Ames dormantes
CHAPITRE V
L’ÉLÉGANCE MORALE
Attelez votre charrette à une étoile.
(Emerson.)
Le mot esthétique fait aujourd’hui partie du langage courant, et on l’entend sortir de bouches profanes qui, il y a quelques années encore, en ignoraient le sens. Des écoles se sont formées sous ce nom, et, si elles ont effleuré le ridicule par des recherches puériles et des affectations singulières, elles peuvent revendiquer le mérite d’avoir opposé un contrepoids efficace à la tendance moderne de négliger le beau pour la recherche unique de l’utile.
Ce développement du sens esthétique n’a peut-être pas été favorable à la pureté de l’art; il l’a vulgarisé, en lui faisant perdre la simplicité et la spontanéité, sources principales de toute vraie grandeur. Mais il a eu pour effet de généraliser la préoccupation de l’harmonie dans les objets extérieurs et d’accentuer la répugnance du banal, du laid, du grossier. Il a créé chez les natures les plus positives des besoins inconnus aux générations précédentes: désir de lumière, d’horizons, de teintes fondues, de notes brillantes, de combinaisons originales. Toutes les manifestations artistiques: concerts, auditions, expositions, sont courues comme elles ne l’ont jamais été. L’art, sous toutes ses formes, est écrasé sous les admirations bruyantes d’adorateurs incompétents. Il est tellement à la mode du jour que l’éloge d’un homme ou d’une femme intelligente paraît incomplet si l’on n’y ajoute l’exclamation sacramentelle: «Et avec cela artiste!»
Mais, phénomène bizarre et inexplicable, cette recherche d’harmonie et de beauté qui préoccupe les classes cultivées de tous les pays ne dépasse pas le domaine de la forme et de l’intelligence. L’élégance morale n’a pas d’autels. On stigmatise bien encore une action vulgaire ou basse, mais il faut que les bornes de la plus vaste indulgence aient été dépassées. «Ce n’est pas élégant», dira-t-on. Ces mots, d’ailleurs, n’indiquent aucune déception sérieuse, nul désir réel de beauté psychique; ils sont simplement l’expression très atténuée du blâme que les sociétés civilisées ont prononcé de tout temps contre certains actes indélicats ou lâches.
Une faute de goût, un assemblage de couleurs disparates, le pli disgracieux d’une draperie causent aux délicats une souffrance à la fois réelle et fausse, tandis que l’absence d’harmonie morale ne choque nullement leur sens esthétique. La tenue extérieure est d’un raffinement extrême; chez quelques-uns la tenue intellectuelle est également très surveillée. La phrase banale, sans couleurs, sans paillettes, est évitée comme une honte. Le vulgaire, le médiocre, l’incomplet dans leurs imperceptibles nuances, produisent de pénibles rougeurs s’ils se rapportent à la forme extérieure des choses et aux capacités de l’esprit. S’agit-il du caractère, rien ne choque; on admet tout; incohérences, petitesses, compromis et laideurs, preuve évidente que notre sentiment de l’art est à la fois incomplet et vieilli. En l’étendant aux manifestations morales, on pourrait l’agrandir et le rajeunir; un peu de beauté intérieure ne gâterait rien aux grâces visibles dont nous sommes épris.
Les contes de fées, qui, sous leur puérilité apparente, renferment toujours un fond de sagesse, racontent l’histoire d’une princesse, fille de roi, qui portait des habits somptueux, brodés de pierreries, mais dont la bouche vomissait des crapauds et des couleuvres. C’est un peu le cas du raffinement moderne. Mais aujourd’hui les Princes Charmants ne se laissent plus rebuter par les laideurs intimes, et il y a dans ce qu’on appelle la «rosserie» une sorte de prestige que d’assez honnêtes gens subissent.
Il est impossible de regretter la société d’autrefois, notre mentalité élargie ne pourrait plus la supporter. Il est certain cependant qu’elle interdisait l’étalage des vulgarités dont on se fait presque un mérite aujourd’hui. On n’avait pas honte des vices, mais on rougissait des petitesses, et un besoin de grandeur enivrait les âmes. Ce prestige qu’il fallait conserver aux yeux des foules s’exerçait souvent par la hauteur du caractère. Si l’on apprenait surtout aux filles du xviiie siècle l’art de monter en carrosse et l’observation rigoureuse des prescriptions du bel air, on leur enseignait également qu’avoir l’âme basse était un déshonneur et que, si l’on manquait de délicatesse, il fallait du moins en garder l’apparence. Orgueil et hypocrisie peut-être, mais après l’humilité chrétienne l’orgueil n’est-il pas la plus sûre des sauvegardes? Il a été remplacé par la vanité qui médiocrise tout ce qu’elle touche. Quant à l’hypocrisie, sait-on toujours où elle finit et commence? Plus odieuse que le cynisme, ses conséquences morales et sociales sont moins dangereuses. La dédaigneuse indifférence de l’époque actuelle pour le raffinement des manifestations psychiques n’a d’ailleurs produit aucun effet salutaire dans les rapports des hommes au point de vue de la sincérité et de la logique. Dès que les intérêts entrent en jeu, le mensonge et les préjugés obscurcissent la généralité des esprits aujourd’hui comme autrefois.
Pour ne point être obligé à la fatigue d’élever leurs âmes, beaucoup de gens taxent d’hypocrisie toute recherche de beauté morale en dehors d’une vie parfaite. Aux saints seuls cette ambition est permise. La question se posait déjà au xviie siècle. Quelqu’un voyant Mme de Montespan fort exacte aux rigueurs du carême, paraissait s’en étonner; à quoi la favorite répondit avec l’à-propos des Mortemart: «Parce qu’on commet une faute, faut-il donc les commettre toutes?» Cette réplique humble, fière et sage est le meilleur argument et le plus simple contre la théorie commode de l’abandon de soi-même. Les faiblesses, les passions dont on ne réussit pas à être toujours maître ne doivent pas détourner de la «route royale de l’âme». Platon l’indiquait à des hommes sujets à tous les entraînements. Les Grecs de son temps étaient des raffinés, des affamés d’art et de beauté plastique; ils avaient bien plus que les modernes le sens des choses exquises dans l’ordre naturel et physique. Cependant ces païens qui si longtemps avaient ignoré l’âme et auxquels elle ne fut révélée que par leurs philosophes, sentaient la grandeur morale des passions belles et fortes et s’inclinaient devant les stoïciens.
Aucun parallèle, du reste, n’est possible entre les deux époques. Les amants de la beauté ne représentaient alors qu’une élite. Aujourd’hui l’élite est devenue foule et l’art s’est vulgarisé. Le lettré le plus fin, l’artiste le plus délicat, l’homme du monde le plus athénien voient leurs goûts apparemment partagés par les médiocres et les ignorants. L’art est devenu un objet de mode, le snobisme lui a coupé les ailes. Il faut les lui rendre et reformer l’élite; elle ne peut l’être que par la recherche de ce qui est difficile et élevé. La poursuite à la pièce rare ne doit pas se borner aux émaux, aux ivoires, à l’orfèvrerie Renaissance, il faut qu’elle s’étende au-delà des choses visibles et tangibles. L’élégance dans le caractère compléterait merveilleusement celle de la forme et de l’esprit. Les types en seraient plus variés que celui du visage humain; il y aurait des révélations de grâces mystérieuses, de fascinations secrètes... Parer l’être intérieur, pour que ses manifestations extérieures présentent une surface harmonieuse, c’est encore de l’art et même du grand art.
Le monde est vieux et il est blasé sur bien des jouissances. Il suit les entraînements de la mode en vieillard aveugle qui n’a plus de passions. Pour rajeunir son imagination et son cœur, il faudrait inventer des buts nouveaux à atteindre. L’application du beau aux manifestations du caractère,—en dehors de toute préoccupation de religion ou de morale,—uniquement par le développement plus complet du sens esthétique, apporterait à la société un vigoureux élément de vie. Dans cette recherche du rare et du précieux moral, la concurrence des ignorants et des médiocres ne serait pas à craindre et l’élite se reformerait. Ce serait une aristocratie, dont les privilèges ne seraient pas contestés par les foules et qui échapperait à la convoitise du veau d’or que l’on adorait déjà, il y a trois mille ans, dans les plaines d’Horeb.
Certes, pour les fils des hommes, la beauté de la forme restera la séductrice suprême; les harmonies de la nature continueront à faire la joie des yeux; les mots éloquents ne perdront pas le pouvoir de charmer et de troubler les âmes; les vibrations mélodieuses des sons entraîneront toujours les cœurs. Mais lorsque les raffinés intellectuels, les esthètes délicats auront compris que l’œuvre d’art ne peut être complète si le caractère n’a pas, lui aussi, sa beauté propre, une corde de plus sera attachée à la lyre humaine. Et il en sortira des harmonies nouvelles qui répandront leur enchantement sur les rêves des poètes, les inspirations des artistes et les vivifieront en les rajeunissant.
⁂
En disant que les préoccupations de raffinement moral étaient inconnues à notre temps, je n’ai considéré que cette partie intelligente et artiste de la société moderne qui, tout en se rattachant à telle ou telle forme religieuse, ne prétend point pratiquer et vivre les principes chrétiens et moraux. Il s’agit de voir maintenant si les hommes de foi essayent de conformer à l’esthétique morale les manifestations de leur caractère et de réaliser en eux-mêmes l’idéal de beauté auquel ils croient.
L’Église catholique avait merveilleusement compris l’irrésistible puissance du beau. Ses cérémonies, ses symboles, ses chants, ses apothéoses, les poétiques légendes dont elle entoure la vie de ses saints, les grands mouvements collectifs qu’elle a provoqués en sont la preuve manifeste et éclatante. En tant qu’Église elle a conservé la magnificence de son culte et la poésie de ses symboles, mais les individus qui la composent ont suivi le courant utilitaire du siècle. Chez tous les chrétiens, à quelque confession qu’ils appartiennent, chez tous les adorateurs de la cause inconnue, la même tendance se retrouve: celle de ne pas rechercher la beauté dans la morale. Le positivisme qu’ils repoussent comme doctrine a mis sur eux son empreinte. Or l’éthique ne peut être complète sans esthétique, ou, pour mieux dire, elles sont confondues l’une dans l’autre; négliger l’élégance dans les manifestations de la vertu, c’est condamner la vertu à demeurer imparfaite, c’est lui enlever son prestige et son ascendant. Car si incohérent que soit l’homme, son sens logique demande qu’il y ait harmonie entre les sentiments, les actes et la façon dont ils se manifestent et s’accomplissent.
A quoi l’on répondra que cette préoccupation de l’harmonie est du superflu et de la recherche. Notre époque est pratique, elle vise avant tout à l’indispensable. Quand la maison brûle, le temps manque pour s’arrêter aux bagatelles de la forme; les œuvres positives, les vertus qui se traduisent en faits sont les seules qui comptent. Ces protestations révèlent un état d’esprit faux, mais apparemment naturel et logique. La préoccupation qu’éveille le sort des classes malheureuses, l’attente de l’évolution sociale devaient produire comme effet inévitable l’utilitarisme de la vertu et diminuer la recherche de la beauté dans les manifestations morales. Les économistes, les savants, les philosophes positivistes sont dans le vrai de leur époque et de leurs théories en voulant développer chez les individus les tendances et les qualités aptes à rapporter égoïstement ou altruistement un équivalent immédiat d’avantages pratiques. Mais ce point de vue est-il également logique de la part des chrétiens, répond-il à l’esprit de l’Évangile, des prophètes et des précurseurs?
La littérature imaginée de l’Orient a dans les Écritures son expression la plus haute, et la beauté s’y trouve à chaque page. Écoutons parler le Christ: ses paroles sont empreintes de grâce, de douceur, de majesté. La sombre grandeur des visions du vieil Esaïe atteint la sublimité tragique. Les chants du roi David: cris d’angoisse arrachés aux profondeurs de l’âme, extases d’amour, images suaves, expriment toute la beauté que la crainte ou l’espérance peut faire jaillir du cœur de l’homme. «La voix de l’Éternel brise les cèdres... La voix de l’Éternel fait trembler le désert... Tu es le plus beau des fils des hommes, la grâce est répandue sur tes lèvres... Dans le palais d’ivoire, des filles de rois sont parmi tes biens-aimées, la reine est à ta droite, parée d’or d’Ophir...»
Les âmes religieuses d’aujourd’hui, absorbées par les œuvres utiles, ne songent plus guère à se revêtir symboliquement d’or d’Ophir, et il est rare que la grâce soit répandue sur leurs lèvres. Les Marthe abondent et les Marie ont disparu. Les parures secrètes et intimes paraissent superflues aux chrétiens modernes; ils oublient qu’il s’en dégage d’irrésistibles et subtiles attirances, car le visible n’est que le reflet des frémissements invisibles de la vie intérieure.
A côté des devoirs imprescriptibles que la morale enseigne, à côté de la bienfaisance que la conscience impose, il y a la place de la pensée. Même dans le bien, elle peut être médiocre ou forte, étroite ou grande. Si elle se dessine en hauteur et en noblesse, tous les actes de la vie, religieux et autres, s’en ressentent. Elle ouvre des horizons, crée des atmosphères où les choses héroïques, belles, tendres, généreuses peuvent éclore et vivre.
L’Évangile renferme une parole étonnante. Si elle n’avait été prononcée par le Christ elle paraîtrait impie: «Soyez parfait, comme votre père qui est aux cieux est parfait.» Appeler l’être humain à la ressemblance de celui dont les pieds reposent sur les étoiles, c’est l’appeler à vivre de beauté, c’est l’élever à une dignité suprême. Or, pour les croyants, la Bible n’est pas seulement un livre merveilleux, c’est la parole divine qui ne peut tromper. Ceci admis, il n’y a pas de grandeur transcendante à laquelle le chrétien n’ait le devoir d’aspirer.
L’idéal des croyants de nos jours est bien éloigné de ces hauteurs. Être probe, raisonnablement philanthrope, actif pour la propagation des idées morales, observateur des formes et des obligations que la société impose, leurs aspirations s’arrêtent à ce niveau. L’échelle qu’ils montent n’est pas celle des anges; ils oublient la sublimité du modèle qui leur a été proposé, ils ne songent point à imprégner de beauté et de grandeur leurs actes et leurs pensées.
L’espèce de discrédit où l’on tient aujourd’hui les vertus chrétiennes est dû à l’absence d’idéal esthétique chez ceux qui les pratiquent. Quand on prétend avoir pour guide les puissances surnaturelles, les médiocrités de pensée et de sentiment font dissonance. Dans les vies religieuses les plus actives les grandes lignes manquent, et elles manquent parce qu’on n’y aspire pas.
Si les âmes pieuses se rendaient compte à quel point leurs inélégances morales nuisent à la cause divine, la conscience de leur responsabilité les ramènerait au culte de la beauté intérieure. Elles comprendraient que le développement de ce qu’il y a d’éternel en nous est plus important peut-être que les œuvres positives auxquels leurs heures sont consacrées. En s’embourgeoisant dans l’utilitarisme, l’idéal religieux s’est nécessairement rapetissé et vulgarisé; non seulement le sentiment de la majesté chrétienne n’enivre pas les âmes, mais elles croient à des laideurs permises; l’absence de douceur et de grâce semble presque une vertu à certains esprits rigides; l’humeur, la morosité, la rudesse un privilège inhérent à la pratique des devoirs pieux. Faire honneur au maître que l’on proclame, plaire, charmer pour lui, bien peu y pensent! Le sens de l’harmonie des choses est inconnu à beaucoup de cœurs religieux. Ils devraient se dire cependant que Dieu n’a pas fait la nature aussi belle pour que l’homme y fît tache. Dans la création le beau a une place supérieure à l’utile et les deux éléments se fondent l’un dans l’autre; les palmiers, les lis, les empourprements du ciel, toutes les splendeurs du firmament et de la terre doivent avoir leur équivalent dans l’ordre moral. Il faut que la poésie entre dans le bien pour qu’il devienne le beau.
Les cœurs aujourd’hui sont las des choses vilaines et basses; les âmes demandent à être émues, la privation de la beauté les a accablées d’une inconsciente et lourde tristesse, elles sont prêtes pour les envolées mystiques. Le renouveau spiritualiste dont on mène si grand bruit, qu’est-il sinon un désir de beauté, un besoin d’harmonie? L’heure d’une lumineuse revanche semble avoir sonné pour les idéalistes. Tous les chrétiens devraient se rallier à la petite phalange, comprendre que le monde fatigué de scepticisme, désireux de beauté, suivra les guides qui le conduiront aux hautes cîmes.
S’il y a dans l’humanité un principe inguérissable de péché, de douleur et de mort, il y a dans chaque être une part d’éternité dont il a le dépôt. L’essentiel est de donner à cette part tout le développement dont elle est susceptible, de ne pas étouffer le divin dans nos âmes. Les chrétiens, plus rapprochés de cette grâce intime qui est le parfum de l’être, mieux armés contre les passions discordantes, devraient sonner les cloches au large. L’appel de quelques raffinés intellectuels ne suffit pas, il faut des voix qui atteignent à tous les bouts de la terre pour combler cette lacune de la pensée moderne et proclamer le culte du beau en morale.
CHAPITRE VI
LE CULTE DE LA VÉRITÉ
The world is upheld by the veracity of good men.
(Emerson.)
Tandis que toute la création se tournait d’instinct vers la lumière, l’homme, seul, semblait la fuir; il refusait de regarder les hauteurs où elle rayonne, s’obstinant aveuglément à la croire contraire à sa paix et à son bonheur. Déjà, aux temps fabuleux, on voyait les masses épouvantées s’enfuir devant l’apparition de la vérité nue. Le phénomène s’est renouvelé à travers les âges, et les consciences l’ont accepté sans révolte, respirant à l’aise les miasmes du factice et de l’artificiel.
La recherche de la vérité scientifique, à laquelle notre époque s’est passionnément acharnée, a précisé enfin, par le contraste, les mensonges sur lesquels s’établit, en grande partie, l’existence sociale et personnelle. Mais le sentiment de ces mensonges n’avait pas jusqu’ici pénétré les âmes. On voulait arracher à la terre ses secrets, au ciel ses mystères et l’on se contentait de l’artificiel dans la vie vécue, on le voulait, on le recherchait, on l’imposait même socialement et moralement. De là une mentalité factice, faussée, que l’ignorance ne justifiait plus et que l’exagération de la pensée moderne marquait d’une empreinte presque morbide.
