Adrienne Lecouvreur
Fut assez fou pour entreprendre
Un voyage en lointain pays!
MAURICE
Comme moi!
ADRIENNE
Voulez-vous quitter votre frère?
L’absence est le plus grand des maux!
Non pas pour vous, cruel!...
MAURICE
Est-ce qu’il y a cela?
ADRIENNE, continuant
Mon frère a-t-il tout ce qu’il veut,
Bon souper, bon gîte, et le reste?
MAURICE, vivement
Le reste! ah! après? après?
ADRIENNE, souriant
Après? (Avec finesse.) Ah! cela vous intéresse donc, monsieur? et si je vous disais les malheurs de celui qui s’éloigne... et plus encore, ingrat, les tourments de celui qui reste...
Non, non!
De combien de plaisirs ils payèrent leurs peines!
Amants, heureux amants, voulez-vous voyager?
Que ce soit aux rives prochaines!
Soyez-vous l’un à l’autre un monde toujours beau,
Toujours divers, toujours nouveau,
Tenez-vous lieu de tout... comptez pour rien le reste!
MAURICE
Ah! quand c’est vous qui lisez, quelle différence! c’est bien mieux que La Fontaine!
ADRIENNE
Impie!
MAURICE
A votre voix, mon cœur s’ouvre, mon intelligence s’élève, tout me devient facile!
ADRIENNE, souriant
Tout!... même l’orthographe!
MAURICE
A quand ma première leçon?
ADRIENNE
Ce soir, après le spectacle, venez me chercher... Voici mon entrée.
MAURICE
ADRIENNE
Vous allez dans la salle?... (Vivement.) Vous m’écouterez... (Avec tendresse.) Tu me regarderas?
MAURICE
Aux premières, à droite.
ADRIENNE
Que je vous voie bien! que je vous adresse tous mes vers! je tâcherai d’être belle! oh! oui, je serai belle!
(Elle sort par la première porte à gauche.)
MAURICE, sortant par la droite
A ce soir!
SCÈNE VI
Mlle Jouvenot, le Prince sortant par la seconde porte à gauche
LE PRINCE, avec agitation
Merci, mademoiselle, merci, je n’oublierai jamais le service que vous m’avez rendu!...
MLLE JOUVENOT
C’était donc vrai?
LE PRINCE, avec humeur
Que trop!...
MLLE JOUVENOT, riant
Voyez le hasard! enchantée de vous avoir été agréable!
LE PRINCE
Ah! vous appelez cela agréable!... (Avec colère.) Eh bien! oui!... car je ne désirais qu’une occasion de rompre avec elle.
MLLE JOUVENOT
Il fallait donc le dire!... si j’avais su plus tôt que cela vous fît plaisir!...
LE PRINCE, avec impatience
Eh! mademoiselle!
SCÈNE VII
Mlle Jouvenot va s’asseoir devant la cheminée du fond et se chauffe les pieds; le Prince, l’Abbé, entrant vivement par la seconde porte à droite et se retournant avec agitation
LE PRINCE, courant à lui
Ah! c’est toi, l’abbé!... (S’efforçant de rire.) Viens donc recevoir mes consolations... ou plutôt me prodiguer les tiennes.
L’ABBÉ
Comment cela?
LE PRINCE
L’aventure la plus piquante pour nous deux...
L’ABBÉ, à part
Est-ce qu’il s’agit de sa femme?
LE PRINCE
Pour toi, d’abord... tu sais notre pari de tantôt, ces deux cents louis... au sujet du comte de Saxe.
L’ABBÉ, vivement
Le comte de Saxe... je viens de me rencontrer nez à nez avec lui... comme il sortait de ce foyer... il y vient donc?
LE PRINCE, vivement
Preuve de plus!... et j’aurais, parbleu, bien voulu le voir.
L’ABBÉ
Nous le trouverons au numéro trois des premières loges.
LE PRINCE
A merveille! il s’agissait de découvrir sa passion régnante...
L’ABBÉ
Oui, vraiment...
LE PRINCE
Je n’ai pas été loin pour cela... (Montrant Mlle Jouvenot.) Tout m’a si bien secondé qu’il ne te reste plus, mon cher, qu’à t’exécuter.
L’ABBÉ
Sur le vu des preuves...
LE PRINCE
C’est bien ainsi que je l’entends... lis d’abord et dis-moi ton avis sur ce billet d’invitation... tiens... (Le lui donnant.) Il n’est pas long, mais clair et précis!...
L’ABBÉ, lisant
«Pour des motifs politiques que vous connaissez mieux que personne, on désire vous entretenir ce soir à dix heures, dans le plus rigoureux tête-à-tête, en ma petite maison de la Grange-Batelière, que j’ai fait dernièrement meubler. Amour et discrétion!»—Signé: «Constance»!
LE PRINCE, avec colère
La signature de la perfide Duclos.
L’ABBÉ, avec étonnement
Constance!
LE PRINCE, avec impatience
Eh oui: vraiment! le nom ne fait rien à la chose!... Je tiens ce billet de Pénélope, sa femme de chambre.
L’ABBÉ
Qui vous l’a remis?
LE PRINCE
Ou plutôt vendu à un taux d’autant plus exorbitant...
L’ABBÉ
Qu’ici ces valeurs-là ne sont pas rares!
LE PRINCE, qui pendant ce temps a remonté le théâtre, parlant à un domestique
Ce billet au numéro trois des premières, sans dire de quelle part. (Revenant près de l’abbé.) Et maintenant, mon cher abbé, j’ose compter sur toi!...
L’ABBÉ
Et pourquoi?
LE PRINCE
Pour te rendre témoin d’un éclat que je me dois à moi-même; je veux d’abord ce soir tout briser chez elle.
L’ABBÉ
C’est du plus mauvais goût pour un abbé et un savant!
LE PRINCE
Quand la science est trahie!...
L’ABBÉ
La science doit savoir se taire!... Le bruit est permis au comte de Saxe... à un soldat, mais à vous, presque parent de la reine... à vous, un homme marié, ce serait un scandale...
LE PRINCE
On saura toujours l’anecdote... parce qu’ici, au Théâtre-Français... Tiens, (Montrant Mlle Jouvenot qui est à la cheminée.) voilà déjà mademoiselle Jouvenot qui n’a encore vu personne, et qui peut-être a déjà trouvé le moyen de la dire.
L’ABBÉ
Prévenez-la... Racontez l’histoire à tout le monde!... Faites mieux encore!... une vengeance digne de vous... Les deux amants n’avaient-ils pas résolu de passer cette soirée dans le plus rigoureux tête-à-tête, dans cette petite maison qui vous appartient?
LE PRINCE
Je le crois bien! louée et meublée à mes frais.
L’ABBÉ
Raison de plus!... je ferais comme chez moi... un souper galant, délicieux, où j’inviterais ce soir toute la Comédie-Française, toutes ces dames.
LE PRINCE, secouant la tête
Un souper galant... délicieux...
L’ABBÉ
C’est moi qui paye, j’ai perdu le pari.
LE PRINCE, vivement
C’est juste!
L’ABBÉ
Au lieu du tête-à-tête, une surprise... un coup de théâtre, tableau mythologique.
LE PRINCE
Mars et Vénus.
L’ABBÉ
Surpris par... (S’interrompant.) Ballet-comédie, vengeance en un acte! Vous, de votre côté, allez faire vos invitations.
LE PRINCE
Toi, du tien, le plus grand secret avec la Duclos... et nous aurons ce soir un succès d’enthousiasme. (On entend un grand bruit de bravos.) Tiens, nous y sommes déjà.
MICHONNET, entrant
Eh! oui, c’est Adrienne! Entendez-vous? toute la salle applaudit; mademoiselle Duclos ne sait déjà plus où elle en est.
LE PRINCE, applaudissant
Bravo! cela commence.
MICHONNET
Que dit-il?
LE PRINCE, avec colère
Bravo!... bravo... bravo, Adrienne!
(Ils sortent ainsi que Mlle Jouvenot, par la porte à gauche.)
MICHONNET, montrant le prince
Jusqu’à celui-ci qu’elle a gagné et subjugué... Une preuve pareille de tact et de goût. (A part.) Je ne l’en aurais pas cru capable.
SCÈNE VIII
MICHONNET, seul, écoutant vers la gauche
Ah! nous voilà au monologue, et maintenant quel silence! comme elle les tient tous enchaînés à sa parole! (Comme s’il l’entendait.) Bien! bien! pas si vite, mon Adrienne! c’est cela! Ah! quel accent, comme c’est vrai! Applaudissez donc, imbéciles!... (On applaudit.) C’est bien heureux!... divine!... divine!... (Avec jalousie.) Ah! elle l’a aperçu, c’est évident, il est dans la salle! et penser que c’est pour un autre qu’elle joue ainsi! qu’elle le regarde en ce moment! qu’elle puise dans ses yeux tout ce génie!... c’est horrible! (Entendant un vers.) Comme c’est dit... c’est délicieux... je deviens fou, je ris, je pleure... Je meurs de douleur et de joie! O Adrienne! en t’écoutant, j’oublie tout, même ma jalousie, même... (Cherchant autour de lui.) même les accessoires... où donc est la lettre de Zatime? je la tenais tout à l’heure!... est-ce que je l’aurais perdue? Pour la première fois depuis vingt ans, il y aurait erreur ou omission par ma faute... c’est qu’une lettre turque n’est pas comme une autre, cela ne se remet point par la petite poste.
(Il cherche dans la table à droite.)
SCÈNE IX
MAURICE, entrant par la porte de droite et se dirigeant vers la gauche, MICHONNET, à la table à droite
MAURICE, au fond
Par saint Arminius, mon patron, maudit soit le duché de Courlande!
MICHONNET, cherchant toujours
Ah! dans ce tiroir...
