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Ames dormantes

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CHAPITRE X

L’HARMONIE FINALE

Les âmes qui attendent sont nombreuses sur la terre.

(P. Sabatier.)

Lorsque les âmes, sorties de leur assoupissement, auront appris aux hommes croyants et honnêtes à ne plus admirer le mal, à ne plus stériliser leur cœur, à ne plus s’aimer faussement, lorsqu’elles auront établi le culte de la bonté, de la vérité, de la beauté et imposé aux consciences le respect du repentir, lorsqu’elles auront enseigné la nécessité de l’effort constant vers la perfection radieuse, alors seulement l’homme commencera à comprendre de quel pouvoir il dispose et il essayera de l’exercer.

Durant son long engourdissement, l’âme humaine a reculé; elle est devenue silencieuse, et les communications entre elles et la volonté se sont interrompues. Les âmes qui n’ont pas reculé sont restées stationnaires et, pour atteindre les progrès accomplis dans le monde physique, elles auront une longue route à parcourir. Il faut qu’elles-mêmes se développent pour développer la volonté humaine, pour établir entre les deux éléments des relations constantes, et, par ces relations constantes, arriver à communiquer avec les puissances supérieures, avec les forces bonnes répandues dans l’univers.

Le jour où l’homme sera arrivé à se dépouiller de toutes les douleurs artificielles que lui créent l’illogisme et le faux amour de soi, un profond soupir de soulagement soulèvera le cœur du monde. Le jour où l’âme réveillée, unie à la volonté dans la recherche de l’harmonie et du bonheur, mettra en œuvre les facultés qu’elle a reçues de Dieu, l’être humain sera ébloui du pouvoir qu’il possède sur sa propre destinée, même si ce pouvoir est limité par un certain déterminisme.

N’importe l’heure à laquelle cette révélation lui arrive, l’homme l’accueille avec une joie profonde, même s’il a déjà atteint la maturité de la vie et si l’immense regret des années perdues se mêle à sa satisfaction. Il se sent, soudain, le maître de lui-même, capable dans une mesure relative de diriger les événements, d’établir entre son âme et les autres âmes des relations invisibles et silencieuses, et il arrive peu à peu à la certitude qu’agir et parler sont ses moindres moyens d’action, et qu’il en possède d’autrement efficaces et puissants.

Que l’homme prête l’oreille et écoute autour de lui les voix qui se font entendre. Le grand chœur des désespérés les domine toutes, mêlé aux rires des méchants, aux cris de triomphe du mensonge qui insulte la vérité, de la mauvaise foi qui soufflette la droiture, du vice qui piétine la pureté. Des sons assourdis et faibles répondent seuls à ces tumultueuses manifestations. Mais ils ne vibrent point, l’ouïe ne les saisit pas, les mots prononcés semblent sortir de lèvres mortes, de gosiers paralysés. Et pourtant ils partent d’une foule compacte, bien plus nombreuse que la masse qui remplit le monde de ses clameurs.

Ces colonnes d’êtres mornes et presque muets doit ne part aucune vigoureuse protestation, aucun appel joyeux, aucun cri d’espérance, sont formées par les honnêtes gens qui respectent le code, mais ont laissé mourir leurs âmes. Quelques-uns sortent des rangs, agitent les bras, lèvent leur tête vers le ciel, essayent de formuler des mots, mais leurs compagnons se précipitent pour les immobiliser, fermer leur bouche, courber leur visage vers la terre, et, trop peu nombreux, découragés, incapables de réagir contre l’atmosphère qui les entoure, ils rentrent dans les files immobiles et ne bougent plus, laissant la cohorte des méchants se répandre sur le monde en torrents envahisseurs.

Au xiiie siècle déjà Dante s’était croisé avec cette foule morne, et Virgile l’avait dédaigneusement stigmatisée: Non ragionam di loro, ma guarda e passa. Le conseil du Cygne de Mantoue n’a été que trop suivi. Les siècles ne se sont pas préoccupés de ces incapables et de ces timides, on les a laissés vivre sans blâme, ni louange, et, dans cette paix honteuse, ils se sont multipliés à l’infini, abaissant peu à peu à leur niveau médiocre une grande partie des cœurs que l’esprit actif du mal ne domine pas.

Aujourd’hui, il ne faudrait plus leur permettre de vivre et de croître. Toutes les âmes vivantes devraient se dresser contre cette masse inerte qui est la pire ennemie de l’esprit et du pouvoir de l’esprit.

Il dépend des hommes, qui ont uni leur volonté à leur âme, de créer des courants irrésistibles. Qu’ils laissent de côté pour le moment le vice, le mal sous ses formes éclatantes, ce n’est pas l’adversaire le plus redoutable. Au contraire, là où les passions vibrent, là existe souvent aussi la capacité du réveil. Les bataillons qu’il s’agit avant tout de combattre et d’anéantir, s’ils refusent de se rendre, sont formés par les membres soi-disant respectables de la société qui ont perdu toute force d’action et de réaction, chez lesquels la vie intérieure a cessé d’exister, et qui dans chaque occasion de luttes jettent leur épée avant même de l’avoir sortie du fourreau. Parmi eux sans doute, il y a des «âmes qui attendent» peut-être avec angoisse un cri d’appel qui leur donne la possibilité de revivre, de se manifester, de développer leur puissance.

