Amitié amoureuse
The Project Gutenberg eBook of Amitié amoureuse
Title: Amitié amoureuse
Author: Hermine Oudinot Lecomte du Noüy
Commentator: Stendhal
Release date: July 5, 2011 [eBook #36635]
Language: French
Credits: Produced by Chuck Greif and the Online Distributed
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A M I T I É
A M O U R E U S E(MME LECOMTE DU NOUY)
DE
S T E N D H A L«...L'amitié amoureuse, qui est plus que
l'amour, car elle en a tout le charme, et elle
n'en a point les malaises, les grossièretés ni
les violences...»(Les Contemporains—Sully-Prudhomme)
JULES LEMAITRETRENTE-QUATRIÈME ÉDITION
PARIS
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
3, RUE AUBER, 3
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
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| DU MÊME AUTEUR | ||
| Format grand in-18. | ||
| AMITIÉ AMOUREUSE | 1 | vol. |
| L'AMOUR EST MON PÉCHÉ | 1 | — |
| LE DOUTE PLUS FORT QUE L'AMOUR | 1 | — |
| En préparation: | ||
| L'EXPÉRIENCE | 1 | vol. |
| LE VICE D'ATTACHEMENT | 1 | — |
| LE DESSOUS DES CARTES | 1 | — |
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Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays, y compris la Suède, la Norvège et la Hollande.
ÉMILE COLIN—IMPRIMERIE DE LAGNY
A
MADAME LAURE DE MAUPASSANT
Je dédie ce Livre, en témoignage de ma profonde admiration
et de mon tendre respect.
H. L. N.
Octobre 1896.
| TABLE |
PRÉFACE FRAGMENTÉE
DE
STENDHAL
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Quoiqu'il traite de l'amour, ce petit volume n'est point un roman, et surtout n'est pas amusant comme un roman. C'est tout uniment une description exacte et scientifique d'une sorte de folie très rare en France. L'empire des convenances, qui s'accroît tous les jours, plus encore par l'effet de la crainte du ridicule qu'à cause de la pureté de nos mœurs, a fait du mot qui sert de titre à cet ouvrage une parole qu'on évite de prononcer toute seule, et qui peut même sembler choquante.
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Le livre qui suit explique simplement, raisonnablement, mathématiquement, pour ainsi dire, les divers sentiments qui se succèdent les uns aux autres, et dont l'ensemble s'appelle la passion de l'amour...
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Que pourrai-je dire aux gens qui nient les faits que je raconte? Les prier de ne pas m'écouter..................
Malgré beaucoup de soins pour être clair et lucide, je ne puis faire des miracles; je ne puis pas donner des oreilles aux sourds ni des yeux aux aveugles. Ainsi les gens d'argent et à grosse joie, qui ont gagné cent mille francs dans l'année qui a précédé le moment où ils ouvrent ce livre, doivent bien vite le fermer...
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Je récuse ce jeune homme studieux qui, dans la même année où l'industriel gagnait cent mille francs, s'est donné la connaissance du grec moderne, ce dont il est si fier, que déjà il aspire à l'arabe. Je prie de ne pas ouvrir ce livre tout homme qui n'a pas été malheureux pour des causes imaginaires étrangères à la vanité, et qu'il aurait grande honte de voir divulguer dans les salons..........
Qu'est-ce donc que connaître l'amour par les romans? Que serait-ce après l'avoir vu décrit dans des centaines de volumes à réputation, mais ne l'avoir jamais senti, que chercher dans celui-ci l'explication de cette folie? Je répondrai comme un écho: «C'est folie.»
Pauvre jeune femme désabusée, voulez-vous jouir encore de ce qui vous occupa tant il y a quelques années, dont vous n'osâtes parler à personne, et qui faillit vous perdre d'honneur? C'est pour vous que j'ai refait ce livre et cherché à le rendre clair. Après l'avoir lu, n'en parlez jamais qu'avec une petite phrase de mépris, et jetez-le dans votre bibliothèque de citronnier, derrière les autres livres; j'y laisserais même quelques pages non coupées....
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Ce qu'on appelle un succès étant hors de la question, l'auteur s'amuse à publier ses pensées exactement telles qu'elles lui étaient venues. C'est ainsi qu'en agissaient jadis ces philosophes de la Grèce, dont la sagesse pratique le ravit en admiration...
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Toute cette préface n'est faite que pour crier que ce livre-ci a le malheur de ne pouvoir être compris que par des gens qui se sont trouvé le loisir de faire des folies. Beaucoup de personnes se tiendront pour offensées, et j'espère qu'elles n'iront pas plus loin.
(Extrait de: De l'amour.)
AMITIÉ AMOUREUSE
LIVRE PREMIER
Les femmes préfèrent les émotions à la raison... elles sont toujours et partout avides d'émotions...
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La dissemblance entre la naissance de l'amour chez les deux sexes doit provenir de la nature de l'espérance, qui n'est pas la même. L'un attaque et l'autre défend...
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L'amour tel qu'il est dans la haute société, c'est l'amour des combats, c'est l'amour du jeu.
STENDHAL.
I
Philippe de Luzy à Denise Trémors.
12 novembre 18...
Madame,
Voulez-vous me permettre de me présenter chez vous demain vers cinq heures, et de vous apporter moi-même le petit volume de vers que vous désirez? Le souvenir très agréable de la conversation que nous avons eue à cette soirée où je m'ennuyais—où nous nous ennuyions tant—me pousse à vous faire cette demande; j'ose espérer que vous ne la trouverez pas importune. J'obéis, en vous écrivant, à une impression d'affinité qui m'a donné, l'autre soir, tandis que je vous parlais, le sentiment que nous étions depuis longtemps amis. Je sais qu'il faut se défier des indications de l'instinct, qui sont en général obscures et incertaines; peut-être mon imagination fait-elle seule les frais de tout ceci et avez-vous complètement oublié et la soirée, et le livre, et son propriétaire. Dans ce cas, madame, soyez assez bonne pour ne pas me le faire trop vivement sentir, car j'en souffrirais déjà.
Je vous prie d'agréer mes respectueux hommages.
II
Denise Trémors à Philippe de Luzy.
12 novembre, cinq heures.
Je serai heureuse, monsieur, de vous recevoir demain. J'ai encore trop vivace dans l'esprit le souvenir de cette soirée ennuyeuse où, grâce à vous, je me suis si peu ennuyée, pour chercher s'il y a correction ou incorrection à le faire.
Et puis, c'est si charmant de se laisser de temps en temps gouverner par son bon plaisir... et j'en aurai un extrême à renouveler, au coin de mon feu, la causerie si attrayante de l'autre soir.
III
Philippe à Denise.
14 novembre.
Eh bien, madame, je ne m'étais pas trompé; la sympathie me guidait mystérieusement, mais sûrement, vers vous. J'étais hier, je vous l'avoue, un peu troublé en entrant dans votre salon. Je me demandais—ces sortes d'expériences sont si dangereuses—si je n'allais pas voir s'évanouir tout à coup le rêve gracieux qui m'y avait amené. Quelle peine pour moi si la petite fleur née dans mon imagination était morte, subitement transplantée dans la réalité. J'en aurais beaucoup souffert; mais j'ai été vite rassuré, et j'en suis si heureux que je ne puis résister au plaisir de vous le dire.
Comme vous avez été bonne et jolie, et confiante et spirituelle; comme je vous sais gré de consentir à être très simplement une femme, au lieu de chercher à être, suivant la mode, un ennuyeux mannequin occupé à disserter psychologiquement sur l'amour. Je vous remercie d'être gaie, et je suis amoureux de l'air très grave que vous aviez en versant l'eau bouillante sur le thé.
J'ai passé, grâce à vous, madame, deux heures exquises. Je vous en devais des remerciements, et si je vous les fais d'une manière un peu légère ce n'est pas, croyez-le bien, que je n'aie été touché des marques plus sérieuses d'estime et de confiance que vous m'avez données. Mais c'est là un terrain en quelque sorte sacré, où ma jeune amitié n'ose encore s'aventurer. Je m'arrête respectueusement et vous prie de me croire, madame, très à vous.
PHILIPPE DE LUZY.
P.-S.—Savez-vous que madame Ravelles est presque jolie, presque intelligente, et qu'au risque d'étonner tout le monde j'ai presque envie de l'embrasser? Elle vient de me dire qu'elle a l'intention, à partir de samedi prochain, de réunir ses amis toutes les semaines. En sorte que, vous voyant le mardi chez votre belle-sœur, madame d'Aulnet, et le samedi chez madame Ravelles, si vous me permettez de vous faire une petite visite dans l'intervalle, je me ferai une existence à peu près supportable. Puis, elle a ajouté en me regardant: «Surtout ne manquez pas samedi prochain; madame Trémors viendra et elle chantera.» Pourquoi a-t-elle insisté? Aurait-elle déjà deviné, avec ce curieux instinct des êtres primitifs, que je vous aime? Cependant je ne l'ai dit à personne, pas même à vous.
IV
Denise à Philippe.
15 novembre.
Monsieur, monsieur, j'ai grand'peur que vous ne vous égariez... et je me hâte de vous crier, en joueuse bien honnête: Casse-cou!
Je suis très heureuse de l'amicale inclination que nous nous sommes mutuellement découverte; nos esprits se sont touchés et il y a entre eux adhérence. Mais peut-être vais-je vous paraître bien bourgeoise: trois mots m'effraient dans votre lettre; vous savez quels, n'est-ce pas?
Il ne faut pas que certaines de mes franchises vous semblent liberté d'allure; l'amitié entre un homme et une femme me paraissant la chose la plus charmante à cultiver, peut-être, à mon insu, ai-je pris trop de soins de la fleur naissante. Laissons-la se mourir un peu, voulez-vous?
Je n'irai pas samedi chez madame Ravelles; ce n'est pas la ruse coquette, si coutumière aux mondaines, qui me fait prendre cette résolution, car alors je me serais abstenue d'y ailler sans vous en prévenir. C'est—comment dire, pour ne dire ni trop, ni trop peu?—C'est par prudence, peut-être aussi par pudeur: vous m'avez effarouchée avec votre «curieux instinct des êtres primitifs».
Je vous accepte volontiers comme le chiffonnier galant de mon esprit, puisque vous semblez prendre intérêt à ce que votre baguette ne revienne jamais à vide des lambeaux qu'il vous plaît de crocheter en mon cerveau de Parisienne; mais considérez que ceci est la seule joie qu'il me soit permis de vous donner.
V
Philippe à Denise.
5 décembre.
«Vous êtes si paresseux et si nonchalant!» M'avez-vous, sans reproche, madame, assez souvent répété cette phrase! Hier encore, un peu traîtreusement, au moment où je ne pouvais me défendre. J'ai cependant de quoi répondre et vous n'échapperez pas à mes raisons. Comment, vous, mon sage et cher philosophe, pouvez-vous attacher tant d'importance à ce que nous jetions constamment notre activité brouillonne et inquiète au travers des événements? N'avez-vous pas remarqué déjà comme les choses s'arrangeaient merveilleusement d'elles-mêmes, comme les plus embrouillées se dénouaient facilement, pourvu que personne n'y mît la main, et avec quelle fatalité tranquille arrivaient celles qui paraissaient les plus impossibles? Voyez-vous:
... les paresseux
Ont été, de tout temps, des gens aimés des dieux.
Ce sont des sages. Nous pouvons si peu que ce que nous avons de mieux à faire est de rester tranquilles. A quoi bon vouloir prendre toujours une attitude de marionnette en révolte! Vous représentez-vous, à Guignol, le gendarme ne voulant pas se laisser rosser par le compère, sous prétexte que le contraire serait plus conforme à la morale publique, aux lois, et aussi à la réalité? Ce serait insensé. Le tout est de ne pas avoir le rôle du gendarme.
En vérité, j'ai toujours trouvé ridicule et maladroit de vouloir intervenir dans la curieuse pièce dont l'auteur est là-haut. J'en ai toujours honnêtement répété le texte sans chercher même, comme les acteurs de revue, à y introduire un calembour de ma façon, et je m'en suis bien trouvé. En voulez-vous un exemple? Vous rappelez-vous certaine lettre que vous m'avez écrite en réponse à la demande—combinaison de marionnette—que je vous avais faite de venir à une réception chez madame Ravelles? Qu'ai-je fait ce soir-là? Je me souviens: j'étais très déconfit; me suis-je révolté? ai-je imaginé des plans? Je suis sorti simplement et j'ai marché au hasard, enveloppé de mes sombres réflexions.
Ces sombres réflexions, dont vous étiez la cause, m'ont amené jusque chez vous. J'ai sonné, on m'a ouvert, et quelques instants après je me suis trouvé dans votre salon, aussi surpris d'y être que vous surprise de m'y voir. Notre étonnement à tous deux était si comique et si complet que nous n'avons pu nous empêcher de rire. Vous m'avez pardonné et il en est résulté qu'au lieu de vous apercevoir dans une soirée ennuyeuse, comme j'en avais eu sottement le projet, je vous ai eue à moi tout seul dans un tête-à-tête délicieux; que nous avons tant et tant causé et si intimement que, bon gré mal gré, contre les convenances, contre vos scrupules, notre amitié a été définitivement fondée.
Je pense que cet exemple vous donnera à réfléchir. Maintenant, madame mon amie, si vous en savez davantage, dites-le-moi. Je ne demande pas mieux, selon l'expression du favori de vos poètes, que de me laisser conduire «par un ange aux yeux bleus».
En attendant, je baise respectueusement le bout de ses ailes.
VI
Denise à Philippe.
6 décembre.
Voyez-vous cela? monsieur mon ami qui se félicite bel et bien de la chose la plus incorrecte que nous ayons faite! Mais, cher Marionnet, si j'avais été la femme sage par excellence, j'aurais dû ne pas vous recevoir ce soir néfaste dont vous parlez. Seulement, voilà! Je m'attendais si peu à votre visite... Je n'avais rien prévu... Encore tout cela n'est-il pas bien raisonnable, et certaines finales de vos lettres et certains de vos regards m'inquiètent-ils toujours un peu.
Par devoir, par sagesse, il m'eût fallu garer mon esprit de la séduction du vôtre. Que sert de multiplier ses affections, n'est-ce pas se préparer des deuils? Votre dernière lettre me rassure pourtant, cher ami paresseux. A voir l'homme que vous êtes, attendant si patiemment la conclusion des événements et croyant que les petites alouettes vont vous tomber toutes rôties dans le bec, je ne vous crains presque plus. Alouette je suis, mais pas encore rôtie à la belle flambée que votre nonchalance, en se secouant—par quel imprévu et merveilleux effort?—s'est crue forcée d'allumer en mon honneur.
Ah! ah! monsieur, vous niez le pouvoir de la volonté? j'en suis fort aise. Que serais-je devenue devant l'effort continu d'une volonté?
Pourtant à y bien réfléchir, l'âme blanche de monsieur mon ami est-elle aussi blanche qu'il veut bien le dire? J'ai vaguement peur de surprises surgissant d'une trop nouvelle amitié... et puis, avec tout cela et sans tout cela, j'ai une malheureuse nature très franche et très loyale qui ne sait pas s'accoutumer à souffrir d'être mal dans une âme. A force de tâcher d'y être bien, n'arriverai-je pas à y être trop?
Voyez, je vous révèle le point faible, n'en abusez pas! Sérieusement, je vous ai trop vu tous ces temps-ci partout où j'allais et surtout chez moi. Vous avez des manières de vous taire qui me troublent. Cette amitié si vivace, si ardente m'effraie. Il faut l'assagir... je vous en prie, mon ami? Vous l'avez promis. Peut-être allez-vous conclure de cela que je n'ai pas l'âme enthousiaste; j'ai du moins l'âme prudente.
Adieu.
VII
Philippe à Denise.
18 décembre.
L'amusante mine troublée—un peu—que vous aviez en me découvrant à cette fête d'enfants! Je vous ai obéi, madame, j'ai espacé mes visites; mais vous n'exigez pas que je renonce à vous voir dans le monde aussi souvent qu'il me sera possible?
D'ailleurs, hier, je n'étais pas pour vous chez madame Dalvillers, mais pour votre délicieuse Hélène. Quand on a une fille de six ans aussi exquise, il faut s'attendre à la voir recherchée, admirée, fût-ce des grands garçons. Et puis j'étais là aussi pour votre nièce Suzanne d'Aulnet—ne l'ai-je pas bien prouvé en m'occupant presque exclusivement d'elle?—Elle est jolie, certes; elle a précisément tous les signes de beauté qu'Alexandre Dumas recommande à l'attention des hommes—afin qu'ils n'épousent pas.—Je lui ai fait une cour discrète, elle ne l'a point dédaignée et madame votre belle-sœur en a semblé elle-même touchée. Jusqu'à votre belle-mère qui me faisait les doux yeux... Vous voyez bien, madame, je ne suis pas à craindre. De quoi me punissez-vous? qu'ai-je fait? Soyez clémente, levez, d'un mot, l'interdit, ou je vais commencer à me croire dangereux. Épargnez-moi cette fatuité imbécile.
VIII
Denise à Philippe.
19 décembre.
Les hommes sont de grands enfants.... Venez donc, puisque aussi bien je ne puis faire un pas sans vous voir surgir sur ma route.
J'ai, demain, une réception intime: Sully-Prudhomme, Massenet, Paul Hervieu, Marcel Prévost, Abel Hermant et vous. Le dîner est pour huit heures; mais vous avez le droit de venir un peu plus tôt et d'assister au repas de tite-Lène, que vous avez conquise.
IX
Denise à Philippe.
21 décembre.
Hier vous avez dit: «Je vous connais parfaitement, absolument.» C'est un peu présomptueux de votre part, cette affirmation. Eh bien, moi aussi je vous connais: vous êtes remarquablement intelligent, mais vous n'êtes pas simple. Vous vous analysez, vous vivez en contemplation devant les mouvements de votre esprit, de votre âme; vos plus menues sensations vous sont chères; elles se décuplent en vous, vous maintiennent dans une perpétuelle recherche de choses délectables, sur vous d'abord et sur quelques autres ensuite; c'est une ivresse d'une qualité très supérieure; vous l'ingurgitez fort goulûment. Elle vous donne une prédominance indéniable sur la foule des jeunes hommes de notre monde.
Vous auriez fait—vous en conveniez vous-même hier—un littérateur d'une qualité rare, possédant les «certains dons d'enthousiasme et d'amertume» dont parle Maurice Barrès.
Vous ressemblez à celui-là par tant de points!
Vous les possédez ces dons, et savez en jouir avec une acuité merveilleuse. Je soupçonne fort que, comme l'homme libre, de prendre une résolution, vous fûtes «détourné de ce cher projet par la nécessité d'être extrêmement énergique pour l'exécuter».
Vous comprends-je pas bien à demi-mot, dites? Pour votre malheur, vous vivez dans un milieu d'inutiles, de gens à l'existence vide, remueurs d'argent plus que d'idées. Ils vous plaisent pourtant; vous sentez tellement, en leur lourde compagnie, votre précieuse individualité! et puis le luxe de leur vie vous charme, étant donné votre nonchalance, peut-être même votre paresse. Il est plus difficile de produire quoi que ce soit que de se jeter dans une voiture de cercle en disant au cocher: Aux courses! Il est plus difficile de gagner l'argent que de le perdre, non pas même en s'amusant, mais en ayant l'air de s'amuser. Ce farniente élégant répond trop bien à certaines de vos aspirations pour que je le trouble autrement que par ma bonne grosse morale. Mais, mais, ne nous les jetez pas si souvent à la tête, ces vers:
Tu n'as jamais été, dans tes jours les plus rares,
Qu'un banal instrument sous mon archer vainqueur[1].
Ne dites pas de nous: Elle n'est qu'un instinct dansant que je voulus adorer pour le plaisir d'humilier mes pensées.
C'est un trop grand mépris, m'sieur Barrès, m'sieur Philippe... pouvez-vous savoir combien nos cœurs, notre sensibilité, nos tendresses pensées, sont loin de la banalité un peu lourde que nous offrent parfois les vôtres, mes beaux messieurs qui vous piquez d'intellectualité, d'art et d'idéalisme?
J'en arrive à croire que l'homme qui a tout simplement bon cœur sublimise l'amour en notre honneur, tandis que l'artiste et le dilettante n'y cherchent qu'une satisfaction toute personnelle. Ah! vous étiez fameux tous, hier, fats et naïfs, mes chers, de croire que nous ne vous étudions pas aussi bien que vous nous étudiez.
Si vous saviez quels dons de froide analyse se cachent souvent derrière nos pires enthousiasmes...
Ce que nous cherchons, c'est un peu d'illusion et de rêve; nous arrivons parfois à les trouver, mais soyez bien sûrs que nous vous comptons pour ce que vous valez dans ces joies jolies que, ne pouvant avoir seules, nous sommes obligées de vous faire partager.
Allez, allez, nous avons aussi un petit archet vainqueur, et il se peut bien faire que nous sachions tout comme vous, nos maîtres, tirer du banal instrument que vous êtes des sons merveilleux, parce qu'ils procèdent de nos rêves plus encore que de vous.
Bonsoir et bonjour, monsieur, car une heure du matin sonne.
X
Philippe à Denise.
23 décembre.
Madame, je suis confus; je ne pensais pas vous blesser en croyant vous connaître et en vous l'avouant avec naïveté. J'ai un vrai chagrin de vous l'avoir dit, non comme vous le pensez, mais d'une manière mauvaise en somme, puisqu'elle vous a déplu.
Si vous saviez le regret que j'en ai, vous me pardonneriez.
Votre bonsoir et bonjour m'a ravi. Je pensais justement à vous vers cette heure-là, en rentrant de l'Opéra, et je regrettais de ne vous avoir pas eue près de moi pour goûter ensemble le charme de la musique de Reyer que je venais d'entendre.
Je me réjouis de réveillonner demain chez madame de Nimerck. Votre mère m'a convié à cette fête par un mot charmant. Je me réjouis aussi de faire la connaissance de ce frère Gérald dont tite-Lène me rend jaloux dans l'enthousiasme enfantin qu'elle a de son oncle le marin.
Je suis à vos pieds.
Yours very sincerely.
XI
Denise à Philippe.
28 décembre.
Vous allez être encore grondé... Hélène a reçu une poupée grande comme elle et qui l'a fait bondir de joie. Elle l'aimait déjà avant d'avoir trouvé la carte du donateur; quand elle a su que c'était vous, sa joie est devenue du délire. Que n'étiez-vous là! c'est si bon à voir, le bonheur des enfants!
Mais ce délire de ma fillette a un peu détruit les convictions que je vous ai exposées dans ma dernière lettre; il y aurait donc des êtres que plus particulièrement choisit l'archet vainqueur? Pourquoi la joie de tite-Lène s'est-elle augmentée à la pensée que la poupée venait de vous? Cette sélection m'apparaît comme une faiblesse. Il faudrait dresser son cœur à ne ressentir que des joies impersonnelles et c'est alors seulement que l'archet serait vraiment vainqueur.