MAURICE, toujours au fond
Manquer à mon rendez-vous avec Adrienne... jamais!... et d’un autre côté, ce billet que la Duclos vient de m’envoyer au nom de la princesse... comment m’a-t-elle découvert au fond de cette loge?... et comment la faire attendre toute la nuit hors de son hôtel, dans cette petite maison où elle ne vient que pour moi, pour mes intérêts, pour cette réponse du cardinal de Fleury? et puis impossible de prévenir madame de Bouillon, tandis qu’Adrienne, cette pauvre Adrienne, si je pouvais lui parler et lui dire... non pas tout... mais l’essentiel.
(Il dirige ses pas vers la gauche.)
MICHONNET, toujours à la table, à droite
Où allez-vous, monsieur?
MAURICE
Je voudrais parler à mademoiselle Lecouvreur.
MICHONNET, à part
Encore un! et quel air agité! (Haut.) Impossible, monsieur, elle est en scène...
MAURICE
Quand elle en sortira...
MICHONNET
Elle n’en sortira plus.
MAURICE, à part
Nouveau contre-temps!... (A Michonnet.) Et veuillez me dire, monsieur?...
MICHONNET
Pardon, monsieur, d’autres devoirs... (Apercevant Quinault, qui vient de la droite et traverse le théâtre.) Acomat, mon bon, je veux dire monsieur Quinault, voulez-vous remettre à Zatime sa lettre pour Roxane, sa lettre du quatrième acte?
QUINAULT, avec fierté
Moi!... Je vous trouve plaisant!... Pour qui me prenez-vous?
MICHONNET
Pardon!... Veuillez dire seulement à mademoiselle Jouvenot de ne pas entrer en scène sans prendre sa lettre, qui est là sur cette table...
QUINAULT
C’est bon!... c’est bon!... on le lui dira.
(Il entre sur le théâtre, à gauche, pendant que Maurice redescend vers la droite.)
MICHONNET, se levant de la table, en riant
Il n’est pas de bonne humeur, je comprends... Roxanne va trop bien! ah! la Duclos, qui entre en ce moment... (S’approchant de la gauche.) Oui, évertue-toi, pauvre fille... pleure... crie!... tu aimes mieux chanter?... chante!... Tu as beau faire, tu es vaincue!...
MAURICE, qui s’est assis à droite, près de la table, prend le parchemin que Michonnet vient d’y placer et le déroule avec curiosité.
Rien d’écrit! Ah! palsambleu! à mon secours les ruses de guerre!
(Il écrit quelques mots au crayon et roule le parchemin, qu’il remet sur la table.)
MICHONNET, regardant toujours du côté du théâtre, à gauche
Adrienne reprend... elle parle à Bajazet, et sa voix est d’une douceur... Ah! si j’étais sociétaire, je jouerais peut-être les amoureux... On est toujours jeune quand on est sociétaire... Je l’entendrais me dire:
MLLE JOUVENOT, sortant vivement de la coulisse, à gauche
Eh bien! Michonnet, ma lettre?... ma lettre pour Roxanne, où est-elle?
MICHONNET
Là... sur cette table... Est-ce que Quinault ne vous l’a pas dit?
MLLE JOUVENOT
Eh! non, vraiment!... Il est si bon camarade!
MAURICE, présentant à Mlle Jouvenot le parchemin roulé
Voici, mademoiselle.
MLLE JOUVENOT, lui faisant la révérence
Merci, monsieur. (Le regardant en sortant.) Voilà un officier qui est fort bien, mais très-bien!
MICHONNET
MLLE JOUVENOT
Ah!
(Elle sort par la coulisse a gauche.)
MAURICE, à part, la suivant des yeux
Elle aura mes deux mots de la main même de Zatime... et saura que je ne peux la venir chercher ce soir... Mais demain!... demain!... O mon grand-duché de Courlande, vous ne valez pas ce que vous me coûtez!... Allons à la Grange-Batelière.
(Il sort par la porte à droite.)
MICHONNET, regardant toujours par la gauche
Zatime entre en scène... Bon! elle n’a pas la lettre... Si! elle l’a... elle la remet à Roxane... Dieu! quel effet!... elle a tressailli... elle se soutient à peine!... et son émotion est telle, qu’en lisant le billet, son rouge lui est tombé du visage... C’est admirable!... (Les applaudissements éclatent avec force.) Oui, oui... frappez des mains... Bravo! bravo! c’est cela!... sublime! admirable!
SCÈNE X
Mlle Dangeville, Poisson, le Prince, l’Abbé, Quinault, Mlle Jouvenot, puis Adrienne entrent vivement par les deux portes de gauche; les autres acteurs et seigneurs vont et viennent au fond, ainsi que Michonnet.
MLLE DANGEVILLE
Je ne sais pas ce qu’ils ont ce soir; ils applaudissent tous comme des fous.
MLLE JOUVENOT
Ils se trompent, ma chère... ils se croient déjà aux Folies amoureuses.
L’ABBÉ, entrant
C’est superbe!
MLLE DANGEVILLE
C’est absurde!...
POISSON
Ça me fait rire!...
QUINAULT
Ça me fait mal!
MLLE JOUVENOT
Pauvre homme!
LE PRINCE
Le fait est que jamais je n’ai rien entendu de plus beau... et je m’y connais!
ADRIENNE, entrant avec agitation par la gauche, à part
Après deux mois d’absence... ah! c’est bien mal!... Allons, du courage!
LE PRINCE
Et du plaisir!... Vous êtes des nôtres.
L’ABBÉ
Je venais l’inviter.
ADRIENNE
L’ABBÉ
Au joyeux souper où nous avons toute la Comédie-Française... toutes ces dames.
ADRIENNE
Impossible!
MLLE JOUVENOT, qui est descendue à gauche
Par fierté?
ADRIENNE, avec bonté
Oh! non... mais je n’ai pas le cœur à la joie.
L’ABBÉ
Raison de plus pour vous égayer... Un souper charmant... où nous vous offrirons ce qu’il y a de mieux, (Montrant les acteurs.) dans les arts, (Montrant le prince.) à la cour, (Se montrant lui-même.) dans le clergé... et dans l’épée... Le jeune comte de Saxe est des nôtres! c’est le héros de la fête!
ADRIENNE, vivement
Lui que je désirais tant connaître!
LE PRINCE
En vérité!
ADRIENNE
Une demande que j’avais à lui présenter... un lieutenant dont je voulais faire un capitaine.
L’ABBÉ
Nous vous plaçons à côté de lui... et votre protégé est colonel... au dessert.
ADRIENNE
Ah! ce serait bien tentant... Mais la tragédie finira tard... je serai fatiguée... je n’ai pas de cavalier...
L’ABBÉ et LE PRINCE, présentant la main
En voici!
ADRIENNE
Je n’en veux pas!
LE PRINCE, vivement
Eh bien, vous viendrez seule; vous connaissez la petite maison... de la Duclos...
ADRIENNE
Ma voisine!... ce beau jardin...
LE PRINCE
Dont le mur fait face au vôtre! Voici la clef de la rue... quelques pas seulement...
ADRIENNE
C’est quelque chose...
L’ABBÉ, vivement
Vous acceptez?
ADRIENNE
Je n’ai pas dit cela!
LE PRINCE
Monsieur Michonnet sera aussi des nôtres...
MICHONNET
Comment donc, monsieur le prince, dès que mon spectacle de demain sera fait... (A part, regardant Adrienne.) Passer toute la soirée avec elle...
ADRIENNE, à part
Oui! je m’occuperai encore de lui, l’ingrat!... ce sera là ma vengeance!
L’AVERTISSEUR, en dehors
Le cinquième acte qui commence!
ADRIENNE
Adieu, adieu, messieurs.
(Elle sort par la gauche.)
MICHONNET
Allons, messieurs... allons, mesdames...
MLLE DANGEVILLE, à l’abbé
Un mot seulement, l’abbé. Pourrais-je, pour me donner la main, amener quelqu’un?...
L’ABBÉ, riant
Le prince de Guéménée?
MLLE DANGEVILLE
Du tout.
L’ABBÉ, de même
Un autre?
MLLE DANGEVILLE
Fi donc! un tête-à-tête! Pour qui me prenez-vous?... J’en amènerai deux...
L’ABBÉ, riant
A merveille!...
MLLE JOUVENOT
Et notre toilette pour ce soir... et nos voitures, où seront-elles?
L’ABBÉ
On songera à tout... et de plus on vous promet... ce qu’on ne vous a pas dit... une surprise, un secret...
MLLES JOUVENOT, DANGEVILLE et toutes les autres actrices, accourant et entourant l’abbé
Ah! qu’est-ce donc... qu’est-ce donc?
L’ABBÉ
Je ne puis rien dire... vous verrez... vous saurez...
MICHONNET, criant
Le cinquième acte! voilà l’idée seule d’une fête qui bouleverse tout dans nos coulisses... on ne s’y reconnaît plus... A votre réplique... à vos rôles... (A l’abbé et au prince.) Et vous, messieurs, je suis obligé de vous exiler! (Il se pose entre les seigneurs et les actrices, qu’il sépare, et d’un ton tragique:)
Et que tout rentre ici dans l’ordre accoutumé!
(Les seigneurs et les actrices se mettent à rire.)
ACTE TROISIÈME
Un salon élégant dans la petite maison de la Grange-Batelière; porte au fond, vers la gauche, et en pan coupé; une porte, vers la droite, également en pan coupé; une croisée vitrée donnant sur un balcon; sur le premier plan, à gauche, un panneau secret; au second plan, une table sur laquelle est un flambeau à deux branches avec des bougies allumées; sur le premier plan, à droite, une porte
SCÈNE PREMIÈRE
LA PRINCESSE, seule
Louis XIV disait: J’ai failli attendre!... et moi, princesse de Bouillon, petite-fille de Jean Sobieski... j’attends! (Souriant.) J’attends réellement... je ne peux pas me le dissimuler!... La Duclos m’a pourtant fait dire que son petit billet avait été remis au comte de Saxe lui-même dans une loge où il était seul... (Réfléchissent.) Seul!... est-ce bien vrai? N’est-ce pas pour une autre qu’il manque à ce rendez-vous, où je suis venue, où me voici?... On peut pardonner une infidélité, cela souvent ne dépend pas de nous; une impolitesse... jamais! Je n’ai pas été en ma vie une seule fois impertinente sans y avoir tâché... et réussi... (Se levant avec impatience.) Onze heures!... Monsieur le comte, vous arriviez le premier l’année dernière; voilà une heure de retard qui prouve que j’ai un an de plus! Malheur à elle, malheur à vous de me l’avoir rappelé! Je venais ici avec empressement, avec impatience, pour vous sauver, et vous me laissez le temps de réfléchir que je puis également vous perdre, que votre fortune politique est entre mes mains... c’est plus qu’ingrat, c’est maladroit... (Se levant et marchant vers le fond.) Allons!
