Ames dormantes
NOTES SUR LA TRANSCRIPTION:
—Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées.
—On a conservé l’orthographie de l’original, incluant ses variantes.
—La couverture de ce livre électronique a été crée par le transcripteur; l’image a été placée dans le domaine public.
Ames dormantes
OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
ROMANS
| Expiation (sans nom d’auteur). | |
| Marthe de Thiennes (Sous le pseudonyme de forsan). | |
| Les Incertitudes de Livia. | Id. |
| Dans la Vieille rue. | Id. |
| La Duchesse Ghislaine. | Id. |
| Kyrie Eleison. | Id. |
AUTRES OUVRAGES
Journal intime de Benjamin Constant, et lettres à sa famille et à ses amis, avec une Introduction par Dora Melegari.
Lettres intimes de Joseph Massini, avec une Introduction par Dora Melegari.
EN PRÉPARATION
Faiseurs de joie et Faiseurs de peine
DORA MELEGARI
AMES DORMANTES
PARIS
LIBRAIRIE FISCHBACHER
SOCIÉTÉ ANONYME
33, RUE DE SEINE, 33
1903
Tous droits réservés
Aux
AMES CROYANTES
PRÉFACE
Habent sua fata libelli.
Il y a dix ans que l’idée de ce livre est née dans mon esprit.
A mesure que j’y travaillais, la conviction que la plus grande partie des maux dont souffre l’humanité est due à l’inertie des honnêtes gens, s’est affermie en moi, chaque jour davantage.
Ceux qui portent le nom de chrétiens, ceux qui se rattachent d’une façon quelconque à une croyance spiritualiste, ceux qui, en dehors de tout dogme, admettent la nécessité d’une morale individuelle et sociale ne sont-ils pas, en effet, les vrais coupables de l’état d’anarchie où se débat avec angoisse la conscience moderne?
Dépourvus de confiance en eux-mêmes, manquant de foi dans la puissance du bien, ils ont laissé les courants malfaisants prendre partout le dessus, sans essayer de réagir contre eux par des courants plus intenses. Et aujourd’hui, devant la masse compacte des forces pernicieuses coalisées contre la vérité et la justice, l’épouvante paralyse leur volonté; le plus grand nombre préfère détourner la tête, fermer les yeux et ne pas voir.
On dirait qu’attaquer le mal, s’en défendre, lui opposer le bien est devenu impossible à la partie respectable de la société. La loi pourvoit à peu près à la sécurité matérielle des individus: en dehors d’elle, il n’y a qu’à laisser faire, même si on est victime de ce laisser faire. En quelques pays et en certains milieux, des cris d’alarme ont été poussés contre cet effrayant symptôme de léthargie, et de généreuses initiatives ont surgi; dans d’autres, il se manifeste avec une évidence croissante, sans provoquer un mouvement quelconque de réaction. De quelle cause procède cette anémie des volontés bonnes? Il n’y en a qu’une: la source où elles s’alimentent est desséchée; les âmes, engourdies presque jusqu’à la mort, ne peuvent communiquer à la volonté des principes vivifiants.
Tout semble avoir progressé sur la terre, sauf l’âme. Serait-elle seule restée stationnaire? Depuis l’avènement du christianisme, n’aurait-elle pas avancé? On dirait qu’oubliant les promesses reçues, les horizons sans limites indiquées, les puissances dont elle était dépositaire, elle s’est peu à peu anéantie elle-même; aussi, au terme du siècle qui vient de finir, la voit-on, vis-à-vis du monde physique et intellectuel, dans une position d’infériorité qui fournit de redoutables arguments aux négateurs de son existence.
Entre les sciences physiques et les sciences psychiques un accord commence à s’établir; celles-ci profitent déjà des découvertes de celles-là et les psychologues appliquent à l’étude de l’âme quelques-unes des méthodes expérimentales. Afin d’accélérer l’heure qui apportera à l’humanité l’harmonie intellectuelle et morale, tous ceux qui croient posséder l’étincelle qui ne meurt pas devraient se recueillir dans une méditation silencieuse, appeler leur âme endormie jusqu’à ce qu’elle se réveille, et, une fois qu’elle serait réveillée, la laisser rayonner autour d’eux, de façon à prouver au monde que cet élément de vie, nié par tant d’esprits, représente une réalité supérieure.
Quelle que soit la forme religieuse à laquelle on appartienne, la philosophie à laquelle on se rattache, toutes les âmes vivantes peuvent se grouper et agir dans une communion invisible et silencieuse. Mais, pour vouloir ressusciter, il faut savoir qu’on a été mort; pour saisir la vérité, il faut comprendre qu’on a été dans l’erreur; pour prendre la route qui conduit à la joie, il faut se rendre compte que celle du découragement menait au tombeau. C’est ce qu’il est nécessaire de dire aux justes, aux bons, aux purs qui ne savent pas l’être efficacement pour leur bonheur et celui d’autrui.
J’adresse ces pages uniquement à ceux qui admettent en nous l’existence d’un principe immortel, car pour essayer d’en démontrer la réalité aux intelligences qui le nient, il faudrait une culture théologique, philosophique et scientifique dont je suis dépourvue.
Ces réflexions très simples n’ont d’autre mérite que leur sincérité, et je tiens à ajouter que je ne prétends nullement appartenir à cette élite de justes, de bons et de purs auxquels j’expose le cas de conscience.
Dora Melegari.
Rome, 31 décembre 1900.
AMES DORMANTES
CHAPITRE I
LE SOMMEIL DES AMES
Tout avance et se développe, une seule chose diminue, c’est l’âme.
(Michelet.)
Tout dénigrement systématique d’une époque est injuste: le xixe siècle a remporté des victoires dans le domaine de la science, de la liberté et de la justice dont il est impossible de ne pas tenir compte; il a, en outre, développé dans la conscience humaine un sentiment que les générations précédentes ne connaissaient qu’à l’état d’exception: la pitié pour la souffrance? Pourquoi donc, après tant de conquêtes, a-t-il légué à son successeur de si troublantes incertitudes et alourdi la plupart des cœurs sous un pessimisme morne?
Ce ne sont pas ses négations audacieuses, ses doctrines perverses, sa corruption généralisée qui ont amené la société moderne à la crise qu’elle traverse aujourd’hui. Le mal autrefois se présentait sous des formes bien plus brutales et violentes, les préjugés étouffaient dans les consciences toute notion de justice et de droit, les préoccupations humanitaires n’existaient pour ainsi dire pas. Le siècle qui vient de tomber dans l’éternité était évidemment en progrès sur les autres, et pourtant il a laissé derrière lui une atmosphère si chargée que les poitrines se soulèvent avec angoisse, cherchant en vain un peu d’air respirable.
«La stérilité que je trouve en moi et chez les autres me poursuit comme une odeur de cadavre.» Ces mots détachés d’une lettre intime expriment bien cet état d’impuissance et d’infécondité où l’individu s’agite jusqu’à la névrose pour se donner l’illusion de la vie. Plus de grandes passions et rarement de grandes idées! Jamais, cependant, elles n’auraient dû naître, se développer, fleurir comme maintenant au soleil de la liberté, du progrès, de la mentalité élargie.
Tout est devenu point d’interrogation dans les consciences; c’est le trait caractéristique de l’époque actuelle. Les plus sincères ont perdu le sentiment précis et la vue nette du bien. L’anarchie morale règne partout, décompose tout, et elle a tellement pénétré les meilleurs esprits qu’ils ont perdu la force de la combativité et de la résistance. Une sorte d’anémie a affadi les cœurs; ce n’est pas l’immoralité, ce n’est pas le positivisme qui écrase le monde sous une chape de plomb, c’est la diminution de l’âme individuelle.
L’expansion des doctrines matérialistes, les théories utilitaires, les excès d’une civilisation ultra avancée ont pu contribuer au malaise de la conscience moderne, mais ils auraient été impuissants à la troubler complètement si les forces invisibles qui émanent des âmes croyantes s’étaient opposées à ce courant délétère, si elles avaient refusé de laisser corrompre leurs eaux pures par le torrent empoisonné de la négation et de l’égoïsme.
Mais ces âmes pendant longtemps n’ont élevé aucune digue efficace, essayé d’aucun barrage; même pour se mettre au niveau de l’opinion dominante, elles ont abjuré leurs dieux, établi des limites aux élans nobles qui auraient pu les entraîner loin des routes médiocres. Elles ont, comme les âmes incrédules, vulgarisé leur pensée jusqu’au plus mesquin utilitarisme, subissant le prestige des renommées bruyantes, des succès rapides, au point de ne plus pouvoir discerner, ni juger de quels éléments ils se composent.
«Tout a progressé, disait Michelet, sauf l’âme.» En effet, dans ce grand développement des facultés humaines, elle seule n’a pas avancé. On dirait un oiseau qui, après s’être rogné les ailes, reste accroché par les pattes aux barreaux de sa cage, étouffant toutes ses aspirations d’air libre et de haut vol. Or, il existe une loi inéluctable: ce qui ne s’accroît pas décroît, il faut fatalement marcher en avant ou reculer. Rien en ce monde ne peut longtemps piétiner sur place; c’est ce que l’âme a voulu faire. Les représentants des religions et des philosophies ont eu peur de lui dire: «Marche de l’avant, développe-toi, agrandis-toi.» On a tracé autour d’elle un cercle magique, on l’a écrasée sous le sentiment de la souffrance obligatoire, de la médiocrité inévitable, de l’impossibilité du parfait et de l’heureux, et elle s’est résignée à demeurer immobile et triste.
De grandes âmes ont traversé l’histoire païenne; celles que le christianisme avait formées ont répandu leurs parfums et leurs forces; elles furent la lumière des époques disparues. La nôtre demande des âmes en marche, suivant pas à pas les progrès de la science et de la raison et les dépassant par des intuitions et des espérances supérieures aux puissances actuelles de l’une et de l’autre. Mais sur quoi peut compter l’heure présente? Les âmes de jadis, ces âmes héroïques et pures nées des premières promesses, celles des apôtres, des pères, des saints ont depuis longtemps cessé de fleurir; les âmes des siècles suivants, moins ardentes, ont reculé puisqu’elles ne progressaient pas; celles de notre temps, déjà nées plus faibles, voyant que toutes les autres facultés humaines les dépassaient, se sont—de peur d’être submergées dans le grand courant des connaissances nouvelles—piteusement refugiées dans une étroite prison intérieure d’où elles refusent de sortir et de se manifester. C’est une lumière qui a cessé de rayonner sur le monde.
La plupart des âmes, surtout dans la dernière moitié du xixe siècle, se sont lourdement endormies dans un sommeil sans rêves qui leur a fait perdre le courage du combat et l’ambition de la victoire. Quelques-unes vibrent encore, d’autres sont en formation; des phares brillent d’ici et de là, mais leur clarté est souvent bien faible et timide. Dans chaque pays, dans chaque ville, on peut les compter; leur nombre est infinitésimal, comparé aux centaines de millions d’êtres qui prétendent posséder une âme et croire à une immortalité.
Ces renégats, inconscients de leur apostasie, vivent dans un bien-être morne s’ils sont riches, dans l’écrasement s’ils sont pauvres, dans le découragement s’ils appartiennent à la catégorie des êtres qui réfléchissent, sans se rendre compte que, si leur bien-être est dépourvu de joie, leur écrasement de consolation, leur découragement d’espérance, c’est parce qu’ils ne pensent pas à leur âme, qu’ils ne font rien pour la secouer de son engourdissement et la réveiller du sommeil cataleptique où elle est tombée.
Au lieu d’écouter sa voix quand elle essayait de parler, ils l’ont étouffée sous les raisonnements médiocres, les points de vue pratiques, les misérables calculs de l’égoïsme qu’ils confondent avec la sagesse. Parfois, il est vrai, épouvantés par les incertitudes de l’heure présente et les menaces de l’avenir, ils voudraient trouver moyen de réagir contre la marée montante, ils tentent de vagues efforts et retombent promptement dans l’inertie.
L’explication du fait décourageant est bien simple: les soi-disant croyants ont cherché des énergies en dehors de l’âme; leurs inspirations sont sorties de leur cerveau, de leur cœur peut-être, elles n’ont pas jailli de ce sanctuaire mystérieux où s’élabore la vie spirituelle et qui a reçu les promesses de l’immortalité.
M’adressant uniquement à ceux qui croient à l’existence de l’âme comme à un fait indiscutable et admettent le parallélisme psychophysique, je ne tenterai pas la démonstration du phénomène âme, cette partie profonde de nous-mêmes, distincte du cœur et de l’intelligence, de la conscience et de la volonté, qui peut seule entrer en communication avec les forces supérieures. «De tous les corps ensemble, dit Pascal, on ne saurait faire réussir une petite pensée. Cela est impossible et d’un autre ordre. De tous les corps et esprits, on ne saurait tirer un mouvement de vraie bonté. Cela est impossible et d’un autre ordre.» L’âme est distincte évidemment des autres facultés intellectuelles et morales de l’homme, et pourtant elle les comprend toutes; elles doivent passer à travers ce crible, comme le sang à travers le cœur, pour se purifier et acquérir des principes de vie; c’est de l’âme que procèdent toute lumière et toute puissance; elle seule a le secret de la paix, de l’harmonie, du bonheur.
Un amour, une amitié où l’on fait entrer l’âme ne peut jamais mourir complètement; elle communique aux sentiments une force subtile qui est comme une parcelle d’éternité. Il en est de même pour tout effort auquel l’âme participe; ce qu’elle accomplit réussit presque toujours et ne s’efface jamais, du moins la trace en reste. Ce succès que l’homme recherche avec un acharnement et une avidité souvent répugnantes, il ne sait pas que le plus sûr moyen de l’atteindre serait de le poursuivre avec son âme. Mais cette puissance énorme qu’il porte en lui, à qui il devrait remettre la direction et la responsabilité de sa vie, qui pourrait transfigurer ses faiblesses en forces et ses tristesses en joie, il ne l’interroge pas, il ne l’appelle pas à son aide; il l’a laissée s’endormir, ne pense pas à la réveiller, et si elle esquisse un léger mouvement, vite il étouffe, sous des raisonnements faux, médiocres, égoïstes et durs, la voix qu’elle allait peut-être faire entendre. L’âme, alors, épouvantée de cette aridité, se rendort ou s’enfuit; on dirait même parfois qu’elle meurt. Pour sauver le monde il faut le rappeler avec cris, avec prières, avec supplications.
⁂
Il y a peu d’années seulement un pareil langage aurait paru absurde et inutile. Tout appel d’ordre moral tombait dans le vide; nul ne le comprenait et ne daignait y répondre. Pendant une période de temps assez longue, rien n’a semblé remuer dans l’âme humaine. Le déterminisme décrétait par la voix de Taine que la vertu et le vice étaient des produits comme le sucre et le vitriol; les doctrines matérialistes et positivistes régnaient sans conteste sur les intelligences; le grand troupeau des ignorants et des indifférents les acceptaient, yeux fermés, sans essayer même de se rendre compte quelle part de vérité elles pouvaient contenir; simplement parce qu’elles étaient moins gênantes et que de se déclarer fils du hasard paraissait flatteur à cette vanité de la négation qui, depuis Voltaire, a travaillé tant d’esprits.
Dans le camp opposé tout était silence; presqu’aucune manifestation spiritualiste n’était signalée. Les tièdes subissaient sans le réaliser le mouvement de la conscience générale et ne réagissaient pas contre l’engourdissement envahisseur, épouvantés peut-être à l’idée d’engager une lutte où leurs principes pouvaient sombrer. Les ardents, les forts, très diminués de nombre, se taisaient, eux aussi, découragés.
Cette torpeur, il est juste de le dire, n’était pas aussi accentuée partout. En certains pays, les pulsations de la vie morale n’ont jamais cessé complètement. Sans avoir à craindre de diminuer sa position littéraire ou son autorité intellectuelle, un écrivain à la mode pouvait se risquer à attribuer aux actions humaines des mobiles qui ne fussent pas uniquement ceux de l’intérêt personnel, visible et tangible. Mais ces manifestations ne se répercutaient que faiblement. Dans d’autres pays, au contraire, la scission semblait complète entre la vie moderne, ses objectifs et ses victoires et les principes spiritualistes et chrétiens.
Mais Dieu ne pouvait laisser périr l’âme du monde. C’est du pays d’où aucun grand mot n’était parti encore que la première étincelle a jailli. Une voix venue du Nord a jeté une parole de pitié qui a commencé à remuer les consciences; la souffrance a pris forme et vie; elle a crié sa plainte et les cœurs ont vibré. Une sorte de religion nouvelle a surgi qui, laissant de côté les dogmes, s’est rattachée au christianisme primitif et a pris la douleur pour drapeau. Sa base était le soulagement des déshérités par le dépouillement spontané de ceux qui possèdent; pour détruire chez les malheureux le levain de l’amertume, il fallait non seulement alléger leur croix, mais que les privilégiés la relèvent et la partagent volontairement.
Très probablement le Tolstoïsme ne dépassera pas les limites du pays où il est né et, en tant qu’application, restera à l’état d’essai. On ne peut renoncer aux conquêtes de la civilisation,—le but est, au contraire, d’en faire jouir un nombre croissant d’individus,—mais il est certain que ce mot de sacrifice lancé à travers le monde par le grand romancier russe a été un facteur efficace du mouvement spiritualiste qui se manifeste depuis quelques années, imposant le devoir de la valeur morale, proclamant à nouveau les lettres de noblesse de l’âme humaine, admettant l’espérance d’un avenir où le douloureux contraste entre les aspirations de l’homme et son existence quotidienne cessera d’exister.
Ce réveil,—dû aussi en partie à de simples forces de réaction,—remonte en outre à des causes multiples et simultanées que la critique morale a recherchées déjà et dont je ne ferai pas ici l’énumération. Les récentes découvertes scientifiques ont contribué à faciliter ce courant. Aujourd’hui que le matérialisme ne peut plus être reconnu comme la seule explication rationnelle de l’univers et que le déterminisme et le positivisme ont été battus en brèche par les mêmes coups, l’antagonisme, entre la science et la religion a cessé de paraître absolument irréductible. Non seulement le doute a pénétré dans les rangs de ceux qui définissaient hautainement toutes les manifestations de la vie, comme propriété de la matière, mais cette débâcle de tant d’explications abusives a rendu la liberté à une foule d’esprits. Par respect pour des affirmations dont souvent elle ignorait la genèse, la grande masse des individus, ce docile troupeau dont j’ai parlé déjà, n’osait plus admettre la possibilité d’un monde moral, dépendant de forces supérieures et invisibles, et dont l’existence s’affirmait en dehors des faits apparents.
Maintenant que la pensée humaine a commencé à secouer dans le domaine moral, la tyrannie d’une science incomplète, on voit les regards se tourner de nouveau vers ce ciel que la présomption de l’homme avait déclaré vide. Les croyances spiritualistes renaissent. Le néo-boudhisme, le spiritisme, la théosophie et autres tentatives de cultes nouveaux ne sont que la manifestation du besoin religieux qui travaille les âmes.