Aujourd’hui enfin la vérité semble avoir trouvé des disciples et les effets d’une œuvre secrète, élaborée dans quelques âmes par des forces supérieures, commencent à se manifester. Le vrai leur est apparu comme une puissance suprême digne de tous les sacrifices et vers laquelle la vie humaine devrait s’orienter. Mais ce mouvement ne doit pas se circonscrire à de rares esprits, il faut montrer à l’homme ce qu’il y a de puéril, d’absurde, de dangereux, de criminel dans les mensonges où il s’est complu. Il faut lui persuader, d’autre part, que la vérité est une amie, qu’à côté d’humiliations profondes elle donne des consolations supérieures, et que ce n’est point elle qui barre la route du bonheur. Il faut lui dire surtout que l’heure est grave, qu’un monde nouveau fait tressaillir les entrailles de la terre, et que, pour se préparer à y vivre, l’homme doit ceindre ses reins et affermir ses pas. Or, impossible de les affermir sur le sol mouvant du mensonge, impossible aussi de discerner la route où le pied ne bronchera pas, si l’horizon est obscurci.
⁂
Un seul mot exerce sur la créature humaine un invincible prestige, et tous les autres ne sont au fond que ses auxiliaires. Ce mot magique vers lequel toutes les facultés et toutes les forces se sont tendues depuis des milliers de générations restera éternellement l’objectif de l’humanité. Le goût du bonheur, que de mystérieuses origines lui ont transmis, est si puissant chez l’homme que, même agonisant, il le sent encore. Qu’il le place dans l’existence terrestre ou l’espérance d’un au-delà radieux, peu importe! la recherche reste identique: l’être humain, altruistement ou égoïstement, aspire et aspirera toujours à la réalisation de la félicité et à la disparition de la douleur. Le stoïcisme de ceux qui, ne croyant point à l’immortalité, n’en attendent aucune compensation, est un triomphe de la volonté sur l’instinct. Et encore, ce stoïcisme n’est-il qu’une sorte de cuirasse placée entre le cœur de l’homme et les souffrances qui le guettent. Or, l’aspiration à la non-souffrance équivaut presque dans ce monde du relatif où l’homme s’agite à une aspiration vers le bonheur.
L’expérience des siècles vécus a appris aux habitants de ce monde que s’il y a des moments heureux il n’y a pas de vie heureuse. Cette science acquise n’a point ralenti leur poursuite; et, aujourd’hui, la loi du progrès, avec ses promesses d’un éternel devenir, permet de croire réellement à une amélioration future d’existence. Les applications merveilleuses des découvertes scientifiques, le développement du sentiment de la solidarité humaine font entrevoir un avenir où la souffrance matérielle sera allégée et où chaque être pourra prétendre à sa part de lumière et de chaleur. Ces espérances s’étendent aussi aux conditions psychologiques des individus: l’élargissement des horizons intellectuels, la compréhension plus juste des valeurs, la délivrance de ce poids mortel de solitude que la grande solidarité humaine fera disparaître, mettront l’homme en mesure, non d’échapper à la douleur, condition essentielle de tout perfectionnement, mais de la dominer et de savourer, dans les périodes de répit, la joie de vivre.
La société a devant elle une œuvre immense à accomplir, une œuvre de reconstitution, dont on ne peut saisir encore toutes les conséquences et qui améliorera sans doute la destinée générale matériellement et législativement. Mais à côté du travail collectif, le travail individuel est nécessaire; la société ne peut l’accomplir pour l’homme. Elle lui dira: «Tu te plaignais, tu voulais une autre organisation, d’autres lois, une distribution plus équitable des biens, je t’ai donné tout cela. Va maintenant, cesse de te plaindre et sois heureux.» Mais l’homme ne saura jouir de cette vie nouvelle, s’il ne s’est pas renouvelé lui aussi intérieurement. A ces perfectionnements matériels d’existence, des perfectionnements moraux doivent correspondre, et ceux-là, l’individu ne peut les acquérir qu’à la sueur de sa conscience. L’esprit public, bon ou mauvais, facilitera ou entravera sa tâche, le travail n’en restera pas moins uniquement personnel. Il faut un acte de volonté pour que l’homme s’engage sur la route du bonheur relatif que l’avenir lui promet. C’est une première initiative; elle restera stérile si une seconde ne la suit pas immédiatement: la résolution de déblayer le chemin de l’obstacle qui en barre l’entrée.
Cet obstacle est le mensonge sous toutes ses formes, hideuses ou séduisantes qu’elles soient. C’est l’ennemi irréconciliable, celui qui a changé en tragédie la vie terrestre. La plus grande partie des difficultés qui embarrassent l’homme, des compromis où sa conscience se déprave, des tristesses où son existence s’épuise, ont pour raison déterminante l’oubli du vrai, l’usage et l’abus du factice et du faux. Les préjugés cruels qui en dérivent, les injustices qu’ils imposent finissent par faire perdre à l’esprit humain la notion de la justice divine. On le sait, on le voit, on le déplore, et presque personne n’a le courage de soulever d’un coup d’épaule la charge de plomb qui l’écrase. «La gangrène du mensonge nous tue», dit Ibsen dans toutes ses pièces; mais il semble voir dans ce mensonge une sorte de fatalité inéluctable à laquelle la société condamne l’homme. Heureusement la société semble vouloir se transformer, et il faut qu’une élite la précède dans la répudiation du mensonge et le culte de la vérité.
En disant mensonge, il s’agit du mensonge vécu, plus encore que du mensonge parlé. Le mensonge vécu est toujours un mal, certains mensonges parlés peuvent parfois être un devoir. Lorsque pour sauver une situation, éviter un malheur ou un désagrément grave, la bouche prononce un non au lieu d’un oui, l’être intime n’en est point contaminé; certes, si l’on remonte de l’effet à la cause, un péché quelconque de soi ou d’autrui est presque toujours la base de cette déviation indispensable de la vérité, mais l’âme qui a dû s’y soumettre n’est pas nécessairement pour cela une âme de mensonge. Il y en a qui éprouvent à devoir dissimuler et tromper une si âcre souffrance, une humiliation si intense qu’elles expient leur mensonge au moment même où elles le prononcent.
Les mensonges conventionnels ou de politesse qui font affirmer des regrets ou une estime qu’on n’éprouve point dans le refus d’un dîner ou la fin d’une lettre, ne sont que de mauvaises habitudes sociales. Ils n’altèrent pas d’une façon sensible la sincérité d’une nature et, d’ailleurs, ne trompent personne. Ils deviennent pernicieux lorsqu’en les exagérant inutilement on essaye de leur donner une apparence de vérité. Il y a encore le mensonge que la charité impose. C’est la carte forcée. Devant certaines questions une réponse complètement franche serait souvent cruelle, elle affligerait inutilement; les consciences les plus droites, tout en essayant de rester le plus vraies possible, sont obligées de gazer, de mitiger, d’adoucir la forme et même la substance de leur pensée.
Le mensonge de vanité ne fait de mal à personne, il est surtout une vulgarité, mais il rentre cependant dans la fausseté vécue, et est l’indice d’un éloignement volontaire de la vie vraie. Aucune considération supérieure ne l’imposant, il est inexcusable et nuisible à qui le prononce. Le mensonge de lâcheté, qui sert à nous excuser d’une maladresse commise, d’un devoir négligé est plus grave encore; il révèle des habitudes de fausseté contre lesquelles la conscience ne s’insurge plus et une absence totale du sentiment de nos responsabilités.
Les catégories du mensonge parlé sont infinies; elles vont du mensonge de devoir au mensonge criminel, du mensonge de charité au mensonge de calomnie, elles ont rempli le monde de larmes, de hontes, de ruines, mais le mensonge vécu a peut-être fait plus de mal encore. Il a faussé les pensées et les sentiments, vicié l’atmosphère et il aurait bouleversé même les lois naturelles, si la nature n’avait pas une indomptable force de résistance. Il a pris toutes les formes, et les plus redoutables ont été souvent les plus insignifiantes, apparemment.
La préoccupation de paraître, sans se soucier d’être réellement, a été le mensonge caractéristique de notre époque, et de ce premier mensonge tous les autres ont découlé, comme tombent une à une les perles d’un collier lorsque le fil a été rompu. Aujourd’hui que les courants bons ou mauvais se répandent largement et ne se limitent plus à certaines castes, ce goût de paraître s’est généralisé avec une effrayante rapidité. Le snobisme, ce terme ridicule, expression de la mentalité de toute une catégorie d’esprits, indique ce qu’il y a de factice dans les manifestations du goût et les aspirations individuelles. Cette maladie vulgaire, insignifiante en soi, a causé dans la conscience humaine des ravages dont on n’a pas assez mesuré la gravité et l’étendue. Elle a passé comme une faulx sur un champ, nivelant toute l’herbe au ras du sol, détruisant les originalités vraies, coupant plus sûrement que la baguette de Tarquin les pavots à tête trop élevée.
Les moralistes modernes attribuent une partie considérable des erreurs du temps présent à son amour excessif de la richesse. La course à la fortune, disent-ils, a stérilisé les cœurs et les imaginations, la plutocratie a écrasé l’idéal. Certes, le besoin de posséder et de jouir a déplacé dans l’esprit humain l’échelle des valeurs, mais si une balance pouvait s’établir entre les différentes causes qui ont détourné l’homme moderne de sa vraie voie, le goût de paraître la ferait pencher. Désirer être riche, désirer une situation importante, désirer les jouissances matérielles, c’est désirer une réalité; ce désir peut être accompagné des plus malsaines pensées, il n’en reste pas moins une aspiration vers des faits réels, et la conception de la vérité n’est pas altérée dans l’esprit humain par cette recherche, elle n’établit pas la vie sur une base de fausseté. Mais que devient la mentalité de ceux que l’apparence rassasie, que le chatoiement des mots et des choses satisfait, et qui acceptent, sans discussion intérieure, sottises et préjugés, pourvu que le reflet en tombe de haut?
Si cette maladie du snobisme ne s’était pas si étrangement répandue, s’attaquant même aux âmes sincères, il ne vaudrait pas la peine d’en relever l’existence, tellement elle est médiocre, faite pour les médiocres et peu intéressante en soi. Malheureusement elle a pénétré dans les milieux qui auraient dû lui opposer le plus de résistance, abaissant les caractères, oblitérant le jugement, aboutissant à une recherche agitée de satisfactions vaniteuses, à une pauvreté intellectuelle et morale que d’artificiels enthousiasmes remplissent seuls. Les esprits éclairés et indépendants—il en existe encore—ont commencé par hausser les épaules devant les ridicules symptômes, sans s’apercevoir que le microbe qui les déterminait appartenait à une espèce dangereuse. Lorsque leurs yeux se sont ouverts, la contagion s’était répandue; quittant les cercles exclusivement mondains, elle s’était attaquée à l’art, à la littérature, à la science, au patriotisme, à la religion même. Elle avait poussé les hommes aux imitations serviles, aux compromis bas, aux lâchetés et aux reniements; on connaît aujourd’hui les ravages moraux dont elle est responsable, et l’on comprend enfin que le simple quolibet ne suffit pas à la combattre.
Une autre force mensongère, contraire à la vérité, en antagonisme direct avec elle, est l’esprit d’intolérance. Il a pu être utile jadis à l’établissement et au développement de certaines organisations, mais son rôle historique n’en reste pas moins contestable au point de vue du bien général. D’ailleurs les générations actuelles ne sont pas appelées à revivre les siècles passés; elles doivent vivre leur époque, se conformer à ses besoins, ne pas enrayer ses progrès. Or l’intolérance, quelque nom qu’elle prenne, de quelque parti qu’elle sorte, est absolument contraire à l’essence de l’esprit moderne. Il est impossible aujourd’hui de plaider l’ignorance pour l’excuser: tout se connaît, tout se discute; on ne peut plus être inconscient des fautes et des faiblesses de son parti, ni ignorer ce que le parti adverse renferme de bon, de sage, de juste. Le manque de tolérance prend donc actuellement un caractère de mauvaise foi, d’aveuglement impénitent qui la déconsidère.
L’esprit de liberté, l’esprit scientifique, sont en opposition directe avec cette tendance, même lorsqu’elle revêt une forme patriotique ou religieuse. Tout se transforme: patrie et religion, et telles que ces forces sont comprises aujourd’hui par les cœurs généreux, elles répudient toute étroitesse. L’homme qui n’aime pas les autres pays ne peut aimer le sien propre: son patriotisme n’est qu’orgueil et égoïsme. L’homme qui hait les autres hommes, au nom de Dieu, n’a aucune conception des principes essentiels du christianisme. Il est moins chrétien que l’athée, il montre que l’esprit de l’Évangile lui est absolument étranger. Les habitudes intellectuelles de notre époque ont façonné nos yeux à la perception de la vérité; quand nous l’avons aperçue, l’intolérance devient impossible, elle tombe de nous comme un vêtement usé. Par conséquent, ceux qui la pratiquent encore appartiennent à la catégorie des aveugles volontaires qui ferment leurs yeux pour vivre en paix leur mensonge et ne pas être éblouis par la lumière.
Les préjugés sont fils de l’intolérance; il y en a d’utiles, de nécessaires, de respectables même, étant donné l’ordre social actuel, mais eux aussi sont mensonges. Il en est d’ailleurs d’absurdes et de cruels, fondés sur le néant. Et on leur sacrifie gens et choses, tout en admettant parfaitement leur inconsistance. «Oui, je sais, ce sont des préjugés, mais j’aime mes préjugés!» Et, sur ce raisonnement, on commet les plus perfides et basses actions, la conscience à l’aise. Chérir et caresser le préjugé représente une mentalité élégante aux yeux de beaucoup de personnes, et, moins il a de base, plus on le trouve habile et digne d’imitation. Seize quartiers de noblesse excusent certaines étroitesses de jugement; mais avoir les étroitesses sans les quartiers, c’est le triomphe du factice et du faux. Les femmes excellent en ces jeux. Les plus sincères ont des moments de révolte, mais ils ne durent pas; elles préfèrent ces mensonges acceptés et vécus à une recherche de la vérité qui les déclasserait, les exposerait à leur tour aux préjugés des autres femmes.
Sur cette pente du snobisme, de l’intolérance et des préjugés, les plus honnêtes gens se laissent glisser jusqu’à une oblitération complète de la conscience. Ils sont tellement imprégnés de mensonge qu’ils ne peuvent plus respirer dans une «ambiance» pure. Ils savent au fond d’eux-mêmes qu’ils sont dans le faux, et ils refusent de s’éclairer, car une fois éclairés, ils risqueraient de devoir prendre une décision contraire à leurs intérêts personnels, à leurs préjugés mesquins, à leur absurde désir de paraître sans être. Par égoïsme, ils en arrivent à se rendre complices des plus odieuses machinations, à refuser le droit de justice, à admettre des points de vue d’une inqualifiable cruauté.
La mauvaise foi qui sert de base à la plupart des rapports sociaux et qui les dénature n’est autre chose que la suite logique de ces mensonges vécus. Je ne parle pas de cette mauvaise foi que le code se charge de punir, mais de celle que les honnêtes gens pratiquent à l’aise dans leurs actes et leurs discussions. En politique, en journalisme, en affaires, dans toutes les manifestations de la vie sociale, elle sert de base aux transactions, aux attaques et aux défenses. C’est une habitude dégradante, bien plus corruptrice que le jeu des passions. Elle est, en outre, inutile, car étant l’apanage de tous les partis, elle ne sert plus à aucun. Dans la vie privée, les mêmes inconvénients se retrouvent. Même dans la famille,—la moins faussée encore des organisations sociales, parce qu’elle s’appuie sur les lois naturelles,—que de mauvaise foi préside souvent aux rapports, aux délibérations, aux résolutions! Ces mensonges qu’elle voit vivre par ceux qu’elle respecte le plus au monde, ne peut que préparer la jeunesse à l’existence artificielle et fausse. Qu’il s’agisse de carrière, de mariage, la préoccupation de frauder la vérité perce de quelque côté. Plutôt que de ne tromper personne on se tromperait soi-même, et l’habitude est tellement enracinée que les plus sincères croient à peine en eux-mêmes et ont cessé entièrement de croire aux autres.
La disproportion qui existe entre les principes, soi-disant directeurs de la société, et leur application dans la vie vécue est le plus grave mensonge de notre époque. A quoi bon tant de principes pour ne pas les appliquer ou les appliquer si contradictoirement? Telle manifestation du péché mérite le mépris, telle autre l’admiration; le mal a cessé d’être le mal d’une façon absolue, c’est une question d’adresse ou de situation. Les formules prud’hommesques continuent cependant à s’étaler partout, et on enseigne en même temps le moyen de contourner leurs angles trop droits. On les contournera toujours, c’est dans la nature humaine; le mensonge est de manquer aux principes en les proclamant, ce qui trouble les idées. Troubler les idées, c’est la grande arme de notre époque, le meilleur moyen d’attaquer, le meilleur moyen de se défendre. Accusations ou éloges, mensonges! Tout se jette dans le tourbillon, et ce tourbillon finit par créer une atmosphère.
Cette mauvaise foi dans les rapports, dans les paroles prend toutes les formes. Ceux qui refusent de se servir de l’arme déloyale sont broyés par la vie. Mentez, il en restera toujours quelque chose, si vous mentez suivant vos intérêts ou vos haines. L’homme qui veut se soustraire à cette obligation doit déployer dans l’existence une énergie double, des quantités triples, et cette lutte titanesque contre le mensonge en fait presque toujours un révolté.
Partout où l’on regarde aujourd’hui, on voit le mensonge installé à la place d’honneur, dominant la vie des individus et des états, répété par des honnêtes gens qui en connaissent la fausseté et s’en font cependant les gardiens et les porte-voix. Il semble qu’un mot de vérité ferait crouler l’édifice, et, pour le soutenir, vite on accumule les paroles mensongères, les affirmations fausses, les sentiments factices.
Maintenant tout s’effrite, les fondations et la bâtisse: poutres, ciment, barres de fer, rien ne tient plus! C’est la pourriture du dedans qui renverse la maison et non les coups du dehors; l’homme regarde avec effroi son abri s’effondrer et commence à comprendre qu’il a basé sa vie sociale et morale sur un sol artificiel et que ses racines ne plongent plus dans le sein fécond de la vieille Cybèle.
