'adresser. Ce condamne fait partie d'un convoi de transportes qui doit partir pour la Nouvelle-Caledonie le 1er mars.

C'est huit jours apres, le 8 mars, que les Chambres nouvelles entreront en fonction. Je suis de ceux qui pensent qu'elles voudront signaler leur avenement par l'amnistie. Ce grand acte d'apaisement est attendu par la France.

En presence de cette eventualite, et pour toutes les raisons reunies, vous jugerez sans doute, monsieur le marechal, qu'il conviendrait que le depart du 1er mars fut ajourne jusqu'a la decision des Chambres.

Un ordre de vous suffirait pour faire surseoir au depart. J'espere cet ordre de votre humanite, et je serais heureux d'y applaudir.

Recevez, monsieur le president de la republique, l'assurance de ma haute consideration.

VICTOR HUGO.

Malgre cette reclamation, l'ordre du depart fut maintenu par M. le president de la republique, alors conseille par M. Buffet. Deux semaines apres, les electeurs du suffrage universel et les electeurs du suffrage restreint, cette fois d'accord, destituerent M. Buffet, et, l'excluant du Senat et de l'Assemblee legislative, le mirent hors de la vie politique.

Depuis, M. Buffet y est rentre; mais pas par une tres grande porte.

XXIX

L'EXPOSITION DE PHILADELPHIE 16 AVRIL 1876, JOUR DE PAQUES.

(Salle du Chateau-d'Eau.)

Amis et concitoyens.

La pensee qui se degage du milieu de nous en ce moment est la plus sainte pensee de concorde et d'harmonie que puissent avoir les peuples. La civilisation a ses hauts faits; et entre tous eclate cette Exposition de Philadelphie a laquelle, dans deux ans, repondra l'Exposition de Paris. Nous faisons ici l'annonce de ces grands evenements pacifiques. Nous venons proclamer l'auguste amitie des deux mondes, et affirmer l'alliance entre les deux vastes groupes d'hommes que l'Atlantique separe par la tempete et unit par la navigation. Dans une epoque inquiete et troublee, cela est bon a dire et beau a voir.

Nous, citoyens, nous n'avons ni trouble ni inquietude, et en entrant dans cette enceinte avec la serenite de l'esperance, avec un ferme desir et un ferme dessein d'apaisement universel, sachant que nous ne voulons que le juste, l'honnete et le vrai, resolus a glorifier le travail qui est la grande probite civique, nous constatons que la France est plus que jamais en equilibre avec le monde civilise, et nous sommes heureux de sentir que nous avons en nous la conscience du genre humain.

Ce que nous celebrons aujourd'hui, c'est la communion des nations; nous acceptons la solennite de ce jour, et nous l'augmentons par la fraternite. De la paque chretienne, nous faisons la paque populaire. (Applaudissements prolonges.)

Nous venons ici confiants et paisibles. Quel motif de trouble ou de crainte aurions-nous? Aucun. Nous sommes une France nouvelle. Une ere de stabilite s'ouvre. Les catastrophes ont passe, mais elles nous ont laisse notre ame. La monarchie est morte et la patrie est vivante. (Acclamation. Cris de Vive la republique!)

Il ne sortira pas de nos levres une parole de rancune et de colere. Ce que fait l'histoire est bien fait. Dix-huit siecles de monarchie finissent par creer une force des choses, et, a un moment donne, cette force des choses abat l'oppression, detrone l'usurpation, et releve cet immense vaincu, le peuple. Elle fait plus que le relever, elle le couronne. C'est ce couronnement du peuple qu'on appelle la republique. La souverainete legitime est aujourd'hui fondee. Au sacre d'un homme, fait par un pretre, Dieu, l'eternel juste, a substitue le sacre d'une nation, fait par le droit. (Mouvement.)

Cela est grand, et nous sommes contents.

Maintenant, que voulons-nous? La paix.

La paix entre les nations par le travail feconde, la paix entre les hommes par le devoir accompli.

Devoir et travail, tout est la.

Nous entrons resolument dans la vie fiere et tranquille des peuples majeurs.

Citoyens, en affirmant ces verites, je vous sens d'accord avec moi. Ce que j'ai a vous dire, vous le devinez d'avance; car vos consciences et la mienne se penetrent et se melent; c'est ma pensee qui est dans votre coeur et c'est votre parole qui est dans ma bouche.

Hommes de Paris, c'est avec une emotion profonde que je vous parle. Vous etes les initiateurs du progres. Vous etes le peuple des peuples. Apres avoir repousse l'invasion militaire, qui est la barbarie, vous allez accepter chez vous et porter chez les autres l'invasion industrielle, qui est la civilisation. Apres avoir bravement fait la guerre, vous allez faire magnifiquement la paix. (Applaudissements repetes.) Vous etes la vaillante jeunesse de l'humanite nouvelle. La vieillesse a le droit de saluer la jeunesse. Laissez-moi vous saluer. Laissez celui qui s'en va souhaiter la bienvenue a vous qui arrivez. (Mouvement.) Non, je ne me lasserai pas de vous rendre temoignage. J'ai ete dix-neuf ans absent; j'ai passe ces dix-neuf annees dans l'isolement de la mer, en contemplation devant les heroiques et sublimes spectacles de la nature, et, quand il m'a ete donne enfin de revenir dans mon pays, quand je suis sorti de la tempete des flots pour rentrer dans la tempete des hommes, j'ai pu comparer a la grandeur de l'ocean devant l'ouragan et le tonnerre la grandeur de Paris devant l'ennemi. (Longs applaudissements.) De la mon orgueil quand je suis parmi vous. Hommes de Paris, femmes de Paris, enfants de Paris, soyez glorifies et remercies par le solitaire en cheveux blancs; il a partage vos epreuves, et dans ses angoisses vos ames ont secouru son ame; il vous sert depuis quarante ans, et il est heureux d'user ses dernieres forces a vous servir encore; il rend graces a la destinee qui lui a accorde un moment supreme pour vous seconder et vous defendre, et qui lui a permis de faire pour cela une halte entre l'exil et la tombe. (Profonde sensation. Vive Victor Hugo!)

Citoyens, nous sommes dans la voie juste, continuons. Perseverer, c'est vaincre. O peuple calomnie et meconnu, ne vous decouragez pas; soyez toujours le peuple superbe et bon qui fonde l'ordre sur le devoir et la liberte sur le travail. Soyez cette elite humaine qui a toutes les volontes honnetes, qui enseigne et qui conseille, qui marche sans cesse, qui lutte sans cesse, et qui fait tous ses efforts pour ne hair personne. Helas! cela est quelquefois difficile. N'importe, o mes freres, soutenons ceux qui chancellent, rassurons ceux qui tremblent, assistons ceux qui souffrent, aimons ceux qui aiment, et, quant a ceux qui ne pardonnent pas,—pardonnons-leur! (Vive emotion. Applaudissements prolonges.)