La poupée s'appellera Philippine; j'ai promis un splendide baptême, Suzanne a réclamé d'être la marraine. Les radieux vingt ans de ma nièce ne s'effraient pas de faire ainsi de temps en temps joujou. Je crois bien que l'idée du compère qu'on lui destine est pour quelque chose dans ce consentement. N'allez pas surtout refuser de faire dînette de dragées avec nous. Ce n'est pas charger votre avenir de responsabilités graves que de promettre de veiller sur l'âme en son d'une poupée.
Mais pourquoi m'avoir donné un soufflet? Certes, si je m'attendais à recevoir un soufflet de quelqu'un ce n'était pas de vous. Voilà une liberté grande! le comble, c'est que ce soufflet me ravit; je le trouve charmant, exquis, le plus adorable, le plus séduisant des soufflets—«ce qui vous range, madame, au nombre des femmes qui aiment à être battues»,—dirait un non initié.
—Parfaitement, monsieur, encore que je choisisse la main qui me frappe.
Et voilà, mon ami, comme un scandale peut naître d'un quiproquo, car il y a soufflet et soufflet, pas vrai?
Ce vase précieux, amusant dans sa forme, ce saxe aux fleurs peintes, aux tulipes harmonieuses et brillantes, débordant de fleurs vraies embaumées et flexibles, est tout à fait élégant et joli; je l'aime et vous remercie de me l'avoir donné.
Quel dommage que votre carte m'ait appris en même temps que vous partez pour Luzy; vous ne verrez pas nos joies toutes chaudes; elles sont meilleures ainsi pourtant, à la façon des petits pâtés.
XII
Philippe à Denise.
29 décembre.
La nouvelle nouvelle, ma chère amie, est que je ne vais pas à la campagne. Je suis forcé de rester à Paris; j'ai eu avec mon frère une explication assez sèche; nous nous sommes quittés sur des mots aigre-doux. Dans ces conditions je le laisse partir seul. Passer huit jours en tête à tête avec quelqu'un qui boude me rendrait fou. Donc, je suis tout prêt à venir voir votre joie, bien heureux que ce soufflet, banal témoignage de ma grande affection, vous en ait donné.
XIII
Denise à Philippe.
29 décembre, cinq heures.
Qu'est-il donc arrivé? je comptais sur ce repos physique pour réconforter certains coins douloureux de votre pensée. Cela me cause un vrai chagrin de vous savoir triste et malheureux.
Vous êtes, à tout prendre, une pauvre âme en peine qui m'intéressez. Pouvez-vous me confier ce nouveau souci? Alors, venez ce soir passer une heure avec moi. Je tâcherai de vous remonter un peu; vous savez, j'y réussis parfois.
Je vous sens tellement las, las de tout, que je voudrais trouver des mots forts, quelque chose de sain qui vous fasse vraiment du bien.
Et puis je compte sur vous pour déjeuner le premier janvier. Ce jour-là, la table est mise ici pour tous les sans-famille, les isolés, les abandonnés. C'est de fondation. Il y a des années où nous sommes quatre; d'autres, quinze. On échoue chez moi, on toaste ensemble et cela resserre les liens affectueux et donne à tous l'illusion de la famille.
Le matin, vous faites vos visites officielles, vous cornez vos cartes; à midi et demi, vous arrivez et nous nous mettons à table. Mère préside avec moi; on passe ensemble le reste de la journée; on reçoit mes visites et le soir maman nous emmène tous dîner chez elle.
Ma vie n'est pas encore bien longue et elle compte déjà, hélas! des disparus parmi ces convives du jour de l'an. Je me souviens d'un de ces déjeuners où étaient présents entre autres, Jean Baudry, Guy de Maupassant, Renan.—Maupassant avait fait apporter pour Hélène, par son fidèle François, toute une valise, une grande valise pleine de jouets, de ces joujoux de treize à quarante-cinq sous des petites boutiques ambulantes des boulevards.
Après le déjeuner on vida la valise sur le tapis où, jolie dans sa robe décolletée qui laissait voir sa peau rosée encore pleine de lait, sa chair fraîche et ronde de baby de deux ans, tite-Lène, assise par terre, trônait. Et c'étaient des étonnements, des cris de joie, aussi bien des grands que de la petite, sur les mille combinaisons de mouvements de tous ces jouets; ils roulaient, marchaient, sifflaient, couraient. Une vie lilliputienne grouillait autour de ma fille qui, géante, se donnait de temps en temps le plaisir d'écraser un objet de ce petit monde mis en mouvement par des ficelles.
Que croyez-vous que faisaient devant ce spectacle mes hommes illustres? qu'ils philosophaient? point: tous vautrés sur le tapis, ils attrapaient au passage et se renvoyaient l'un à l'autre petits bonhommes, toupies, porteuses de pain, moulins à vent, vélocipèdes, tournant, courant, voletant, tourbillonnant. Et c'étaient des cris: «La ficelle? où est ma ficelle? Bon! Baudry me l'a chipée et l'accapare!—Mais non, c'est Maupassant qui la mange!—Oh! Regardez ça, mes enfants, c'est trouvé!» Et des enthousiasmes, et des joies, et des baisers à Hélène qui, s'avisant dans cette foule de jouets d'en détester un, un moulin qui marchait en même temps qu'il tournait les ailes—pourquoi? Quel mystère que les cerveaux des petits!—crachait vaillamment dessus toutes les fois qu'il passait à portée de sa bouche.
Et pendant ce temps-là des gens venaient, très graves, me faire des visites. A chaque coup de timbre on fermait précipitamment la porte qui sépare le grand salon du petit; je recommandais à tous d'être sages, de ne pas faire de bruit, et, bien sérieuse, j'allais recevoir le visiteur dans le petit salon. Quand mes joueurs ne se mettaient pas tout à coup à hurler de joie, ça allait bien. Autrement, j'expliquais... vaguement. Mais, si le nouveau venu était un ami des grands hommes, on l'introduisait et peu après c'était un ventre de plus par terre. Et tite-Lène, autant amusée des gambades de ses grands amis que des courses de ses pantins, montrait ses quenottes, se laissait bécoter, enlever triomphalement dans les airs.
Les sacs de bonbons étaient mis au pillage; une fois goûtés, ceux que les grands n'aimaient pas s'empilaient dans une coupe où déjà les morceaux gisaient en attendant d'être jetés. «La coupe amère des Refusés», disait gaiement Baudry. Voilà, mon ami, des joies simples comme il vous en faut. Je puis compter sur vous, pas vrai?
Une idée: voudrez-vous partir le lendemain pour Nimerck avec mon frère Gérald? Il va y rester huit jours pour faire commencer les travaux de restauration d'une aile du vieux château. Ce déplacement vous changerait d'air et vous ferait du bien.
XIV
Philippe à Denise.
30 décembre.
Vous êtes bonne, madame, grande et bonne et je vous aime. J'accepte de faire partie du déjeuner des Abandonnés. Je n'en serai pas un illustre, mais un profondément reconnaissant et dévotement admirateur de la fée indulgente et douce que vous êtes aux pauvres humains.
XV
Denise à Philippe.
16 janvier.
Vous m'intéressez infiniment, j'aime mieux vous le dire tout de suite afin que mes actes se classent vis-à-vis de vous pour ce qu'ils sont: une recherche toute spirituelle. Je viens d'aller révérender ma belle-mère. Ma nièce y faisait les honneurs du thé; il y avait là quelques jeunes femmes, entre autres Germaine Dalvillers. Vous ne m'aviez pas dit que sa mère vous avait connu enfant? On a parlé de vous. Ah! ah! vous voudriez savoir, curieux? Germaine racontait que vous étiez un petit mélancolique et caressant; la grâce, le charme presque féminin du baby gagnait le cœur des mères.
Tandis que la conversation sautait de vous aux deux teams en présence au dernier bye du Polo, je songeais: toute cette grâce, cette mélancolie, ont tourné en séduction. Mais n'y a-t-il pas perdu ses énergies? Vous étiez l'enfant ami du plaisir, des gâteaux, des élégances, des nonchalances, de la caresse qui effleure. N'êtes-vous pas demeuré trop cet enfant-là?
Je suis tout étonnée de vous découvrir ce que vous êtes. La force de votre esprit m'avait fait supposer en vous un autre homme. Votre intelligence subtile, profonde, mâle et froide, un peu dédaigneuse aussi, donne le change sur votre cœur hésitant et votre volonté faible. Quand vous êtes auprès de moi, je reste sous l'enchantement de votre parole tout imprégnée de philosophie caressante; vos paradoxes les plus décevants me semblent choses naturelles; je me découvre étonnée de n'y avoir pas plus tôt songé. Vous parti, la fantasmagorie de votre éloquence tombe. Je retrouve mon jugement sain, ma raisonnabilité, comme vous dites plaisamment. Peut-être exagérez-vous l'importance de nos gestes moraux? A force de s'analyser ainsi, toute verve, tout élan, ne quittent-ils pas nos âmes? elles n'ont plus de sensations imprévues, les seules vibrantes, elles finissent par poser devant nous-mêmes; n'est-ce pas alors que l'esprit s'égare?
«Quittez-vous, renoncez à vous et vous jouirez d'une grande paix intérieure—est-il dit dans l'Imitation,—alors s'évanouiront toutes les pensées vaines, les pénibles inquiétudes, les soins superflus.»
Ne voilà-t-il pas un beau texte pour vous distraire? Vous devriez m'aimer à la folie, de vous envoyer des points d'interrogation sur de tels aperçus philosophiques!
XVI
Philippe à Denise.
17 janvier.
Vous semez nos rapports d'exquisité, madame; j'ai posé mes lèvres avides d'un peu de vous, n'en fût-ce que l'apparence, sur chacun de vos points d'interrogation. Mais comme vous devenez sévère! pourquoi me demander le pourquoi d'un éternel malaise de mon cerveau? Puis-je dire à ma sensibilité: cesse de demeurer en moi; à mon imagination: cesse de vivre. Et puis quelle ressource voulez-vous que je tire de mon corps misérable? Arrivé au détachement du seul moi qui m'intéresse, faudra-t-il donc me livrer à un labeur constant, matériel, qui me transformera, à votre idée, en bon lutteur contre la vie? Dites, quel sera le beau résultat? Ma manière de vivre c'est d'être sans volonté, hors pour cette recherche de cueillir de ci, de là, quelques impressions rares; c'est le seul accent demandé par moi à la vie monotone et lourde; ma nonchalance, c'est le talisman qui me fait pénétrer plus avant dans la joie, la douleur: je change en œuvres vives les recherches, les découvertes faites sur l'âme des autres, surtout sur la mienne. N'est-ce pas une belle puissance? Allez, bien que courtes, mes joies sont supérieures. Je délaisse le fruit pour me nourrir de la sève, vraie puissance créatrice.
Pourquoi cet éternel reproche de n'être pas occupé comme tous de ma place à conquérir dans le monde? Me voyez-vous avocat, magistrat, médecin? J'aurais daigné avoir une seule chose: du génie. Puisque je n'en ai pas, il faut bien me consoler avec mes rêves. Je suis «léger, sceptique, entraînable, irrésolu, capable de tout et de rien, égoïste et généreux, me donnant et me reprenant sans cesse, combattu par des instincts contraires,»—comme dit l'autre,—«tirant profit des circonstances sans prendre la peine de les faire naître». Soit. Encore un coup qu'y puis-je faire? Les éléments que s'assimile le cerveau humain ont cela de merveilleux qu'ils produisent des résultats très différents en changeant d'individus. Les uns sont spéculatifs, les autres, rêveurs; les calmes ont la richesse du sang, les nerveux, la puissance des sensations. D'un même principe éclate la prodigieuse variété des êtres. La même éducation a fait de mon frère un soldat, de moi, un rêveur. Il est tout action, je suis tout pensée. Notre cerveau élaborant la même substance en a fait une nutrition différente. Qu'y puis-je? Je ne me vante pas plus d'avoir quelques dispositions à rechercher le secret des causes finales, que lui ne doit se réjouir d'être un gaillard à l'organisme parfait, très et uniquement préoccupé de gagner promptement ses galons à sa sortie de Saint-Cyr.
Nous touchons là, madame, l'obscure mystère de l'atome de valeur différente que, chacun, nous sommes.
Est-ce que je vous demande pourquoi vous êtes si brune, si svelte, si pâle? Savez-vous le pourquoi de vos énergies? Celui de votre beauté physique? Celui mille fois rare et précieux de votre beauté morale? Ah! madame Tanagrette, vous êtes vous, et c'est assez pour moi.
Vous m'avez dit l'autre soir: «Je voudrais vous trouver une carrière pouvant fournir quelque distraction à votre esprit, une pâture réconfortante à votre âme souffrante.» Folie! ma carrière c'est de n'en pas avoir. Je ne vous demande qu'une chose: ne vous désintéressez pas de moi. Ne vous effarouchez pas de cette grande ambition, ne prenez pas cet air hautain que j'adore, écoutez-moi: Connaissez-vous rien de plus puissant, pour exprimer l'union infinie, que la parole du Dante: ces deux qui vont ensemble.—Quelle dépendance noble on prévoit de l'un et de l'autre. Cette courte phrase éveille à la pensée les affinités mystérieuses unissant étroitement les âmes sans les confondre jamais: «Ces deux qui vont ensemble...» Voulez-vous que nous soyons ceux-là?
Et puis, madame, n'allez-pas là-dessus faire l'effarouchée et me gronder; tout cela est de votre faute... Pourquoi votre amitié m'est-elle devenue si douce? Les heures passées auprès de vous, si courtes? Le souvenir de tout ce qui est vous, si cher? A force de chercher, je l'ai découvert: votre cœur dirige vos actes, guide vos pensées; il féconde votre esprit, il attire, il enveloppe, il garde à jamais. Toutes vos actions s'échappent de ce cœur, s'imprègnent de lui. Voilà. Mes aperçus philosophiques ne valent-ils pas les vôtres?
XVII
Denise à Philippe.
18 janvier.
Voilà!... C'est bientôt dit, monsieur; après tous ces beaux discours, croyez-vous qu'il va m'être facile de rester modeste? Prenez garde, vous m'admirez trop; votre amitié me semble fondée sur l'illusion, c'est une fragile assise. Quels mécomptes vous vous préparez! Vous m'allez découvrir un beau jour... quelle chute! j'en ai la chair de poule, monsieur mon ami.
Ma nourrice, restée servante auprès de moi devenue grande, me disait, lorsque je me jetais à son cou trop ardemment: «Aimez-moi moins à la fois, Nisette, vous m'aimerez plus longtemps.»
Les amitiés durables ne naissent pas d'un caprice, songez à cela; voilà seulement quatre mois que vous m'avez découverte; pourtant, il y a deux ou trois ans que nous nous rencontrons dans le monde. Quel engouement subit vous a poussé vers moi? Vous me saluiez indifférent. Il a fallu un soir de morne ennui pour que vous daigniez venir vous asseoir auprès de moi. Notre rencontre a été une chose charmante, mais n'exagérons rien, cher nouvel ami, et mettons, je vous prie, les choses au point.
Je veux bien être «ces deux qui vont ensemble» s'ils ne vont pas trop loin.
Voulez-vous que je vous dise? la variété dans l'équilibre, voilà peut-être ce qui vous attire vers moi; mais j'ai un peu peur que ces vitalités, ces langueurs, ces puissances de réplique qui vous charment, ne me viennent de vous, suscitées en moi par le souffle créateur, intellectuel et fort, qui demeure en tout homme même insciemment.
Si je raisonne juste, quel petit néant je serais!
XVIII
Philippe à Denise.
19 janvier.
Vous vous trompez, madame mon amie, c'est vous qui possédez le souffle créateur; vous êtes, de plus, la séduction faite femme.
J'ai mis un long temps à vous découvrir? C'est mal à vous de me le reprocher. Vous portiez par le monde une certaine hauteur un peu arrogante bien faite pour éloigner un sensitif de mon espèce. Je vous admirais sans oser approcher. Lorsque de temps en temps je m'oublie à savourer mes souvenirs, si loin que je les remonte, je vous retrouve en ma pensée: fine, jolie, flexible, délicate et si pâle... Je vous saluais et je passais, n'ayant pas l'orgueil de croire possible un intérêt de vous venant jusqu'à moi.
Cette soirée ennuyeuse, je la bénis. Voilà, madame, comme les épreuves communes créent inopinément, entre les âmes, les plus forts liens!
XIX
Denise à Philippe.
20 janvier.
Moquez-vous, ironique! Ma nièce a bien raison de vous étiqueter le plus décevant d'entre tous ses flirts. Savez-vous qu'elle est un peu jalouse de vos fréquentes visites avenue Montaigne? Elle est venue me voir tout à l'heure «espérant vous rencontrer»; j'ai souri; la chatte aiguise, sans trop oser pourtant, sur la petite tante, ses fines griffes roses. Elle allait au cercle, patiner avec son père; elle aurait voulu vous trouver là et vous emmener.
Quel cocasse amalgame elle faisait de son inquisition sur vous, d'une rage contre un pli malencontreux de sa jupe, d'un triomphe de son chapeau, tout cela mêlé de termes techniques empruntés à la solennité de ses débuts sur la glace, au cercle; ce mot prend, dans sa bouche, toute l'importance la plus select!
D'ailleurs, cette lettre n'est pas pour vous dire cela, mais ceci: Mère me charge de vous inviter à dîner chez elle samedi. Viendrez-vous? Et serez-vous ce soir chez ma belle-sœur? Madame d'Aulnet et Suzon comptent sur vous... moi aussi.
XX
Philippe à Denise.
21 janvier.
J'ai eu beau vous dire, hier, que j'acceptais avec enthousiasme l'invitation de votre chère mère, il me faut encore vous l'écrire pour avoir le prétexte de vous conter la joie ressentie de cette rencontre imprévue, au Bois, aujourd'hui.
Vous veniez vers moi, légère, marchant vite, de ce pas rythmé que j'adore, blottie dans vos fourrures; vous ne me voyiez pas. Votre robe flottante s'est tout à coup collée sur votre corps gracile, par un caprice du vent. J'en ai été ému artistement, ma chère statuette, et plus troublé que par la nudité absolue.
Voilà l'homme fort que je suis: quelques courbes ont sur mon imagination bien de la puissance et y sèment bien du désarroi. Rien n'est vulgaire qui me vient de vous. Vous êtes le réveil de mes énergies; vous peuplez ma vie de sensations. Et quelle jolie mine éveillée vous avez eue en me reconnaissant! Votre manière d'être timide et résolue m'enchante.
Non, non, tous les plaisirs ne sont pas au-dessous de ce que l'imagination nous les fait; les miens sont vifs et pénétrants quand, de temps en temps, je m'oublie à savourer mes souvenirs. Et il ne faut ni me gronder, ni m'en vouloir quand, de loin en loin, je m'enhardis à vous envoyer ainsi la «joyeuse envolée des pensées...»
XXI
Denise à Philippe.
22 janvier.
«D'amour»... c'est bien ça, pas vrai? Oh! le poltron qui n'ose finir sa citation! Oh! le laid monsieur mon ami, que je surprends en flagrant délit de marivaudage! car vous marivaudez. Marivaux marivaudant sans le savoir, a là son excuse; mais vous, le sachant, n'en avez aucune; c'est une infériorité notoire. Ramagez d'autre sorte si vous voulez continuer de plaire à votre amie.
Ma belle-mère m'offre sa loge à l'Opéra pour vendredi. Voulez-vous y venir? On y joue Sigurd. Germaine Dalvillers entre; elle accepte deux places pour elle et son mari. Serez-vous mon Mentor? Je vous quitte, elle bavarde, lit par-dessus mon épaule, je ne sais plus ce que je vous dis!
XXII
Philippe à Denise.
23 janvier.
Impossible, à mon très grand regret, madame mon amie. Une mission tombe sur ma nonchalance; plaignez-moi. Je dois aller à Bruxelles pour une conférence sur des choses fort techniques. Je vous prie en grâce de ne pas me faire vous les expliquer.
Soyez bonne, écrivez-moi. Je m'engage à commencer.
XXIII
Philippe à Denise.
25 janvier.
Déplorable, madame, ma première impression de voyage! Je n'avais pas eu le temps de dîner, en vous quittant, avant de prendre le train. A Compiègne, première station, je veux voir si je trouve au moins des cigares. Je commence par lutter un bout de temps contre la portière du wagon qui ne veut pas s'ouvrir. Enfin je saute sur le quai; mais à peine avais-je fait dix pas, voilà mon train qui se remet en marche. Je me précipite; une casquette galonnée me saisit par le bras—poliment, je dois le reconnaître—et me dit: «Monsieur, vous allez vous faire casser une jambe.» Je lui réponds: «Mon bon monsieur, laissez-moi remonter, je vous en supplie...» La casquette resserre son étreinte et le train fiche le camp de plus en plus, si j'ose m'exprimer ainsi.—«Mais, monsieur, c'est épouvantable ce qui m'arrive... Ma valise! Ma canne! mon sac de voyage! Ma couverture!»—La casquette, bienveillante, me conduit au bureau du télégraphe, et j'envoie une dépêche au chef de gare de Tergnier, (Tergnier est, paraît-il, la prochaine station), pour qu'il repince mes accessoires; je les reprendrai en passant.
Conclusion: j'ai deux heures à tuer à Compiègne; je repartirai par le train de neuf heures quarante-sept et j'arriverai tranquillement à Bruxelles vers quatre heures du matin.
J'ai commencé par dîner plutôt mal que bien à l'hôtel de Flandres. Puis, j'ai passé une demi-heure dans un café-concert à soldats, bondé d'artilleurs, où il y a des chanteurs extraordinaires, et qui s'appelle le café Jeanne d'Arc. Enfin j'ai pénétré dans l'intérieur de la ville et c'est du café de la Cloche, le plus chic de Compiègne, que je vous écris ce billet résigné. La remarque la plus profonde que j'aie faite jusqu'ici, c'est que cette ville est fertile en artilleurs. J'éprouve le besoin de me rendre cette justice que j'ai pris mon aventure avec une sérénité, un détachement, une patience, une douceur, éminemment philosophiques. Si je ne retrouve pas ma valise (tout arrive), je raconterai mon malheur aux bons Belges, et je ferai une conférence en veston, voilà tout. Mon voyage s'annonce bien, comme vous voyez. Mais ce début me donne droit à des compensations, et je les attends avec confiance.
Adieu, chère madame mon amie. Je ne veux pas, cette fois, manquer mon train, et je n'ai que le temps de vous baiser les mains.
PHILIPPE.
Observations: Compiègne est traversé par un cours d'eau. Il y a un pont. Il y a aussi quelques becs de gaz dans les rues. La grande majorité des habitants est dans l'artillerie. La bière y est médiocre. J'ai entendu dire qu'il y avait un château. Il n'y a ni buffet ni cigares à la gare. On s'instruit en voyageant.
