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Amitié amoureuse

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LIVRE III

Les femmes s'attachent par les faveurs. Comme les dix-neuf vingtièmes de leurs rêveries habituelles sont relatives à l'amour, après l'intimité, ces rêveries se groupent autour d'un seul objet...

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Rien d'intéressant comme la passion; c'est que tout y est imprévu et que l'agent y est victime...

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Rien ne tue l'amour-goût comme les bouffées d'amour-passion dans le partner...

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L'amour est la seule passion qui se paye d'une monnaie qu'elle fabrique elle-même.

Une âme faite pour l'amour ne peut goûter avec transport aucun autre bonheur. Elle trouve, dès la seconde fois, dans les prétendus plaisirs du monde un vide insupportable; elle croit souvent aimer les beaux-arts et les aspects sublimes de la nature, mais ils ne font que lui promettre et lui exagérer l'amour, s'il est possible, et elle s'aperçoit bientôt qu'ils lui parlent d'un bonheur dont elle a résolu de se priver.

STENDHAL.

LXXXIX

Philippe à Denise.

26 mars 18...

Des circonstances insignifiantes et bêtes sont cause que je n'ai pu aller chez vous ainsi que je vous l'avais promis et le désirais. Vous me pardonnerez, j'espère. Je vous supplie de ne pas me répondre, comme à Chevrignies qui s'excusait de n'avoir pas assisté à l'une de vos soirées:

«Je ne me suis même pas aperçue de votre absence.»

Je suis ce soir complètement libre, et si cela ne vous effraie pas de recevoir un malheureux en proie au spleen, envoyez-moi un petit bleu chez moi et un au cercle, car je ne sais encore où me conduira mon ennui.

XC

Denise à Philippe.

26 mars.

Ne venez pas ce soir, cela vaut mieux; j'ai pitié de votre spleen, il ne m'effraie pas, mais il serait bien capable de m'attendrir trop.

Le bain-marie dans lequel nous devons tenir nos cœurs n'a pas besoin de ces petites séances de bonne camaraderie où vous m'expliquez avec éloquence, surtout avec persuasion, que vous voulez un peu plus que notre tranquille amitié.

Je ne sais pas ce que j'éprouve au juste, mais depuis ces trois mois de fréquentation quotidienne je sens un lent travail se faire en moi; il m'entraîne à vous écouter, à vous obéir. Il est des minutes où je me sens si bien votre chose, l'objet que vous vous êtes choisi, qui vous appartient! j'en ai des révoltes vis-à-vis de moi-même.

Pardonnez ce que je vais dire: parfois il me semble, vous me conquérez froidement, en dépit de vous-même, comme pour une revanche, vous que j'ai autrefois bien involontairement fait souffrir. Ne vous écriez pas que c'est faux, que c'est un calcul monstrueux indigne de vous. Cela, je le sais, j'en suis sûre; mais les événements qui ont mené nos deux vies m'induisent à le penser, moins encore à le penser qu'à le ressentir.

C'était pour moi commettre une grande imprudence, je le comprends maintenant, de vous voir tous les jours, de vivre dans cette intimité amicale. Vous me faisiez les honneurs de votre esprit fin, délicat, avec une grâce raffinée, une affectation de bonhomie parfaite. Attentif à mes moindres désirs, correct, franc, subtil, vous m'avez tenue sous le charme et faite votre esclave; pour me rendre heureuse, direz-vous? La douceur de demeurer dans cet enveloppement ne m'empêche pas d'en sentir l'esclavage.

Vous avez été grincheux, avant-hier, à cette soirée chez les Dalvillers, voire méchant lorsque vous me parliez comme si vous vous vengiez sur moi des femmes en général, d'une, peut-être, en particulier. J'en ai souffert très finement, très douloureusement: une souffrance de même nature que la joie causée autrefois par votre si courte dépêche, vous souvenez-vous?

J'ai l'âme délicate et nerveuse, c'est pourquoi je résistais à vous donner cette amitié tendre que vous imploriez. Le tendre ne va pas chez moi sans un peu de larmes, et j'ai déjà tant pleuré...

Alors, sans me fâcher, je me reprends, ayant la sensation que peut-être vous en serez heureux, allégé d'une affection trop pesante.

Nous ne serons plus, n'est-ce pas, des amis vivant dans un cœur à cœur plein de confiance, mais les amis des mois d'automne dernier, un peu banals et indifférents.

XCI

Philippe à Denise.

27 mars.

Eh bien, puisque nous en sommes-là, laissez-moi passer chez vous vers deux heures tantôt. Vous ne m'avez pas bien compris, et deux mots, je pense, me justifieront des reproches que vous m'adressez.

J'ai voulu suicider le vieil homme par la passion qui m'entraîna autrefois vers vous. Vous vous êtes dérobée. Depuis, j'ai volontairement divorcé avec toute espérance de joie supérieure dans l'amour. La faculté de croire en d'autres femmes, de les aimer, est morte en moi. Un certain ou, mieux, un incertain désir, seul, a survécu fantasque, irréalisable, cuisant; encore tend-il à disparaître, et c'est quand je plonge un regard dans le néant vers lequel vous m'avez repoussé et où flotte mon âme, que je sème de mesquineries acerbes mes railleries.

Vous connaissez, maintenant, cette portion infirme de mon individu où s'est agité et accompli le poème étrangement douloureux de mon amour déçu; ne m'en veuillez donc jamais de mes ironies.

Mettez-vous bien dans la tête que sans vous aimer, je vous aime, vous, sérieusement, là. Le reste, je vous expliquerai.

XCII

Denise à Philippe.

28 mars.

Je m'y attendais bien; vous m'avez persuadée et j'ai cru tout ce que vous vouliez, et vous avez été exquis, fraternel, affectueux, tendre. Mais, mais, tout cela est-il bien raisonnable?

J'ai senti pour la première fois entre nous quelque chose d'indéfinissable, de vraiment doux, encore jamais éprouvé ni entrevu dans notre bizarre amitié. Mais «parce que j'aime à entendre des choses nouvelles, il me faut supporter ensuite le trouble du cœur». Ce trouble m'a causé une joie délicieuse. N'allez pas croire?... Non! non! Vous savez trop quelle sauvage je suis, peureuse de l'effleurement comme d'un mal, tout à fait dédaigneuse de la caresse.

Votre spirituellement (dans le sens ecclésiastique).

XCIII

Philippe à Denise.

30 mars.

Comme je vous aime! Cette lettre m'a fait un bien dont vous ne pouvez avoir idée. Je l'ai trouvée en revenant de chez madame d'Aulnet; votre belle-sœur m'avait appris que le 26, c'est-à-dire il y a trois jours, le jour de votre mauvaise lettre, vous lui aviez annoncé votre départ pour Nimerck, aux premiers jours d'avril. J'ai reçu une vraie douche à cette nouvelle. Pourquoi ne m'en avoir pas parlé? J'ai fait amende honorable depuis; alors vous ne partez pas si rapidement, madame?

Je me sens si abandonné lorsque vous n'êtes plus là; vous ne soupçonnez pas le bien que me fait votre présence. C'est comme un air sain et vivifiant, flottant autour de moi; il empêche jusqu'aux tourments indigènes de germer en mon esprit.

Depuis nos délicieux five o'clock je n'ai plus joué; vous m'avez donné ce que Spurzheim, «fondateur d'une nouvelle langue psychologique, a, par un néologisme ingénieux qualifié d'approbativité.»—Votre approbation me fait vivre.

La merveilleuse droiture de votre esprit me force au redressement du mien. Comme la belle Sanderson, j'aime qu'on m'aime. Je suis de ceux qui eussent fait quelque chose, si j'avais pu me persuader qu'on attendait l'éclosion de ce quelque chose. Le doute de moi, le dédain et la certitude de l'inefficacité de mes efforts, le néant où ils aboutissaient, tout cela eût été combattu et vaincu par l'approbativité. Vous seule pouviez me la dispenser; je vous ai rencontrée trop tard; mais restez près de moi au moins; ne me laissez pas retomber au jeu, à cette vie oisive d'où vous m'avez à moitié tiré.

Restez, mon amie, pour surveiller et maintenir l'éveil de mes énergies.

XCIV

Denise à Philippe.

31 mars.

Mon cher Philippe, vous me rendez presque fière. Y a-t-il sensation meilleure que celle de se sentir utile à ceux qu'on aime? Mais malgré mon désir de vous secourir, il me faut partir. Hélène a eu des syncopes, vous le savez; j'ai consulté Robin et Félizet; ils m'ont dit: «Partez, laissez-la vivre au grand air et déchirer ses trop jolies robes aux ajoncs de vos landes, voilà le traitement qu'il lui faut»,—c'est pourquoi je pars.

Mais vous viendrez nous rejoindre; moi aussi j'ai pris l'habitude de vous, de vos humeurs aussi changeantes que les nuages, de vos blâmes, de vos approbations. Je pars le 10 avril; Pâques est le 14. Venez passer les fêtes avec nous, cher grand.

Mère vient avec moi. Elle est attristée des mauvaises nouvelles de Gérald. Ah! ce Tonkin! ce qu'il a déjà pris de fils aux mères! Mon frère parle de demander un congé. Il faut qu'il ait été bien malade, le pauvre garçon, pour songer à se reposer.

En attendant mon départ, venez souvent; reprenons nos fins de jours. Vous allez me perdre un peu; ne soyez plus, pendant ces derniers thés servis si mignonnement par Hélène, le cher tyran qu'on aime malgré tout.

XCV

Philippe à Denise.

10 avril.

Ma chère amie,

Laissez-moi d'abord, en commençant cette lettre, revenir sur la confidence que je vous ai faite en vous quittant. Je ne crois pas—cette question est si délicate—avoir manqué à mon devoir en vous disant ce que je vous ai dit. Il m'a semblé que vous n'étiez pas suffisamment avertie, ni suffisamment convaincue, et qu'il y avait intérêt à ce que vous le fussiez. Vous agirez maintenant comme il vous plaira vis-à-vis de mademoiselle d'Aulnet; mais je compte sur votre absolue discrétion.

Vous avez très adroitement quitté Paris. Nous y avons un temps insupportable. Cela me fait désirer d'aller vous rejoindre. Mais on m'a fait observer qu'il vaudrait mieux pour vous, attendre le moment où tout le monde sera là-bas. Que pensez-vous de cela? Moi, ça m'ennuie; pourtant je ne veux pas être égoïste et je vous laisse juge.

Le monde pense bas et bête; il est néanmoins dangereux de l'avoir contre soi. Quelle fragile chose que la réputation! Comme la vraisemblance du mal est facilement accueillie, avec quelle malveillance sont interprétées les actions et les paroles, avec quelle étroitesse d'esprit, quel manque d'indulgence et souvent d'intelligence!

Ces exclamations vous étonnent peut-être car je ne suis pas d'une nature exclamative; elles me sont suggérées par une affaire très pénible et très grave à laquelle je me trouve mêlé et dont je ne puis vous entretenir par lettre, mais qui viendra sûrement à votre connaissance et qui, pour le moment, a rejeté mes préoccupations personnelles au second plan.

Savez-vous, madame, qu'il y a environ deux ans et demi que vous m'écrivîtes ces lettres qui m'étonnèrent et qui m'intéressèrent, et furent pour ainsi dire le début de notre amitié? Qu'en pensez-vous? Quel chemin nous avons parcouru depuis... C'est à vous, ma chérie, que je dois les quelques bons moments passés pendant ces années plutôt tristes que gaies. Je vous en suis reconnaissant. J'espère, de mon côté et quoi que vous disiez, ne vous avoir pas trop fait souffrir. Je me donne à moi-même ce témoignage d'avoir toujours eu pour vous une très fidèle et croissante affection, une grande estime.