Après, lorsqu’un frémissement aura parcouru la masse inerte, il sera temps de donner l’assaut au mal, d’opposer les courants bienfaisants aux courants délétères. Mais en cela aussi la mentalité humaine doit se modifier; jusqu’ici les grands péchés traditionnels l’ont seule occupée. Pour la société, il y a, en effet, de grands et de petits péchés; pour Dieu, il ne peut y en avoir. Tout ce qui obscurcit son image dans le cœur de l’homme est mal à ses yeux, quelles qu’en soient les conséquences ou les non-conséquences apparentes. Un mouvement de colère méchante, même sans résultats, contamine l’âme autant que s’il avait été cause de blessures et de mort. La loi a raison de punir dans un cas et aurait tort de punir dans l’autre, mais aux yeux de l’Éternel la tache est la même. L’avare qui garde son or avec un amour dédonné se croit un parfait honnête homme et méprise celui qu’entraîne la chair et le sang, mais l’Évangile ne fait aucune différence entre lui et le débauché, pas plus qu’entre le menteur et le voleur; tous ont péché contre la perfection divine, tous se sont éloignés de Dieu.

Telle a été l’erreur fondamentale: l’homme a traité son âme comme si elle représentait un fait sociologique, au lieu de voir en elle le miroir où la divinité se reflète. A ce point de vue il n’y a pas de petites fautes, toutes salissent, même les plus insignifiantes, car la conscience ne se préoccupant pas de les effacer, elles finissent par former une couche épaisse qui ternit le cristal et empêche toute lumière d’y tomber et tout rayonnement réflexe d’en sortir.

L’être humain doit apprendre à respecter son âme; quand on vénère son âme on veut l’entourer de beauté; quand on désire la beauté on proscrit la laideur. Il n’y aurait plus besoin alors de parler de vertu, la beauté étant supérieure à la vertu, c’est-à-dire la contenant en elle.

Contre toutes les forces bonnes, les forces mauvaises combattent; s’il y a l’énergie du bien, celle du mal existe également. Moins puissante, sa destinée finale est d’être détruite, mais les honnêtes gens peuvent en prolonger indéfiniment le règne par leur lâcheté. Que s’est-il passé en ce dernier siècle? Commencé dans un mouvement de fraternité et de justice il finit dans l’apothéose de l’argent et de la violence brutale. La responsabilité de ce triste phénomène remonte tout entière aux membres respectables, à la partie correcte de la société, aux soi-disant chrétiens. Ils sont cent contre un, mais ils ne se servent pas de leurs armes, ils les laissent tomber de leurs mains affaiblies, tandis que les adversaires ont la poigne solide, le jarret ferme, le coup d’œil juste; ils tirent droit et blessent toujours.

Un siècle nouveau commence; l’ancien est retombé dans le passé. La mentalité humaine devrait se renouveler elle aussi et rejeter parmi les choses disparues les erreurs dont elle a souffert. Une des principales a été la résignation au malheur. L’homme est créé pour être heureux: le bonheur personnel et celui d’autrui, tel devrait être le mot d’ordre du vingtième siècle, la formule de sa religion. Mais ce bonheur il faut le conquérir, comprendre qu’il réside dans l’harmonie avec Dieu, et cette harmonie ne peut être atteinte que par le culte de la beauté en nous-mêmes.

Le châtiment de ceux qui auront manqué à leur mission ne sera pas probablement le feu éternel, mais de rester inférieurs, en ayant la vue nette de leur infériorité et la perception plus exacte encore de ce qu’ils auraient pu être. Qu’il soit subi dans ce corps mortel ou dans d’autres existences, il ne saurait y avoir de supplice plus raffiné. Pour éviter cette torture, même si elle est passagère, l’homme ne devrait-il pas accomplir un suprême effort? Le regret est souvent pire que le remords. Avoir reçu des facultés illimitées pour être heureux, répandre le bonheur, combattre les éléments pernicieux qui ruinent et menacent le monde, et ne pas s’en être servi, et avoir été sa propre victime, n’y a-t-il pas de quoi cogner de désespoir sa tête contre les murailles?

Tous ceux qui admettent la possibilité de communications entre l’homme et l’esprit divin ont volontairement renoncé à la satisfaction donnée par le sentiment et l’exercice de la puissance; leurs âmes, si elles avaient été vivantes, les auraient avertis de ce qu’ils négligeaient. De la part des chrétiens, cet oubli de leurs privilèges est absolument inexplicable. Ces Évangiles qu’ils prétendent inspirés parlent clairement: puissance et joie sont promises, dès cette terre, à ceux qui vivent de l’esprit.

Le monde a assez pleuré, a assez souffert, s’est assez abaissé. Il a non seulement soif de bonheur, il a soif de sublime. Qu’on ne lui dise plus: «Les affections dont tu jouis, elles sont passagères, tout est cendre et se résout en cendre.» La loi de renouvellement n’existe-t-elle pas dans le cœur comme dans la nature? Si l’homme mettait un peu de son âme dans ses attachements, ils deviendraient éternels en se transformant.