Les ravages du mensonge n’ont pas atteint le même point chez tous les peuples; certaines races ont conservé pour la vérité une sorte de respect, hypocrite peut-être, mais qui empêche le désagrégement des molécules et maintient la cohésion de l’ensemble. D’autres nations, plus arriérées comme civilisation et liberté, ne se sont pas aperçues encore du mensonge sur lequel repose une partie des institutions et elles acceptent, sans même le discerner, le mensonge social; leur intelligence, ignorante des méthodes scientifiques, ne s’applique point à la recherche des causes déterminantes des phénomènes moraux. Par conséquent, les attentats qu’elles commettent contre la vérité n’ont pas d’aussi redoutables résultats pour les consciences; elles sont, pour ainsi dire, irresponsables de leur mauvaise foi. Mais les races latines, si fines, si clairvoyantes, si avisées, auxquelles rien n’échappe ni en elles, ni en dehors d’elles, ne peuvent plaider les mêmes excuses. Et pourtant le mensonge y a acquis une force dissolvante extraordinaire; d’abord parce que sa floraison y a été merveilleuse d’intensité, pour des raisons historiques, géographiques, ethnographiques qu’il serait trop long d’énumérer ici; ensuite, parce que la dissimulation y est ouvertement considérée comme une force permise à l’usage des habiles. Cette idée en se généralisant a envahi non seulement les directeurs du troupeau, mais le troupeau entier et a produit un état mental particulier qui, faisant perdre à l’homme le respect de lui-même, devait inévitablement tarir ses forces vitales et enrayer ses progrès.
Ce qu’il y a de spécial à notre époque dans cette habitude du mensonge, c’est que tous le pratiquent ou sont soupçonnés de le pratiquer. Dire d’un homme aujourd’hui qu’il est honnête ne signifie point qu’on peut se fier implicitement à sa parole. Ceux qui ne mentent jamais n’en recueillent pas plus de considération, parce qu’au fond on ne croit à la véracité de personne. Les cœurs religieux eux-mêmes se sont trouvés impuissants contre le courant: ils auraient dû être les gardiens de la vérité, et ils se sont pliés comme les autres à tous les mensonges sociaux: préjugés, conventions, injustices patentes, acceptation commode des faits accomplis et des formules toutes faites, affirmation de principes auxquels on n’essaye même pas de conformer sa vie.
Vouloir réformer le monde d’un seul coup et espérer battre en brèche rapidement le mensonge social est chose impossible. L’œuvre collective ne s’accomplira que par lentes évolutions. Elle a ses apôtres et ses disciples. Tous ne peuvent y concourir activement, tous n’ont pas une vocation déterminée, mais le devoir des esprits droits et des intelligences fermes est de ne pas s’isoler de ce mouvement et de ne pas l’entraver, même s’il comporte des sacrifices graves. Ce qui tend à ramener la vérité dans la vie humaine, doit être encouragé et soutenu, mais il ne s’agit pas de combattre les moulins à vent et de partir en guerre contre les usages établis; certaines surfaces demandent à être supportées et respectées. Ce qui est mensonge dans les choses tombera de soi-même lorsque la vérité sera considérée comme une force bienfaisante.
Mais pour que les efforts des apôtres de la vérité, pour que les sentiments de ceux qui les suivent et les encouragent soient féconds, il faut que ces hommes, ces femmes apprennent à rechercher la lumière en eux-mêmes, à tout examiner sous ce rayonnement implacable, à appliquer à leur propre vie la méthode, l’investigation rigoureuse, à se servir vis-à-vis d’eux-mêmes d’instruments de précision. Il ne s’agit pas seulement de préparer l’avenir, mais de réaliser en soi, dès aujourd’hui, une vérité possible; cette obligation s’impose, non seulement aux directeurs attitrés de la pensée moderne, mais à toutes les intelligences et à toutes les âmes capables de concevoir et de ressentir la beauté du vrai.
Cette orientation nouvelle de la vie morale comprend deux parties: la pratique de la vérité vis-à-vis de nous-mêmes, la pratique de la vérité vis-à-vis des autres. La première est immédiatement applicable; la seconde a besoin pour pouvoir s’exercer de l’éducation que l’habitude de la sincérité personnelle aura donné à l’âme.
Sans qu’ils s’en doutent, les êtres humains vivent presque tous dans le faux et dans le rêve. Dans le faux parce qu’ils prétendent sentir, penser et admettre une foule d’idées et de sentiments dont un examen consciencieux, même superficiel démontrerait la non-existence. Ne serait-il pas plus digne, plus sérieux, plus pratique de se dégager de ces formules vides, de ces sensations artificielles, de ces conceptions erronées qui entraînent et égarent? Apprendre à regarder les vérités face à face, celles de la vie, des faits, des circonstances, serait se revêtir d’une cuirasse préservatrice et d’armes de combat efficaces. La plupart du temps l’homme est vaincu dans les luttes, parce qu’il ne se rend pas un compte exact de ses propres forces et de celles de ses adversaires. Il préfère fermer les yeux aux clartés qui découragent ou offusquent. Il ne tient pas assez compte de la loi des causes et des effets, ces grands chanceliers de Dieu, comme les appelle Emerson; il ne veut pas regarder les causes, de peur d’y trouver l’explication ou l’augure de ses défaites passées ou futures. Autour de lui, de ses enfants, de ceux qui l’entourent, il élève une muraille dont chaque pierre est une idée fausse. Les exemples sont inutiles, il suffit de réfléchir un instant, et ils arrivent en foule. L’homme passe les années que Dieu lui donne à se forger des illusions qu’il refuse de passer au crible de la réalité.
Le même phénomène se retrouve dans sa vie intérieure. L’être humain qui soumet toutes les manifestations de sa vie morale à la lumière de la vérité est une exception. Généralement il se ment à lui-même tout le temps; les plus honnêtes vivent dans une sorte de rêve inconscient. Par moments une clarté soudaine se fait, ils voient leur misère et reculent épouvantés, écœurés, anéantis. Mais, au lieu de faire de cette vision une habitude constante, de l’évoquer courageusement, ils s’empressent d’élever entre elle et eux un échafaudage d’illusions et de rêves, attribuant à leurs stériles aspirations vers le bien le mérite de réalités vécues.
Se placer en face de la vérité dans toutes les circonstances et dans tous les moments ne signifie point mener une vie parfaite, ni même atteindre un haut degré de moralité. L’homme sincère a des passions comme les autres, il est soumis comme les autres aux lois naturelles, peut-être avec plus de force même, car l’habitude de la vérité augmente la force vitale. Mais, si la parfaite franchise vis-à-vis de soi-même ne suffit pas à moraliser les individus, elle est cependant la condition essentielle de toute moralité; sans elle, l’existence la plus admirable d’apparence n’est qu’un de ces sépulcres blanchis dont parle l’Écriture.
Il y a, d’ailleurs, des chances pour que la vision nette de ses misères ramène l’homme dans la voie droite. En tout cas, ses erreurs, ses faiblesses, ses irrégularités n’auront pas la tare irrémédiable du mensonge voulu, chéri, caressé; ses fautes, pour graves qu’elles soient, revêtiront une sorte de grandeur, et sa conscience n’en sera pas dépravée. La fausseté rapetisse le bien; la sincérité, en une certaine mesure, purifie le mal.
Lorsque l’habitude de n’apprécier en tout que le vrai dominera les âmes, l’activité humaine doublera. L’homme ne pourra plus supporter en lui des aspirations, des intentions, des rêves qu’il ne traduira pas en actes. Il les étouffera s’il ne peut travailler à les réaliser. Et le phénomène se produira aussi bien dans l’ordre moral que dans l’ordre des faits matériels. Toute la mentalité humaine changera, l’échelle des valeurs subira de radicales modifications. Le mépris tombera sur ce qui représente aujourd’hui le prestige; l’amour de la gloire vraie remplacera les mesquineries vaniteuses; la course effrénée à l’arrivage sera considérée comme un aveu d’infériorité; l’artificiel en littérature et en art s’effondrera comme un échafaudage de planches légères qu’un coup de marteau suffit à détruire.
Le travail individuel d’une élite, si peu nombreuse qu’elle soit au début, suffira à renverser plus d’un faux dieu et à créer un courant favorable à l’institution d’une religion nouvelle, à laquelle toutes les autres pourront participer, car toutes ont le mot de vérité inscrit dans leurs livres. Les chrétiens sincères devraient apporter le contingent de leurs forces à la formation de cette élite, ils ne feraient ainsi qu’obéir aux injonctions de leur Dieu qui s’est proclamé lui-même vérité et vie, indiquant que les deux mots ne peuvent être disjoints.
La franchise vis-à-vis de soi-même, consciencieusement pratiquée, modifiera inévitablement nos rapports vis-à-vis d’autrui, mais le changement ne pourra s’accomplir que prudemment et progressivement. L’introduction soudaine d’une sincérité intempestive dans les relations sociales serait inutile et dangereuse.
Le droit du silence, ce droit indiscutable, sans lequel la dignité humaine deviendrait impossible, est le meilleur gardien de notre véracité. Que de mensonges parlés son usage nous éviterait pour ce qui concerne les autres et nous concerne nous-mêmes! La pratique de la réserve morale, cette pudeur qui empêche les âmes délicates de livrer leurs secrets, met l’homme à l’abri des investigations indiscrètes auxquelles il doit parer sans cela par la dissimulation ou l’artifice; apprendre à se taire sur les sujets où la franchise complète ne serait pas de mise, est donc une sagesse et une force. On reste ainsi dans la vérité vis-à-vis de Dieu et de soi-même, sans tromper, froisser ou affliger les autres par des paroles fausses, blessantes ou pénibles.
Lorsque les habitudes de véracité auront pénétré les consciences, l’homme pourra avoir à l’égard de son prochain des franchises, des sincérités impossibles ou du moins difficiles actuellement. Les rapports n’en seront ni plus âpres ni moins cordiaux, car la vision nette de notre état intérieur nous rendra forcément indulgents et compréhensifs. Le factice et l’artificiel une fois bannis, les relations ne se fonderont plus que sur des sympathies réelles. Tous les mots flatteurs et affectueux qui s’échangent aujourd’hui dans le monde ont perdu leur signification; ils produisent un petit chatouillement de vanité, mais l’inspirent aucune confiance. Ils font partie du métier mondain ou simplement social; rien n’en reste, et l’homme se trouve dégradé par le seul fait de la non-valeur des mots qu’il prononce abondamment.
Le jour où, dans un certain nombre d’esprits, ce travail personnel se sera accompli, le mépris du mensonge vécu si longtemps montera des consciences au cœur. Tous éprouveront une honte de s’être satisfaits d’un état moral si inférieur, si absurde, si mesquin... Et ce jour-là, les plus véridiques comprendront quelle part ils ont eue dans la construction du temple que notre époque, chercheuse de vérité, a élevé au mensonge.
Cette terreur qui a de tous temps éloigné les hommes de la vérité est instinctive, et jusqu’à un certain point justifiée; elle procède de ce que les Eglises appellent le péché originel ou, pour mieux dire, la tragédie mystérieuse qui a creusé l’abîme entre l’âme humaine et ses origines divines. Le mensonge nous en dissimule la profondeur, la vérité nous la montre, et pourtant elle seule peut aider à le combler. Mais, pour oser toujours la regarder face à face cette vérité, une certaine trempe est nécessaire, et on ne peut l’acquérir que lentement, par un effort constant de volonté.
La tentation de détourner la tête est souvent irrésistible; c’est un tel repos de s’illusionner, de ne pas constater, d’accuser la destinée et non soi-même, de se figurer que l’irréparable est réparable, de nourrir son cœur et son esprit de rêveries qui engourdissent les douleurs et voilent les états de conscience. Nous ne nous apercevons pas qu’elles portent en elles un germe de mort. Il n’y a chaleur que là où il y a lumière, il n’y a vie que là où il y a chaleur; c’est ainsi dans la nature physique, et le même phénomène se répète identiquement dans l’ordre moral.
Certes, se placer toujours sous l’œil de la vérité, c’est courtiser une rude maîtresse; c’est apprendre à connaître sa propre misère, à constater tout ce qui défigure notre image; c’est se soumettre à des crises d’anéantissement vis-à-vis de Dieu et de nous-mêmes. Souvent, semblables à Moïse sur le mont Sinaï, nous ne pouvons supporter cette lumière, nous devons nous prosterner la face contre terre pour ne pas être brûlés par elle.
Mais de ces crises notre être intérieur sort trempé et renforcé; si la vérité écrase souvent, elle relève, elle transporte aussi; les âmes, par le contact direct avec cette lumière qui est Dieu, acquièrent le sentiment de leur origine divine, la certitude de leur liberté et de leur force.
Ces heures-là compensent les plus rudes humiliations. Ils sont rares sans doute ces moments: les passions, les faiblesses, les incapacités de notre nature nous retiennent, nous entravent sur cette route lumineuse; mais une fois goûtés, on n’en perd plus la saveur, et pour la retrouver l’on se replace de bon gré, sous la clarté divine, acceptant les brûlures pour connaître les transports, se soumettant à l’écrasement salutaire d’où sort le renouvellement des énergies.
Intellectuellement aussi l’homme ne peut que gagner au contact de la vérité. Scientifiquement et historiquement, c’est indiscutable; artistiquement, c’est admis en partie; mais le fait doit s’étendre à toutes les manifestations de l’esprit. On souffre aujourd’hui d’un nivellement amoindrissant. Le but est bien d’inventer des genres nouveaux en musique, en peinture, en littérature; mais ce sont des genres, ce n’est pas de l’originalité vraie; lorsque le succès arrive, la horde des imitateurs surgit. Le besoin de vérité mis en pratique ferait disparaître genre et imitations; chacun voudrait être créateur, et lorsque l’inspiration désirée ne viendrait pas, on renoncerait à la symphonie, au tableau, au poème pour des métiers plus humbles. L’art et la littérature y gagneraient considérablement, et le nombre des ratés diminuerait.
En politique également, la vérité simplifierait bien des choses. Elle est contraire à toutes les traditions, mais l’on peut se demander si le système suivi jusqu’ici a produit de très satisfaisants résultats pour le bonheur de l’humanité. Le droit du silence suffirait à garantir des indiscrétions dangereuses.
Un homme d’état célèbre a dit qu’en politique la sincérité était la plus grande des habilités, mais personne n’a relevé la formule, et ni rescrit impérial, ni motion républicaine ne suffiraient à l’imposer. Là encore, c’est par le travail individuel des consciences qu’on arrivera à changer l’orientation des esprits chargés de gouverner les nations.
Lorsque chaque individu se sera fait une éducation personnelle par la pratique de la vérité, il tiendra à honneur d’être lui-même et de se montrer tel qu’il est. Ce sera sa dignité; il aura honte des attitudes artificielles qui servent aux hommes à dissimuler leur individualité vraie. Il aimera ouvertement ce qu’il aime, haïra ce qu’il hait. Bien entendu, certaines surfaces et certaines formes devront être respectées; aucune société humaine ne serait possible sans cela. Mais on ne se croira plus obligé de partager les préjugés, les admirations, les points de vue du groupe auquel on appartient par sa famille ou sa situation. Chaque être voudra être soi. Quel renouvellement de toutes choses! l’humanité en sera rafraîchie, rajeunie; l’ennui qui dévore les classes dirigeantes se dissipera, car leur champ d’observation s’élargira étrangement, il deviendra varié, multiple, immense. Les originalités surgiront, les copies serviles seront ridiculisées, les habitudes moutonnières ne serviront plus de règles inflexibles à toutes les vies; l’empire de la mode sera remplacé par la fantaisie individuelle...
Ce sont là les résultats secondaires de la révolution morale que le contact avec la vérité imposera aux hommes. Quelques existences vivifiées suffiraient à la provoquer; la formation de cette élite semble prochaine, mais pour être efficace, elle devrait se recruter dans tous les partis. Qu’importe les dénominations! Une seule vaut: l’amour de la vérité, c’est-à-dire l’amour du Dieu de vérité! Les uns l’appellent l’Éternel, les autres le Père; d’autres encore l’honorent sous le nom de justice immanente, mais tous peuvent se rencontrer dans cette communion du vrai. Ce qui différencie réellement les hommes entre eux, ce ne sont ni les dénominations ni les opinions politiques; c’est le plus ou moins d’empire que la vérité a dans leurs cœurs. Que de Pharisiens respectables haïssent la lumière, et que de péagers la chérissent! Malgré leurs défaillances et leurs chutes, ils regardent sans cesse vers elle et l’adorent.
Cette adoration du vrai doit être la base de la société de l’avenir, la religion commune de tous les esprits sincères. Elle a des adversaires puissants, la lutte sera acharnée, les instincts de notre nature lui opposeront de formidables barrières, mais il faut croire en son triomphe final, seule espérance de bonheur que puisse avoir l’humanité. Il faut y croire, même si nous la voyons poursuivie, écrasée, morte. «La vérité ne peut jamais être ensevelie plus de trois jours. Le troisième jour elle ressuscitera, malgré tous les Pharisiens et Sadducéens qui voudraient la retenir dans sa tombe[12].»
CHAPITRE VII
LA BONTÉ
Soyez bons dans les profondeurs, et vous verrez que ceux qui vous entourent deviendront bons jusqu’aux mêmes profondeurs.
Maurice Maeterlinck.
Maurice Maeterlinck a écrit dans le Trésor des humbles un chapitre sur la bonté invisible qui est peut-être le plus beau de son livre. La forme symbolique, un peu obscure, dont il enveloppe certaines vérités ésotériques n’empêche pas sa pensée, élevée en hauteur, de se manifester avec une clarté suffisante. La bonté invisible, dit-il, n’est pas de ce monde, et cependant se mêle à la plupart de nos agitations... Elle ne se montre pas... elle se cache comme si elle avait peur d’user de sa puissance... Et l’auteur décrit les rapports mystérieux, doux et forts qui peuvent s’établir d’âme à âme par la puissance sentie, ne fût-ce qu’un instant de cette lumière secrète.