Vous avez une part dans ma vie par ses côtés les plus nobles et les plus délicats. Écrivez-moi vite.

Votre, très affectueusement.

XCVI

Denise à Philippe.

Nimerck, 12 avril.

Alors vous ne viendrez pas? Cette pensée m'a endolori le cœur tout le jour. Je me faisais une joie d'être seule avec vous dans cette belle campagne, avant l'arrivée de tous ces gens. Je sentais que je vous aurais montré un moi encore inconnu de vous, le moi fraternel, tendre, calme, confiant en votre affection. Pauvre affection qu'il faut cacher et guinder dans une attitude d'indifférence! Pauvre amitié ardente, si loyale et tant faite pour être calomniée! Ces jours promis m'apparaissaient dans une grande douceur.

Vraiment, mon ami, il n'y a que deux ans et des mois que nous nous aimons? Nos cœurs, il me semble, s'unissaient bien auparavant, comme d'une façon latente. Rien ne peut donc me rendre plus heureuse que de vous entendre me dire: «Je vous dois les quelques bons moments passés pendant ces années.» Ne m'en soyez pas trop reconnaissant, cher; je voudrais vous donner plus, plus de ma vie, plus de mon courage à supporter les petits maux, à affronter les ennuis, les douleurs des jours et des ans qui passent. Je ne parle pas de mon cœur; vous l'avez tout entier, dans sa plus haute, sa plus loyale et sa plus délicate expression.

DENISE.

P.-S.—Je ne veux pas manquer à mon rôle de femme qui est de mettre les affaires les plus importantes dans un misérable post-scriptum, à la fin d'une lettre pleine de riens.

Soyez en grande quiétude, mon ami, à propos de la confidence que vous m'avez faite. Croyez qu'il y a entre nous la secrète solidarité de deux êtres francs, qu'une même haute estime de leurs actes et de leurs pensées enchaîne. Vous avez bien fait de m'avertir. Votre confidence m'a contristée et touchée; contristée, parce qu'il s'agit de ma nièce que la tolérance de sa grand'mère égare; touchée, parce que c'est m'estimer que de me livrer un tel secret. Je vous jure de le garder inviolablement.

J'ai bien peur, hélas! que la jeune fille ne soit petitement vicieuse, curieuse de choses malsaines, car elle n'a l'excuse d'aucun entraînement de cœur, elle n'est animée par aucune passion. Ah! mon cher grand, quelle hypocrisie vis-à-vis de Dieu et du monde que la messe entendue chaque dimanche et les mensonges continuels à la mère, ma pauvre belle-sœur Alice si droite, si douce, elle, pour la dérouter et calmer ses inquiétudes!

On a le droit d'être une passionnée; mais on n'a pas le droit d'être une fille.

Vous m'effrayez avec cette autre histoire «très pénible et à laquelle vous vous trouvez mêlé». Ici, dans ce calme recueilli, enveloppé du grand charme que répandent les arbres, les fleurs, la mer, dans l'air qui flotte autour de nous, il me paraît qu'ils mènent tous, à Paris, hommes et femmes, une vie malsaine. Elle tue leur vraie force, altère leur moral et fait de ces gens des détraqués sans cœur, sans tendresse, sans passion, sans courage; des banals remuants capables seulement de charlatanisme, de légèreté et de plaisir; des coupables quelquefois, des inconscients toujours.

Pardonnez le gribouillage de cette lettre, et l'encre étalée prolongeant les mots. On m'a dérangée trois fois pendant que je vous écrivais. La première, pour indiquer un ton aux peintres qui se noyaient dans un plafond jaune-or ressemblant à un choléra de petit oiseau. La seconde, pour choisir dans la serre, avec le jardinier, les plantes à mettre en bordure des massifs. La troisième, pour faire des boulettes de viande crue qu'une jeune paysanne malade et pauvre vient manger chaque matin.

Vous ririez, mon très aristocrate ami, de me voir dans la cuisine, manches troussées, gratter avec acharnement et un couteau—l'acharnement ne suffirait pas!—le morceau de filet, puis rouler la viande dans du sel et du poivre et servir à ma malade ces boulettes rosées qui lui redonnent force et vie. Avec un verre de bon bordeaux ensuite, la voilà lestée pour un jour. Lui donner de l'argent pour le faire? elle ne le ferait pas. Jamais vous ne pourrez décider un paysan à acheter de la viande, ni lui faire comprendre que cette viande mangée tous les jours peut lui sauver la vie.

Depuis mon arrivée ici je la soigne, et la pauvre digère maintenant et sent ses forces revenir, et moi je suis ravie de ma cure. Mais vous, mon ami, vous y gagnez une lettre brouillée, décousue, avec rien du tout comme lettre et un post-scriptum qui n'en finit pas et tourne à l'in-octavo.

XCVII

Philippe à Denise.

14 avril.

Lettre et post-scriptum ont été dévorés. Écrivez-en beaucoup comme ça, c'est tout ce que je vous demande; votre plume chemine ainsi qu'un cheval de race. J'aime vos lettres.

J'ai dîné, hier, rue Murillo; nous avons passé la soirée au jardin, regardant la féerie qu'est ce parc Monceau la nuit. Suzanne, que j'ai pris plaisir à inquiéter d'un vague projet de très prochain voyage vers vous, quand même, m'a montré un peu plus le bout de l'oreille. Alors, j'ai pouffé,—ce qui l'a blessée—elle m'a dit des mots piquants que j'ai pris aussitôt au sérieux de la meilleure foi du monde. Enfin, nous nous sommes attendris tous les deux avec la même foi et on m'a fait promettre que j'attendrais.

Nous nous sommes joué là une amusante comédie, je vous jure. Votre belle-mère suivait ce manège de loin d'un œil attendri. Votre belle-sœur, beaucoup plus triste et sombre, évitait de nous regarder. Le plus comique, c'est que le jeune attaché d'embrassade, dépêché de Grèce par votre mari et monté à point pour tomber amoureux de sa nièce, nous suivait aussi très mélancoliquement des yeux. Pauvre Poulos, va!

J'ai fait quelque chose de gentil: je suis parti de chez madame d'Aulnet avec ce bon Aprilopoulos et, sans avoir l'air d'y toucher, j'ai parlé des conversations vraiment sérieuses et transcendantes qu'on peut avoir maintenant dans le monde avec les jeunes filles: «Ainsi, tenez, tout à l'heure, je viens d'avoir avec mademoiselle d'Aulnet un entretien des plus...» J'ai vu l'âme inquiète de Poulos renaître sur sa belle figure de Grec, et il ne tient qu'à moi qu'il ait rêvé cette nuit de Suzanne chaste de pensées, innocente de maintien, entre plusieurs jeunes vieillards parisiens.

Voilà. J'ai mérité ce soir, non de la patrie, mais des mères de famille.

Adieu, je vous aime.

XCVIII

Denise à Philippe.

16 avril.

J'ai eu une aperception très nette du visage d'Aprilopoulos vous écoutant, cela m'a fait sourire. Mais nous y voici donc. On vous a fait observer qu'il faut que vous les attendiez pour venir me voir. Derrière ce on, j'entrevois ma belle-mère catéchisant sa petite-fille, car la malheureuse Alice, si résignée de caractère, si inquiète pour l'avenir de Suzanne, n'aurait pas trouvé cela à elle toute seule. Aprilopoulos lui apparaît réellement en deus ex machina et elle voudrait déjà le voir son gendre, d'autant qu'il est bon et charmant. Mais Suzanne objecte qu'elle ne veut pas quitter Paris. Quand elles ont vingt-deux ans, on ne marie pas ses filles comme on veut. Tâchez donc, perverti que vous êtes, de décider l'enfant gâtée, l'enfant terrible, à ce mariage; ce serait une bonne action. Maintenant, il faut que je vous révèle la démarche tentée auprès de moi par ma belle-mère. Je ne vous aurais jamais ennuyé de ces potins familiaux si je ne voyais, par ce qui s'est passé entre ma nièce et vous, s'affirmer la volonté de madame Trémors et de Suzanne. C'est vous qu'on vise pour épouseur. Ma belle-mère, qu'un ami de mon mari a plaisamment surnommée «la Reine des Gaules», tant en souvenir des longues perches avec lesquelles on fait choir les noix mûres, sur les pelouses, que parce que sa démarche est très imposante, ma belle-mère est venue me voir le lendemain du jour où vous m'avez appris les dernières coquettes avances que vous avait faites ma nièce, brûlant de se demi-vierger en votre compagnie. Je préparais mes malles. Elle était plus reine et plus gaule que jamais, ma belle-mère.

Après quelques phrases banales, elle aborda la question des relations qui se sont établies entre vous et moi et, à son grand regret, elle m'avoua qu'elle voyait avec peine qu'au lieu de continuer à me conduire d'une manière correcte, elle constatait que je subissais une influence en dehors de la famille, qu'enfin M. de Luzy était bien décidément mon chevalier servant... que je me faisais remarquer un peu partout avec lui...

—Pardon, madame, je vous prie de me laisser diriger ma conduite comme je l'entends. Peut-être avez-vous assez à faire avec celle de Suzanne. M. de Luzy est un ami loyal et charmant, de la part de qui je n'ai rien à craindre. Je le vois chez vous, chez Alice, chez ma mère, chez moi et encore dans le monde? Cela vous semble trop? Rien n'est plus simple, à vous et à ma belle-sœur, de ne plus le recevoir. Ainsi, je le verrai moins. Mais je suis bien décidée à garder cette précieuse amitié, dût-elle faire jaser les méchantes langues.

—Mais enfin, pour le monde... pour votre fille... dans votre situation...

Vous entendez d'ici la diatribe et comme j'ai pu aisément y répondre, moi qui connais le dessous des cartes. J'en ai profité pour servir à ma belle-mère les jolies infamies commises envers moi, au nom de ce même monde, par monsieur son fils, et j'ai délicatement insinué que je voyais parfaitement où l'on voulait en venir. Que Suzanne, avec son mauvais genre de fille trop élégante et trop piaffeuse, se souciait peu de coiffer sainte Catherine, et que madame de Luzy lui semblerait un nom assez agréable à porter, bien qu'elle ait une première fois décliné l'honneur de le prendre. J'ai ajouté que je n'y verrais de nouveau aucun inconvénient pour peu que cela vous plût; mais j'ai prié qu'on me laissât en paix, disant que les calomnies ne m'inquiétaient guère, qu'elles tomberaient d'elles-mêmes pour les bons esprits et que je me souciais peu de ce qu'en penseraient les mauvais. Je me suis hypocritement étonnée qu'elle s'en fît le porte-voix, pensant qu'elle avait meilleur emploi à faire de la morale de la famille que de me l'ingurgiter si gratuitement, toute.

J'avais bien envie d'ajouter que Suzanne avait été très maladroitement de l'avant avec vous, et que ce n'est pas la manière de conquérir un mari... mais cela est votre secret et la confidence pour laquelle je vous ai promis le mien, aussi me suis-je tue.

Le fond de tout cela, mon cher, c'est qu'on voudrait bien épouser qui? Vous? le Grec? Mais de grandes batteries se préparent. Venez donc à Nimerck quand tous les Trémors de la Trémorsières y seront. Je suis un peu contrite de ne vous y avoir pas à moi toute seule... mais ce sera encore bien bon de vous y avoir.