Dans le pays où le scepticisme semblait le plus définitivement établi et d’où il rayonnait sur la conscience générale, ce renouveau à trouvé des voix éloquentes pour l’annoncer au monde. Le caractère particulier de ce mouvement fut de ne pas se présenter sous une forme religieuse précise, ou au nom d’une école philosophique spéciale. Sorti du sein de la libre-pensée, il a été à ses débuts absolument spontané et individuel, se bornant à rappeler à l’homme qu’il était fait pour sentir de grandes choses et pour les vivre.
Malheureusement le petit groupe d’écrivains et de penseurs qui ont mené la campagne, soutenus par la sympathie de quelques consciences dispersées, représentent une quantité infinitésimale comparée aux foules innombrables qui considèrent encore l’opportunisme habile comme la suprême sagesse, et qui ont pour complices secrets chacune des faiblesses de l’homme et tous ses vices. Car la décadence actuelle a comme caractère spécial l’étendue. Le mal a envahi toutes les classes; il ne s’agit plus, comme à la fin du siècle dernier, de gratter les premières couches du sol pour trouver un terrain ferme et fécond sur lequel bâtir et planter. Les germes de mort ont pénétré partout, il n’y a plus de parties saines. Croire que l’avènement du quatrième état suffirait à «tout purifier» est une utopie que les faits démentiront. La société est probablement à la veille d’une transformation, mais qu’on l’espère ou qu’on la craigne, quelle que soit sa forme ou sa durée, elle n’apportera ni justice, ni paix, ni fraternité, si elle n’est précédée ou suivie d’une révolution morale.
Or cette révolution est d’autant plus difficile à provoquer que l’époque actuelle se donne volontiers—par les formules qu’elle emploie—l’apparence hypocrite des éléments moraux qui font le plus défaut à l’homme intérieur: vérité, justice, altruisme. Ces mots qui résonnent encore si creux dans les cœurs sont dans toutes les bouches. Aujourd’hui, cependant, on devrait connaître les devoirs qu’ils imposent. Les préjugés sont détruits, ceux même qui y restent attachés par tempérament, vanité ou intérêt, ne se trompent plus sur la valeur de cette fausse monnaie; en se réfugiant derrière ces barrières de bois pourri, ils savent parfaitement qu’elles manquent de bases et que le mensonge seul en soutient les pieux vermoulus. Mais rien ne lie l’homme comme le mensonge, n’entrave sa liberté, n’en fait un plus misérable esclave. Tant qu’il se mentira à lui-même, qu’il se croira un juste quand il n’est qu’un bourgeois égoïste et médiocre, il ne pourra se réformer, il sera incapable de discerner la beauté, d’aspirer au bonheur vrai et de réveiller son âme.
Un examen de conscience rigoureux et sincère s’impose à la société moderne. Qu’a-t-elle fait de la loi morale, comment l’interprète-t-elle et de quelle façon l’applique-t-elle? Y a-t-il connexité entre les principes dont elle se targue et les actes qu’elle accomplit, entre les grands mots dont les hommes se servent et les mesquines pensées qui guident leur vie? Sur quelles forces ces tentatives de relèvement peuvent-elles compter pour combattre l’armée redoutable et si nombreuse encore des matérialistes et des sceptiques? La réponse à la dernière de ces questions est la plus urgente puisqu’elle doit fixer la topographie morale de l’époque actuelle et démontrer quelles sont les causes de la situation présente.
⁂
De tout temps les soi-disant honnêtes gens ont été en partie responsables du mal qui enlaidit le monde; l’affaiblissement de la loi morale a toujours eu pour raison l’insuffisance de ceux qui professaient les principes dont elle découle.
Plus nombreux, en somme, que leurs adversaires et mieux armés, ils n’ont jamais su défendre leur drapeau. La mollesse et la lâcheté, compagnes trop fréquentes des qualités d’ordre et de modération qui caractérisent les réguliers de la vie, ont certainement circonscrit leur action. On l’a vu dans les révolutions politiques. Si les partisans de l’ordre ne s’étaient pas esquivés ou endormis que d’audacieux coups de main auraient été évités! Mais ceux qu’on appelle les braves gens se dérobent presque toujours. L’honnêteté amènerait-elle fatalement la diminution des facultés agissantes? Le repos de la conscience produirait-il l’apathie? Non, mille fois non! Dans la pensée divine les disciples de la vérité devaient être la lumière du monde, le sel de la terre...
«Mais si le sel perd sa saveur, avec quoi la lui rendra-t-on? Il ne sert plus qu’à être jeté dehors et foulé aux pieds par les hommes.» Les paroles du Christ ont été prophétiques. Il faudrait les crier aujourd’hui au coin de toutes les places et de tous les carrefours pour réveiller les âmes engourdies, pour leur faire comprendre qu’ayant manqué aux ordres reçus, elles sont les réelles ennemies du vrai, du beau, du juste, bien plus que les négateurs audacieux de la loi morale qui, du moins, ont le mérite de la sincérité.
La doctrine évangélique renfermant à cet égard ce qui se trouve de meilleur dans les autres religions ou philosophies, elle doit servir de point de départ à l’examen de conscience dont j’affirmais tout à l’heure la nécessité. A cet examen de conscience sont conviées toutes les âmes sans distinction de croyances religieuses ou philosophiques qui admettent une loi morale—l’impératif catégorique de Kant—comme principe dirigeant de leur vie. Si je semble m’adresser spécialement aux chrétiens[1], c’est qu’ils représentent la catégorie la plus nombreuse et que de leur part l’état d’inertie paraît plus illogique et incompréhensible.
Le premier point à établir est s’il existe de nos jours une différence substantielle entre l’attitude, les jugements, la conduite d’un chrétien et celle d’un incrédule. Placez les deux individus dans des circonstances identiques de famille, de situation, d’éducation et de culture, douez-les des mêmes qualités et défauts naturels, puis mesurez si le degré de confiance qu’ils méritent d’inspirer n’est pas à peu près le même. Il y a évidemment des vies chrétiennes admirables, la philosophie spiritualiste produit parfois les caractères d’élite, mais ce sont des personnalités isolées et rares; la grande masse des croyants renie chaque jour dans ses actes les préceptes dont elle se déclare dépositaire. En tout cas elle ne s’élève guère au-dessus de la morale courante pratiquée par les gens qui respectent le code et estiment qu’une existence régulière est encore le meilleure des habiletés.
Par quelle étrange aberration d’esprit les personnes religieuses ne se rendent-elles pas compte qu’une différence visible et notable devrait exister entre leur manière de voir et d’agir et celle des incrédules ou des matérialistes? Tant que cette vérité n’aura pas pénétré les cœurs et les consciences, le christianisme vivra de ses conquêtes passées, il ne pourra pas être la lumière du monde moderne. Le chrétien né avec des instincts pervers ne devrait-il pas avoir une vie supérieure à celle de l’athée doué des meilleurs instincts?
Il est difficile, je le sais, de tracer toujours une ligne de démarcation nette. Quelles que soient les négations d’un esprit, il subit l’influence des milieux et celle des formules acceptées dans la société où il a été élevé. En outre, le respect des lois sociales et de l’opinion publique crée des devoirs dont le principe intérieur diffère absolument, mais dont les effets extérieurs sont apparemment analogues à ceux qu’impose la loi morale. Cependant, comme force de mobile, aucune comparaison ne devrait être possible entre une conviction et une crainte. La peur du code peut empêcher les culpabilités matérielles, elle est impuissante à contribuer au perfectionnement de l’individu.
Or ce devoir de perfectionnement continuel est justement l’un des points sur lesquels la conscience chrétienne s’est le plus faussée, bien qu’il soit resté à l’état de théorie acceptée. De tout temps l’obligation du développement personnel a été négligée dans la pratique, à cause de la faiblesse de l’homme et peut-être de la trop grande tolérance des églises, cependant l’idéal à atteindre conservait objectivement sa grandeur et sa pureté. Il était réservé à la dernière moitié du xixe siècle de l’amoindrir. Elle a fait du christianisme un gendarme destiné assurer aux privilégiés la paisible jouissance de leurs plaisirs et de leurs richesses.
La religion étant un rempart contre les fauteurs de désordres et un secours pour les jours difficiles, dit le christianisme médiocre, il est opportun de croire et surtout de faire croire au bon Dieu. Quant à se troubler le cerveau pour des bagatelles sans importance: mensonges, vanité, avarice, égoïsme, l’esprit humain a fait trop de conquêtes pour subir encore le joug des préjugés excessifs. La perfection n’est pas de ce monde, il serait présomptueux d’y aspirer. On sait maintenant qu’il y a des lois physiques imprescriptibles; Pascal n’a-t-il pas dit: «Qui veut faire l’ange fait la bête?» Pourvu qu’on observe les grandes lignes de la morale, le bon Dieu n’en demande pas davantage.
Voilà plus ou moins ce qu’ont dit et pensé la plupart des consciences chrétiennes pendant une quarantaine d’années. Si toutes ne l’ont pas précisé vis-à-vis d’elles-mêmes, toutes ont subi l’abaissement général. Ceux à qui était confiée la direction des âmes semblaient admettre aussi cette façon médiocre de penser; ils se contentaient de ces fruits de la mer Morte, obéissant à la crainte d’effrayer, par un idéal trop élevé, une société qui se vante de les avoir reniés tous. Faux calcul en tout cas, car le cœur de l’homme ne met de prix qu’à ce qui lui coûte des sacrifices.
Une des erreurs fondamentales des jugements humains est de se baser sur les faits extérieurs; socialement ils ont une importance capitale, moralement presque aucune, les mobiles secrets d’où ils procèdent étant la seule chose qui compte. Toute appréciation basée sur un acte isolé manque de valeur; on ne peut juger équitablement un individu que sur l’ensemble de son caractère et de ses intentions. Quoique l’affirmation puisse paraître singulière, il est au fond plus important de bien penser que de bien vivre. L’homme qui pense bien pourra lui aussi commettre des fautes, il finira toujours par les regretter, les réparer, les expier en lui-même. L’homme qui pense mal, ou médiocrement, ou pas du tout, aura beau avoir une existence régulière, il restera un être sans valeur, incapable d’une action efficace. Il y a six cents ans, les lieux profonds, où l’air est sans étoiles, étaient déjà peuplés de ces malheureux qui ne furent jamais vivants[2] et que repoussent à la fois le ciel et l’enfer. Le siècle qui vient de finir a dû augmenter de façon effrayante la triste cohorte.
Jamais, en effet, on n’a autant commis la funeste erreur de croire que, pour répondre à la pensée divine, il suffisait de ne pas commettre certains actes, comme si le code et la plus médiocre morale ne suffisaient pas à condamner, sinon à empêcher les meurtres, les vols, les vices de nature à compromettre l’ordre social. D’ailleurs, les criminels avérés appartiennent pour la plupart à une catégorie d’individus sur lesquels la crainte de Dieu n’a aucune influence; les criminels d’occasion se trouvent momentanément dans des circonstances tragiques ou des états passionnels et morbides qui obscurcissent leur mentalité jusqu’à la folie, ils ont perdu tout contrôle sur eux-mêmes. Malgré la corruption régnante ce sont là des êtres d’exception, la grande masse des individus vit apparemment dans l’ordre, se conformant aux règles des lois sociales. Mais l’atmosphère en est-elle plus pure et plus saine? S’abstenir de certains délits ne constitue pas un caractère moral; celui-ci doit s’établir sur de nobles pensées que la volonté essaye de traduire en faits ou dans cette puissance silencieuse de l’âme plus efficace et attirante que les meilleures actions.
La disparition des grandes passions et le règne des petites est le trait essentiel de la domination exercée par la société bourgeoise. Cette victoire dont elle se vante est une défaite. Certes, on ne peut se faire l’apôtre des sentiments violents, ils ont trop ravagé le monde, mais du moins ils n’abaissaient pas les caractères et ne permettaient pas la périlleuse sécurité qui naît de la pauvreté et de l’insuffisance morales. Le péchez fortement de Luther pourrait être utilement répété aujourd’hui. Il y a entre les grandes passions et les petites la différence du lion au ver: le premier déchire et tue, le second ronge et décompose.
Une action mesquine accomplie par habitude, le front serein, avilit plus qu’une action coupable commise avec remord et due à un entraînement puissant; car ce remord constitue déjà une expiation qui relève l’âme et produit souvent sur d’autres points des développements de vertus, car le sentiment du rachat par le sacrifice est instinctif à l’homme. Les grands repentirs sont une lumière et un enseignement, et on ne se repent pas des actions médiocres; elles ne creusent pas l’âme à une assez grande profondeur, et passent sur elle en la dégradant, sans en tirer ces cris de douleur et de désespoir qui ont un pouvoir de régénération pour qui les pousse et les entend.
Une morale négative, des passions mesquines qui ne laissent pas de place au repentir, le prestige du mal subi par l’imagination, l’avarice morale érigée en principe, joint au faux amour de soi, obscurcissent les consciences. L’opportunisme substitué à la droiture, la vanité et la mauvaise foi dominant les vies, tels sont les traits saillants de la société actuelle, le triste miroir où se reflètent les âmes de la grande masse de ceux qui s’intitulent honnêtes gens.
Si ces âmes à demi mortes veulent renaître, elles doivent accomplir un double travail: se rendre compte de leur pauvreté, des mensonges où elles vivent, des bassesses où leur cœur se complaît et comprendre enfin que si elles ne basent pas leur vie sur un idéal de justice et de vérité, elles condamnent irrémédiablement les principes qu’elles prétendent professer.
Dans la création rien ne reste stationnaire et il doit être dans la pensée divine d’ordonner à l’homme un développement moral incessant. Peu importe si le réveil est lent, s’il n’y a que des âmes isolées qui se mettent en route! Chacune des grandes réformes morales est sortie du travail d’une seule conscience. Il s’agit aujourd’hui de préparer des générations nouvelles plus heureuses que les précédentes parce qu’elles connaîtront mieux le prix de la vie, sauront éliminer les fausses souffrances, seront conscientes de leur pouvoir, auront confiance dans leur volonté et posséderont leur âme.
La première impulsion est donnée, le bien est remis en honneur, il ne reste qu’à se connaître soi-même et à marcher.
CHAPITRE II
LE PRESTIGE DU MAL
La force est la reine du monde.
(Pascal.)
L’abaissement ou l’élévation d’une âme peut se mesurer aux objets de son admiration ou de son mépris; de même, pour juger d’une époque, faut-il se rendre compte des divinités qu’elle adore. Or devant quelles puissances s’incline la nôtre? Le hero-worship que Thomas Carlyle conseillait à sa génération n’est certes plus à la mode du jour: des cultes d’un ordre très différent l’ont remplacé. Si l’humanité veut suivre les chemins qui montent elle doit commencer par se détourner de ces autels médiocres; la route sur laquelle elle marche aujourd’hui et qui, sur certains points, lui a fait atteindre de merveilleux progrès, pourrait la rejeter, par la pente logique de l’abaissement graduel des caractères, aux périodes d’ignorance et de brutalité, si un sincère examen de conscience[3], suivi d’un effort courageux, ne ramène les cœurs au culte des vrais dieux.
Les tentatives qui ont été faites dernièrement pour remettre le bien en honneur sont isolées encore et le dédain, sous lequel certaines vertus étaient tombées, persiste toujours. La bonté, l’oubli des injures, l’esprit de sacrifice, la probité scrupuleuse, le désir d’être utile, continuent à être un objet de raillerie, à moins qu’ils ne soient accompagnés du prestige d’une grande situation ou d’une grande fortune. Si ce correctif leur manque, on se borne à les tolérer, car on a cessé de leur accorder une valeur intrinsèque et de les considérer dans leur application comme un triomphe moral digne de respect.
Ce bizarre sentiment a pénétré la grande majorité des âmes et même—phénomène incompréhensible—les âmes chrétiennes. On va se révolter, crier à l’exagération et au pessimisme... Et, en ne considérant que la surface des choses, ces protestations seront apparemment justifiées; mais, en examinant sincèrement la question, en jetant en soi et autour de soi un regard attentif, on sera forcé d’admettre la vérité de cette affirmation. La plupart de ceux qui essayent de pratiquer le bien dans leur propre vie ont cessé de l’admirer dans celle d’autrui. Ils n’ont pas le sentiment de leur illogisme, mais cette inconscience ne détruit aucun des effets moraux de l’anomalie.
Il en a toujours été ainsi, dira-t-on, la fin du siècle n’a rien inventé. L’Écriture affirmait, il y a des milliers d’années, que le cœur humain était désespérément mauvais et qu’il y avait antagonisme entre lui et le bien. Les éléments obscurs qui s’agitent dans l’homme se sont sans cesse dressés contre les manifestations de la lumière; les penseurs ont, de tout temps, déploré ce trait de la nature déchue, et M. de Maistre écrivait: «J’ignore ce qu’est la conscience d’un fripon, mais je sais que celle d’un honnête homme est quelque chose d’épouvantable.» La haine du bien est donc aussi vieille que le monde; pour éviter que le découragement n’accable les cœurs, il est sage d’accepter les surfaces et les mensonges conventionnels; creuser la pensée, se mettre rigidement en face de la vérité, c’est vouloir arriver à de désespérantes constatations. Les consciences les plus pures ont des recoins sombres où sommeille une inimitié sourde contre toutes les choses bonnes; il en a été ainsi chez le premier Adam, il en sera de même chez le dernier.
La valeur de ces arguments est contestable. Si aucun germe nouveau n’a pénétré la nature humaine, il est certain cependant que les tendances de chaque époque ont plus ou moins développé tels ou tels des nombreux instincts de l’homme. Ce qui caractérise le temps actuel ce n’est pas la haine, c’est le dédain du bien. Il ne s’agit plus de ce sentiment de colère ou d’envie éprouvé par les anges rebelles, mais d’une perversion de jugement qui fait mépriser avec l’intelligence ce que la conscience ordonne d’accomplir.
Les idées darwiniennes ont, dans ce phénomène, une large part de responsabilité. La doctrine de la lutte pour la vie a envahi tous les esprits, même ceux qui la repoussent comme théorie ou ne l’acceptent que partiellement. On en est arrivé à n’estimer que le vainqueur du combat; s’il reste maître du champ de bataille, peu importe sa valeur ou sa médiocrité réelles! Il est logique qu’à ce point de vue les vertus qui désarment l’homme et risquent d’entraver sa victoire soient considérées comme des désavantages, puisque les posséder c’est être vaincu d’avance. A toutes les époques, la défaite a suscité le mépris des natures vulgaires; aujourd’hui ce sentiment est devenu presque général; il n’y a plus de réaction généreuse en faveur des vaincus, les batailles perdues ne trouvent plus de poètes pour les chanter!