XXIV
Philippe à Denise.
26 janvier.
Grand-Hôtel, boulevard Anspach.
Suite de mes «impressions de voyage». Donc, j'ai repris, madame Nisette, le train de neuf heures quarante-sept à Compiègne. Mais on m'avait trompé en me disant que j'arriverais à Bruxelles à quatre heures du matin. J'ai dû attendre encore deux heures à Tergnier, port de mer de quatre mille âmes.
Buffet modeste, où j'ai jeté les bases d'une amitié solide avec un employé galonné du chemin de fer, en lui offrant un punch. Je suis allé passer une heure à un bal populaire proche de la gare. Entrée: vingt centimes. Le spectacle de la joie des simples m'a pour un instant consolé de la vie. Vu une belle fille au bras d'un artilleur.
Arrivé enfin à Bruxelles à cinq heures et demie. Descendu au Grand-Hôtel. Levé à midi; déjeuné, erré dans les rues. Je craignais d'être trop piloté et un peu envahi; mais pas du tout: je n'ai vu, au cercle où je dois faire une conférence, que le gérant. Je suis donc libre jusqu'à ce soir.
Parcouru la rue de la Loi et la rue Royale. «Le silence infini de ces rues rectilignes m'effraie», comme dit Pascal. Pas un café, pas une brasserie dans la ville haute qui est noble, propre, blanche, élégante et un peu froide. En bas, le boulevard Anspach qui ressemble aux boulevards de Lyon. Le gérant du cercle m'a recommandé le palais de justice; mais c'est trop loin, je le verrai une autre fois. Cueilli ces fragments de romances à l'étalage d'un marchand de journaux.
La Nacelle (air de Béranger à l'Académie).
Ne pleure plus, ma Marie, et remarque
Le bleu du ciel et le vent indulgent...
La Misère des Flandres (air de Béranger à l'Académie).
J'ai vu là-bas, près d'une croix de pierre
Un pauvre veuf implorer l'Éternel...
Je voudrais bien être avenue Montaigne... Je vous baise les mains, amie incomparable.
XXV
Philippe à Denise.
Marchienne, 30 janvier.
Je trouve, madame mon amie, vos deux billets exquis en arrivant chez madame de X..., grand réconfort et attendrissement. C'est le premier moment agréable de mon voyage. J'ai fait hier soir ma conférence devant un public quelque peu empaillé. Pourtant, tout a plutôt bien marché, sauf un peu de bafouillage çà et là, et je les ai déridés par instants. En somme, quelque chose d'intermédiaire entre le succès d'estime et le succès proprement dit. Et puis, comme vous le dites avec éloquence, omnia nihil.
Couché à dix heures. Nuit réparatrice. Pris train à une heure. Traversé pays tout noir de charbon. Lugubre. Arrivé à trois heures chez madame de X..., charmante. Causé de Paris pendant une heure. Monté dans une chambre où je n'ai juste que le temps de vous rappeler que je suis toujours à vos pieds. Sais-tu, madame, savez-vous?
XXVI
Philippe à Denise.
Anvers, 3 février.
Madame,
Je n'ai pas eu le temps de vous écrire hier, et aujourd'hui je n'ai qu'un moment. Mardi, à Marchienne, grand succès. Hier, déjeuné à Bruxelles avec les de X... Mangé huîtres exquises et choses bizarres excellentes. Puis, parti pour Anvers. Là, très grand succès. Braves gens. Promenade nocturne fantastique à travers les rues jusqu'à deux heures du matin.
Des cafés-concerts d'une décoration folle: style indien, babylonien, assyrien, byzantin, extra-oriental, quelque chose d'éclatant et de barbare, fait pour donner une vision d'Eldorado et d'Alhambra aux matelots qui débarquent après six mois de mer, et des chanteurs de tous les pays et de toutes les langues. C'est d'un cosmopolisme bien amusant.
Adieu, madame mon amie, je serai demain à Paris.
XXVII
Denise à Philippe.
10 avril.
J'ai pensé à vous, hier, et vous ai regretté; c'était mon dernier five o'clock. Dans le salon, par hasard, quatre littérateurs de la jeune génération, dont deux génials déjà. Ils se connaissent, un dîner s'improvise, ce qui est toujours une manière favorable de réunir les gens. On a causé, causé, causé; discuté, discuté, discuté; philosophé, blagué, psychologué. Puis ça a fini par une lutte à mains plates, entre l'un d'eux et la jeune femme d'un autre, suprêmement intelligente, fine, distinguée. Au fort du combat, comme elle perdait ses forces, son mari s'écrie: «Mais ruse donc, salaude!» Nous en avons ri pendant vingt minutes, tous, et si follement, de ce vieux gros mot dans cette bouche de raffiné éloquent, que nous ne nous sommes arrêtés de rire que pour reprendre des forces et repartir plus fort.
Nous avions dîné dans la serre, parmi les fleurs, un désir réalisé pour satisfaire le caprice de l'un des convives. La pluie tombait dru sur le plafond de verre. C'était un joli bruit grésillant.
Et ce service au milieu de tout cela... mon vieux domestique ahuri (il a été dressé par ma tante, l'habitude des cours). L'un accaparant les huîtres, l'autre le poulet en gelée, un troisième le rôti, un autre les écrevisses. Le dessert sur la table, pas plus respecté: raisins, amandes, sucreries, en branle dès après le potage. Non, non, il fallait nous voir! Le café pris, au salon, les plus hautes pensées tripotaillées par tous, pafs de joie, ivres d'éloquence et d'idées remuées; puis de la savante musique qui calme; puis je chante avec toute mon âme—vous n'avez pas encore entendu cette voix-là—et toute mon émotion artistique surexcitée, en communion avec la leur. Et après tout cela, je ne sais quoi d'alangui, de très suave, de recueilli qui faisait qu'on ne pouvait plus se quitter; enfin, exquis!
Je vous aurais voulu là, correct. Mais c'est égal si—vous—là—auriez—pas—donné—dîner—pour—des prunes—je crois!
Adieu, moqueur par excellence. Un bon shake hands très friendly, et surtout tâchez d'avoir en me lisant, à défaut d'indulgence, the most understanding soul...
XXVIII
Philippe à Denise.
11 avril.
C'est ma chance, cela! et si vous croyez que ça me console de penser que j'aurais pu être là... Je n'ai même pas la ressource de vous dire: Ne pouviez-vous m'appeler par téléphone? Vous l'auriez fait, je n'étais pas chez moi; j'ai dîné au Cercle, puis, été à une réception chez le prince X... Rien que des Altesses—sauf moi—régnant dans les salons de leurs nobles sujets.
Ma chère amie, je ne veux plus rencontrer un prince, plus un seul, parce que je n'aime pas rester debout des soirées entières, et ces rustres-là ne s'asseyant jamais, laissent non seulement les hommes mais toutes les femmes perchées sur leurs pattes de dinde, de neuf heures à minuit, par respect de l'Altesse royale.
Et quelles comédies admirables se jouent là! J'aurais un plaisir infini—vous entendez, infini—à les raconter si je n'avais des amis, de charmants amis, parmi les fidèles de ces grotesques. Mais le prince de X..., la princesse de N..., la duchesse M..., le duc de B... lui-même, sont si gentils à mon égard, que vraiment ce serait mal: je ne peux pas; mais ça me tente, ça me démange, ça me ronge...
En tout cas, cela m'a servi à formuler ce principe qui est plus vrai, soyez-en convaincue, que l'existence de Dieu:
—Tout homme qui veut garder l'intégrité de sa pensée, l'indépendance de son jugement, voir la vie, l'humanité et le monde en observateur libre, au-dessus de tout préjugé, de toute croyance préconçue et de toute religion, doit s'écarter absolument de ce qu'on appelle les relations mondaines, car la bêtise universelle est si contagieuse qu'il ne pourra fréquenter ses semblables, les voir, les écouter, sans être malgré lui entamé par leurs convictions, leurs idées et leur morale d'imbéciles.
Enseignez cela à Hélène si vous voulez en faire une vraie femme, et laissez-moi vous baiser les mains.
XXIX
Denise à Philippe.
13 avril.
Saperlipopette, quelle boutade, quelle énergie, quelle verve! Faut-il que vous vous soyez assez ennuyé devant vos Altesses sérénissimes! Je crois aisément qu'il s'est remué moins d'idées chez le prince X... hier soir, qu'en mon humble home. Mais soyez sûr, ami, que vos grands seigneurs ne détiennent pas à eux seuls le record de l'ennui. Ah! qu'ils vous paraîtraient sublimes si vous les fréquentiez en sortant de chez des bourgeois... J'en possède de stupéfiants dans la famille de mon mari. Pour ceux qui ont un cœur et qui pensent, le bourgeoisisme, voilà le seul, le véritable ennemi.
Les grands seigneurs, s'ils n'ont pas le fond, ont au moins la forme; c'est déjà cela, et qui manque totalement aux autres. Le bourgeoisisme? C'est les petits sentiments doublés d'idées étroites. Vivre avec de hautes pensées, de nobles préoccupations d'étude, d'art; avoir de grands sentiments, de grandes générosités, cela arrive de temps en temps aux nobles, aux princes, aux rois; mais les bourgeois, rien, rien, rien, vous dis-je. Ils sont creux, ils sont bêtes, ils sont rusés, ils sont lâches, ils sont égoïstes, ils sont voleurs. Ils savent entourer d'une telle hypocrisie leurs vilaines actions qu'ils deviennent impeccables devant la loi et restent pourtant, d'instinct, repoussants. Par bourgeois, j'entends ceux-là à qui peut s'appliquer cette définition: le bourgeoisisme n'est pas un état social, mais un état de l'âme; il est des bourgeois jusque parmi les artistes.
Ah! les classes dirigeantes! les gros exploiteurs de tous et de tout... du génie aussi bien que du travail... Rien que de penser à eux, je me sens devenir socialiste. Et leur délicatesse? leurs femmes jettent la pierre à la pauvre amoureuse qui succombe dans les bras de l'amant. Mais les perles qui tombent de leurs lèvres, qui les recueillera? J'ai connu une veuve remariée; un jour on parlait devant elle et son second mari des nuits plus ou moins douces au souvenir; elle s'écria: «Eh bien, moi, mes deux plus belles nuits sont mes deux nuits de noce!»
—Oh, Marie! répondit le second mari, tu m'avais pourtant dit...»
Et je vous passe l'explication avec Léon, successeur de Paul, et l'écœurement où nous étions, mère, moi et une autre jeune femme qui avait mis imprudemment ce sujet délicat entre ces bouches profanes.
Pour le coup j'ai formulé cet axiome: le remariage est un adultère posthume.
Quand j'ai passé une heure, par force, en compagnie de ces gens de la grosse espèce, je rentre chez moi en hâte, je prends un bain, et je voudrais arracher de mon cerveau toutes les pensées qui l'ont traversé; elles me semblent souillées. Comme Hamlet j'ai envie de m'écrier: «to sleep... to dream!»
XXX
Philippe à Denise.
14 avril.
Peut-être avez-vous raison; au moins mes princes sont princes. Que j'aime donc vos lettres! Je me réjouis de dîner ce soir avec vous. J'espère que l'instinctive madame Ravelles aura l'esprit de me mettre auprès de vous. Je vous préviens obligeamment que si elle ne le fait pas, je serai d'une humeur de dogue.
Et puis, n'allez pas prendre des airs effarouchés, n'est-ce pas, parce que j'aime votre âme qui est bien la plus jolie et la plus droite que je connaisse?
XXXI
Denise à Philippe.
14 avril.
Voyez-vous cela?... Comme je suis très bonne, voici ma réponse à votre petit bleu pour le cas où je serais séparée de vous à ce dîner; mot: fiche de consolation—et aussi pour que vous ne fassiez pas une mine si triste que, du coup, pour en combattre le déplorable effet, je doive devenir d'aspect très gai. O diplomatie!... Et tout ça pour rien: «Rodrigue, qui l'eût cru?»
Je crois simplement, monsieur mon ami, que mon âme est douce, clairvoyante et ferme, tendre un peu, surtout éprise d'un certain idéal de fierté et de respect de soi. Il ne faut pas m'en savoir trop de gré. Maupassant disait un peu paradoxalement: «Le génie, c'est un bon estomac.» Moi je dis: «L'organisation d'un être, c'est son caractère, et le caractère c'est la fatalité.» L'éducation nous donne un peu d'hypocrisie, c'est tout.
Et prouvez-moi le contraire? Notre organisme est un enchevêtrement inextricable de mélanges de races, et c'est l'hérédité cruelle qui nous fait ce que nous sommes. Voilà pourquoi la fille de mon papa, que je suis, n'est pas muette, au contraire de l'amoureuse de Molière. J'ai eu une arrière grand'mère très vive et très bavarde; il en résulte que de langue en langue, comme de fil en aiguille, j'aime non parler, mais écrire.
Monsieur, j'ai bien l'honneur de vous dire bonsoir par la présente. Ah! cher nonchalant, vous devez avoir eu une marmotte, vous, parmi vos aïeux.
XXXII
Philippe à Denise.
16 avril.
Hélène vous a-t-elle dit que je l'ai rencontrée aux Champs-Élysées et que, sous l'œil vigilant de miss May très correcte, nous avons entamé un petit flirt? Elle était divinement jolie, votre fille, dans sa toilette de velours bleu et cette fourrure pelucheuse gris-pâle de chinchilla. Elle m'a dit sur ses «petits amis les pauvres» et sur le froid, des choses divines.
Je vous préviens, madame, qu'elle m'a invité à dîner pour demain soir avec ses amies et sa chère grand'mère de Nimerck, et que je viendrai si vous ne me décommandez pas, car j'ai promis de faire une représentation avec le grand guignol.
Yours always.
XXXIII
Denise à Philippe.
17 avril.
Hélène? c'est une enfant soyeuse, douce et tendre, quiète et recueillie, pâle, estompée, une enfant de rêve, un coin du ciel dans ma vie.
Venez. Depuis ce matin on prépare à votre intention une partie du salon. Votre théâtre y est déjà et les marionnettes pendent languissamment sur un bras de fauteuil, attendant que vous leur donniez la vie. Que d'âmes de femmes sont ainsi qui s'éveillent entre les mains délicatement caressantes de l'homme qui les aime...
Hélène m'a conté votre promenade et je dois vous dire que vous avez aussi une petite place dans ce cœur-là. Oui, n'est-ce pas, elle est un peu divine, ma fille? J'aime la laisser vivre dans l'engourdissement de ses doux instincts; elle séduit, captive, parce que j'ai respecté cette fleur d'enfance qui la fait si naïve dans ses huit ans, si loin des choses pratiques de la vie. De là viennent ces finesses de pensées qui vous enchantent.
En dehors de cela, il y a en elle une source de poésie. Elle est vraiment belle, physiquement et moralement. Mon Dieu! quand je songe qu'il me faudra un jour donner ce cher trésor à un homme qui peut-être ne comprendra rien à toutes les exquises et fines choses qu'elle représente!... Le pire des maris n'est pas celui qui bat, trompe, boit; c'est celui qui ne croit pas en nous, qui nous dédaigne poliment, nous juge inférieure à lui et nous fait souffrir dans nos élans, dans toutes les choses bonnes, fines et tendres que nous croyons devoir lui offrir.
Oh! les morts vivants! ceux qui nous méprisent parce qu'avant nous la foule des vulgaires pensées, des vulgaires femmes, ont éteint pour jamais leur âme. Ceux que leurs souvenirs déçus hantent, les éteints de la vie que rien ne peut ni ranimer, ni faire croire à quelque chose de bon, de droit, de beau! Ceux-là qui ne nous demandent ou ne nous donnent rien, je les hais.
L'atrophie du corps n'est rien, l'atrophie de l'âme est tout; de même que la possession est peu de chose tandis que le désir est tout.
Tenez, Vandérem dans son roman: la Cendre, a fait une étude parfaite, juste et douloureuse, de cet état d'âme de l'homme qui entre dans le mariage en cendres.
Ne dites pas que cette chose-là n'arrive pas, puisqu'elle m'est arrivée. Je vous jure, c'est le moindre des maux, qu'on nous préfère une maritorne. Mais ce par quoi j'ai passé! Encore étais-je énergique; mais Hélène? tendre, mélancolique, perdue dans le rêve, elle mourrait s'il lui fallait souffrir ce que j'ai souffert. Rien que d'y penser, je déteste déjà mon gendre.
Il faudra qu'un de ces soirs je vous conte le douloureux drame—si calme, si correct—de ma vie, et que je vous présente un peu ce premier secrétaire d'ambassade qui est mon mari, et de qui me vinrent tous mes désenchantements, à l'éternelle et très grande stupéfaction de ma belle-mère, nature froide, orgueilleuse, assez vulgaire, qui n'y a rien compris. Pour elle, la politesse tient lieu de tout.
XXXIV
Philippe à Denise.
18 avril.
Encore profondément troublé de notre conversation d'hier au soir, je vous envoie, ma chère, chère amie, le témoignage de mon respect et de ma tendresse.
XXXV
Denise à Philippe.
18 avril.
Comme vous êtes bon, comme cette dépêche m'a fait du bien!
Après votre départ, je me suis demandé pourquoi je vous avais tout dit; j'ai été prise, malgré moi, d'une honte douloureuse. J'étais seule, brisée par mes souvenirs, pauvre marionnette plus vide et plus molle que celles d'Hélène, traînant éparses sur les meubles. Et voilà que votre mot tendre me montre que vous avez pressenti ce qui devait se passer en moi, l'anéantissement où m'avaient laissée ces confidences.
Oui, j'ai bien souffert; aussi vous serez toujours indulgent à l'amie blessée, n'est-ce pas?
J'ai parfois des énervements, des rages, à cette ressouvenance de ma vie manquée, perdue. Que de tendresse, pourtant, je me sens au cœur, et comme j'aurais su aimer, il me semble. Mais il y a des êtres qui vivent ainsi dans un perpétuel inachèvement; c'est fini, jamais rien ne me tirera des limbes où je demeure et dans lesquels mon cœur révolté ne peut pas s'éteindre.
J'avais vingt-deux ans quand j'ai désespéré de pouvoir continuer ma vie comme le hasard et la société me l'avaient créée; Hélène avait deux ans. J'ai pris ma fille et me suis sauvée. J'ai trente ans bientôt. Pendant ces six ans de séparation consentie de part et d'autre, me sont apparus de jolis commencements d'aventures, mais seulement cela. J'étais en plein arrêt d'enthousiasme au moment où eux s'emballaient; de là des ennuis. Le monde, pour cette raison, me donna quelques amants que je ne pris pas, et il ne sentit pas mon cœur vivre dans toute la pureté ardente et fougueuse d'une tendresse toujours à vide, sans but, un peu exaltée, justement à cause de ce sans but.
Mettez, avec cela, que j'ai l'esprit coquet; ce qui m'entraîne parfois à donner à des indifférents toutes sortes de petites choses intellectuelles pimpantes, que les fats prennent pour des avances, peut-être? J'ai donc une réputation un peu calomniée. Je ne m'en disculperai pas à vous. Vous savez mieux que tous autres ce qu'est ma vie.
Mais tout cela vous expliquera pourquoi je suis si heureuse de notre bizarre et fervente amitié, heureuse de passer ces soirées intimes avec vous, dans la joie douce et recueillie d'avoir trouvé un cœur un peu frère du mien.
XXXVI
Philippe à Denise.
19 juin, minuit.
Mon amie, les mots me manquent pour vous exprimer la tendresse respectueuse qui me lie chaque jour davantage à vous. Ce soir, vous me parliez, de votre voix douce et basse, contenue, presque sans parole, toute pleine d'émotion. Vous me parliez et j'étais bien ému. Vous m'apparaissiez une chose de résignation, de force, de paix, une chose qui m'est aussi précieuse, aussi rare, aussi chère que peut vous être votre Hélène. Tout, de vous, d'elle, me semble une harmonie. Ne dites pas que je suis fou, ne dites rien, afin que des mots irréparables ne soient pas entre nous, et laissez-moi garder dans mon cœur l'idée de vous ainsi que d'une chose sainte.
XXXVII
Denise à Philippe.
1er juillet.
Eh quoi, mon cher clair obscur, vous m'écrivez presque une lettre d'amour pour laquelle je m'apprête à vous bien gronder, puis vous disparaissez: ni lettre, ni visite pendant douze jours!
Durant ce siècle, vous comprenez bien, ma colère est tombée; ne parlons donc plus de la lettre, je l'ai oubliée. Seulement, comme je quitte Paris dans quelques jours, je viens obligeamment vous le dire, afin qu'un ami un peu bizarre que je possède dans les abords de l'avenue de Messine ne vienne pas frapper à mon huis pour apprendre que j'en suis bien loin... ce qui donnerait peut-être trop d'importance à un léger ressentiment...
Je devrais même être partie; mais comme j'avais eu l'intention louable de révérender ma vieille tante de Giraucourt avant mon départ pour Nimerck, elle m'a invitée à dîner. Je n'ai pu refuser: cela aurait fait de la peine à ma mère qui, étant donnée la grande différence de leur âge, considère un peu cette sœur aînée comme sa mère.
C'est cette tante-là que mon frère Gérald, mes cousins et moi, avons irrévérencieusement baptisée: l'habitude des cours. Et ce que ce nom lui sied bien! une merveille! Elle sait, je crois le Gotha par cœur, et c'est à peine si elle ne libelle pas ses invitations: d'ordre de la baronne de Giraucourt, etc., etc.
Elle a un tempérament de ralliée. Elle était royaliste—de par les sentiments paternels,—mais elle n'a pas su résister à l'entraînant second empire; elle deviendrait, je crois, républicaine, si les républicains s'avisaient d'avoir une cour et surtout beaucoup de décorum.
C'est un type, ma tante. Je vous la ferai connaître. Grande, encore belle sous ses cheveux blancs, généreuse, intelligente et fantasque, elle dépense tous ses revenus en bonnes œuvres. Elle déteste ma belle-mère et l'intimide; c'est curieux et amusant à voir. Quand ses réceptions de famille sont émaillées de quelques étrangers, le maître des cérémonies—lisez valet de chambre—passe discrètement entre les groupes, au salon, avant le dîner, pour remettre une carte sur laquelle est écrit: «Monsieur du Rand»—ma tante ne peut se résoudre à ne pas ennoblir tous les gens qu'elle fréquente—«est prié de se mettre à table à la droite de madame da Borde et d'offrir son bras à madame de Nières».
Et M. Durand, madame Deborde, madame Danières, l'espagnolisée pour un soir, se troublent, se perdent en lisant trop attentivement leurs petites pancartes; cela amène les confusions les plus drolatiques, tandis que ma tante, très digne, froissée de leurs maladresses, murmure: «Pas l'habitude des cours...» et que nous faisons des efforts surhumains, nous autres jeunes, pour ne pas mourir de fou rire.