SCÈNE II
La Princesse, Maurice, entrant par le fond
LA PRINCESSE, apercevant Maurice, qui vient d’entrer doucement derrière elle
Ah!... (Lui tendant la main.) Vous faites bien d’arriver!
MAURICE.
Mille excuses, princesse.
LA PRINCESSE, d’un air gracieux
Pas de reproches! D’autres ne songeraient qu’à leur dignité blessée, moi je ne songe (Souriant.) qu’au temps perdu sans vous voir. Il faut qu’à minuit je sois rentrée à l’hôtel.
MAURICE
Imaginez-vous qu’en quittant la Comédie-Française, il me sembla être suivi. Je pris plusieurs détours, plusieurs rues qui m’éloignaient de ce quartier, et je pensais avoir dérouté mes espions, lorsqu’en me retournant, j’aperçus, sur ce boulevard désert, deux hommes enveloppés de manteaux qui me suivaient à distance. Que voulez-vous? leur demandai-je. Ils ne répondirent que par la fuite, et quoiqu’ils courussent bien, je n’eusse pas manqué de les poursuivre et de les assommer, sans la crainte de vous faire attendre, princesse.
LA PRINCESSE, souriant
Je vous en remercie!... Cette aventure se lie peut-être à celle dont je voulais vous entretenir. J’ai été aujourd’hui, comme je vous l’avais promis, à Versailles... Marie Leckzinska, notre nouvelle reine, comme moi Polonaise, n’a rien à refuser à la petite-fille de Sobieski; elle a vu, à ma prière, le cardinal de Fleury, elle lui a parlé de l’affaire de Courlande.
MAURICE
O bonne et généreuse princesse! Eh bien?...
LA PRINCESSE
Eh bien, le cardinal aimerait mieux ne pas accorder les deux régiments qu’on lui demande; il voudrait être agréable à la jeune reine, et en même temps ne mécontenter ni l’Allemagne ni la Russie, que vous menacez, et avec qui nous sommes en paix.
MAURICE, avec impatience
Son avis, alors?
LA PRINCESSE
Il n’en a pas, il n’en émet pas... et pour agir en votre faveur, sans rien faire, il vous permet seulement de lever ces deux régiments... à vos frais!
MAURICE
Cela me rassure.
LA PRINCESSE
Et moi pas!... Avez-vous de l’argent?
MAURICE
Non!
LA PRINCESSE
Comment, alors, paierez-vous vos deux régiments?
MAURICE
Mes régiments français?
LA PRINCESSE
Oui.
MAURICE, gaiement
Je ne les paierai pas! Si ce n’est après la victoire! Et jusque-là, soyez tranquille, je les connais!... ils se feront tuer pour moi... à crédit!
LA PRINCESSE
Très-bien! Une autre chose encore... est-il vrai que vous ayez des dettes? que vous deviez soixante-dix mille livres au comte de Kalkreutz, un Suédois, qui, en vertu d’une lettre de change, peut vous faire appréhender au corps?
MAURICE
Pourquoi cette demande?
LA PRINCESSE
Parce qu’un grand danger vous menace; l’ambassadeur russe a chargé messieurs de la police de ne pas vous perdre de vue.
MAURICE
Voilà donc pourquoi l’on m’a suivi ce soir... je suis fâché alors de n’avoir pas coupé les oreilles!...
LA PRINCESSE
A ces espions?... Mais leurs oreilles, c’est leur place! des pères de famille peut-être! Fi donc!... Mais ce n’est pas tout, l’ambassadeur moscovite veut également découvrir à tout prix ce M. de Kalkreutz qui doit être à Paris.
MAURICE
Et pourquoi?
LA PRINCESSE
Pour lui acheter sa créance, se mettre en son lieu et place, et vous faire jeter en prison.
MAURICE
Une belle vengeance!
LA PRINCESSE
Mieux que cela, un coup de maître; car, vous prisonnier, la Courlande, dont le souverain est en gage, est livrée aux intrigues de la Russie, les conjurés n’ont plus de chef, les troupes se dispersent.
MAURICE
C’est, ma foi, vrai!... que faire?
LA PRINCESSE
J’y ai déjà pensé... J’ai obtenu de M. le lieutenant de police, qui me doit sa place, que s’il découvrait la demeure de M. de Kalkreutz, on m’en donnerait d’abord avis à moi, qui vous en préviendrai... Alors, vous irez trouver M. de Kalkreutz...
MAURICE
Pour me battre avec lui.
LA PRINCESSE
Non, mais pour prendre des arrangements. Le plus simple de tout, serait de le payer.
MAURICE
Et comment? je n’ai pas soixante-dix mille livres disponibles.
LA PRINCESSE, avec affection
Hélas! ni moi non plus!
MAURICE
Et d’ailleurs, je n’accepterais pas. Il n’y a donc qu’un moyen qui me convienne.
LA PRINCESSE
Lequel?
MAURICE
Laissant la Moscovie, la Suède et la police s’enlacer mutuellement dans leurs intrigues auxquelles je n’entends rien, je pars demain.
LA PRINCESSE
MAURICE
Ce n’était pas mon dessein, mais une partie de mes recrues est déjà disséminée sur la frontière, et vos huissiers n’auront pas beau jeu contre mes hulans; c’est là que j’irai me réfugier! le brevet que vous m’avez obtenu double les droits de mes sergents recruteurs, qui enrôlaient déjà sans permission; jugez maintenant, avec autorisation et privilège du roi!... Nous allons lever en masse toute la frontière... Je sais bien qu’à Versailles et ailleurs il y aura du bruit, des réclamations, l’ordre de suspendre... Je vais toujours! des notes diplomatiques?... j’intercepte... des courriers?... je les enrôle dans ma cavalerie, et lorsqu’enfin les chancelleries européennes seront en mesure d’échanger des protocoles, la Courlande sera envahie, et les Tartares de Menzikoff dispersés par les escadrons français, voilà mon plan.
LA PRINCESSE
Il n’a pas le sens commun.
MAURICE
Permettez! s’il s’agissait de l’ordonnance d’une fête ou d’un quadrille de bal, je demanderais vos conseils, mais dès qu’il s’agit de cavalerie et de manœuvres, je prends tout sur moi, cela me regarde.
LA PRINCESSE, s’animant
Non, à peine arrivé, vous ne quitterez pas Paris! C’est bien le moins que vous y restiez quelques jours encore, que votre présence et votre affection me dédommagent enfin de ce que j’ai fait pour vous et des jours que je vous ai consacrés.
MAURICE
Princesse, entendons-nous! Je n’ai jamais été ingrat, et dans ce moment où je vous dois tant, manquer de franchise, serait manquer de reconnaissance; ce matin déjà, car moi je ne sais pas tromper... je voulais tout vous dire et vous avouer...
LA PRINCESSE
Que vous en aimez une autre!
MAURICE, vivement
Qui ne vous vaut pas, peut-être!
LA PRINCESSE, en cherchant à se modérer
Et quelle est-elle?... (Avec explosion.) Quelle est-elle?... Répondez... car vous ne savez pas ce dont je suis capable.
MAURICE
C’est justement pour cela que je ne veux pas vous la nommer. (D’un ton conciliant.) Mais au lieu d’emportement et de menaces, pourquoi ne pas se parler de franche amitié? pourquoi surtout ne pas se dire loyalement la vérité? Jamais je n’ai vu de femme plus aimable que vous, plus séduisante, plus irrésistible, et pourquoi? C’est que vos chaînes ne semblaient tressées que de fleurs, c’est que gracieuses et légères, elles retenaient un heureux et non pas un captif... c’est que toujours prête à les briser, votre main coquette ne craignait pas d’en détacher parfois quelques feuilles.
LA PRINCESSE
Maurice!
MAURICE
J’ai juré de tout dire. C’est sous l’empire d’un pareil traité, que le plaisir un jour nous a souri, car ni vous ni moi n’avions pris au sérieux un semblable sentiment, et nos liens volontaires ont eu d’autant plus de durée que chacun de nous s’était réservé le droit de les rompre; le reproche est donc injuste; où il n’y eut point de serment, il n’y a point de parjure. (Avec chaleur.) Il y en aurait, si je manquais à l’amitié et à la reconnaissance que je vous ai vouées. De ce côté-là, j’en jure par l’honneur, je me crois engagé. Pour le reste, je suis libre.
LA PRINCESSE
Pas de me trahir, perfide!
MAURICE
Ah! prenez garde, princesse, je finis toujours par conquérir les libertés que l’on me conteste.
LA PRINCESSE
C’est ce que nous verrons, et dussé-je vous perdre, vous et celle que vous me préférez; dussé-je, pour la connaître, tout sacrifier...
MAURICE
Écoutez donc!... ce bruit dans la cour...
LA PRINCESSE
Un bruit de voiture!
MAURICE
Est-ce que vous attendez quelqu’un?
LA PRINCESSE
Eh! non, vraiment... Mademoiselle Duclos qui, seule, peut venir ici, ne s’en aviserait pas, sachant que nous devions nous y trouver.
MAURICE, à la princesse, qui s’approche de la croisée, à droite
Voyez donc... par la fenêtre du jardin, vous qui connaissez cette maison...
LA PRINCESSE, redescendant vivement
O ciel! c’est mon mari!
MAURICE
Que dites-vous?
LA PRINCESSE
Le prince de Bouillon, j’en suis sûre... je l’ai vu descendant de voiture!