Manquer de la puissance de combativité ou ne pas vouloir l’exercer par principe, équivaut, dans l’ordre moral, à être manchot dans l’ordre physique: l’opinion publique, sauf d’assez rares exceptions, jauge immédiatement les malheureux qui en sont dépourvus, les range parmi les quantités négligeables, et, contre ce verdict, il n’y a point d’appel.
Quelles sont, par exemple, les conséquences du pardon des injures pour ceux qui le pratiquent?
L’homme ne peut donner une plus grande preuve de force morale, car pour pardonner vraiment il faut être roi de soi-même. Cependant aucune vertu ne nuit davantage à la situation personnelle de l’individu. Une injure oubliée semble en amener d’autres; c’est une conspiration pour pousser à bout celui qui s’est imposé le pardon comme règle de conduite; on refuse de croire à sa sincérité, on essaye d’attribuer sa mansuétude à des motifs de lâcheté ou d’intérêt, et, lorsqu’enfin elle est devenue un fait avéré, une légère parcelle de mépris, qui ira toujours grandissant, se glisse pour lui dans les cœurs. Il ne suffit plus de dompter ses rancunes et de triompher de ses ressentiments, il faut se résigner d’avance à supporter les effets nuisibles du pardon accordé. L’homme échappe à ce dédain lorsque la victoire remportée sur lui-même se manifeste dans des conditions éclatantes, mais, dans les circonstances ordinaires de la vie privée ou publique, il en souffre de mille façons. Il faut avoir à faire à des natures très généreuses pour ne pas être puni d’une injure oubliée.
Le désir d’être utile aux autres et l’esprit de renoncement sous toutes ses formes subissent des dénigrements identiques. Le déploiement de ces qualités commence par provoquer des abus. Dans les familles, les administrations, les œuvres de bienfaisance, le même phénomène se vérifie sans cesse: les individus de bonne volonté sont surchargés sans scrupules de la besogne qui devrait être répartie sur tous, et personne ne leur en est reconnaissant; au contraire, un ferment d’irritation s’élève contre eux. Cela aussi est vieux comme le monde, l’ingratitude répondant, paraît-il, à un instinct de la nature humaine; ce qui est essentiellement moderne, c’est le mépris qui s’y ajoute. Même lorsque l’imagination est saisie, qu’il s’agit d’un dévouement d’amour ou d’un acte éclatant de générosité, l’admiration est froide, et il s’y mêle une pointe d’ironie. Si aujourd’hui Léandre pour retrouver Héro devait traverser l’Hellespont à la nage, il trouverait des railleurs sur les deux rives du détroit, et les femmes seraient les premières à sourire de cet amoureux trop ardent. On dirait que l’oubli de sa propre personnalité est un aveu d’infériorité; les cœurs ne le comprennent plus. Faire bon marché de ses intérêts, c’est se déconsidérer soi-même et provoquer le manque de respect d’autrui.
Le désintéressement, cette vertu si haute, n’a pas conservé plus de prestige. On s’indigne bien encore quelquefois contre les fripons qui s’enrichissent au détriment des honnêtes gens, mais l’homme de bien pauvre, ou devenant pauvre, parce qu’il n’a voulu faire de tort à personne, ne trouve certes pas dans l’estime publique l’équivalent de ce qu’il a perdu; et il entre bien du sarcasme dissimulé dans l’éloge qu’on fait de sa probité. Dans les circonstances même où elle représente une sauvegarde pour les intérêts qui lui sont confiés, cette probité ne sert guère. Y a-t-il une place à donner, une affaire à traiter, en charge-t-on de préférence ceux qui offrent comme garantie leur désintéressement connu? De tout autres mobiles déterminent d’ordinaire les choix et les récompenses. Il est admis que la délicatesse scrupuleuse empêche le succès; or le succès est le niveau auquel tout se mesure, et la société actuelle n’a pas de place pour ceux qui la dédaignent.
La dignité modeste est également reléguée parmi les qualités nuisibles. Les natures fières et délicates qui répugnent à faire du bruit autour d’elles, sentant la vulgarité de l’aplomb audacieux, se voient négligées même par ceux qui seraient capables de les comprendre. Dans le monde, la politique, les affaires, ne pas essayer de prendre insolemment les premières places, vous fait souvent reléguer aux dernières. Cependant, chacun sait—les imbéciles seuls l’ignorent—que la supériorité réelle est incompatible avec la prétention audacieuse. Tout idéal élevé impose l’humilité. George Sand, qui avait le génie modeste, disait que se décerner des couronnes à soi-même prouvait une irrémédiable médiocrité et interdisait tout espoir de progrès. Mais George Sand est morte, et sa génération a disparu; on n’a plus le temps aujourd’hui, dans l’agitation fébrile des journées, de s’occuper des valeurs qui se dérobent.
La bonté et la patience, ces gardiennes du bonheur de l’homme, sans lesquelles les choses les plus douces de la vie se changent en amertume, échappent-elles du moins au dédain de ceux qui en bénéficient? Elles ont, hélas! le même sort que le dévouement et le désintéressement, et volontiers l’on manque d’égards envers ceux qui les pratiquent. Lorsque les circonstances forcent à sacrifier quelqu’un, qu’il s’agisse de la vie publique ou de la vie privée, le choix est rapide; il tombe sur les êtres que l’on devrait respecter davantage. C’est à eux que l’on fait tort, parce que l’on sait pouvoir compter sur leur débonnaireté; l’être méchant, dont il y a quelque chose à craindre, est épargné d’ordinaire.
Les vertus qui n’ont pas pour base l’esprit d’abnégation et d’humilité sont cotées moins bas sur le marché de l’opinion publique. Mais elles n’acquièrent cependant un réel prestige que si elles représentent des éléments de réussite: argent ou situation. La hardiesse, le courage, la fermeté, la persévérance, l’énergie sous toutes ses formes, inspirent encore quelque respect. Elles répondent à ce besoin de la force qui domine indistinctement toutes les âmes. La franchise, quand elle est légèrement brutale, le respect de soi-même lorsqu’il s’y mêle un peu d’insolence, réussissent encore à faire leur chemin dans le monde, non en tant que vertus, mais comme conditions de prépondérance. Les qualités négatives, telles que l’indulgence et la modération, sont également tolérées; le fonds d’indifférence sur lequel elles se basent leur assure même une certaine estime.
Cet étrange dédain pour ce qui représente la somme des hauteurs morales, pourrait, à la rigueur, s’expliquer de la part des matérialistes et des déterministes. Voulant une humanité d’où les faibles seraient supprimés dès leur naissance, il est logique que certaines vertus équivalent pour eux à des faiblesses. Mais il y a incompatibilité flagrante entre ce dédain du bien et les doctrines chrétiennes et spiritualistes. Reconnaître en Christ un maître suprême ou un docteur sublime et n’avoir dans la pratique de la vie aucun respect pour ceux qui essayent de suivre ses traces, est la plus flagrante des inconséquences. Certes, on n’est pas arrivé encore à professer ouvertement le principe que la pratique des vertus est une preuve de déchéance intellectuelle, mais qu’importe la théorie, du moment que la grande majorité des soi-disant croyants agissent comme si telle était réellement leur pensée! Ils s’attendriront peut-être à la lecture d’un acte de dévouement obscur, accompli loin d’eux par des inconnus qu’ils ne verront jamais, mais si la chose se passe à leur porte, l’émotion disparaît et la raillerie la remplace. Quel intérêt ou quelle vénération manifesteront-ils pour ces héros de la vie? Leur poignée de main ne sera pas plus cordiale; elle continuera à se mesurer à la situation et non à la personnalité morale de ceux qu’ils accueillent. La vue du sacrifice n’aura en rien réchauffé leur cœur ni exalté leur imagination. Aujourd’hui dire de quelqu’un qu’il a une belle âme, c’est provoquer le sarcasme ou du moins le sourire.
Ce mépris du bien auquel on se heurte à chaque pas de la vie morale a eu comme conséquence directe la tolérance et même l’admiration du mal. La plupart des âmes subissent ce double courant sans le comprendre, sans le définir, sans se rendre compte surtout du déplacement qu’il opère dans les points de vue de notre génération. Essayer de dissiper cet aveuglement et de donner aux hommes la conscience de leurs sentiments réels est, pour tous ceux qui ont entrevu la vérité, un imprescriptible devoir.
⁂
La force a toujours exercé sur les imaginations un singulier prestige, même lorsque ses manifestations étaient injustes et brutales; dans tous les plans de réforme morale, il faut donc tenir compte de cet instinct qui, bien dirigé, pourrait conduire l’homme à de sublimes conquêtes. Mais la force ne règne plus exclusivement. L’habileté heureuse lui dispute la place, et les âmes amollies, les esprits trop aiguisés se laissent volontiers séduire par cette puissance inférieure qui dispense de l’effort et du sacrifice et promet de faciles conquêtes. L’affaiblissement de la fibre morale et physique, la sécurité des existences, l’absence des périls qui trempaient les âmes expliquent cette évolution de la pensée, évolution qui agit comme un dissolvant sur les consciences.
Ce n’est pas que l’attraction de la force en soi ait diminué, mais les esprits vulgarisés, avides de succès apparents, sont devenus empiriques et n’admettent plus que les résultats. Or, dans l’ordre de choses actuel, il est évident que le plus grand nombre de victoires est remporté par l’adresse. L’homme habile exerce, par conséquent, sur son prochain une fascination indiscutable qui ressemble presque à de la considération. Certaines expressions qui appliquées aux individus, avaient jadis une signification méprisante et l’ont encore dans le sens absolu des mots, représentent de nos jours, c’est tacitement entendu, une exclamation flatteuse. On dirait que les paroles ont perdu leur valeur primitive. Dans les pays latins, en particulier, l’admiration pour la ruse, la fourberie heureuse, la combinaison adroite ne se dissimule même pas, et c’est à peine si quelques signes de réaction commencent à se manifester. Naturellement, en théorie, on formule encore des appréciations sévères sur le manque de délicatesse ou de droiture, mais les attitudes ou les façons d’agir ont cessé de correspondre à la rigidité des mots. Le succès voit toutes les portes s’ouvrir largement devant lui; les plus honnêtes et les plus exclusives ne font pas exception. Et souvent aucun intérêt personnel n’entre en jeu, c’est simplement par platitude ou parce que le courant est trop fort et les volontés trop malades pour résister au flot qui les entraîne.
Cette sorte d’admiration morbide du succès, surtout lorsqu’il présuppose de grandes dépenses d’habileté, est peut-être plus fréquente encore chez les femmes que chez les hommes. Le sentiment de la probité et de la loyauté étant généralement moins développé par leur éducation, elles n’éprouvent pas pour certaines actions la répugnance que les hommes d’honneur, à part toute idée de morale, ressentent instinctivement. Pour s’en convaincre, il suffit d’observer ce qui se passe dans les familles, même les plus honnêtes. Que de fois n’entend-on pas les épouses et les mères reprocher à leurs maris et leurs fils les principes, les qualités ou les scrupules qui les empêchent, dans telle ou telle circonstance, d’atteindre les premières places ou d’obtenir les avantages les plus considérables? On pourrait citer, dans un sens contraire, de nobles et grands exemples, mais il est certain que la généralité des femmes mettent en première ligne les intérêts visibles de ceux qu’elles aiment et y subordonnent souvent les devoirs de la conscience.
Les femmes ont toujours eu d’ailleurs de secrètes et subtiles indulgences pour ce qui les domine sans les froisser ou les brutaliser. L’adresse les a fascinées de tout temps; les hommes qui ont la renommée d’avoir troublé sciemment le plus grand nombre d’existences exercent sur leur imagination une influence incontestable, même lorsque ni leur cœur ni leur vanité ne sont touchés. On voit les mères et les sœurs subir, elles aussi, l’ascendant de la ruse élégante, triomphante. Aujourd’hui que les intérêts des femmes se sont élargis, qu’elles s’occupent de toutes les questions et imposent leurs jugements sur plusieurs points, cette tendance de leur esprit à admirer l’habileté a largement contribué à dévoyer l’opinion.
Une part de curiosité entre dans cet attrait que les femmes ressentent; leurs amitiés en sont la preuve. Les plus honnêtes recherchent volontiers celles dont les aventures ont été notoires, mais dont l’adresse a su éviter le scandale public; à parité de situation elles leur donnent le pas sur les femmes irréprochables dont l’histoire n’exerce pas de prestige sur l’imagination. L’amie incertaine, à la trahison toujours prête, a plus d’empire que l’amie loyale sur qui l’on sait pouvoir compter, tellement les choses mauvaises dégagent un magnétisme auquel on n’a pas scrupule de céder. Ce sont là, dira-t-on, des travers de femmes du monde qui ne représentent qu’une très petite fraction de l’humanité et dont l’influence est restreinte; très restreinte, en effet, s’il ne fallait pas compter sur l’esprit d’imitation qui, allant de bas en haut, fait retrouver le même courant de tendances à tous les degrés de l’échelle sociale.
Dans la vie politique, un phénomène identique se manifeste, en particulier dans les pays où elle est organisée sur la base des influences parlementaires, et c’est là surtout qu’on voit l’honnêteté désarmer lâchement devant la friponnerie. Dans ce groupement d’hommes, qui devrait représenter l’élite morale des nations, quelles sont les individualités qu’on ménage? Celles qui offrent une surface morale et dont la probité reconnue assure la loyauté des transactions? Ces voix-là sont rarement écoutées et, par une conspiration tacite, l’éclat en est vite assourdi. Les recommandations qui comptent, les paroles dont l’autorité s’impose émanent presque toujours de ceux dont l’appui est incertain, la coopération douteuse, justement parce qu’ils sont dépourvus des qualités capables de désarmer leur rancune, si elle était suscitée. On assiste dans cet ordre d’idées à des compromis incroyables, dont la base est toujours, même chez les plus honnêtes gens, la crainte respectueuse des individus assez habiles et hardis pour garder en main le manche du couteau et s’en servir sans scrupules.
La moralité politique n’est pas cotée aussi bas dans tous les états de l’Europe, et même dans ceux qui semblent avoir désappris la signification du mot on compte encore de nombreuses exceptions. Mais il serait puéril de s’illusionner. La masse des classes dirigeantes a perdu toute droiture de jugement; elle manifeste une démoralisante indulgence pour les caractères sans scrupules, assez effrontés pour s’imposer au pays qui les connaît et pourtant—inconcevable faiblesse—se laisse gouverner par eux. Ce sont là, objectera-t-on, des contradictions inhérentes à la politique de toutes les époques. On a vu, malgré ses crimes abominables, César Borgia inspirer à Machiavel un singulier enthousiasme, et l’on pourrait multiplier les exemples de ce genre. Oui, mais César Borgia était un criminel aux grandes lignes, et Machiavel avait au moins la bonne foi d’ériger ouvertement en principe la suprématie de l’habileté sur les lois morales. Ensuite, sous les anciens régimes il n’était pas facile de réagir; les protestations étaient forcément silencieuses et tout travail de réforme lent et secret, tandis qu’aujourd’hui la parole est libre, l’opinion publique a mille manières de s’affirmer... On n’a plus aucune excuse pour subir le joug des coquins habiles, rien ne force à subir leur audace effrontée; il n’y aurait qu’à vouloir réagir et il suffirait aux honnêtes gens de se mettre d’accord pour les reléguer dans la catégorie des quantités négligeables et leur fermer des situations qu’ils sont indignes d’occuper. Mais cet effort de volonté, nul ne le fait. Et pourtant les coquins sont en minorité. Leur triomphe ne s’explique que par la complicité des cœurs vacillants qui, tout en se disant honnêtes, admirent chez autrui le mal qu’ils n’ont pas le courage de faire eux-mêmes.
Dans la famille également ces tristes inconséquences se retrouvent, même dans celles où les saines théories sont en apparence le principe inspirateur de la vie. On dirait que la justice a déserté les foyers; là aussi l’homme s’incline devant le mal. Certains défauts le dominent; l’égoïsme est une arme que sa lâcheté respecte; il n’en aperçoit plus la triste vulgarité. L’adresse également le gouverne, le séduit et le bien n’exerce plus intrinsèquement aucun prestige sur son âme. Il y a, évidemment, des exceptions. Mais pour juger d’une tendance, c’est la généralité qu’il faut considérer. Or, dans la généralité des familles, aucun hommage n’est rendu au bien; la prépondérance appartient presque toujours à la force égoïste. Si l’on descendait aux détails, il y aurait à citer d’innombrables exemples, dans lesquels chacun reconnaîtrait les erreurs d’évaluation qu’il a commises envers les siens ou dont il a été victime.
L’égoïsme est tellement respecté, caressé, qu’on entend de fort religieuses personnes regretter de ne pas en être suffisamment pourvues. Partout on lui élève un piédestal comme à une source certaine d’avantages et de fortune; il faut, bien entendu, que cet amour immodéré de soi ne s’exprime pas trop brutalement, qu’on le décore et qu’on l’enveloppe de prétextes menteurs... C’est à quoi excellent les femmes; les hommes, plus maladroits, ont une manière crue et dépouillée d’artifices de manifester leurs exigences qui froisse le goût et mêle un peu de révolte aux concessions qu’on leur fait.
La violence de caractère réussit également à s’imposer comme une force dans les rapports intimes. C’est une puissance qui mérite des égards. Si une discussion survient, s’il y a un jugement à porter, une situation à définir, qui sont d’ordinaire les sacrifiés? A qui les parents, les sœurs, les frères donnent-ils tort la plupart du temps? Presque toujours à ceux qui ont raison. Avoir raison présuppose l’existence de qualités qui empêcheront leurs possesseurs de réagir désagréablement contre le manque d’équité dont ils sont victimes. Cette démoralisante injustice, qu’on décore du nom de prudence, a perdu plus d’âmes que les conseils corrupteurs de tous les Méphistophélès passés, présents et futurs. Élevés dès l’enfance à cette école d’immoralité pratique, qu’y a-t-il d’étonnant à ce que nos contemporains aient perdu la notion exacte du bien et du mal? Le docteur Faust, aujourd’hui, n’aurait plus besoin de son maître; ils se suggestionnerait lui-même. Le mal a cessé d’être la tentation suprême, le péché fascinant dont parlaient nos pères et auquel on cédait par entraînement ou par folie, c’est une arme de combat dont il faut apprendre à se servir. On raisonne sur sa justesse et sa portée, et, lorsqu’elle touche juste, chacun s’écrie: «Quel beau coup!»
⁂
Si un pareil état d’esprit devait durer, le bouleversement d’idées qu’il finirait par amener est incalculable. Les contradictions où l’on vit aujourd’hui ne peuvent se prolonger sans avoir pour conséquence fatale la modification des principes moraux, puisque ces principes ne correspondent plus à la réalité des sentiments. Cette modification serait l’écroulement de l’édifice sur lequel la société chrétienne est fondée.