Lorsque Maeterlinck parle de ces régions supérieures où les dieux vivent, de ces contacts imprévus et soudains d’où naissent les «certitudes inouïes», on croit apercevoir un des coins du voile se soulever. Mais ce réveil de l’inexplicable, ce mouvement intime qui pousse certains esprits à se demander chaque soir: «Qu’ai-je fait d’immortel aujourd’hui?» ne peut se produire que chez les âmes préparées par une longue vie intérieure aux révélations spéciales, aux communications secrètes avec les forces supérieures. C’est le domaine des consciences exceptionnelles. Je voudrais parler ici d’une bonté plus visible, plus à portée de tous, qui se renouvelle aux mêmes sources que la bonté invisible, mais dont les manifestations rentrent dans le domaine simple de la vie journalière et des rapports constants entre les êtres que la volonté de Dieu ou le hasard de la destinée a réunis dans un cercle commun d’existence.
⁂
Je tiens d’abord à établir que, par bonté, je n’entends point philanthropie, ni même charité. Une personne bonne aura évidemment compassion de toutes les souffrances et essaiera de les diminuer, mais la proposition ne peut être renversée; les œuvres de bienfaisance regorgent d’individualités dures et acrimonieuses qui ne satisfont guère en s’occupant d’autrui qu’un besoin d’autorité, d’agitation, de modernité. Quelques-unes traitent si durement les créatures dans leur dépendance, que les misérables préfèrent souvent se passer de bienfaits aussi maussadement distribués. Au moindre dérangement, à la moindre insistance, ces soi-disant philanthropes s’énervent, s’irritent, entrent même parfois en fureur, humiliant par de méprisantes paroles les pauvres êtres qui les implorent. Les femmes sont les plus irascibles: quand une de leurs protégées est assez hardie pour se présenter devant elles sans y être autorisée, il faut entendre ces anges de la charité! Comme aucune notion de justice n’éclaire leur intelligence, ce qu’elles font pour autrui, leur paraît si immense, si admirable, qu’il est inutile de l’assaisonner d’un peu de bonne grâce. Elles ignorent la compassion; la sympathie n’habite pas leur cœur et la bonté y est étrangère.
D’autres personnalités—et c’est là une seconde catégorie—sentent et pratiquent réellement la charité vis-à-vis des indigents; elles ont pitié des besoigneux et font pour les secourir de vrais sacrifices de temps, d’argent, de santé. Mais leur cœur ne s’ouvre que pour les misérables, il reste dur vis-à-vis de ceux dont la vie est normale, éclairée de quelques lueurs de bonheur. Leur intérêt a besoin pour naître et se développer de l’abaissement du prochain, de son malheur, de sa pauvreté. La déchéance matérielle est le rayon de soleil qui fait germer en ces âmes les sentiments altruistes. Pour leurs égaux elles demeurent froides et implacables; ils ne sont pas des frères à aimer, mais des rivaux à craindre, et il est intelligent de fermer contre eux les portes du cœur. Cette charité unilatérale n’est pas la bonté, ou du moins c’est une bonté partielle; elle est semblable à un arbre dont une branche seule porterait des fruits.
Dans cette nomenclature des bienfaiteurs humanitaires, auxquels la bonté lumineuse et chaude est inconnue, il ne faut pas oublier les justiciers, ceux que domine l’orgueil spirituel, et qui, se posant en redresseurs des consciences, distribuent généreusement conseils et censures. Ils s’intéressent à leur prochain, oui, certes, mais en grands prêtres chargés de rechercher et de châtier le pécheur. Leur esprit un peu étroit ne voit que la surface des choses, ils mettent des étiquettes, classent, catégorisent. Je pense toujours que ces gens-là auront de grandes surprises quand ils entendront Dieu prononcer ses jugements dans les demeures célestes. Ils estiment le moule plus que la substance, travestissent l’histoire, ne comprennent pas la vertu féconde qui se dégage des paroles sincères et des tableaux vrais. Ils crient à l’immoralité, jettent l’anathème, condamnent et exécuteraient volontiers ce prochain, au bien duquel ils prétendent consacrer leurs énergies et leurs sentiments.
Philanthropes à l’âme dure et vous bienfaiteurs des pauvres, dont le cœur est fermé à vos égaux, et vous aussi contempteurs orgueilleux des faiblesses humaines, vous ignorez le culte de la bonté, son rayonnement ne vous a point pénétrés, l’amour de cette perle cachée, rare, unique, exquise vous est inconnu... Les faits seuls vous frappent; vous comptez l’argent qui se donne, voyez les secours qui se distribuent, écoutez les sentences qui se prononcent, mais vous êtes aveugles à la fascination profonde qu’a le regard, le sourire, le geste des êtres bons.
Surtout vous ne voulez point voir que la bonté est une chose en soi comme la beauté. Vous vous obstinez à la chercher uniquement—si tant est que vous la cherchiez jamais—chez les personnalités très vertueuses, comme si la bonté était l’éthique. Il ne peut y avoir de véritable éthique sans bonté, mais la bonté est avant tout un sentiment, un sentiment qui peut germer dans n’importe quel terrain. J’ai connu de terribles pécheurs qui la pratiquaient avec une infinie délicatesse, j’ai vu des pécheresses qui en avaient le cœur rempli, et hélas! j’ai constaté souvent chez des gens très corrects l’absence complète de cet élément divin. La bonté, on ne saurait assez le répéter, est donc une chose en soi comme la beauté, seulement sa force est toujours bienfaisante; elle ne suggestionne pas les passions, ne dérègle pas la pensée et étant d’essence immortelle ne subit pas les détériorations du temps.
Il est évident que les fruits d’une bonté étayée de morale et de sagesse ont des saveurs et des aromes supérieurs à ceux des plantes dont les racines tirent leur suc d’un sol ravagé par les tempêtes et où le feu du ciel est tombé. La bonté donc, tout en pouvant croître dans les marais ou sur les rochers brûlés, ne donne sa floraison complète que dans certaines conditions de climat et de terrain. Largement cultivée, réchauffée au soleil bienfaisant de la sympathie humaine, elle pourrait donner des fruits d’essence miraculeuse, aptes à apaiser la faim et la soif des êtres qui périssent mentalement, faute du morceau de pain ou de la goutte d’eau capables de leur donner la force de vivre. Car, si le nombre des affamés de nourriture matérielle est incalculable, celui des malheureux affamés d’aliments spirituels est plus considérable encore. Tous ne sont pas conscients de ce besoin, quoique tous plus ou moins en souffrent.
Mais pour être efficaces les meilleurs baumes ont besoin d’inspirer confiance; celui qui l’ordonne ou l’applique doit être revêtu de prestige. Or quelle est la position faite à la bonté dans le monde des honnêtes gens, de ceux qui croient en Dieu ou qui du moins admettent une loi morale? Hélas, si la philanthropie est en honneur, la bonté est en discrédit. Vanter la bonté de cœur d’un individu ne l’avantage nullement dans l’opinion publique. On y voit un signe de faiblesse, un symptôme d’impuissance, un indice de non-combativité. Être bon, c’est-à-dire exercer une parcelle d’action divine, équivaut aux yeux de la masse à une preuve de naïveté qui fait se plisser dédaigneusement les lèvres. A ces méprisants sourires, les anges du ciel doivent grincer des dents pour peu qu’ils soient intolérants de la sottise humaine.
⁂
Pour réveiller les âmes endormies qui refusent de s’agenouiller devant la bonté,—laissée par Dieu sur la terre pour adoucir à l’homme les duretés, les aridités, les cruautés de la route,—un premier travail s’impose, travail de réaction et de défense. Avant d’établir le culte de la bonté, il est indispensable d’apprendre à haïr son contraire, à se mettre en garde contre les manifestations de cette hostilité malveillante que tant de consciences, soi-disant honnêtes, osent se permettre impunément.
La législation des pays civilisés contient des mesures répressives contre tous les genres de délits, attentant d’une façon quelconque à la propriété, à l’homme, à la vie des individus. Si les malfaiteurs échappent au châtiment, c’est la faute des magistrats appelés à les juger ou celle de leurs victimes qui n’ont pas su les poursuivre: la loi existe et ne demande qu’à être appliquée. Mais rien ne protège l’homme contre le danger souvent mortel des langues venimeuses. En certains cas particuliers, la triste ressource du duel existe; celle des procès en dommages-intérêts pour calomnie a, en Angleterre et en Amérique, des effets pratiques. Ils sont, par contre, hérissés de difficultés en pays latins et donnent de minces résultats; il faut, d’ailleurs, pour y recourir une diffamation publique, un article de journal, une injure devant témoins... Contre les paroles hostiles, les médisances hypocrites, les calomnies extravagantes, les insinuations mensongères qui courent le monde, insectes destructeurs de l’âme et de la chair, l’homme est désarmé, la loi ne lui prête aucune assistance et ne lui en prêtera jamais, car sur les dénonciations anonymes aucun contrôle légal ne saurait s’exercer.
Mais là où la loi est impuissante, un courant d’opinion publique pourrait se manifester et imposer ses verdicts. Que de choses, non défendues par le code, et personne n’ose faire parce que l’opinion publique s’y oppose! C’est à elle qu’il incomberait de vouer à l’abandon les êtres méchants. Il faudrait s’en écarter comme de bêtes malfaisantes et leur enlever par l’isolement, les moyens et la force de nuire. En avoir peur, les ménager est un calcul aussi honteux que faux. L’ostracisme est le seul système à suivre pour leur couper les griffes; il est appliqué souvent à des péchés ou à des peccadilles, nuisibles seulement à ceux qui les commettent, et on laisse à l’honneur du monde des créatures envieuses, haineuses dont les paroles empoisonnées détruisent les bonheurs et les réputations... Que d’existences flétries, que d’affections perdues par ces coups de langue impunis!
Il est impossible de se représenter une société d’où la médisance, le dénigrement, la moquerie seraient complètement bannis. Elles sont irréductibles; l’humour veut se satisfaire, la vanité aussi, et elle trouve plus de plaisir à l’abaissement qu’à l’élévation du prochain. Mais le mal qui résulte de ces hostilités à fleur de lèvres est sans grande importance. Une bonne, cordiale ou généreuse parole peut cicatriser la blessure et dissiper l’impression. Ce qu’il faut stigmatiser c’est la méchanceté voulue, pensée, pratiquée avec persévérance et intelligence, qui s’irrite de toute grandeur, s’offusque de tout succès, stérilise toute initiative. Chacun de nous a connu, connaît où connaîtra de ces natures malfaisantes et infécondes elles-mêmes, qui, tantôt sous des formes de douceur hypocrite, tantôt sous des apparences de brusque franchise s’emparent des réputations, les étouffent, les souillent, les menacent, flétrissant et détruisant les existences, faisant plus de mal que les bandits et les voleurs, et cela sans remords, presque inconsciemment.
La société, qui a pris ses précautions contre la série des dangers visibles, aurait le droit et le devoir de s’armer contre le péril grandissant de la calomnie pour intangible et subtil qu’il soit. Il a pris, dans ces dernières années, des proportions effrayantes. La langue humaine a cessé de reculer devant les accusations les plus extravagantes et les plus formidables. Avec une incroyable légèreté les adjectifs injurieux s’accolent au nom du prochain connu ou inconnu. La première mesure à prendre pour redonner quelque sécurité aux chemins de la vie, serait de rendre les médisants conscients du mal qu’ils accomplissent. Les prédicateurs, les conférenciers, les littérateurs devraient entreprendre une croisade contre ces corsaires d’un nouveau genre qui ne combattent pas à visage découvert, mais à armes empoisonnées, et sont les véritables fauteurs de l’anarchie qui nous épouvante. Plusieurs s’amenderaient n’ayant péché que par légèreté; d’autres deviendraient prudents, se sentant surveillés par l’opinion publique; les impénitents verraient se tracer autour d’eux un rigoureux cordon sanitaire, qui circonscrirait leur action pernicieuse et servirait d’avertissement à de possibles imitateurs.
Les deux parties de l’humanité doivent faire un sérieux mea culpa, les femmes en particulier, car ce sont elles surtout les grandes prêtresses de la médisance et de la calomnie. Pour qu’un homme fasse de la parole l’usage léger ou haineux que sait en faire une femme, il faut qu’il soit tombé très bas déjà dans l’estime publique; il appartient à la catégorie des êtres sans valeur ou des canailles avérées. Chez les femmes, au contraire, on en voit d’intelligentes et de respectables répandre insouciamment les plus venimeuses insinuations et articuler sans scrupules les plus odieuses calomnies. Les trois principales causes de ce débordement de langage sont chez elles: la vanité qui, à l’envers de celle de l’homme, a énormément augmenté avec la civilisation; le manque de responsabilité sociale et morale, et l’absence totale du sentiment de la justice. «Il existe dans l’esprit de la femme, dit Herbert Spencer, un manque visible de la plus abstraite des émotions qui est ce sentiment de justice qui règle la conduite, indépendamment des affections ou des antipathies qu’inspirent les individus.» La plupart des femmes jugent avec leurs nerfs, avec leur imagination, quelquefois avec leur cœur, presque jamais avec leur intelligence et leur conscience.
Par ce vent de revendications qui tire de tous les côtés aujourd’hui, on rend les hommes responsables des maux qui pèsent sur l’existence de la femme moderne et de toutes les difficultés qui en entravent l’essor. Sans diminuer nullement la part de faute d’Adam dans les malheurs d’Ève, je crois que, si l’on procédait à une enquête sincère, on verrait que, dans la plupart des cas, la pire ennemie de la femme est la femme elle-même. Et je ne fais point allusion ici aux rivalités de l’amour, aux représailles de la jalousie, compréhensibles toujours, parfois excusables et qui rentrent dans le droit de légitime défense, je parle simplement du mal pour le mal qu’elles se font si volontiers les unes aux autres. Dans les mariages manqués, presque toujours une action féminine entre en jeu, celle d’une mère, d’une tante, d’une sœur, d’une amie... Ce sont les ennemies indirectes, bien plus nuisibles que les rivales d’amour. Et quand il s’agit d’entraver une carrière de femme, qui apporte les plus grosses pierres pour le lapidement? Si une réhabilitation est tentée, si une malheureuse cherche à remonter la pente descendue, qui la repousse avec le plus de rigueur? Ses sœurs, toujours ses sœurs! Lorsqu’une femme, par son intelligence, son activité, sa bonne volonté, a réussi à se créer une place à part dans l’opinion publique, qui essaye de ternir l’image que les hommes s’en font dans le sanctuaire de leur cœur? La femme, toujours la femme! Et pour décapiter ce pavot dont la hauteur les gêne, elles se servent du mensonge «comme le bœuf se sert de ses cornes» avec une dextérité merveilleuse.
Aujourd’hui encore, dans les luttes qui se combattent pour leur indépendance et leur dignité, ce sont les femmes qui se montrent les pires adversaires du progrès et du mouvement généreux tenté en leur faveur. Elles essayent de l’écraser sous le ridicule, en haine des champions de leur sexe. Et même chez ces champions est-il bien certain qu’un véritable sentiment de solidarité existe? En tout cas, il n’est pas général. Or, ce sentiment de solidarité est la pierre angulaire de tout renouvellement. Tant que la main de la femme, dans les heures de joie ou de douleur, ne se tendra pas instinctivement vers celles des autres femmes, tant que le succès d’une compagne ne la remplira pas de joie, tant que la fraternité ne sera pas née dans son cœur, sa situation morale et sociale ne s’améliorera point. Elle n’aura rien gagné et rien appris.
La solidarité des hommes entre eux n’est pas merveilleuse; elle manque de chaleur et de loyauté et se manifeste surtout pour la défense de leurs droits au vice; cependant sa puissance est grande. Pourquoi les femmes n’arriveraient-elles pas elles aussi à se syndiquer moralement, oh! pas contre l’homme, mais entre elles, pour leur défense mutuelle? Des sociétés se forment aujourd’hui, un peu partout en ce sens, et, il y a trois ans, lady Aberdeen ouvrait à Londres le grand Congrès international des femmes par ces mots qui résument tout un programme: «Fais aux autres ce que tu voudrais qu’on te fasse à toi-même.» Mais ce mouvement ne donnera des fruits précieux que si l’œuvre devient intérieure, si elle pénètre le cœur et la conscience, si les femmes ne continuent pas à détester et envier sans remords les femmes de leur entourage. Telle excellente fille, épouse, mère se montrera dure et implacable pour les autres personnes de son sexe, essayera de leur nuire de toute la puissance de sa langue et de son esprit.
Dans les questions de mariage, on entend les propos les plus cyniques sortir de bouches honnêtes. Un homme dans une belle position remarque une jeune fille à ses débuts dans le monde. Il s’occupe d’elle; on le constate et un émoi désagréable agite immédiatement toutes les autres femmes, même celles qui ne sont pas épousables et qui n’ont pas de fille à marier: «Feu de paille! s’écrie l’une d’elles, cela ne durera pas! Laissez-moi faire; à la prochaine occasion je la déflorerai à ses yeux de façon à ce qu’il n’y pense plus.» Tout cela dit le plus naturellement du monde et écouté de même. Personne n’avait conscience de l’énormité formulée et entendue; le vol moral qu’on s’apprêtait à commettre n’éveillait pas le plus léger scrupule. La personne qui avait parlé était irréprochable, aucun écart de conduite dans sa vie! Elle n’aurait pas dérobé à son prochain une aiguillée de soie, mais elle allait étouffer sans remords, par simple hostilité de sexe, le germe d’un bonheur... Et les autres femmes trouvaient l’intention naturelle, personne ne pensait à s’indigner, à se révolter, à protester...
Parmi les anecdotes historiques, il en est une sur Élisabeth de Russie qui résume tous les raffinements que peut atteindre la méchanceté féminine. «Trahie par son amant, la czarine se vengea, raconte la chronique, en l’obligeant à épouser une naine difforme et à passer la première nuit de ses noces dans un palais de glace avec des meubles en glace. Le lendemain, l’impératrice vint avec toute sa cour offrir un bouquet aux mariés bleuis sur leur lit par le froid. La fille de Pierre le Grand envoya ensuite sa rivale en Sibérie, à pied, après lui avoir fait couper le nez et les oreilles.» Ces fantaisies barbares d’une autocrate femelle ne seraient plus possibles aujourd’hui en pays européen, mais, si le fait ne peut se renouveler, l’atroce cruauté qui le dicta a-t-elle entièrement disparu des cœurs modernes? N’y a-t-il pas telles de nos contemporaines qui répandent autour d’elles une atmosphère angoissante, lourde de volontés perverses, de désirs malfaisants, de méchancetés calculées. Les narines délicates perçoivent à leur approche une vague odeur de soufre; au moyen âge, on aurait conclu à la possession diabolique, et l’exorcisme se serait imposé.