MAURICE
LA PRINCESSE
Je l’ignore... Mais il n’est pas seul, d’autres personnes, que la nuit ne m’a pas permis de distinguer, l’accompagnent...
MAURICE
Je les entends!... elles montent cet escalier!
LA PRINCESSE
C’est fait de moi!
MAURICE, remontant vers le fond
Non, tant que je serai près de vous.
LA PRINCESSE
Il ne s’agit pas de me défendre, mais d’empêcher que je sois vue dans cette maison!... Si le prince, si quelqu’un au monde se doute que j’y ai mis les pieds... je suis perdue de réputation!
MAURICE
C’est vrai!
LA PRINCESSE
Ils viennent... (Montrant la porte à droite.) Ah! de ce côté...
MAURICE
Où cela conduit-il?
LA PRINCESSE, traversant le théâtre et s’élançant dans le cabinet à droite
SCÈNE III
L’Abbé, le Prince, entrant par le fond; Maurice
LE PRINCE, apercevant la porte à droite qui vient de se fermer
Ah! l’on vous y prend, mon cher...
MAURICE, avec trouble
Vous ici, messieurs?
LE PRINCE, riant
J’ai vu la dame, je l’ai vue!
MAURICE
C’est une plaisanterie, sans doute?
LE PRINCE
Non, parbleu!... la robe blanche flottante... qui disparaissait... Voici donc la Saxe aux prises avec la France...
MAURICE
Qu’est-ce que cela signifie?
L’ABBÉ
Que nous sommes au fait, mon cher comte.
LE PRINCE, gaiement
Et que cela ne se passera pas à huis clos, il nous faut de l’éclat et du scandale. (Frappant sur l’épaule de l’abbé.) Nous ne sommes pas des abbés pour rien... n’est-il pas vrai?
MAURICE, au prince, avec impatience
Eh! monsieur, j’aurais cru, au contraire, que c’était pour vous qu’il fallait éviter le bruit... Mais puisque vous le voulez, puisque vous savez tout...
LE PRINCE, riant
Tout... et de plus nous avons les preuves...
MAURICE, froidement et mettant son chapeau
Monsieur le prince, je suis à vos ordres... M. l’abbé consentira, je l’espère (le costume n’y fait rien), à nous servir de témoin, et comme il y a, je crois, un jardin, nous pouvons y descendre.
LE PRINCE, riant
A cette heure?...
MAURICE
Il est toujours l’heure de se battre... et pourvu que nous en finissions promptement... cela doit vous convenir...
L’ABBÉ, qui a remonté le théâtre, redescend près de Maurice
Voilà où est votre erreur. Nous ne tenons pas à en finir, au contraire, nous voulons que cela dure:
Flamme éternelle!
Comme dit l’air de Rameau! Et par un héroïsme qui surpasse toutes les magnanimités d’opéra, M. le prince vous abandonne votre conquête!
MAURICE
Qu’est-ce à dire?
L’ABBÉ
A la condition que le traité de paix sera signé ici, à souper, à l’éclat des flambeaux!
LE PRINCE
Au bruit des verres et du champagne.
MAURICE
Est-ce de moi, messieurs, que l’on veut rire?
L’ABBÉ
Vous l’avez dit!
LE PRINCE
Mon seul but étant de prouver à la Duclos...
MAURICE
La Duclos...
LE PRINCE, montrant la porte à droite
Que je ne tiens plus à ses charmes.
L’ABBÉ
Et que si la France et la Saxe se battaient pour elle...
LE PRINCE
Et pour sa vertu...
L’ABBÉ
Ce serait là une querelle d’Allemand que M. le prince ne se pardonnerait jamais... Ah! ah! ah!
LE PRINCE, riant aussi
Ah! ha! ah! c’est drôle, n’est-il pas vrai?... Et loin de rire... comme nous... vous avez un air étonné...
MAURICE
Oui, d’abord... Mais, maintenant, cela me paraît en effet si original...
LE PRINCE
N’est-ce pas?... Ah! ah! m’enlever la Duclos... de mon consentement... un service d’ami!...
L’ABBÉ
Et vous ne refuserez pas, en nouveaux alliés, de vous donner la main...
MAURICE
Non, parbleu! voici la mienne...
LE PRINCE, déclamant
Soyons amis, Cinna, c’est moi qui t’en convie.
L’ABBÉ, riant
Et si, pour ratifier le traité, il vous faut un notaire, je vais chercher celui de la Comédie-Française! et d’autres témoins encore!
(Il sort par le fond.)
MAURICE, étonné
Que dit-il?
LE PRINCE, riant
Vous ne vous doutez pas de la brillante compagnie qui vous attend dans ma petite maison... ou plutôt dans la vôtre... car, ce soir, vous êtes le maître, le héros de la fête; à vous les honneurs!
MAURICE, avec embarras
C’en est trop, prince!
LE PRINCE
Sans compter une nouvelle surprise que nous vous préparons, une jeune dame, charmante, qui désirait ardemment vous connaître, et l’abbé, qui est maître des cérémonies, est allé lui donner la main pour vous la présenter avant le souper!
MAURICE, avec embarras
C’est moi qui vous prierai de me conduire vers elle... (A part, regardant à droite.) Pourvu que d’ici là je puisse délivrer ma captive et la soustraire à tous les regards!
(Il s’approche de la croisée à droite, qui est restée ouverte, et regarde dans le jardin.)
SCÈNE IV
L’Abbé, donnant la main à Adrienne, et entrant par le fond; le Prince, allant au-devant d’elle; Maurice, regardant par la croisée, qui est au second plan à droite
LE PRINCE, à Adrienne
Arrivez donc! M. le comte de Saxe est là qui vous attend avec impatience...
L’ABBÉ
Eh! mais, ma toute belle, vous tremblez?
ADRIENNE
Cela est vrai... la présence d’un homme illustre m’émeut toujours malgré moi.
LE PRINCE s’approche de Maurice qui est toujours près du balcon et lui dit:
Mademoiselle Lecouvreur.
MAURICE à ce nom se retourne vivement.
O ciel!
ADRIENNE, levant les yeux et regardant Maurice, pousse un cri.
Ah!
(Le prince a passé près de la fenêtre à droite qui était ouverte et qu’il referme; l’abbé est remonté au fond à gauche, vers la table, sur laquelle il place son chapeau et ses gants.)
MAURICE, à part
C’est elle!
ADRIENNE, le regardant
Le comte de Saxe... ce héros... ce n’est pas possible...
(Elle s’avance vers lui.)
MAURICE, à voix basse et lui saisissant la main
ADRIENNE, poussant un cri de joie et portant la main à son cœur
C’est lui!
LE PRINCE, qui a refermé la fenêtre, vient se placer entre eux.
Eh! mais qu’avez-vous donc?
ADRIENNE
Une surprise... bien naturelle... M. le comte que je croyais n’avoir jamais rencontré m’était connu... mais beaucoup... (Le regardant avec expression.) beaucoup!
L’ABBÉ, gaiement
De vue!...
ADRIENNE, vivement
Non! je lui avais même parlé!
LE PRINCE
Où donc?
MAURICE, vivement
Au bal de l’Opéra!...
LE PRINCE, riant
Un déguisement?
ADRIENNE
M. le comte les aime, les déguisements! je ne le croyais pas!
MAURICE
J’avais peut-être des raisons!... et si je vous en faisais juge, mademoiselle...
L’ABBÉ
Cela se trouve bien, Adrienne a aussi une demande à vous adresser.
MAURICE
A moi?
LE PRINCE
C’est là seulement ce qui l’a décidée à venir avec nous! une pétition à vous présenter en faveur d’un petit lieutenant.
L’ABBÉ
Dont elle veut faire un capitaine!
MAURICE, avec émotion
En vérité!... vous, mademoiselle, vous vouliez...
ADRIENNE
Oui... mais je n’ose plus...
MAURICE
Et pourquoi?...
ADRIENNE
Pauvre officier... je croyais qu’il n’avait que la cape et l’épée, et peut-être n’a-t-il pas besoin de moi pour faire son chemin.
MAURICE
Ah! quel qu’il soit, votre protection doit toujours lui porter bonheur!
ADRIENNE
Je verrai alors... je prendrai des informations, et s’il mérite réellement l’intérêt qu’on lui porte...
LE PRINCE
Vous aurez le temps de parler de lui à table... nous vous mettrons à côté l’un de l’autre... (Remontant le théâtre et revenant se placer entre Adrienne et l’abbé.) L’abbé, toi, le grand ordonnateur, veille au souper.
L’ABBÉ
Les fruits et les bouquets, cela me regarde.
(Il sort par la porte du fond à gauche.)
LE PRINCE
Moi, je me charge d’un soin plus important... je crains que quelque fugitive ne veuille nous échapper... avant le souper.
ADRIENNE, gaiement
Ce n’est pas moi, je vous le jure!
LE PRINCE, souriant
Pour plus de sécurité... je vais moi-même donner la consigne, fermer toutes les portes, et nul ne sortira avant le jour!
(Il sort, comme l’abbé, par la porte du pan coupé à gauche.)
MAURICE, à part, regardant la porte à droite
SCÈNE V
Adrienne, Maurice
ADRIENNE, regardant sortir le prince, puis portant la main à son front
Ah! j’en doute encore!... vous le comte de Saxe! Parlez!... parlez!... que je sois bien sûre que c’est lui qui m’aime et que pourtant c’est toujours toi!
MAURICE
Mon Adrienne!
ADRIENNE, avec explosion
Maurice! mon héros, mon Dieu, vous que j’avais deviné!...
MAURICE, lui faisant signe de se taire
Silence!... (A part, regardant à droite.) Ah! quel dommage que l’autre soit là. (A demi-voix.) Ce mystère qui cachait notre bonheur est plus que jamais nécessaire.
ADRIENNE, vivement
Ne craignez rien! mon amour est si grand, que l’orgueil lui-même n’y peut rien ajouter. Ne parlait-on pas d’une entreprise nouvelle? de Moscovites que vous vouliez battre? d’un duché de Courlande que vous vouliez conquérir à vous tout seul? Bien, Maurice, bien! je comprends qu’au milieu des grands intérêts qui s’agitent, auprès des graves conseillers ou des vieux ministres qu’il vous faut gagner, l’amour d’une pauvre fille comme moi puisse vous faire du tort.