Pour empêcher ce désastre, et avant que les cœurs et les esprits ne s’égarent irrémédiablement, ceux qui se rattachent encore aux croyances religieuses ou simplement éthiques devraient se demander où la route qu’ils suivent va logiquement les conduire. Si l’homme continue à contredire par sa vie tous les principes qu’il prétend accepter, il arrivera de degré en degré à ne plus concevoir comme possible la réalisation du bien, ce qui équivaudrait à la disparition définitive de l’idéal et à l’établissement d’un seul règne: celui de la force et de la ruse. Or, quels que puissent être les égarements de la pensée moderne, beaucoup de consciences se sentiront troublées devant la possibilité d’un pareil résultat. Assez de ressources existent encore dans les âmes pour qu’elles se réveillent du long sommeil où elles se sont attardées et reprennent à la face du monde le rôle que le plan divin leur assignait. Le courant d’idéalisme qui se reforme en ce moment aidera leurs efforts. «Partout, des hommes qui cherchent et qui pensent, tentent de soulever la chape de plomb sous laquelle l’humanité ne peut plus se résigner à vivre[4].» Mais il faut que les croyants se hâtent et ne laissent pas s’enfuir l’heure présente sans répondre à son appel.
La science de la vie devrait consister à donner à chaque chose sa valeur réelle; c’est le secret des existences équilibrées. Or, la génération actuelle a perdu le sens des appréciations justes; ceux mêmes qui ont conservé subjectivement un tact délicat ne le possèdent plus objectivement. L’instinct a pu rester bon, le jugement s’est obscurci; l’intellectualisme trop développé a amorti la puissance des impressions intérieures d’où sortaient ces impulsions d’enthousiasme ou d’indignation, qui, en se cristallisant, formaient l’essence des appréciations individuelles. Le premier devoir des esprits sincères et droits, après s’être mis en face de la vérité et avant de songer aux autres obligations qui leur incombent, est donc de revenir, ou, pour mieux dire, d’arriver—car les préjugés d’autrefois égaraient eux aussi le jugement—à la notion exacte des choses qui méritent ou déméritent le respect.
Ce travail ne pourra être que lent; les opinions fausses, une fois absorbées, sont difficiles à déraciner, même lorsqu’on en a reconnu l’inanité; il y a telle habitude intellectuelle qui offre plus de résistance qu’une conviction. Cependant les procédés à suivre sont des plus simples. Il suffirait de se poser à soi-même une question d’une formule enfantine: «Crois-je au bien et au mal?» La réponse est-elle négative? On appartient à une catégorie morale à laquelle ces pages ne s’adressent pas. Est-elle affirmative? On est mis en face des contradictions où l’on vit. En effet, croire au bien, le considérer en théorie comme le but suprême de la vie, le chemin de l’au-delà, et ne pas l’adorer dans toutes ses manifestations, c’est démentir et renier ses croyances, c’est être inconséquent au dernier degré. Croire au mal, voir en lui le perturbateur des destinées de l’homme, la force mauvaise qui, l’éloignant de Dieu, lui ferme les portes du bonheur et n’avoir pour ses manifestations ni répugnance ni mépris, est tout aussi profondément illogique.
Un être pensant, qui se croit fait à l’image de Dieu, a-t-il le droit du reniement, de l’inconséquence et de l’illogisme? S’il s’arroge ce droit, il manque à tous ses devoirs: devoirs vis-à-vis de son Créateur, devoirs vis-à-vis de lui-même. Et, ce qui est mal pour lui, est également mauvais pour autrui. Il est responsable de l’impression que sa manière d’agir et de juger produit sur son prochain, des bonnes intentions qu’il décourage et des mauvaises actions qu’il protège. Plus son autorité personnelle est grande, plus son influence démoralisante est considérable. Tuer le corps n’est rien, aider à perdre une âme, voilà le crime irrémédiable, si nous en croyons le Livre dans lequel les notions de morale de la société actuelle sont puisées. En refusant aux choses bonnes l’estime à laquelle elles ont droit, on les amoindrit aux yeux de ceux qui essayent de les réaliser, on jette dans les esprits un doute sur l’imprescriptibilité du devoir, et ce doute est souvent mortel dans ses effets; en assurant au mal, dans ses plus basses et médiocres manifestations, une impunité qui a toutes les apparences d’une justification, on s’en rend complice. Les cœurs timorés, les volontés hésitantes, qu’un reste de scrupule aurait peut-être ramenés dans la voie droite, s’en éloignent définitivement, convaincus qu’on peut marcher à l’aise sur la grande route battue où le vice étale ses laideurs et obtient ses victoires.
Mais, dira-t-on, ces causes-là sont secondaires, l’homme ne relève que de Dieu et de sa conscience; l’approbation du monde doit lui être indifférente. S’il agit en vue de l’obtenir, s’il recule par peur de la perdre, tout mérite disparaît, et une honorabilité de conduite fondée sur de pareilles bases n’aurait aucune valeur intrinsèque. Ce point de vue sonne très haut, mais il y a un fait certain, dont il est impossible cependant de ne pas tenir compte: la sympathie humaine est indispensable à l’individu.
Tous les hommes n’ont pas la force d’être des solitaires; l’émulation est bonne, l’encouragement salutaire, et l’estime d’autrui, quand elle est due à la réalité d’un développement moral, est un privilège dont nul n’a le droit de priver son prochain. Il faut avoir l’âme très fortement trempée pour résister à l’amer découragement dont les gens de bonne volonté sont saisis devant la dédaigneuse indifférence de leur entourage pour ce qui leur a coûté quelquefois de suprêmes efforts. Ne pas avoir pour le bien les égards qu’il mérite, c’est se charger de lourdes responsabilités auxquelles échapperont les matérialistes, les athées, ceux qui ont du moins le courage de ne pas inscrire hypocritement sur leurs drapeaux le nom de Dieu.
Épargner le mépris ne suffit pas: quelque chose de plus actif est demandé aux consciences droites et croyantes. Elles ont le droit de créer autour d’elles une atmosphère de sympathie, d’admiration et de respect pour ceux qui essayent de réaliser le bien dans leurs pensées et dans leurs actions. Chacune de ses manifestations devrait être l’objet d’égards spéciaux, supérieurs à ceux qui se rendent aux autres éléments de puissance et de force. Tant qu’on ne le comprendra pas, on sera dans le faux et on échafaudera dans le vide. Apprendre à donner à chaque chose sa valeur réelle, c’est la leçon qu’il faut épeler. Tout ce que la terre offre et tout ce que l’homme possède provient de Dieu; dédaigner un seul des dons du Créateur serait déformer la pensée divine, mais certains de ces dons doivent avoir la dernière place, d’autres méritent la première. L’équitable distribution de son estime est donc un des premiers devoirs de l’homme; sa légèreté est si grande qu’il n’y pense jamais, et il devrait, au contraire, y penser toujours et se demander dans chaque circonstance si ses évaluations sont justes. C’est nécessaire pour lui et pour les autres; le cœur humain est si faible, ses tentations sont si grandes, tant de chutes inattendues et incompréhensibles viennent le troubler, qu’il lui faudrait sentir, du moins, que la conception du bien est demeurée intacte dans les consciences chrétiennes, et qu’elles se réjouissent de toutes les victoires morales.
Les femmes—si préoccupées d’augmenter leur part d’influence dans le monde et qui ont largement contribué à dévoyer l’opinion—pourraient exercer aujourd’hui, en sens opposé, une action efficace. Elles ont plus de temps pour la réflexion que les hommes; leur genre d’esprit les porte davantage aux examens de conscience et aux évaluations morales. Si celles qui sont animées de bonne volonté et possèdent un esprit droit se donnaient pour mission de réparer le faux courant d’appréciations dont elles sont en partie responsables, il ne résisterait pas longtemps. Chacune, en son particulier, est capable de contribuer à l’œuvre commune, si restreint que soit le cercle où elle se meut. Les femmes que leur personnalité ou leur situation mettent en vue peuvent faire davantage que les autres; mais toutes doivent apporter leur contingent à ce travail de réparation et choisir la famille pour premier champ d’action. Après avoir appris à leurs enfants à honorer, avant toute chose, la pratique du bien et en avoir ainsi développé le culte dans leur cœur, il sera facile aux mères d’enseigner indirectement la même leçon au reste de leur entourage. Ce serait là une levée de boucliers devant laquelle les plus féroces adversaires du type amazone, sous toutes ses formes, s’inclineraient respectueusement.
⁂
Mais pour retrouver et rendre aux esprits qui l’ont perdue la faculté des appréciations logiques et équitables, il ne suffit pas d’enseigner l’amour du bien, il faut en même temps désapprendre l’admiration du mal. Ces deux leçons seront la conséquence l’une de l’autre,—le respect d’un élément amenant naturellement la répugnance pour l’élément contraire,—mais il y a malheureusement des plis intellectuels qui échappent longtemps au joug de la logique. Le premier effort doit être celui d’écarter de ses jugements toute préoccupation du succès final des choses pour n’envisager que la bonté ou la légitimité des moyens employés; et lorsque l’on aura acquis la conviction qu’une action ou une manière de penser est mauvaise, avoir honte de l’admirer, même si elle a servi à gagner la bataille.
Si on respecte le mal, si on le caresse, comment prétendre aimer le bien? Il ne s’agit pas ici de l’entraînement des passions—on peut en subir l’attrait, tout en détestant dans sa conscience les fautes, les compromis, les mensonges inévitables où elles jettent—mais de cette plate déférence pour les éléments les plus bas de la vie, qui forme l’essence morale d’un grand nombre d’esprits du temps présent.
De même qu’il faut créer pour le bien une atmosphère de sympathie, il est nécessaire de créer contre le mal une atmosphère de mépris où il se sente mal à l’aise. Le besoin d’estime est l’un des plus puissants qui existent—on le constate même chez les natures dégradées—et il y a là un moyen efficace d’action que les honnêtes gens ont le devoir d’exploiter. Lorsqu’il sera bien entendu que certaines façons de penser et d’agir apportent impitoyablement avec elles le discrédit, beaucoup d’âmes, plus faibles que mauvaises, changeront de route.
Ce sera là peut-être un résultat sans élévation vraie, mais dans la pratique de la vie tout progrès, à ses débuts, est relatif. Se rendre compte que l’estime n’est accordée qu’à certaines conditions, c’est commencer à comprendre la valeur des lois morales. Entre comprendre une vérité et l’accepter, le chemin à parcourir est long, mais là où l’œuvre de l’homme finit, celle de Dieu commence.
Le devoir de cultiver en lui la répugnance pour toutes les manifestations du mal, ne doit pas transformer l’homme en juge implacable de son prochain. Au contraire, il ne peut avoir assez de pitié et de pardon pour les fautes commises par passion, entraînement ou violence; c’est la corruption vicieuse, calculée et voulue qu’il faut condamner sans rémission. Comme contrepoids à cette sévérité d’appréciation, et enfin de la rendre réellement efficace, une réforme mentale s’impose; une place qui lui a été toujours refusée doit être accordée au repentir[5]. L’Évangile parle clairement à ce sujet; la rectitude instinctive tient le même langage. L’homme tombé peut se réhabiliter, et la société possède la faculté de lui accorder cette réhabilitation. Les cieux eux-mêmes se réjouissent lorsqu’un pécheur se repent; c’est le repentir qui a ouvert à la Péri les portes du paradis; mais dans le monde cruel où nous vivons, les poètes seuls ont donné à ce sentiment la place qui lui revient:
Peut-être qu’en restant bien longtemps à genoux,
Quand il aura béni toutes les innocences,
Puis tous les repentirs, Dieu finira par nous[6].
Les pages qui précèdent peuvent se résumer en quelques mots: Si les vertus les plus hautes ont subi jusqu’à l’amertume la tentation du découragement, ceux qui pratiquent ces vertus sont en partie responsables de cet attristant résultat. «La force est la reine du monde»; or, malheureusement, le trait caractéristique des êtres bons est justement aujourd’hui de manquer de force. Le sommeil qui s’est appesanti sur les âmes en a tari les sources vives, elles subissent une mort anticipée qui empêche tout magnétisme de se dégager d’elles et de se faire sentir au dehors, et, sans la magie de la force, aucune idée ne s’impose. Il ne suffit pas que la puissance soit intérieure, il faut qu’elle soit apparente: le devoir est donc non seulement d’être fort, mais de se montrer fort.
C’est là souvent une qualité naturelle; ce peut être aussi une vertu acquise. Cette fascination du mal que l’humanité subit a sa raison secrète; l’homme a cherché la force dans les éléments mauvais, parce qu’il ne la trouvait point ailleurs. On ne saurait assez le répéter, la faiblesse des gens de bien est une des causes du discrédit où les vertus sont tombées. Aucune flamme n’anime ces cœurs respectables, aucun souffle ne les emporte... C’est comme si la régularité de leur existence les avait écrasés dans un engrenage de machine. La plupart des honnêtes gens, il y a évidemment de nombreuses exceptions, ont peur de tout, même d’exprimer leur opinion; il est donc naturel que la platitude de leur conduite ait engendré le dédain du monde.
Être bon ne doit pas signifier être faible, le mot dévoué ne doit pas être le synonyme de dupe; rien de ce qui affaiblit n’est salutaire. Le bien c’est la vie, or la vie ne peut ressembler à la mort. Certaines croyances devraient donner à l’homme un sentiment d’assurance et de calme qui le rendrait fier et libre vis-à-vis des autres et ferait de sa présence un honneur pour tous. Un peu de fierté est salutaire, non au point de vue des distinctions sociales, mais à celui de ce que chacun doit à ses sentiments et à ses idées. Il existe des êtres rares qui ne formulent jamais de pensées médiocres, dont aucune puérilité n’occupe l’esprit; tous ne peuvent planer comme eux à la façon des aigles, mais tous peuvent regarder vers les hauteurs et acquérir ce sentiment de dignité et de force paisible qui est aux autres vertus ce que le sel est aux aliments. Le jour où ceux qui croient à la réalité de forces supérieures et bienfaisantes comprendront que devenir fort est le premier de leurs devoirs et où ils mettront dans le bien cette part d’orgueil humain dont ils ne pourront jamais se débarrasser complètement en ce monde, ce jour-là le bien prendra du prestige aux yeux des hommes et leur admiration cessera de s’égarer sur d’indignes objets.
CHAPITRE III
L’AVARICE MORALE
Rien ne ressemble moins au christianisme que les principes d’après lesquels les soi-disant chrétiens dirigent leur vue.
(Tolstoï.)
Le siècle qui vient de finir a emporté, dans son dernier coup d’ailes, plus d’un élément de force et de bonheur. L’homme a désappris l’art d’être heureux: cœurs et esprits semblent dépouillés de la puissance de jouir. La gaieté, cette fille du soleil, dont les païens auraient dû faire une déesse, a déserté la terre, décolorant les vies par sa disparition. Les privilégiés de ce monde, eux-mêmes, ne la connaissent plus; ils cheminent lourdement, accablés sous un poids de tristesse, dont ils ne savent ou ne veulent pas analyser les causes; et la fièvre de mouvement qui les emporte ne suffit point à leur donner l’illusion du plaisir.
L’existence n’a guère conservé de prestige que pour les malheureux; malgré l’amertume journalière de leur vie de combat, ils ont le privilège de cette illusion du désir qui leur fait entrevoir le bonheur dans une réalisation d’existence hors de leur portée.
Les causes qui ont tari chez l’homme les sources de la joie sont complexes, mais on peut cependant les ramener toutes à une cause unique: le développement de l’avarice morale, produit logique du positivisme. L’égoïsme, érigé en droit, devait naturellement stériliser les sentiments qui ne rapportent pas un équivalent immédiat. La peur d’être dupe, la crainte de donner plus qu’on ne recevait, a, en outre, produit un courant de parcimonie prudente qui a eu pour effet l’appauvrissement et la vulgarisation de la vie intérieure.
Les peuples de race latine, chez lesquels le sens critique est beaucoup plus développé que chez les autres peuples, étaient tout particulièrement destinés à se laisser entraîner par ce courant stérilisant. L’école psychologique, qui a pour ancêtres directs Montaigne et La Rochefoucauld, a créé chez les moins lettrés des habitudes intellectuelles qui ont amené les esprits au désenchantement de toutes choses. Quand d’analyses en analyses, il a été prouvé à l’homme que le cœur de ses semblables ne renfermait que des passions égoïstes, que toute action apparemment généreuse avait pour mobile secret un intérêt ou une vanité, un phénomène de repliement s’est produit: le pessimisme intellectuel a réduit les cœurs à l’impuissance.
Le roman est responsable pour une large part de ce travail de dessèchement moral. L’aride sagesse qui, de l’Ecclésiaste à Schopenhauer, avait été longtemps le partage d’un cercle restreint de philosophes et de penseurs, a été mise par cette forme littéraire à la portée des esprits les moins préparés à la recevoir. Croyant faire œuvre de sincérité et de clairvoyance, les romanciers modernes ont disséqué et violé les plus secrètes intimités de l’âme, puis ils ont dit à l’homme: «Regarde-toi et tu comprendras qu’aucun être créé n’est digne de ton amour!» L’homme a appris la leçon; ces cœurs, qu’on mettait à nu devant lui, il en a sondé le vide, compté les défaillances, énuméré les lacunes; et, écœuré, attristé, il a fermé son propre cœur.
Mais est-ce bien la vérité tout entière que ces écrivains pessimistes ont montrée? Même dans l’analyse, l’esprit latin reste absolu, il n’a pas le don du relatif; malgré sa souplesse, il fait volontiers ses personnages tout d’une pièce, il les rend trop conséquents dans le mal ou le bien, il synthétise, il catégorise... Le génie anglo-saxon a beaucoup moins de parti pris; il montre l’homme plus qu’il ne l’analyse, et son respect de l’âme humaine lui interdit d’en découvrir les nudités. Mais s’il a plus de pudeur morale, si ses types restent plus élevés, s’il maintient le sursum corda et ne tombe pas dans le pessimisme décourageant, il lui manque cette vaste et large compréhension du cœur de l’homme qui caractérise le génie slave. Ce dernier a tous les courages; dans l’âme d’une courtisane il osera montrer l’éclosion d’une fleur de blancheur et de pureté, et nous verrons l’assassin manifester d’exquises délicatesses de conscience. Aucune contradiction, aucune complexité ne l’effraie. Les natures les plus tendres et les plus dévouées sont capables, à certaines heures, de pensées dures et violentes; une vie d’abnégation n’empêche pas l’éclosion momentanée d’un criminel désir ou d’une honteuse défaillance. Certes, une tristesse profonde se dégage de cette vue impartiale des grandeurs et des faiblesses humaines, mais l’affirmation que nul être n’est indigne d’être aimé ne dessèche pas le cœur comme la méthode analytique des écrivains latins. La littérature slave ne crée pas le Hero worship de la littérature anglaise, mais l’étincelle de vie qu’elle montre brillant dans chaque âme prouve la noblesse des origines de l’homme et empêche de se tarir les sources de l’amour.