Mais on n’en use plus de notre temps; il est passé de mode comme les procès de sorcellerie; les maisons de santé pour névrosés ont remplacé les chambres ardentes et rien ne s’oppose à la violence des torrents de fiel que répandent les bouches haineuses. La société qui ne prend aucune mesure efficace pour se défendre recourt lâchement aux offrandes propitiatoires. C’est le culte de Moloch renouvelé, mais le calcul est aussi erroné que vil, la divinité malfaisante ne s’apaise point.
Cette complaisance honteuse vis-à-vis des médisants et des calomniateurs est non seulement inutile dans ses effets et déplorable en elle même, elle représente une injure vis-à-vis de la bonté, car le reniement n’est-il pas la pire des injures. Or c’est renier tacitement une force que de ne pas haïr son contraire. On ne saurait en même temps adorer le courage et s’incliner devant la lâcheté. La formule évangélique sur l’impossibilité de servir deux maîtres s’impose en ce cas comme vérité irrécusable. Pour les âmes capables de sentir la bonté, la méchanceté devrait être traitée en reptile devant lequel on recule. L’amour des animaux, poussé à ses limites les plus exagérées, n’a jamais inspiré la philovipérie. Par quelle aberration de notre mentalité la vipère humaine est-elle supportée, flattée, caressée même?
Dans ce phénomène morbide la femme a une large part de responsabilité directe et indirecte. Créée pour la bonté plus que l’homme, elle a davantage que lui manqué à sa mission par ses aversions violentes, sa langue acerbe, ses calculs mesquins. Elle se refuse plus encore que son compagnon à l’adoration de la bonté; la pratiquant souvent, elle ne l’admire pas et méprise cette force où elle s’obstine à voir une faiblesse. L’homme parfois s’attendrit devant un acte de bonté, la femme rarement, surtout s’il est accompli par l’une de ses pareilles. Cette hostilité contre son propre sexe la rapetisse, la stérilise et ferme son cœur. Si elle veut devenir ce qu’elle aspire à être dans la société, elle doit commencer par abjurer cette hostilité qui rendrait infécondes ses initiatives. Le retour à sa mission naturelle est aujourd’hui d’accord avec ses intérêts. A elle incombe le devoir de préparer le travail de réaction contre les médisants et les calomniateurs, et, ce travail accompli, d’élever un temple à la Bonté, cette plus haute forme de la psyché humaine, qui sert de rachat à toutes les fautes et représente le seul lien entre la terre et le ciel.
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Par son tempérament plus paisible, son caractère plus doux, l’éloignement où elle était maintenue des violences et des luttes, la femme, dans le plan divin, avait été évidemment destinée à être le centre et le foyer des vertus bienfaisantes. D’elle devaient émaner les indulgences, les patiences, les encouragements, les consolations, preuve en soit le rayonnement répandu par certaines bontés féminines. Lorsqu’une femme aime réellement son prochain, elle atteint des hauteurs, arrive à des dévouements, pratique des délicatesses que les hommes ne sauraient même imaginer et qui les entraveraient, du reste, dans l’accomplissement des devoirs plus rudes qui sont leur lot dans la distribution des tâches. Si ces radieux exemples sont rares, ce n’est point incapacité de nature, mais parce que le cœur d’Ève est fermé à ses sœurs; la stérilité d’une branche finit par s’étendre à l’arbre entier. Le jour doit venir où, en écoutant raconter un acte de bonté accompli par une femme, les autres femmes verseront des larmes de joie, capables d’effacer toutes les rancunes qui les ont divisées.
J’avais une amie—dans le sens courant du mot—qui s’est détachée de moi pour des raisons ignorées; même elle a cherché à me nuire par des paroles injustes et malfaisantes. Je lui en voulais un peu et sa présence m’était devenue plus pénible qu’agréable. Récemment, par hasard, une histoire m’a été racontée, révélant de la part de cette femme de grands traits de bonté; j’en ai éprouvé une joie subite, inexplicable, l’ombre de rancune qui obscurcissait mon esprit s’est dissipée. Aucune explication n’aura lieu entre nous, et probablement nous resterons séparées, mais quand je la rencontrerai ce sera avec plaisir, car je saurai qu’il y a dans son cœur, malgré ses torts vis-à-vis de moi, une belle place saine.
Si l’on entrait dans cet ordre de sentiments que de magnifiques joies on y trouverait! On m’objectera qu’elles seraient dépassées par les douleurs et les déceptions. Mais n’en avons-nous pas déjà? Il n’est pas besoin d’aimer les autres, il suffit de s’aimer soi-même pour sentir cruellement les torts qui nous sont faits, pour souffrir des moindres désillusions. Le développement de la sensibilité altruiste n’augmente pas les souffrances et les tempère, au contraire, en opposant la lumière à l’ombre.
En cultivant la bonté comme un attribut qui lui est propre, en la mettant au sommet de ses admirations, en haïssant la malveillance comme une laideur, la femme rentrerait dans le plan divin. La colère, l’indignation peut parfois ennoblir la physionomie de l’homme, tandis que tout sentiment de violence, de haine, de rancune enlaidit la femme et la rend facilement grotesque. Sa force réside dans la douceur, et la douceur sans bonté est une venimeuse peau de serpent dont il faut se défier plus que d’un fusil chargé. La bonté réelle est un fard merveilleux, elle imprègne de charme celles qui la sentent et la pratiquent. Rien ne retient le cœur des hommes comme la bonté, les plus sceptiques n’y résistent point, lors-qu’ils la sentent chaleureuse et vraie. Des femmes laides ont été passionnément aimées parce qu’elles étaient bonnes; des pécheresses ont été honorées dans leur vieillesse parce qu’elles étaient bonnes; de grandes coupables sont pardonnées parce qu’elles étaient bonnes.
L’impératrice Théodora, la femme de Justinien, à laquelle la tradition prête un passé de débauches et un règne de crimes, avait, paraît-il, un redeeming point. Le merveilleux manteau dont les mosaïques de Ravenne conservent le fastueux dessin, cachait un cœur rempli de pitié pour les autres femmes. Toujours elle les défendit, toujours elle leur tendit une main secourable, toujours elle se mit entre elles et les dangers, les châtiments et les douleurs. Et certes, Théodora n’était pas une faible; elle aimait la domination et l’exerçait; elle aimait sa beauté et n’aurait pas souffert de rivales. Son esprit était viril; elle avait un cerveau d’homme d’état et pour assurer sa puissance ne reculait pas devant le crime. Mais, malgré sa supériorité intellectuelle incontestable et sa nature impérieuse, elle sentait sa fraternité avec les autres femmes. Elle les aimait, les plaignait, les protégeait. Ce que l’impératrice byzantine savait éprouver, la femme actuelle finira-t-elle par le connaître et l’apprendre?
Cette bonté de femme à femme la vie moderne la permet et même l’impose. Jadis la compagne de l’homme vivait presque exclusivement enfermée dans le cercle de la famille, n’ayant guère que des contacts mondains avec son prochain du même sexe. Aujourd’hui ces contacts se multiplient. L’heure de la fraternité a sonné. La bonté rayonnante et tendre doit devenir l’aspiration des âmes. Cette bonté semblera à beaucoup de femmes contraire à la position de combat qu’elles ont prise. Elles croient que pour être moderne il faut tenir perpétuellement la lance au poing. Or c’est juste le contraire; la modernité est la fraternité, et il n’est point de fraternité féconde sans bonté. Il est des pays comme l’Angleterre où la force tend à devenir le seul idéal et où la dangereuse théorie du superhomme semble prendre pied même dans les écoles primaires. La sensibilité y est raillée et l’égoïsme et l’ingratitude y sont érigés en divinités. Mais ce sont là des végétations superficielles, nées d’un excès d’orgueil; étant contraires à la vérité et à l’humanité, elles ne pourront pousser de fortes racines.
Il ne faut pas que la théorie philosophique de «persévérer en son être» qui est la plus fausse des doctrines et la plus contraire au progrès vienne entraver ce mouvement de fraternité. Il ne s’agit pas pour l’homme de persévérer en son être, mais de le développer jusqu’à son plus haut degré d’épanouissement. Parmi les forces morales il en est de belles, de grandes, d’utiles. Quelques êtres privilégiés ont pu les exercer avec puissance et la postérité leur en rend honneur. Mais ce qui nous émeut en lisant la vie de ces créatures exceptionnelles, ce n’est pas le souvenir des batailles qu’elles ont gagnées, des traités qu’elles ont conclus; si nous nous attendrissons, c’est au récit d’un acte de bonté, d’une preuve de sensibilité, d’un élan de fraternité. L’impératrice Marie-Thérèse a laissé sur la terre une forte empreinte, mais parmi les gloires de la descendante de Habsbourg, une des plus rayonnantes est contenue dans le petit fait suivant que l’histoire n’a même pas enregistré. L’impératrice éprouvait pour le prince lorrain, dont elle avait fait un empereur, un attachement très vif, et leur ménage pouvait être cité comme un modèle parmi les ménages souverains d’Europe. L’on racontait cependant que l’empereur François regardait avec trop de bienveillance l’une des dames de la cour impériale. L’impératrice, fort jalouse, n’osait réagir, mais elle ne cachait ni son mécontentement de cette amitié trop tendre, ni son hostilité contre sa rivale.
L’empereur mourut, et toute la cour s’attendit à une exécution. A la cérémonie des funérailles, lorsque pour la première fois la malheureuse femme que François de Lorraine avait aimée, se retrouva en présence de Marie-Thérèse, tous les courtisans tendirent la tête avec une curiosité avide. Mais l’impératrice, allant au devant de celle que jusqu’alors elle avait haïe, l’attira dans ses bras. «Nous avons beaucoup perdu, Madame», dit-elle en l’embrassant.
Le souvenir du couronnement de Pesth et des guerres de Silésie sera depuis longtemps tombé dans l’oubli que ces paroles de victorieuse bonté résonneront encore dans les régions mystérieuses où se conservent les rares actes divins accomplis par l’homme sur la terre.
L’âme de la femme subit une crise dangereuse. D’un côté, il est vrai, un cri de rescousse a traversé le monde, le mot de solidarité féminine a été prononcé, mais ne risque-t-il pas de se changer en cri de guerre lorsque les femmes ayant réussi à étendre leurs droits, les limites de leurs ambitions s’élargiront? Implacables les unes envers les autres tant qu’il ne s’agissait que de la conquête du mâle, quelles proportions prendra cette hostilité, quand elles auront d’autres victoires à remporter? Comment supporteront-elles la concurrence qui, dans l’implacable lutte pour la vie, est l’occasion pour les hommes de tant de discordes et de cruautés? Au lieu d’édifier à la bonté un temple magnifique, au lieu de mettre son culte en honneur, les verra-t-on renverser les dernières pierres du pauvre autel qui lui restait encore et laisser libre passage à la horde malfaisante des dénigreurs, des détracteurs, des calomniateurs? Ces anarchistes anonymes qui sapent tous les respects, détruisent toutes les confiances et infiltrent dans les âmes le doute universel sont les réels démolisseurs de la société. Ils ne tuent pas eux-mêmes, mais ils ont préparé les armes dont les ennemis se servent.
La responsabilité des femmes est effrayante en ce moment. Si le mouvement féministe tourne à la haine, au lieu de tourner à la bonté, toute la joie sera bannie de la terre. Les yeux doivent s’ouvrir enfin. Il ne s’agit ni de religion, ni même de morale, c’est une question de vie ou de mort. Les plus incrédules devraient le comprendre. Il n’y a de bonheur que dans la bonté; la bonté seule le donne. Une femme dont la maternité s’étend à tous, il faudrait s’agenouiller devant elle à chaque minute parce qu’elle reflète le divin. Ce qu’une créature semblable fait de bien, qui pourra jamais le mesurer, même si elle ne sort pas du cercle restreint de la famille et des amis? Une grande lumière émane d’elle, une lumière de vie et de joie qui provoque chez tous ceux qui l’approchent un épanouissement de l’âme. Elle est l’amie, le repos, la consolation. Comparez son influence à celle des femmes dont les paroles sèches, les critiques acerbes, les insinuations perfides découragent toutes les manifestations nobles ou tendres. Leur sourire sceptique abattrait le zèle d’un apôtre. Même en n’employant que la méthode empirique le doute n’est pas permis. D’un côté le jour chaud et radieux, de l’autre la nuit froide, sombre, sans étoiles...
Des deux courants qui triomphera? Le triomphe complet est impossible, il y a dans l’humanité des instincts qui ne s’anéantissent jamais complètement, mais l’un des courants peut réduire l’autre. De grandes et magnifiques forces finiront par dominer le monde, mais à quoi servirait à l’homme d’élever des autels à la vérité et à la justice, si la bonté restait sans tabernacle. Elle est semblable à cette charité dont parle saint Paul, sans laquelle toutes les sciences et toutes les vertus résonnent et retentissent vainement comme l’airain et la cymbale.
La bonté n’a pas de sexe. Elle est aussi nécessaire à une portion de l’humanité qu’à l’autre, car elle seule pourra sauver le monde de l’anarchie morale dont il est menacé comme il y a dix-neuf siècles. Cette fois le salut peut venir de la femme. Un proverbe lombard dit: «La femme a sept âmes et une petite âme.» C’est peut-être dans cette petite âme oubliée qu’elle doit regarder aujourd’hui pour y trouver la vision de ce que l’humanité attend d’elle. Y puisera-t-elle la force d’arracher de son cœur la plante venimeuse qui la détériore? Saura-t-elle comprendre et pratiquer la mission de maternité élargie qui doit être la revanche de son sexe?
CHAPITRE VIII
LE RESPECT DU REPENTIR
Il y a plus de joie au ciel pour un pécheur qui se repent que pour quatre-vingt-dix-neuf justes.
(Luc., 15-7.)
Dans une société plus équitablement et généreusement organisée que la nôtre le respect du repentir entrera forcément dans les coutumes morales. Mais, dès aujourd’hui, les esprits chercheurs de vérité, ennemis des vaines formules et sur lesquels les apparences pharisaïques n’exercent aucun prestige, devraient rendre à ce phénomène de la conscience, une fois sa sincérité constatée, l’honneur qui lui est dû. Malheureusement, jusqu’ici, semblables en cela aux esclaves des préjugés et des formes, ils ont refusé de s’incliner devant le pécheur repentant.
Certains cœurs savent pardonner toutes les fautes; le monde, sans les pardonner, est indulgent à celles qui ne troublent pas son équilibre, et les vices eux-mêmes ne le rebutent point, s’ils ne sont pas l’objet de scandales éclatants. Mais toutes les âmes, âmes médiocres ou âmes d’élite, sont à peu près d’accord pour refuser à l’homme qui regrette ses crimes, ses fautes ou ses insuffisances, le respect auquel ce regret sincèrement senti lui donnerait droit. Bien au contraire, la manifestation ou même la simple constatation de ce repentir diminue sa situation morale; tant qu’il n’avouait pas ses erreurs, on pouvait les ignorer; vouloir les réparer, c’est affirmer qu’elles existent.
On lui permettra peut-être,—pas toujours,—de travailler au bien, d’accomplir le bien, d’effacer le vermillon qui tachait ses vêtements, et de le remplacer par la blancheur des neiges. Mais il occupera par le fait même de cet effort une position inférieure, l’opinion publique s’exprimera sur son compte avec une pitié dédaigneuse et sa force sera traitée en faiblesse. Aussi longtemps qu’il vivait dans l’erreur ou l’inutilité, nul ne se croyait autorisé à lui rappeler ses écarts de conduite, ses inaptitudes ou ses paresses; on acceptait toutes les surfaces, même si elles étaient percées à jour! Du moment qu’il a avoué, fût-ce simplement par une modification de sa manière d’être, qu’il réprouvait sa vie précédente, chacun s’imagine avoir le droit, presque le devoir de lancer contre lui sa petite ou sa grosse pierre et d’assumer à son égard une attitude de supériorité ou de condescendance.
Cette inconséquence morale est commune à presque tous les hommes, quelles que soient les croyances qui dirigent leurs vies. Comment peut-elle s’expliquer et se justifier? Trouve-t-elle un appui dans la religion? De quels arguments la logique peut-elle la soutenir? En cherchant à déterminer les causes d’où elle procède, on arrivera peut-être à en saisir l’irrationalisme et l’injustice profonde.
Les âmes religieuses, appartenant aux différentes confessions chrétiennes, appelées à se prononcer à ce sujet, déclareraient évidemment qu’elles reconnaissent l’utilité du repentir puisque le salut éternel dépend, pour la part qui concerne l’homme, de ce fait même. Mais si elles proclament ce devoir en principe, elles le démentent en pratique, et les cas où elles vivent cette vérité sont des plus rares. Tel pasteur méthodiste ne prendra comme servantes que des prisonnières libérées, tel prêtre catholique montrera au forçat évadé la sublime confiance du curé Myriel pour Jean Valjean; mais on se meut ici dans un monde spécial, formé de situations exceptionnelles, de consciences exceptionnelles, de cœurs exceptionnels, et dont les excès de confiance pourraient avoir, du reste, s’ils étaient trop largement appliqués, des conséquences dangereuses pour la sécurité et même la morale sociale.
Le rara avis ne compte pas quand il s’agit d’un examen d’ensemble; ce qu’il importe de connaître c’est la mentalité générale de ceux qui s’intitulent chrétiens. Quelle est leur attitude vis-à-vis du repentir? La réponse n’est pas douteuse: presque tous manifestent une défiance plus ou moins accentuée à l’égard de l’homme qui, reconnaissant ses erreurs, fait volte-face en les avouant. Il cesse d’occuper à leurs yeux,—comme à ceux des simples mondains,—sa position primitive; pour blâmâble et blâmée qu’ait été sa conduite passée, il bénéficiait du doute, et le doute paraît toujours préférable à la certitude de la faute, même si cette faute est suivie d’une expiation volontaire.