MAURICE, vivement
Non, non, jamais!
ADRIENNE
Je me tairai, je me tairai. (Montrant son cœur.) Je renfermerai là mon ivresse et ma fierté; je ne me vanterai pas de votre amour et de votre gloire; je ne vous admirerai que tout haut, comme tout le monde! Ils célébreront vos exploits, mais vous me les raconterez, à moi! ils diront vos titres, vos grandeurs, et vous me direz vos peines! Ces ennemis que font naître les succès, ces haines jalouses qui s’attaquent aux héros, comme à nous autres artistes, vous me confierez tout; je vous consolerai, je vous dirai: Courage, marchez au but qui vous attend! Donnez à la France une gloire qu’elle vous rendra! donnez-leur à tous vos talents et votre génie; je ne te demande, moi, que ton amour!
MAURICE, la pressant contre son cœur
O ma protectrice! ô mon bon ange! (Regardant autour de lui.) Défends-moi toujours!
ADRIENNE
Oui, toujours!... et aujourd’hui même, désolée de ne pouvoir passer cette soirée avec vous, c’est encore à vous que je pensais. C’est en votre faveur que je voulais solliciter ce comte de Saxe que l’on disait si aimable. Oui, monsieur, coquette par amour, je venais ici avec le dessein de le charmer, de le séduire... c’était là, c’est encore mon projet! y réussirai-je?
MAURICE
Enchanteresse! comment vous résister? mais ce comte de Saxe, que, sans le connaître, vous vouliez séduire...
ADRIENNE, souriant
C’est vrai! Et même dans les plus grands périls, voyez, monsieur, combien vous êtes heureux! vous étiez le seul homme pour qui je vous aurais trahi.
MAURICE
Et vous la seule que je ne trahirai jamais!
ADRIENNE
J’y compte bien. Je crois à la foi des héros! Silence, on vient.
SCÈNE VI
L’Abbé, portant une corbeille de fleurs et sortant avec Michonnet de la porte du pan coupé à gauche, Adrienne, Maurice
L’ABBÉ va placer la corbeille sur la table à gauche et s’adresse à Michonnet tout en faisant des bouquets.
J’en suis fâché pour vous, mon cher Michonnet, mais c’est la consigne, une fois entré, on ne sort plus.
MICHONNET
J’espérais cependant pour un instant, et par votre protection...
L’ABBÉ
Moi, je ne m’occupe que des bouquets pour les dames... c’est M. le prince qui est gouverneur de la place, il a fermé lui-même toutes les portes de la citadelle... et il en garde les clefs!
MICHONNET
C’est pour affaire urgente... pour mon répertoire.
ADRIENNE
Pauvre homme! il ne rêve qu’à cela, même la nuit.
MICHONNET
Une indisposition fait changer mon spectacle de demain, et je voudrais courir chez mademoiselle Duclos avant qu’elle fût couchée.
L’ABBÉ, arrangeant ses bouquets à gauche, près de la table
Ah bah!
MICHONNET
Lui demander si elle pourrait me jouer demain Cléopâtre.
L’ABBÉ, de même
N’est-ce que cela?
MAURICE, à part
O ciel!
L’ABBÉ
Vous n’avez pas besoin de vous déranger, mademoiselle Duclos soupe avec nous.
MICHONNET
Vraiment! je reste, alors.
L’ABBÉ
C’est la reine de la soirée, demandez à M. le comte de Saxe!
MICHONNET, le regardant avec surprise et respect
Il serait possible! quoi! c’est là M. le comte de Saxe... lui-même?
ADRIENNE, présentant Michonnet au comte
Monsieur Michonnet! notre régisseur général et mon meilleur ami.
MICHONNET, passant près de Maurice
C’est monsieur, si je ne me trompe, que j’ai eu le plaisir de voir ce soir au foyer de la Comédie-Française. (A Adrienne.) Je crois même... c’est singulier... qu’il te demandait.
ADRIENNE, vivement
Il ne s’agit pas de moi, mais de Cléopâtre et de mademoiselle Duclos.
MICHONNET
C’est vrai, et dès que vous m’assurez qu’elle est ici...
L’ABBÉ, quittant la table à gauche et venant se placer entre Adrienne et Michonnet, en tournant des rubans autour d’un bouquet
Nous sommes chez elle... dans sa petite maison, où elle avait, pour ce soir, donné rendez-vous à M. le comte.
ADRIENNE
Que dites-vous?
MAURICE, voulant le faire taire
Monsieur l’abbé!
L’ABBÉ, toujours arrangeant des bouquets
En tête à tête... Je le sais, et je commets là une indiscrétion, car nous ne devions rien dire avant souper, mais ici, entre amis, je puis vous raconter l’anecdote.
MAURICE
Et moi, je ne le souffrirai pas!
L’ABBÉ, terminant un bouquet
Vous avez raison, M. le comte la sait mieux que moi, c’est à lui de vous la dire.
MAURICE, furieux
Monsieur!
L’ABBÉ
Je la gâterais, tandis que le héros lui-même de l’aventure... (A Adrienne.) Oserai-je offrir ce bouquet à Melpomène? Ah! mon Dieu! quelle expression dans ses traits! quelle expression tragique! regardez donc vous-même, monsieur le comte!
(L’Abbé retourne vers la table du fond, à gauche.)
MICHONNET, avec effroi
ADRIENNE, s’efforçant de sourire
Moi? rien, vous le voyez... désolée d’avoir interrompu l’aventure que M. le comte nous promettait...
MAURICE, passant près d’Adrienne
Et qui ne mérite point votre attention, mademoiselle; rien n’est plus faux.
L’ABBÉ, redescendant près d’Adrienne
Permettez... je ne dis pas que l’histoire soit neuve, mais elle est vraie.
MAURICE
Et moi je vous atteste...
L’ABBÉ
Vous en êtes convenu tout à l’heure devant moi... (Faisant un pas pour sortir.) et devant M. le prince, qui va nous la redire...
MAURICE
C’est inutile!
L’ABBÉ
C’est juste... ce pauvre prince, c’est assez d’une fois... et si le témoignage de mes yeux vous suffit...
ADRIENNE
Vous avez vu?...
L’ABBÉ, se rapprochant de la table à gauche
Au moment où nous entrions dans cet appartement, mademoiselle Duclos s’enfuir... dans celui-ci... (Montrant la porte à droite.) où elle est encore.
MICHONNET, à part, au fond du théâtre
Celui-ci...
L’ABBÉ, retournant à la table du fond, à gauche
Ce dont vous pouvez vous assurer.
ADRIENNE
Moi!
(L’abbé vient de se rasseoir devant la table du fond, à gauche. Adrienne s’élance vers la porte à droite; Maurice, qui s’est placé devant elle, la prend par la main et la ramène au bord du théâtre.)
MAURICE
Un mot!
MICHONNET, qui est resté à droite, près de la porte du cabinet
Je vais toujours m’assurer de mon répertoire.
(Il entre doucement dans l’appartement à droite pendant que Maurice et Adrienne redescendent le théâtre.)
SCÈNE VII
L’Abbé, près de la table, à ses bouquets; Adrienne, Maurice, sur le devant du théâtre et tournant le dos à l’abbé
MAURICE, rapidement et à voix basse
Une intrigue politique que ni l’abbé ni le prince lui-même ne peuvent connaître m’a amené ici cette nuit... (Geste d’incrédulité d’Adrienne.) mon avenir en dépend!
ADRIENNE, d’un air de mépris
Et mademoiselle Duclos...
MAURICE, de même
Elle n’est pas ici! Et ce n’est pas elle que j’aime... Je le jure sur l’honneur!... me crois-tu?
ADRIENNE lève les yeux, le regarde, et, après un instant, lui dit:
Oui!
MAURICE, lui serrant la main, avec joie
C’est bien. Il faut plus encore... il faut empêcher l’abbé d’entrer dans cette chambre ou d’entrevoir la personne qui s’y trouve, pendant que moi... (l’honneur et la loyauté me le commandent) je vais tenter, sans que nul s’en aperçoive, de protéger sa sortie, dussé-je gagner ou étrangler le concierge et faire sauter ses verrous!
ADRIENNE
Allez! je veillerai.
MAURICE, avec transport
Merci, Adrienne!... merci!
SCÈNE VIII
L’Abbé, toujours à la table à gauche; Adrienne, seule sur le devant du théâtre, à droite; puis Michonnet
ADRIENNE
Sur l’honneur! a-t-il dit... sur l’honneur! Maurice ne pourrait pas manquer à un pareil serment... j’ai dû le croire! sinon... ce ne serait plus lui...
MICHONNET, qui vient de sortir de la porte à droite, s’avance sur la pointe du pied; il dit tout bas:
Adrienne... Adrienne... si tu savais quelle aventure...
ADRIENNE, avec distraction
Qu’est-ce donc?
MICHONNET, à voix basse
Ce n’est pas la Duclos!
ADRIENNE, à part, avec joie
Il me l’avait dit!
MICHONNET, à voix haute et riant
Ce n’est pas la Duclos!
L’ABBÉ, se levant de la table et s’avançant vivement
Comment, ce n’est pas elle?
MICHONNET, allant au-devant de lui
L’ABBÉ
Qu’importe! nous ne sommes que trois... et je ne compte pas! je suis muet.
MICHONNET
C’est ce que chacun dit toujours dans le comité, et cependant tout finit par se savoir.
L’ABBÉ, vivement
Ce n’est pas la Duclos!... et le comte de Saxe qui nous a avoué lui-même que c’était elle... Qui est-ce donc, alors... qui donc?...
MICHONNET
Je n’en sais rien... mais ce n’est pas elle... je le jure.
L’ABBÉ
Vous l’avez vue?
MICHONNET
Du tout!
ADRIENNE, vivement
C’est bien!