N'ayons aucune defaillance. J'en conviens, l'histoire par moments semble pleine de tenebres. On dirait que le vieil effort du mal contre le bien va reussir. Les hommes du passe, ceux qu'on appelle empereurs, papes et rois, qui se croient les maitres du monde, et qui ne sont pas meme les maitres de leur berceau ni de leur tombeau (mouvement), les hommes du passe font un travail terrible. Pendant que nous tachons de creer la vie, ils font la guerre, c'est-a-dire la mort. Faire la mort, quelle sombre folie! Les hommes regnants, si differents des hommes pensants, travaillent pendant que nous travaillons. Ils ont leur fecondite a eux, qui est la destruction; ils ont, eux aussi, leurs inventions, leurs perfectionnements, leurs decouvertes; ils inventent quoi? le canon Krupp; ils perfectionnent, quoi? la mitrailleuse; ils decouvrent, quoi? le Syllabus. (Explosion de bravos.) Ils ont pour epee la force et pour cuirasse l'ignorance; ils tournent dans le cercle vicieux des batailles; ils cherchent la pierre philosophale de l'armement invincible et definitif; ils depensent des millions pour faire des navires que ne peut trouer aucun projectile, puis ils depensent d'autres millions pour faire des projectiles qui peuvent trouer tous les navires (rires et bravos prolonges); cela fait, ils recommencent; leurs pugilats et leurs carnages vont de la Crimee au Mexique et du Mexique a la Chine; ils ont Inkermann, ils ont Balaklava, ils ont Sadowa, et Puebla qui a pour contre-coup Queretaro, et Rosbach qui a pour replique Iena, et Iena qui a pour replique Sedan (sensation, bravos); triste chaine sans fin de victoires, c'est-a-dire de catastrophes; ils s'arrachent des provinces; ils ecrasent les armees par les armees; ils multiplient les frontieres, les prohibitions, les prejuges, les obstacles; ils mettent le plus de muraille possible entre l'homme et l'homme; ici la vieille muraille romaine, la la vieille muraille germanique; ici Pierre, la Cesar; et, quand ils croient avoir bien separe les nations des nations, bien rebati le moyen age sur la revolution, bien tire de la maxime diviser pour regner tout ce qu'elle contient de monarchie et de haine, bien fonde la discorde a jamais, bien dissipe tous les reves de paix universelle, quand ils sont satisfaits et triomphants dans la certitude de la guerre eternelle, quand ils disent: c'est fini!—tout a coup, on voit, aux deux extremites de la terre, se lever, l'une a l'orient, l'autre a l'occident, deux mains immenses qui se tendent l'une vers l'autre, et se joignent et s'etreignent par-dessus l'ocean; c'est l'Europe qui fraternise avec l'Amerique. (Longs applaudissements.]

C'est le genre humain qui dit: Aimons-nous!

L'avenir est des a present visible; il appartient a la democratie une et pacifique; et, vous, nos delegues a l'Exposition de Philadelphie, vous ebauchez sous nos yeux ce fait superbe que le vingtieme siecle verra, l'embrassement des Etats-Unis d'Amerique et des Etats-Unis d'Europe. (Applaudissements.)

Allez, travailleurs de France, allez, ouvriers de Paris qui savez penser, allez, ouvrieres de Paris qui savez combattre, hommes utiles, femmes vaillantes, allez porter la bonne nouvelle, allez dire au nouveau monde que le vieux monde est jeune. Vous etes les ambassadeurs de la fraternite. Vous etes les representants de Gutenberg chez Franklin et de Papin chez Fulton; vous etes les deputes de Voltaire dans le pays de Washington. Dans cette illustre Amerique, vous arriverez de l'orient; vous aurez pour etendard l'aurore; vous serez des hommes eclairants; les porte-drapeau d'aujourd'hui sont les porte-lumiere. Soyez suivis et benis par l'acclamation humaine, vous qui, apres tant de desastres et tant de violences, le flambeau de la civilisation a la main, allez de la terre ou naquit Jesus-Christ a la terre ou naquit John Brown!

Que la civilisation, qui se compose d'activite, de concorde et de mansuetude, soit satisfaite. Le rapprochement des deux grandes republiques ne sera pas perdu; notre politique s'en ameliorera. Un souffle de clemence dilatera les coeurs. Les deux continents echangeront non seulement leurs produits, leurs commerces, leurs industries, mais leurs idees, et les progres dans la justice aussi bien que les progres dans la prosperite. L'Amerique, en presence des esclaves, a imite de nous ce grand exemple, la delivrance; et nous, en presence des condamnes de la guerre civile, nous imiterons de l'Amerique ce grand exemple, l'amnistie. (Sensation.—Applaudissements.—Vive l'amnistie!)

Que la paix soit entre les hommes! (Longue acclamation. —Vive Victor
Hugo!—Vive la republique!
)

XXX

OBSEQUES DE MADAME LOUIS BLANC
26 AVRIL 1876.

On lit dans le Rappel:

"Bien longtemps avant l'heure indiquee, les abords du n deg. 96 de la rue de Rivoli etaient encombres d'une foule qui grossissait de moment en moment, et qui debordait sur le boulevard Sebastopol et sur le square de la tour Saint-Jacques.

"Le cercueil, couvert de couronnes d'immortelles et de gros bouquets de lilas blancs, etait expose dans l'allee.

"Les amis intimes qui montaient etaient recus par M. Charles Blanc. Dans une chambre reculee, Louis Blanc, desespere; sanglotait. Victor Hugo lui disait de grandes et profondes paroles, qui auraient ete des consolations, s'il y en avait. Mme Charles Hugo, Mme Menard-Dorian, MM. Gambetta, Cremieux, Paul Meurice, etc., etaient venus donner au grand citoyen si cruellement eprouve un temoignage de leur douloureuse amitie.

"A une heure un quart, le corps a ete place sur le corbillard, et le cortege s'est mis en marche.

"Louis Blanc, si souffrant qu'il fut, moins de sa maladie que de son malheur, avait voulu suivre a pied. Il marchait derriere le char, donnant le bras a son frere.

"Le cortege a pris la rue de Rivoli et s'est dirige vers le cimetiere du Pere-Lachaise par la rue Saint-Antoine, la place de la Bastille et la rue de la Roquette. Sur tout ce parcours, les trottoirs et la chaussee etaient couverts d'une multitude respectueuse et cordiale.