Les influences littéraires directes étant les seules irrésistibles, les races latines ont profité largement des leçons de leurs écrivains et n’ont subi que très faiblement l’impulsion des littératures étrangères. Le pessimisme intellectuel de leurs lectures, joint au sens utilitaire que l’Amérique et l’Angleterre ont répandu sur le monde, a eu sur leur pensée un effet rapide d’appauvrissement. Elles ont été les premières à perdre la faculté de l’enthousiasme. Il ne s’agit point ici de cet enthousiasme populaire, qui consiste en acclamations ou en battements de mains,—l’expansion naturelle aux peuples du midi leur en conservera toujours l’apparence,—mais de cet enthousiasme silencieux de l’âme qui fait donner sans parcimonie son cœur, son temps, son intelligence à une personne ou à une idée. Les Allemands ont pour définir ce sentiment, lorsqu’il se rapporte aux individus, un verbe spécial: schwärmen, dont l’équivalent n’existe dans aucune autre langue. L’excès de ce sentiment ou son application injustifiée choque à bon droit le goût de la mesure et le sens du ridicule; mais il ne faudrait pas exagérer cette satisfaction d’amour-propre, car se sentir à l’abri de pareilles erreurs est moins un indice de jugement que de pauvreté morale. Lorsqu’on donne largement, sans compter, il arrive souvent de donner mal; toutefois la valeur iutrinsèque des dons n’est pas diminuée par le manque de discernement qui a présidé à leur distribution.
Aucun des grands faits de l’histoire ne se serait accompli, si toutes les impulsions avaient été calculées et si l’on avait mesuré le dévouement aux droits! Pas une des conquêtes dont la société actuelle profite n’aurait été faite, si l’on avait cru que les élans, les efforts, les sacrifices devaient rapporter un avantage positif et direct! Il n’y aurait eu de cette façon ni martyrs, ni héros.
Or, cette vue calculée, pratique et parcimonieuse des sentiments et des actes de la vie forme aujourd’hui, consciemment ou inconsciemment, le fond de la pensée moderne. Si l’on ose montrer pour quelqu’un ou quelque chose un peu de sollicitude ou de zèle, vite on essaye de l’expliquer à soi-même et aux autres par l’aveu d’un but à poursuivre ou d’un intérêt particulier à sauvegarder. On ne sent plus la bassesse du motif personnel, on en arrive à voir le signe d’une diminution intellectuelle dans tout acte réellement désintéressé. L’enthousiasme est condamné comme une faiblesse de l’esprit; l’avarice de l’âme passe pour une supériorité.
L’admiration était destinée à périr des mêmes coups que l’enthousiasme. Parmi les courants qui ont déterminé dans l’âme humaine les incapacités qui la dépouillent, le développement de l’idée égalitaire a été le plus stérilisant. Aux époques qui ont précédé la nôtre, quelques personnes seulement aspiraient à occuper une situation à la cour ou à la ville; les autres se contentaient placidement d’être ce que le sort les avait faites. Aujourd’hui, chacun se croit les mêmes droits que son voisin. Se faire une position dans le monde est devenu l’objectif des plus chétifs personnages. Ce désir dévorant a eu pour conséquence logique l’habitude de la dépréciation. Les médiocrités se sont acharnées contre les supériorités; un ridicule amour-propre s’est éveillé dans les cœurs. Devant un succès d’argent, de vanité, d’intelligence on entend les êtres les plus insignifiants s’écrier avec ingénuité: «Pourquoi n’est-ce pas moi?» Ils ont perdu la vue nette de ce qui est possible, ils ne savent plus prendre la mesure de leurs capacités. Tout homme se croit apte à gouverner l’état, à diriger les entreprises où les millions se gagnent, à exercer sur ses contemporains l’ascendant de sa pensée. On ne voit presque plus de disciples aux pieds de leurs maîtres. Et, si parfois, devant une œuvre d’art, une découverte scientifique, un acte d’héroïsme, l’homme vibre d’émotion, c’est un élan passager que la crainte de se diminuer, par une reconnaissance trop vive de la supériorité d’autrui, étouffe promptement.
Les femmes, dans le cercle nécessairement plus restreint de leurs ambitions, sont également atteintes de cette folie de l’égalité. Combien s’imaginent posséder l’étoffe des premiers rôles! Chacune dans sa sphère aspire à la place en vue. La négation systématique de tout mérite dépassant le leur propre, est chez elle plus aiguë et plus persévérante que chez les hommes. Et l’admiration leur est devenue tout aussi étrangère, à moins qu’un sage opportunisme ne leur impose momentanément l’apparence d’un enthousiasme conventionnel. Cette soif de vaniteuse égalité, cette impatience de sentir quelqu’un au-dessus de soi est spéciale évidemment aux classes privilégiées et surtout à la catégorie mondaine. Mais aujourd’hui, il ne faut pas l’oublier, les courants se répandent largement, ils ne trouvent plus de limites devant eux et la plaie particulière devient vite la plaie générale.
Depuis la création du monde, tout est en germe dans les âmes, mais ces germes, suivant les époques, se développent en sens divers. Les faiblesses d’orgueil qui égarent l’homme moderne, agitaient déjà le premier homme, et il est certain que l’envie et la jalousie sont aussi vieilles que la terre où nous vivons; mais ces deux passions n’avaient pas réussi à tarir dans les cœurs la faculté admirative, n’étant dans leur bassesse qu’un involontaire hommage rendu à des mérites redoutés. La fureur d’égalité qui trouble aujourd’hui les cerveaux est seule parvenue à détruire un sentiment resté intégral à travers les étapes successives de la pensée humaine.
⁂
Rebelle à l’enthousiasme, devenu incapable d’admiration, l’homme s’est-il du moins concentré dans les affections exclusives, leur réserve-t-il les facultés qu’il ne répand plus ailleurs? Là, comme partout, la sève semble tarie. L’amour même, cette passion si personnelle qu’elle fait partie de notre égoïsme et absorbe jalousement l’un dans l’autre les deux êtres, qu’elle unit, a conservé son nom en perdant sa force. Lui aussi a subi une évolution. Lisez les romans de la fin du siècle: l’amour c’est le plaisir, c’est le flirt, c’est le vice,... c’est un goût de l’esprit ou des sens. C’est souvent un chatouillement de vanité. C’est quelquefois encore une affection raisonnable, saine, régulière, ce n’est plus l’amour! Héroïnes d’autrefois, pauvres égarées, touchantes figures d’amantes disparues, votre place a cessé d’être marquée dans le monde moderne. Retournez au pays des ombres, vos sœurs d’aujourd’hui ne vous comprendraient plus, votre langage leur paraîtrait suranné; elles ont inventé d’autres mots ayant d’autres sentiments à exprimer. Une femme du siècle passé écrivait à l’ami de son cœur: «Je vous aime, je souffre, je vous attends», et elle datait ces mots: «de tous les instants de ma vie». Dans le tourbillon où elles vivent, les femmes de notre époque auraient peine à trouver une heure par jour pour souffrir, attendre, aimer...
La vie est devenue sérieuse, dira-t-on, et le temps peut être employé plus avantageusement qu’en de tendres rêveries. Oui, certes, mais le tohu-bohu affairé de la journée moderne, que représente-t-il comme utilité véritable? Le régime de recueillement sentimental laissait du moins libre jeu aux puissances affectives. Dans cette activité agitée où les existences s’usent et les cerveaux se vident, le cœur a subi un rétrécissement qui l’a atrophié. La moralité n’y a pas gagné, au contraire! La corruption s’est étendue, s’est égalisée. Tout ce qui pouvait servir d’excuse à l’entraînement des passions a disparu; elles se sont abaissées jusqu’à n’être plus que des fantaisies ou des curiosités.
Les besoins du cœur et de l’imagination étant allés rejoindre ces vieilles lunes, dont on amuse l’esprit des enfants, une étonnante sécheresse préside désormais à tous les contrats d’amour. Les femmes ont une large part de responsabilité dans la formation de ce courant d’avarice morale. On dirait que le désir de paraître, de jouer un rôle personnel dans la grande foire aux vanités, a absorbé et tari leurs facultés amoureuses. Tous ces beaux mots, illusoires peut-être, mais attendrissants, qui faisaient battre le cœur de nos aïeules, ne représentent pour les oreilles des femmes de vingt à trente ans que de vieux airs démodés. Pour les jouer, il faudrait se mettre en travesti, comme l’on se poudre pour danser le menuet! Les hommes ont naturellement suivi les femmes sur ce terrain nouveau où ils se sentent plus à l’aise, moins inférieurs... Au contraire, c’est eux maintenant qui sont les sincères en amour. Le côté passionnel, le seul qui ait survécu au naufrage, étant chez l’homme plus impétueux et plus spontané.
Cette façon pratique et sèche de considérer les rapports réciproques des deux sexes, sauvegarde mieux, évidemment, la tranquillité apparente des situations mondaines. Il y a moins de mariages imprudents; il est plus facile d’éviter les devoirs et les responsabilités que l’honneur interdisait aux hommes de secouer. L’avarice morale en amour, ayant été tacitement reconnue comme la plus sûre gardienne des intérêts d’une société,—dont le but suprême est la tranquille jouissance du bien-être acquis,—elle a été acceptée comme un dogme par les deux parties contractantes. Venue de haut, cette doctrine a pénétré peu à peu toutes les couches sociales, et, aujourd’hui, l’ouvrière n’est guère plus sentimentale que la femme du monde.
Si ces calculs avaricieux n’avaient porté atteinte qu’à l’amour, l’inconvénient serait discutable. Il est sage, peut-être, de ne pas laisser ce sentiment, cause de beaucoup d’erreurs et d’infiniment de tristesses, prendre dans la vie une place trop prépondérante. L’homme a de quoi occuper autrement son cœur. Le champ des affections désintéressées et pures s’étend largement devant lui: rien ne le limite, ni ne le circonscrit. Dans ce domaine, du moins, la poussée est-elle restée vigoureuse?
Commençons par l’amitié: l’amitié des hommes entre eux. Hélas! c’est comme pour l’amour, on se sert encore du mot, mais la chose a disparu; il y a des camarades, des confrères, des collègues, mais des amis, des amis dans le sens vrai et large du vocable, en existe-t-il encore? Le paganisme, le judaïsme, le christianisme nous ont laissé de grands exemples d’amitié; et, à toutes les époques, même aux plus sombres, jusqu’aux deux tiers de ce siècle, on a vu des hommes groupés entre eux, unis par le lien puissant de ce sentiment viril et désintéressé. Mais la sève des cœurs, tarie par l’égoïsme utilitaire de la vie bourgeoise, n’a plus la vigueur de produire ces forts attachements. Tout ce qui ne rapporte pas un avantage immédiat, visible et tangible a été rayé de la vie. Les hommes entre eux que sont-ils aujourd’hui vis-à-vis les uns des autres? Des indifférents plus ou moins cordiaux ou polis. Lorsqu’ils sortent de l’indifférence, c’est pour devenir associés dans les mêmes intérêts, complices ou concurrents.
Et, dès lors, l’âme de Jonathan fut attachée à l’âme de David, et Jonathan l’aima comme son âme. Rien de plus simple, de plus profond, de plus tendre que ces mots par lesquels l’Écriture définit l’attachement qui liait le fils de Saül au fils d’Isaïe. Je suis dans la douleur à cause de toi, Jonathan, mon frère, tu faisais tout mon plaisir; ton amour pour moi était admirable, au-des-sus de l’amour des femmes[7]! Avec qui aujourd’hui échangeons-nous nos âmes? La question reste sans réponse. L’homme moderne se sent désespérément seul, et parmi les causes du socialisme il faut placer la réaction naturelle contre cet isolement douloureux. Autrefois, le lien commun des mêmes croyances empêchait l’être humain de trop sentir sa solitude. Croire en l’honneur, en la patrie, en Dieu, formait entre ceux qui priaient aux mêmes autels des attaches invisibles. Jointes aux sympathies particulières, elles créaient ces liens puissants qui font accomplir les actions héroïques et poursuivre jusqu’au sacrifice les objectifs que ces croyances imposent. Quand on avait souffert ou qu’on se sentait prêt à souffrir ensemble pour le même but, les cœurs ne pouvaient rester étrangers; quelque chose de fort et de doux s’établissait entre eux. La poursuite acharnée de l’intérêt particulier devait nécessairement tuer les sentiments que la préoccupation des intérêts généraux faisait naître et durer.
En disparaissant des habitudes morales, l’amitié a laissé un grand vide dans l’existence intérieure, l’homme s’est concentré de plus en plus dans le cercle restreint des êtres dont il partage la vie. Les affections familiales ont apparemment gagné de la force à ce rétrécissement de l’horizon. L’intérêt personnel primant tous les autres, le bien-être commun risque moins, qu’aux époques enthousiastes, d’être sacrifié à une cause ou à un principe. Mais, en réalité, ces affections ont souffert, elles aussi, du souffle desséchant qui a passé sur les cœurs. L’expansion de l’égoïsme devait amener la diminution des dévouements. Chacun a aujourd’hui conscience de ses droits, et ce sentiment du droit crée des exigences et rend rebelle au sacrifice. Le xixe siècle s’était fait de la famille, et en particulier de l’amour maternel, une conception plus élevée, plus tendre, plus intime, plus complète que les siècles précédents. Cette conception commence à s’affaiblir. La famille a suivi le courant général et se transforme peu à peu en école d’égoïsme collectif. Ce principe de mort qu’elle cultive s’est logiquement retourné contre elle-même; les affections filiales et fraternelles sont devenues parcimonieuses; et si l’on reste allié fortement dans la défense des intérêts communs, les amitiés de choix, entre membres d’un même foyer, rentrent de plus en plus dans la catégorie des cas rares.
Les principes de fraternité, de droit et de justice qui font l’honneur de notre temps, auraient dû, dans cette banqueroute des sentiments particuliers, éveiller au fond des âmes une chaude sympathie altruiste. Mais, dans cette fièvre de mouvement qui l’emporte, où l’homme trouverait-il le temps de s’occuper des autres? La poursuite de ce bien-être auquel tous veulent goûter, de ces satisfactions d’amour-propre auxquelles tous aspirent, absorbe chacune des minutes de sa vie et tous les efforts de sa pensée. On aurait scrupule de distraire quelques-unes des forces dont on dispose en faveur d’autres intérêts que les siens propres. Lorsque l’homme a suffisamment pensé à lui-même et aux agréments de son existence, s’il lui reste une parcelle de temps, d’argent, d’énergie, et s’il est bien certain qu’elle fasse partie de son superflu, il consent parfois à la consacrer à son prochain. Et c’est ce qu’il appelle la fraternité! Il y a, il est vrai, quelques exceptions lumineuses; il existe des âmes généreuses qui se répandent largement autour d’elles en amour, en sympathie, en pitié. Mais dans l’étude des manifestations morales d’une époque, on ne peut tenir compte que du courant général.
Certes, les hommes se rendent encore des services entre eux; l’instinct est plus fort que la volonté, et souvent il reste bon quand celle-ci s’est pervertie. Mais il n’en est pas moins vrai, qu’intellectuellement, tout acte où l’intérêt personnel ne joue pas le rôle prépondérant est considéré aujourd’hui comme une faiblesse, et l’on voit des gens s’estimer supérieurs, simplement parce qu’ils se sont désintéressés de tout. Jouir tranquillement de leur bien-être, éliminer de leur existence toutes les causes de trouble, mener une vie régulière et sûre, voilà leur unique idéal de vie, et ce suprême égoïsme leur paraît la suprême sagesse.
Dans ce desséchement général, un élément nouveau de sensibilité est venu cependant travailler les cœurs: la préoccupation du sort des classes pauvres, déshéritées, coupables... Le xixe siècle, et c’est une de ses grandeurs, a osé regarder en face toutes les misères et a essayé d’y porter remède; les hôpitaux, les prisons, les maisons d’aliénés ont été améliorés, assainis. Aux œuvres religieuses, se sont jointes les œuvres laïques; de nouvelles institutions philanthropiques surgissent chaque jour. La conscience humaine a été remuée, et maintenant, devant les revendications des déshérités de la vie, un certain malaise saisit les âmes, même celles qui étaient instinctivement le plus rebelles à la religion de la pitié.
Des pas immenses ont été faits dans cet ordre d’idées; cependant, aucun rapprochement réel n’a eu lieu entre la classe qui donne et celle qui reçoit. Au contraire, chaque jour le gouffre entre elles se creuse davantage. On en fait remonter la faute aux doctrines socialistes, au souffle de l’esprit du siècle, mais l’avarice morale qui préside à l’accomplissement des actes apparemment charitables, a, elle aussi, une large part de responsabilité dans la séparation grandissante des bienfaiteurs et des secourus.
L’homme d’aujourd’hui ne parvient plus, comme celui d’autrefois, à fermer ses oreilles aux cris de la souffrance, mais c’est plutôt une question de principe que de sentiment. Certaines idées de justice ont pénétré les consciences, sans réchauffer les cœurs. Il est difficile de généraliser sur ce point, tant les mobiles de la charité sont individuels, secrets, intimes..., cependant une chose est certaine: le don matériel, si large qu’il soit, n’éveillera jamais aucune reconnaissance, s’il n’est accompagné d’un don moral, d’une parcelle d’amour[8]. Les déshérités du bonheur sentent cette lacune avec une intuition merveilleuse.
La charité n’apparaissait pas aux consciences de nos pères comme un devoir social; elle n’était pratiquée que par une rare élite. Le temps présent est en progrès, et il faut l’en louer. Mais cette charité de jadis, accomplie seulement par les âmes bonnes ou pieuses, avait une chaleur qui fait défaut à la sèche philanthropie actuelle: les uns y mettaient un peu d’amour humain, les autres un peu d’amour divin, ce qui enlevait à l’aumône donnée une partie de son humiliation et engendrait une parcelle d’attendrissement reconnaissant dans les cœurs de ceux qui la recevaient. Aujourd’hui, les dons sont plus nombreux, plus abondants, mais on exerce la bienfaisance comme on paie les impôts et subit le service militaire obligatoire. Sous cette charité, on devine la crainte et on ne sent plus l’amour.
⁂
A mesure que ces vides se creusaient dans le cœur de l’homme, l’amour désordonné de soi, cause et effet en même temps, s’y développait dans des proportions effrayantes. La satisfaction des besoins individuels ayant été reconnue par l’école économique libérale comme l’unique moteur de l’activité humaine, la société, égarée par cette apparente sagesse, se crut autorisée à considérer l’égoïsme comme un droit et presque comme un devoir: la science ne l’appelait-elle pas un élément indispensable de l’économie politique, une des forces nécessaires à la conservation de l’espèce? La doctrine de l’altruisme, proclamée par les sociologues anglais, comme un contrepoids destiné à maintenir l’équilibre social, ne trouva pas la même complicité dans les instincts de l’homme. L’altruisme fut accepté en théorie, mais il n’exerça qu’une faible influence sur les habitudes de vie intérieure.