Qu’on ne lui dise plus: «La jeunesse va s’évanouir, tu connaîtras les désenchantements de la maturité, les incapacités de la vieillesse.» Si la maturité est désenchantée, c’est qu’elle ne connaît pas la portée des facultés qu’elle possède. C’est le moment de leur vraie puissance: les passions troublent moins à cette période de la vie, les années vécues ont développé la clairvoyance et la maîtrise du soi. Pour ceux qui auraient pratiqué, dès leur jeunesse, la sage culture d’eux-mêmes, ce serait l’heure de la récolte. Pour ceux qui ont compris la vérité tardivement, quelle abondance de travail intérieur se présente à eux! Ils doivent condenser en peu d’années ce qu’ils n’ont pas accompli jusqu’alors avec leur volonté et leur âme. Le désenchantement de la maturité? Elle succombe plutôt sous l’amas des richesses.

Quant à la vieillesse elle devrait être le faîte lumineux de la vie. La récolte a eu lieu, les greniers sont remplis, il ne reste qu’à savourer et à jouir. «On ne peut plus», répondra-t-on. Mais pourquoi ne peut-on plus? Parce que l’âme dort, est engourdie ou paralysée. Si elle vivait, comme les années ne la touchent pas et qu’elle reste jeune éternellement, le cœur et l’intelligence conserveraient, à travers elle, leurs forces et leurs facultés de sentiment et de jouissance. Schopenhauer lui-même, le grand pessimiste, dans ses Aphorismes sur la sagesse dans la vie déclare que «ce qu’un homme est en soi-même, ce qui l’accompagne dans la solitude et ce que nul ne saurait lui donner ni lui prendre, est évidemment plus essentiel pour lui que tout ce qu’il peut posséder ou ce qu’il peut être aux yeux d’autrui». Si le temps exerce son droit sur le corps et parfois sur l’intelligence, le caractère moral, lui, demeure inaccessible à l’usure; par conséquent, le vieillard peut conserver toute la personnalité de son âme, et les occupations du dehors ayant, en partie, cessé pour lui, il est en mesure de se consacrer entièrement à la culture de son jardin intérieur.

En quoi le coucher du soleil est-il inférieur à l’aurore? Toute la vie: jeunesse, maturité, vieillesse, peut être une beauté, pourvu que l’homme vive à travers son âme. Or, la beauté c’est le bonheur; en tout cas, c’est l’harmonie, et l’harmonie, c’est la communion de l’humain avec le divin.

Le xxe siècle doit s’acheminer vers la vie heureuse. Une élite commencera; consciente de ses responsabilités, persuadée que le règne est aux forts, elle parlera à voix haute, répandra la bonne nouvelle, et, devenant de jour en jour plus nombreuse, pourra travailler efficacement à l’amélioration des conditions générales. Elle délivrera l’homme de toute la série des fausses douleurs, lui enseignera le véritable amour de soi, diminuera l’influence des courants médiocres et contribuera à l’érection du Temple où l’humanité de l’avenir viendra adorer le Dieu de vérité et de justice, le suprême pouvoir du bien, avec lequel elle aura appris à entrer en communication intime et permanente.

FIN


TABLE DES MATIÈRES


CHAPITRES Pages.
Préface I
I. Le sommeil des âmes 1
II. Le prestige du mal 27
III. L’avarice morale 61
IV. Le faux amour de soi 94
V. L’élégance morale 132
VI. Le culte de la vérité 148
VII. La bonté 181
VIII. Le respect du repentir 211
IX. La nécessité de l’effort 239
X. L’harmonie finale 264

TOURS, IMP. DESLIS FRÈRES, RUE GAMBETTA, 6.

NOTES:

[1] C’est le christianisme qui fournit encore à quatre cent millions de créatures humaines des ailes pour les conduire au-delà des horizons bornés, pour les soulever par la pureté et la bonté au-delà du sacrifice. (Hippolyte Taine.)

[2] Questi sciagurati che mai non fur vivi (Dante, Inferno, canto III).

[3] Voir le chapitre: Le Sommeil des âmes.

[4] C. Wagner.

[5] Voir le chapitre: le Respect du Repentir.

[6] Victor Hugo.

[7] I Samuel, XVIII, I, 26.

[8] Voir le chapitre: La bonté.

[9] Voir le chapitre: le Faux amour de Soi.

[10] Un enfant des classes aisées était assis en tramway avec sa mère: une vieille femme entre, l’enfant veut se lever pour lui céder sa place, la mère le retient et le force à se rasseoir: «Imbécile!» dit-elle.

[11] Voir le chapitre: L’avarice morale.

[12] Professeur Barth.

[13] Mistral, Mireille.

[14] Voir le chapitre sur l’Élégance morale.

[15] Voir le chapitre sur le Faux amour de soi.

[16] Voir le chapitre: le Faux amour de soi.

[17] Id.

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