"Quant au cortege, il se composait de tout ce qu'il y a de republicains dans les deux Chambres, dans le conseil municipal et dans la presse. Nous n'avons pas besoin de dire que la redaction du Rappel y etait au complet.

"Sur tout le trajet, Victor Hugo a ete l'objet de l'ovation que le peuple ne manque jamais de lui faire. Il etait dans une des voitures de deuil. Pendant quelque temps, la police a pu empecher la foule de trop s'approcher des roues. Mais a partir de la place de la Bastille, rien n'a pu retenir hommes et femmes de se presser a la portiere, de serrer la main qui a ecrit les Chatiments et Quatrevingt-Treize, de faire embrasser au grand poete les petits enfants.

"De la place de la Bastille au cimetiere, c'a ete une acclamation non interrompue: "Vive Victor Hugo! Vive la republique! Vive l'amnistie!" Devant la prison de la Roquette, une femme a crie: "Vive l'abolition de la peine de mort!"

"Lorsqu'on est arrive au cimetiere, l'immense foule qui suivait le corbillard y a trouve une nouvelle foule non moins immense. Ce n'est pas sans difficulte que le cortege a pu arriver a la fosse, creusee tout en haut du cimetiere, derriere la chapelle.

"Le corps descendu dans la fosse, M. le pasteur Auguste Dide a pris la parole, Mme Louis Blanc etait de la religion reformee. M. Dide a dit avec eloquence ce qu'a ete pour Louis Blanc celle qu'il a perdue, dans la proscription, pendant le siege et depuis.

"La chaleureuse harangue de M. Dide a produit une vive et universelle impression."

Ensuite Victor Hugo a parle:

DISCOURS DE VICTOR HUGO.

Ce que Louis Blanc a fait pour moi il y a deux ans, je le fais aujourd'hui pour lui. Je viens dire en son nom l'adieu supreme a un etre aime. L'ami qui a encore la force de parler supplee l'ami qui ne sait meme plus s'il a encore la force de vivre. Ces douloureux serrements de main au bord des tombes font partie de la destinee humaine.

Madame Louis Blanc fut la compagne modeste d'un illustre exil. Louis Blanc proscrit trouva cette ame. La providence reserve de ces rencontres aux hommes justes; la vie portee a deux, c'est la vie heureuse. Madame Louis Blanc fut une figure sereine et calme, entrevue dans cette lumiere orageuse qui de nos jours se mele aux renommees. Madame Louis Blanc disparaissait dans le rayonnement de son glorieux mari, plus fiere de disparaitre que lui de rayonner. Il etait sa gloire, elle etait sa joie. Elle remplissait la grande fonction obscure de la femme, qui est d'aimer.

L'homme s'efforce, invente, cree, seme et moissonne, detruit et construit, pense, combat, contemple; la femme aime. Et que fait-elle avec son amour? Elle fait la force de l'homme. Le travailleur a besoin d'une vie accompagnee. Plus le travailleur est grand, plus la compagne doit etre douce.

Madame Louis Blanc avait cette douceur. Louis Blanc est un apotre de l'ideal; c'est le philosophe dans lequel il y a un tribun, c'est le grand orateur, c'est le grand citoyen, c'est l'honnete homme belligerant, c'est l'historien qui creuse dans le passe le sillon de l'avenir. De la une vie insultee et tourmentee. Quand Louis Blanc, dans sa lutte pour le juste et pour le vrai, en proie a toutes les haines et a tous les outrages, avait bien employe sa journee et bien fait dans la tempete son fier travail d'esprit combattant, il se tournait vers cette humble et noble femme, et se reposait dans son sourire. (Sensation.)

Helas! elle est morte.

Ah! venerons la femme. Sanctifions-la. Glorifions-la. La femme, c'est l'humanite vue par son cote tranquille; la femme, c'est le foyer, c'est la maison, c'est le centre des pensees paisibles. C'est le tendre conseil d'une voix innocente au milieu de tout ce qui nous emporte, nous courrouce et nous entraine. Souvent, autour de nous, tout est l'ennemi; la femme, c'est l'amie. Ah! protegeons-la. Rendons-lui ce qui lui est du. Donnons-lui dans la loi la place qu'elle a dans le droit. Honorons, o citoyens, cette mere, cette soeur, cette epouse. La femme contient le probleme social et le mystere humain. Elle semble la grande faiblesse, elle est la grande force. L'homme sur lequel s'appuie un peuple a besoin de s'appuyer sur une femme. Et le jour ou elle nous manque, tout nous manque. C'est nous qui sommes morts, c'est elle qui est vivante. Son souvenir prend possession de nous. Et quand nous sommes devant sa tombe, il nous semble que nous voyons notre ame y descendre et la sienne en sortir. (Vive emotion.)

Vous voila seul, o Louis Blanc.

O cher proscrit, c'est maintenant que l'exil commence.

Mais j'ai foi dans votre indomptable courage. J'ai foi dans votre ame illustre. Vous vaincrez. Vous vaincrez meme la douleur.

Vous savez bien que vous vous devez a la grande dispute du vrai, au droit, a la republique, a la liberte. Vous savez bien que vous avez en vous l'unique mandat imperatif, celui qu'aucune loi ne peut supprimer, la conscience. Vous dedierez a votre chere morte les vaillants efforts qui vous restent a faire. Vous vous sentirez regarde par elle. O mon ami, vivez, pleurez, perseverez. Les hommes tels que vous sont privilegies dans le sens redoutable du mot; ils resument en eux la douleur humaine; le sort leur fait une poignante et utile ressemblance avec ceux qu'ils doivent proteger et defendre; il leur impose l'affront continuel afin qu'ils s'interessent a ceux que l'on calomnie; il leur impose le combat perpetuel afin qu'ils s'interessent a tous ceux qui luttent; il leur impose le deuil eternel afin qu'ils s'interessent a tous ceux qui souffrent; comme si le mysterieux destin voulait, par cet incessant rappel a l'humanite, leur faire mesurer la grandeur de leur devoir a la grandeur de leur malheur. (Acclamation.}

Oh! tous, qui que nous soyons, o peuple, o citoyens, oublions nos douleurs, et ne songeons qu'a la patrie. Elle aussi, cette auguste France, elle est bien lugubrement accablee. Soyons-lui clements. Elle a des ennemis, helas! jusque parmi ses enfants! Les uns la couvrent de tenebres, les autres l'emplissent d'une implacable et sourde guerre. Elle a besoin de clarte, c'est-a-dire d'enseignement; elle a besoin d'union, c'est-a-dire d'apaisement; apportons-lui ce qu'elle demande. Eclairons-la, pacifions-la. Prenons conseil du grand lieu ou nous sommes; une fecondation profonde est dans tout, meme dans la mort, la mort etant une autre naissance. Oui, demandons aux choses sublimes qui nous entourent de nous donner pour la patrie ce que la patrie reclame; demandons-le aussi bien a ce tombeau qui est sous nos pieds, qu'a ce soleil qui est sur nos tetes; car ce qui sort du soleil, c'est la lumiere, et ce qui sort du tombeau, c'est la paix.