Une idée? Si vous veniez à Nimerck avec nous? Gérald nous quittera là pour aller s'embarquer à Cherbourg.
Cela distraira un peu ma pauvre maman de son chagrin, d'avoir à s'occuper d'un hôte.
Je serais ravie de voyager ces quelques heures avec vous; mais ça ne s'arrange pas, hein? Avez-vous remarqué comme rien n'est favorable à nos désirs, à nos joies dans la vie? Quel dommage de passer son temps à dire: quel dommage!
Adieu; je me fais l'effet d'un Jérémie de poche. Adieu. Vraiment, vous ne pouvez pas partir vendredi?
Me voilà subissant envers vous une loi d'attraction bien extraordinaire... ne devrais-je pas être un peu fâchée, indiscipliné ami? Adieu, adieu. Ce sentiment peut durer indéfiniment entre nous—je veux dire l'espace d'un matin, ce qui est énorme.
Adieu, adieu, adieu! cette fois, c'est sérieux. Adieu, monsieur mon ami, pensez, travaillez; ne vous contentez pas de traîner votre nonchalance dans des lieux selects, et d'accrocher des cœurs de femme au bout de vos éperons; ne donnez ni votre âme, ni votre esprit à la foule, cette cohue insupportable, sans cœur, sans bonté, sans distinction et sans joie.
C'est la grâce que je vous souhaite en vous disant amen et en serrant affectueusement votre main.
XXXVIII
Philippe à Denise.
2 juillet.
Madame mon amie,
Je dis comme vous: quel dommage! J'aurais tant voulu passer ces jours avec vous; j'en avais presque besoin, triste comme je le suis.
Vous êtes bien heureuse de vous en aller; en vérité, plus je vais et plus je prends en aversion Paris, que j'aimais tant autrefois. Les quelques heures tranquilles et bonnes que j'ai volées à mon mauvais destin, ces dernières années, je les ai passées loin de Paris. Combien sont différentes, plus saines, plus personnelles et plus profondes les émotions qu'on éprouve loin de lui. Dites bien surtout à la mer que je l'adore.
Je suis accablé d'ennuis de toutes sortes, matériels et moraux, grands et moyens. Je sens monter sur ma pauvre tête un orage épouvantable. Les bonnes gens diront: c'est votre faute. La belle et intelligente consolation! Mon courage et ma résignation sont à bout.
Dans ces tristes circonstances, votre compagnie, madame, vous si vaillante et si bonne, m'eût été particulièrement précieuse; mais, vous voyez, il faut aussi que j'y renonce. Du moins, j'espère que vous penserez un peu à votre ami et que vous trouverez le temps de lui écrire. Si vous saviez le plaisir que lui donnent vos lettres, vous lui écririez très souvent.
Je vous prie de présenter mes hommages à madame votre mère et de dire pour moi à votre frère mes souvenirs les meilleurs et les plus affectueux. Il est en effet peu probable que je puisse aller à Nimerck, même vous y rejoindre le 14. Les événements ne me semblent pas s'y prêter. Je n'ai cependant pas encore perdu toute chance, et vous pouvez compter que, si je peux m'échapper un instant, j'irai vous baiser la main.
A bientôt donc, je l'espère. Excusez la désolation de cette épître, n'en veuillez pas à la familiarité de mon affection qui vous transforme déjà en sœur de charité. Soyez convaincue surtout, madame mon amie, que je vous aime très tendrement; c'est ma manière de vous remercier de la bonté et de l'indulgence que vous avez pour moi.
XXXVIX
Denise à Philippe.
3 juillet.
Vous souffrez, vous êtes triste, votre lettre m'a touchée. J'y sens un esprit en détresse, d'une de ces détresses morales qui meurtrissent l'âme. Alors j'ai béni la sotte rage de dents qui m'a retenue à Paris et me permet de vous répondre plus vite.
Oui, le croiriez-vous? toute ma sagesse s'étant réfugiée dans une dent du même nom, elle se trouve probablement si à l'étroit dans ce logis de nacre, que mon très américain dentiste parle de me l'enlever—pas ma sagesse—ma dent!
Je plaisante, mais c'est du bout des lèvres, je vous jure, car je suis tout attendrie sur votre chagrin. Quel malheur que notre amitié soit si jeune! Je vous dirais: «Je sais peut-être pourquoi vous souffrez», et nous pourrions parler de vos ennuis, sans que cette terrible susceptibilité qu'ont tous les hommes à conter leurs maux, se révolte, sans que cela puisse vous paraître une indiscrétion de la part de votre trop nouvelle amie.
Non, ce n'est pas votre faute. Pouvons-nous ne pas subir, par instants, pour l'argent, ce vent de folie qui nous pousse tout à coup si fort à l'abîme? Toute résistance nous devient impossible et il faudrait résister, pourtant: pouvons-nous être des sages et ne subir aucun entraînement?
J'ai beaucoup souffert déjà dans ma courte vie, c'est pourquoi je comprends toutes les souffrances. Mon père avait coutume de dire: «On a fait de l'argent un roi; aussi j'éprouve une certaine satisfaction à le détrôner.» Et il le détrônait si bien que nous avons connu des années aux jours noirs, si tristes, qu'on se demande parfois comment on survit à ces choses.
Hélène n'aura pas ces douleurs-là; mon pauvre père mort, des héritages nous sont venus; l'avenir de ma fille est assuré; heureusement, car elle me paraît être dans les mêmes idées que son grand-père.
Il y a quelques jours, je lui demande ce qu'elle a fait d'une assez grande quantité de sous neufs que chacun se plaisait à lui donner.
—Mes sous d'or? oh! mère, ils étaient devenus tout noirs et si laids! je les ai jetés par la fenêtre.
Je n'ai pas eu le courage de lui expliquer la faute qu'elle avait commise, tant m'a paru propre et rare, et peu bourgeois, ce mépris des gros sous. Et puis elle n'a pas encore huit ans; il sera temps plus tard.
Allez, mon ami, les pires souffrances sont celles du cœur. J'ai souffert cruellement dans le mien qu'on a pris plaisir à tenailler, à mettre en lambeaux. Mon mal, peu à peu, s'est fait plus sourd, moins cuisant; il demeure, pourtant.
Vous voyez, vous pouvez crier misère vers moi: je saurai comprendre vos plaintes, sinon vous guérir. Hélas! si vaillante soit mon amitié vous êtes un homme, je suis une femme. Ces seuls mots ne mettent-ils pas entre nous cette sotte barrière mondaine qui anéantit tous les élans spontanés et généreux des cœurs? Aussi j'ai été bien touchée de votre: «Je vous aime tendrement.» Soyez-en persuadé, je sens toute la droiture, toute l'exquise franchise de votre phrase, et je suis très heureuse d'être aimée par vous de cette façon.
Je crois avoir trouvé le vrai nom du sentiment qui nous lie, en l'appelant un sentiment sans nom. Tel, l'innommé, je l'aime parce qu'il nous unit.
Adieu, mon pauvre ami, soyez courageux, soyez fort, soyez confiant dans les inspirations dictées par votre esprit, ne craignez pas d'attaquer de front vos ennuis. Surtout, ayez foi: tous ceux que j'aime et qui m'aiment réussissent.
Adieu. Commencez par rire de cette folie superstitieuse, et puis envoyez-moi un battement de votre cœur, je vous le rendrai.
DENISE.
P.-S.—Avec ce retard pour ma dent qu'on soigne, je reste encore deux jours à Paris. Pourquoi ne viendriez-vous pas avec nous à Nimerck? Allons, décidez-vous?
XL
Philippe à Denise.
4 juillet.
Votre lettre m'a fait grand bien, vous êtes droite et bonne. Vraiment, je n'ose m'absenter en ce moment. Plus tard les événements me seront plus favorables. Pardonnez-moi ma défection bien involontaire, madame.
XLI
Denise à Philippe.
5 juillet.
Monsieur mon ami est bien le plus terrible hésitant que je connaisse. Venez donc puisque, à quelques jours près, vous avez l'espoir de venir. Cela vous remontera. Vous tirerez profit de cette paix que nous donnent les choses ambiantes: Dira-t-on jamais ce que causent de bien au cerveau fatigué le parfum d'un champ de luzerne et l'enivrement des yeux se reposant sur tant de verdure noyée dans tant de bleu? Et la mer si belle, avec son chant rythmé, cette «grande gueuse», comme l'appelait Gustave Flaubert. Et tout, enfin, y compris la réception qu'on vous prépare si amicale.
Venez!... Je suis un peu saoule du départ et voudrais vous entraîner. J'ai remué, en préparant mes malles, avec ma lingerie, mes tulles, toute la soie froufroutante des dessous, trop de poudre d'iris; la poussière impalpable du fin parfum s'est répandue partout; c'est lui qui m'enivre.
Allons, venez! Vous n'avez aucune idée de l'enchantement de Nimerck en cette saison. Venez, cher paresseux: au village, je vous trouverai une chambre (voyez ici l'hommage discret aux convenances!) Enfin je me mettrai en quatre for you. Est-ce assez, mon maître? N'allez pas, ce soir, chez ma belle-sœur me répondre: «Oui, grosse bête!»
XLII
Philippe à Denise.
20 juillet.
Encore sous le charme de la beauté de Nimerck, de cette plantureuse et sauvage nature bretonne, de ces bords de la mer retirés et solitaires, je viens vous remercier de m'y avoir entraîné. Je suis heureux de pouvoir vous y suivre en pensée. Je vois tite-Lène entourée des oiseaux sur la pelouse, et vous, et votre chère mère, et tout enfin. J'ai passé là, près de vous trois, des heures inoubliables. Merci!
XLIII
Philippe à Denise.
4 août.
Madame mon amie, vous me laissez sans nouvelles, sans lettres, sans rien. Si vous croyez développer ainsi le sentiment sans nom? Y a-t-il rien de si attristant qu'un silence aussi mortel?
Je me sens tout misérable d'avoir perdu l'horizon. Alors, pour m'en consoler, je cherche comme les fanatiques à être heureux dans la fixation des pensées: les miennes sont toutes à vous, à Hélène la jolie, la délectable.
Vous le voyez, le tumulte de mes idées se réduit à vous et à ce qui vous entoure. L'horizon n'arrive pas dans mon cœur beau premier comme dans ma lettre. Et, tout simplement, je me souhaite les trois cents lieues de cuisses dont parle je ne sais plus quel auteur du XVIIIe siècle, pour tomber, d'ici, à vos genoux.
XLIV
Denise à Philippe.
Nimerck, 6 août.
C'est vrai. Je ne vous ai pas écrit. Vous êtes si étrange!
Mon ami, deux fois, pendant votre séjour parmi nous, vous m'avez bouleversé le cœur.
La première fois, c'était le soir où Hélène regardant avec nous le coucher de soleil empourprer l'horizon, et suivant des yeux le vol des oiseaux qui semblaient vouloir s'y perdre, s'écriait: «Oh! le ciel est si beau que les oiseaux vont le caresser!»—Vous souvenez vous? Vous l'avez prise dans vos bras et l'avez embrassée si passionnément que ma fille troublée, murmura: «Mère, mère...» Et vous, fol ami, dites alors si désespérément: «Je vous aime, je vous aime...»
Puis, un autre soir, je chantais. Après chaque Lied de Schumann vous murmuriez: «Encore!»—Ainsi, j'ai chanté longtemps ses amours, ses désespoirs. Quand je me suis arrêtée, vous pleuriez; si triste, si solitaire, si amère semblait votre douleur! Debout près du piano, sans oser vous consoler, aller vers vous, j'attendais. Alors, vous avez dit: «Partez, laissez-moi seul... partez!»—Je vous ai obéi. Mais votre trouble m'a troublée, j'en suis restée endolorie et ne sais plus où nous allons...
Vos pensées sont maladives, énervantes. Elles m'enfoncent doucement dans l'inconnu coupable; le rêve est le mal des âmes qui finissent et s'effondrent. Je me suis affinée auprès de vous, mais j'ai déjà perdu un peu de ma droiture et de ma force. Mon ami, il ne faut plus nous voir, ne plus nous écrire, au moins de quelque temps.
Je vous quitte donc, cher, affaiblie, énervée, assez maîtresse de moi encore pour reprendre ma vie de labeur, d'action, de développement. Je reste dans la solitude éducatrice plus mâle. Elle m'armera de plus saines pensées.
XLV
Philippe à Denise.
7 août.
Ainsi, l'heure est venue... Je l'ai retardée jusqu'ici de toute ma volonté; j'ai vécu dans un désir fou, douloureux comme un mal physique. J'attendais je ne sais quelle occasion d'avoir à vous prouver à quel point je vous suis attaché, à quel point mon cœur, ma vie, sont à vous. J'avais peur de hâter d'une manière vulgaire cet instant. Tentant une épreuve au-dessus de mes forces, j'ai demeuré près de vous dans la solitude; alors, vous avez connu mon cœur.
J'étais pris d'une telle angoisse à l'idée qu'en parlant je vous perdrais peut-être... Ah! ces matins, ces jours, ces soirées où ma vie frôlait la vôtre... Que ce temps de voluptés indécises enfuies à jamais m'était cher! J'épiais, fiévreux, l'instant où votre âme entraînée par mon âme s'allait fondre en elle... j'attendais l'impossible rêve.
Oui, je vous aime. Vos yeux, votre voix si harmonieuse, exercent sur moi une irrésistible fascination... ce timbre limpide, grave et doux de votre voix, comme il me possède! Il donne à vos paroles, lorsqu'un émoi le voile légèrement, je ne sais quoi de caressant, de modulé, de mystérieux, qui fait tressaillir ma pensée, me fait m'extasier de désir pour vos lèvres où passent ces sons. On vous aime dès qu'on vous entend parler. Votre voix, malgré votre volonté, effleure de caresses.
Je vous aime; pouvais-je vivre au contact de ce cœur charmant, de cet esprit fin, enjoué, qui attire, retient, enlace si étroitement d'une magnétique, d'une pénétrante chaleur, sans l'aimer?
Je vous aime; je ne puis plus vivre loin de vous, chère tendresse éclairée qui me guide, vigilante, et a su m'animer par sa chaude aimantation.
Je vous aime, pour la droiture de vos pensées, pour la réserve de vos gestes, pour l'immobilité fascinatrice de vos attitudes.
Je vous aime, parce que vous êtes naturelle, vraie et bonne, ce qui est le suprême charme.
Je vous aime, parce que vous êtes grande, svelte, pâle; parce que vous êtes résolue et forte dans vos décisions; parce que ayant si bien deviné votre âme, je suis curieux de vous, toute. Je vous aime parce que je vous aime, voilà la seule vraie raison.
Denise, je veux sentir la douceur de vos lèvres sur mes lèvres, je veux être le maître de votre âme, je veux vous voir défaillir pour vous consoler et être à cette seule minute toute votre force, toute votre espérance...
Mon amie, soyez clémente; ne me replongez pas dans le néant d'où vous m'avez tiré. Je serai longtemps encore ce qu'il vous plaira que je sois; mais gardez-moi, car je vous aime.
XLVI
Denise à Philippe.
Nimerck, 9 août.
Quelle lettre!... J'en ai le cœur apitoyé et tremblant. Je vous remercie de cette franchise; elle convient à vous, parlant à moi.
Vous vous révélez si loyal, si droit, au milieu de tout ce trouble, que je vous propose ceci: Je vais demeurer ici jusqu'à ce que vous soyez guéri.
Vous comprenez, n'est-ce pas, que je ne puis revenir à Paris près de vous, cet automne, pour vous faire souffrir? Vous vous désaccoutumerez de moi, vous y emploierez toute la force de votre intelligence et vous y arriverez. Personne de nos amis, de notre entourage, n'aura vu ce drame de votre cœur et alors, seulement alors, nous nous reverrons.
J'ai l'air de vous fuir; peut-être allez-vous croire que c'est parce que je me sens susceptible de faiblir? Quelque durs que soient les mots que je vais vous dire, ils sont la vérité même sur l'état de mon cœur: Je ne vous aime pas.
Si nous restions l'un près de l'autre, j'aurais peut-être de vagues coquetteries—n'en ai-je pas déjà eu?—elles pourraient vous induire à croire que je vous aime. Et puis, qui sait? peut-être me prendrais-je à la mélodie de vos mots et arriverais-je à faillir par contagion? Cela ne serait pas l'amour comme je le comprends, comme je l'excuse. Ma faute serait de la surprise et de la lâcheté; car c'est une chose triste et curieuse: quand un homme nous dit «Je vous aime,»—si peu solides que nous apparaissent les bases, les principes, les causes premières de ce sentiment exprimé, quelque chose d'irraisonné, d'irraisonnable, nous pousse à accepter pour vrai ce phénomène. Ce quelque chose n'est peut-être que la recherche de la sensation douce et flatteuse que l'on a à se dire: Je suis aimée,—mots dont se leurre le cœur, toujours.
Vous voyez: non seulement je vous pardonne de m'aimer, mais je suis un peu orgueilleuse que vous m'aimiez. Cela doit me faire pardonner à mon tour ce qu'involontairement je vous fais souffrir. Adieu.
XLVII
Philippe à Denise.
10 août.
Denise, Denise, n'ayez pas cette cruauté! quittez Nimerck, venez!... Avec quelle froide décision vous me rejetez loin de vous, hors de votre vie! C'est à peine si je puis le comprendre et le croire... Je n'étais donc rien pour vous qu'un remplissage de vos heures vides? J'avais cru pourtant... Tenez, je vous le promets; je reprendrai du courage, de la force, à l'avenir; mais mourir ainsi à tous ses sentiments, à tous ses souvenirs, c'est un horrible effort. J'ai un tel nuage de douleur autour de moi que je ne sais plus ce que j'écris.
XLVIII
Denise à Philippe.
11 août.
Pauvre cher, je me sens aussi bien malheureuse. Pouvais-je penser que ce doux et maternel enveloppement n'était pas sans péril pour vous? Dans votre amour naissant je n'ai vu qu'un intérêt fraternel. Mon indigence intellectuelle me faisait si petite fille auprès de vous! J'apprenais de vous des choses senties confusément autrefois. O mon doux maître, votre amour me rend l'âme douloureuse; mais je ne peux pas, je ne dois pas revenir. Les lois du monde m'imposent cette sage retraite.
Mon ami, y aurait-il donc décidément plus d'amour dans l'adultère que dans le mariage? Libre, je sens que je vous épouserais et nous pourrions être heureux.
Mais je ne suis pas libre; or, je ne vous aime pas assez pour croire aveuglément à l'immuabilité de cet amour offert. Lorsque j'y songe, au lieu de rêver, je ne vois que le côté matériel de cette intrigue; j'y pense froidement et le courage de faillir me manque.
Vous vous êtes nourri à l'arbre maudit du paradis; il vous a fait connaître la science du bien et du mal et vous m'en instruisez d'une langue éloquente. Je n'ai pas l'esprit de controverse qu'il faudrait pour résister plus longtemps à l'intoxication de ces subtils et enivrants poisons. Croyez-moi, mon ami, toute continuation de nos relations serait un acquiescement tacite à vos volontés d'amour. Ces choses répugnant à mon cœur, je reste.
Peut-être aussi, tout au fond de mon âme, vous sais-je mauvais gré de m'avoir troublée... Pourquoi m'avoir dit l'enveloppant chant d'amour?... Pourquoi implorer si fervemment ce que je juge être la honte et l'irréparable flétrissure d'une vie?
XLIX
Philippe à Denise.
12 août.
Il y a en vous un instinct qui dort et je n'ai pu l'éveiller. Ce bienfaisant pouvoir m'a manqué. Vous perdre? A cette pensée passent les «cortèges d'heures oubliées»—déjà!—par vous.
Ne sentiez-vous donc rien, madame, alors que vous électrisiez ma pensée et mon cœur? Voilà le charme par quoi vous m'avez tenu: j'aimais ces sourires de sphinx éclosant sur vos lèvres, ces mots murmurés, votre manière de suspendre une phrase, de la laisser si bizarrement inachevée; toutes ces choses fugitives, si personnelles, avec lesquelles vous exprimiez certains mouvements intérieurs, je les aimais... Où donc étiez-vous alors? Vous sembliez si près de moi!
Que venez-vous me parler des lois du monde? elles sont générales et lointaines; mon esprit se révolte à les subir depuis que mon cœur aime. Le monde ne me semble plus une sélection, mais une foule indifférente, hypocrite, sans pitié, sans consolation. Pourquoi lui sacrifierais-je ce que, à tort ou à droit, je crois être tout le bonheur, le bonheur intime, ineffable de nos deux vies?
La nature n'a pas de moralité, je ne suis pas le premier à constater ce fait. La conscience du monde, ses scrupules, ses pudeurs, me paraissent une chose vraiment comique. La vertu de tous n'est qu'une apparence; surgisse le besoin d'amour, le vertige des sens les possède et les voilà, ces pudiques mondains, aveugles sur eux-mêmes avec autant d'intensité qu'ils ont été clairvoyants sur les autres.
Et puis, qu'importe tout cela? Ah! Denise, combien nerveusement je vous désire et je vous aime!
XLX
Denise à Philippe.
13 août.
Votre insistance commence à froisser mon cœur. Je suis évidemment très arriérée et de celles à qui il faudrait un peu plus d'emballement pour franchir ce terrible pas, imperceptible ligne qui sépare la pureté morale d'une vie, du banal adultère; cette ligne, pourtant, creuse un abîme entre l'honnête femme et vos modernes Manons. Ma force philosophique ne me permet pas de sauter à pieds joints d'un bord à l'autre. Ne m'en veuillez pas d'avoir le vertige; c'est une défaillance physique, je ne saurais la vaincre.
Je ne veux pas vous dire: vous ne m'aimez pas. Vous discuteriez ce point et j'ai grand'peur de la savante casuistique qui vous ferait conclure: «Donc, je vous aime!»
Mais puisque vous raisonnez si bien, vous qui aimez, laissez-moi vous exposer mon infime théologie morale, moi que la méprisable raison guide encore.
Ce qui vous a plu en moi, ce par quoi vous avez été touché, mon ami, c'est—n'allez pas être blessé—non pas mes qualités ni mes défauts, mais la séduction avec laquelle vous m'avez amicalement conquise. J'ai su, avec à propos, vous refléter à vous-même, et, finement, vous faire accepter la louange et l'intérêt qu'un esprit complexe, une nature à facettes comme la vôtre, ne peuvent manquer d'inspirer. J'ai su vous parler de vous et vous faire jouir très doucement des jolies découvertes que je faisais d'un Vous ignoré de la foule. J'ai été l'utile tremplin nécessaire à votre esprit; je vous ai distrait, je vous ai amusé, puis, intéressé; je vous ai donné la délicate sensation d'être compris, amortissant tout angle dans cette amitié, lui donnant un enthousiasme presque passionnel. J'avais pour but de vous sortir de cette langueur où vous vous plaisez; j'espérais vous faire désirer, puis trouver une carrière pouvant fournir pâture intéressante à une âme en souffrance comme l'est la vôtre. Vous avez eu, par moi, un sentiment très vif de bonheur, et ce grand mouvement envahissant subitement votre cœur pourrait bien n'être qu'un peu de reconnaissance.