XCIX

Philippe à Denise.

17 avril.

J'envoie la reine des Gaules à tous les diables; je m'incline pourtant devant la sagesse de madame mon amie que j'aime et que je vénère avec une piété croissante. Sa pensée seule me console, dans mes noires tristesses, du dégoût de mon existence médiocre et inutile. Peut-être une grande passion me sauverait-elle. Chi lo sa?

C

Denise à Philippe.

22 avril.

Êtes-vous toujours triste, mon ami? Moi, je commence à le devenir d'être aussi longtemps sans nouvelles de vous. Ou bien la grande passion est-elle venue qui vous fait joyeux au point d'oublier la pauvre madame votre amie? Peut-être perdez-vous aux courses? peut-être devenez-vous laborieux et avez-vous trouvé la paix et l'oubli dans l'éclosion d'une œuvre? Voilà de grands peut-être qui, pour ne pas valoir celui de Montaigne, n'en sont pas moins pour moi d'attrayants peut-être...

Pendant que vous envoyiez vos détresses à la lune, je travaillais comme un ange. Je vous jouerai ça. Vous jugerez et critiquerez. J'ai fait moi-même les paroles, ah mais, ah mais!—Sur ce travail je demanderai aussi l'avis de votre petit frère Jacques, lequel m'a semblé être un monsieur mandarin à très scintillant bouton de cristal, malgré son âge tout printanier.

Adieu. Je pense à vous, pensez-vous à moi? Je vous serre très affectueusement les mains et demande: des nouvelles, des nouvelles! sur l'air «des lampions!»

DENISE.

P.-S.—Quelle horreur cette dynamite!

CI

Philippe à Denise.

23 avril.

Vous êtes la meilleure et la plus indulgente des amies. Je suis bien peu digne de vous. Mon état d'âme ne s'est pas amélioré; je suis dans le néant. Je n'ai même plus le courage de vous écrire.

C'est un affreux malheur de sentir l'infini dans les aspirations de son cerveau, sans jamais pouvoir trouver la force ni la forme pour l'exprimer. Mon amie, faites-vous à cette pensée d'affectionner un raté. Votre affection m'est si douce! J'ai dans l'âme le spleen de Saint-Augustin et n'ai pas, comme lui, la ressource de m'en dévêtir en découvrant les sublimes clartés du christianisme.

J'ai perdu l'amour de l'emportement qu'affectaient autrefois mes pensers; il ne me reste de force que pour cultiver le charme secret de mes aspirations infécondes, sans cesse renaissantes et expirantes en mon maladif cerveau.

L'influente expansion de votre esprit me manque douloureusement, mais je vous en prie n'attendez rien de moi en fait de résolution active. Je garde mon éternel malaise, angoissé par le désir d'un impossible quelconque. Bah! qu'importe? la vie ne vaut pas qu'on la vive.

Je tiens cependant à vous remercier et à vous dire que je vous aime tendrement. Écrivez-moi; vos lettres me sont bonnes, et gardez pour vous seule les détresses de votre ami.

PHILIPPE.

P.-S.—Ne me parlez pas de la dynamite, je m'en fiche.

CII

Denise à Philippe.

24 avril.

D'où viennent ces nouveaux nuages noirs? Quelle tristesse de vous voir souffrir de cette supériorité de votre esprit sans que naisse en vous la force féconde qui donnerait l'essor à vos conceptions.

Vous souffrez et je suis trop loin pour adoucir cette souffrance. Toute la fraternelle affection que je vous ai vouée se révolte de ne pouvoir rien pour vous tirer de ce mal.

Je compare vos lettres à celles de Gérald, naviguant, combattant; celles qui m'arrivent du Tonkin sont vaillantes et joyeuses. Mon frère qui souffre réellement me crie dans une belle ardeur: «Vive la vie! Vive la jeunesse!» Le devoir accompli, les grandes vertus d'une vie d'homme, pour une âme chancelante comme la vôtre, vous semblent donc une peine perdue? Votre malheur c'est de les considérer comme au-dessus de vos forces.

Pourquoi ne vous a-t-on pas montré que la valeur de chaque individu est utile à sa patrie, à l'humanité? Quelle faute votre tuteur a commise de ne pas vous faire du devoir une nécessité douce, une condition suprême de l'existence!

A force de vous dire: «La vie n'est rien», toute votre mâle énergie s'est atrophiée. Nos désastres pèsent sur votre jeunesse en fardeau qui vous écrase, tandis que mon père a élevé Gérald à agir, à vouloir, à pouvoir, à oser. Tout bambin, mon frère a cru naïvement que le monde comptait sur lui. Maintenant, sa tâche dans l'humanité, il l'accomplit bravement. Dans sa dure carrière, malgré son cœur affectueux et tendre, il trouve le moyen d'être heureux,—bien que séparé de nous qui l'adorons et qu'il adore,—parce qu'il fait son devoir...

Voilà un grand petit mot qui vous fait sourire peut-être? Il est bon, cependant, à quelques-uns, puisque parfois il en fait de modestes héros.

C'est bien de la morale pour un sportique clubman! Il faut me la pardonner; votre rechute est cause de tout; que puis-je vous ordonner, mon cher malade, pour la combattre efficacement, puisque les grandes énergies et les grands remèdes ne vont pas à votre tempérament. Venez nous voir, alors? Par ce beau soleil nous courrons les champs; avec Hélène, nous irons nous asseoir au bord de la mer.

Nous avons eu des jours de tempête, mais le temps est devenu d'une beauté merveilleuse. On voit naître le printemps. Déjà le brun des tiges flexibles se sème de petits points verts, pousses pleines de sèves qui éclatent, joyeuses, et crèvent leurs bourgeons sous le dur soleil d'avril. Tout cela repose et enchante. L'âme se retrempe à ces premiers effluves et, comme les choses, se reprend à vivre.

Non, mon grand, vous n'êtes ni un médiocre ni un inutile; vous êtes un sans voie et c'est une chose triste; dans votre inaction il y a une déperdition de vos forces; elle finit, inconsciemment, par impressionner votre esprit.

Votre âme souffre, s'agite, se tourmente, comme fait le corps lorsqu'il est malade; vous perdez les illusions sur vous et, ce qui est pis, sur votre avenir. Ces analyses continuelles épuisent votre volonté. Vous croyez atteindre à la vérité quand, après vous être interrogé: «Qu'ai-je fait de ma vie?—Rien!» vous concluez: «Qu'en puis-je faire?—Rien!» Eh! non, vous pouvez tout. Chez vous le vouloir seul est malade, devenu atonique par une vie facile et surtout par l'exemple entraînant d'amis viveurs, désœuvrés et sots, l'esprit vide, ceux-là, à faire bâiller.

Cette foi en vous, cette énergie ardente que j'ai, je voudrais vous les transfuser. Vous verriez quel homme surgirait. Vous auriez des lassitudes, des doutes, des écarts, certes, mais l'habitude viendrait, vous fortifiant, et vous découvririez un jour que vous êtes guéri.

Contrairement à vous, je ne crois pas qu'une passion vous soit nécessaire; la passion donne une énergie factice applicable à elle seule et ne servant qu'à elle, au but de bonheur, de jouissance, vers lequel elle tend. Elle mouvemente la vie à son profit exclusif; elle ne peut exister sans exaltation; or ce qui n'est pas une force raisonnable est une force éphémère. Ce n'est donc pas cela qui vous sauverait.

Ah! mon ami, si vous saviez quelle ruse, quelle duplicité chacun met à cacher le travail secret, le labeur formidable, la volonté persévérante que coûte le lancement, la réussite d'une œuvre, vous reprendriez courage. Une pudeur orgueilleuse le fait cacher à tous; mais ce que contient de mystères douloureux ou humiliants cette réussite, qui osera jamais le dire?

Allons, venez reprendre foi et confiance auprès de moi, puisque je suis l'arbrisseau que vous vous êtes choisi, mon robuste lierre. Cela secouera cette tristesse, cet ennui qui vous dévorent. Laissez-moi vous animer de la volonté qui m'anime. Au moyen de l'ardente amitié que nous ressentons l'un pour l'autre, nous trouverons peut-être le bonheur que dispensent les passions et, sûrement, l'aveu de la raison par-dessus le marché! Je suis susceptible d'avoir un immuable attachement pour vous; je ferai notre amitié si noble, si belle, qu'elle vous désenchantera de l'amour, et vous laissera toutes vos forces pour vous créer une vie selon vos aspirations jusqu'ici infécondes. Mettons à profit cette sympathie d'esprit et de caractère que nous avons l'un pour l'autre; vous me rendrez cela plus tard en tendresse et en fidélité.

Tite-Lène vous envoie un «kiss» tout rose et moi je serre vos mains.

DENISE.

P.-S.—Irez-vous au concert dimanche sans moi? Oui? Alors pas tout à fait sans moi. Je vous écrirai, et vous m'emporterez dans votre poche. Voulez-vous?

CIII

Philippe à Denise.

25 avril.

Il y a un fond petite fille dans les plus sérieux cerveaux féminins. Oui, je vous mettrai dans ma poche, madame.

En hâte, je vous écris ce mot pour vous remercier de votre réconfortante lettre, de votre virile et sage amitié.

Ah! si ce rêve de m'imprégner de votre force morale pouvait se réaliser...

CIV

Philippe à Denise.

Dimanche, 27 avril.

Je continue d'être triste; votre volonté pas plus que la mienne n'y peut rien. Pour me secouer je pars de nouveau entendre la neuvième Symphonie, mais sans lettre de mon amie ce matin. D'où vient cet oubli? est-ce que la pauvre chérie serait gelée par ce frisquet printemps? ou bien est-ce parce que je ne lui ai écrit qu'un mot? ou bien ma poche ne l'a-t-elle plus tentée? ou bien quoi?

Ne m'en veuillez pas de mon silence. Allons, un bon mouvement, écrivez-moi.

J'ai été ces temps-ci, très occupé de Jacques. Je suis un peu le père de ce gars de vingt ans.

Je vous donne un baiser que vous transmettrez à tite-Lène, s'il vous gêne.

CV

Denise à Philippe.

28 avril.

Je me répète; mais, mon ami, y a-t-il rien au monde de plus drôle que le sentiment qui nous lie? Personne ne voudrait croire que cela pût exister entre un homme et une femme, une amitié si vivace, un besoin de se voir, de s'entendre, de connaître les moindres événements de la vie de l'un ou de l'autre, une attirance indéniable. Vous, tant d'obéissance à mes désirs, moi, tant de complaisance aux vôtres; des émotions hautes partagées, des mots comme ceux que vous dites: «Ce serait bon d'être seuls ensemble à la campagne»;—et «ma chérie»—s'échappant si gentiment de votre plume, parfois même de vos lèvres, et tout enfin; toute la complication et le charme du sentiment que nous éprouvons l'un pour l'autre.

En vous je propage les vibrations de mon cœur; pour vous, par vous, je vis d'émotions sous-entendues. Cela est un grand raffinement, car vous n'en savez rien jamais. Eh bien, malgré toutes ces apparences et ce baiser que vous envoyez, ce n'est pas de l'amour. Alors quoi? vous voyez bien que j'ai raison quand je dis: hors à deux fous de notre espèce, cette chose bizarre ne peut arriver à personne. Cet état d'âme m'intrigue, moi qui lis en vous et en moi et n'y comprends plus rien.