Paix et lumiere, c'est la vie. (Profonde sensation. Vive Victor Hugo!
Vive Louis Blanc!
}

XXXI

OBSEQUES DE GEORGE SAND
10 JUIN 1876.

Les obseques de Mme George Sand ont eu lieu a Nohant. M. Paul Meurice a lu sur sa tombe le discours de M. Victor Hugo.

Je pleure une morte, et je salue une immortelle.

Je l'ai aimee, je l'ai admiree, je l'ai veneree; aujourd'hui, dans l'auguste serenite de la mort, je la contemple.

Je la felicite parce que ce qu'elle a fait est grand, et je la remercie parce que ce qu'elle a fait est bon. Je me souviens qu'un jour je lui ai ecrit: "Je vous remercie d'etre une si grande ame."

Est-ce que nous l'avons perdue?

Non.

Ces hautes figures disparaissent, mais ne s'evanouissent pas. Loin de la; on pourrait presque dire qu'elles se realisent. En devenant invisibles sous une forme, elles deviennent visibles sous l'autre. Transfiguration sublime.

La forme humaine est une occultation. Elle masque le vrai visage divin qui est l'idee. George Sand etait une idee; elle est hors de la chair, la voila libre; elle est morte, la voila vivante. Patuit dea.

George Sand a dans notre temps une place unique. D'autres sont les grands hommes; elle est la grande femme.

Dans ce siecle qui a pour loi d'achever la revolution francaise et de commencer la revolution humaine, l'egalite des sexes faisant partie de l'egalite des hommes, une grande femme etait necessaire. Il fallait que la femme prouvat qu'elle peut avoir tous nos dons virils sans rien perdre de ses dons angeliques; etre forte sans cesser d'etre douce. George Sand est cette preuve.

Il faut bien qu'il y ait quelqu'un qui honore la France, puisque tant d'autres la deshonorent. George Sand sera un des orgueils de notre siecle et de notre pays. Rien n'a manque a cette femme pleine de gloire. Elle a ete un grand coeur comme Barbes, un grand esprit comme Balzac, une grande ame comme Lamartine. Elle avait en elle la lyre. Dans cette epoque ou Garibaldi a fait des prodiges, elle a fait des chefs-d'oeuvre.

Ces chefs-d'oeuvre, les enumerer est inutile. A quoi bon se faire le plagiaire de la memoire publique? Ce qui caracterise leur puissance, c'est la bonte. George Sand etait bonne; aussi a-t-elle ete haie. L'admiration a une doublure, la haine, et l'enthousiasme a un revers, l'outrage. La haine et l'outrage prouvent pour, en voulant prouver contre. La huee est comptee par la posterite comme un bruit de gloire. Qui est couronne est lapide. C'est une loi, et la bassesse des insultes prend mesure sur la grandeur des acclamations.

Les etres comme George Sand sont des bienfaiteurs publics. Ils passent, et a peine ont-ils passe que l'on voit a leur place, qui semblait vide, surgir une realisation nouvelle du progres.

Chaque fois que meurt une de ces puissantes creatures humaines, nous entendons comme un immense bruit d'ailes; quelque chose s'en va, quelque chose survient.

La terre comme le ciel a ses eclipses; mais, ici-bas comme la-haut, la reapparition suit la disparition. Le flambeau qui etait un homme ou une femme et qui s'est eteint sous cette forme, se rallume sous la forme idee. Alors on s'apercoit que ce qu'on croyait eteint etait inextinguible. Ce flambeau rayonne plus que jamais; il fait desormais partie de la civilisation; il entre dans la vaste clarte humaine; il s'y ajoute; et le salubre vent des revolutions l'agite, mais le fait croitre; car les mysterieux souffles qui eteignent les clartes fausses alimentent les vraies lumieres.

Le travailleur s'en est alle; mais son travail est fait.

Edgar Quinet meurt, mais la philosophie souveraine sort de sa tombe et, du haut de cette tombe, conseille les hommes. Michelet meurt, mais derriere lui se dresse l'histoire tracant l'itineraire de l'avenir. George Sand meurt, mais elle nous legue le droit de la femme puisant son evidence dans le genie de la femme. C'est ainsi que la revolution se complete. Pleurons les morts, mais constatons les avenements; les faits definitifs surviennent, grace a ces fiers esprits precurseurs. Toutes les verites et toutes les justices sont en route vers nous, et c'est la le bruit d'ailes que nous entendons. Acceptons ce que nous donnent en nous quittant nos morts illustres; et, tournes vers l'avenir, saluons, sereins et pensifs, les grandes arrivees que nous annoncent ces grands departs.

XXXII

L'AMNISTIE AU SENAT

SEANCE DU LUNDI 22 MAI 1876

M. LE PRESIDENT.—L'ordre du jour appelle la discussion de la proposition de M. Victor Hugo et de plusieurs de nos collegues, relativement a l'amnistie.

La parole est a M. Victor Hugo.

(M. Victor Hugo monte a la tribune. Profonde attention.)

DISCOURS DE VICTOR HUGO

Messieurs,

Mes amis politiques et moi, nous avons pense que, dans une si haute et si difficile question, il fallait, par respect pour la question meme et par respect pour cette assemblee, ne rien laisser au hasard de la parole; et c'est pourquoi j'ai ecrit ce que j'ai a vous dire. Il convient d'ailleurs a mon age de ne prononcer que des paroles pesees et reflechies. Le senat, je l'espere, approuvera cette prudence.

Du reste, et cela va sans dire, mes paroles n'engagent que moi.

Messieurs, apres ces funestes malentendus qu'on appelle crises sociales, apres les dechirements et les luttes, apres les guerres civiles, qui ont ceci pour chatiment, c'est que souvent le bon droit s'y donne tort, les societes humaines, douloureusement ebranlees, se rattachent aux verites absolues et eprouvent un double besoin, le besoin d'esperer et le besoin d'oublier.