La liberté est-elle responsable des excès de l’individualisme? Toute une école l’affirme, et il est certain que dans l’ordre économique, la formule du laissons faire et du laissons passer a amené le désarroi et le déclassement dont notre société souffre. Mais, dans l’ordre moral, les consciences, formées par le christianisme, auraient dû, semble-t-il, opposer un frein aux doctrines du libéralisme personnel. Elles ne l’ont tenté que faiblement; et, spectacle illogique et douloureux, on a vu la généralité des croyants s’approprier la théorie du droit de l’égoïsme et tomber, comme les incrédules, dans la stérilité où jette la recherche unique et exclusive de soi. Tolstoï, «le grand sonneur de cloches», a eu le courage d’écrire: «Rien ne ressemble moins au christianisme que les principes d’après lesquels les soi-disant chrétiens dirigent leur vie.» Le jugement est peut-être excessif, mais il ne manque ni de vérité, ni de justesse. L’esprit de l’Évangile a déserté les cœurs. Les plus stricts observateurs de la morale sociale et des pratiques religieuses ont une façon, aujourd’hui, d’envisager les devoirs et les obligations de l’existence qui ressemble étrangement à celle du matérialiste honnête homme.
Or, c’est surtout par l’esprit des choses, que le croyant doit se distinguer de l’incrédule. Quelles que puissent être les défaillances de sa foi, les entraînements de ses passions, l’empire des forces troublantes qui cherchent à l’aveugler, il faut que sa pensée demeure intacte. Croire en Christ, comprendre sa doctrine et commettre des fautes, des erreurs, des crimes même, cela s’explique. Mais considérer l’égoïsme comme un droit ne s’explique pas, car admettre un seul instant qu’on est autorisé à fermer son cœur à autrui, c’est prouver qu’on n’a rien compris au christianisme, c’est en être séparé par d’infranchissables barrières. Lorsque l’homme tue, vole, s’avilit dans les désordres, sa conscience, à moins qu’elle ne soit complètement oblitérée, l’avertit qu’il transgresse une loi. Et ce même homme se meut à l’aise dans le plus féroce égoïsme, oubliant que ces commandements devant lesquels il tremble se résument en deux seuls, dont le second est: «Tu aimeras ton prochain comme toi-même.»
Aujourd’hui, pour défendre ses erreurs ou ses omissions, l’être humain ne peut plus plaider l’ignorance. Il a appris à mesurer ses facultés et ses forces; il connaît ses obligations politiques et sociales; il sait qu’il faut respecter, non seulement le texte, mais l’esprit des lois qui régissent le pays où il habite. Pourquoi ayant appris à se rendre compte de tout, n’est-il aveuglé que sur un seul point? Et sur ce point cependant, il y a accord entre la lettre et l’esprit, et les mots qui les rendent ont une précision et une clarté qui empêchent l’équivoque de naître. Ces mots ne sont pas nouveaux. Depuis presque deux mille ans, ils sont répétés par des générations qui ne les ont qu’imparfaitement compris et plus imparfaitement pratiqués.
L’école économique libérale a voulu démontrer que l’application absolue de la loi de l’amour aurait pour conséquence la ruine de la société, la destruction de la famille, l’annihilation des forces individuelles, comme si l’instinct de la conservation n’était pas assez fort chez l’homme pour servir de digue efficace à l’excès des sentiments altruistes. D’ailleurs, ce n’est point l’anéantissement de l’individu que l’Évangile demande. Il n’est pas dit: «Cesse de t’aimer», c’est-à-dire cesse de sauvegarder tes affections, tes biens, tes intérêts, mais: «Élargis le cadre de tes sentiments, fais-y entrer le prochain, aie pour lui les sollicitudes que tu as pour toi-même[9].» Il y a dans les Écritures un équilibre divin; tout ordre qui, exécuté avec excès, pourrait devenir une cause de dangers sociaux, est contre-balancé par un autre commandement. Ce qui dans le sermon sur la montagne semble conduire au quiétisme, est corrigé par la parabole des talents. Tout ce qui, dans le devoir du renoncement, paraît restreindre l’initiative personnelle, a pour contrepoids l’ordre que le Christ donne à ses disciples: «Soyez le sel de la terre.»
Mais ce prochain qu’il nous faut aimer, qui est-il? Est-ce le mandarin de Pékin, le sauvage du cœur de l’Afrique, l’inconnu de la maison voisine que l’on ne rencontre jamais? Abstraitement, oui. En réalité, le prochain est représenté par les êtres que la vie met sur notre route. Certes, l’homme ne doit pas se désintéresser des intérêts généraux de l’humanité, mais, à moins d’une situation particulière ou d’une vocation spéciale, il ne peut y travailler que dans la proportion du grain de sable qui concourt à former la montagne. Ses devoirs directs sont plus restreints et plus précis. En dehors de la famille, de ceux dont il partage les peines et les joies et qui ne peuvent souffrir sans qu’il en ressente le contrecoup, il y a le grand cercle des êtres avec lesquels il est en contact fréquent, mais dont les intérêts cependant ne sont pas les siens. Le point est là: le prochain, c’est l’individu qui se trouve mêlé à notre vie, sans que nous soyons liés par des intérêts communs. Lui rendre service, soulager ses misères matérielles et morales ne suffit pas, on nous ordonne de l’aimer! Or, l’aimons-nous? La vérité essentielle du christianisme a été, hélas! si peu comprise, que les plus honnêtes gens n’ont aucun scrupule de ne pas aimer. On aurait honte de refuser un morceau de pain, mais journellement on refuse son cœur.
A quelque degré de civilisation qu’ils parviennent, il y aura toujours entre les hommes des rancunes, des jalousies, des violences. Les meilleurs et les plus sincères ne pourront jamais éviter complètement les emportements du sang et de l’esprit. Ils portent en eux des principes inguérissables de colère, mais on peut commettre des duretés, ressentir des haines, et pourtant garder son âme vivante, c’est-à-dire capable de repentir et d’amour. Le mal irréparable, ce ne sont pas les actes d’égoïsme, c’est la tranquillité de conscience avec laquelle on les accomplit; là est le profond illogisme des âmes chrétiennes et leur crime envers le Maître qu’elles prétendent servir.
Autour d’elles, il est vrai, le courant est puissant: tout conspire à étouffer chez l’homme les élans généreux. Ceux qui l’aiment sont les plus acharnés à cette œuvre de stérilisation; on lui fait honte des efforts qu’il tente pour obéir à la loi d’amour; on le ridiculise affectueusement; on lui rappelle ses intérêts bien entendus; on décourage ses bonnes intentions: «Dupe, pauvre dupe!» disent les regards, sinon les voix. Plus on aime, et moins on supporte de voir l’être aimé se donner, se sacrifier à quelqu’un ou à quelque chose.
L’un des préjugés les plus communément admis est que les hommes comprennent et pratiquent l’altruisme moins que les femmes. Celles-ci se montrent, en effet, plus capables de certains dévouements: leurs mains soignent un malade avec une dextérité et une persévérance que les mains masculines ignorent, et, lorsque leurs sentiments intimes sont touchés, elles ont plus de spontanéité que l’homme dans le don de leur personne ou de leur temps. Mais en réalité les femmes sont les grandes prêtresses de l’égoïsme. Prenons les meilleures, celles qui s’oublient elles-mêmes pour ne penser qu’à leurs maris et à leurs enfants. Que leur enseignent-elles d’ordinaire? Se réjouissent-elles de voir leurs fils, leurs filles, prêts à se consacrer à une cause généreuse, à une affection désintéressée? La plupart des mères stériliseraient volontiers, si elles pouvaient, le cœur de leurs enfants, afin que rien d’eux ne soit perdu. Ce sont elles qui leur apprennent l’avarice morale, leur enseignant à ne pas se dépenser inutilement, à garder pour eux les dons qu’ils ont reçus. Leurs paroles, leurs caresses, leurs actes que disent-ils? Certes pas: «Aime ton prochain comme toi-même», mais plutôt: «La vie est une lutte et je veux que tu sois parmi les victorieux. Aimer c’est souffrir et je ne veux pas que tu souffres[10]!»
Ce même langage, les femmes le tiennent à leurs maris. Au nom des intérêts de la famille, que de fois ne les poussent-elles pas à l’ingratitude, à l’injustice, au mépris des droits du prochain? L’homme obéirait parfois à un mouvement généreux; un sentiment d’équité lui indique la nécessité d’un sacrifice, d’une réparation, d’un pardon à accorder. Qu’elle soit mère, sœur, épouse, la femme l’arrête presque toujours. Est-ce que son cerveau ne pourrait concevoir l’altruisme hors du cercle toujours plus restreint de ses affections personnelles? D’admirables exemples démentent cette imputation d’infériorité morale. Ce qui manque aux femmes croyantes, aux femmes honnêtes qui veulent pratiquer la morale, c’est la logique et la bonne foi; leur intelligence et leur conscience ne sont pas suffisamment en exercice. Si elles apprenaient à mieux raisonner, à se rendre compte des obligations que certaines croyances imposent, ainsi que des responsabilités qui en découlent, elles désireraient pour ceux qu’elles aiment les biens essentiels, un amour mal entendu cesserait de les pousser à la «médiocrisation» des âmes qui leur sont confiées. La maternité donne aux femmes une part considérable d’influence sur les générations futures, aussi les erreurs de jugement qu’elles commettent ont-elles une portée considérable. Pour redonner la vie aux formules mortes, pour faire refleurir dans les cœurs desséchés l’amour naturel et l’amour charité on ne peut se passer de leur coopération. Dans cette œuvre toute intime, la femme a une part d’action à exercer plus importante encore que celle de l’homme.
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Il n’y a pas eu de génération moins gaie que la nôtre. L’intérêt matériel érigé en culte et l’avarice morale en dignité ont enveloppé toutes les vies d’un morne ennui; l’âpre recherche du plaisir personnel a appauvri les imaginations et leur a ravi la possibilité des jouissances exquises et ardentes. Certes, l’incertitude de l’avenir et les menaces qu’il contient pour ceux qui n’en attendent pas l’ère heureuse, ont contribué largement à cette croissante tristesse du siècle qui vient de finir, mais le desséchement de l’âme y a plus de part encore que la crainte. Les détraquements de nerfs dont la génération actuelle souffre,—résultat du mouvement fiévreux où l’homme s’agite afin d’arriver à ne plus sentir le vide de son cœur,—pourraient avoir, en s’accentuant, de désastreuses conséquences pour la santé intellectuelle de la race humaine. Il est temps de s’arrêter sur cette voie du dépouillement intérieur, où la société moderne a cru orgueilleusement trouver la sécurité et le bien-être.
Mais comment feront les âmes égoïstes, dont les courants intellectuels de ces dernières années ont tari la sève, pour apprendre à vivre et à aimer?
La tâche de réchauffer le cœur de l’humanité et de lui redonner la puissance de sentir la joie incombe à ceux qui ont le privilège de croire à une bonté suprême et à une immortalité bienheureuse. Ils n’ont pas le droit d’être tristes ceux-là! Mais eux aussi, pour ne pas être tristes, ont besoin d’aimer. Les chrétiens devraient apprendre l’amour. Qu’ils appliquent à leurs croyances les méthodes de logique qu’ils appliquent aux autres études et ils éprouveront le besoin de se mettre enfin d’accord avec eux-mêmes. Sur ce point spécial de l’amour, ils se trouveront dans le dilemme suivant: ou renoncer à la religion dont ils repoussent le commandement essentiel, ou l’accepter et sentir plus de remords d’y manquer que de toute autre faute commise.
Au contact de l’amour chrétien, les affections naturelles reprendraient force et vie. Après les âmes croyantes, les âmes fières seraient les premières à répudier l’égoïsme, ne fût-ce que par haine de la vulgarité. N’est-il pas plus noble de donner que de recevoir? Ce qui est vrai dans l’ordre matériel l’est également dans l’ordre moral. Le don continuel, sans marchandage, sans parcimonie, y a-t-il rien de plus grand? Ce qui est mesquin, c’est prétendre en recevoir l’équivalent. L’humiliation ne sera jamais pour celui qui donne, s’il donne avec désintéressement; on n’est pas trompé quand on n’a rien attendu! L’orgueil qui a poussé l’homme à fermer son cœur est donc faux dans son essence même; au lieu de grandir il rapetisse, au lieu d’épargner les souffrances, il tarit la source des joies. Ce serait être dupe que de continuer à suivre ses décevants conseils.
De tous côtés, en ce moment, des appels d’une redoutable éloquence s’adressent au cœur de l’homme. La misère refuse de se taire et crie sa souffrance; la grande masse des déclassés, grossissant chaque jour, exhale les gémissements angoissés des malheureux qui ne tiennent à rien et n’appartiennent à personne; la solitude morale dans laquelle tant d’êtres, apparemment heureux, se débattent, arrache de leurs yeux des larmes silencieuses et amères. L’homme restera-t-il insensible à toutes ces douleurs auxquelles il participe, à toutes ces voix qui montent vers lui, qui en appellent à sa pitié, à son amour?
Jamais l’occasion d’une plus éclatante revanche sur l’égoïsme ne s’est présentée pour le cœur humain. Saura-t-il la saisir et comme Lazare sortir du tombeau? Le principe de renaissance, que tous les mythes anciens ont admis, empêche l’espérance de mourir. Il faut croire à cette étincelle immortelle et attendre l’heure prochaine où les hommes, tout en conservant leur individualité, se seront faits une âme collective dans laquelle on entendra battre le cœur de l’humanité.
CHAPITRE IV
LE FAUX AMOUR DE SOI
L’essentiel pour le bonheur de la vie, c’est ce qu’on a en soi-même.
(Schopenhauer.)
Les adversaires de l’altruisme ont prétendu et prétendent que son application dans la vie vécue serait destructive de tout progrès civilisateur, et que la pratique du renoncement personnel priverait la société humaine des conquêtes qu’elle doit aux efforts de l’homme. Ce que les ordres religieux ont accompli pendant des siècles prouve que la théorie est contestable. Celle du renoncement absolu à son propre moi n’est pas moins fausse, dès qu’on l’envisage dans ses conséquences ultimes. La haine de soi-même aurait des effets tout aussi fâcheux que l’égoïsme; elle serait, en outre, parfaitement contraire à ce que la nature impose, à ce que la science et la philosophie enseignent et même à l’esprit chrétien, car quel suprême modèle d’amour le Christ donne-t-il à ceux qui l’écoutent? «Tu aimeras ton prochain comme toi-même.» L’amour de soi est donc la forme la plus élevée de l’amour. Bien entendu, sa puissance effective ne doit pas être limitée au seul Ego,—ce qui produirait un rétrécissement infécond,—elle doit s’étendre largement de façon à développer à l’infini les possibilités de la personnalité humaine.
Les défenseurs de la théorie du moi haïssable, plus boudhistes que chrétiens et que Schopenhauer a marqués d’une indélébile empreinte, soutiennent que tout le mal senti, pensé et accompli en ce monde provient de l’amour que l’homme ressent pour lui-même; séduit par Maïa, il cède à la volonté de vivre. Sans discuter la portée philosophique de leur théorie, ni examiner si elle pourrait être sincèrement pratiquée sur cette terre, on est forcé d’avouer, en constatant les maux, les injustices, les ruines dont l’individualisme est responsable, que leur façon de penser peut paraître juste. Mais cette impression disparaît si l’on analyse impartialement les causes réelles de cet état de choses; ce n’est point l’amour de soi-même qui le produit, mais bien plutôt une fausse idée de ce qu’il est bon de chercher, d’acquérir ou de conserver pour atteindre la félicité et la plénitude vitale.
L’équilibre humain ne peut exister en dehors de cette formule: l’homme doit s’aimer en aimant les autres; si le mal semble sortir de cet amour, c’est que l’homme ne sait pas s’aimer, n’a pas appris à s’aimer, s’aime mal, s’aime faussement.
Le faux amour de soi est la raison du moi haïssable: pour qu’il devienne aimable, il est nécessaire que l’homme apprenne à s’aimer véritablement et à aimer les autres de la même façon qu’il s’aime lui-même.
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L’éducation de l’être humain se divise en trois parts: celle qu’il reçoit de ses parents, celle que lui enseigne la vie,—connue sous le nom d’expérience,—et celle qu’il se donne à lui-même. Il n’a de contrôle que sur cette dernière, et c’est la seule dont il soit responsable pour ce qui concerne son propre développement. Comme éducateur et comme membre de la société il a vis-à-vis d’autrui: enfants, élèves, amis et concitoyens de lourds comptes à rendre, mais il est absolument innocent des idées erronées que ses parents ont pu lui apprendre, des choses essentielles qu’ils ont oublié de lui enseigner; il est également irresponsable des empreintes dont son milieu et son époque marquent son esprit. Dans cette question si importante et essentielle, d’où dépend l’orientation de son existence entière, sa volonté n’entre que pour une troisième part, mais c’est sur cette part seulement, c’est-à-dire sur l’éducation qu’il se donne à lui-même, que ses efforts peuvent tendre et converger.
S’aimer, c’est se vouloir du bien. Vouloir du bien à quelqu’un c’est souhaiter sa perfection physique et morale, c’est désirer qu’il soit aussi beau, aussi sage, aussi capable en toutes choses que possible. Ces trois conditions peuvent satisfaire complètement esthétique et éthique et avoir pour conséquence le bonheur ou, du moins, cette harmonie des forces qui enlève à la souffrance ses pointes les plus aiguës et son venin le plus mortel. Les affections intelligentes, sincères et désintéressées ont presque toutes cet objectif, même si dans la pratique elle ne savent ou n’essayent pas de contribuer suffisamment à l’atteinte de ce résultat.
Or, comment se fait-il qu’éprouvant ces désirs pour autrui, l’homme ne les éprouve pas pour lui-même? Mais il les éprouve, dira-t-on, chaque individu ne demanderait pas mieux que de résumer en sa personne un état général de perfection. Peut-être théoriquement; en réalité, il essaye de se détériorer de toutes les façons possibles, même au point de vue de la beauté corporelle, bien que notre époque commence à revenir quelque peu, par les soins d’hygiène qu’elle préconise, aux traditions esthétiques de l’antiquité. Mais combien la majorité y est rebelle encore! Les uns, par l’exagération de la théorie du mouvement et du plein air détruisent l’harmonie de la forme et de la couleur; d’autres, par négligence ou recherche inintelligente, gâtent ce que la nature avait fait; ils ne développent aucune de ses intentions, et, esclaves de petites mauvaises habitudes, détériorent leurs visages, et leurs personnes par des gestes recherchés ou maladroits, des poses de tête ridicules, des intensités voulues du regard, des grimaces de la bouche et des yeux. Que de mains bien faites, même modelées délicatement, se transforment en objets désagréables à la vue, parce qu’elles sont mal tenues, honteusement négligées; le temps manque, prétend-on, pour ces soins, mais il manque, parce qu’on le perd en bavardages inutiles, en agitations sans causes, parce qu’on mettra un heure à nouer une cravate, à déplacer une garniture, à discuter de puériles questions; toutes choses, sans influence sur le sort ou la beauté intrinsèque des individus. C’est mal s’aimer que de négliger le réel pour le factice. L’exemple peut paraître enfantin, mais il s’étend du petit au grand. La mauvaise tenue habituelle, les gestes grotesques, le manque de soins hygiéniques, la recherche inintelligente ont gâté plus de corps que les vices eux-mêmes. Bien s’aimer au point de vue physique serait travailler au développement, à la conservation ou au redressement de ce que la nature a mis de bon ou de défectueux dans une personne humaine.