Je ne vous ai pas envoyé le mot pour le concert parce que vous avez semblé trouver puérile cette idée qui m'était venue. Toutes les manifestations de tendresse ne sont-elles pas un peu puériles?

J'ai été à la fois heureuse et malheureuse de ne l'avoir pas fait, en recevant ce matin votre billet. Heureuse que vous regrettiez le mien, malheureuse de vous en avoir privé. Mais tout ceci est un peu votre faute; si je recule, vous avancez; si j'avance, vous reculez. Alors je m'y perds... le fin mot de tout cela est, je crois, que vous m'aimez à cause du chaos sentimental dans lequel nous vivons l'un vis-à-vis de l'autre. Si je ne me diversifiais par tous les coins livrés de mon esprit ou de mon cœur, vous auriez moins de tendresse cérébrale pour moi.

Pour en revenir au baiser, oui, il me gêne, je ne sais qu'en faire; il entre dans notre amitié un peu étourdiment, comme un moineau dans une cathédrale. J'ai bien peur qu'il n'ait été mis là par politesse excessive, ou par nonchalance à trouver le mot juste qu'il eût fallu pour terminer bien ce billet.

Pourquoi l'avoir envoyé, ce pauvre baiser, puisqu'il ne répondait sûrement pas à un désir de votre cœur, pas même à une faim de vos lèvres?

Hélène n'en a pas voulu; elle est vaguement jalouse de vous; et puis elle a déclaré: «J'aime les choses qui sont pour moi toute seule».—Pauvre chérie, elle ne sait pas qu'il en est bien peu de ces choses-là, pour elles seules, dans la vie des femmes.

Adieu, cher grand ami; pas le moindre petit baiser, même repassable au jeune frère Jacques, lequel n'aurait peut-être pas les scrupules d'Hélène; mais une très affectueuse poignée de main de votre amie.

CVI

Philippe à Denise.

30 avril.

Je suis de plus en plus malheureux; mes regrets sur ma vie perdue deviennent plus cuisants tous les jours. Pardonnez-moi de vous noircir l'âme de mes désolations. Aussi pourquoi n'êtes-vous pas là pour m'empêcher de retomber dans mes rêveries et mes tristesses?

J'ai besoin des marques de votre plus tendre amitié, madame. Continuez de me les donner en m'écrivant; seules elles peuvent me réveiller de la léthargie où se plaît mon esprit. Je n'ai pas même le courage d'aller reprendre des forces auprès de vous.

CVII

Denise à Philippe.

1er mai.

Quoi, pas même cela? Votre détresse m'afflige. Mon Dieu, qu'avez-vous donc? Vous ne me dites pas tout, alors je me sens malhabile à vous consoler.

Vous m'appartenez par ce côté triste; là, je vous sens bien à moi et si ce n'était pour vous une souffrance, je vous aimerais plus ainsi qu'autrement.

Allons, mon grand désespéré, reprenez courage. Après tout, ce qui vous manque, c'est peut-être d'aimer et d'être aimé? Il vous faudrait une mademoiselle de Lespinasse, une maîtresse qui vous permît d'être heureux tout en restant nonchalant; une amie de votre esprit, un camarade de votre vie qui ne retrouverait son sexe qu'aux heures où il vous plairait.

Il y a en amour, même en l'amour le plus soumis, tout un joli vocabulaire un peu exagéré, un peu délicieux, qui serait le piment suffisant pour mouvementer, animer votre vie et vous donner le courage d'avoir du courage.

Je ris. Voilà que cette lettre-ci est tout le contraire de celle de l'autre jour; ce sont là de ces inconséquences bien féminines qui faisaient dire très irrévérencieusement à Proud'hon: «La femme est la désolation du juste.»

Pourtant, je ne me dédis pas pour cela. Ce sont les qualités rares que je rêve à l'objet aimé qui, à mon idée d'aujourd'hui, vous sauveraient. Donc aimez, mon ami. Tâchez d'être aimé par elle moins pour elle que pour vous, et de tout ce remuement de votre cœur, qu'il jaillisse pour moi un peu de durable tendresse amicale. «La goutte de rosée dans une fleur désaltère l'oiseau joyeux.»—Je tâcherai d'être aussi sobre que la bestiole emplumée, et me consolerai de ce peu en songeant au grand bon cœur où je me désaltère.

CVIII

Philippe à Denise.

3 mai.

Votre lettre m'a fait sourire. Évidemment la femme que vous me dépeignez m'aurait été d'un grand secours. Je l'avais rencontrée, je crois. Vous la connaissez, chère. Mais elle n'a pas voulu voir mon mal et, par un peu d'amour, le guérir. Oui, j'étais sauvable à cette minute-là; maintenant, il serait trop tard. Et puis il me faudrait retrouver une autre vous et ce ne serait pas, je crois, une besogne facile.

A bientôt, ma chère amie. Comme vous êtes bonne et comme je vous aime!

CIX

Philippe à Denise.

14 mai.

Pourquoi ce silence? Vous ai-je fâchée? Ce n'est un mystère ni pour vous ni pour moi que je vous ai autrefois aimée... M'en voulez-vous que ma passion soit morte? on le dirait presque à vous voir me tenir rigueur pour un innocent petit billet constatant qu'on ne fait pas renaître le feu de froides cendres.

Je ne sais que penser et suis très malheureux. Vite un mot, mon amie.

CX

Denise à Philippe.

15 mai.

Voilà le mot réclamé; des nouvelles? Nous avons ici, depuis cinq jours, ma belle-mère qui me gâte ma solitude sans me donner de compagnie; Suzanne qui pleure ses flirts numéros 1, 2, 3, 4, 5, etc.; sa mère, toujours douce et résignée;—heureusement mère m'aide à supporter mon ennui et mes ennuis!—puis, ma tante «l'habitude des cours» parfois très intéressante quand elle daigne ne pas être trop officielle. Je me console en voyant mon Hélène se fortifier et rosir; elle lutte en ce moment avec une botte de foin trois fois grosse comme elle et qui va la renverser... ça y est! botte et fille sont sur le gazon. La mignonne se relève, me voit écrire près de la fenêtre et aussitôt me crie: «Je ne me suis pas fait mal, maman!» Je lui envoie pour réponse un baiser et me revoici à vous. Que disais-je donc? Ah! que ma tante de Giraucourt est parfois intéressante. Oui, hier elle l'a été. Le soir, comme nous étions toutes au salon (Nimerck est un poulailler sans coq pour l'instant), je vais lui chercher à la bibliothèque un livre pour qu'elle l'emporte dans sa chambre et lui dis, en le lui donnant, le plaisir que me causa cette lecture de «Choses vues» de Victor Hugo. Je lui cite le passage où il parle du général Bertrand à propos de la rentrée des cendres de l'Empereur aux Invalides. La fille du général, Hortense Bertrand, mariée à M. Amédée Thayer, était la filleule de la reine Hortense et une grande amie de notre famille, surtout de ma tante, sa contemporaine, plus jeune qu'elle d'une dizaine d'années, pourtant. Alors, ses souvenirs évoqués, ma tante me dit que madame Thayer lui a raconté que... Au fait? ça vous assomme, pas vrai, tous ces racontages? Alors, passons, mon cher!

Mais, à propos de lecture, dites-moi donc votre avis sur la Reine Pédauque. Je l'ai relue avec soin, cette rôtisserie, et dois avouer que «la poterie animée» que je suis n'y comprend rien, décidément, encore que cette reine me plaise bien plus que le Lys Rouge. Ah! ah! vous qui m'attaquez dans mon amour des œuvres de mon Maurice Barrès, je vais prendre ma revanche avec votre Anatole France. Son livre, est-ce sérieux? est-ce une farce? Quelle philosophie s'en détache-t-il? Est-ce un enseignement? Est-ce un coin de vie? Si c'est pour se payer nos têtes que la Rôtisserie a été écrite, je m'en étonnerais médiocrement. Délicieux à lire, j'en conviens, mais qu'est-ce que cela signifie? C'est un conte de fées très érudit (pour grands enfants), tout barbouillé de termes scientifiques, avec des simplicités voulues bien pédantes et mièvres.

Enfin je n'éprouve pas à lire cette chose jolie, bien tournée et fort originalement conçue, le grand remuement de cœur, la secousse forte, l'élan secourable vers les humbles que m'a fait la lecture du livre admirable des J.-H. Rosny, l'Impérieuse Bonté. L'une de ces œuvres me semble un conte délicieux de vieux mandarin sceptique; l'autre, un coin de la vie vraie arrachée toute pantelante d'un cerveau chercheur du Juste, du Bon, du Sage, dans l'humanité.

La fantasmagorie dont se compose la Reine Pédauque est un délire somptueux; il intéresse par sa forme pure, cherchée; mais l'autre est une œuvre de vie, de vie avec un but idéal et qu'on voudrait pouvoir réaliser. Chez France, la phrase est amusante, cocasse dans sa pseudo-naïveté, pleine de trouvailles à vous faire pâmer d'aise. Mais l'autre, l'autre! on pense, on souffre, on pleure.

Mon ami, la volupté est d'essence triste, et c'est pour cela qu'elle est divine.

France, c'est un auteur excessivement facétieux et libertin... de pensée. Les Rosny sont les apôtres du bien et de larges penseurs. Libertin vous choque? Mettons grivois, si vous voulez. Souvenez-vous de Jahel disant à Jacques: «Cette fois, soyez moins emporté et ne pensez pas qu'à vous. Il ne faut pas être égoïste en amour; c'est ce que les jeunes gens ne savent pas assez, mais on les forme.» Fi, fi, monsieur France! Pourtant il faut avouer qu'il a parfois d'exquises trouvailles dans son inconvenance; son: «occupée à renaître avec décence» est une perle.

Peut-être parce que je n'ai point été conçue «par une salamandre» et ne serai aimée «par un sylphe», le fond m'échappe. Il me manquera toujours le génie que ces êtres-là dispensent aux hommes. Il n'y a rien ici qui doive vous étonner, puisque ces chimères ne fréquentent que les gens de génie et, par une jolie fiction, s'immortalisent dans ce génie; n'y pouvant prétendre, l'œuvre me laisse froide. «Les idées, quand elles s'imposent, deviennent vite impertinentes.»—C'est précisément le cas des miennes qui osent ainsi juger, trancher, blâmer votre auteur favori. Mais cela lui fait si peu de mal et me donne un petit air pédagogique si plaisant!

Et puis, comme disait Maupassant à des sots qui s'extasiaient d'apprendre qu'écrire est un enfantement pénible, souvent douloureux, et demandaient:

—Pourquoi écrivez-vous alors?

—Mon Dieu, murmura Maupassant, il vaut encore mieux faire ça que de voler!

Si vous êtes de mon avis sur France, monsieur, je soufflerai ce soir, comme Tourne-broche, «ma chandelle sur le plus beau de mes jours».

CXI

Philippe à Denise.

16 mai.

J'ai une lettre—j'y répondrai un peu plus loin—mais quel est ce genre de ne dire mot d'un billet plein de points interrogatifs? Vous voudrez bien vous en expliquer, n'est-ce pas?

Maintenant, je ne suis pas surpris, ma chère amie, que la Reine Pédauque ne vous ait qu'à moitié plu. Ce livre ne peut être qu'antipathique aux esprits féminins. D'une manière générale, l'ironie leur est désagréable. Elle leur devient odieuse quand elles ne sont pas prévenues, quand elles ne savent si elles doivent rire ou non. Leur trouble est complet quand, à l'ironie, s'ajoute le paradoxe, et qu'il s'exerce sur des sujets qui leur semblaient à l'abri de toute contestation.