Oui, vous êtes bon, généreux, séduisant. Vous donnez à certains jours des joies d'une suavité inénarrable. Votre grande intelligence embrasse et étreint tout. Rarement j'ai entendu parler avec autant de clarté, de profondeur, de délicatesse et de sens sur les choses d'art. Un flot d'idées lumineuses sort parfois de vous en grande tempête; elles fécondent les intelligences. Tous mes amis artistes vous aiment, réclament votre présence, vous écoutent et croient en vous à cause de cette puissance génératrice que vous déversez à pleins bords et qui, tombant sur leurs cerveaux bien préparés et entraînés pour produire, les féconde. Par une ironie du sort, vous seul ne pouvez profiter de ce vous puissant. Par une grâce du ciel, moi seule vous l'ai fait découvrir, et j'avais bien compté sur cela pour réaliser ce mythe exquis: une amitié chère entre un homme et une femme.
Votre scepticisme, votre dédain des autres femmes, me rendaient si fière de vous avoir ainsi conquis.
Mais votre cœur hésitant n'a pas vu clair dans tout cela et n'a pas su résister à la délicieuse dépravation d'instinctives pensées qui ne manquent pas de naître sur un terrain amical aussi bien cultivé. Ce commerce incessant de nos esprits et de nos âmes a tout gâté. Vos désirs sont montés vers moi ennoblis par vos délicates manières, et, prenant une fantaisie pour un sentiment, vous avez imprudemment parlé—et si légèrement!—d'amour, cette belle et presque sainte religion humaine.
Je ne nie pas le goût que vous avez pour moi; petit à petit, dans l'enchantement d'une fréquentation amicale rare, par cela même finement appréciée de nous, vous êtes arrivé à croire m'aimer, et cela avec la plus grande force dont vous êtes capable.
Par malheur je ne ressens pour vous que de la sympathie, un peu poussée à l'extrême, peut-être? Eh bien oui: «je vous aime amicalement», avec cette graine de coquetterie qui, malheureusement, vous a induit en erreur.
Croyez-moi, mon ami: vous guérirez et retournerez à la nonchalance de sentiment qui vous est naturelle. L'impossibilité d'obtenir davantage va vous désenflammer et nous serons alors, par le monde, une belle et honnête exception de gens s'aimant sans s'aimer, et vous ne sentirez bientôt plus que la douceur d'une amitié si pure, partant si durable.
LI
Philippe à Denise.
14 août.
Pourquoi nier mon amour? L'avez-vous mis à l'épreuve? Je vous trouve bien hardie de vous empêtrer de raisonnements pour me démontrer que je ne vous aime pas.
Je vous aime. Je mets à vos pieds mes plus suaves tendresses, mon plus inédit amour. Pour refuser la joie de vivre sous cette forme, êtes-vous bien sûre d'avoir, dans cet impérieux refus, une compensation équivalente au joyeux remuement que l'amour met—fût-ce pour un fugitif instant—dans notre être?
Tant de formes qu'a déjà prises votre jeune vie ne vous ont-elles pas, chacune, laissée pleine de désillusion?
Rien n'est—sauf une manière relative d'accepter l'effervescence qu'amènent, de temps en temps, ces violents mouvements qui s'élèvent en nous et nous poussent à quelque acte déterminé; ainsi fit la longue pénétration de votre charme agissant sur moi et m'entraînant à vous dire: «Je vous aime.»
Je vous en conjure, Denise, prenez pour vrai le trouble dont s'est embelli l'isolement de ma vie, il m'a guidé lentement mais sûrement vers vous, et n'opposez plus une si grande résistance à la débilité naturelle des pauvres affections humaines. Ne perdons pas l'occasion de coudoyer le bonheur.
Quand un homme de ma sorte est «pénétré d'une parfaite componction, le monde entier lui est alors amer et insupportable», dit le divin livre. J'ai, pour la première fois et pour vous seule, ressenti cette componction... Denise, ma rebelle aimée, tout mon amour est à jamais à vous, l'âme choisie.
LII
Denise à Philippe.
15 août.
«Je me suis éloigné, j'ai fui et j'ai demeuré dans la solitude...»
Le divin livre dit aussi cela et j'en fais mon irrévocable réponse.
N'insistez plus, mon ami; c'est déjà si douloureux de vous perdre!
LIII
Philippe à Denise.
Saalfelden, Tirol autrichien, 22 août.
Il n'eût pas été juste, madame, que mon amour vous condamnât à l'exil. Le monde, dont vous vous souciez parfois si extrêmement, aurait pu s'étonner d'un séjour prolongé dans vos terres cet automne, cet hiver.
J'ai quitté Paris. Aussi bien, n'y devant plus vous rencontrer, qu'y aurais-je fait?
Je promène en un village délicieux, désert, enserré de hautes montagnes vertes, aux cimes couvertes de neige, un morne chagrin.
Plus que jamais mon âme s'étire de détresse, et il faut le grand isolement bienfaisant où je suis pour étouffer l'appel malsain et maussade de vagues idées de suicide.
Adieu, madame. Je reviendrai en France lorsque je ne serai plus dédaigneux des mouvements extérieurs de la vie.
En attendant cet oubli du seul moi valant la peine de le regarder vivre, je demeure celui qui vous aime.
LIVRE II
L'amour est comme la fièvre: il naît et s'éteint sans que la volonté y ait la moindre part.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Tous les plaisirs ne viennent pas de la cessation de la douleur.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Des esprits fort délicats sont très susceptibles de curiosité et de prévention.
Pour ces âmes trop ardentes ou ardentes par excès... avant que la sensation, qui est la conséquence de la nature des objets, arrive jusqu'à elles, elles les couvrent de loin, et avant de les voir, de ce charme imaginaire dont elles trouvent en elles-mêmes une source inépuisable.
STENDHAL.
LIV
Philippe de Luzy à Denise Trémors.
Paris, 27 octobre 18...
2 h. du matin.
Je viens de vous revoir, de passer une soirée si semblable à celle qui avait mis en présence nos deux vies il y a quatorze mois, qu'il n'a tenu qu'à vous, qu'à moi, de nous croire au même soir exactement.
Vous êtes toujours fine et charmante, madame. Sans qu'il m'ait été possible de vous expliquer ce qui s'est passé dans mon âme—peut-être aussi dans la vôtre?—pendant ces longs mois, j'ai cru sentir dans le serrement net de votre petite main une vivacité si cordiale que j'ose vous demander comme autrefois la permission de vous voir et de prendre enfin le droit—que j'ai certes bien gagné—de me compter parmi vos amis.
LV
Denise à Philippe.
28 octobre.
Votre écriture m'a fait tressaillir. J'ai gardé la lettre sans l'ouvrir, longtemps dans mes mains, cherchant à deviner ce que vous aviez mis là.
Je répondrai franchement à votre demande et vous prie de répondre franchement à la mienne: êtes-vous complètement guéri?
Notre rencontre imprévue d'hier m'assure que ma question n'est pas vaine. Vous avez pu compter les battements de votre cœur, vous savez son état. J'ai dans votre honneur une telle confiance, il m'est apparu si loyal pendant ces longs mois où vous n'avez rien tenté pour me voir ni pour m'écrire, que je suis émue et heureuse d'être l'amie qu'il s'est choisie.
LVI
Philippe à Denise.
28 octobre.
Je suis guéri. Il faut que ce soit vous, madame, pour que j'ose écrire ces mots décevants. Ainsi que Henri Heine, je puis dire:
Mon cœur n'a fleuri qu'une fois
Il me semble qu'il y a cent ans...
Voulez-vous que ce soir je vienne prendre une tasse de thé et me guérir un peu—non d'aimer—mais de ce spleen nonchalant qui va augmentant, sans que ma volonté serve à rien autre chose qu'à fortifier le malaise moral où je vis.
LVII
Denise à Philippe.
30 octobre.
Venez. Hélène a lu le mot guérir de votre dépêche. Elle m'a dit: «Est-ce mon ami Philippe qui est malade, maman?» Et comme je répondis: «oui»—«Oh! mère, il faut le soigner; vous savez si bien et c'est si doux quand vous soignez... ça console d'être malade.»
J'aurai donc deux délicats à fortifier; elle, le cher ange, et vous.
LVIII
Philippe à Denise.
29 octobre.
Hélène a été si exquise hier au soir que je vous ai comprise ainsi que vos actes, dans ce qu'ils avaient eu pour moi jusqu'ici de plus secret.
Vous êtes toute à elle comme elle est toute à vous. C'est elle le maître de votre âme. Je ne soupçonnais pas qu'une pareille tendresse pût lier un enfant et une mère. Cela vous maintient un être d'exception, madame, de qui je suis heureux d'être l'ami.
Je bénis le hasard sous la forme de la célébration anniversaire du mariage du roi de Grèce avec la grande-duchesse Olga; je bénis la volonté de votre mari vous écrivant d'Athènes d'avoir à témoigner, par votre présence à la réception de l'ambassadeur, de son zèle à remplir sa carrière; je bénis Aprilopoulos, l'anodin flirt de votre nièce, qui m'entraîna à cette soirée, puisque, contre toute attente (je vous croyais à Nimerck) je vous y ai retrouvée. Je bénis votre infinie bonté, madame, puisque vous avez permis que je redevinsse votre ami.
Mais, dans le tendre émoi où m'a mis cette reprise de nos relations, j'ai omis de vous conter une chose qu'il importe que vous sachiez.
Depuis un mois à peine, j'étais terré à Saalfelden, lorsqu'on me retourna de Paris une lettre de votre nièce. Mademoiselle Suzanne d'Aulnet me demandait ingénument le pourquoi de mon absence. Elle m'avouait s'être enquise de mon adresse et, devant votre négation de la savoir, s'exaspérait contre le mystère dont vous enveloppiez ma disparition de Paris.
Pour la calmer, je lui répondis, affirmant votre parfaite ignorance et, en vue d'un fichage de paix utile à combattre ses doutes et son esprit d'intrigue, je la lui révélai à elle seule. Vous pensez bien qu'elle fut flattée. D'autres lettres suivirent, assez vides. A ce moment-là et pendant quelques mois encore, comptaient pour moi celles, seules, où il était question de vous. Ainsi, mon amie, j'ai su vos études d'harmonie reprises; j'ai même lu les trois œuvres que vous avez fait paraître. Puis-je vous dire que j'ai été touché au delà de tout, en vous voyant vous isoler de moi dans l'étude et non dans les légères distractions du monde? Vous demeurez suave jusqu'en vos sévérités, et cette peine d'exil imposée par vous à votre ami, je ne sais quelle pitié charitable vous en faisait de loin partager la détresse...
Mais, pour en revenir à miss Suzanne, comme depuis mon retour à Paris elle continue néanmoins à m'écrire, je trouve que la situation se complique. Que pensez-vous de cela, vous?... Et, dites-moi, comment ne vous aurais-je pas adorée, vous comparant à ces autres?
Maintenant pourtant, quand je pense que nous aurions pu gâter par un banal amour le sentiment qui désormais nous lie, je suis plein d'un rétrospectif remords. Il fallait toujours, entre nous, en venir où nous en sommes. Les femmes de votre sorte ne faillissent pas. Elles savent rester intactes sur le petit piédestal d'honneur qu'elles se sont fait, et on les aime à part des autres, justement parce qu'elles sont aussi séduisantes et non accessibles.
Hélas! nous sommes tous un peu écœurés de nos mièvres aventures, tous repus et déçus, et c'est notre mal, le mal du siècle, de n'avoir pas l'énergie d'aimer.
Vous êtes une des rares femmes que j'aurais aimé aimer, avant de vous si bien connaître, madame chérie; maintenant je sens quel abîme nous eût séparés dans l'amour, et ce que vous m'auriez fait souffrir en me forçant à vous donner une vigueur d'âme que je n'ai pas. Si encore j'avais souffert seul... Mais ce que vous auriez ressenti, vous! Quel réveil, ma pauvre petite! Ce que nous offrons est si peu de chose comparé à ce que donnent les convaincues comme vous. C'est l'éternelle histoire du jouet que nous croyons recevoir et du trésor que vous croyez donner,—dont parle la grande penseuse-reine, Élisabeth de Roumanie.
Comme ami, je me sens à la hauteur de ma tâche car je vous aime trop; je vous aime avec tendresse, respect, admiration, même jalousie. Et je serais très sérieusement furieux, je vous jure, que quelqu'un d'autre se permît de vous aimer comme je vous aime, madame.
Ah! comme ce me serait bon de passer un mois seul avec vous à la campagne, à m'imprégner de votre force morale.
LIX
Denise à Philippe.
28 octobre.
Quel plaisir me fait votre lettre! Ces longs mois écoulés, nous nous sommes retrouvés avec une apparence de froideur et pourtant, tout ce drame discret d'autrefois a mis entre nous je ne sais quoi de très tendre... ne le sentez-vous pas?
Le sentiment sans nom, de plus en plus sans nom, possède mon cœur à un point extrême.
Mais quoi, vous traitez si légèrement cette démarche hardie de ma nièce! Cette nouvelle d'une correspondance secrète m'a fait frissonner. Songez donc, si elle ne vous était pas adressée, à vous que j'estime, dont je connais la délicatesse de sentiment, songez à tout ce qu'une pareille liberté d'allure pourrait attirer de trouble dans sa vie future de femme et combien elle peut nuire déjà à sa vie de jeune fille.
Si j'osais, mon cher ami, je vous demanderais de détruire avec moi les lettres de Suzanne avant mon départ pour Nimerck; j'y retourne demain soir sans faute, l'ayant promis à ma mère.
Suzon est une enfant gâtée chez laquelle on n'a développé que les qualités d'apparence. Si vous le permettez, je lui montrerai doucement le danger où elle court en prenant la vie dans ce sens. Ma belle-sœur s'est vite trouvée débordée par la vitalité impérieuse et piaffeuse de sa fille; c'est une correcte et droite créature, cette bonne Alice, croyant le mal aussi impossible aux siens qu'il l'est à elle-même, ne le soupçonnant pas; d'Aulnet, lui, est une brute courtoise, plus occupé de cercles et de courses qu'il ne faudrait, mais scrupuleusement honnête. Suzanne n'a peut-être pas compris la hardiesse de mauvais ton qu'ont ses avances. J'en suis malheureuse, confuse pour elle, prête à vous en demander pardon.
Vous voulez bien, pas vrai? nous livrer à cet autodafé?
Pour en revenir à nous, y a-t-il, au fond, rien de plus étrange que ce sentiment qui nous lie? C'est vraiment sur cette question que le psychologue délicat qu'est Bourget devrait faire marcher son prochain roman, car nos lettres toutes décousues, se suivant à peine, n'en peuvent constituer un. Il faudrait son talent pour créer, animer d'une vie romanesque et philosophique ce que renferment infinitésimalement les nôtres: des coins de notre âme dont les épanchements intimes montrent de temps en temps le fonds de réserve. Encore cela n'amuserait peut-être pas le public, les joies pures du cœur étant l'idéal de ceux qui les savourent, mais non de ceux qui les lisent. Qui sait pourtant? Une œuvre qui laisserait beaucoup de marge à l'imagination des autres, une œuvre qui laisserait deviner, supposer, inventer, au delà du cadre où elle se renferme, serait peut-être une œuvre de vie.
Je sais bien que le roman doit toujours se composer d'une exposition, d'une intrigue, d'un nœud, d'un dénouement, la scène à faire (toujours avidement réclamée par Sarcey). Or, nos lettres vont tout de travers comme dans la vie. Elles sont illogiques, car l'homme est illogique; remplies de contrastes, car la femme n'est que contrastes; gaies, tristes, disparates, elles peignent un homme réel, une femme réelle; elles vont comme elles peuvent, cahin, caha, hue, dia, hop!
Elles ne se plient pas aux exigences d'un caractère de héros, héros du commencement à la fin du livre; nous ne finirons probablement pas nos vies, moi dans un couvent, vous dans la Seine; nous ne serons tués par personne, pas même par mon diplomate de mari; ce n'est donc pas un roman (je m'en vante!) et cela n'intéresserait personne, car chacun veut voir, dans un roman, ou une espèce d'idéal de la vie, ou des souffrances si extrêmes, ou des horreurs si complètes que, bien heureusement, j'en ai rarement vu de pareilles dans les vraies vies, la vôtre, la mienne, la nôtre, la leur.
Et puis, personne ne voudrait croire que cela pût exister, une amitié aussi vive, un besoin de se voir, de s'entendre, de connaître les moindres événements de la vie de l'un et de l'autre; une attirance indéniable, vous, tant d'obéissance à mes désirs, moi, tant de complaisance aux vôtres; et tout, enfin: la simplicité, la complication, le charme, la finesse, la force, la subtilité, la fausseté, la franchise, l'exquis, l'incompréhensible du sentiment que nous éprouvons l'un pour l'autre.
LX
Philippe à Denise.
30 octobre, 4 heures après midi.
Certes, nos lettres ne sont pas un roman. Elles n'ont aucun enchaînement voulu, préparé; elles n'ont pas la coordination progressive d'événements souhaités, poussant l'œuvre vers un dénouement bien exploité et trop souvent connu et prévu par le lecteur.
Mais, à cause de cela, elles m'en semblent plus intéressantes; si elles étaient un roman, avouez qu'il serait dans la forme et dans le fond assez neuf? Elles sont mieux qu'un roman, elles sont une tranche de vie. N'expriment-elles pas la déception d'un homme avouant sa lutte contre ses facultés latentes—qu'il sent, qu'il juge des plus sublimes!—Je blague; mais l'aveu spontané d'une impuissance douloureuse est, après tout, une assez noble humilité, digne d'étude. Ne dépeignent-elles pas, ces lettres, la perpétuité d'un vouloir avortant, une sensibilité maladive monstrueusement défaillante, une volonté se dérobant malgré les efforts d'une imagination avide d'action?
J'ai, je crois, de l'élévation d'esprit; j'ai le sentiment de posséder quelques facultés supérieures, sans le pouvoir de réaliser mes conceptions. Toutes les pénétrantes misères morales, je les subis, rêveur impatient. Si parfois, par la grâce d'influences puériles, je m'en distrais, la conscience de mon mal me ramène à des désespoirs profonds. Je pleure sur mon oisiveté, je me sens, pour moi-même, irrévélable.
Toutes ces misères, ces défaillances franchement confessées que je jette hors de moi et livre à votre amitié calme, douce et paisible, ne sont-elles pas le mal de bien des jeunes de ce temps? Et si je savais, si j'avais la force d'exprimer l'infini qui est entre ce que je suis et ce que je pourrais être, ne serait-ce pas la trouvaille du virus inoculable à ceux qui souffrent du même mal que moi?
Nos lettres, chère, intéresseraient certainement—en dehors des gens ne pouvant se passer d'un mariage ou d'une mort aux derniers feuillets d'un roman—les âmes droites et saines pareilles à la vôtre; puis, les irritables et chaleureuses, les agitées et confuses de leur faiblesse, comme la mienne, perpétuellement en lutte contre leurs plus inspirés désirs dont elles nient la valeur.
Si nos lettres étaient connues de ces âmes profondes, ces intelligences attentives les trouveraient peut-être assez attachantes pour les lire.
Ne révèlent-elles pas les intimes et secrètes fluctuations de deux âmes humaines dégagées du faux éclat et de la variété des événements ambiants? car vous avez aussi vos heures de trouble, ma vaillante.
Je viendrai ce soir vous dire adieu, puisque vous rentrez si vite à Nimerck. J'apporterai la correspondance de miss Suzy et nous la brûlerons.
Je vous fais porter cette lettre, afin d'avoir rapidement votre réponse.
LXI
Denise à Philippe.
30 octobre, 5 heures.
Non, pas ce soir, mais tout de suite; venez dès la rentrée chez vous de votre domestique.
J'allais justement vous faire porter, moi aussi, cette lettre écrite avant la venue de la vôtre:
Mon ami,
Paul Hervieu, Grosclaude, Vandérem, Germaine et Paul Dalvillers viennent dîner ce soir; voulez-vous en être? Alors venez à six heures, afin qu'avant le dîner qui a lieu à huit heures, nous ayons le temps de causer et de flamber la prose de l'imprudente petite personne.
Cette réunion s'est combinée à l'improviste chez Germaine, tout à l'heure, d'une amusante manière. J'étais allée la voir, sachant qu'elle reprend ses réceptions dès sa rentrée à Paris.
Une femme très chic, fort élégante, était là en grandissime toilette, une Américaine du Nord, présentée a Germaine cet été, à Dinard, par nos amis O'Cornill.
Je ne sais si la dame avait, in petto, découvert que mon chapeau ne venait pas de chez Reboux, ni ma robe de chez Doucet, mais ma toilette simplette avec son genre discret et correct (toilette de voyage, d'ailleurs,) a fait prendre des airs à la belle étrangère. Sa politesse me classait avec des atténuations et des nuances qui m'ont amusée. Peu intimidée de la distance d'argent qui nous séparait, je me suis complue à être très drôle, très amusante, très finaude, voire très spirituelle (à moi, à moi, Marie Baskirscheff!). J'ai roulé la belle madame dans la poudre sucre et sel de mes saillies.
Et quel succès! Les trois hommes présents, tout à moi, rien qu'à moi; l'un tenant mon ombrelle, l'autre mon porte-cartes pour me permettre d'absorber à mon aise le Lacryma Christi. Hervieu, Vandérem, Grosclaude, me donnaient des répliques soignées, scintillantes, blagueuses, exquises. Germaine essayait vainement d'entraîner sa pompeuse milliardaire dans notre conversation; ahurie, la belle madame, l'âme en deuil de ses effets de toilette perdus, semblait hypnotisée.
Belle revanche en vérité, mais simple génie du moment et qui n'empêche qu'aujourd'hui l'argent ne soit le moyen de tout. C'est alors que le dîner de ce soir s'est combiné à la très nouvelle stupéfaction de la dame. Encore une qui doit donner à emporter à ses invités les menus d'argent de sa table, aimable attention pour ceux qui n'auraient pas de quoi déjeuner le lendemain.
Je compte sur vous, n'est-ce pas mon ami?
LXII
Philippe à Denise.
31 octobre.
J'ai éprouvé tout à l'heure un léger émoi en écrivant sur l'enveloppe: Nimerck, Finistère.