J'y insiste; quand on sort d'un long orage, quand tout le monde a, plus ou moins, voulu le bien et fait le mal, quand un certain eclaircissement commence a penetrer dans les profonds problemes a resoudre, quand l'heure est revenue de se mettre au travail, ce qu'on demande de toutes parts, ce qu'on implore, ce qu'on veut, c'est l'apaisement; et, messieurs, il n'y a qu'un apaisement, c'est l'oubli.

Messieurs, dans la langue politique, l'oubli s'appelle amnistie.

Je demande l'amnistie.

Je la demande pleine et entiere. Sans conditions. Sans restrictions.
Il n'y a d'amnistie que l'amnistie. L'oubli seul pardonne.

L'amnistie ne se dose pas. Demander: Quelle quantite d'amnistie faut-il? c'est comme si l'on demandait: Quelle quantite de guerison faut-il? Nous repondons: Il la faut toute.

Il faut fermer toute la plaie.

Il faut eteindre toute la haine.

Je le declare, ce qui a ete dit, depuis cinq jours, et ce qui a ete vote, n'a modifie en rien ma conviction.

La question se represente entiere devant vous, et vous avez le droit de l'examiner dans la plenitude de votre independance et de votre autorite.

Par quelle fatalite en est-on venu a ceci que la question qui devrait le plus nous rapprocher soit maintenant celle qui nous divise le plus?

Messieurs, permettez-moi d'elaguer de cette discussion tout ce qui est arbitraire. Permettez-moi de chercher uniquement la verite. Chaque parti a ses appreciations, qui sont loin d'etre des demonstrations; on est loyal des deux cotes, mais il ne suffit pas d'opposer des allegations a des allegations. Quand d'un cote on dit: l'amnistie rassure, de l'autre on repond: l'amnistie inquiete; a ceux qui disent: l'amnistie est une question francaise, on repond: l'amnistie n'est qu'une question parisienne; a ceux qui disent: l'amnistie est demandee par les villes, on replique: l'amnistie est repoussee par les campagnes. Qu'est-ce que tout cela? Ce sont des assertions. Et je dis a mes contradicteurs: les notres valent les votres. Nos affirmations ne prouvent pas plus contre vos negations que vos negations ne prouvent contre nos affirmations. Laissons de cote les mots et voyons les choses. Allons, au fait. L'amnistie est-elle juste? oui ou non.

Si elle est juste, elle est politique.

La est toute la question.

Examinons.

Messieurs, aux epoques de discorde, la justice est invoquee par tous les partis. Elle n'est d'aucun. Elle ne connait qu'elle-meme. Elle est divinement aveugle aux passions humaines. Elle est la gardienne de tout le monde et n'est la servante de personne. La justice ne se mele point aux guerres civiles, mais elle ne les ignore pas, et elle y intervient. Et savez-vous a quel moment elle y arrive?

Apres.

Elle laisse faire les tribunaux d'exception, et, quand ils ont fini, elle commence.

Alors elle change de nom et elle s'appelle la clemence.

La clemence n'est autre chose que la justice, plus juste. La justice ne voit que la faute, la clemence voit le coupable. A la justice, la faute apparait dans une sorte d'isolement inexorable; a la clemence, le coupable apparait entoure d'innocents; il a un pere, une mere, une femme, des enfants, qui sont condamnes avec lui et qui subissent sa peine. Lui, il a le bagne ou l'exil; eux, ils ont la misere. Ont-ils merite le chatiment? Non. L'endurent-ils? Oui. Alors la clemence trouve la justice injuste. Elle s'interpose et elle fait grace. La grace, c'est la rectification sublime que fait a la justice d'en bas la justice d'en haut. (Mouvement.)

Messieurs, la clemence a raison.

Elle a raison dans l'ordre civil et social, et elle a plus raison encore dans l'ordre politique. La, devant cette calamite, la guerre entre citoyens, la clemence n'est pas seulement utile, elle est necessaire; la, se sentant en presence d'une immense conscience troublee qui est la conscience publique, la clemence depasse le pardon, et, je viens de le dire, elle va jusqu'a l'oubli. Messieurs, la guerre civile est une sorte de faute universelle. Qui a commence? Tout le monde et personne. De la cette necessite, l'amnistie. Mot profond qui constate a la fois la defaillance de tous et la magnanimite de tous. Ce que l'amnistie a d'admirable et d'efficace, c'est qu'on y retrouve la solidarite humaine. C'est plus qu'un acte de souverainete, c'est un acte de fraternite. C'est le dementi a la discorde. L'amnistie est la supreme extinction des coleres, elle est la fin des guerres civiles. Pourquoi? Parce qu'elle contient une sorte de pardon reciproque.

Je demande l'amnistie.

Je la demande dans un but de reconciliation.

Ici les objections se dressent devant moi; ces objections sont presque des accusations. On me dit: Votre amnistie est immorale et inhumaine! vous sapez l'ordre social! vous vous faites l'apologiste des incendiaires et des assassins! vous plaidez pour des attentats! vous venez au secours des malfaiteurs!

Je m'arrete. Je m'interroge.

Messieurs, depuis cinq ans, je remplis, dans la mesure de mes forces, un douloureux devoir que, du reste, d'autres, meilleurs que moi, remplissent mieux que moi. Je rends de temps en temps, et le plus frequemment que je puis, de respectueuses visites a la misere. Oui, depuis cinq ans, j'ai souvent monte de tristes escaliers; je suis entre dans des logis ou il n'y a pas d'air l'ete, ou il n'y a pas de feu l'hiver, ou il n'y a pas de pain ni l'hiver ni l'ete. J'ai vu, en 1872, une mere dont l'enfant, un enfant de deux ans, etait mort d'un retrecissement d'intestins cause par le manque d'aliments. J'ai vu des chambres pleines de fievre et de douleur; j'ai vu se joindre des mains suppliantes; j'ai vu se tordre des bras desesperes; j'ai entendu des rales et des gemissements, la des vieillards, la des femmes, la des enfants; j'ai vu des souffrances, des desolations, des indigences sans nom, tous les haillons du denument, toutes les paleurs de la famine, et, quand j'ai demande la cause de toute cette misere, on m'a repondu: C'est que l'homme est absent! L'homme, c'est le point d'appui, c'est le travailleur, c'est le centre vivant et fort, c'est le pilier de la famille. L'homme n'y est pas, c'est pourquoi la misere y est. Alors j'ai dit: Il faudrait que l'homme revint. Et parce que je dis cela, j'entends des cris de malediction. Et, ce qui est pire, des paroles d'ironie. Cela m'etonne, je l'avoue. Je me demande ce qu'ils ont fait, ces etres accables, ces vieillards, ces enfants, ces femmes; ces veuves, dont le mari n'est pas mort, ces orphelins dont le pere est vivant! Je me demande s'il est juste de punir tous ces groupes douloureux pour des fautes qu'ils n'ont pas commises. Je demande qu'on leur rende le pere. Je suis stupefait d'eveiller tant de colere parce que j'ai compassion de tant de detresse, parce que je n'aime pas voir les infirmes grelotter de faim et de froid, parce que je m'agenouille devant les vieilles meres inconsolables, et parce que je voudrais rechauffer les pieds nus des petits enfants! Je ne puis m'expliquer comment il est possible qu'en defendant les familles j'ebranle la societe, et comment il se fait que, parce que je plaide pour l'innocence, je sois l'avocat du crime!