On peut aller jusqu’à affirmer que les exemples de repentir agréés par Dieu représentent pour beaucoup de consciences une pierre d’achoppement. Les paroles de mansuétude que le Christ adresse aux pécheresses, la place qu’il permet à Madeleine d’occuper près de lui, le fait qu’après la crucifixion c’est à elle qu’il apparaît en premier, ont troublé plus d’une chrétienne rigide. Toutes ne l’avouent pas, mais combien s’en sentent blessées! Après avoir passé leur vie à résister, par amour de Dieu ou par crainte de l’enfer, aux sollicitations de leur imagination et aux fièvres de leur cœur, la miséricorde attendrie de Jésus, les déconcerte, les alarme, les aigrit et elles seraient prêtes à juger leur Dieu. Qu’il ait pardonné, passe encore! Mais joindre à jamais son nom à celui de ces créatures de honte et de luxure leur paraît incompréhensible et dur pour les femmes chastes, auxquelles si peu de gloire déjà est réservée en ce monde.
Le pardon accordé à l’abominable reniement de Pierre, aux persécutions de Saül de Tarse ne les blesse pas au même degré. Quant aux hommes, moins subtils et peut-être plus généreux, ils ne s’arrêtent guère à ces contradictions apparentes de la pensée divine, et c’est pourquoi, sans doute, ils n’apprennent pas, eux non plus, la leçon sublime qu’elles contiennent.
La légende raconte que le corps de sainte Catherine de Sienne a été réduit en poussière; dans son cercueil on n’a trouvé que des ossements. Celui de sainte Marguerite de Cortone, au contraire, était dans un état de conservation parfaite et exhalait des parfums délicieux. Or, la première, cette grande figure de sainte politique qui ramena Grégoire XI d’Avignon, n’avait jamais failli, ni connu d’autre passion que son Dieu et la gloire de l’Église, tandis que la seconde n’était revenue à la religion qu’après une série d’ardentes amours. J’ai entendu de bonnes chrétiennes soupirer amèrement à ce récit.
Ces mêmes femmes, enclines presque à contester à Dieu la faculté du pardon vis-à-vis de la pécheresse repentante, serrent contre leur cœur, avec la plus grande cordialité, des femmes de réputation plus qu’équivoque, de caractère douteux, mais enveloppées d’un suffisant manteau d’hypocrisie. Il est étrange à quel degré, en ce genre d’erreurs, ce qui est bas et médiocre obtient d’indulgence. Les grandes passions, qui portent en elles-mêmes leur excuse, rencontrent une bien autre sévérité; si celles qui les éprouvent essayent de racheter leurs faiblesses par la pratique d’autres vertus, on leur en conteste volontiers le droit. C’est le repentir à l’état de regret, c’est le premier échelon, et déjà les hostilités se marquent. Si les scrupules s’accentuent, si la conscience arrive à dominer le cœur, à comprimer les passions, à ordonner le renoncement, toutes les vertueuses indignations éclatent, et chacun de crier: «Haro sur le baudet!» Il pouvait à son aise «tondre de ce pré la largeur de sa langue», et brouter même sur d’autres prés, peu importait! Mais confesser sa faute ou avoir l’air de la confesser, ou, ce qui est pire encore, essayer de la racheter, voilà le crime aux yeux de beaucoup de justes.
Et s’il en est ainsi pour ce qui concerne les femmes dans la vie sentimentale et passionnelle, la même intransigeance, la même inconséquence se rencontrent chez les hommes dans les questions d’honneur, de probité, de droiture. Je parle des hommes qui ont la prétention de conformer leur vie aux doctrines chrétiennes, sans être pour cela des saints ou des exaltés. Ils fréquenteront des gens tarés, concluront des affaires avec eux, rechercheront leur appui s’ils sont puissants, recourront à leurs conseils s’ils sont habiles. Dans leur âme et conscience ils n’ont aucune estime pour ces associés momentanés, ils savent parfaitement à quoi s’en tenir sur leur compte, mais tant que la surface reste convenable, ils les traitent en membres honorés de la société. Qu’elle s’écaille de quelque côté, cette surface, que les malheureux veuillent racheter, expier, qu’ils essayent de recommencer une existence nouvelle, halte-là! Les portes se ferment, les mains se retirent, les yeux se détournent. On supportait tout du coupable, tant qu’il ne s’était pas dénoncé lui-même en se repentant. Il ne péchera plus, c’est fort bien. Mais il a tacitement avoué avoir péché et les Pharisiens, dont le nombre est légion, se voilent le visage à cette vue. On ne peut s’empêcher de penser à Tartufe, et si la citation n’était irrévérencieuse on citerait la scène du mouchoir.
Cette façon d’agir est humaine, car elle est générale et ceux qui la dénoncent ont peut-être en certaines circonstances pensé et senti de même, chacun étant plus ou moins esclave d’un faux respect humain. L’homme est souvent comme un enfant, les mots l’effrayent plus que les faits; il se bouche les oreilles pour ne pas les entendre et en veut à celui qui prend un porte-voix pour les faire pénétrer dans son tympan. Seulement on peut se demander, au moyen de quel subterfuge moral, les chrétiens parviennent à excuser vis-à-vis d’eux-mêmes cette manière d’être et de voir si absolument contraire à la doctrine évangélique.
Le point n’est pas discutable, cette doctrine place le repentir au-dessus de la vertu. Ce n’est pas parmi les justes que le Christ cherche ses disciples; et, entre ses disciples ce n’est pas à ceux qui n’ont plus jamais failli après leur adoption qu’il donne le plus grand pouvoir, ce n’est pas eux qu’il charge de paître en brebis. L’exemple de Pierre est là pour l’attester. On sait qu’il a choisi Paul parmi ses persécuteurs. Donc, non seulement il admet et accepte le repentir, mais il l’honore; à ceux qui ont senti passer sur leurs consciences ce grand flot purificateur, il promet et il donne une couronne de gloire. Il attache à leurs pleurs une vertu rédemptrice. «Et tes larmes, ô Madeleine, éternellement, sur tout amour de femme, comme un vent de neige, jetteront la blancheur[13].» Le respect du repentir est donc imposé par la religion chrétienne. Il ne faut pas mépriser celui qui regrette ses erreurs, à moins que ce ne soit pas une lâche peur du châtiment, il faut l’honorer, lui donner dans l’estime une place supérieure à la place du juste, admettre et croire qu’il aura dans les vies futures, près de Dieu, une situation privilégiée et que même, sur cette planète, les têtes de ses frondaisons domineront peut-être celles des lis.
Mais alors à quoi bon résister à ses entraînements et pratiquer les vertus difficiles, si les pécheurs doivent occuper les trônes et les justes se contenter de modestes escabeaux? L’objection, plausible d’apparence, manque absolument de fonds, car ne se repent pas qui veut et rien n’est plus rare que ce mouvement de conscience: les grandes âmes seules en sont capables. Les médiocres peuvent éprouver elles aussi parfois des lueurs de regret qu’elles prennent pour de la repentance, mais ces lueurs s’effacent vite.
Le repentir qui régénère est d’essence divine; il ne s’élabore que dans des alambics d’or pur et marque d’un fer rouge les cœurs à travers lesquels il passe. Ceux qui en supportent les brûlures appartiennent à la race des forts, des résistants, des martyrs. C’est ces natures exceptionnelles que Dieu a discernées sous les hontes, les reniements, les persécutions des Madeleine, des Pierre et des Paul.
Pourquoi le chrétien n’essaye-t-il pas de discerner lui aussi ces grandeurs cachées, et à l’exemple de celui qu’il prétend reconnaître pour maître, ne cherche-t-il pas parmi les pécheurs repentants les serviteurs enthousiastes, patients et fermes, nécessaires aux causes généreuses qu’il veut défendre ou faire triompher? Pourquoi? hélas! pourquoi? Parce que l’orgueil spirituel l’aveugle, parce que sa propre justice le rend sourd, parce que le pharisianisme veille encore aux portes des temples, et que si le Fils de Marie revenait sur la terre, après dix-neuf siècles de christianisme, la même race de vipères se dresserait devant lui, les mêmes dénonciations devraient sortir de ses lèvres.
Pour refuser le respect au repentir, c’est-à-dire pour ne pas y croire, pour ne pas l’accepter, pour ne pas s’incliner devant lui, l’homme religieux ne trouve dans ses croyances aucun motif et aucune excuse. Au contraire, l’esprit même du christianisme lui enjoint péremptoirement de tendre la main à l’âme repentante et de la conduire à la place d’honneur; on a beau retourner toutes les paroles de Jésus, une autre conclusion est impossible: «Il y a plus de joie au ciel pour un pécheur qui se repent que pour quatre-vingt-dix-neuf justes.» Quelques chrétiens, tout particulièrement évangéliques dans leurs vues, ont écouté cette leçon et essayent de la pratiquer, mais ce sont les exaltés; les sages, les raisonnables refusent de l’entendre; la masse y est résolument contraire. Les poètes seuls semblent l’avoir comprise.
⁂
Les manifestations du repentir sont tout aussi mal accueillies par la classe de ceux qui, tout en portant officiellement le nom de chrétiens, ne prétendent point agir en disciples du Christ, mais qui, déistes, spiritualistes, agnostiques, positivistes même, reconnaissent une loi morale nécessaire et essayent, plus ou moins, d’y conformer leur conduite.
La répugnance qu’ils éprouvent à l’égard du pécheur repentant est infiniment plus excusable et compréhensible que celle des personnes religieuses, car le sentiment de sa propre justice n’a au fond rien de moralement choquant chez un positiviste. Tout au plus indique-t-elle de sa part une lacune d’intelligence, une ignorance de la nature humaine, un manque de profondeur dans la compréhension. Pénétré de sa vertu, il éprouve une sorte de dédain naturel pour ceux qui, élevés comme lui et placés au même degré social, ont descendu la pente; il n’a qu’une médiocre confiance dans leurs efforts pour la remonter, et même s’il a confiance, il ne se sent point porté à leur reconnaître de ce chef une supériorité; à ses yeux leur position morale reste inférieure irrémédiablement.
Mais ce qu’il peut y avoir de naturel dans leurs répugnances et leurs préjugés n’empêche point ces défenseurs de la société et de la morale d’être imprudents et illogiques en ne pas encourageant le repentir. Comme on ne peut éliminer le mal qui ronge, détruit et tue, il faut essayer d’en corriger les effets désastreux. Or, pour cela il n’existe qu’un seul moyen: convertir le mal en bien, et pour le convertir en bien il faut amener ceux qui ont l’habitude de le commettre à en reconnaître l’inutilité, la laideur et les désavantages.
Cette conviction, naissant dans un esprit, en dehors même de tout sentiment religieux, ou de tout mouvement de consciences, porterait celui qui en est saisi à une modification de conduite dont les effets seraient favorables à son entourage et dont la société entière bénéficierait indirectement. Ne pas provoquer et faciliter ces volte-faces, quelle que soit la source d’où ils procèdent est, par conséquent, maladroit, déraisonnable et antisocial.
Tous les hommes presque commettent dans leur jugement la singulière erreur d’apprécier les individus sur des faits isolés de leur vie, oubliant que la seule indication véritable de valeur ou de non-valeur est l’ensemble du caractère. Il y a des êtres dont l’existence n’est marquée par aucune faute apparente de conduite et qui n’ont jamais accompli le moindre bien en ce monde, dont la nature étroite, agitée, égoïste, l’esprit faux, l’instinct d’intrigue ont été cause de beaucoup de mal. Ils jouissent cependant de l’estime générale, on leur confie des missions importantes, on recourt à leurs conseils, on leur laisse la direction des intérêts d’autrui. Si l’on se donnait la peine d’examiner de près leur véritable nature, si un peu de raisonnement et de psychologie expérimentale éclairait le jugement général, on s’empresserait de les délivrer de toutes responsabilités, les trouvant indignes et incapables d’en porter le poids.
C’est en sens inverse que ce travail mental devrait s’accomplir pour d’autres personnalités; tel individu qu’on écarte de toutes les charges parce qu’il a commis, à un moment donné de sa vie, un acte coupable de genre quelconque, qu’il n’a pas eu l’hypocrisie ou la sagesse de dissimuler, possède une nature grande, généreuse, altruiste, droite; il a déployé pour le bien de l’énergie et de l’intelligence. Si on lui confiait une tâche à remplir, il ne ménagerait ni fatigues ni efforts! Pourquoi ne pas recourir à lui? Parce qu’un acte incorrect tache son existence et qu’il est connu. S’il était resté caché ou à l’état de soupçon, il pouvait le multiplier par dix, et l’opinion publique ne se serait pas émue. Mais, crime irrémissible, l’acte coupable a été avéré, confessé, regretté, mieux vaut donc s’adresser à l’être sans valeur, sans conscience, sans générosité: il remplira sa tâche mal ou insuffisamment, peu importe, l’étiquette reste convenable. Et malheureusement, la plupart de ceux qui portent ces jugements inconséquents, basés sur des faits isolés, sans se soucier d’examiner l’esprit intime des choses, d’étudier les causes secrètes et les responsabilités vraies, d’arriver à la nature intrinsèque des êtres pour être en mesure d’apprécier leurs capacités et leurs possibilités, croient de bonne foi accomplir une œuvre de défense sociale. Par ce système, ils établissent le règne des médiocrités, risquent d’écarter les valeurs et de placer la terre dont ils ont charge dans les mains de cultivateurs incapables et paresseux.
Si les hommes apprenaient à établir leur opinion les uns des autres sur des bases supérieures à celles des conventions et des apparences, une bonne part d’injustice disparaîtrait de ce monde, et l’on verrait plus souvent the right man in the right place. Ceux qui croient et espèrent travailler à la préparation d’une société nouvelle, où une humanité nouvelle est destinée à s’épanouir, devraient commencer à modifier leur méthode d’appréciation.
Les conducteurs d’hommes, les distributeurs de travail, doivent voir au-delà des surfaces, distinguer dans les foules, les forces, les aptitudes, les capacités. Chacun peut avoir droit à une part de soleil, mais chacun n’est pas apte à diriger une caravane, à construire une forteresse, à organiser une colonie. Une psychologie plus large, plus profonde, permettra une répartition plus juste. Tout progrès social qui ne serait pas fondé sur ce principe, manquerait d’assises solides.
D’ailleurs, il n’est point nécessaire d’attendre que l’évolution sociale se soit accomplie pour que chacun en son particulier apprenne à modifier son système de psychologie. Tout naturellement, lorsqu’on jugera sur l’ensemble et non sur le fait particulier, on arrivera à discerner sous les fautes les forces bienfaisantes, et la constatation de ces forces, amènera les esprits à accepter la possibilité du repentir chez ceux qui les ont commises et même avouées. L’acceptation poussera à l’encouragement; et de l’encouragement au respect chez les âmes équitables, le pas sera vite franchi.
Le sentiment de défense sociale qui a poussé et pousse encore tant d’esprits honnêtes à fermer rigidement les portes à tous ceux qui d’une façon connue, se sont écartés momentanément de la voie droite, devrait leur conseiller, au contraire, la provocation et la culture du repentir sous toutes ses formes. Et non seulement pour les erreurs et les fautes que la loi ne punit point, mais plus encore peut-être pour la catégorie des criminels, des ennemis positifs de l’ordre et de la sécurité. Ce repentir, il faudrait le faciliter de toutes façons, presque lui offrir des primes, avec discernement bien entendu, et en prenant des précautions contre l’hypocrisie et les récidives possibles. On serait dupe quelquefois, c’est inévitable, mais qu’importe! D’ailleurs, n’est-on pas dupe toujours par quelque côté, dès qu’on tente une amélioration ou qu’on pousse au progrès, même en faveur des honnêtes gens?
La redoutable question des prisonniers libérés n’a point encore dans les préoccupations publiques la place qu’elle mérite d’occuper, bien qu’elle ait ému en tous pays quelques consciences d’élite. Ces êtres qu’on rend à la société parce que leurs délits ne méritaient pas la réclusion perpétuelle et que, d’ailleurs, il faut faire place à d’autres, que vont-ils devenir? Se répandront-ils en semence corruptrice? Augmenteront-ils l’armée du crime pour retomber de nouveau sous la sentence du châtiment? Deviendront-ils, après avoir expié leurs fautes et en avoir compris l’horreur, des citoyens utiles et honnêtes? Il faudrait rendre cette troisième alternative possible. L’est-elle en nos pays d’Europe? Le prisonnier libéré et repentant reste partout un paria; il peut mener pendant vingt ans une existence impeccable, le jour où son passé est connu, l’estime publique se retire de lui, les portes se ferment, on oublie ses vertus, on se rappelle uniquement de l’acte coupable pour expié et réparé qu’il ait pu être. Les exemples à citer seraient innombrables.
Ceux qui ont pu se réhabiliter momentanément en laissant ignorer leur personnalité juridique sont, du reste, parmi les exceptions heureuses. D’autres sombrent dès leurs premiers pas. Le retour à la vie libre, que signifie-t-il pour eux? Repoussés de tous les milieux respectables, sollicités par leurs anciens compagnons, ils voudraient être honnêtes qu’ils ne le pourraient pas! Les femmes surtout se voient presque toujours forcées de retomber dans le vice, sinon dans le crime. Des associations se sont formées dans plusieurs pays pour recueillir et aider ces malheureuses, mais elles disposent de trop faibles moyens pour venir efficacement en aide à l’immense armée que les prisons reversent de temps autre sur la société et qu’il vaudrait mieux garder enfermée si aucun travail honorable n’est préparé pour ces mains dont on a détaché les chaînes.
Cette question est si importante et si grave pour la moralité et la sécurité générales, qu’hommes d’état et sociologues devraient la faire entrer au premier rang de leurs préoccupations et de leurs études. Mais aucune mesure légale ou administrative ne peut avoir son plein effet, si elle ne trouve un appui dans l’opinion publique, si la réforme qu’elle veut accomplir ne correspond pas à un travail de la pensée humaine. Lorsque tous les membres de la société, chefs d’usines, commerçants, employeurs d’hommes en tout genre, auront compris qu’ils n’ont pas le droit de refuser du travail à l’individu, qui, condamné à l’expiation d’une faute, a purgé sa peine et essaye de reprendre sa place dans le consortium humain, l’œuvre de l’état et de la philanthropie sera singulièrement facilitée. Mais si la pensée que le devoir et l’intérêt de chacun est de diminuer le nombre des malfaiteurs, en offrant la chance aux prisonniers libérés de redevenir honnêtes gens, ne pénètre pas la généralité des esprits, les efforts tentés resteront en grande partie stériles.