MICHONNET
Obscurité complète... comme si la rampe et le lustre eussent été baissés; mais j’avais, en entrant, rencontré une manche et une robe de femme, et persuadé, (A l’abbé.) puisque vous me l’aviez dit, que c’était la Duclos... j’ai abordé sur-le-champ la question, et j’ai demandé, à tâtons, si, pour aider le répertoire, elle consentait à jouer demain Cléopâtre. La main que je tenais a tressailli, et une voix qui m’est inconnue s’est écriée avec fierté: «Pour qui me prenez-vous?»—Pour mademoiselle Duclos, ai-je répondu. A quoi on a répliqué à voix basse: «Je suis chez elle, il est vrai, pour des intérêts que je ne puis dire...»
L’ABBÉ
Est-il possible!
MICHONNET
«Mais, qui que vous soyez,» a continué la personne mystérieuse en baissant toujours la voix, «si vous me donnez les moyens de sortir à l’instant de cette maison sans être vue, vous pouvez compter sur ma protection, et votre fortune est faite.» Je lui ai répondu alors que je n’étais pas ambitieux, et que si je pouvais seulement être nommé sociétaire... Moi, sociétaire!
L’ABBÉ et ADRIENNE, avec impatience
Eh bien?
MICHONNET
Eh bien! me voilà!... que faut-il faire?
L’ABBÉ, passant devant Michonnet et s’avançant vers la porte
Savoir d’abord quelle est cette dame.
ADRIENNE, se plaçant devant la porte
Monsieur l’abbé, y pensez-vous?
L’ABBÉ
Elle était ici avec le comte de Saxe, je vous l’atteste.
ADRIENNE
Raison de plus pour la respecter! une pareille indiscrétion serait manquer à toutes les convenances... et vous, un homme du monde!... un abbé!...
L’ABBÉ
C’est que vous ne savez pas... je ne peux pas vous dire l’intérêt que j’ai à connaître cette personne... c’est pour moi d’une importance!...
ADRIENNE, à part
Maurice disait vrai.
L’ABBÉ, à part
La princesse compte sur moi, je le lui ai promis, et à tout prix...
(Il fait un pas vers la porte.)
ADRIENNE
Non, monsieur l’abbé, vous n’entrerez pas...
L’ABBÉ, d’un air suppliant
Par hasard... et sans le vouloir...
ADRIENNE
Non, monsieur l’abbé, j’en appellerai plutôt à M. le prince lui-même, au maître de la maison, qui ne permettra pas que chez lui...
L’ABBÉ, vivement
Vous avez raison! je vais tout dire au prince qui sera enchanté! quel bonheur! quel hasard pour lui! la Duclos est innocente! complètement innocente... il ne s’y attendait pas... ni nous non plus.
(Il sort par le fond, Adrienne l’accompagne jusqu’à la porte et le suit encore des yeux pendant que Michonnet, qui était resté à gauche, traverse le théâtre en secouant la tête et va se placer à droite.)
SCÈNE IX
Adrienne, Michonnet
ADRIENNE, redescendant le théâtre
Il s’éloigne!
MICHONNET
Que veux-tu faire?
ADRIENNE
Délivrer cette personne quelle qu’elle soit... et la sauver!
MICHONNET
Pour moi!...
ADRIENNE
Non! pour un autre... à qui je l’ai promis!
MICHONNET
Encore lui!... toujours lui! pourquoi te mêler de pareilles affaires?
ADRIENNE
MICHONNET
Il ne faut pas, nous autres comédiens, nous jouer aux grands seigneurs et aux grandes dames, ça nous porte malheur...
ADRIENNE
Je le veux!
MICHONNET, d’un air résigné
C’est différent... puis-je au moins t’aider, t’être bon à quelque chose?...
ADRIENNE
Non... il l’a dit: personne ne doit la voir... (Éteignant les deux bougies qui sont sur la table.) pas même moi!
MICHONNET, étonné
Eh bien... eh bien... comment veux-tu ainsi t’y reconnaître...
ADRIENNE
Soyez tranquille! Voyez seulement au dehors si personne ne vient nous surprendre...
MICHONNET, avec colère
C’est absurde!... (Se radoucissant.) J’y vais... j’y vais...
(Il sort enfermant la porte du fond.)
SCÈNE X
Adrienne, puis la Princesse
ADRIENNE, se dirigeant vers la porte à droite
Allons!... (Elle frappe à la porte.) On ne me répond pas... ouvrez... ouvrez, madame... au nom de Maurice de Saxe... (La porte s’ouvre.) Je savais bien que rien ne résisterait à ce talisman.
LA PRINCESSE, ouvrant la porte
Que me veut-on?
ADRIENNE
Vous sauver!... vous donner les moyens de sortir d’ici...
LA PRINCESSE
Toutes les portes sont fermées.
ADRIENNE
J’ai là une clef... celle du jardin sur la rue.
LA PRINCESSE, vivement
O bonheur!... donnez! donnez!
ADRIENNE
Mais, par exemple... il faut descendre jusqu’au jardin sans être vue!... comment? je ne saurais vous le dire, car je ne connais pas cette maison...
LA PRINCESSE
Rassurez-vous! (Se dirigeant vers la gauche pendant qu’Adrienne va écouter à la porte du fond; elle dit à part:) Grâce à ce panneau secret... (Elle cherche dans la muraille le panneau qui s’ouvre sous sa main.) Le voici!... (Revenant vers Adrienne qui dans ce moment redescend le théâtre.) Mais vous à qui je dois un pareil service... qui êtes-vous?
ADRIENNE
Qu’importe?... partez.
LA PRINCESSE
Je ne puis distinguer vos traits...
ADRIENNE
Ni moi les vôtres.
LA PRINCESSE
Mais cette voix ne m’est pas inconnue, je l’ai entendue plus d’une fois... oui, oui... pourquoi vous dérober à ma reconnaissance... duchesse de Mirepoix... c’est vous?
ADRIENNE
Non!... Mais hâtez-vous de fuir les dangers qui vous menacent...
LA PRINCESSE
Vous les connaissez donc?
ADRIENNE
Qu’importe, vous dis-je! croyez à ma discrétion et ne craignez rien.
LA PRINCESSE
Mais ces dangers... ces secrets, qui vous les a confiés?
ADRIENNE
Quelqu’un qui me dit tout...
LA PRINCESSE, à part
O ciel! (Haut à Adrienne.) Qui donc a donné à Maurice le droit de tout vous dire?
ADRIENNE, lui prenant la main
Et qui vous a donné à vous-même le droit de l’appeler Maurice, le droit de m’interroger... de trembler... de frémir... car votre main tremble! vous l’aimez!
LA PRINCESSE
De toutes les forces de mon âme!
ADRIENNE
Et moi aussi!
LA PRINCESSE
Ah! vous êtes celle que je cherche!
ADRIENNE
Qui êtes-vous donc?
LA PRINCESSE, avec fierté
Plus que vous, à coup sûr!
ADRIENNE
Qui me le prouvera?
LA PRINCESSE
Je vous perdrai!
ADRIENNE, avec hauteur
LA PRINCESSE
Ah! c’en est trop!... je saurai quels sont vos traits...
ADRIENNE
Je démasquerai les vôtres...
LE PRINCE, en dehors
Palsambleu! nous connaîtrons la vérité!...
LA PRINCESSE, à part
O ciel!... la voix de mon mari... et partir quand ma rivale est en mon pouvoir, quand je vais la connaître...
ADRIENNE
Restez... restez donc!... voici des flambeaux!
LA PRINCESSE
Eh bien! oui... je resterai... Non, non... je ne le puis!
(Elle s’élance par le panneau à gauche, qu’elle referme, et disparaît pendant qu’Adrienne a remonté le théâtre et ouvre la porte du fond. Le prince et l’abbé entrent avec des flambeaux, tandis que deux valets restent au fond en dehors également avec des flambeaux.)
ADRIENNE, au prince
Venez!... venez!... (Regardant autour d’elle et ne voyant plus personne.) Grand Dieu!
SCÈNE XI
Adrienne, Le Prince, l’Abbé, puis Mlles Dangeville et Jouvenot
LE PRINCE
Tu es donc sûr, l’abbé, que ce n’est pas la Duclos?...
L’ABBÉ
Je l’atteste.
LE PRINCE
Quel bonheur!
L’ABBÉ, montrant la porte à droite
Entrons de ce côté, et pendant que ces dames en bas ne se doutent de rien...
(Ils entrent dans l’appartement à droite au moment où l’on voit à la porte du fond paraître Mlles Dangeville et Jouvenot.)
Mlles dangeville et JOUVENOT, s’avançant sur la pointe du pied
Suivons-les!
ADRIENNE, à part, avec douleur
Sur l’honneur, avait-il dit, sur l’honneur! Non, je ne puis me persuader encore qu’il m’ait trompée...
SCÈNE XII
Michonnet, Adrienne
MICHONNET, entrant sur la pointe du pied par la porte du pan coupé à gauche
Eh bien! cette dame, tu l’as donc sauvée?
ADRIENNE
Eh! oui.
MICHONNET
Alors c’est elle qui, tout à l’heure, traversait le jardin avec le comte de Saxe.
ADRIENNE
Vous en êtes sûr?
MICHONNET
Comment!... En passant devant le massif où j’étais, elle a même laissé tomber un bracelet que voici...
ADRIENNE, le prenant
Donnez!... Et le comte de Saxe...
MICHONNET
Il est parti avec elle!
ADRIENNE
Avec elle!
MICHONNET
Ainsi, rassure-toi!... que ça ne t’inquiète plus... il veille sur elle!
ADRIENNE, tombant sur le fauteuil qui est près de la table à gauche
Ah! tout est fini!
SCÈNE XIII
Michonnet, Adrienne; le Prince, l’Abbé, Mlles Dangeville et Jouvenot sortant de l’appartement à droite
LE PRINCE
Personne!
MLLES DANGEVILLE et JOUVENOT
Personne!
LE PRINCE, s’avançant
C’est égal... ce n’était pas la Duclos, et je triomphe!... (Se retournant.) La main aux dames, et à souper!