Voilà donc le doux fil renoué. Avec quel soin je vais m'appliquer à ce que rien ne vienne ébranler cette chère amitié définitivement fondée, vous en doutez-vous, madame? Il faudra m'en savoir d'autant plus gré que vous demeurez ma mie. J'ai eu envie de baiser le bas de votre robe—la robe dédaignée de l'Amérique—quand hier soir, vos hommes célèbres jouant à l'esprit parlé pour se reposer de l'esprit écrit, Hervieu posant sa question:
—Quand cesse-t-on d'aimer?
Vous y répondîtes:
—Est-ce qu'on cesse d'aimer? il y a des gens qui sont morts et que je sens m'aimer encore.
Cette pensée a bourdonné autour de mon cœur toute la nuit; je sens si bien que je serai de ceux-là, vous aimant par delà la mort.
Bonne arrivée, madame! Nimerck doit être si beau par ces derniers jours d'automne. Donnez pour moi une caresse de vos yeux aux grandes pelouses, aux noirs sapins, aux durs rochers de vos mornes falaises, à toutes ces choses calmes et belles, et laissez-moi baiser dévotement le bout de vos gants.
LXIII
Denise à Philippe.
Nimerck, 1er novembre.
Oui, l'automne est une belle saison. Encore du soleil, encore des feuilles aux arbres, encore des fleurs aux buissons, et le vent qui fait chanter les branches et gémit en parcourant toute la maison. Il devient, ce furieux, l'hôte avec lequel on passe au coin du feu les heures recueillies du soir. Que de souvenirs il réveilla au bruit continu de ses longs sifflements, et que de tristesses montent au cœur, chevauchées par ses tournoiements monotones! J'en ai, parfois, l'âme éperdue.
Octobre est mort. Novembre naît, dépouillant chaque jour un peu plus la terre; il fait beau, il fait froid. Je vous écris ce soir, triste jour des morts, la pensée obsédée du souvenir de mon père, souvenir cher et douloureux. J'ai porté ce matin, pour lui, au calvaire, une grande couronne toute faite de cinéraires aux feuilles d'argent et de branches flexibles de fuchsias dont les fleurs longues, délicates, minces et rouges semblent des larmes de sang.
Il dort sous un menhir, lourd bloc du pays natal; il n'a voulu rien d'autre au cimetière, affirmant ainsi aux humbles l'égalité dans la mort. Là, il nous a défendu de mettre des fleurs; seule, Hélène y porte, aux jours anniversaires, une rose France qu'elle pose, chargée d'un baiser, sur la mousse poussée au pied du rocher.
En rentrant, hasard étrange, j'ouvre un livre et je vois à la première page la signature de mon cher mort. Il a marqué ce livre d'une date: 1860. Ce: «c'est à moi»—demeure au delà de lui enfoui dans quelques linges blancs, sous la pierre blanche. Cela m'a serré le cœur et remué toutes les fibres tristes. J'ai pensé à des choses enfantinement tendres: sa main avait frôlé ce papier.
On retourne aux sensations naïves lorsqu'on souffre. Le cœur s'accroche à tout, tout lui devient bon pour aviver sa délicate souffrance. La force de l'esprit n'est plus rien. Cela m'a fait me souvenir de Germaine qui garde précieusement les derniers souliers blancs qu'a portés son bébé, avec un peu de la boue sur laquelle son petit pied avait posé. Elle tient à cette boue qu'il a frôlée, où il a mis sa toute petite empreinte, avec la même ferveur qu'elle tient aux fleurs pâles, desséchées et flétries qui ont entouré, touché son beau petit corps mort. Bête de cœur qui paillette d'étincelles d'amour les plus infimes choses!
Je suis triste aujourd'hui de mes souvenirs, triste d'une tristesse profonde; elle met des larmes à mes cils sans que je pleure: Une tristesse faite d'un vague effroi de l'aridité de ma vie à venir, si j'ose déduire et conclure du connu à l'inconnu.
Mais je ne veux pas plus longtemps vous ennuyer de ces choses. Adieu, mon ami. Je vous envoie mes meilleures pensées d'automne dorées encore par un peu de soleil, comme sont les feuilles mortes que le vent de mer fait, en ce moment, tourbillonner autour de nos dernières fleurs.
LXIV
Denise à Philippe.
Nimerck, 15 novembre.
Vous n'avez pas répondu à ma dernière lettre et cela m'a fait un peu de peine. Je devrais pourtant faire grâce à votre paresse... pour ce qui nous doit lier et ce que j'attends de vous, vous êtes bien tel que vous êtes. Je vous demande seulement de ne pas trop m'oublier, vous soupçonnant une tendance à aimer particulièrement, comme le chat, ceux avec qui vous êtes toujours.
Je viens de passer par de grandes inquiétudes à propos d'Hélène, et suis encore toute endolorie des pensées qui m'ont étreint le cerveau ces jours-ci. Je comptais revenir à la fin du mois à Paris; mon départ est reculé, et Dieu sait quand j'y rentrerai maintenant.
Espérez-moi un peu et écrivez afin que ma grande solitude se peuple de souvenirs amis.
N'oubliez pas surtout que je chemine assez tristement dans la vie, et que le moindre signe de vous me causera une grande joie.
LXV
Philippe à Denise.
Paris, 16 novembre.
J'ai appris seulement hier, chez votre belle-mère, l'accident arrivé à la chère petite Hélène, et quelles suites fâcheuses il en est résulté.
Cependant, d'après votre belle-sœur madame d'Aulnet, avec laquelle j'ai eu le plaisir de dîner, j'espérais vous revoir cette semaine, l'enfant guérie. Faut-il encore renoncer à cet espoir? Je souhaite que non, et pour moi qui désire vivement revoir mon amie, et pour vous que je sens si attristée de vos préoccupations et de votre solitude. Soyez sûre au moins que dans tous ces ennuis mon amitié ne vous abandonne pas; si même je pouvais aller passer un ou deux jours avec vous, je le ferais avec joie. Mais qu'est-ce que l'on dirait? Ce monde de potins en serait soulevé.
Et puis je ne peux malgré moi plaindre beaucoup les heureux qui sont loin d'ici. C'est vraiment à Paris que les ennuis prennent une couleur grise et enveloppent l'âme d'un brouillard triste où elle s'éteint. Mais la nature, la mer, l'horizon, maintiennent l'esprit dans une santé morale excellente et raniment le courage. Pour ceux qui pensent et qui composent, c'est dans la solitude et le recueillement que leur viennent les meilleures inspirations. Leur personnalité s'y développe, leur talent s'y élargit. Soyez persuadée que si vous êtes maintenant trop abattue pour en profiter, vous ne tarderez pas à en ressentir les heureux effets une fois rentrée ici.
Que veut dire, s'il vous plaît, madame, «pour ce qui doit nous lier et ce que j'attends de vous, vous êtes bien tel que vous êtes».
Voilà une terrible phrase! Je vous prie de me la développer.
Vous avez tort de me soupçonner d'avoir, comme le chat, une tendance à aimer particulièrement ceux avec qui je suis toujours. C'est une idée fausse; je pourrais vous en écrire long là-dessus. Si vous tenez à me comparer à un animal quelconque, prenez plutôt le chien fidèle et bon.
Adieu, chère triste.
LXVI
Denise à Philippe.
18 novembre.
Triste?... Non, je ne le suis pas, seulement un peu alanguie et douloureuse. Si vous étiez là, je vous dirais le pourquoi de cette morbidesse. Cela réside en des riens que je sais analyser et que je ne peux vaincre. Ne vous êtes-vous pas surpris à garder une main un peu plus longtemps qu'il n'eût fallu dans la vôtre sans que votre cœur ou votre esprit y fût pour rien? cela est machinal et il plaît que ce soit ainsi. C'est comme un peu d'effleurement idéal; c'est fugitif, ce n'est rien; pourtant cela trouble et émotionne ainsi qu'une promesse d'amour. Mon état est celui-ci: un peu d'indéfini flottant autour de moi et gravitant vers quoi? je n'en sais rien.
Je me bucolise... l'automne, l'air pur et honnête des champs, la grande solitude, voilà les entraîneurs. Ne vous moquez pas trop de moi, s. v. p.!
Au reste, puisque vous dédaignez d'être chat, c'est au chien fidèle et bon que je fais cette confidence d'une gêne toute morale, et non au monsieur chic, engardénié et très cravaté de blanc.
Oui, oui, ce serait charmant une visite de vous; mais je n'ai pas le droit de prendre votre courage au mot...
Je me dis pourtant que ce pourrait être une chose enchanteresse ce voyage, si vous êtes friand de grand vent, de givre sur les pelouses, de houx aux feuilles luisantes, de mousses qui pleurent les feuilles mortes.
Si les promenades dans la tourmente ne vous déplaisent pas, ni les retours dans la maison close, ni les flâneries devant les grands feux sans autre lumière que la flamme du foyer, à l'heure fugitive et mélancolique du crépuscule, venez. Alors les ombres bizarres des meubles tremblent au vacillement des flammes et s'allongent sur les tapis, rampantes, pleines de mystère, tandis qu'au dehors les couchers de soleil rouges ensanglantent le ciel et font croire à un gigantesque incendie sur la mer.
Peut-être tout cela vous plairait-il infiniment.
Seigneur, où vais-je? Je ne pensais plus à votre brave peur des potins!
LXVII
Philippe à Denise.
20 novembre.
Je n'aime pas cette ironie, madame, d'autant qu'elle me semble provenir d'un mal nerveux très inférieur à vos coutumières belles énergies.
Vous savez bien pour qui je crains les potins, n'est-ce pas? Alors trouvez-vous opportuns vos persiflages?
Je suis meilleur que vous, moi; j'ai été trouver Germaine et lui ai suggéré l'idée de partir vous désattrister avant l'arrivée de votre belle-sœur et de votre nièce. Cela a donné lieu à une scène comique entre elle, son mari et moi:
—Elle est triste? j'y cours, s'écrie gentiment Germaine.
—Eh bien et moi? vous m'abandonnez? réplique Paul.
—D'abord vous pouvez me suivre; et puis soyez raisonnable, chéri; vous savez bien que vous êtes dans votre phase chaste, donc je vous manquerai si peu...
—Germaine! s'exclama Paul, sévère.
—Eh bien quoi, mon amour? l'as-tu dit ou ne l'as-tu pas dit, l'autre soir? To be or not to be—et tu es très: Not to be, ces jours-ci.
—Continue, je t'en prie, de me ridiculiser devant Philippe!
—Lui? l'amant-blanc par excellence? Mais, mon amour, Toi, c'est par phases... lui, c'est à la fois quotidien, chronique et aigu. Tu peux me croire: il pèche toujours par omission!
Je pousse quelques: «Oh! oh! oh!» comiques, choqués, vexés, en pouffant, tandis que Paul, interloqué, demande:
—Qu'en sais-tu?
—Avec mon flair d'artilleur, je devine!
—Germaine! voilà de ces propos qui vous font mal juger dans le monde et...
—Voyons, gronde pas, ô mon fol amant!
—Mais moi, je proteste, madame Germaine!
—Qu'est-ce que ça y change? vous êtes un effleureur, mon cher Phil, vous le savez bien, pardi! Figurez-vous, amour de mari, je me souviens qu'il disait aux grandes filles, nos amies, lorsqu'il était petit (et moi encore plus petite) et qu'elles imploraient un baiser: «Je veux bien, mais surtout faites vite, pas fort et sans appuyer...» Une grâce qu'il leur faisait déjà dans ce temps-là, ce bout d'homme!
—Bon! ma chère; comme amant, je m'abandonne à vos sarcasmes—encore que vous parliez un peu sans savoir—mais en amitié, avouez-le, Germaine, on peut risquer le placement, je suis un fonds d'État...
—Parbleu, c'est bien ça: sûr, mais ne rapportant rien!
Là-dessus, nous rions comme trois fous; Paul envoie des regards passionnés à sa femme, et moi je leur donne ma bénédiction.
Ceci reste convenu: Germaine part pour Nimerck d'ici trois ou quatre jours. Son mari vous l'amène et revient à Paris, d'où nous partirons, lui et moi, pour la chasse, chez les Ferdrupt, Germaine ayant de tout temps déclaré qu'elle ne voulait pas mettre les pieds à la campagne de ces gens-là, parce qu'il y fallait trop travailler. Avez-vous su son aventure avec la douairière, morte depuis d'ailleurs,—et pas de çà!—Il était de bon ton, dans cette maison, d'afficher les mœurs extra-patriarcales. Or, Germaine étant venue passer quinze jours au Tilloy dans les premiers mois de son mariage, et n'ayant pas songé à munir sa malle de broderie, tapisserie, crochet, que sais-je? enfin de ces petites choses flottantes, sans forme, douces au toucher et qui se meuvent faiblement entre les doigts effilés des femmes, madame Ferdrupt, un soir, au salon, lui fit désobligeamment, quoique doucereusement, la remarque qu'elle seule était désœuvrée.
Le lendemain, à l'heure de l'ouvroir, devinez ce qu'invente l'enfant terrible? Elle apporte au salon un panier énorme et à l'ébahissement d'un chacun en tire une oie morte et se met à la plumer! Tableau.
Si vous ne souriez pas après une lettre pareille j'y perds mon latin. Allons, vite une belle risette, madame, à l'ami qui tendrement vous aime et qu'il vous faut aimer aussi un peu, dites?
LXVIII
Denise à Philippe.
Nimerck, 21 novembre.
Voilà mon sourire, voilà mes mercis. La gentille pensée de m'envoyer Germaine! C'est vous tout entier, cela. Vous êtes un ami délicieux.
Mais quel Philippe votre lettre me révèle, insoupçonné jusqu'ici par moi! Va pour l'amant-blanc. Germaine, la chère enfant terrible, ne sait peut-être pas tout, dites?
LXIX
Denise à Philippe.
Nimerck, 28 novembre.
A l'instant je reçois votre envoi de gibier. Merci de cette attention. Les cailles ravissent Hélène, tout à fait bien portante; elle en est très friande, la chérie.
Je pense que ces jolies bêtes doivent tenir lieu d'une lettre, cher paresseux; je lis entre leurs petites pattes et leur soyeux plumage, toutes sortes de choses gentilles, des paroles d'affection, de douces moqueries, voire des excuses consolantes. Je ne suis pas bien sûre de n'avoir pas vu aussi un peu d'ironie au bout du bec d'un perdreau; mais je n'ai pas insisté, et veux croire qu'il me souriait avec bonté, tout simplement, sans se ficher de moi le moins du monde, et sans avoir l'air de me dire que mes lettres courent un peu bien après les vôtres.
Je vous écris tandis que Massenet, charmant comme toujours, conte à Germaine, enivrée d'harmonie, un mot amusant qu'une femme de ses amies lui a servi l'autre soir. Il est de passage ici (pas le mot, mais Massenet) et doit assister après-demain à son festival musical à Nantes; ce sera un triomphe. Mon maître y est habitué. Massenet arrivait un peu en retard chez madame X..., à un grand dîner qu'elle donnait en son honneur. Il s'excuse en disant que ce qui l'a retardé, c'est qu'on est venu lui annoncer sa nomination de membre de l'Institut de Bologne. «Ah! dit la maîtresse de la maison, Immortadelle, alors!»
Massenet, qui a de l'esprit, a été enchanté du mot.
Peut-être allez-vous croire que vous avez cette lettre à cause des bestioles envoyées? Pas du tout, monsieur, sans gibier vous l'aviez.
Je voudrais vous savoir bien persuadé que je tiens au moins autant que vous à l'amitié qui nous lie; j'en fais toute ma joie, même toute mon espérance.
Vraiment, entre un homme et une femme, l'amitié s'empreint d'une ardeur charmante; cette sorte d'amitié a, je crois, la destinée de ce qui est grand chez l'homme, procédant de son choix, de sa volonté, de sa pensée, et non de son instinct comme l'amour. Ou elle est sublime, ou elle n'est pas. Quand elle existe, elle existe à jamais et va toujours croissant.
Ainsi sera la nôtre, j'espère. Aussi n'ai-je pas trop peur que l'éloignement ne nous détache l'un de l'autre. Ce sentiment-là demeurera entre nous une nécessité heureuse qui tiendra le milieu entre les besoins du corps et ceux de l'âme, une sorte de désir abstrait, doux à savourer. N'a-t-il pas résisté déjà à l'épreuve du feu?
Vous habitez mon cœur, mon ami; tant pis pour vous si vous ne vous y plaisez pas. Mais tout ceci n'est pas une raison pour que vous me laissiez trop longtemps sans nouvelles. Adieu.
LXX
Philippe à Denise.
Le Tilloy (Somme), 28 novembre.
Vous avez raison: l'amitié entre un homme et une femme n'est pas un sentiment naturel, et l'on ne peut y arriver qu'après avoir traversé des épreuves et les avoir surmontées par une grande droiture de cœur, un grand effort de volonté; la principale et la plus dangereuse de ces épreuves, c'est l'amour. Je vous ai aimée avec la plus grande force dont j'étais capable; vous m'avez éconduit amicalement, je me suis guéri, et me voilà retombé à ma nonchalance de cœur habituelle. L'amitié que je ressens pour vous est très douce, je m'y abandonne sans réticence; je m'abandonne au plaisir de la subir et de vous le dire et rien au monde ne me pénètre d'un pareil bonheur. J'ai baisé ce «vous habitez mon cœur». Ah! qu'il me soit un cher asile, ce cœur adorable.
Un certain instinct que nous avons tous en nous, nous entraîne par instants vers un idéal informulé, abstrait. Le besoin de pureté dans ce rêve, produit par nos défaillances dans la lutte sociale, m'entraînait autrefois à Dieu et je lui aurais porté cette vague poésie latente, si je n'avais songé à cet autre qui avait pour devise: «Souviens-toi de ne pas croire».
Vous êtes cet idéal, maintenant, madame. Ce moi chercheur de la lumière dans la vie n'est plus errant: il est en vous, béat, chère beauté pure.
Je suis heureux qu'Hélène ait croqué les cailles; je les avais chassées à son intention. Dalvillers et moi sommes partis de Paris le 24 pour le Tilloy. Nous y avons retrouvé une bande de clubmen, ce qui me gâte un peu la joie dont je m'imprègne au contact de la nature. La nécessité misérable d'avoir à revêtir l'habit noir après les longues heures de battue dans les bois, l'obligation plus douloureuse encore de bostonner une partie de la nuit avec toute la féminité du château et des châteaux environnants, me font cruellement sentir l'infériorité de n'avoir point à soi une chasse qu'on ne serait pas obligé de louer—ô pauvreté!—où l'on pourrait vagabonder presque solitaire, un toit plus ou moins pointu où l'on rentrerait s'abriter, se reposer du bon repos, les pieds sur les chenets, la pipe à la bouche, devant une flambée de bois sec. Voilà un rêve peu chic, pas du tout cravaté de blanc; très prosaïquement j'avoue qu'il me hante depuis mon arrivée ici. Je regrette presque la douairière et ses sages travaux à l'aiguille; au moins permettaient-ils aux hommes de somnoler en fumant.
Est-ce bête, mon amie, d'être nerveux au point de souffrir d'une façon physique d'infériorités morales émanant des autres?
La médiocrité intellectuelle des Ferdrupt m'irrite et me rend malade. J'aime mieux la vraie bêtise; au moins parfois elle est drôle. Ah! que Germaine a bien fait de lâcher ces gens! Paul et moi apprécions maintenant à sa juste valeur le coup d'état de l'oie.
J'ai achevé de me gâter chez vous, parmi vos amis remueurs d'idées, livrant de temps en temps «ce coin divin qu'il y a dans l'homme», dont parle Henri Heine.
Ici, je me heurte uniquement aux «idées reliées en cuir de cochon» et c'est bien pénible.
Pour me tirer de douleur, j'ai entrepris la culture d'un petit flirt. Je ne dédaigne point cette ribote de perruquier lorsqu'il s'agit de me sortir d'un ennui grandissant. Je compte sur votre aimable philosophie pour n'en tirer que d'indulgentes déductions sur mon fâcheux caractère. Ce régime—facile à suivre, surtout à la campagne—m'a réussi. J'accepte valse, boston, insuffisance morale de mes hôtes et de leurs hôtes, avec plus de courage, une volonté plus affermie. Cette résignation m'aidera, je l'espère, à supporter avec passivité tous les ennuis que mon mauvais destin me réserve encore durant l'achèvement de mon séjour; je ne puis malheureusement l'écourter ayant eu l'imprudence de m'engager, dès Paris, à accomplir un temps fixe.
Écrivez-moi, dites-moi ce que vous devenez; travaillez-vous beaucoup? Où en êtes-vous de votre air hongrois? Si vous avez composé trois notes nouvelles, envoyez-les-moi. Nimerck est moins désert, paraît-il. Georges Granbaud, arrivé ici depuis hier, m'a donné vaguement de vos nouvelles. Il est très discret sur vous, votre spirituel voisin. Il m'a jeté entre deux bouffées de cigare, que madame votre mère continue de regretter que votre nièce ne soit pas mariée. Pauvres espoirs de madame de Nimerck! je leur souhaite longue vie. Et pourtant miss Suzy vaut bien certaines autres, épousées tous les jours; il ne faudrait peut-être qu'un homme courageux pour la remettre dans le droit sentier.
Granbaud nous a dit, à moitié, le dernier trait de Germaine; donnez-nous toute la scène. Paul est anxieux de savoir le nouvel avatar de son fol esprit, et comment s'est passée l'aventure entre le substitut et la chère incorrigible Saint-Jean-Bouche-d'Or.
Racontez-moi tout: ce que vous pensez, dites, faites;—et surtout donnez-moi des nouvelles de votre délicieuse Hélène.
Respectfully yours.
LXXI
Denise à Philippe.
30 novembre.
Voilà une lettre bourrée, ce qui s'appelle bourrée. Vous y sentimentalisez d'une manière des plus sublimes votre amitié, vous y parlez chasse, musique; vous citez vos classiques, vous y dansez, vous y dégringolez dans le flirt, vous y réclamez les mots de Germaine, vous y chiquenaudez Suzanne... ouf! j'en suis essoufflée!
Commençons par la chose gaie: l'autre jour dînaient ici le général Hepper, le colonel de Frégon, l'amiral des Issarts, puis un substitut des environs, neveu de la brave madame Ravelles. Un dîner sérieux, mais charmant grâce aux trois premiers convives. Après dîner, au salon, le jeune Ravelles croit pouvoir briller à son tour et patauge dans des lieux communs qui nous jettent à tous un léger froid. Avec l'esprit fin que vous lui connaissez, le général essaie de le tirer de l'ornière; le colonel vient en vain à la rescousse. Les inepties pleuvaient. L'esprit de la magistrature assise, debout, couchée, mal représenté par M. Ravelles, nous plongeait de stupeur en stupeur.