Mme de Girardin, si passée de mode aujourd’hui, a brillamment développé la théorie que le désir d’être jolie pouvait suffire à rendre une femme jolie, avec un peu d’habileté et de persévérance. L’affirmation ressemble à une boutade, mais elle contient cependant une parcelle de vérité. Tout le monde, en effet, presque, pourrait devenir passable d’aspect par une bonne hygiène, des soins persévérants et une conception intelligente de la beauté. Mais pour atteindre ce résultat, il faudrait s’aimer et d’ordinaire on ne s’aime pas, on aime sa paresse, ses idées fausses, ses aises et ses commodités, ce qui est une chose fort différente. L’époque actuelle est en progrès sur les précédentes et nous verrons sans doute dans l’avenir l’établissement d’écoles de beauté, suivant un système hygiénique et rationnel. Peut-être même l’idée est-elle déjà formulée en Amérique. Les maîtres de danse de l’avenir n’apprendront plus, comme jadis, à leurs élèves l’art de s’évanouir avec grâce, mais celui des beaux mouvements harmonieux et tranquilles. La grimace sous toutes ses formes sera bannie de la physionomie humaine; le faux amour de soi l’a enseignée aux hommes, le vrai doit la faire disparaître.
Les mêmes arguments s’appliquent à la voix, cet instrument d’une influence si considérable sur le cœur et les nerfs. Une belle voix (il s’agit de la voix qui parle et non de la voix qui chante) est une rareté, mais que d’organes passables gâtés par des modulations ridicules, des affectations, des recherches, et que le désir d’attirer l’attention rend suraigus. Il y a des voix discordantes qu’un peu d’attention parviendrait à modifier, à rendre moins pénibles aux oreilles d’autrui. Mais cette modification nécessiterait des efforts persévérants, et, en général, et on ne s’aime point assez pour avoir la force de s’y astreindre ou l’on s’aime sottement, suivant des conceptions artificielles et absurdes. On dirait parfois, tellement l’être humain se donne de mal pour gâter ses organes, qu’il y a dans son esprit quelque chose d’irrémédiablement faussé qui l’empêche de discerner la vraie beauté et de sentir le vrai amour.
L’homme si peu intelligent pour l’amélioration de son extérieur ne l’est pas davantage en ce qui concerne sa santé. Il passe sa vie à gâter ce que la nature a fait en lui de sain et de fort. Il s’aime si mal que pour une satisfaction de paresse ou de gourmandise, il détériore ou perd les facultés qui lui assureraient la continuité de ces jouissances matérielles auxquelles il met tant de prix. Et cela dans tous les ordres d’idées; tandis qu’avec un peu de jugement, de réflexion et de vraie affection pour lui-même il ferait de sa maturité et de sa vieillesse autre chose que des périodes de malaises et de privations. Même dans la jeunesse, que d’êtres faibles, incomplets, maladifs par leur propre faute, parce qu’ils ne se sont pas suffisamment aimés et qu’ils ont préféré à eux-mêmes d’idiotes témérités ou de pernicieuses habitudes d’incurie, de mollesse, et pire encore souvent.
Sur ce point également l’époque actuelle est en progrès sur les précédentes. On commence à se préoccuper sérieusement de l’hygiène des enfants; les parents essayent de développer ou de réparer l’œuvre de la nature. Mais que de pays où l’on est rebelle encore aux tentatives de ce genre! Et puis, dans combien de cas, dès que l’autorité paternelle et maternelle cesse de s’exercer, dès que l’individu est remis à sa propre direction, le manque d’amour se manifeste immédiatement, la négligence reprend le dessus.
Si l’être humain est à ce degré indifférent à sa beauté et à sa santé—les deux points les plus précieux à l’homme naturel, puisqu’ils intéressent directement sa vanité et ses jouissances, et que du second surtout dépend la continuité de la vie,—quelles proportions cette insouciance de ses vrais intérêts assume-t-elle dans les questions intellectuelles et morales?
On peut affirmer qu’elle atteint des proportions incommensurables. Si dans l’ordre physique l’individu se néglige, dans l’ordre moral on pourrait presque dire qu’il se hait, tellement il travaille à se rendre malheureux et à obscurcir ses rares joies. L’éducation qu’il reçoit de la famille, de la vie et de lui-même, tout contribue à fausser son jugement, à développer les instincts qui peuvent le faire souffrir, à lui farcir la tête de théories gênantes, d’axiomes que la réalité dément, d’interprétations erronées des préceptes divins.
Cette force irrésistible qui pousse aujourd’hui les populations de l’Europe vers les pays sauvages et libres, n’est pas seulement un fait économique, un besoin d’expansion provoqué par une production industrielle dépassant la demande ou par une surabondance de bouches à nourrir, elle correspond aussi à une nécessité morale. C’est une réaction logique contre le factice grandissant de l’existence civilisée, un désir impérieux de retourner à la vie normale et naturelle, l’aspiration inconsciente vers une mentalité nouvelle qui révélera peut-être à l’homme le secret du véritable amour dont il doit s’aimer.
L’un des premiers torts que l’homme commet contre lui-même est de développer en son âme le sentiment et le besoin de l’égalité[11]. Les aspirations vers la liberté peuvent être infinies, celles vers la fraternité également, mais la poursuite de l’égalité est forcément limitée à l’espérance d’une justice divine et au désir d’une justice humaine qui ne fera aucune différence entre le grand et le petit. Bien que la législation de la plupart des pays de l’Europe proclame l’égalité de tous devant la loi, chacun sait combien la pratique s’écarte de cette formule. Il se peut que dans une société, constituée sur des bases plus larges et plus altruistes, le principe finisse par triompher; il est désirable qu’il s’étende au-delà des tribunaux, mais l’égalité, quoi qu’on fasse, ne pourra jamais s’établir qu’au point de vue législatif. Ailleurs c’est impossible: l’égalité n’est pas dans la nature, elle ne le sera jamais. Elle n’existe pas non plus dans l’esprit des choses, ni dans les phénomènes réflexes qu’une individualité produit sur une autre.
Deux brins d’herbe ne sont pas pareils, un enfant le sait, et pourtant dès qu’il a l’âge de penser et de réfléchir cet enfant est envahi par le besoin d’égalité; il ne regarde pas en bas, mais en haut; il sent qu’il a le droit d’avoir ce que possède l’autre, celui qui est au-dessus de lui. Le sentiment ne se formule pas d’une façon aussi précise, mais il est au fond de toutes les vaines poursuites et de toutes les souffrances vaniteuses et amères qui enlaidissent la plupart des vies.
Cette passion d’égalité est vraiment la maladie dominante de notre époque. Elle détruit bien des joies; elle tue souvent la faculté d’aimer et toujours celle d’admirer; elle est une des causes déterminantes de l’avarice morale. Tous les efforts de l’homme devraient tendre à l’empêcher de croître chez ceux dont l’éducation lui est confiée et à l’étouffer en sa propre âme, car aucune tendance n’est plus fallacieuse, plus puérile, plus illogique. Elle tue les originalités et les valeurs, elle médiocrise, rapetisse et trompe toujours comme résultat final. Elle est la cause de la désolante uniformité des êtres, des habitudes, des manifestations parlées. Rien ne ressort en saillie. L’ignorant ne veut plus reconnaître aucune différence entre lui et le savant; il s’irrite de la position différente que l’autre occupe dans l’estime publique et le dénigre pour le ramener à sa propre mesquine situation. L’employé de banque ne voit aucune différence de valeur entre lui et son patron, et compare avec amertume la différence de leur traitement; il se ronge ainsi le tempérament et alimente en son cœur une source intarissable de mécontentements stériles qui tuent en lui toute faculté de jouissance. La femme laide refuse d’admettre que la femme belle doive attirer une attention et des hommages qu’elle-même n’obtiendra jamais; de là une pénible et inutile tension de tout son être pour arriver aux mêmes effets. La bourgeoise n’admet plus que sa maison soit inférieure comme allure à celle de la grande dame dont les tapisseries de haute lice ont été rapportées du siège d’Arras par un ancêtre connétable. Le moindre débutant en politique se croit capable de gouverner l’état et s’irrite contre les grands conducteurs d’hommes qui lui barrent le chemin.
S’il en est ainsi pour les biens visibles et intellectuels, les biens invisibles excitent les mêmes dénigrements, les mêmes convoitises, la même fureur d’égalité. Il faut posséder déjà une supériorité d’âme pour supporter d’entendre vanter la grandeur morale de quelqu’un; il en faut une plus considérable encore pour que cette constatation procure une joie. Les meilleurs eux-mêmes essayent de rapetisser ou de nier tout ce qui les dépasse, tout ce dont ils se sentent incapables, tout ce qui constitue une inégalité entre eux et ce prochain qui ose les dominer par sa générosité, son dévouement, son esprit de justice et de vérité. Enfin, de la plupart des cœurs, dans n’importe quelle situation sociale ou morale, s’élève la même question puérile: «Pourquoi lui et pas moi?» Il y a presque vingt siècles que Paul de Tarse y a répondu par d’autres questions: «O homme, toi plutôt qui es-tu pour contester avec Dieu? Le vase d’argile dira-t-il à celui qui l’a formé: Pourquoi m’as-tu fait ainsi? Le potier n’est-il pas maître de l’argile pour faire avec la même masse un vase d’honneur et un vase d’usage vil?»
Les Romains du temps de Néron se révoltaient déjà contre l’inégalité voulue par Dieu, et cette rébellion, instinctive paraît-il à l’âme humaine, n’a fait que croître depuis lors. Cimentée, développée par l’éducation sociale et politique, elle a atteint aujourd’hui l’état aigu et constitue l’une des causes principales des multiples souffrances qui obscurcissent sur terre la vie humaine. Lorsque l’homme aura appris à s’aimer réellement, il devra lutter contre cette tendance de vouloir grimper au sommet de l’arbre si l’agilité des membres et la longueur du souffle lui font défaut; il devra apprendre à discerner le divin dans les moindres créations de Dieu et se contenter d’être parmi ces moindres; il devra comprendre l’absurdité de toute poursuite vers une égalité que la nature n’a absolument pas voulue, puisqu’aucune de ses œuvres visibles n’en porte l’empreinte.
Mais, dira-t-on, cette convoitise qui pousse l’homme à vouloir égaler son prochain plus élevé que lui, est la base de tout progrès; y renoncer serait faire croupir l’insecte dans la vase où il est né. L’objection est fausse. L’homme qui aura appris à s’aimer voudra donner toute sa valeur, il comprendra que c’est son premier devoir vis-à-vis de lui-même. Seulement il essayera d’être et non de paraître; d’être et non de copier; d’être, sans qu’il soit nécessaire pour cela de faire dégringoler autrui du faîte atteint. La lutte pour la vie, cette concurrence inévitable qui jette les individus pêle-mêle sur les mêmes routes, les forçant à jouer des coudes pour arriver au but, perdrait ainsi de son âpreté et une certaine justice distributive s’établirait. Les honneurs à décerner risqueraient d’échoir en partage aux plus dignes; le charlatanisme ne pourrait concourir aux prix; la lice ne serait ouverte qu’aux valeurs réelles petites ou grandes.
L’homme qui s’aime doit être ambitieux, il doit se vouloir grand, non au point de vue du paraître, mais de l’être. Il doit se vouloir beau, sain, intelligent et sage. Il désirera la sanction de l’opinion publique, oui, certes, mais pas au-delà de ce qu’il sent mériter. D’ailleurs, elle n’aura pour lui qu’une importance secondaire, il aspirera surtout à être. C’est encore le plus sûr. Même en ce monde d’injustices, il y a une sorte de justice finale. Et puis ceux qui croient à l’immortalité, comment veulent-ils y arriver? Déformés, détériorés, rapetissés? ayant gaspillé les talents qu’ils avaient reçus en dépôt ou les ayant enfouis sous terre? Le premier devoir de l’individu vis-à-vis de lui-même est de donner toute sa mesure. Ne pas la donner, c’est être son propre ennemi.
Si l’être humain se mettait à ce point de vue résolument, pratiquement, une révolution morale s’accomplirait. Quelle saveur prendrait la vie, quel grand souffle la traverserait! l’ennui déprimant en serait à jamais banni; il n’y aurait plus d’existences vides et veules. Chacun saurait pourquoi il doit vivre: pour se bien aimer et aimer les autres de la même façon.
Une autre objection se présente. L’ambition de donner toute sa valeur, d’atteindre la plus haute possibilité de perfection ne jettera-t-elle pas l’homme dans de douloureux découragements lorsqu’il verra que ses efforts sont vains, qu’il constatera des rechutes successives? Oui, certes, mais la recherche du paraître, la course à la fortune et au succès ne lui procurent-elles pas les mêmes déboires, les mêmes dépressions? Et elles sont bien plus aiguës, plus irritantes, car il peut s’en prendre aux autres, en accuser les autres..., ce qui empêche et paralyse l’effort, tandis que de devoir s’en prendre à soi-même s’accuser soi-même peut faire sur la volonté l’effet d’un vigoureux et efficace coup de fouet.
Si l’homme s’aimait réellement, il apprendrait d’abord à devenir son maître pour savoir se guider dans le chemin du bonheur ou plutôt de l’harmonie, seule capable de remplacer la félicité passagère ou absente dans cette vie terrestre. En voyant le peu de contrôle que la plupart des êtres ont sur eux-mêmes, sur leurs tendances fâcheuses, leurs goûts nuisibles, leurs habitudes antiesthétiques, on se demande quelle résistance ils sauraient opposer aux grandes passions si elles venaient à les toucher ou à certaines tentations redoutables qui parfois se dressent devant les consciences pour les attaquer et les vaincre.
Heureusement ou malheureusement les grandes passions sont rares et les grandes tentations également, infiniment plus rares qu’on ne le croit et ne le dit. Chacun est d’une façon ou de l’autre sollicité au mal, au désordre, à la rébellion, au péché sous quelqu’une de ses formes, mais que de gens se rengorgent dans une austère respectabilité qui n’ont jamais rencontré sur leur route l’or s’offrant à eux, s’imposant à eux, s’acharnant après eux!
Tous les hommes ont eu des velléités de fortune, mais ceux auxquels la fortune est venue d’elle-même tendre la main, offrir ses plus alléchantes faveurs contre une concession d’apparence minime ou considérable sont peu nombreux. La rencontre de Méphistophélès et de Faust ne se renouvelle pas chaque jour. De même pour les passions de l’orgueil et de la chair: les Moïse, les David sont assez rares. Tout le monde s’imagine avoir aimé, être capable d’aimer; rien de moins commun pourtant qu’un fort amour, un de ces amours qui entrent dans le sang, allument le cerveau et amollissent mortellement le cœur. Rien de moins commun, mais chaque homme cependant peut être appelé à rencontrer les dieux sur sa route. Comment les fuir ou les terrasser, s’ils sont des mauvais dieux, des dieux qui entraînent à la honte, à la misère, au désespoir lorsqu’on n’a pas appris à être son propre maître? Devenir roi de soi-même est donc le premier acte de l’amour.
Après avoir chargé sa machine de ce combustible indispensable qui est la maîtrise de soi, il s’agit de savoir dans quelle direction on compte la lancer. La plupart des gens s’aiment si peu qu’ils ne se demandent jamais ce qu’ils aspirent à être. Ils pensent à améliorer ou à conserver leur situation financière et sociale, rarement à la forme que prendra leur moi. C’est là une étrange indifférence, que la plupart des honnêtes gens partagent. On demande à un jeune garçon: «Que veux-tu devenir?» Il répondra: «Marin, soldat, prêtre, littérateur.» Il ne dira jamais: «Un fort, un patient, un sincère, un héroïque, un sage.» Il ne le dira pas, parce que la plupart du temps il n’y a pas pensé. Chacun s’occupe de l’étiquette à mettre sur sa personne extérieure et rarement de la personne intérieure. Et pourtant tout l’avenir terrestre et éternel dépend du développement de cette personne intérieure. Tout est en nous; c’est vrai dans toutes les branches: vie sentimentale, vie intellectuelle, vie artistique et même vie sociale.
L’homme est appelé par Dieu à la perfection, mais la mystérieuse tragédie qui a fait de son âme le terrain où des forces contraires se livrent une bataille acharnée, rend sans doute impossible, du moins sur cette planète, l’achèvement de l’œuvre parfaite. Tout en tendant vers le soleil, il doit donc, non pas circonscrire ses aspirations, mais diriger ses efforts, employer ses forces au développement des facultés et des dispositions qui lui sont propres. Comme dans l’ordre intellectuel, il se sent porté à devenir musicien, soldat, physiologiste ou mathématicien, de même dans l’ordre moral, il peut et doit choisir sa personnalité, une personnalité qu’il aimera, non avec cette puérile et injustifiée admiration de soi-même, partage des sots, mais avec cet attachement lucide de l’auteur pour l’œuvre même incomplète qui lui a coûté un travail persévérant, courageusement accompli.
Si la créature humaine s’aimait comme elle doit s’aimer, elle donnerait à son propre jugement sur elle-même une valeur extrême et n’en attribuerait qu’une fort mince à l’opinion d’autrui, car elle seule connaît et le fond de son cœur, et les secrets mobiles de ses actions, et la puissance de ses efforts. Évidemment l’homme n’est pas un être solitaire, il a besoin de la critique et de l’approbation des autres hommes; seulement d’ordinaire il y attache une importance exagérée, nuisible à son indépendance morale et à sa dignité. Et s’il ne s’agissait que de l’opinion de l’élite! Mais il est tout aussi sensible aux jugements du vulgaire, incapable de toute appréciation équitable et intelligente.
On pourrait craindre qu’en apprenant à donner à son jugement une valeur supérieure, l’être humain ne devienne d’une insupportable suffisance. Mais c’est le résultat contraire qui sera atteint. En s’aimant assez pour vouloir se parer de toutes les beautés, il se sentira toujours inférieur à son idéal et sera ainsi maintenu dans un état constant d’humilité salutaire. C’est l’habitude de regarder aux autres et de donner de l’importance à leurs flatteries qui le rend si facilement satisfait de ses propres mérites. Même au point de vue physique, l’aspiration à la beauté vraie tue la vanité: qu’une jolie femme se compare à la Psyché de Naples, elle deviendra modeste; qu’elle établisse un parallèle avec ses amies médiocres ou laides, elle se rengorgera vaniteusement. Et il en est de même dans tous les ordres d’idées et d’ambitions. L’âme morte n’est pas celle qui cherche en elle-même la source des richesses et des joies, mais bien celle qui, ne pouvant vivre sur son propre fond, quête chez les autres l’appui qui lui manque, pose les bases de sa conscience dans la conscience des autres, se contente de cette chose peu stable et peu sincère souvent, qui s’appelle l’approbation des autres.