(Il offre une main à Mlle Jouvenot, l’autre à Mlle Dangeville, tandis que l’abbé présente la sienne à Adrienne qui, toujours assise et absorbée dans sa douleur, ne le voit ni ne l’écoute.)
ACTE QUATRIÈME
Un salon de réception très-élégant chez la princesse de Bouillon; porte au fond, deux portes latérales
SCÈNE PREMIÈRE
MICHONNET, s’inclinant vers la porte à gauche, par laquelle il entre
Merci, mon prince, merci! Rentrez donc, je vous prie! c’est trop d’honneur! (Redescendant le théâtre.) Un prince de Bouillon! un descendant de Godefroy de Bouillon, me reconduire jusqu’à la porte de son cabinet... moi, régisseur! Que serait-ce donc si j’étais... Ah çà! voici ma commission faite, et avec quelque succès, j’ose le dire!... Je puis m’en aller... (Regardant la pendule du salon.) Trois heures!... la répétition sera finie, sans moi! C’est la première fois que j’y aurai manqué... Je me dérange!... C’est du désordre! mais Adrienne me l’avait demandé comme un service! Elle y tenait tant! elle était d’une telle impatience, qu’avant que je fusse parti elle aurait voulu que, déjà, je fusse de retour.
UN VALET, entrant par la porte du fond, avec Adrienne,\ et lui montrant Michonnet
Oui, mademoiselle, il est encore ici.
MICHONNET
SCÈNE II
Michonnet, Adrienne
ADRIENNE
Que devenez-vous donc?... Qui peut vous retenir?... Depuis plus de deux heures je vous attends, et je craignais qu’il ne fût survenu quelque accident, quelque obstacle...
MICHONNET
Aucun! tout s’est passé comme tu le désirais. A ton nom seul toutes les portes se sont ouvertes! car il faut rendre justice à ces grands seigneurs, ils aiment les artistes, ils nous aiment! «Mon prince, lui ai-je dit, vous avez souvent daigné répéter à mademoiselle Lecouvreur que vous lui donneriez, quand elle le voudrait, soixante mille livres des diamants qu’elle tient de la libéralité de la reine...—C’est vrai, je ne m’en dédis pas.—Eh bien! elle m’envoie vers vous, en secret, comptant sur votre bienveillance, pour lui rendre ce service, et sur votre discrétion pour n’en parler à personne...» Tu vois... c’était assez bien tourné.
ADRIENNE, avec impatience
Très-bien... et après?
MICHONNET
Après?... Il a paru étonné... et m’a demandé pourquoi se défaire de ces diamants... dans quelle idée?... dans quel but?... question à laquelle il m’a été impossible de répondre, attendu que tu ne m’as pas fait part de tes intentions... Il s’est mis alors à écrire un bon sur la caisse des fermiers généraux... en prononçant cette phrase, qui était convenable: «Dites à mademoiselle Lecouvreur que je ne regarde cet écrin que comme un dépôt.» Puis il a ajouté, avec un sourire qui m’a paru moins bien: «Dépôt qu’elle pourra, quand elle le voudra, venir me redemander elle-même!...»
ADRIENNE, avec impatience
Enfin, ces soixante mille livres...
MICHONNET
Je les ai là.
ADRIENNE
Ah! je respire... Mais si vous saviez tout ce que ces deux heures d’attente m’ont fait souffrir! vous n’auriez pas été aussi longtemps... car la journée avance, et il me reste encore d’autres démarches à faire...
MICHONNET
Oui, dix mille livres de plus, qu’il te faut... Tu me l’avais dit, et les voici!
ADRIENNE
O ciel!
MICHONNET
J’ai commencé par aller te les chercher... Voilà ce qui m’a retenu... Je t’en demande pardon...
ADRIENNE
Vous... me les chercher!... et où donc?
MICHONNET
Chez le notaire de la succession de mon oncle, l’épicier de la rue Férou.
ADRIENNE
Cet héritage! votre seul bien... tout ce que vous possédez!... Je ne puis accepter un tel sacrifice.
MICHONNET
Et pourquoi donc?
ADRIENNE
Je puis exposer ma fortune, mais non celle d’un ami.
MICHONNET
L’exposer?... en quoi?... Explique-moi d’abord...
ADRIENNE
Je ne le puis!... Je ne puis rien vous dire!
MICHONNET
Rien?... Je ne t’en demande pas davantage!... Prends... je le veux... Tout cela t’appartient!
ADRIENNE
Nous discuterons cela plus tard, gardez-les... Il faudrait, à l’instant même, porter cette somme rue Saint-Honoré, à l’hôtel de l’ambassadeur.
MICHONNET
ADRIENNE
Oui! à lui-même!... La lui remettre en payement d’une lettre de change de soixante-dix mille livres, souscrite à M. le comte de Kalkreutz...
MICHONNET, étonné
Comment?
ADRIENNE, avec impatience
Le comte de Kalkreutz... un Suédois...
MICHONNET, avec douceur
Je ne comprends pas...
ADRIENNE
Vous n’avez pas besoin de comprendre... Silence! c’est l’abbé!
SCÈNE III
Michonnet, l’Abbé, Adrienne
L’ABBÉ, entrant par le fond
Que vois-je? mademoiselle Lecouvreur chez M. le prince de Bouillon!... Est-ce que cela nous annoncerait un contre-ordre?... Est-ce qu’on ne vous verrait pas ce soir?...
ADRIENNE
Si, vraiment! plus que jamais je dois tenir ma parole à M. le prince, et je viendrai.
L’ABBÉ
Je respire! car je connais des dames qui se font une grande fête de vous voir et de vous entendre; par malheur il pourra bien vous manquer un de vos enthousiastes, de vos fanatiques...
MICHONNET
Qui donc?
L’ABBÉ
Ce pauvre comte de Saxe!
ADRIENNE, à part
Qu’entends-je?
L’ABBÉ
Il lui arrive l’aventure la plus piquante et la plus originale... Mon état est d’apprendre les nouvelles et de les répandre, et je tiens celle-ci de bonne source... Imaginez-vous qu’il ne s’agissait de rien moins, pour lui, que de partir cette semaine pour conquérir la Courlande, et de là, devenir grand-duc... roi, que sais-je? (Riant.) Et vous ne devineriez jamais qui lui enlève sa couronne? qui l’arrête au milieu de sa conquête?
MICHONNET
Non!
L’ABBÉ, riant toujours
Une lettre de change de soixante-dix mille livres...
MICHONNET, étonné
Comment dites-vous?
L’ABBÉ
Que l’ambassadeur de Russie a rachetée par-dessous main afin de vaincre par huissier et de faire prisonnier, sans combats, le général qu’il redoutait.
MICHONNET, étonné
Ce n’est pas possible!
L’ABBÉ, riant toujours
Je vous l’atteste! Et le plus curieux... c’est que cette lettre de change était d’abord entre les mains d’un comte de Kalkreutz...
MICHONNET, vivement
Un Suédois!
L’ABBÉ
Vous le connaissez?
MICHONNET, avec colère et regardant Adrienne
Oui... certes...
L’ABBÉ
Et il paraît que c’est une maîtresse du comte de Saxe, une grande dame!...
ADRIENNE, vivement
Une grande dame!...
L’ABBÉ
Que par malheur je ne connais pas encore, mais que j’espère bien découvrir... qui, dans un transport de jalousie, a dénoncé ce fait à l’ambassadeur tartare; de sorte qu’en ce moment le héros saxon, sans sceptre et sans armée, gémit sous les verrous, attendant que la politique ou l’amour vienne le délivrer... Voilà l’aventure primitive, je vous la donne... je vous la livre... permis à vous de l’embellir et de l’orner!... Je vais la confier aux méditations de M. de Bouillon... un savant qui aime à traiter ces sujets-là.
(Il sort par la porte à gauche; Michonnet remonte après lui le théâtre, le suit des yeux quelques instants, puis redescend à droite.)
SCÈNE IV
Adrienne, Michonnet
MICHONNET, à Adrienne qui, silencieuse, baisse les yeux
Ce que je viens d’entendre est donc vrai... le comte de Saxe est celui que tu aimes?
ADRIENNE, à voix basse
Oui.
MICHONNET
Et que tu veux délivrer?
ADRIENNE, de même
Oui.
MICHONNET
Au prix de ta fortune?
ADRIENNE, avec passion
Au prix de tout mon sang!
MICHONNET
Mais tu n’as donc pas entendu qu’il ne t’aimait pas, qu’il en aimait une autre?
ADRIENNE
MICHONNET
Et tu oses me l’avouer... et tu n’en rougis pas!
ADRIENNE
Ah! vous ne pouvez pas comprendre, vous, qu’on aime sans le vouloir et malgré soi...
MICHONNET, vivement
Si!
ADRIENNE
Cherchant à le cacher à tous et à soi-même... en rougissant de honte, de cette honte qui est encore de l’amour!
MICHONNET, avec passion
Si! si! je le comprends!... pardon, Adrienne, c’est moi qui suis un insensé de t’avoir parlé ainsi. Mais qu’espères-tu?
ADRIENNE
Rien!... (Avec amour.) que le sauver!... Et puis, ne nous a-t-on pas parlé tout à l’heure d’une rivale, d’une grande dame?
MICHONNET
Celle au bracelet sans doute, celle qu’il te préfère et pour laquelle il t’a trahie.
ADRIENNE, portant la main à son cœur
C’est vrai! mais ne me le dites pas, c’est comme si vous me frappiez là d’un fer froid et aigu, et ce n’est pas votre intention.
MICHONNET, vivement et avec bonté
Oh! non, non! tu ne peux le croire.
ADRIENNE
Cette rivale, je veux la connaître. (Avec énergie.) Je la connaîtrai! pour lui dire: C’est par vous qu’il fut prisonnier, c’est par moi qu’il a recouvré la liberté, même celle de vous voir, de vous aimer, de me trahir encore... Jugez vous-même, madame, qui de nous aimait le mieux!
MICHONNET
Et lui?
ADRIENNE, avec mépris
Lui!... il m’a trompée, j’y renonce à jamais!