Quoi! parce que, voyant des infortunes inouies et immeritees, de lamentables pauvretes, des meres et des epouses qui sanglotent, des vieillards qui n'ont meme plus de grabats, des enfants qui n'ont meme plus de berceaux, j'ai dit: me voila! que puis-je pour vous? a quoi puis-je vous etre bon? et parce que les meres m'ont dit: rendez-nous nos fils! et parce que les femmes m'ont dit: rendez-nous notre mari! et parce que les enfants m'ont dit: rendez-nous notre pere! et parce que j'ai repondu: j'essaierai!—j'ai mal fait! j'ai eu tort!

Non! vous ne le pensez pas, je vous rends cette justice. Aucun de vous ne le pense ici!

Eh bien! j'essaie en ce moment.

Messieurs, ecoutez-moi avec patience, comme on ecoute celui qui plaide; c'est le droit sacre de defense que j'exerce devant vous; et si, songeant a tant de detresses et a tant d'agonies qui m'ont confie leur cause, dans la conviction de ma compassion, il m'arrive de depasser involontairement les limites que je veux m'imposer, souvenez-vous que je suis en ce moment le porte-parole de la clemence, et que, si la clemence est une imprudence, c'est une belle imprudence, et la seule permise a mon age; souvenez-vous qu'un exces de pitie, s'il pouvait y avoir exces dans la pitie, serait pardonnable chez celui qui a vecu beaucoup d'annees, que celui qui a souffert a droit de proteger ceux qui souffrent, que c'est un vieillard qui vous sollicite pour des femmes et pour des enfants, et que c'est un proscrit qui vous parle pour des vaincus. (Vive emotion sur tous les bancs.)

Messieurs, un profond doute est toujours mele aux guerres civiles. J'en atteste qui? Le rapport officiel. Il avoue, page 2, que l'obscurite du mouvement (du 18 mars) permettait a chacun (je cite) d'entrevoir la realisation de quelques idees, justes peut-etre. C'est ce que nous avons toujours dit. Messieurs, la poursuite a ete illimitee, l'amnistie ne doit pas etre moindre. L'amnistie seule, l'amnistie totale, peut effacer ce proces fait a une foule, proces qui debute par trente-huit mille arrestations, dans lesquelles il y a huit cent cinquante femmes et six cent cinquante et un enfants de quinze ans, seize ans et sept ans.

Est-il un seul de vous, messieurs, qui puisse aujourd'hui passer sans un serrement de coeur dans de certains quartiers de Paris; par exemple, pres de ce sinistre soulevement de paves encore visible au coin de la rue Rochechouart et du boulevard? Qu'y a-t-il sous ces paves? Il y a cette clameur confuse des victimes qui va quelquefois si loin dans l'avenir. Je m'arrete; je me suis impose des reserves, et je ne veux pas les franchir; mais cette clameur fatale, il depend de vous de l'eteindre. Messieurs, depuis cinq ans l'histoire a les yeux fixes sur ce tragique sous-sol de Paris, et elle en entendra sortir des voix terribles tant que vous n'aurez pas ferme la bouche des morts et decrete l'oubli.

Apres la justice, apres la pitie, considerez la raison d'etat. Songez qu'a cette heure les deportes et les expatries se comptent par milliers, et qu'il y a de plus les innombrables fuites des innocents effrayes, enorme chiffre inconnu. Cette vaste absence affaiblit le travail national; rendez les travailleurs aux ateliers; on vous l'a dit eloquemment dans l'autre Chambre, rendez a nos industries parisiennes ces ouvriers qui sont des artistes; faites revenir ceux qui nous manquent; pardonnez et rassurez; le conseil municipal n'evalue pas a moins de cent mille le nombre des disparus. Les severites qui frappent des populations reagissent sur la prosperite publique; l'expulsion des maures a commence la ruine de l'Espagne et l'expulsion des juifs l'a consommee; la revocation de l'edit de Nantes a enrichi l'Angleterre et la Prusse aux depens de la France. Ne recommencez pas ces irreparables fautes politiques.

Pour toutes les raisons, pour les raisons sociales, pour les raisons morales, pour les raisons politiques, votez l'amnistie. Votez-la virilement. Elevez-vous au-dessus des alarmes factices. Voyez comme la suppression de l'etat de siege a ete simple. La promulgation de l'amnistie ne le serait pas moins. (Tres bien! a l'extreme gauche.) Faites grace.

Je ne veux rien eluder. Ici se presente un cote grave de la question; le pouvoir executif intervient et nous dit: Faire grace, cela me regarde.

Entendons-nous.

Messieurs, il y a deux facons de faire grace; une petite et une grande. L'ancienne monarchie pratiquait la clemence de deux manieres; par lettres de grace, ce qui effacait la peine, et par lettres d'abolition, ce qui effacait le delit. Le droit de grace s'exercait dans l'interet individuel, le droit d'abolition s'exercait dans l'interet public. Aujourd'hui, de ces deux prerogatives de la royaute, le droit de grace et le droit d'abolition, le droit de grace, qui est le droit limite, est reserve au pouvoir executif, le droit d'abolition, qui est le droit illimite, vous appartient. Vous etes en effet le pouvoir souverain; et c'est a vous que revient le droit superieur. Le droit d'abolition, c'est l'amnistie. Dans cette situation, le pouvoir executif vous offre de se substituer a vous; la petite clemence remplacera la grande; c'est l'ancien bon plaisir. C'est-a-dire que le pouvoir executif vous fait une proposition qui revient a ceci, une des deux commissions parlementaires vous a dit le mot dans toute son ingenuite: Abdiquez!