Enfin, dans la Reine Pédauque, l'érudition—qui n'est là que d'une manière superficielle et pour le piquant de la sauce—vient achever la déroute. Dans ces conditions, je me représente parfaitement que l'état d'esprit d'une femme, en fermant le livre, soit de se demander si on n'a pas voulu se ficher d'elle. Or, j'ai remarqué que les femmes n'aiment pas qu'on se fiche d'elles; les doutes mêmes, sur ce point, leur sont insupportables.

Voilà pourquoi vous n'aimez pas la Reine Pédauque, quoique vous en ayez bien remarqué la forme littéraire, laquelle, pour tous les sexes, est absolument supérieure.

Je vous dirais bien pourquoi je l'aime, moi, cette reine Pédauque; mais alors ce serait faire de ma lettre une sorte d'article de journal, et j'ai eu ce matin une telle déception quand en arrivant au bout de vos huit pages j'ai vu que vous me parliez de France et pas du tout de vous, que je ne veux pas vous y exposer à mon tour.

J'éprouve d'abord, tout de suite en commençant, le besoin de vous dire que je vous aime, que je pense à vous, que je souffre vraiment d'être si longtemps sans vous voir. Tous ces gens qui vous entourent et m'empêchent d'aller vers vous, m'assomment je ne vous le cache pas.

Encore que «l'habitude des cours» soit une remarquable tante en zinc, ce n'est pas elle qui me gênerait pour accourir à Nimerck. Le véritable obstacle, c'est la reine des Gaules. Ne soyez donc pas étonné si, dans le secret de mon cœur, j'envoie promener toute cette cour.

Ce que je fais? Je vais au salon, aux courses, au théâtre. Je gâte mes yeux à contempler de mauvaise peinture, je perds mon argent, j'écoute des inepties qui ne me font même pas rire. Voilà mon état d'âme.

Cette botte de foin que roule Hélène me fait rêver. Quand pourrai-je vous voir? Dites-moi heure par heure comment vous passez vos journées; mais je vous en prie, plus un mot sur la reine des Gaules contre les petits potins de laquelle je suis exaspéré.

Adieu; j'aime Hélène, je l'embrasse sur le front, sur ses boucles d'or, et je vous baise les mains avec piété.

PHILIPPE.

P.-S.—Envoyez-moi donc les histoires de la tante en zinc sur le second Empire, même sur le premier, si la chère femme vous en a conté; je ne suis point dédaigneux des choses inédites.

CXII

Denise à Philippe.

17 mai.

Espèce de rageur autoritaire, allez! Expliquer quoi? Vous constatez des vérités d'une logique irréfutable, dans le genre de «Monsieur de La Palisse est mort, mort de maladie; un quart d'heure avant sa mort, il était encore en vie!»

Me fallait-il m'exclamer devant cette trouvaille: «On ne fait pas renaître le feu de froides cendres?» J'ai dit in petto: amen, et me croyais quitte envers vous. Vous le voyez, je ne suis nullement fâchée. Mais vous, n'insistez plus, car cela vous donnerait, en vérité, un petit air fat parfaitement ridicule. Allez-vous prendre cette manière de commencer vos lettres par la crevaison d'une petite poche à fiel? Je n'apprécie pas beaucoup ce genre-là!

Et puis, si vous croyez que je n'aurais pas mieux aimé avoir votre article sur la Reine Pédauque au lieu d'apprendre que vous jouez, vous vous trompez; et si le respect n'était pas la base de toute amitié durable, je ne me gênerais pas pour vous dire: vous êtes un sot, en trois lettres, mon fils, de perdre ainsi vos plus belles années. Mariez-vous, que diable, et à défaut d'autre travail, faites des enfants!

Et croyez-vous encore qu'il soit joli ce petit air détaché que vous prenez pour me dire cela? Si je vous écrivais à mon tour: «Ce que je fais? je me promène, je gâte la pâleur de mon teint au soleil, j'écoute des inepties; elles ne me font pas même rire;»—car personne n'est à l'abri des inepties, en ce monde misérable, et celles qui courent, folâtres, sous les voûtes du petit castel de Nimerck, valent bien celles que vous dégustez à Paris.

Vous aurez un autre jour les histoires de ma tante, pas aujourd'hui; un gros travail de composition m'a rompue; vous ne savez pas le tourment que donne le respect du texte au compositeur qui veut garder intacte la prosodie naïve d'un poète ancien. J'ai dû laisser des muettes sur des temps forts, ce qui est une hérésie, mais ce qui donne un certain parfum de naïveté au joli petit air que j'ai trouvé et que je vous chanterai.

Je vous dirai donc seulement que tite-Lène va bien. Depuis quelque temps elle fait, sans fautes, de longues dictées assez difficiles. Elle joue beaucoup, elle devient jolie. Miss May prétend qu'on la voit grandir. Depuis deux jours elle a inventé un jeu qui l'enchante. Elle a construit une grande hutte abritée de feuilles et de branchages soutenus par des pieux si ingénieusement disposés, que mère et moi, sans lui en rien dire, sommes dans l'admiration. Autour de la cabane pittoresque, sauvage et fleurie, elle crée un roman d'imagination tout aussi brillant, mouvementé et dangereux à vivre, que si elle était bel et bien abandonnée dans les pampas. Sa petite tête prévoit, combine, s'exerce à lutter dans le rêve, déjà prudente, ingénieuse et rusée, en attendant la lutte imminente—hélas! moins poétique—à soutenir dans la vie.

Que d'énergie déployée par chaque individu pour former cette chaîne étonnante qui se déroule de siècle en siècle et qui est l'humanité! J'en suis comme anéantie quand je lis l'histoire générale, et me demande si c'est beau ou si c'est monstrueux, ce travail de chacun pour tous qui éternise la douleur humaine. Au fond, et malgré l'apparence, personne ne lutte pour soi, ne vit sa vie propre.

Hélène m'échappe déjà dans ses expéditions autour de ma chambre. Quand son imagination l'entraîne, elle me dit: «Adieu... je reviendrai.» Le voyage qu'elle entreprend sous mes yeux, près de ma table à écrire ou sous la queue de mon piano devenu une caverne, ou dans la haute futaie, dure une heure, deux heures. Mais qu'elle est loin de moi pendant ces heures et comme je l'ai perdue!

Je traduis mal ma pensée; sentez-vous ce que je veux dire?

Adieu, mon ami. Hélène entre: «Vous écrivez à mon ami Phillip?—Oui.—Alors dites-lui que sa tite-Lène l'aime beaucoup et qu'il vienne, et que je lui écrirai ça bientôt et puis d'autres choses précieuses encore.»

Ces choses précieuses me ravissent. Et vous?

CXIII

Philippe à Denise.

18 mai.

Moi aussi elles me ravissent. Cette enfant a le génie du cœur; elle tient de vous, madame, une secrète exquisité qui m'enchante. Quel dommage que vous soyez toujours loin toutes deux.

CXIV

Denise à Philippe.

19 mai.

Vous me navrez avec votre génie du cœur; ça ne sert à rien, cela, pas même à être aimée.

Pour vous, tâchez de vous «accoutumer à n'aimer que les absents; alors vous nous aimerez à la folie.»

Et si vous croyez que, envoyant des billets de cinq lignes, on vous retournera de longues lettres, vous vous trompez, monsieur, ah! mais!

Adieu. Je m'en vas voir la mer.

CXV

Philippe à Denise.

3 juin.

Je vous ferai remarquer, madame, que voilà quinze jours que vous ne m'avez écrit. Si vous croyez que c'est une conduite! Je sais: vous attendiez un mot de moi. Cet échange de lettres mesuré et régulier est une combinaison absurde et peu digne de vous, permettez-moi de le dire.

Au moins travaillez-vous? Je lis avec un plaisir grandissant vos dernières mélodies. Je suis désolé d'être si éloigné de ce que vous faites, de ne plus pouvoir suivre d'aussi près la marche de votre talent dont je suis déjà très fier, mère du Cantique des Cantiques; de ne plus me disputer avec vous sur la religion ou sur la littérature ou sur la musique; de ne plus être attrapé que vaguement sur ma nonchalance et ma paresse; de ne plus vous entendre chanter, de ne plus goûter avec vous, comme cela nous est arrivé souvent, ces fortes et délicieuses émotions artistiques qui font que le cœur s'arrête.

Avouez que ce serait une pitié si tout cela se perdait, et laissez-moi vous prier, pour finir, de mettre un peu de votre bonté à entretenir, en m'écrivant—quand bien même je ne vous répondrais pas exactement à cause des préoccupations où je suis—le feu sacré de notre amitié jusqu'au jour où nous nous reverrons.

Yours most devotedly.

CXVI

Denise à Philippe.

4 juin.

Quelle ténacité vous avez, cher nonchalant, et comme le refrain: «Écrivez»,—revient dans vos lettres! croyez-vous donc, petit misérable, que je n'aie qu'à m'occuper de vous? Croyez-vous que ce ne soit rien de composer? bon ou mauvais, génial ou plat, le travail est le même. Il est des jours où j'en veux presque au maître indulgent, grand entre tous, qui m'a dit: «Vous devriez faire éditer ça.»

J'ai écrit ces jours-ci une chose que je me suis amusée à jouer à l'orgue de l'église, dimanche. C'est une suite de fugues qui, à trouver, m'ont causé une joie profonde. La recherche du thème m'enchante. J'ai demandé à mes hôtes ce qu'ils en pensaient. Sauf mère et ma sœur Alice, les autres n'ont pas compris l'œuvre. Vous voyez, je ne me refuse rien; je fais, à domicile, ma petite méconnue tout comme une autre! Eh bien, monsieur, tant pis pour eux. Croyez-moi si je vous dis que c'est bon. Tout de même j'ai envoyé ça à Massenet pour qu'il me retourne des sottises, qu'il balafre mes notes de son gros crayon et se fâche après le cerveau obtus que je suis. Je veux bien de sa colère à lui—mais pour les autres, bernique!

Écrire au goût des gens qui vous entourent et vous conseillent, c'est se retirer toute verve, toute originalité, même toute facilité de travail; c'est emmailloter son inspiration et l'annihiler. Il faut écrire d'instinct, se laisser envahir par cette sorte de fièvre que donne l'exaltation cérébrale; le travail est vraiment bon quand, poussé par cette force, on arrive à la diriger, à en maîtriser l'élan. Cette puissance, soulevant et entraînant la pensée, se sent dans la phrase mélodique et la rend pleine, ample, lucide. Elle en fait des phrases sonores, lumineuses.

Mes compositions, à moi, ne valent que par une espèce de buée tendre, un peu langoureuse et passionnée, dont s'enveloppent mes phrases au fur et à mesure que je les écris. Vraiment c'est ça leur seule petite valeur; et c'est à la minute précise où l'élan de mon cœur s'amalgame avec le travail de mon cerveau que cette chose se produit; je sens le mélange se faire, et c'est une grand joie voluptueuse, alors, toute calme, bizarre et indéfinissable, qui m'envahit.

Voilà pourquoi j'aime composer, voilà pourquoi vous aimez mes pauv'p'tites œuvres, le propre de toute volupté étant une sensation partagée.

Mais tout cela fait que je vis dans une perpétuelle exaltation de sentiment, dans un raffinement de pensées tendres qui me font trouver banale, parfois odieuse, toute réalité; c'est mon hypertrophie morale du cœur.