Il est curieux de constater à quel degré l’homme manque d’indépendance morale. A notre époque, le phénomène est curieux; les individus réclament la liberté sous toutes ses formes, ils en ont soif, ils veulent s’en enivrer; les plus petites entraves les irritent, les affolent, mais de la seule vraie liberté ils n’ont cure, la liberté intérieure ne les séduit point, ils en ont peur comme de la solitude. Tout le monde s’associe, se groupe, se syndique, chacun veut faire partie d’un groupe de loups qui hurle, on cherche l’esclavage. La convoitise, la lâcheté et la vanité sont souvent à la base de ce besoin de joug, mais ce qui le détermine surtout, c’est le manque d’amour que l’homme a pour lui-même et, par conséquent, le manque d’estime.
Jamais les individus ne se sont moins estimés eux-mêmes qu’à notre époque. Le snobisme régnant en est la preuve; vouloir à tout prix être le reflet de quelqu’un ou de quelque chose, tirer son rayonnement d’autrui, mettre son ambition à se frotter à plus haut que soi, est encore plus absurde que répugnant. Ah! oui, être digne, devenir digne de se mêler à ce qu’il y a de plus élevé en ce monde pour faire partie de l’élite intellectuelle et morale, le sentiment est compréhensible et juste, mais se réduire à l’état parasitaire, vouloir à tout prix fréquenter ce qui est grand sans y avoir aucun droit, est-ce là un but digne de l’être humain, fait à l’image de Dieu, de l’homme qui ressent pour lui-même un vrai amour?
Chaque maître doit avoir ses disciples (hélas! ils n’en ont plus guère de notre temps!) qui se nourrissent de ses enseignements, qui sont les porte-étendards de ses paroles, mais, si ces disciples suivent le maître, simplement parce qu’ils s’imaginent qu’un reflet de sa gloire tombera sur eux et non par dévouement, respect, admiration réelle, ils ne méritent plus le nom de disciples, ils sont des snobs, des profiteurs, des arrivistes, des gens qui se mutilent eux-mêmes, qui stérilisent volontairement leur cerveau et par conséquent ne s’aiment point.
La grande catégorie des ignorants, non de ceux auxquels rien n’est offert, mais des ignorants volontaires qui, par sottise, incurie ou paresse se refusent à tout effort pour s’approprier les connaissances qui leur sont présentées de tous côtés, rentre également dans le cycle des ennemis d’eux-mêmes. Aujourd’hui la culture, sinon la science, est aussi indispensable à l’individu d’une certaine classe que l’éducation elle-même. Pour obtenir une place au soleil, qui ne soit pas un vol, il faut savoir. C’est vrai pour les hommes et pour les femmes. Et combien s’y refusent obstinément, parmi ces dernières surtout! Elles sacrifient cette nourriture nécessaire, avec tous ses avantages matériels et moraux, aux plus puériles et sottes occupations et préoccupations, à des poursuites dont il ne restera rien et qui, même innocentes, laissent néanmoins d’humiliants souvenirs.
Le grand développement intellectuel n’est pas à la portée de tous, il n’est pas dans les goûts de tous. Il y a différentes missions à remplir, c’est pourquoi il est si indispensable de choisir sa route avec réflexion et discernement. Les uns aspirent à la place du grand lis blanc, d’autres se contentent d’être une modeste fleur des champs ou une utile plante potagère; d’autres encore rêvent aux chênes puissants, aux cèdres fiers, aux aloès à la floraison unique et splendide, aux plantes compliquées des serres. Toutes ces œuvres de la nature ont leur utilité et leur raison d’être, mais dans chaque espèce il en est de splendides, de médiocres et de rabougries. Si l’on s’aime, il faut essayer d’être parmi les belles plantes. Or, la plante humaine demande une culture intellectuelle considérable; toutes les joies de la vieillesse et de l’âge mûr y sont attachées. Le pessimiste Schopenhauer admet qu’une fois les passions amorties, on peut connaître le bonheur sous les cheveux blancs, si l’on a le goût des choses de l’esprit et que l’intelligence soit restée ouverte. Mais ce goût ne naît pas au déclin de la vie, il faut l’avoir connu et cultivé dès sa jeunesse. J’ai connu quelques belles et heureuses vieillesses, mais toutes, en effet, étaient amoureuses de l’idée, de la méditation, du livre... In Angulo cum libello.
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La sensibilité étant durant toute la vie active de l’homme la cause principale de ses joies et de ses douleurs, il serait utile de se demander dans quelle voie il doit la diriger pour son propre bonheur et le développement normal de ses facultés affectives.
La sensibilité n’est pas la sentimentalité; celle-ci sous toutes ses formes, même la forme naturelle, est une source d’erreurs, de pernicieuses illusions et d’inutiles souffrances. Tout ce qui tend à l’accroître, à l’aiguiser devrait, par conséquent être banni, de l’éducation que nous recevons des autres et de celle que nous nous donnons à nous-mêmes. Elle représente, du reste, bien plus une habitude de l’esprit qu’un besoin du cœur, et en général se développe au détriment des affections vraies et se perd en phrases vides, en aspirations vagues. On rêvera à l’ami absent, mais on oubliera d’agir pour lui. Les personnes sentimentales sont presque toujours les moins altruistes et ne contribuent que faiblement à la félicité de leur entourage, car elles deviennent facilement le centre de leur sentimentalisme, se posent vis-à-vis d’elles-mêmes en êtres à part, méconnus du vulgaire, magnifiant en sérieuses épreuves les petits déboires de la vie, se forgeant une série d’imaginaires souffrances. En résumé, être sentimental vis-à-vis des autres c’est les aimer plus artificiellement que réellement. Être sentimental vis-à-vis de soi-même c’est ne pas s’aimer du tout, puisque c’est développer en soi des causes factices et inutiles de douleur.
La vraie sensibilité, au contraire, est une source constante de joie, elle produit un rayonnement continuel de l’âme. Plus l’homme aimera autour de lui, mieux il s’aimera lui-même, l’amour pour autrui étant l’unique moyen efficace de contribuer à sa propre satisfaction. Ceux qui, par crainte de la souffrance, stérilisent leur cœur, deviennent des âmes mortes; l’avarice morale les étreint et tarit en elles toutes les forces d’expansion et de lumière. Ils donnent le moins possible au prochain pour éviter les déceptions et l’ingratitude, mais cette précaution se retourne contre eux-mêmes. En étouffant leurs sentiments altruistes, ils augmentent leur égoïsme, ce qui les rend plus sensibles à ce qui les touche et par conséquent les fait souffrir davantage. Aimer les autres, c’est donc s’aimer soi-même et s’aimer réellement, car on n’est heureux qu’en aimant; seulement, il faut les aimer pour eux-mêmes et non pour soi, il faut les aimer en s’extériorisant pour leur être utile, sans cette exagération morbide qui change le dévouement en souffrance, en somme il faut les aimer comme nous-mêmes pour leur bien réel. Tout s’enchaîne admirablement dans cet ordre d’idées, car le but de l’amour pour soi et les autres est d’amener l’âme humaine à l’harmonie.
Cette même harmonie demande que la sensibilité soit dominée par la raison, la patience et le courage, sans quoi elle dégénère en sensiblerie et devient, plus même que la sentimentalité, une cause de chagrins perpétuels et inutiles pour ceux qui l’éprouvent et un tourment pour ceux qui en sont l’objet. Pour rester salutaire et bonne à soi et aux autres, elle doit se garer de nombre d’écueils et surtout de l’excès de personnalité d’où naît la susceptibilité, cette pierre d’achoppement de tant de vies. Ennemie de tout bonheur, de toute satisfaction et de toute paix, la susceptibilité devrait être considérée par les êtres intelligents comme une maladie douloureuse qu’il faudrait tâcher d’enrayer dès le premier symptôme. Si l’homme savait s’aimer il ne permettrait jamais à ce sentiment morbide de prendre racine en son âme.
La susceptibilité a une pernicieuse sœur jumelle qui est en même temps sa cause et son effet; il est rare que l’une aille sans l’autre. Parfois la susceptibilité n’est qu’une sensibilité exaspérée, mais d’ordinaire elle marche à pas égal avec la vanité, la plus perfide compagne que l’âme humaine puisse abriter. On ne devrait pas en souhaiter le contact à son pire ennemi, et, aberration singulière, l’homme presque toujours s’empresse de lui ouvrir toutes grandes les portes de son cœur, l’abreuve, l’alimente, la chérit. Si l’on noircissait d’encre le papier de plusieurs fabriques on n’arriverait pas à énumérer le mal dont elle a été cause depuis le commencement du monde. Et tout cela parce que l’être humain n’a jamais appris à savoir s’aimer et par conséquent, n’a pas compris quelle source de douleurs il pourrait s’épargner par une sage direction de lui-même.
On dira que la susceptibilité est une force de résistance, que la vanité est un levier puissant, que sans elles la grossièreté s’introduirait dans les mœurs, que tout progrès d’élégance et de culture s’arrêterait. Mais la dignité sentie et bien développée ne suffirait-elle pas à maintenir le respect, à servir de rempart contre les offenses, à les empêcher même? Et l’amour-propre ne pousse-t-il pas l’homme bien plus loin que la vanité sur la voie du perfectionnement, de l’achèvement, de la grandeur? On les confond l’un avec l’autre, et c’est une erreur profonde, car à les bien considérer ils s’excluent l’un l’autre; on élargit les mobiles et les aspirations de la vanité, on transforme et rapetisse celle de l’amour-propre. L’amour-propre c’est l’amour de soi. Or l’amour de soi vraiment senti ne peut faire désirer que le bon et le grand, la réalité et non l’apparence, la vraie gloire et non la fausse gloire, tandis que la vanité!... Qui oserait décrire et avouer toutes les petites et pauvres pensées, les mesquins désirs, les puériles satisfactions dont elle est cause? Ce qu’inspire l’amour-propre on ne le raconte pas toujours, mais on n’en rougit point; il peut induire à une action violente, jamais à une action basse; s’il a ses dangers, ses maladies, elles ne sont ni putrides, ni infectieuses.
Un des symptômes du vrai et sain amour-propre c’est de développer le désir de la gloire dans les âmes assez fortes pour le supporter. Cette gloire peut révêtir diverses formes; ce n’est pas toujours celle du guerrier, du poète, de l’homme d’état, du savant ou telle autre personnalité géniale à laquelle on est habitué à attacher ce nom, elle peut illuminer de ses rayons des manifestations plus modestes. Il y a la gloire intime et secrète du développement mental et moral. Emerson, par exemple, n’aurait jamais écrit les pages qui lui ont acquis la célébrité, qu’intérieurement, pour lui-même, il serait arrivé à la gloire par l’expansion de sa pensée et de son sentiment. Qu’elle soit destinée à rester invisible ou à revêtir une apparence éclatante, la gloire est le plus salutaire, le plus efficace, le plus noble amour que l’homme puisse concevoir et réchauffer dans son esprit et son cœur. Il faudrait que sa poursuite dominât toutes les autres dans les âmes profondes et les intelligences géniales.
Ce désir des hauteurs même invisibles ne peut être le partage que d’une élite, mais il reste aux personnalités plus modestes un vaste champ de travail à ensemencer et à labourer, lorsqu’elles auront appris quel est le vrai amour de soi. La récolte leur apportera des satisfactions inconnues, donnera une saveur toujours renouvelée à leur existence, leur épargnera bien des souffrances inutiles; elles auront, en outre, la joie suprême de voir leur fonds produire chaque jour davantage ce qu’il est capable de donner.
Tous ces bienfaits que la pratique du vrai amour de soi promet à l’homme, peuvent être obscurcis, gâtés, corrompus par le développement d’une seule tendance, comme une famille d’insectes presque invisibles suffit pour que les plus grands arbres soient rongés dans leur essence même. Cette tendance, il vaut mieux dire cette maladie, est le manque de simplicité, de sincérité, la pose vis-à-vis de soi et des autres. Dès qu’une préoccupation de ce genre pénètre l’esprit, elle diminue immédiatement tout ce qu’elle touche. Si la recherche de perfectionnement, de la mise en valeur des facultés doit amener à sa suite l’orgueil spirituel, mieux vaut y renoncer. L’homme dépourvu d’idéal ou d’aspirations élevées qui est, bêtement, simplement, dignement ce qu’il est vaudra toujours mieux que le poseur, même s’il a le bon goût de ne pas battre la grosse caisse, même s’il est à peu près sincère dans sa recherche du bien et du bon.
La simplicité, c’est la vérité. La pose, même si ses attitudes sont belles, n’est que mensonge. L’une peut se comparer à la source d’eau vive, à l’air pur des montagnes, à la saveur des fruits, à l’odeur des fleurs; l’autre c’est le masque, la fantasmagorie, les boissons frelatées, les parfums chimiques. Et il suffit d’une perle fausse dans le collier pour faire douter de celles qui sont vraies!
Heureusement, le véritable amour de soi, s’il est profondément senti, dissipe ces puériles velléités de comédie. Aussi longtemps qu’elles se manifestent sous une forme quelconque, l’homme n’a pas appris à s’aimer, ou, pour mieux dire, il s’aime faussement, il est son propre ennemi, l’artisan de ses souffrances, le destructeur de ses joies, la main qui entrave, le piège qui fait tomber, la griffe qui déchire. Au contraire par le développement de ses facultés physiques et mentales et par l’épanouissement de sa nature vraie il peut arriver à rendre sa vie digne d’être vécue. En substituant le désir d’être à celui de paraître, l’amour-propre à la vanité, la sensibilité à la sentimentalité, la volonté de cultiver son jardin à la vaine poursuite d’une égalité impossible, l’individu n’ajoutera pas aux implacables douleurs qui le guettent, telles que la maladie, la trahison et la mort, l’immense catégorie des amertumes stériles, des déboires cherchés, des découragements évitables, des désespoirs inutiles. L’homme doit arriver au point où tout honneur immérité lui pèsera comme une humiliation.
L’individualisme est violemment attaqué aujourd’hui; il est cause, en effet, des plus grands maux, mais parce que c’est un individualisme qui cherche à prendre aux autres et non à développer en soi. Il est nécessaire de distinguer: l’homme qui soigne son corps pour le rendre sain et beau ne nuit pas à autrui; il nuit à autrui s’il le couvre de vêtements somptueux obtenus par vice ou fraude, cause de ruine pour sa famille, objet d’envie pour le prochain. Même si une position exceptionnelle le lui permet, cet excès de magnificence est égoïste, car il diminue la possibilité de la charité. User de l’intelligence des autres sans les rétribuer de façon équitable est égalément égoïste, mais le développement de sa propre intelligence ne peut faire de tort à personne. Le désir d’obtenir les premières places, si on est réellement parmi les plus dignes comme intelligence et savoir, n’est pas nuisible à la collectivité; il devient nuisible lorsque ces premières places sont obtenues, non par mérite, mais par intrigue, astuce, charlatanisme, lorsqu’elles sont volées à qui elles reviendraient de droit.
Si chaque être humain se disait: mon unique but doit être de développer les forces et les dons de ma propre nature, il serait à la fois encouragé et limité dans ses ambitions; le sentiment qu’il ne peut aller au-delà le sauverait de l’envie et de la jalousie; dédaignant le faux il ne saurait aspirer à ce qui ne lui revient pas. L’on objectera que l’individu lancé dans la vie, étreint par la concurrence, devient incapable d’établir constamment une juste balance entre ses mérites et ceux d’autrui. Évidemment, mais quand par la culture de son jardin un esprit aurait acquis l’habitude de rester dans le vrai et de mépriser le faux, il lui en resterait quelque chose même à l’heure des luttes acharnées. Les habitudes de politesse du siècle dernier se retrouvaient sous le feu de l’ennemi, alors que pour commander la charge le capitaine de la Maison-Rouge saluait son escadron, disant: «Messieurs les gendarmes de la Maison du Roi, veuillez assurer vos chapeaux, nous allons avoir l’honneur de charger.»
La société moderne marche d’ailleurs, il faut l’espérer, vers une distribution plus équitable du pain quotidien: l’évolution sociale qui se prépare, les lois plus justes qui en découleront, l’ouverture de champs d’activité fermés jusqu’ici, diminueront l’âpreté du combat. Mais pour que l’homme puisse comprendre ces conditions nouvelles de vie et y participer dignement, il faut qu’il ait appris à s’aimer. Le but de cet amour se résume en trois propositions principales: être sincèrement ce qu’on est; atteindre le plus haut développement possible; répandre la joie autour de soi pour la sentir en soi. Que l’objectif se limite simplement à l’existence terrestre ou comprenne les espérances immortelles, la voie à suivre est la même, car elle comprend la vérité, le perfectionnement, l’altruisme et doit avoir comme résultat l’harmonie finale de l’être.
Pour les vulgaires jouisseurs ou les simples spectateurs de la vie, tous les mots qui précèdent sont vides de sens, dépourvus de saveur et ils ne rendent qu’un son creux et vain. Mais les autres, ceux qui, sous une dénomination quelconque, ont des aspirations plus ou moins sincères et fortes vers les choses élevées, qui reconnaissent des lois morales, qui sentent la pitié et révèrent la justice, qui veulent leur bonheur et le bien d’autrui, savent-ils s’aimer beaucoup mieux, sont-ils disposés à apprendre le véritable amour et à le pratiquer?
Il y a des âmes scrupuleuses et égarées qui croient que cet amour leur est interdit; elles ne comprennent pas que ne pas s’aimer avec son propre cœur équivaut à ne pas penser avec sa propre pensée, à faire fi de la vie qui leur a été donnée, à supprimer les forces qu’elles ont reçues, à refuser de guider vers les hauteurs la conscience dont Dieu leur a conféré le soin. Estimer qu’elles n’ont pas le droit de s’aimer les empêche de se bien aimer, c’est-à-dire de s’aimer suivant le plan divin. Voilà pourquoi tant de chrétiens ne conçoivent pas l’amour de soi d’une façon plus juste, plus sage, plus normale que les disciples du hasard.
Puis vient la grande foule des âmes mortes, de celles qui ont permis à la maladie, à la souffrance, aux déceptions, aux soucis de diminuer en elles, presque jusqu’à l’extinction, l’intensité de la vie morale; elles ont perdu tout magnétisme, tout rayonnement, toute puissance communicative et s’étiolent dans une existence sans chaleur et sans lumière. Il ne leur reste que le regret des choses divines qu’elles ont négligées. Leur nom est multitude. Si elles se ranimaient, ce serait comme une immense armée surgissant tout à coup et partant en guerre pour une nouvelle croisade, bannières déployées. Et sur ces bannières ces mots seraient écrits: Apprends à t’aimer toi-même et tu auras vaincu une partie de la souffrance, apprends à t’aimer toi-même et tu aimeras les autres.