Ainsi, il y a un grand acte a faire, et vous ne le feriez pas! Ainsi, le premier usage que vous feriez de votre souverainete, ce serait l'abdication! Ainsi, vous arrivez, vous sortez de la nation, vous avez en vous la majeste meme du peuple, vous tenez de lui ce mandat auguste, eteindre les haines, fermer les plaies, calmer les coeurs, fonder la republique sur la justice, fonder la paix sur la clemence; et ce mandat, vous le deserteriez, et vous descendriez des hauteurs ou la confiance publique vous a places, et votre premier soin, ce serait de subordonner le pouvoir superieur au pouvoir inferieur; et, dans cette douloureuse question qui a besoin d'un vaste effort national, vous renonceriez, au nom de la nation, a la toute-puissance de la nation! Quoi! dans un moment ou l'on attend tout de vous, vous vous annuleriez! Quoi! ce supreme droit d'abolition, vous ne l'exerceriez pas contre la guerre civile! Quoi! 1830 a eu son amnistie, la Convention a eu son amnistie, l'Assemblee constituante de 1789 a eu son amnistie, et, de meme que Henri IV a amnistie la Ligue, Hoche a amnistie la Vendee; et ces traditions venerables, vous les dementiriez! Et c'est par de la petitesse et de la peur que vous couronneriez toutes ces grandeurs de notre histoire! Quoi! laissant subsister tous les souvenirs cuisants, toutes les rancunes, toutes les amertumes, vous substitueriez un expedient sans efficacite politique, un long et contestable travail de graces partielles, la misericorde assaisonnee de favoritisme, les hypocrisies tenues pour repentirs, une obscure revision de proces perilleuse pour le respect legal du a la chose jugee, une serie de bonnes actions quasi royales, plus ou moins petites, a cette chose immense et superbe, la patrie ouvrant ses bras a ses enfants, et disant: Revenez tous! j'ai oublie!

Non! non! non! n'abdiquez pas! (Mouvement.)

Messieurs, ayez foi en vous-memes. L'intrepidite de la clemence est le plus beau spectacle qu'on puisse donner aux hommes. Mais ici la clemence n'est pas l'imprudence, la clemence est la sagesse; la clemence est la fin des coleres et des haines; la clemence est le desarmement de l'avenir. Messieurs, ce que vous devez a la France, ce que la France attend de vous, c'est l'avenir apaise.

La pitie et la douceur sont de bons moyens de gouvernement. Placer au-dessus de la loi politique la loi morale, c'est l'unique moyen de subordonner toujours les revolutions a la civilisation. Dire aux hommes: Soyez bons, c'est leur dire: Soyez justes. Aux grandes epreuves doivent succeder les grands exemples. Une aggravation de catastrophes se rachete et se compense par une augmentation de justice et de sagesse. Profitons des calamites publiques pour ajouter une verite a l'esprit humain, et quelle verite plus haute que celle-ci: Pardonner, c'est guerir!

Votez l'amnistie.

Enfin, songez a ceci:

Les amnisties ne s'eludent point. Si vous votez l'amnistie, la question est close; si vous rejetez l'amnistie, la question commence.

Je voudrais m'arreter ici, mais les objections s'opiniatrent. Je les entends. Quoi! tout amnistier? Oui! Quoi! non seulement les delits politiques, mais les delits ordinaires? Je dis: Oui! et l'on me replique: Jamais!

Messieurs, ma reponse sera courte et ce sera mon dernier mot.

Je vais simplement mettre sous vos yeux une page d'histoire. Ensuite vous conclurez. (Mouvement.—Profond silence.)

Il y a vingt-cinq ans, un homme s'insurgeait contre une nation. Un jour de decembre, ou, pour mieux dire, une nuit, cet homme, charge de defendre et de garder la Republique, la prenait au collet, la terrassait et la tuait, attentat qui est le plus grand forfait de l'histoire. (Tres bien! a l'extreme gauche.) Autour de cet attentat, car tout crime a pour point d'appui d'autres crimes, cet homme et ses complices commettaient d'innombrables delits de droit commun. Laissez passer l'histoire! Vol: vingt-cinq millions etaient empruntes de force a la Banque; subornation de fonctionnaires: les commissaires de police, devenus des malfaiteurs, arretaient des representants inviolables; embauchage militaire, corruption de l'armee: les soldats gorges d'or etaient pousses a la revolte contre le gouvernement regulier; offense a la magistrature: les juges etaient chasses de leurs sieges par des caporaux; destruction d'edifices: le palais de l'Assemblee etait demoli, l'hotel Sallandrouze etait canonne et mitraille; assassinat: Baudin etait tue, Dussoubs etait tue, un enfant de sept ans etait tue rue Tiquetonne, le boulevard Montmartre etait jonche de cadavres; plus tard, car cet immense crime couvrit la France, Martin Bidaure etait fusille, fusille deux fois, Charlet, Cirasse et Cuisinier etaient assassines par la guillotine en place publique. Du reste, l'auteur de ces attentats etait un recidiviste; et, pour me borner aux delits de droit commun, il avait deja tente de commettre un meurtre, il avait, a Boulogne, tire un coup de pistolet a un officier de l'armee, le capitaine Col-Puygellier. Messieurs, le fait que je rappelle, le monstrueux fait de Decembre, ne fut pas seulement un forfait politique, il fut un crime de droit commun; sous le regard de l'histoire, il se decompose ainsi: vol a main armee, subornation, voies de fait aux magistrats, embauchages militaires, demolition d'edifices, assassinat. Et j'ajoute: contre qui fut commis ce crime? Contre un peuple. Et au profit de qui? Au profit d'un homme. (Tres bien! tres bien! a l'extreme gauche.)

Vingt ans apres, une autre commotion, l'evenement dont les suites vous occupent aujourd'hui, a ebranle Paris.

Paris, apres un sinistre assaut de cinq mois, avait cette fievre redoutable que les hommes de guerre appellent la fievre obsidionale. Paris, cet admirable Paris, sortait d'un long siege stoiquement soutenu; il avait souffert la faim, le froid, l'emprisonnement, car une ville assiegee est une ville en prison; il avait subi la bataille de tous les jours, le bombardement, la mitraille, mais il avait sauve, non la France, mais ce qui est plus encore peut-etre, l'honneur de la France (mouvement). Il etait saignant et content. L'ennemi pouvait le faire saigner, des francais seuls pouvaient le blesser, on le blessa. On lui retira le titre de capitale de la France; Paris ne fut plus la capitale … que du monde. Alors la premiere des villes voulut etre au moins l'egale du dernier des hameaux, Paris voulut etre une commune. (Rumeurs a droite.)