Habitué, au nom de la loi, à discipliner, à commander, à condamner, à punir, à innocenter, ce garçon loquace, impétueux dans ses affirmations, tranchant de juge à prévenu, menaçait de gâter notre soirée. Ce petit homme, parlant de l'Autorité comme si elle était sa maîtresse, sot à pleurer, mais non pas bête—ce qui est très différent—donnait l'envie folle de rabattre d'un bon coup son impertinent caquet.
—«Il faut secourir ce futur procureur... je n'y tiens plus, je vais m'immiscer dans son joli discours!» me glisse Germaine à l'oreille.
Alors, elle s'ingénie avec bonté à mettre la conversation de ce jeune officiel sur lui-même, pensant: si dépourvu de tact et d'esprit qu'on soit, le peu qu'on en a se développe dès qu'il s'agit de se raconter. Il parle, il parle, requérant comme un ange, et entame la question du mariage:
—Oui, madame, la vie est triste en province; pour s'y faire un centre, il faut se marier; mais voilà: choisir c'est si difficile et si chanceux.
GERMAINE.—Oui, il vous faudrait une jeune fille bien élevée, riche...
LE SUBSTITUT.—Bien entendu; je la voudrais du monde, mais très simple; intelligente, musicienne, spirituelle même; bien de sa personne, enfin charmante comme...
GERMAINE.—Ah! monsieur, je vous arrête! Vous allez me faire un compliment!
Et Germaine, s'étant mise au ton, minaude.
—Oh! madame, ce n'est pas un... vous en méritez mille! Mais pour vivre en province dans une position en quelque sorte officielle, il faudrait que la jeune personne fût plus... moins... comment dirais-je? enfin moins... plus... effacée. Je ne sais pas si je me fais bien comprendre?
—Mais parfaitement: vous avez raison, monsieur, c'est très juste, car dans la magistrature il ne suffit pas d'être bête, il faut encore avoir de la tenue!
Et cette impertinence fut lancée d'un ton à nous ravir tous.
Puisque vous voilà content et pouffant et bien disposé, laissez-moi vous dire que votre lettre sent, malgré sa forme assez irrévérencieuse, un vague intérêt pour Suzanne. Si j'osais, je vous gronderais. Vous avez jeté la semence légère et féconde au vent, sans vous inquiéter si quelque grain, par hasard, n'allait point germer. Cela est mal.
Depuis l'arrivée de ma nièce, j'ai en vain essayé d'avoir avec elle la conversation projetée. Suzanne se dérobait.
Votre lettre m'a servie, et voici comment les choses se sont passées.
Je venais d'en achever la lecture quand Suzanne entra dans ma chambre. Peut-être avait-elle reconnu votre écriture sur l'enveloppe, en cherchant son courrier dans le plateau où le piéton dépose les lettres.
—Non, Suzanne.
—Mais vous lisiez, je crois...
—Oui: une lettre de Philippe de Luzy et elle m'a contristée.
—Bah? le cher ironique est de plus en plus triste, désespéré, languide, sans doute? Mais vous êtes la bonne, l'unique consolatrice; vite écrivez, tante Denise, sans quoi votre Werther va courre sus à son pistolet; je vous laisse, je me sauve!
Là-dessus elle se met à rire, de ce rire cassant et bref qui sort de la gorge des femmes quand elles ont du chagrin, un rire qui retient des larmes. J'ai senti l'instant propice, j'ai parlé—comment? Je n'en sais rien, j'étais si émue! Mes vingt-neuf ans me font bien jeune devant la froide expérience de cette fille de vingt ans; j'ai parlé avec la persuasive éloquence des mères: Suzanne, attendrie, a pleuré, la tête posée sur mes genoux...
Elle m'a promis d'être plus réfléchie, plus sérieuse à l'avenir. Mon ami, cette fillette qui semble regarder sans voir, écouter sans entendre, a tout deviné du drame de votre cœur, du cher secret qui nous lie.
Avidement elle me disait: «Je vous ai tout dit, tante, tout; mais vous, dites-moi aussi la vérité pour ma récompense...»
Voilà comme nous sommes, aimant jusqu'à la torture infligée par ceux que nous aimons. Eh bien, grondez-moi si vous voulez, mais devant tant de franchise j'ai avoué. La pauvre petite a eu un mot sublime: «Comment avez-vous pu lui résister? Il vous aimait et il est si séduisant!»
Suzanne m'a remerciée d'avoir brûlé ses lettres.
—Tante, moi aussi j'ai gardé les siennes, faut-il les brûler?
—Ce serait plus sage, ma mignonne.
—Oh! comme c'est triste...
Elle s'est levée et, prenant mon bras, m'a entraînée jusqu'à sa chambre. Là, derrière l'amas parfumé de son linge d'été rose, mauve, bleu, sous l'enrubannement soyeux des fraîches batistes, elle a pris «son péché»,—elle a dit ça si gentiment avec un sourire si contraint... Que n'étiez-vous là!
Ce péché (qui est bien un peu le vôtre) était cacheté dans une grande enveloppe; ce sceau en faisait déjà une chose finie, morte, une belle espérance juvénile à jamais perdue...
—Tante, permettez-moi de les lire encore une fois?
—Tu vas souffrir plus longtemps; mais lis, mon enfant, si tel est ton désir.
Et, tandis qu'elle lisait, j'allai regarder à la fenêtre. Le bruit imperceptible des feuillets tournés, les gros soupirs, tout ce petit drame se passant derrière moi me rendait triste; involontairement je songeais: les hommes légers sont bien coupables.
Mais elle, n'y tenant plus, s'écria:
—Ah! tante Denise, il faut lire aussi et vous verrez alors si j'étais folle de croire...
J'ai lu. Certes, ces lettres jolies, élégantes, parlant vaguement d'un autre amour, ont pu troubler ma nièce; mon ami, vous avez joué avec ce petit cœur-là; toute votre belle morale tombait parce que vous l'écriviez en cachette et que cette faute commise ensemble vous liait tous les deux du mauvais lien des amitiés malsaines. Avec vos câlineries de langage il faut tenir sa raison bien fort pour ne pas subir l'entraînement.
Philippe, la démarche que je tente est un peu bizarre, mais Suzanne vous aime, voilà mon excuse: pourquoi ne l'épouseriez-vous pas?
Vous l'avez appelée votre «consolante amie...» Laissez-moi mettre cette petite main dans la vôtre. Suzanne est dressable, vous pourrez la guider, la diriger. Allez, il faut se méfier des jeunes filles trop sages. Celles qui cherchent à aimer ne sont-elles pas dans le vrai? Et n'est-ce pas vous et votre égoïsme se dérobant, qui les faites devenir ironiques et coquettes, et les jetez dans la faute et le par-à-côté d'une vie déçue?
La première expérience d'amour d'une jeune fille, lorsqu'elle réussit, ne s'immaculise-t-elle pas par le mariage? De cette première et naïve imprudence naît ce mythe, rêve de toutes, le mariage d'amour.
Allons, cher, quittez le petit flirt, les valses, les coups de fusil, l'insipidité de vos beaux dîners insapides et devenez, à Nimerck, le neveu de votre grande amie.
DENISE.
P.-S.—Tite-Lène a marqué d'un mot cette journée. Comme Suzanne essuyait les dernières larmes que diamantaient les flammes de vos lettres, ma fille entre chez sa cousine. «Tu as du chagrin, Zon? Tu pleures? Pourquoi donc pleure-t-elle, maman?—Elle a de la peine, mon ange.—Ah! pauvre Suzanne! C'est vrai, la vie est triste il y a des jours... et ma poupée est en son... et mon petit oiseau est mort... Je voudrais m'en aller dans une étoile, s'il vous plaît, maman?»
LXXII
Philippe à Denise.
2 décembre.
Peste, madame mon amie, comme vous y allez! Mais je suis aussi peu fait pour être marié que tite-Lène pour devenir une femme vulgaire. L'adorable mot de la petite m'a plus remué que toute l'exposition du chagrin de mademoiselle d'Aulnet.
Pour demander la main de Suzanne il faudrait d'abord savoir si la jolie enfant accepterait ceci:
1º Un homme qui l'aimerait très raisonnablement et serait désireux de diriger sa vie, leur vie, comme il l'entendrait.
2º Cet homme possède exactement quinze mille livres de rente. Jusqu'à présent elles lui ont à peine suffi pour mener la vie de farniente qu'il pratique; il demande au jeu le surplus nécessaire et ne l'obtient que de loin en loin.
3º Cet homme, une fois marié, serait donc dans l'obligation de vivre des rentes apportées par sa femme, ce qu'il ne souffrirait pas; alors, voulant se conduire en homme d'honneur, il se retirerait dans la terre de Luzy qu'il possède (en indivis avec son frère), château, étang, ferme, chasse, prés. Comme les revenus des quatre derniers énoncés suffisent juste à entretenir, payer les impôts, conserver ledit château, avec les quinze mille francs de rente—ceux-là inscrits sur le grand-livre—le ménage aurait donc de quoi marcher petitement par le monde.
Je vous dis cela en blague, mais c'est pourtant l'absolue vérité. Je trouve odieux de manger les revenus de la dot de sa femme pour faire «aller la maison», si soi-même on n'apporte sinon plus, au moins autant par son travail ou par ses rentes. Le contraire me paraît une situation inacceptable. N'est-ce pas une sorte de vente de soi donnant au mari une subalternité morale tout à fait dégradante?
Si mademoiselle d'Aulnet a comme moi quinze mille francs de rente, je l'épouse. Mais comme avec ces trente mille francs nous ferions assez piètre figure dans notre monde, il faut qu'elle accepte l'enterrement de première classe à Luzy, où je tâcherai de me montrer à la hauteur des événements en élevant bien les enfants qu'elle aura l'obligeance de me donner,—pour nous distraire—et en essayant de remplacer à moi seul la foule empressée de ses admirateurs, sa loge à l'Opéra, les courses ou les concerts des après-midi du dimanche, l'hippique, les mardis de la Comédie-Française, les samedis de l'Opéra-Comique, les vernissages des diverses expositions, les premières des multiples théâtres, les promenades de five o'clok à l'avenue des Acacias, les séances de polo le printemps, les eaux dans les trous chics l'été, les honneurs du pied et les chasses l'hiver, ses chevaux, ses voitures, et Doucet, et Reboux, et le patinage à des pôles divers, et les haltes les clairs matins, avenue du Bois, et les petits pâtés, et les petits jabotages chez le select pâtissier, et les réceptions chez mesdames X..., Y..., Z..., et les bals blancs, bleus roses, etc., etc.—Ouf! ouf! j'en suis déjà épuisé!
Sérieusement, si vous jugez qu'il me faille épouser pour le très léger dommage qu'on m'a—convenez-en?—entraîné à commettre, un peu pour l'amour de l'imprudente, beaucoup pour l'amour de vous, je me résoudrai à devenir le fortuné époux de la délicieuse Suzanne. Seulement je vous prie de dire mes conditions sine quâ non; elles sont absolument réfléchies et sérieuses.
Adieu mon amie chère.
Ah! quelle crainte j'ai de vous voir m'entraîner d'une façon sentimentale et allègre vers cet inconnu terrifiant.
LXXIII
Denise à Philippe.
4 décembre.
Eh bien! n'ayez plus de crainte. Je n'ai pas lu votre terrible lettre à Suzanne, mais je l'ai interprétée et la lui ai résumée.
Elle a eu une minute d'hésitation, il faut lui rendre cette justice; après quoi, très tranquillement:
—Ne trouvez-vous pas, ma tante, que ce serait une grande sottise de ma part de me marier dans ces conditions? Philippe fait l'ogre, le barbe-bleue, avec cette annonce pompeuse d'une éternelle retraite dans son château; pourtant, si sa nonchalance s'arrangeait de cette vie et que vraiment il m'y condamnât? Ses quinze mille francs de rente, c'est maigre. J'ai cinq cent mille francs de dot, moi; cela nous ferait à peu près trente-cinq mille francs à dépenser par an—un peu moins de trois mille francs par mois, c'est peu... bien peu.
—Mais je vis avec vingt-huit mille francs, moi, ma chérie, et très confortablement. Et puis il ne faut pas voir cette seule question de gros sous; l'aimes-tu? te sens-tu attirée vers lui? Tu pleurais l'autre jour, tu me demandais comment j'avais résisté à son charme. C'est de l'amour, cela, Suzanne.
—Oui, peut-être l'ai-je aimé. Certes, il est tout à fait bien: grand, élégant, distingué; il a de très belles relations, mais il sait si peu s'en servir! Et puis, tout ça pour aller s'enterrer à Luzy toute l'année...
—Tu viendras passer trois mois d'hiver, chez moi, dans l'appartement inoccupé de ton oncle; il vient si rarement à Paris... Tu seras là parfaitement.
—Mais trente-cinq mille francs... qu'est-ce qu'on peut faire avec ça?
—On peut vivre comme je vis, s'entourer d'amis, les bien recevoir, mais simplement. En éloignant la foule des indifférents, la foule des plaisirs creux, la foule de toutes les choses vides, parfois même ennuyeuses, dont les mondains bourrent leur vie, on se fait une existence charmante; elle vaut l'autre, je t'assure.
—Vous en parlez à votre aise, petite tante; d'abord, vous habitez l'hôtel que mon oncle a acheté en se mariant, et il est très chic cet hôtel. Puis, l'été, vous allez à Nimerck chez votre mère; ce vieux donjon breton est épatant; c'est encore très chic. Enfin, vous, vous avez pris cette manière-là: c'est votre genre de connaître peu de monde, de choisir les gens qui vous plaisent, de fermer votre porte au nez des autres qui attendent derrière, mourant d'envie d'être introduits et faisant tout pour y arriver. Mais moi? j'ai toujours été représentative... et puis, voudrais-je l'essayer, je ne saurais même pas vous singer. Il me faut la foule pour m'aider à jouir de ce que je possède; j'aime qu'on me regarde dans la rue, j'aime l'hommage et la curiosité de tous. J'aurais voulu être reine ou grande artiste...
—Alors, Philippe devra renoncer à la vague pensée d'une union possible avec toi. Tu as bien réfléchi? Dois-je lui écrire un mot dans ce sens?
—Je crois que cela vaut mieux: Luzy à perpétuité sans la grande vie derrière... brrr! je ne me sens pas de force à accepter ça. Si encore il faisait quelque chose, ce Philippe! Seulement, dites-lui cela autrement, tante, dites ce que j'ai fait dire à Aprilopoulos par maman: «que je ne veux pas encore me marier; qu'il sera temps d'y songer plus tard»; enfin arrangez-lui bien tout de façon à me le garder comme flirt. En y réfléchissant, Aprilo serait un parti bien plus sortable; orphelin comme Luzy, il a quarante-cinq mille livres de rente, un nom historique là-bas, en Grèce; un hôtel à Athènes, un palais à Corfou... et puis, toqué de moi, cet attaché d'ambassade, fier de mes succès... Évidemment, pas le charme de Philippe... oui, mais l'un m'adorera tandis que c'est moi qui aurais été capable d'adorer l'autre... Et c'est la pire bêtise pour une femme d'adorer son mari!
A mon tour, j'ai fait mentalement brrr. Il me semblait entendre parler mon mari. J'avoue donc humblement mon pas de clerc et vous prie de me le pardonner. Mon ami, j'espère n'avoir troublé en rien, pour l'avenir, votre curieuse manière d'être vis-à-vis l'un de l'autre! Que tout ceci me paraîtrait comique, si ça ne me rendait pas, malgré ma volonté d'en rire, infiniment triste.
LXXIV
Philippe à Denise.
6 décembre.
Moi, cela me paraît charmant.
Allons donc, je retrouve ma Suzanne! jolie poupée intelligente, certes, mais surtout combien supérieure comme fille pratique. A travers quel prisme l'aviez-vous vue et me la présentiez-vous? Ah! quel beau troubadour vous êtes, ma chérie, et comme je baise avec tendresse et respect le bas de votre pourpoint.
Mais si, dans le fond, je suis ravi de la tournure prise par les événements, à la surface, je suis rageur. Dans son dédain de moi—notez que je le trouve tout naturel—votre nièce a touché la plaie de ma vie: «Si encore il faisait quelque chose, ce Philippe!» Ce doute de moi, cette éternelle hésitation qui me fait incapable de produire quoi que ce soit, qui me rend incapable, même de faire un mari,—la pire des conditions sociales à l'heure qu'il est, pourtant,—m'exaspère.
Elles n'ont pas tort, ces légères, de nous mépriser un peu; nous nous ressemblons trop par certains côtés pour qu'il en soit autrement. On ne choisit pas un sol mouvant pour y construire sa demeure. Au fond, il y a une grande leçon à tirer de son «si encore il faisait quelque chose». Je m'en sens l'âme tout humiliée de la bonne humilité.
Voyons, ma sage madame, un conseil: que diriez-vous si votre ami se décidait à faire de la politique? C'est la carrière des gens qui n'en ont pas. Des gros bonnets de mon pays m'ont dernièrement pressenti à ce sujet. J'avais réservé ma décision, voulant vous consulter à votre rentrée à Paris; mais les événements m'entraînent à vous en parler plus tôt. Vous connaissez la situation, dites sincèrement votre avis.
Tendrement à vous.
LXXV
Denise à Philippe.
7 décembre.
A mon tour de vous écrire: Peste, monsieur mon ami, comme vous y allez! Savez-vous bien qu'il me faut donner là un avis fort grave. Si vous avez sérieusement l'intention de faire de la politique, changez un peu vos armes; coupez votre écu écartelé d'une ondée où vous ferez graver cette devise: Avoir la conscience pure est une joie supérieure. Elle vaudra, dans l'occurrence, celle que vous avez. Les merlettes sur sinople n'en souffriront pas, ni vous non plus, ni même votre patrie.
Pourquoi vous lancer dans cette agitation inféconde où les politiciens se débattent tous?
Faire de la politique, c'est s'engager à avoir le génie du moment... et le moment me semble mal choisi pour vous laisser la faculté d'en avoir. Il ne doit pas vous échapper que nous sommes juste au point, à l'état, où tite-Lène nous a peint un soir les Romains qui «ne peuvent plus souffrir leurs maux ni les remèdes à ces maux». Et puis, si le spartiatisme et son brouet ont du bon, les mœurs athéniennes, nonchalantes et luxueuses, en ont aussi: l'art en procède, l'art étant dans ses manifestations éminemment aristocratique.
Alors quoi? serez-vous socialiste ou opportuniste? Il nous faudra toujours «du pain et des spectacles», quoi qu'on dise, et les Romains étaient philosophes et noblement inspirés en ne demandant pas l'un sans l'autre. Et puis, tenez, voilà mon impression: la politique actuelle nous mène je ne sais à quel abîme, et l'avenir social me paraît plein de cataclysmes.
Donc, timidement, je vous suggère la bonne idée de planter vos choux. J'ai peur de voir votre droiture, votre loyauté, entrer dans cette lice un peu souillée.
O bien heureux qui peut passer sa vie
Entre les siens, franc de haine et d'envie,
Parmi les champs, les forêts et les bois,
Loin du tumulte et du bruit populaire
Et qui ne vend sa liberté pour plaire
Aux passions des princes et des rois!
Sans princes ni rois, allez, la chanson dit toujours vrai et la moralité en est toujours applicable. Puisque je donne dans la poésie, laissez-moi achever de vous citer ces vers modernes du poète Desportes qui vécut vers 1570.
Las! que nous sommes misérables
D'être serves dessous les lois
Des hommes légers et muables
Plus que le feuillage des bois!
Les pensers des hommes ressemblent
A l'air, aux vents et aux saisons
Et aux girouettes qui tremblent
Inconstamment sur les maisons...
Leur amour est ferme et constante
Comme la mer grosse des flots
Qui bruit, qui court, qui se tourmente
Et qui n'a jamais de repos.
Ce n'est que de vent qu'est leur tête;
De vent est leur entendement
Les vents encore et la tempête
Ne vont point si légèrement.
Mais cet ardent feu qui les tue
Et rend leur esprit consumé
C'est un feu de paille menue.
Aussitôt éteint qu'allumé.
Ainsi l'oiseleur au bocage
Prend les oiseaux par ses chansons
Et le pêcheur sur le rivage
Tend ses filets pour les poissons.
Pourtant, mon ami, malgré tous mes discours, faites selon votre pensée. Vous serez, si vous entrez à la Chambre, peut-être un impertinent et très dédaigneux député, mais surtout un très honnête homme, ce qui est une qualité de plus en plus rare.
Au milieu de tout cela qu'advient-il de votre flirt? J'ai bien peur qu'il n'y ait là dedans un peu de viol moral de la part de l'adversaire. Êtes-vous sûr, avec le remuement de tant d'idées contraires à la paix du flirt, comme votre union possible avec Suzanne et votre projet de politique, d'avoir rempli tous vos devoirs de bon partenaire auprès de la «petite secousse» qui s'est mise en frais de coquetterie cérébrale et autres pour vous? Faites un examen de conscience et dites-moi si je ne mets pas, avec une intuition remarquable, le doigt sur la plaie?
Hier, nous avons passé une heure exquise à l'île de Sein; Germaine, enthousiasmée, se sentait là une âme de druidesse; en rentrant, elle est redevenue très femme et a télégraphié à son fol amant de venir la rejoindre ici. Si vous suiviez Paul? Les Ferdrupt ne vous en voudraient-ils pas trop?
LXXVI
Philippe à Denise.
9 décembre.
Vous avez soufflé d'une haleine légère sur le château de cartes, qu'en s'efforçant un peu votre ami voulait édifier; il est à bas, n'en parlons plus. Cette solution ne vous surprendra pas, vous qui me tenez pour le plus nonchalant des hommes. D'accord; mais vous allez trop loin: ne pas me croire capable du moindre petit flirt sans être pris de force, c'est exagérer. Viol—voilà un bien gros mot pour un léger divertissement piqué, en passant, au bout de ma baguette de promeneur. Il n'entre pas que de la paresse et de la nonchalance dans ma manière d'être. Je suis, à vrai dire, un convalescent. J'ai été tellement ballotté ces deux dernières années, j'ai vécu dans une si mauvaise atmosphère intellectuelle et morale, que ma volonté a bien failli y rester toute. Je ne suis pas encore complètement remis, mais—grâce à vous un peu—je suis en meilleur air et je vais mieux. Faites-moi crédit de quelque temps encore.
Vous m'excuserez, ma douce amie, de vous entretenir si longtemps de moi. Le moi est généralement haïssable, mais il est permis dans les lettres. C'est ce qui les rend délicieuses quand elles viennent d'une personne aimée. Autrement on a la ressource de ne pas les lire. J'espère que vous parcourrez la mienne et y répondrez promptement. Dans cette réponse veuillez me parler de vous plus que vous ne le faites, c'est pour moi un sujet plus intéressant que les vers de Desportes, et que votre thèse philosophique sur la politique.