MICHONNET, avec joie
Bien cela!... Mais alors, réponds-moi, pourquoi tout sacrifier à un ingrat?
ADRIENNE
Pourquoi? vous me le demandez! La vengeance m’est-elle donc interdite et ne m’est-il pas permis de la choisir? N’avez-vous pas entendu tout à l’heure qu’il s’agissait pour lui en ce moment de combattre, de vaincre, de gagner un duché... peut-être une couronne... Et songez donc, ami, songez... s’il me la devait!... s’il la tenait de ma main! Roi, par la tendresse de celle qu’il a abandonnée et trahie!... Roi, par le dévouement de la pauvre comédienne!... Ah! il aura beau faire, il ne pourra m’oublier! A défaut de son amour, sa gloire même et sa puissance lui parleront de moi! comprenez-vous à présent ma vengeance?
O mon vieux Corneille! viens à mon aide! viens soutenir mon courage, viens remplir mon cœur de ces élans généreux, de ces sublimes sentiments que tu as tant de fois placés dans ma bouche. Prouve-leur à tous, que nous, les interprètes de ton génie, nous pouvons gagner au contact de tes nobles pensées... autre chose que de les bien traduire! Ce que tu as dit, je le ferai! (A Michonnet.) Allez! courez le délivrer! Je vous attendrai chez moi.
(Elle sort par le fond.)
SCÈNE V
MICHONNET, seul, allant reprendre son chapeau qu’il avait posé pendant la première scène sur l’un des fauteuils à gauche
Ah! elle n’a que trop raison de compter sur moi, qui suis encore plus insensé qu’elle... Car après tout, elle donne sa fortune pour un amant, c’est tout simple!... mais moi, la mienne pour un rival!... (Soupirant.) Enfin, elle le veut, cela lui fait plaisir... alors, à moi aussi!... Mais, ce qu’elle ne trouverait pas dans le grand Corneille lui-même, ce qui est le sublime de l’absurde, c’est que je souffre de sa peine... à elle! c’est que je suis tenté de lui en vouloir... à lui... de ce qu’il ne l’aime pas, et je serais furieux s’il l’aimait! (Apercevant la princesse qui sort de l’appartement à droite.) Dieu! une belle dame!... la maîtresse de la maison, sans doute. (La saluant sans que la princesse le voie.) Elle ne me voit pas, et je puis sortir, je crois, sans que cela la dérange... Allons remplir mon message, et porter notre argent à la Russie.
(Il sort par le fond.)
SCÈNE VI
La Princesse, seule, puis l’Abbé, sortant de la porte à gauche
LA PRINCESSE, à part et rêvant
Que Maurice coure la rejoindre, je l’en défie! Et quant à briser mes chaînes, il doit voir à présent que cela n’est pas si facile... La seule chose qui m’inquiète, c’est ce bracelet, donné hier par mon mari et perdu dans ma fuite... à quel moment?... sans doute en montant dans ce carrosse de louage qu’il m’a fallu prendre! Après tout! personne ne sait que ce bracelet m’appartient... quelques diamants de moins, cela regarde M. de Bouillon. L’essentiel, l’important pour moi, c’est de connaître cette femme qui exerce sur lui un tel empire... «Celle à qui il confie tout...» Et quand je pense que j’ai tenu ce secret, mieux encore! cette rivale entre mes mains... et que tout m’est échappé, grâce à mon mari, dont le flambeau est venu tout embrouiller... La science n’en fait jamais d’autres... avec ses lumières!... Aussi je lui en veux, et vienne l’occasion!... (Apercevant l’abbé et d’un air gracieux.) Eh! c’est vous, l’abbé.
L’ABBÉ, sortant de la porte à gauche
Vous, madame! déjà superbe, éblouissante...
LA PRINCESSE
J’ai voulu de bonne heure me tenir prête à recevoir tout mon monde... et en attendant, je rêvais.
L’ABBÉ
Non pas à moi... j’en suis sûr.
LA PRINCESSE
Peut-être!... à des projets de vengeance... projets dans lesquels je ne vous ai pas défendu de m’aider... au contraire!
L’ABBÉ, vivement
Eh bien! madame!... vous me voyez furieux, je ne sais rien encore!
LA PRINCESSE, souriant
En vérité!... vous me rassurez!... je comptais si bien sur vos talents et votre habilité... que je commençais à m’effrayer de la récompense promise... mais, grâce au ciel!... et à vous...
L’ABBÉ, vivement
Ah! ne me parlez pas ainsi... car vous me désespérez! un instant j’ai cru connaître la personne, tout me prouvait que c’était la Duclos...
LA PRINCESSE
L’ABBÉ
Votre mari lui-même paraissait convaincu... il me l’avait dit et démontré...
LA PRINCESSE
Raison de plus pour ne pas le croire!... Eh bien! moi, je suis plus heureuse ou plus habile que vous, j’ai vu cette beauté mystérieuse!... par un hasard singulier, je me suis trouvée, il y a quelques jours... la semaine dernière, avec elle... à la campagne... dans une allée sombre... très-sombre...
L’ABBÉ
En vérité!
LA PRINCESSE
Et sans pouvoir distinguer ses traits... je lui ai entendu prononcer quelques mots... une phrase que j’ai retenue... celle-ci: «Ne craignez rien. Votre secret m’a été confié par quelqu’un qui me dit tout.» C’est à coup sûr fort insignifiant; mais le singulier, le voici: c’est que l’accent, le son de la voix, me sont parfaitement connus! plus je me le rappelle, et plus il me semble que maintes fois je l’ai entendu retentir à mon oreille!
L’ABBÉ
Vous croyez?
LA PRINCESSE
A n’en pouvoir douter!... en quels lieux?... c’est ce que je ne puis dire! J’avais d’abord pensé à la duchesse de Mirepoix; j’ai couru ce matin lui faire une visite d’amitié! une voix aigre et pointue qui fait mal aux nerfs! Je suis passée chez madame de Sancerre, madame de Beauveau, madame de Vaudemont, pour m’informer de leurs nouvelles, empressement dont elles ont été vivement touchées, sans compter que jamais je ne les avais écoutées avec autant d’attention! Quelles futilités! quel bavardage! quel ennui!... j’ai tout subi! courage héroïque dépensé en pure perte! ce n’était pas cela! et pourtant c’est la voix de quelqu’un que je rencontre souvent... habituellement... dans ma société intime!
L’ABBÉ, vivement
Attendez! avez-vous vu la duchesse d’Aumont?
LA PRINCESSE, de même
Non, vraiment! et pourquoi?
L’ABBÉ
Une inspiration!... une idée!
LA PRINCESSE, de même
En effet!... l’intérêt que, malgré elle, elle paraissait prendre hier au comte de Saxe! tous ces détails intimes qu’elle savait sur son compte... et qu’elle était censée tenir de Florestan de Belle-Isle...
L’ABBÉ, riant
Son cousin.
LA PRINCESSE
Est-ce que vous croyez aux cousins?
L’ABBÉ
Du tout!... on ne les prend généralement que comme un manteau, contre l’orage.
SCÈNE VII
La Princesse, l’Abbé, un Domestique
LE DOMESTIQUE, annonçant
Madame la duchesse d’Aumont!
LA PRINCESSE, bas à l’abbé
C’est le destin qui nous l’envoie! (Allant au-devant d’elle.) C’est vous, ma toute belle!... comme vous êtes aimable de nous venir de si bonne heure... l’abbé et moi nous parlions de vous!... nous allions peut-être en dire du mal!...
ATHÉNAÏS, souriant
Vrai!
L’ABBÉ, bas à la princesse
Est-ce la même voix?
LA PRINCESSE, bas
On ne peut pas juger sur un mot... faites-la parler... j’étudierai.
L’ABBÉ, quittant la princesse et passant de l’autre côté à droite, près d’Athénaïs
Madame la duchesse tenait tant à entendre mademoiselle Lecouvreur...
ATHÉNAÏS
Oh! oui...
L’ABBÉ
C’est un talent... un talent...
ATHÉNAÏS
Fort!
L’ABBÉ
Tandis que celui de la Duclos...
ATHÉNAÏS
Nul.
LA PRINCESSE, à part
Il paraît que nous n’en obtiendrons pas une phrase entière. (Haut.) Je commence à être de votre avis, duchesse. Pour bien apprécier le charme de mademoiselle Lecouvreur et le naturel de sa diction, il faut avoir essayé soi-même quelques lignes en scène... tenez, nous devons la semaine prochaine dire des proverbes chez M. le duc de Noailles... je joue un rôle...
ATHÉNAÏS
Vous devez bien jouer la comédie, princesse?
LA PRINCESSE
Moi, non... tout m’embarrasse. Je répétais là tout à l’heure avec l’abbé, quand vous êtes venue...
ATHÉNAÏS
Vous déranger?
L’ABBÉ, vivement
ATHÉNAÏS
Continuez... je ne dis plus un mot!
L’ABBÉ, à part
A merveille!
LA PRINCESSE
Gardez-vous-en bien! Je suis sûre, au contraire, de gagner à vous entendre, ma toute belle, car le difficile, c’est le naturel, c’est de parler simplement, comme on parle. J’ai, dans ma première scène, par exemple, une phrase, la plus simple qu’on puisse réciter, et je n’en puis venir à bout.
ATHÉNAÏS
Vous?
LA PRINCESSE
«Ne craignez rien. Votre secret m’a été confié par quelqu’un qui me dit tout!...»
ATHÉNAÏS
C’est bien facile.
LA PRINCESSE
Oui-dà! eh bien! je voudrais vous l’entendre prononcer à vous-même!
ATHÉNAÏS
A moi!
LA PRINCESSE
Comment la diriez-vous?
ATHÉNAÏS, riant
Je ne la dirais pas.
(Elle les quitte et passe à la gauche du théâtre.)
LA PRINCESSE, bas à l’abbé
Elle élude la question!
L’ABBÉ, de même
C’est elle!
LA PRINCESSE, allant au-devant de la marquise, de la baronne et des dames qui entrent par la porte du fond
Bonjour, mes très-chères!