Parmi les œuvres difficiles de civilisation et de justice tentées par l’époque présente, aucune n’est plus ardue et plus malaisée à accomplir, car elle se heurte à d’instinctives et apparemment légitimes répugnances. Il faut un haut degré d’altruisme et de discipline morale pour ne pas éprouver un sentiment d’aversion, de crainte ou d’angoisse au contact d’un criminel sortant de prison, même si ses notes sont bonnes, son repentir avéré. Le cachot laisse après lui une impression de lèpre morale qu’on ne parvient pas toujours à dominer, que beaucoup seront à jamais incapables de dominer quelle que soit leur ardeur de charité, leur force de sympathie et leur largeur de vues. Mais tous ne sont pas appelés à labourer le même champ; un certain nombre d’ouvriers est seul nécessaire à la culture de cette vigne-là. Toutefois pour trouver, rallier, grouper ces ouvriers, il est nécessaire qu’une atmosphère se soit créée autour d’eux, favorable au travail auquel on les convie. S’ils ne sont pas imités par tous, ils doivent sentir du moins que l’opinion publique les encourage et les approuve.
Or, comment cette opinion favorable à la rentrée des criminels dans la société pourra-t-elle se former, si la mentalité humaine ne se modifie pas, si le respect du repentir ne pénètre pas les âmes, si l’estime se détourne des pécheurs repentants, dont les fautes n’ont pas été un péril pour la sécurité du prochain, ni pour sa bourse ni pour sa vie. Avant d’arriver à ce que la justice et la défense sociale demandent, c’est-à-dire à la réhabilitation du coupable qui a humainement expié sa peine, l’élite morale de la société doit atteindre cette équité et cette sérénité d’appréciation qui fera juger les individus sur l’ensemble de leur vie et de leur caractère, et non sur un acte isolé commis peut-être dans une heure d’égarement ou d’entraînement irrésistible. Elle doit également avoir appris que les natures supérieures et généreuses sont seules capables d’un repentir sincère et que ces natures possèdent d’inépuisables ressources. Ceux qui ont commis le mal sont souvent plus capables d’accomplir le bien que les natures trop pondérées, stérilisées souvent par le sentiment de leur propre justice, cette tare des existences correctes. Accueillir le repentir, l’encourager, le glorifier même, c’est recruter pour l’armée du bien des soldats courageux, ardents, aguerris par l’expérience et capables souvent de prodigieux efforts, le désir de réparer étant l’un des plus puissants leviers des cœurs.
Le mal serait-il donc dans l’ordre moral la fournaise dont doit sortir le bien comme la pourriture qui s’infiltre dans le terrain sert à l’éclosion plus splendide de la fleur? La question se pose et ne saurait être résolue dans l’état encore inférieur de notre développement mental: le problème reste irrésolu. Mais pourquoi se troubler? Si le bien est le produit du mal, point n’est nécessaire d’y participer soi-même directement ou indirectement; sa vue, sa constatation, les douleurs dont il est cause suffisent à faire germer le désir de la réparation dans les âmes, à en créer le besoin, à en déterminer les manifestations. Les purs eux-mêmes peuvent puiser à cette source.
La préface de M. Étienne Lamy à l’Histoire des Missions catholiques au xixe siècle commence par ces mots: «La plus grande misère de l’homme n’est pas la pauvreté, ni la maladie, ni l’hostilité des événements, ni les déceptions du cœur, ni la mort; c’est le malheur d’ignorer pourquoi il naît, souffre et passe.» A cette ignorance troublante de sa destinée, l’homme doit ajouter une autre cause d’angoisse: le problème du mal tel qu’il se présente aux esprits trop chercheurs pour se contenter de la vague explication que les théologiens en donnent. Ce mal pour lequel un Dieu a dû mourir et qui en même temps est l’alambic où le bien s’élabore, ce mal qui détruit l’harmonie pour laquelle nous sommes créés et qui, en même temps, par les expiations volontaires qu’il provoque, ramène dans l’âme cette harmonie perdue, quelle redoutable et angoissante énigme! Énigme insoluble pour l’esprit et que la conscience interrogée ne peut résoudre elle non plus.
Les générations futures arriveront peut-être à connaître par quelle mystérieuse tragédie un incommensurable abîme s’est creusé entre les aspirations de l’homme et la réalité de sa vie, entre ses désirs et ses capacités. Ceux qui vivent aujourd’hui l’ignoreront toujours, et s’ils arrivent à des certitudes morales, elles seront strictement personnelles. Ils ne peuvent donc penser, sentir, agir qu’en aveugles, des aveugles dont les yeux cependant perçoivent encore des lueurs. La plus vive et la plus claire est le besoin qui les tourmente de ramener à l’harmonie leurs pensées et leurs sentiments, de créer en leurs âmes un refuge où ils puissent s’abriter, d’étouffer ou, du moins, d’adoucir les notes discordantes qui montent des bas-fonds moraux où les cœurs que le mal détériore, avilit, envenime, exhalent leurs plaintes désespérées.
Pour ne plus entendre ces sons d’angoisse, ces cris de révolte, pour en diminuer le nombre et la force, un seul moyen existe: changer ces voix fausses et acerbes en voix justes et douces, capables de se joindre à la grande symphonie des âmes sereines; tendre les mains et les bras pour les aider dans leurs premiers efforts; ouvrir les cœurs tout grands pour la récompense de ces efforts.
Jusqu’ici, sauf de rares exceptions devant lesquelles il faut s’incliner, le système suivi a été fautif; ceux mêmes qui consacrent leur temps et leurs forces au rachat des existences perdues, ne comprennent pas qu’ils suivent un faux courant d’idées en exigeant de ceux qu’ils recueillent moralement ou matériellement des attitudes humbles et pénitentes. Cachant leurs fronts dans la poussière, prêts à toutes les obéissances et à tous les renoncements, n’osant prendre aucune initiative, les malheureux doivent accepter l’ombre, le silence, la décoloration sous toutes ses formes.
C’est que ces âmes d’élite, dont le dévouement ne saurait être assez admiré, commettent presque toujours l’irréparable erreur d’établir entre elles et ceux qu’elles relèvent une infranchissable barrière. Elles sont les anges purificateurs, et un abîme les sépare des pécheurs repentants, abîme qu’ils ne pourront jamais franchir et qui les condamne nécessairement à une vie d’expiation, de tristesse, de renoncement. Pour eux désormais, grisaille, toujours grisaille! Cette idée est à la base de toutes les œuvres de relèvement, et il n’en est pas de plus dure, de plus injuste, de plus fausse, de plus contraire à cet esprit chrétien dont ces œuvres prétendent s’inspirer.
«Si Dieu a fait l’homme à son image, l’homme le lui a bien rendu.» La boutade s’applique merveilleusement à ce double phénomène moral: le repentir déconsidérant plus que le vice; le juste n’acceptant le repentir qu’avec l’écrasement définitif du pécheur. Le juste aurait enfermé Madeleine au couvent, envoyé Pierre aux Trappistes et employé les énergies de Paul dans quelques tristes fonctions de gardien de prison.
Avant que l’homme le meilleur n’arrive à la compréhension du vrai repentir et des profondeurs dont il sort, avant qu’il ne se rende compte qu’il faut le traiter par la lumière et non par les ténèbres, avant qu’il ne sente la supériorité de la repentance sur la simple justice, il devra vaincre beaucoup de répugnances, bouleverser toute une partie de sa mentalité, descendre dans les abîmes de sa propre conscience et les examiner au microscope de la vérité. Il n’y a pas un être humain, même parmi les altruistes et les équitables, qui soit prêt aujourd’hui à traiter le repentir comme l’enseigne l’Évangile et comme l’enseignera cette justice nouvelle qui, pour prononcer ses verdicts, s’attachera à l’esprit et non à la lettre des choses.
Jusqu’ici les poètes seuls ont compris le repentir et ce qu’il représentait pour Dieu. Les uns, comme Victor Hugo, l’ont mis avant la vertu et après l’innocence. D’autres, comme Moore, lui ont donné la première place dans la pensée divine. Les larmes du pécheur repentant parviennent seules à racheter l’âme de la Péri, à lui ouvrir les portes du ciel.
There fell a light more lovely far
Than ever came from sun or star,
Upon that tear that, warm and meek,
Dew’d that repentant sinner’s cheek.
Aux yeux des mortels cette lumière peut paraître un rayon ou un simple météore, mais la Péri savait qu’elle provenait du sourire des anges. Les hommes ne deviendront-ils jamais curieux ou désireux de provoquer ce sourire?
CHAPITRE IX
LA NÉCESSITÉ DE L’EFFORT
Le suprême bien des fils de la terre est seulement la personnalité.
(Gœthe.)
La nature est un effort continuel; l’effort est la condition essentielle de la vie. Les plantes, les moindres insectes, les animaux supérieurs, l’homme lui-même sont, qu’il s’agisse de croître ou de mourir, dans un état incessant de travail physique. Le phénomène se vérifie-t-il au même degré pour le développement intellectuel et moral? Oui, de façon complète, en ce qui concerne l’œuvre de la nature; très imparfaitement pour la part d’effort qui dépend de la volonté individuelle. Le cerveau et le caractère de l’enfant se transforment en cerveau et en caractère d’homme, et dans les organismes normaux cette évolution s’accomplit toujours. Mais c’est la simple préparation du terrain; il reste à l’ensemencer, à l’arroser, à le cultiver de toutes façons pour qu’il produise froment et plantes; à ce point commence le rôle actif de l’être humain.
Tant que dure la période éducative, le jeune homme subit les règles auxquelles l’assujettissent parents et professeurs; il les seconde avec plus ou moins de zèle et de bonne volonté, quelquefois refusant d’acquérir l’instruction qui lui est offerte, se rebellant contre les principes moraux qu’on essaye de lui inculquer; mais c’est l’exception: en général, jusqu’à l’âge de vingt ans et même plus, il suit la voie battue et soumet sa mentalité aux exercices qu’imposent les lois scolaires de son époque. La force de l’usage est si puissante qu’elle étouffe presque toujours les velléités de révolte. Il ne retrouve le sentiment de son libre arbitre que plus tard, lorsque délivré des contacts qui le tenaient prisonnier, il commence sa vraie vie et prend seul la direction de sa destinée.
C’est le moment où, suivant les conditions de fortune où il se trouve, l’homme est jeté, soit dans la lutte pour l’existence, soit dans la recherche du plaisir. Quelle part ces deux tourbillons qui l’emportent laissent-ils chez lui à l’effort intellectuel et moral, au progrès voulu, poursuivi, désiré de l’esprit et de l’âme?
⁂
Au point de vue scientifique, l’effort cérébral n’a jamais été aussi intense qu’à l’époque actuelle; les merveilleuses découvertes du siècle qui vient de finir en sont l’indéniable preuve. Le cercle des connaissances s’est étendu, l’application de nouvelles forces à tous les rouages de l’existence a rendu indispensable l’élargissement des programmes scolaires, mais cependant la culture générale de l’élite intellectuelle est moins complète, moins fine, moins profonde. La tendance est de limiter strictement études et lectures à ce qui peut servir à la profession ou à la carrière de chacun; le reste est négligé. Ces hommes distingués dans leur partie, célèbres même parfois, sont d’une ignorance enfantine sous d’autres rapports; ils font des découvertes qui transforment le monde et ne suivent pas le mouvement général des idées.
Cette limitation à un sujet unique est peut-être indispensable aux chercheurs des secrets de la vie; la science veut être aimée seule, elle n’admet pas de rivales, elle demande même que les forces de ses fervents soient appliquées à une branche spéciale et non à l’arbre entier. Mais la catégorie des personnalités scientifiques est fort restreinte; la plupart des professions libérales et des carrières de l’état n’exigent point semblable absorption mentale, et une culture plus large ne pourrait que les avantager. Cependant dans cette classe aussi on se limite de plus en plus à l’indispensable, on ne veut pas sortir de l’étroit rayon visuel de l’occupation immédiate et de l’intérêt égoïste. Le désir du progrès intelligent ne tourmente que faiblement la majorité des hommes, même ceux qui ont fait de bonnes études. Sauf exception, ils n’éprouvent aucun désir de savoir pour savoir; ils parcourent quelques journaux, tout au plus quelques revues, et cet exercice suffit amplement à satisfaire les besoins de leur esprit.
L’excuse de cette indifférence et de cette paresse mentale réside en partie dans les lancinantes préoccupations économiques qui attristent la plupart des vies; toutes les énergies sont absorbées par la lutte pour le pain quotidien sous toutes ses formes. Mais l’explication ne sert point à la classe nombreuse des personnes nées dans l’aisance, ni à celle des oisifs riches, dans lesquelles devrait se recruter l’élite intellectuelle du monde, non celle qui produit mais celle qui absorbe, goûte et juge.
Quand on n’a pas à penser avec angoisse au lendemain, quand l’avenir de ceux dont on est responsable semble à peu près assuré, l’esprit reste plus libre, plus clair, plus apte à recevoir le bon grain, à le faire germer et fleurir. Ne rien semer, ne rien planter dans ces conditions-là est inexplicable et même légèrement honteux. Engourdis par le bien-être, ceux qu’on appelle les heureux de ce monde ne sentent que faiblement la vie intellectuelle. Ce qui flatte le toucher et le regard: train de maison, mobilier, toilettes personnelles, tout doit être recherché, parfait, exquis; des découvertes récentes se rapportant au confort et à l’élégance, aucune n’est ignorée! On les applique avec promptitude, car il serait humiliant de ne pas être au courant de ce qui a été inventé pour le teint, les cheveux, le service de table, la décoration des appartements... Mais nulle curiosité, nul amour-propre ne poussent la généralité des individus à s’approprier les manifestations de l’esprit. Le désir de progrès et de perfectionnement qui les agite pour leur vie matérielle ne s’étend pas au développement de leur intelligence.
A cet égard, l’indifférence est étonnante; non seulement, la plupart des gens ne sentent pas la honte de l’ignorance, mais leur jardin intérieur ne les occupe nullement. Aussi, lorsque l’âge des passions est passé, s’étiolent-ils dans un ennui morne, dont ils finissent par mourir. Pour la distraction et le relèvement de leur esprit, des trésors de connaissances s’étendent en vain devant eux; ils sont impuissants à les saisir, à les absorber, à s’en enrichir l’intelligence et l’âme. Le fonds de culture leur manque, l’habitude du travail cérébral leur fait défaut; ils ne peuvent plus assimiler ni méditer; ils ne savent même plus jouir, car comme dit Schopenhauer: «Toute splendeur, toutes jouissances sont pauvres reflétées dans la conscience d’un benêt.»
L’immense catégorie des femmes dont la richesse ou le travail d’un mari assure l’aisance et les loisirs, se refuse, elle aussi, davantage encore que les hommes, à l’effort intellectuel. Leurs études terminées, elles jettent leurs livres par la fenêtre et s’empressent d’en oublier le contenu. Chez quelques peuples, la lecture tient une assez grande place dans les habitudes féminines; il en est d’autres où elle paraît superflue, sinon pire. Examinez en ces pays-là le budget d’une femme, vous ne verrez figurer le compte du libraire dans aucune de ses colonnes! L’idée du progrès intellectuel, considéré comme un devoir, n’a pas pénétré encore les cerveaux féminins de certaines races; c’est une inconnue, et une inconnue à laquelle l’entrée de la maison est fermée de parti pris.
Essayez de démontrer à la plupart des femmes riches et aisées l’utilité du développement intellectuel, elles vous riront au nez! Essayez d’en faire un cas de conscience, elles hausseront les épaules! En général, pas la moindre curiosité ne les possède pour ce qui forme la nature et le but de la carrière ou de la profession de leurs maris et de leurs fils. Aucune honte d’être ignorantes ne courbe leurs fronts; elles se croient des êtres complets et seraient embarrassées, sauf exception, de subir un examen d’école élémentaire! Tant qu’elles ont vingt-cinq ans, la lacune ne se fait pas trop sentir, mais, lorsque la jeunesse est passée, que les enfants ont grandi, que le rôle de poupée devient ridicule, que trouvent-elles dans leur cerveau pour intéresser leur vie, remplir leur temps, donner de salutaires conseils à leurs fils et filles devenus des hommes et des femmes? Rien, absolument rien! Et elles en sont réduites au morne ennui, ou à la médiocre ressource des plats commérages ou, ce qui est pire encore, au piteux et immoral dérivatif des caprices, des agitations, des exigences par lesquelles elles se donnent l’illusion de la vie et de la puissance en tourmentant famille, entourage, dépendants...
Si la Providence les a douées d’un grand discernement, d’instincts délicats, d’intuitions très fines, les femmes, dont il est question ici, peuvent suppléer par ces qualités naturelles aux lacunes dépendant de leur culture insignifiante, de leur éducation illogique, de leur paresse mentale. Mais plus elles ont reçu de dons, plus elles sont coupables de les avoir négligés; au lieu de faire fructifier le talent qui leur avait été confié, elles l’ont enfoui sous terre, et, ne pouvant le rendre doublé ou triplé au Créateur des choses, rentrent dans la catégorie des mauvais serviteurs. Elles auraient pu donner une floraison superbe et restent à l’état de maigres bourgeons! Le manque d’effort intellectuel, effet d’atavisme, ou absence de volonté, les condamne à une pauvreté d’esprit dont elles souffrent, sans peut-être s’en rendre compte elles-mêmes. Se contentant d’horizons restreints, se figurant qu’on ne peut en reculer les bornes, elles emploient leurs énergies cérébrales, non à essayer de comprendre le mouvement de la vie universelle,—ce qui est le premier devoir de tout être pensant,—mais à tenter de primer sur les autres femmes en de vaniteuses poursuites.
A ce tableau légèrement chargé, on peut opposer de nombreuses exceptions, mais même dans les pays les plus avancés à cet égard, la paresse intellectuelle reste la principale ennemie de la femme, comme elle est l’ennemie de l’homme oisif, qui, justement parce qu’il échappe à l’acharnante poursuite du pain quotidien, devrait sentir l’obligation d’augmenter par la méditation et la lecture le fonds commun de la richesse intellectuelle.