Et puis, quand on crée des choses de l'esprit, on veut être en communion constante avec les génies immortels qui ont porté leur art au plus haut sommet; on les lit, on les comprend, on les admire, on s'en imprègne, on les suit jusque dans leurs moindres œuvres, et c'est une rudement belle fréquentation, je vous jure, et qui fait désirer d'être seule en tête à tête avec la partition ou le livre, plutôt que de perdre son temps à entendre jacasser les femmes sur la forme d'une manche ou le plus ou moins cloche d'une jupe.

Si avec ce coin d'art on a une mère, une Hélène comme les miennes, et un ami comme vous, on n'est pas une femme trop à plaindre.

C'est pour ces raisons de joies pures que j'en veux un peu aux hommes qui se moquent de nos tentatives et de nos efforts vers un idéal qu'ils veulent méchamment accaparer. Heureusement il y a des Maupassant, des Massenet, des Sully-Prudhomme, indulgents maîtres qui veulent bien nous guider et nous aider de toute leur science à gagner un tout mince rayon de soleil, pour illuminer à jamais notre pauvre vie de ce beau idéal: l'Art.

Voilà une lettre qui me paraît des plus sublimes... que vous en semble? N'allez-pas vous ficher de moi, hé, là-bas! Après tout, fichez-vous-en si vous voulez. Je prends spécialement à votre intention la belle devise de madame Geoffrin: «Donner et pardonner.»

Adieu.

CXVII

Denise à Philippe.

16 Juin.

Quel petit tempérament vous êtes! N'avez-vous pas honte, une honte affreuse, de n'avoir pas répondu à ma dernière lettre? et que croyez-vous que j'aie à vous dire maintenant? Lettre gratuite à l'ingrat, voilà comme j'intitule celle-ci.

Vous ne la recevriez même pas si je n'avais à vous annoncer une bonne nouvelle: mon frère est arrivé hier, en surprise, et mère et moi sommes un peu folles de joie d'avoir notre beau lieutenant de vaisseau. Hélène est amoureuse de son oncle. Elle lui a tout de suite reparlé de vous; c'était au salon, le soir, après dîner.

Gérald, qui n'y va pas par quatre chemins, s'écrie:

—Au fait, miss Suzanne, êtes-vous comme Hélène? notre Philippe étonnant, sera-ce l'élu? vous décidez-vous? l'aimez-vous? Il y avait sensation de flirt entre vous quand j'ai quitté la France; qu'en advint-il?

Suzanne a répondu un peu sèchement:

—Vous avez une drôle de manière d'interroger les gens en coup de fusil...

—C'est que j'ai besoin de savoir s'il est sur les rangs avant de m'y mettre.

—Mettez-vous y toujours, mon cher; on ne fait pas de bons régiments sans beaucoup de soldats.

Et puis, ce feu de peloton tiré, ils se sont mis dans un coin à jaboter.

Ce matin, à onze heures, comme j'étais dans ma chambre, Alice y est entrée. Vous savez que nous avons une tendre affection l'une pour l'autre. Elle m'a demandé, après bien des circonlocutions, d'écrire à Aprilopoulos pour l'inviter à passer quelques jours avec nous. La pauvre femme voudrait bien que ce soit celui-là, l'élu.

Donc, puisque le poulailler s'enrichit de deux coqs, mon frère et le beau Grec, vous pourriez bien venir aussi; n'y mettez pas de discrétion.

Pour combler de joie votre âme blanche, je vous dirai qu'hier est partie pour les eaux d'Aix ma belle-mère. Suzanne accompagne sa grand'mère jusqu'à Paris, avec l'Anglaise de tite-Lène; elle va rester huit jours absente sous la garde de son père et de miss May, car elle est demoiselle d'honneur de la richissime petite Meg O'Cornill.

Du reste, vous verrez ma nièce soit aux Acacias, soit en quelque autre lieu very select; vous êtes si chics tous les deux!

Il n'y a plus à Nimerck que les gens de notre intimité qui vous aiment, sauf—pour peu de jours encore—ma chère tante en zinc. Cela n'est pas pour vous tant déplaire, puisque, elle et vous, gens de cour aux nobles manières sympathisâtes!!!

La saison, aux châteaux environnants, bat son plein; quelques-unes de mes voisines sont charmantes; quant à moi, je m'engage à tâcher d'être divine.

Sans rire, venez si vous le pouvez.

CXVIII

Philippe à Denise.

17 juin.

Un mot en courant, ma grande amie, pour vous remercier de votre invitation, de vos lettres, vous prier de les continuer et vous soumettre la combinaison suivante: j'ai l'intention de prendre jeudi un billet de vingt et un jours pour Nimerck. Pour éviter tous les potins, retenez-moi tout simplement une chambre à la maison des Glycines. Je prendrai mes repas chez vous par exemple.

Ce projet vous convient-il? Répondez-moi.

Je suis allé hier au soir chez Mollier, j'y ai rencontré votre nièce, mais vous n'y étiez pas!

CXIX

Denise à Philippe.

18 juin.

Quand je le disais... brave Mollier, va! Je n'avais pas songé à lui. C'est égal, je suis ravie, ravie. Venez; vous aurez votre chambre aux Glycines. Malgré ce petit éloignement, il y aura de bonnes heures de promenade et de jaserie.

Dites-moi par quel train vous arriverez et s'il faut vous envoyer la voiture à la gare, ou si vous aurez votre bicyclette?

Quel bonheur de vous voir! Est-ce bien vrai? Vous allez venir, et si vite? Nous lirons, nous ferons des courses à travers bois, nous longerons la mer sur le sable fin, au pied des falaises; nous nous vautrerons sur l'herbe comme de bonnes bêtes en liberté; nous causerons le soir, les coudes sur ma table de travail. Oh! comme ce sera bon!

CXX

Philippe à Denise.

Dépêche.

Impossible partir, lettre suit. Viendrai bientôt.

CXXI

Philippe à Denise.

30 juin.

Hélas! ma chère amie, tout est encore rompu. Je ne peux plus venir et voilà mon voyage remis. J'ai attendu jusqu'au dernier moment pour vous envoyer cette mauvaise nouvelle. J'en suis, pour ma part, désolé.

Ajoutez que je me sens très mal en train. Le bord de la mer m'eût fait du bien. Au lieu de cela me voilà encore indéfiniment ici. Je voudrais vous écrire et vous parler longuement. J'ai beaucoup de choses à vous dire et je ne le peux pas. J'ai une fatigue horrible et la tête me tourne.

Dans quelques jours je vous écrirai; ne me tenez pas rigueur.

Je vous aime tendrement.

CXXII

Denise à Philippe.

1er juillet.

Mon cher grand,

Votre lettre m'attriste; je ne vois plus qu'une chose: vous êtes souffrant, malade peut-être plus encore que vous ne le dites, et voilà mon cœur tourmenté d'inquiétude.

Pourquoi ne pas venir? Venez; votre chambre est prête, non plus aux Glycines, mais à Nimerck, et c'est celle que vous aimez, tendue de toile de Jouy mauve, dans la grosse tour, avec la falaise et la mer à perte de vue devant vous.

Venez; le monde, avec ses questions de mesquines bienséances, n'a le droit de rien dire; ne suis-je pas entourée de ma famille et n'est-ce pas ma mère qui vous reçoit?

Venez; vous trouverez en moi l'amie qui console.

Venez; vous prendrez des forces à ma force, du calme à mon calme, du courage à mon courage.

Venez; l'affection profonde et droite que j'ai pour vous ne peut pas, émanant si loyale et si puissante de mon cœur, vous laisser dans cette tristesse.

Venez, venez, mon ami, vous réchauffer au foyer de ce cœur.

Notre chère amitié, moins qu'amoureuse, plus qu'amicale, doit se mettre au-dessus des questions de correction mondaine; ne savons-nous pas bien, vous et moi, ce qu'au fond elles valent? Je vous en prie, venez.

Il me semble que vous êtes mon grand frère, un frère en qui j'ai placé toutes mes complaisances, et c'est ma fraternité douloureuse de votre douleur qui crie vers vous: venez!

CXXIII

Philippe à Denise.

7 juillet.

Ma chère trop loin, pauvre aimée petite sainte, toute croyante et impressionnable, comment résister plus longtemps à la douce chaleur de votre amitié fervente?

Il a bien fallu s'arranger pour aller vous voir; mais je ne vous ai pas écrit plus tôt ne sachant à quel jour serait fixé mon départ.

Je pensais partir aujourd'hui; diverses considérations m'ajournent à la semaine prochaine, mardi au plus tard. Je vous écrirai, du reste, l'heure définitive.

Écrivez-moi.

CXXIV

Denise à Philippe.

9 juillet.

Mon ami,

Venez quand il vous plaira; je n'ose plus espérer que ce soit bientôt; j'ai eu trop de joie et trop de déception en vous attendant à vide. J'étais persuadée, en partant de Paris, que vous viendriez ici pour moi.—«Certes!»—allez-vous protester; mais attendez la fin: moi, doublée de Suzanne et de tous les petits remuements de petits sentiments qui s'agitent autour d'elle. Jugez si l'idée de vous avoir un peu à moi seule, de par votre volonté, me rendait heureuse!

Me voilà, à cette nouvelle, ne sachant qu'inventer pour vous engager à venir. Mes ressources de vautrage sur le sable fin et l'herbe des falaises, de causeries au coin de ma table, me paraissent aujourd'hui d'une bien misérable éloquence et d'un bien pauvre entraînement.

Il n'y a de vrai, voyez-vous, que le droit qu'ont certaines de dire: «Venez, j'ai besoin de vous voir.»—Cette raison dépourvue de raisons ou plutôt cet ordre voilé serait alors, pour vous, joyeux à exécuter; tous vos efforts y tendraient; mais ceci ne rentre pas dans mes droits amicaux.

Le malheur est que j'ai, sur cette pauvre amitié, les mêmes idées un peu enthousiastes qu'a Montaigne; vous vous en éloignez considérablement et, ce me semble, vous vous rapprochez d'Aristote disant à ses familiers: «O mes amis, il n'y a nul ami!»—Tandis que Montaigne pense: «En l'amitié de quoy je parle, les âmes se meslent et confondent l'une en l'autre d'un meslange si universel qu'elles effacent et ne retrouvent plus la cousture qui les a joinctes. Si on me presse de dire pourquoi je l'aymois, je sens que cela ne se peult exprimer qu'en répondant: parceque c'estait luy, parceque c'estait moy. Ceste parfaite amitié de quoy je parle est indivisible; chascun se donne si entier à son amy qu'il ne luy reste rien à despartir ailleurs; au rebours, il est marry qu'il ne soit double, triple ou quadruple, et qu'il n'ayt plusieurs âmes et plusieurs volontez pour les conférer toutes à ce subject... Rien n'est extrême qui a son pareil.»

Ici je clos mon cours sur l'amitié; aussi bien pourquoi vous le fais-je?

Je sais, par une lettre de Suzon à sa mère, que vous vous êtes amusé, distrait, pendant son court séjour à Paris et, quoi que vous en disiez à votre amie, le moral et les amours vont mieux.

Tout ceci me fait inférer que nous ne nous verrons pas aussi tôt que vous semblez le penser. Moquez-vous de moi autant qu'il vous plaira en m'appelant «petite sainte».—Vous vous rencontrez là en pensée avec Maupassant. Il m'écrivit un jour une délicieuse lettre commençant ainsi: «Ma chère sagesse.»—Il m'y reprochait de ne pas être une princesse assez sédentaire.—C'est une faute que je renouvelle avec vous bien contre mon gré, je vous jure. Fasse le ciel que cette petite cause ne m'induise pas à vous perdre.