Dalvillers m'a communiqué la dépêche de sa folle amante, il va partir rejoindre l'objet aimé. Pardonnez-moi de ne pas l'accompagner; miss Suzanne étant à Nimerck, j'aime mieux laisser la paix se faire dans son esprit et loin de moi. Soyez sûre qu'elle m'en veut d'avoir été obligée de vous exprimer franchement son opinion sur vos projets; elle serait agressive et je sens, moi, que je serais cruel.
Comme tous les humains j'aime un peu faire souffrir, mais ce sentiment n'est une suavité que lorsqu'on peut d'un sourire, d'un geste, changer cette souffrance en joie. Ce n'est rien de faire couler des larmes s'il est permis—et doux—de les tarir sous des baisers. Ce ne serait pas opportun en la circonstance, aussi je m'abstiens.
Adieu.
LXXVII
Denise à Philippe.
10 décembre.
J'ai donc fait de la philosophie sans le savoir; vous m'en voyez gentilhommesquement confuse!
Mais comment voulez-vous que je parle plus de moi? mon moi tout svelte, tout pâle, tout brun est si peu intéressant! j'en trouve, d'ailleurs, mes lettres farcies. Nous ne valons, nous autres femmes, que par l'imprévu de nos sensations, lesquelles nous savons mal analyser; comment, alors, les bien exprimer? Vrai, je me trouve peu attrayante; je n'ai d'autre esprit que celui du cœur et c'est, d'entre tous, le plus bête. Non, ne parlons pas de moi, mais des autres que vous aimez aussi, de Germaine par exemple. Elle sème notre vie d'événements si amusants, de réparties si drôles! Voilà une femme exquise. Comment, l'ayant connue jeune fille, ne l'avez-vous pas épousée? comment se peut-il faire que vous ne l'ayez pas aimée?
Granbaud multiplie ses visites à Nimerck en son honneur; grâce à eux deux nos soirées ne chôment pas. Hier après dîner la conversation tombe sur les maris:
—Voulez-vous une fois, une seule petite fois être sincères? interroge Granbaud.—Pour vous toutes, qu'est-ce qu'un mari?
—Peuh! la bête de question, mon cher! s'écrie Germaine,—elle sent d'une aune la candidature à l'amant. Vous croyez, homme d'esprit, que nous allons bêcher nos maris en votre honneur? c'est bien trop bourgeois pour nous. Un mari? mais c'est quelquefois un être charmant; le mien, par exemple, est délicieux; il y a des gens qui, nous comparant, me trouvent plus intelligente. Ce n'est pas cela: nous avons peut-être tous les deux une égale part d'intelligence, seulement nos deux esprits n'habitent pas les mêmes pays.
—Délicieux!... mais ça ne me dit pas ce qu'en général vous pensez qu'est un mari?
—En général? Eh bien, c'est un douanier... (tête et stupeur de nous tous). Mais oui, mes enfants: un douanier qui doit se garder de l'exportation par crainte de l'importation!
Le mot n'est-il pas joli? Cette Germaine est pleine d'imprévu. Écoutez encore: Vous savez qu'ici mère est obligée de consacrer un jour de la semaine à recevoir ses vieux amis et voisins de campagne; ils seraient fort marris d'avoir en vain dérangé leurs vieux domestiques, leurs vieux chevaux, d'avoir usé sur les pierres et dans les fondrières de nos routes leurs vieilles guimbardes, pour venir se heurter à l'huis clos du vieux domaine. Or, hier, était le fameux jour de maman. Après le déjeuner, nous nous dispersons dans nos appartements, les unes pour écrire, les autres pour lire ou penser.
Vers trois heures, du côté de la lande, j'avise une voiture luttant courageusement contre une bourrasque comme la haute mer sait nous en offrir. Toutes les portes et les fenêtres gémissent, l'ouragan s'acharne; le petit point noir approche vaillamment coupant la brise; je le vois s'engouffrer sous la sapinière. Alors, je pense: une visite; je quitte ma chambre, je descends au grand salon. J'y trouve Germaine seule, installée dans un fauteuil et lisant au coin du feu flambant de la cheminée, mais vêtue de sa jaquette de loutre, de son chapeau, de son voile, de son boa, et son manchon sur les genoux.
—Tiens, tu vas sortir?
—Mais non.
—Tu rentres?
—Mais non.
—Comment, mais non? Alors d'où vient que tu sois couverte ainsi?
—Je vais te dire, ma chérie, j'ai remarqué l'autre mardi, ceci: chaque personne venue visiter ta mère, au bout d'un moment de confortable installation dans une de ces bergères Louis XVI, s'écriait: «Dieu, qu'il fait bon chez vous, chère madame; j'ai vraiment trop chaud!» Moi, ce même mardi, j'ai gelé toute la journée malgré le calorifère et un feu épatant à rôtir plusieurs cochons dans cette vaste cheminée. Mais, dans un salon pareil, il n'y a ni feu, ni tentures, ni tapis, ni portières, ni rideaux qui tienne! Quel recours as-tu contre huit fenêtres, six portes, quatre-vingt-dix mètres de surface et six mètres de hauteur de plafond? C'est pas la peine de lutter, aussi je ruse. Ma chère, j'avais une de ces chairs de poule à écorcher la main d'un honnête homme, s'il avait risqué de me toucher. Alors, aujourd'hui, je n'ai pas hésité, je me suis habillée en visiteuse. Je suis très bien à mon tour, prête à dire comme les autres: «Dieu, qu'il fait bon, etc.» Tu y es, ma Tanagrette?
Voilà de ses fusées charmantes; elles jaillissent pimpantes, au gré de son caprice.
Hier, elle va voir à Sainte-Anne-la-Palud la vieille douairière Le Thiludec, celle-là même qui a si vilainement tenu sur elle, par rapport à vous, les méchants propos que vous savez.
Mère, un peu craintive des boutades de l'indisciplinée Germaine, avant de la laisser monter en voiture, la catéchise:
—Promettez-moi, mon enfant, de ne rien dire d'incorrect à cette vieille amie de votre mère et de moi. Oubliez ce qu'elle a dit de vous: cela vous a si peu nui; personne au monde n'y a prêté attention; elle a toujours été si mauvaise langue que ses calomnies ne portent plus. Promettez, chère petite, de sembler ignorer ses méchants potins?
—Ah! chère madame, de grand cœur. Je n'en ouvrirai pas la bouche; je suis bien au-dessus de cela! Si vous croyez que je m'abaisserai à relever les propos incongrus de cette vieille folle, vous ne me connaissez pas! Je vais la voir par égard pour vous et maman; mais je ne dirai rien, absolument rien, rien, rien!
Quatre heures après, nous la voyons sauter de la victoria devant le perron, animée, fraîche, rosée de l'air de la lande, jolie comme un colibri; elle traverse en coup de vent le hall, entre au petit salon où ma belle-sœur, Suzanne et moi devisions, et, dès le seuil, s'écrie en agitant, désespérément comique, son petit manchon emplumé et fleuri:
—Ah! mes enfants! Ah! mes enfants! Vous savez? j'ai tout dit! mais tout, tout, et même plus! Ah! quelle scène!
Nous en avons ri un quart d'heure, tandis qu'elle, singeant la grosse Le Thiludec, nous jouait sa visite, leur dispute courtoise, et jusqu'aux aboiements du roquet de la vieille comtesse.
Puis, s'arrêtant brusquement, après une pause grave qui semble devoir couver et faire éclore dans ce cerveau léger une réflexion pleine de sagesse:
—Tenez, au fond, je suis comme Jules Renard, moi: quand j'ai de petits embêtements avec une personne, je voudrais tout de suite la voir morte!
Voilà-t-il pas une lettre, monsieur mon ami, bien plus philosophique que l'autre?
Nous rentrons toutes et tous à Paris le 23. Germaine et moi vous convions à venir dîner en tête à tête à quatre, chez moi, le lendemain de notre arrivée, will you?
LXXVIII
Philippe à Denise.
12 décembre.
J'accepte avec joie le tête-à-tête à quatre, mais je vous prie de me laisser vous offrir ce dîner au cabaret. Ne dites pas non; je m'en fais une telle fête! Après, nous pourrions aller au théâtre ou entendre la messe de minuit, à votre gré, mesdames, car nous serons le 24, sans que vous ayez l'air de vous en douter. Nous réveillonnerons ensuite.
Je vais rêver au menu; que puis-je inventer, afin qu'il soit plus exquis que les vôtres, madame Denise?
By God, j'en suis ému.
Germaine, aidez-moi, conseillez-moi; inspirez-moi une combinaison de mets rares, étonnants. Lucullus dînant chez Lucullus, voilà ce qu'il me faut réaliser.
Adieu, madame Tanagrette; je n'ai plus rien à vous dire, tout absorbé déjà par la confection de mon menu, et par le bonheur de penser que je vous aurai à moi seul toute cette nuit de Noël, vous deux que j'aime. Paul ne compte pas!
LXXIX
Denise à Philippe.
Samedi, 14 décembre.
Paul dédaigne vos insultes et vous traite de polisson tout en acceptant cette petite débauche; moi, je m'en fais une fête. Le croiriez-vous? cela ne m'est jamais arrivé de dîner au cabaret. Je n'avouerai pas ça aux bonnes petites amies... ce qu'elles me blagueraient!
Adieu, cher ami. A mardi en huit. J'arriverai avec les Dalvilliers chez Paillart—il est votre pourvoyeur ordinaire, nous dit Paul.
LXXX
Philippe à Denise.
Dimanche, 15 décembre.
Voulez-vous être exquise? Laissez-moi venir vous prendre. Je serai mardi vers six heures chez vous. J'aurai une bonne heure et demie à vous avoir, à moi seul, dans un grand recueillement, et c'est le moins qu'il me faille après une si longue absence. Notre amitié a besoin de cette entrevue. J'aurais aimé que vous l'eussiez senti, dear.
Your as ever.
LXXXI
Denise à Philippe.
Lundi, 16 décembre.
Je n'aurais pas mieux demandé, mon ami, de vous recevoir avant notre partie carrée, mais Germaine, Paul, avaient tout combiné autrement et, à moins d'avoir l'air de désirer particulièrement ce tête-à-tête (ce qui eût pu les étonner un peu), je ne me suis pas sentie assez habile pour reprendre ma liberté et changer l'ordre et la marche de cette honneste nopce.
Du reste, cela n'a pas grande importance et vous ne m'en voulez pas?
Adieu; nous sommes en pleine confection de malles, inventaire de la maison avec le jardinier et sa femme. Cette brave mère Callac m'a bien interrompue six fois tandis que je vous écris. Quand on a une maison à organiser, ranger, fermer, on n'a plus le droit d'avoir une pensée en dehors, on est pris par la matérialité bête de l'existence. C'est alors que mon sang mi-bohémien se révolte! Maman aime ça, elle. Rien ne doit manquer à l'appel. Tout à l'heure, à la lingerie, devant ces armoires combles et ces piles de draps numérotés par paire, qu'il fallait visiter, reclasser avec les femmes de chambre, j'ai eu envie de pleurer.
Oh! roulotte de mes aïeux, où es-tu? Avec quelle foi je te regrette!...
Il faut me pardonner et ne pas oublier, monsieur le civilisé, que notre trisaïeule maternelle fut une tzigane si belle qu'un grand seigneur l'épousa. Ils firent ensemble quelques petits demi-bohémiens, seize je crois. Dans ce temps-là, on ne vivait chichement de nulle sorte. Il se trouve par hasard en moi mille fois plus de globules du sang de la tzigane que de celui du grand seigneur—bien que certains préjugés sociaux ne m'inquiétent pas plus que lui, de cela mes tendances un brin socialistes sont la preuve,—et je tiens de la grand'mère Rurika, étrange petit nom dur comme un appel de guerre, mes cheveux bleus, mes lèvres trop saignantes, mes yeux trop noirs, mon teint de morte.
Adieu. Plus que huit jours à attendre: ce revoir me sera doux.
LXXXII
Philippe à Denise.
Mardi, 17 décembre.
Vous avez quelque désir de ce revoir? on ne s'en douterait pas... Vous faites preuve d'une inhabileté insoupçonnée par moi jusqu'ici. N'avoir pas su vous dépêtrer de la combinaison de Paul!... Je vous en veux.
Je ne m'étonne pas de vous savoir ce sang tzigane dans les veines; il est des jours où vous avez des yeux de fauve, le regard cruel, terrible. D'où vient ce petit nom de Rurika? Vous devriez rechercher cela.
Mais parlez-moi un peu des descendances de race et dites-moi de qui Hélène peut tenir sa belle toison d'or, ses yeux bleus, son teint transparent, pâle et rosé? Car miss Suzanne m'a dit que votre mari est brun, lui aussi.
Adieu. Je vous en veux, vous savez.
LXXXIII
Denise à Philippe.
Nimerck, mercredi 18 décembre.
J'espère, ils ne sont pas sérieux ces deux terribles: «Je vous en veux».—Est-ce bien vrai? vous m'en voulez, méchant ami volontaire?
Voyez-vous le curieux: il veut savoir, et, prenant les mouches avec du vinaigre, contre toute règle établie, demande des détails à la pauvre propriétaire des yeux de fauve. Vous êtes poli, vous, à la bonne heure!
Tout ce que nous savons de l'aïeule Rurika, c'est qu'elle fut rencontrée par Michel de Grodnoy son mari, en Lithuanie, dans le gouvernement de Volhynie où il possédait une terre. Il y allait fort rarement, étant très Russe et, par conséquent, détestant les Polonais.
A l'orée d'un de ses bois s'étaient établis des Tziganes. Un matin, Michel, sous la haute futaie, croise la belle Rurika. Elle s'en revenait de la source et portait sur sa tête une cruche pleine d'eau. Rurika enveloppe d'un regard étreignant le boyard qu'elle savait être le seigneur de la terre, et lui dit:
—Salut à toi. Ma cruche est pleine. J'en suis heureuse.
Puis, fière, elle passe.
Chez nous, en Russie, c'est signe de bonheur de rencontrer une jeune fille lorsqu'elle revient de la fontaine avec sa cruche pleine, et signe de malheur de la rencontrer y allant et le vase vide.
Grand-père, frappé du fameux coup de foudre, suivit longtemps des yeux la belle créature mi-nue sous ses haillons, belle ainsi qu'une statue, marchant «orgueilleuse et les yeux baissés».
Bref, il aima; je crois bien qu'il tenta de ne pas épouser; mais les bohémiens sont fiers. Un matin, on ne les vit plus à la lisière du bois. Ils avaient fui, enlevant la déesse.
Michel fit seller un cheval, les rejoignit et épousa.
Probablement ce mariage lui suscita des ennuis dans la haute sphère où sa vie gravitait: au bout d'un temps il quitta la Russie et vint s'établir en France.
Le père de Rurika s'appelait Rurik: ce tzigane prétendait que tous les Rurik descendent du fondateur de la dynastie russe. Si nous en croyons sa légende, il avait donc rudement dégringolé de l'échelle sociale, lui. Grand-père Michel de Grodnoy était très blond, grand'mère Rurika, très brune.
Hélène-Micheline-Rurika—ce sont les trois noms de tite-Lène—tient donc uniquement de l'aïeul très pur Slave. Il y a de ces ressauts dans les races: l'hérédité, c'est la mémoire de l'espèce.
Ma mère, Valentine-Micheline-Rurika, était blonde avant que d'être blanche. Gérald-Michel-Rurik est châtain clair; mon père était brun, et moi Denise-Micheline-Rurika, je suis tout à fait noire. Et voilà. Je n'en sais pas plus sur les Michel et les Rurik de Grodnoy, sinon qu'un de leurs petits-fils fut guillotiné sous la Terreur, tout comme un prince, deux jours après la chute de Robespierre. Cette mort d'un Michel Rurik de Grodnoy ne fit pas grand bruit dans la tourmente. De gentilhomme qu'était son père, il était devenu, lui, pelletier. Peut-être fut-il accusé d'avoir vendu des fourrures qui tinrent chaud aux belles épaules de l'Autrichienne; je ne sais. Toujours est-il que ses fils lâchèrent la pelleterie, les voyages à Nijni-Novogorod au temps de la foire de Makariev, et prirent ce qui s'appelle des professions libérales, ainsi dénommées probablement, parce qu'elles libèrent rapidement ceux qui les choisissent de la bonne grosse fortune acquise par leurs pères dans le négoce.
Un des fils de celui-là se fit soldat et mourut en Russie, au passage de la Bérésina. C'est le seul fait à peu près russe qui soit de nouveau arrivé dans la famille, car je me refuse à croire que les manifestations Cronstadt-Toulon soient un rapprochement tenté par nos parents russes; il faut être modeste... je le suis!
Voulez-vous ce brin de lavande? on vient de m'en apporter des bottelées. Cela se met dans les chambres et dans les armoires pour les parfumer. La modeste et délicieuse fleur, n'est-ce pas, au ton bleu si fin, au parfum si suave et si frais?
LXXXIV
Denise à Philippe.
Paris, 25 décembre.
Vous êtes cruel et vous savez faire souffrir en raffiné, versant l'ironie et regardant grandir la douleur jusqu'au point où il vous plaît; puis, d'un mot consolant, remontant le cœur endolori, exigeant son calme et sa joie comme vous avez exigé, dans une volonté mesquine, empreinte d'égoïsme et bien peu mâle en somme, ses battements douloureux, son angoisse affolée.
Tout cela, n'est-ce pas, parce que je n'ai pas su mentir à nos amis, berner leur confiance et vous recevoir comme vous l'exigiez?
Je vous pardonne; mais vous m'avez fait de la peine, beaucoup de peine, et grâce à vous j'ai passé un triste dîner de Noël. Ah, quel nerveux vous êtes! tortionnaire et bon, futile et sérieux, orgueilleux et simple, vaniteux et modeste, être de caprice et de fidélité.
Vous vous étonnerez de cette lettre, bien sûr, croyant avoir grandement racheté vos coups d'épingles par l'amicale tendresse déployée dans la soirée et pendant le souper. L'influence expansive de votre esprit m'a reconquise, certes; mais je vous aimerais moins brillant et plus soucieux des joies de ceux qui vous sont chers.
Je ne sais nul être qui vous égale dans le monde, je n'en sais point. Et cependant je connais quelques hommes bien éminents. Quelle force votre esprit pourrait répandre si vous n'étiez pas nonchalant comme une fille, nerveux et capricieux comme une femme!
Paul m'a dit l'autre soir: «c'est un esprit supérieur.» Mais vous m'aviez trop fait souffrir, je n'ai pu que lui répondre: peut-être... et je pensais: l'esprit n'est pas tout; le cœur est quelque chose et son cœur est méchant.
LXXXV
Philippe à Denise.
26 décembre.
Eh bien non, je ne suis pas méchant, mais j'avais eu de la peine aussi, moi. Et quand je vous ai vue arriver si riante, si jolie, jolie à m'en rendre fou, j'ai souffert de n'avoir pas eu ma minute de solitude avec vous, pour vous reprendre, depuis si longtemps que je ne vous ai vue, vous regarder, vous admirer lentement recueilli, fervent de vous comme d'une Madone.
J'ai souffert du baiser banal mis sur le gant; j'ai souffert de n'avoir pas eu, en vous retrouvant, votre vrai Vous, celui que j'aime. Vous en apportiez un autre à ce cabaret, un curieux et ému de l'escapade, un futile, coquet, capiteux. Si je vous ai fait souffrir, c'est ce Vous-là que je visais et, je le reconnais, j'ai été heureux de le voir s'enfuir dans cette souffrance.
Ma chère Tanagrette, soyez-moi indulgente, ne blaguez pas ces heurts de mon caractère; après tout, ils sont ma toute petite personnalité. Les inquiets dont je suis ne peuvent rien accepter de ce qui fait les joies des autres. Ils cherchent des émotions nouvelles, et cela très simplement parce que c'est dans leur nature. Aussi bien en humanité qu'en politique, en musique, en littérature, en philosophie, ils n'aiment que ce qui n'est pas, ce qui ne peut pas être. Mais parce que nous sommes des inachevés avec de violentes aspirations, des vues hautes, de douloureux rêveurs n'ayant ni la force ni le pouvoir d'agir pour tenter de rendre nos rêves réalisables, il ne faut pas nous mépriser. Au contraire, les arbres inféconds, les fruits secs que nous sommes sont le bon fumier qui féconde la terre où les autres sèment. Le peu de chemin que nous parcourons dans le sous-bois et l'embroussaillement des forêts vierges, active et prépare l'entrée des chercheurs, «cerveaux servis par des mains» ceux-là, et les génies parfaits nous sont peut-être redevables des grandes personnalités qu'ils sont, et des grandes œuvres qu'ils produisent.
Je me méprise de vous avoir fait une peine si légère soit-elle, et je vous demande pardon à genoux, comme un enfant repentant, bien triste du chagrin qu'il a causé.
LXXXVI
Denise à Philippe.
27 décembre.
Soyez pardonné. Je dirais volontiers de vous ce que Michelet disait de saint Jean à propos de ses évangiles: «Le caractère de ces discours est inimitable.» Mais vraiment, parce que vous avez une intelligence saisissante et non créatrice, devrais-je tant souffrir dans notre amitié?...
Je ne vais plus oser vous refuser la moindre entrevue, de peur d'écoper—comme disent les gamins—n'en abusez pas, méchant ami.
LXXXVII
Philippe à Denise.
28 décembre.
Quelle douceur d'avoir pour ami un cœur comme le vôtre! Vous acceptez sans révolte l'apothéose de l'égoïsme. Mon pyrrhonisme me fait honte; c'est vous qui êtes l'âme blanche et non moi.
Voulez-vous me rendre heureux au delà de ce que je puis dire? Laissez-moi venir chaque jour vers cinq heures vous voir, vous entendre, vivre une heure ou deux votre vie. Nous lirons, nous ferons de la musique, nous aurons Hélène, cette harmonie vivante, entre nous. Voulez-vous, dites?
LXXXVIII
Denise à Philippe.
29 décembre.
Oui, je veux. Si ce n'est pas très raisonnable ce sera si charmant!
Nous allons vivre dans un cœur à cœur bien enviable... gare aux potins!
Bah! nous tâcherons, au moins pour un temps, de berner le bon public. Mais ne craignez-vous pas de vous lasser de moi, d'Hélène, du home, au bout de peu de jours?
J'ai un tantinet peur de ne pas fournir un aliment d'esprit assez substantiel au grand appétit du vôtre. Savez-vous que j'ai cherché, dans le dictionnaire, ce que voulait dire «pyrrhonisme?» Voyez là une preuve de la pauvreté de mon entendement; même les mots m'échappent! Enfin, promettez d'être indulgent et ne vêtez pas pour nos entrevues quotidiennes ce somptueux pyrrhonisme. Soyez le bon chien qu'en vain je cherche en vous depuis que vous m'y avez signalé sa présence, et gardez votre habitude de douter de tout pour nos rencontres dans le monde, où elle vous donne un petit air de froid dédain, très chic.
Adieu. A ce soir cinq heures, alors?