Les femmes, capables de suppléer par la finesse de leurs instincts aux connaissances qui leur manquent, sont d’ailleurs une rareté. En général, la nature est avare de ce don spécial; beaucoup de femmes, même intelligentes, ne sont pas intuitives; elles se trouvent désemparées et impuissantes devant une situation difficile, et ne savent ni comment la juger, ni comment en sortir. Quels conseils pourront sortir de leurs lèvres si leurs enfants les interrogent, si leur mari les consulte, quand elles n’ont pour les inspirer qu’un esprit faible et frivole? Leur violence d’appréciation, leur absence d’équilibre naissent de leur ignorance. Les qualités de douceur, de tolérance, de patience que l’homme, mari ou fils, désire rencontrer chez sa compagne ou sa mère ne pourront se développer et se maintenir que par l’élargissement de la mentalité féminine. Tant que la femme n’aura pas appris à être objective, qu’elle jugera toujours à travers elle-même, qu’elle comprendra imparfaitement ce qu’elle entend et de quoi elle parle, comment pourra-t-elle être logique et équitable dans ses jugements? Au lieu d’entraver ce développement, l’homme, dans son propre intérêt, devrait y contribuer de tout son pouvoir, l’exiger de celle qu’il épouse au lieu d’y mettre obstacle et de railler les rares efforts qu’elle fait en ce sens.
De nos jours, on parle beaucoup et avec raison des carrières qu’il faut ouvrir aux femmes pauvres des classes instruites pour les mettre en mesure de pouvoir gagner honnêtement leur vie, sans faire marché de leur corps, qu’elles soient célibataires, veuves ou privées de soutien par l’abandon d’un mari. Et l’opinion publique commence à admettre, même en pays latin, que pour cette catégorie de femmes, l’instruction intégrale devient nécessaire, mais la tendance serait d’exclure de ce mouvement toutes celles que leur situation de fortune semble destiner au mariage, dont le pain quotidien est préparé et qui n’auront qu’à en distribuer les tranches. Or, il ne saurait y avoir de plus fâcheuse erreur. L’effort intellectuel est encore plus indispensable aux épouses et aux mères qu’aux femmes isolées. Jusqu’ici on n’a pas suffisamment réfléchi à leur responsabilité écrasante. En effet, tout dépend d’elles, l’organisation de la famille, l’éducation des enfants, le niveau du ménage... Que de maisons où ce niveau est excessivement bas et vulgaire, à cause de l’ignorance de la femme, de sa paresse mentale, de ses points de vue puérils. Son cerveau atrophié par la paresse est devenu impuissant; avec la meilleure volonté du monde, elle ne peut plus saisir, comprendre, s’assimiler les forces qui donneraient l’équilibre à son esprit. Que de jeunes filles intelligentes, studieuses même, se transforment en femmes médiocres, parce qu’à peine sortie des écoles elles renoncent à l’effort intellectuel! Leur mère, en général, est la première à les en détourner, d’abord par son propre exemple, ensuite par son manque d’intérêt pour ce qui est instruction et lecture, sans compter les préoccupations vaniteuses et mondaines qu’elle s’empresse de communiquer à son enfant. J’ai vu des mères s’affliger, gémir, pleurer, parce que leurs filles n’aimaient pas suffisamment le bal...
L’exercice régulier est tout aussi nécessaire à l’esprit qu’au corps. La gymnastique intellectuelle est indispensable. Comment ceux qui croient à une vie éternelle ne le comprennent-ils pas? Cette part d’eux-mêmes qu’ils supposent immortelle, ils la laissent en friche, ils ne s’occupent pas de la cultiver, de l’améliorer, de la rendre un peu moins indigne de l’existence supérieure qui forme leur espérance. Aucune conscience chrétienne, aucune âme croyant à l’au-delà ne devrait se dérober à ce devoir, du moins comme intention, car que peut-on exiger d’individus ballotés comme l’être humain par tant de forces contraires, sinon des intentions sérieuses suivies d’efforts sincères.
Les matérialistes eux-mêmes, ceux pour lesquels tout finit avec la mort et qui n’ont que cette existence pour apprendre et connaître, devraient sentir, par des mobiles différents peut-être, mais puissants aussi, cette soif de savoir qui rend l’homme, le «roseau pensant», supérieur à l’univers!
Ce siècle a marqué un grand progrès dans l’instruction générale, mais le sentiment du devoir de l’effort intellectuel pour chaque individu n’a pas encore suffisamment éclairé les consciences. Sans scrupule, les êtres les plus honnêtes et les plus droits laissent leur cerveau inculte, ne pensent nullement,—ce qui est plus important encore que l’instruction—à en développer les facultés compréhensives. L’opinion publique, cette royne et imperiere du monde, comme l’appelait Montaigne, devrait se mêler de la question et traiter en quantité négligeable tous les individus des classes aisées, intellectuellement bien doués et appartenant à la jeune génération, qui croupissent volontairement dans l’ignorance. On ne peut les déposséder de leur intelligence comme la loi en certains pays dépossède les propriétaires de terres non cultivées, puisque ce bien-là est intangible, mais l’estime devrait se retirer d’eux, car ils manquent, non seulement à leur devoir vis-à-vis d’eux-mêmes qui est de se préparer une personnalité digne d’une vie supérieure, mais au devoir social, chaque être étant obligé de contribuer au progrès de l’humanité par le développement de ses facultés personnelles.
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Au point de vue moral la nécessité de l’effort est plus indispensable encore, «car si nous ne sommes pas les maîtres, dit justement Lubbock, nous sommes presque les créateurs de nos âmes». Mais la paresse qui recule devant cet effort est autrement enracinée que la paresse intellectuelle. L’âme est plus engourdie que l’esprit. L’homme laisse constamment son âme mourir en lui, et sans l’aide de l’âme toute tentative de perfectionnement, suggérée par la raison ou les influences extérieures, reste stérile. L’homme ne peut parvenir à la victoire que par elle; seule, elle le met en communication avec Dieu, avec les forces supérieures, avec les bonnes, justes et grandes pensées qui forment l’atmosphère morale dont le monde vit, bien qu’il se plaise à nier les éléments qui la composent.
Le premier effort de tout individu devrait être, par conséquent, de garder son âme vivante; de ne jamais la perdre de vue pas plus qu’il ne perd de vue la sécurité de sa personne. C’est le bien précieux par excellence, la seule chose qui ne puisse lui être enlevée, puisqu’il la croît d’essence éternelle. Les stoïciens eux-mêmes, tout en n’admettant pas l’immortalité et surtout l’immortalité individuelle, mettaient un prix infini à l’âme. Écoutez Épictète et Marc-Aurèle. D’ailleurs, que ce soit en perspective de l’au-delà ou pour cette vie seulement, rien de moralement bon ne s’accomplit sans son concours. Il faut la faire entrer dans toutes les résolutions, car elle est semblable à l’étincelle qui communique la flamme, et la flamme c’est la vie. Tout progrès demande un effort; tout effort pour être efficace doit être soutenu par la volonté, mais si la chaleur de l’âme ne pénètre pas la volonté, celle-ci reste impuissante.
L’homme qui pense et dont la conscience comprend la nécessité de l’effort, appelle la volonté à son aide et leur premier acte est de réveiller l’âme, sans le concours de laquelle rien ne vit spirituellement. Mais la difficulté est justement de faire comprendre à l’homme cette nécessité. La plupart des gens honnêtes ont la conscience parfaitement tranquille s’ils ne frisent pas le code pénal, s’ils sont corrects dans leur conduite extérieure, s’ils remplissent à peu près les devoirs imposés par les lois humaines. Ils ne pensent que rarement à laver leurs cœurs comme ils lavent leurs visages, à rechercher la vraie propreté morale, à raffiner leur vie intérieure, à y élever un temple à la beauté... Ils ne sentent pas avec Keats que: A thing of beauty is a joy for ever[14].
Le plus grand nombre de ceux qui se disent chrétiens,—parmi lesquels d’admirables exceptions se dressent,—ne semblent guère saisir mieux que la généralité des personnes irréligieuses le devoir de l’effort incessant vers la perfection, seul capable de remplir ce sentiment de vide dont tant d’existences souffrent. Les grands péchés traditionnels les préoccupent uniquement: les éviter, c’est le salut, et pourvu qu’ils n’y tombent pas leur âme peut être hargneuse, mesquine, égoïste, ces justes n’en éprouvent aucun scrupule, ne se sentent pas le moins du monde responsables des courants hostiles, médiocres, décourageants qu’ils répandent dans le monde, ne s’effrayent nullement de la contribution qu’ils apportent aux forces mauvaises contre lesquelles les forces bienfaisantes ont à soutenir chaque jour un si acharné combat.
Or, le développement de ces forces bienfaisantes devrait être considéré au contraire, par les êtres pensants comme le premier des devoirs: devoir spirituel et devoir social. Augmenter le patrimoine de richesse morale, c’est enlever aux puissances malfaisantes une partie de leur empire, c’est diminuer les périls de tout genre qui entourent l’existence des bons et des justes, c’est communiquer à ceux-ci un accroissement d’énergie, c’est leur faciliter, par conséquent, la voie du travail et du succès. L’amour de lui-même suffirait à enseigner cette leçon à l’homme[15] si de plus hauts mobiles ne devaient la lui imposer, en la transformant pour toute conscience droite en ordre imprescriptible.
Les esprits chez lesquels le formalisme religieux n’a pas tari les sources de la vie, et ceux auxquels l’habitude de la mauvaise foi n’a pas enlevé la vue nette des choses ne peuvent fermer les yeux à cette vérité: le devoir individuel du progrès moral. A une époque où tout évolue en progressant, l’âme seule devrait-elle rester stationnaire? Certains le pensent, le souhaitent, voudraient même qu’elle reculât, tellement son immixtion dans l’existence humaine leur paraît inutile, gênante, dangereuse.
Entrez dans un endroit public, examinez les physionomies, scrutez les regards, et dites où vous discernez d’entre eux le rayonnement d’une âme vivante? Tendez les oreilles, écoutez les paroles, qu’entendez-vous? les mots prononcés que révèlent-ils? Les visages sont moroses pour la plupart; l’ambition de paraître, l’avidité de l’argent, d’écrasantes préoccupations matérielles ou de puériles pensées se reflètent sur les masques humains. Ils sont bien rares ceux où se devinent les battements d’une vie plus haute. Quelle tristesse dans cette constatation! On se sent comme entouré de condamnés à mort qui n’ont même plus la force d’essayer de se défendre. Parmi eux, il y a, sans doute, des êtres bons, honnêtes, droits, mais qui n’ont jamais compris la nécessité de l’effort, senti le devoir de tendre avec toutes leurs énergies vers le perfectionnement intérieur; ils ont des âmes engourdies qui n’envoient plus de lumière à leurs visages.
La prétention de l’homme de vouloir tout améliorer, tout agrandir, tout embellir, sauf lui-même est un phénomène dont la singularité devrait frapper les esprits logiques. Que penserait-on d’un individu qui emploierait ses richesses à l’ornementation extérieure de son palais et laisserait les appartements qu’il habite dans un état de nudité, de misère, de malpropreté? On le traiterait d’idiot ou de fou, et c’est cependant l’histoire de la plupart des hommes. Dans sa maison on ne veut recevoir que des visiteurs de choix, tandis que l’on ouvre les portes de son cœur aux hôtes les plus mesquins, les plus bas, les plus abominables même. Et l’on n’en rougit pas, on s’habitue à cette mauvaise compagnie, on se dit: C’est la nature humaine! et l’on ne se croit pas obligé à réagir.
La nature humaine? Évidemment elle est faible, elle subit des passions et des entraînements auxquels elle ne peut toujours résister; chaque être a eu et aura des heures de défaillance; mais ce n’est pas cela qui importe, ce qui importe, c’est de comprendre ce qu’il faut devenir et d’y aspirer de toutes ses forces. Quand l’homme aura compris cette vérité, il pourra tomber et retomber encore, il se relèvera toujours; tant qu’il ne l’aura pas comprise, la respectabilité extérieure de son existence sera impuissante à lui donner de la joie et à créer autour de lui une atmosphère vivifiante pour les autres âmes.
Car ce devoir qui incombe à l’homme de l’effort continuel est éminemment altruiste, on ne saurait assez le répéter. En travaillant au développement de sa vie intérieure, il travaillera au développement des autres vies. La beauté morale renferme un irrésistible magnétisme; il se fait sentir non seulement dans l’entourage direct de chaque individu, mais, augmentant la somme des forces bienfaisantes répandues sur la terre, il vient en aide à tous les êtres et combat efficacement les courants pernicieux que dégagent les âmes méchantes.
La société européenne actuelle est arrivée à une sécurité matérielle relative: sous la protection des lois, la vie, la fortune des individus sont à peu près à l’abri d’audacieux coups de main. La sécurité morale ne s’établira-t-elle pas aussi quelque jour? Le code pénal est impuissant à l’assurer, mais l’opinion publique, je le répète, pourrait accomplir beaucoup en ce sens puisque, selon Pascal, elle «dispose de tout, fait la beauté, la justice[16]...» Et plus encore que l’opinion publique, si troublée aujourd’hui, la communion silencieuse des âmes vivantes. Cette communion, une fois établie, produirait des vibrations puissantes qui, galvanisant les âmes, les soulèveraient au-dessus des marais où elles sommeillent tristement.
Aimer les choses en soi, les aimer pour ce qu’elles sont et non pour ce qu’elles rapportent. Vouloir être grand, généreux, loyal pour l’amour de ces forces[17] et non pour les porter en écriteau sur la poitrine, quelle sagesse et quelle habilité! Ce serait non seulement vivre dans la vérité, mais travailler efficacement à s’assurer pouvoir et succès. Car, quoique prétendent les esprits chagrins, le réel finit toujours par triompher de l’apparent, il y a une justice immanente et des lois inéluctables; mais l’intérêt ne doit pas être le but de l’effort: on ne triche pas avec les forces divines!
L’homme a été créé pour la vie heureuse, une mystérieuse tragédie le lui en a fait perdre la possibilité; il doit la retrouver par ses propres efforts. Sur cette terre, ce bonheur sera évidemment relatif, puisque la mort existe et que les yeux mortels ne savent discerner nettement l’avenir immortel, mais quelle radieuse existence l’être humain pourrait vivre encore s’il comprenait enfin qu’il doit tendre de toutes ses énergies vers la bonté et la vérité. Que de forces inconnues il découvrirait en lui, que de puissants moyens d’action dont il n’a pu se servir encore! Les ressources du monde psychique égalent ou dépassent même, sans doute, celles du monde physique. Ce terrain est presque vierge encore, l’âme humaine étant restée stationnaire depuis environ deux mille ans. On dirait qu’on a eu peur d’y toucher, et pourtant la nouvelle religion n’en limitait pas l’essor: le Christ avait été large de promesses, investissant ses disciples d’une puissance illimitée pouvant aller jusqu’à la prophétie et au miracle.
Mais très vite l’idéal s’est abaissé. La perfection divine à laquelle elle avait été conviée a épouvanté l’âme humaine; effrayée de ce qu’on lui demandait, elle s’est réfugiée dans le formalisme, et celui-ci l’a étouffée. Les doctrines matérialistes et positivistes de ce siècle ne l’ont pas délivrée de l’esclavage; au contraire, elles ont contribué à épaissir la chape de plomb qui l’écrasait et à provoquer une longue période d’engourdissement semblable à la mort.
Aujourd’hui la cloche du réveil s’entend de tous côtés, et, bien que les sons en soient faibles encore, les manifestations d’une vie morale renaissante se succèdent un peu partout sous des formes diverses. Quelques-unes proclament des théories contestables, dangereuses même peut-être,—l’erreur entrant toujours pour une part dans toutes les choses humaines,—mais qu’importe! Ce qui importe, c’est le réveil, car l’effort le suivra. Ceux qui en comprennent la nécessité doivent le crier à tous les bouts de la terre, afin que ceux qui ne dorment plus se lèvent, marchent et donnent toute leur mesure.
Si, depuis que le monde existe, chaque être humain avait fourni son maximum d’efforts, que serait aujourd’hui la terre? Dans l’ordre scientifique, les progrès atteints le seraient depuis longtemps et auraient été dépassés; on se trouverait en avance de plusieurs siècles. Dans l’ordre moral, la justice aurait commencé son règne et une série de souffrances inutiles seraient éliminées des cœurs. Bien entendu, l’effort doit être accompli avec discernement et tendre vers ce qui est digne d’être poursuivi. Donner aux choses leur vraie valeur est une des premières leçons à apprendre pour guider sa vie et user efficacement de ses forces.
L’intelligence, lestée de discernement et de logique, la conscience alerte, la pensée haute, l’âme vivante, l’homme pourrait connaître au moral la satisfaction que lui donne au physique le large déploiement de ses forces. Par son aspiration constante vers la beauté, il se sentirait devenir une parcelle de Dieu. Plus d’âge mûr aride, plus de vieillesse désenchantée! Tout ce qui semble souvent insupportable dans les obligations journalières se trouverait allégé. L’individu, que l’affaiblissement de ses forces physiques retire de la lutte, pourrait continuer à agir sur l’âme du monde par l’effort de sa pensée. Les vieillards deviendraient ainsi les grands prêtres de la pensée humaine, des grands-prêtres muets presque toujours, sans formules, sans rites, sans habits sacerdotaux.
Les chrétiens n’ont qu’à relire l’Évangile, et ils verront qu’il leur promet une puissance presque sans limites. Si les philosophes réfléchissent aux merveilleuses découvertes de la science, comment nieraient-ils que le champ inexploré de l’âme peut renfermer également des possibilités inouïes? Les humanitaires, sous peine de se renier, sont forcés de croire à la possibilité d’un progrès social incessant. La petite cohorte est donc assez nombreuse pour se mettre en marche et livrer bataille aux courants pernicieux qui dessèchent ou décomposent. Mais elle doit se souvenir que, dans l’ordre moral comme dans l’ordre physique, l’appât médiocre provoque des efforts médiocres, et que, pour appeler efficacement les âmes à la rescousse, il faut leur montrer un prix très haut: la possibilité d’atteindre, dès cette terre, une parcelle du divin.