De la une colere; de la un conflit. Ne croyez pas que je cherche ici a rien attenuer. Oui,—et je n'ai pas attendu a aujourd'hui pour le dire, entendez-vous bien?—oui, l'assassinat des generaux Lecomte et Clement Thomas est un crime, comme l'assassinat de Baudin et Dussoubs est un crime; oui, l'incendie des Tuileries et de l'Hotel de Ville est un crime comme la demolition de la salle de l'Assemblee nationale est un crime; oui, le massacre des otages est un crime comme le massacre des passants sur le boulevard est un crime (applaudissements a l'extreme gauche); oui, ce sont la des crimes; et s'il s'y joint cette circonstance qu'on est repris de justice, et qu'on a derriere soi, par exemple, le coup de pistolet au capitaine Col-Puygellier, le cas est plus grave encore; j'accorde tout ceci, et j'ajoute: ce qui est vrai d'un cote est vrai de l'autre. (Tres bien! a l'extreme gauche.)

Il y a deux groupes de faits separes par un intervalle de vingt ans, le fait du 2 Decembre et le fait du 18 Mars. Ces deux faits s'eclairent l'un par l'autre; ces deux faits, politiques tous les deux, bien qu'avec des causes absolument differentes, contiennent l'un et l'autre ce que vous appelez des delits communs.

Cela pose, j'examine. Je me mets en face de la justice.

Evidemment pour les memes delits, la justice aura ete la meme; ou, si elle a ete inegale dans ses arrets, elle aura considere d'un cote, qu'une population qui vient d'etre heroique devant l'ennemi devait s'attendre a quelque menagement, qu'apres tout les crimes a punir etaient le fait, non du peuple de Paris, mais de quelques hommes, et qu'enfin, si l'on examinait la cause meme du conflit, Paris avait, certes, droit a l'autonomie, de meme qu'Athenes qui s'est appelee l'Acropole, de meme que Rome qui s'est appelee Urbs, de meme que Londres qui s'appelle la Cite; la justice aura considere d'un autre cote a quel point est abominable le guet-apens d'un parvenu quasi princier qui assassine pour regner; et pesant d'un cote le droit, de l'autre l'usurpation, la justice aura reserve toute son indulgence pour la population desesperee et fievreuse, et toute sa severite pour le miserable prince d'aventure, repu et insatiable, qui apres l'Elysee veut le Louvre, et qui, en poignardant la Republique, poignarde son propre serment. (Tres bien! a l'extreme gauche.)

Messieurs, ecoutez la reponse de l'histoire. Le poteau de Satory, Noumea, dix-huit mille neuf cent quatrevingt-quatre condamnes, la deportation simple et muree, les travaux forces, le bagne a cinq mille lieues de la patrie, voila de quelle facon la justice a chatie le 18 Mars; et quant au crime du 2 Decembre, qu'a fait la justice? la justice lui a prete serment. (Mouvement prolonge.)

Je me borne aux faits judiciaires; je pourrais en constater d'autres, plus lamentables encore; mais je m'arrete.

Oui, cela est reel, des fosses, de larges fosses, ont ete creusees ici et en Caledonie; depuis la fatale annee 1871 de longs cris d'agonie se melent a l'espece de paix que fait l'etat de siege; un enfant de vingt ans, condamne a mort pour un article de journal, a eu sa grace, le bagne, et a ete neanmoins execute par la nostalgie, a cinq mille lieues de sa mere; les penalites ont ete et sont encore absolues; il y a des presidents de tribunaux militaires qui interdisent aux avocats de prononcer des mots d'indulgence et d'apaisement; ces jours-ci, le 28 avril, une sentence atteignait, apres cinq annees, un ouvrier declare honnete et laborieux par tous les temoignages, et le condamnait a la deportation dans une enceinte fortifiee, arrachant ainsi ce travailleur a sa famille, ce mari a sa femme et ce pere a ses enfants; et il y a quelques semaines a peine, le 1er mars, un nouveau convoi de condamnes politiques, confondus avec des forcats, etait, malgre nos reclamations, embarque pour Noumea. Le vent d'equinoxe a empeche le depart; il semble par moment que le ciel veut donner aux hommes le temps de reflechir; la tempete, clemente, a accorde un sursis; mais, la tempete ayant cesse, le navire est parti. (Sensation.) La repression est inexorable. C'est ainsi que le 18 Mars a ete frappe.

Quant au 2 Decembre, j'y insiste, dire qu'il a ete impuni serait derisoire, il a ete glorifie; il a ete, non subi, mais adore; il est passe a l'etat de crime legal et de forfait inviolable. (Applaudissements a l'extreme gauche.) Les pretres ont prie pour lui; les juges ont juge sous lui; des representants du peuple, a qui ce crime avait donne des coups de crosse, non seulement les ont recus, mais les ont acceptes (rires a gauche), et se sont faits ses serviteurs. L'auteur du crime est mort dans son lit, apres avoir complete le 2 Decembre par Sedan, la trahison par l'ineptie et le renversement de la republique par la chute de la France; et, quant aux complices, Morny, Billault, Magnan, Saint-Arnaud, Abbatucci, ils ont donne leurs noms a des rues de Paris. (Sensation.) Ainsi, a vingt ans d'intervalle, pour deux revoltes, pour le 18 Mars et le 2 Decembre, telles ont ete les deux conduites tenues dans les regions du haut desquelles on gouverne; contre le peuple, toutes les rigueurs; devant l'empereur, toutes les bassesses.

Il est temps de faire cesser l'etonnement de la conscience humaine. Il est temps de renoncer a cette honte de deux poids et de deux mesures; je demande, pour les faits du 18 Mars, l'amnistie pleine et entiere. (Applaudissements prolonges a l'extreme gauche.—La seance est suspendue. L'orateur regagne son banc, felicite par ses collegues.)

QUELQUES MEMBRES AU CENTRE.—Aux voix! Aux voix!

M. LE PRESIDENT.—Personne ne demande la parole? (Silence au banc de la commission et au banc du gouvernement.) Il y a un amendement de M. Tolain.

M. TOLAIN, au pied de la tribune.—En presence du silence de la commission et du gouvernement, qui ne trouvent rien a repondre, je retire mon amendement.

M. LE PRESIDENT donne lecture des articles de la proposition d'amnistie, qui sont successivement rejetes, par assis et leve.

La proposition est mise aux voix dans son ensemble.

Se levent pour:

    MM. Victor Hugo.
        Peyrat.
        Schoelcher.
        Laurent Pichat.
        Scheurer-Kestner.
        Corbon.
        Ferouillat.
        Brillier.
        Pomel (d'Oran).
        Lelievre (d'Alger).

Le reste de l'Assemblee se leve contre.

La proposition d'amnistie est rejetee.

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