Je vous serre affectueusement la main et j'ai bien envie de signer: une princesse extrême qui n'a pas son pareil—pour en revenir à Montaigne.

CXXV

Philippe à Denise.

11 juillet.

Chère Sagesse,

Ne devenez pas une princesse amère! Je prendrai bien décidément le train demain et serai à une heure du matin chez vous. J'évite ainsi l'épouvantable 14 juillet à Paris.

Mettez-vous bien dans la tête que mon vrai désir et mon plus grand plaisir eussent été de passer trois ou quatre semaines avec vous à Nimerck alors qu'il n'y avait personne, et que je regrette plutôt l'affluence de monde qui y est en ce moment. Je n'ai pas pu. Ne me taquinez pas.

A demain, ma chère, chère extrême.

LIVRE IV

... Or, une âme tendre se connaît à vingt-huit ans, elle sait que si pour elle il est encore du bonheur dans la vie, c'est à l'amour qu'il faut le demander; il s'établit dans ce pauvre cœur agité une lutte terrible.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

L'amour, même malheureux, donne à une âme tendre pour qui la chose imaginée est la chose existante, des trésors de jouissance de cette espèce: il y a des visions sublimes de bonheur et de beauté chez soi et chez ce qu'on aime.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

STENDHAL.

Le plaisir de l'amour est d'aimer, et l'on est plus heureux par la passion que l'on a que par celle que l'on inspire.

LA ROCHEFOUCAULD.

CXXVI

Philippe à Denise.

15 août.

Je viens tout banalement vous remercier du mois délicieux que j'ai passé à Nimerck; j'y ai été heureux au delà de ce que je pouvais rêver.

La profondeur des émotions n'est souvent pas en rapport avec leurs causes. Si je vous disais qu'Hélène avec ses tendresses silencieuses, comme de me rejoindre en courant, de me regarder avec ses beaux yeux, de sourire avec ses lèvres de fleur, rose humide, et, sans dire un mot, de glisser doucement sa main dans la mienne, me mettait dans un état de béatitude pour le reste de notre promenade, vous diriez: il est fou.

Il y a eu pourtant des instants, madame, où j'ai senti vraiment en nous une âme unique pour nos trois corps.

Vous souvenez-vous de ce matin où je suis entré dans votre chambre pour vous demander des ciseaux, je crois? Vous étiez en peignoir, ce soyeux peignoir jaune ardent, cette nuance couleur de rais de soleil, tout garni de dentelles noires, qui vous fait plus pâle et rend vos cheveux plus sombres, ces cheveux bleus que j'aime. Vous aviez l'air d'une reine bohémienne. Vous glissiez dans la chambre lentement. Moi, je m'étais assis sur le bord de la fenêtre ouverte, et suivais des yeux vos graves mouvements et les serpentements de la traîne de votre robe sur le tapis. Hélène, installée à votre table, faisait sa page.

Vous me donnâtes les ciseaux sans un mot, et, continuant de surveiller tite-Lène ou de remuer avec des gestes délicats, sur votre toilette Louis XV, enguipurée et embaumante, de menus objets d'argent, d'ivoire moins pâle que vos mains, vous m'avez oublié. Je vous ai tout à mon aise regardées vivre, vous et elle. C'était, je vous jure, une chose exquise, une chose intraduisible qui m'emplissait de béatitude. Ces joies que j'ai prises en silence, au hasard de votre vie, m'ont rendu mille fois plus heureux que toutes celles dont votre cœur ingénieux s'est plu à m'entourer. Il n'est rien au monde qui vaille ces sensations innommables: on sent flotter son âme. L'amour n'est qu'une action brutale et vulgaire à côté de cette impression; je le dédaigne, le ramasse qui veut.

CXXVII

Denise à Philippe.

Nimerck, 17 août.

Vraiment? Quoique vous ne soyez guère poli pour les joies préparées par mon cœur ingénieux, je vous pardonne de les dédaigner au profit de celles que vous avez habilement su vous créer tout seul. Quel subtil vous êtes!

Savez-vous bien, ô mes jeunes contemporains, ce qui fait de vous des désespérés de la vulgarité de la vie, des incapables d'agir et d'aimer? ce sont les recherches bizarres de vos esprits; elles vous anémient moralement, vous énervent et finissent par l'emporter de beaucoup sur les joies simples, saines et fortes.

Vous aimez tant ces sensations, que vous leur consacrez vos belles virilités; le cerveau prend la place du cœur; l'amour n'est plus pour vous qu'un besoin vulgaire que vous apaisez vulgairement. Votre âme, troublée et douloureuse sous un perpétuel esprit d'analyse, finit par s'atrophier et devient vraiment incapable d'aimer.

Ah! mon ami, l'esprit n'est rien, le cœur seul est quelque chose. Ne tuez pas le vôtre à force de briser ses élans par vos mièvres recherches de plus fines sensations; laissez le sentiment sans raison, impérieux, égoïste, vous envahir. On vit de plus belles amours en unissant indissolublement ces trois forces: l'esprit, le cœur, la matière, qu'en leur faisant chanter leur air à tour de rôle.

Sentez vivement, puisque cela est dans vos facultés; mais ne vous en tenez pas à l'inachevé des sensations. Soyez plus naïf, plus vrai envers vous-même, plus simple devant les battements de votre cœur, et vous serez heureux. Je suis, moi, tout ahurie devant la complexité de votre nature.

Mon Dieu, comment m'aimiez-vous donc dans ce temps lointain où vous m'aimiez? Je vous en prie, soyez franc, dites-le-moi?

Je me souviens d'un vous respectueux mais un peu ardent et animé d'une volonté que je ne retrouve plus en vous; un Philippe qui m'a fait peur parfois et auquel je ne livrais pas le bout de mes doigts pour ses lèvres, sans craindre quelque morsure.

Je vous ai si bien redouté, ô analyste du vide, ô buveur de fumée, ô mangeur de rêve, que j'ai bravement fui quand vous m'avez dit: «Je vous aime.»

Et maintenant, ce mot vous le dites à tous les feuillets de vos lettres, vous le sonnez, doux grelot, à mes oreilles qui l'entendent, enchantées. Et je ne fuis plus et j'écoute, prise tout à coup d'une joie tourmentante et divine.

CXXVIII

Philippe à Denise.

19 août.

Chère,

Comme vous savez finement fouiller les âmes... Oui, vous avez deviné ce que j'ose à peine m'avouer à moi-même: je vous aimais mal autrefois, Denise.

Je vous en demande humblement pardon, un pardon auquel j'ai droit, car cet amour d'autrefois, s'adressant à vous, me paraît monstrueux, et je me repens d'avoir pu vous désirer ainsi.

CXXIX

Philippe à Denise.

29 août.

Eh bien, madame, pourquoi ce long silence? Il me souvient d'avoir fait amende honorable dans ma dernière lettre. J'en espérais une pleine d'indulgent pardon, une de ces lettres consolantes comme vous savez en écrire. Rien! un arrêt brutal que je ne comprends pas.

Seriez-vous fâchée contre moi, ma chère amie? Je suppose bien que vous n'avez pas l'intention de ne me pardonner jamais; alors pardonnez-moi tout de suite, et je me mettrai sans arrière-pensée en route pour Nimerck. Au moins vous n'êtes pas contrariée que je m'invite ainsi? Je resterai quatre à cinq jours si vous voulez de moi. Il faudrait, cette fois, des événements extraordinaires pour que je ne vinsse pas passer ces journées avec vous.

Envoyez vite un petit mot de bienvenue; mon sans-gêne, mon impolitesse, ma négligence, ne m'empêchent pas, vous le savez, de vous aimer très tendrement.

CXXX

Denise à Philippe.

30 août.

Je commence par vous dire: Vous serez le très bien venu. La maisonnée vous attend; j'ai fait tout à l'heure l'inspection de la chambre mauve qui devient décidément la chambre de «M'sieur Philippe», pour les serviteurs aussi bien que pour les maîtres.

Pourquoi j'ai gardé le silence? Ça, c'est plus compliqué.

Je reste devant vous une femme un peu étonnée; je ne comprends plus rien ni à vous, ni à moi. Il se dresse dans mon âme toutes sortes de petits problèmes sentimentaux dont je ne puis mener la solution à bien, et cela m'énerve, trouble mon calme que vous admirez, et me plonge dans une exaltation, puis dans un néant de pensées tout à fait contraires à ma santé morale et physique.

Car, si vous êtes très subtil, très correct et chercheur d'idéales sensations avec moi, il m'est apparu, par certaines confidences de Suzanne, que vous êtes très capable d'avoir des sensations beaucoup plus pratiques avec d'autres.

Cette petite duplicité, qui n'est rien et que je ne devrais pas m'aviser de surprendre, me rend nerveuse. C'est toujours un peu drôle, vous savez, de découvrir que le rêveur à la lune, chercheur de fin du fin avec une si parfaite conscience, peut, à l'occasion, marcher si allègrement dans la réalité.

Vous voyez, je deviens méchante. Venez vite me pardonner.

CXXXI

Philippe à Denise.

1er septembre.

Certainement je viens! Mais parce que vous avez dédaigné mon amour, et que j'ai philosophiquement pris mon parti de ne pas vous encenser de la fumée renaissante de mes désirs, trouvez-vous juste, madame, que je vive dorénavant en trappiste? J'ai fait envers vous vœu d'amitié. Je ne suppose pas qu'il entraîne à sa suite le vœu de chasteté? S'il vous faut cette preuve nouvelle de mon servage, en me pinçant un peu je vous la donnerai. Mais la folle du logis me paraît bien exigeante... Voyons, voyons, raisonnez-la un peu, madame mon amie; ce n'est guère charitable, ce qu'elle semble exiger là...

Je suis curieux de savoir ce qu'a pu vous raconter Suzanne d'une certaine conversation qu'elle a cru bon d'avoir avec moi, et dont j'ai jusqu'ici pensé qu'elle avait fait tous les frais. J'ai répondu comme je le devais pour ne pas la froisser, pour conserver sa confiance et jouir tout à mon aise de la contemplation d'une âme assez intrigante et fort pratique, curieuse et sèche, surtout extraordinairement orgueilleuse.

Peut-être tenais-je l'enfant par la taille lorsqu'elle marchait me contant ses petites hésitations sentimentales? peut-être, en nous quittant, ai-je avec négligence mis mes lèvres sur ses cheveux? pure politesse machinale envers l'effleurée. Ces choses un peu excessives n'équivalent à rien avec elle, et il y a bien plus de tendresse et d'amour dans le baiser que je dépose, à l'ordinaire, respectueux, sur vos mains, mon amie.

J'arriverai jeudi à une heure du matin; envoyez-moi chercher.

CXXXII

Denise à Philippe.

Nimerck, 2 septembre.

Mon cher fol, voulez-vous bien vous taire! J'alambique, et, brutalement, vous, vous mettez les choses au point. Ne parlons plus jamais de cela. Venez: c'est tout ce qu'on vous demande.

CXXXIII

Philippe à Denise.

Paris, 16 septembre.

Un séjour exquis—un voyage un peu triste—une rentrée pas gaie—une attente fébrile de vos nouvelles dans la lettre promise—et les mille et une tendresses de mon cœur pour vous et ma tite-Lène.—Voilà, madame, tout ce que peut vous dire ce jourd'hui votre ami.

CXXXIV

Denise à Philippe.

17 septembre.

Voici la lettre demandée. Et, je vous prie, qu'y vais-je mettre, vous ayant dit tant de choses avant-hier? Cette dernière soirée m'a été douce,—vous allez rire et vous moquer de moi,—parce que vous me l'avez sacrifiée spontanément. Vous ne vous souvenez même pas de cela, vous, je parie?

—«M. de Luzy, je vous accorde trois valses ce soir!» vous a jeté Suzanne d'un bout de la table à l'autre, pendant le dîner.

—Je vous remercie, mademoiselle, mais mon intention est de ne pas descendre au casino; pour ma dernière soirée, je demande à madame Trémors la permission de rester avec elle.

—C'est-à-dire que vous l'obligez à rester chez elle au lieu de venir avec nous?

—Tu te trompes, Suzanne; dès hier, j'avais dit que je ne sortirais pas ce soir; le landau seul est commandé...

J'ai fait ce mensonge avec honte et joie. Avez-vous vu avec quelle prestesse j'ai filé, au sortir de table, décommander le break?... passez, muscade!

Votre volonté de me garder, il fallait bien la dissimuler aux autres... Vous avez des manières impératives, parfois, qui me troublent et me ravissent. Moi, la volontaire de nous deux, je me sens tout humble devant ce caprice exprimé. Je feins comme je peux, et le petit danger couru n'est pas non plus pour me déplaire.

Du reste, vous avez ressenti la même impression; vous avez trop ri aux éclats de la répartie comique dite par Gérald, pour que je n'aie pas vu là que vous jetiez au vent votre gêne.

—Bon! me voilà six valses sur les bras, alors, car je vois bien, Suzanne, quel triomphe vous me préparez de me les offrir! et dire que le bon public va en conclure des choses exorbitantes! C'est ainsi qu'on écrit l'histoire.

Cette réplique avant la lettre pouvait faire sourire, mais non aussi joyeusement que vous l'avez fait, avouez-le? Au reste tout a été bien puisque votre gaieté a détourné l'attention d'un chacun.

Ah! la bonne soirée! Le gai départ de ma belle-sœur, de mère, de Suzanne, de Gérald dans la voiture... le bruit des graviers craquant sous les roues s'éloigne, se perd... Nous restons sur la terrasse, accoudés à la balustrade de pierre.

Des senteurs d'héliotropes, de roses, de résédas, venant jusqu'à nous des massifs de la grande pelouse, embaument l'air. Tite-Lène joue à courir autour des caisses d'orangers; elle serpente de l'une à l'autre dans un enlacement rythmique, tandis que la lune la baigne de sa lueur blanche et dessine son ombre, sa petite ombre falote, si fantastique et si grande... Ah! la bonne soirée! miss May emmène la fillette dormir, et nous restons seuls, sans parler, heureux, presque émus—de quoi, mon Dieu?

Et puis, une fenêtre s'ouvre et tite-Lène, mignonne, perdue dans sa robe de nuit flottante, nous lance des baisers avec ses deux mains et chante: «Bonsoir, mon Phillip, bonsoir, mère chérie... attrapez tous ces beaux baisers...» Le doux bruit de ses lèvres grésille, semble vraiment, pluie de tendresse, tomber sur nous en bénédiction...

Et vous alors, pour jouer, tendez les mains au ciel et votre voix mâle monte vers la voix cristalline:

—Je les ai tous vos jolis baisers, mon Hélène; mais rentrez vite, il fait humide, petit ange!

Ce mot-là emplit l'air de la nuit... il nous suit pendant notre promenade par les allées sombres, sous les grands arbres aux branches persillées de longs rayons de lune, baignant de lumière le sable des avenues.

Ah! la bonne soirée, où nous ne dîmes rien, où nous allions seulement si calmes dans le silence et la nuit!...

Que vous dire, maintenant?

J'ai bien songé a tout ce dont vous m'avez parlé; il me semble, vous devez persévérer dans ce projet de travail, effleuré seulement par vos pensées.

Mon frère qui a un grand sens critique, lui, vous trouve un esprit fin: au déjeuner, ce matin, il a dit sur vous des choses qui m'ont fait plaisir; je ne vous les redis pas, vous deviendriez fat.

Par amitié pour moi, essayez de condenser votre volonté sur ce point. Ne vous effrayez pas outre mesure des sujets à trouver; c'est un entraînement qu'on acquiert bien vite, m'ont dit tous mes amis littérateurs.

Ah! si je pouvais vous infiltrer mon vouloir! Cette transfusion morale est peut-être praticable; ce serait une sorte de lente pénétration des forces cérébrales. Je veux en essayer; mais ne vais-je pas bien vous ennuyer? Suis-je à une assez noble place dans votre pensée pour que votre nonchalance ne m'en précipite pas, au risque de me faire rompre le cou?

Je me sentirais plus forte si j'étais sûre de n'avoir pas pris d'assaut cette toute petite console, sur laquelle je me suis nichée dans votre cœur.

Il me paraît découvrir en moi tout un travail occulte qui s'est fait pour vous—un peu en dehors de votre consentement—quelque chose comme des avances morales tolérées par votre manque d'énergie, à cause que vous me sentez droite. En me demandant de nous revoir, en recherchant cette amitié, peut-être ne demandiez-vous pas tant d'attachement à votre personne?

Je ris, songeant que si nous continuons de nous analyser ainsi l'un et l'autre par rapport à l'un et à l'autre, nos lettres seront vraiment l'expression un peu étrange, mais curieuse en somme, des affinités latentes des contacts cérébraux que pourront avoir eus deux personnages mondains du XIXe siècle. A nous, à nous, inimitable Paul Bourget!

Adieu; voici mes plus pimpants souvenirs, voici mes mains à baiser, voilà encore un peu de tendresse.

DENISE.

P.-S.—J'avais mis for... Mais je n'ai pas trouvé de conclusion; alors j'efface, car ever serait bien audacieux et vous n'y consentiriez peut-être point; c'est si long, toujours!

CXXXVI

Philippe à Denise.

18 septembre.

Ma chère trop loin,

J'ai bien peur que cette transfusion ne soit un rêve de votre imagination jolie. Je me sens las de la vie et des efforts qu'il faut pour se garder une place dans le monde, si petite soit-elle.

Ma paresse naturelle m'entraîne au rêve et à l'inaction. Aussi suis-je parfaitement heureux à la campagne, surtout à Nimerck.

Tout mon mal est de ne pouvoir vouloir. Je me demande comment je m'y suis pris pour faire mon droit et pour être reçu docteur. Je me rebute au moindre accident de terrain rencontré sur ma route.

Ainsi, encore empreint de votre volonté, j'ai été trouver mon ami X..., le directeur d'une des innombrables revues de Paris, avec grand, moyen, petit R. Il a été fort aimable et m'a dit obligeamment:

«—Faites-moi quelque chose avec des souvenirs du second Empire; votre père était conseiller d'État; vous devez avoir des anecdotes vraies; ces racontars-là sont à la mode.»

Je n'ai pas voulu détromper et attrister cet homme du monde en lui disant que j'avais exactement dix ans en 1869; que mon père fut tué le 19 janvier 1870 aux portes de Paris, dans le dernier effort tenté sans succès par nos troupes sur Montretout, Garches et Buzenval; que de l'Empire et de sa chute le petit gosse que j'étais ne se rappelle que l'horrible événement qui le fit orphelin,—que ma mère, épuisée par le siège, était morte le 10 janvier de la même année en donnant naissance à mon frère Jacques,—et que ma famille a évité avec un soin jaloux (ce dont je lui sais gré) de me conter des anecdotes sur le second Empire.

Vous voyez, ce n'est pas ma faute. N'allez pas m'écrire: nonchalant!—Je me suis remué, pas excessivement, mais enfin un peu; l'effort en lui-même était noble; j'ai pris un fiacre, j'ai été à la Revue, j'ai parlé presque d'affaires—horreur!—je suis sorti de la Revue, je suis remonté dans mon fiacre et me voilà rompu d'un effort qui me remet chez moi Gros-Jean comme devant.

Que voulez-vous que j'y fasse?

CXXXVII

Denise à Philippe.

19 septembre.

Vous êtes un grand mou et par-dessus le marché un gros oublieux. Ne vous souvenez-vous pas de la tante en zinc? La pauvre vieille chère tante, pour une fois, va vous servir à autre chose qu'à vous moquer d'elle. Vous êtes pris!

Voici un sujet pour délayer dessus un bel article; vous allez l'écrire immédiatement et le porterez ce soir même à l'aimable M. X...

Non, mais plaignez-vous! On vous dit: «Faites-moi quelque chose», et vous asseyez, du coup, un homme découragé sur les coussins d'un fiacre? Mais qu'est-ce qu'il vous fallait donc? C'est un directeur à faire encadrer qu'un directeur qui vous fait une commande.

Ah! mon pauvre vieux, comme on voit bien que vous avez de bonnes petites rentes!

Si vous saviez que de tourments, d'inquiétudes, de luttes, représente le moindre succès! Si ceux qui triomphent voulaient l'avouer, cela relèverait le courage des lutteurs. Mais chacun ne montre que le résultat, honteux de la lutte et orgueilleux de faire croire que le grand talent, seul, conquiert le monde.

Vous n'avez pas une âme d'artiste; ces âmes-là ne connaissent pas le découragement, elles demeurent éternellement combatives pour donner le jour aux idées qui dévorent leurs cerveaux et leurs cœurs, et c'est par coquetterie aussi bien que par orgueil qu'elles ne montrent pas les plaies que leur ont faites les ronces du chemin.—«Vous avez réussi, vous!»—«Mon idée était si belle!»—Hélas, l'idée c'est quelque chose, mais la persévérance lui est utile autant que la vie l'est au corps pour qu'il demeure dans l'humanité militante.

Vite, du papier, une plume et brodez sur ceci qui est vrai:

Le 2 décembre 1852 a lieu le coup d'État qui fait Louis-Napoléon, Empereur.

Le 7 décembre un dîner intime est offert aux Tuileries par l'Empereur, qui avait déjà quitte l'Elysée. Convives: madame de Montijo et sa fille Eugénie, madame Edouard Thayer, née de Padoue, petite cousine de l'Empereur par sa mère, madame de Padoue, cousine de Lætitia, mère de Napoléon Ier (il avait même été question du mariage de Marie de Padoue avec Louis-Napoléon, alors que la reine Hortense était en Suisse avec madame de Padoue), M. Edouard Thayer, directeur général des postes; M. Amédée Thayer son frère—tous deux fils de lady Thayer qui aima et protégea les artistes et se fit d'eux une petite cour où, au premier rang, brilla la Malibran—et madame Amédée-Hortense Thayer, née Bertrand, filleule de la reine Hortense et fille du fidèle général Bertrand qui suivit Napoléon à Sainte-Hélène; enfin M. et madame de Bassano.

En se mettant à table, chacune des femmes présentes à ce premier dîner aux Tuileries trouva sous sa serviette un souvenir; seule la jeune fille, mademoiselle de Montijo, n'eut rien. Marie Thayer, née de Padoue, reçut un médaillon; madame de Bassano, une bague; madame Amédée Thayer, née Hortense Bertrand, une croix en rubis, etc.

Madame Hortense Bertrand-Thayer, pendant le dîner, nommait l'Empereur Sire. L'Empereur lui dit: «Ma chère madame Thayer, vous êtes la seule qui m'appeliez Sire.» Elle répondit: «J'ai pris et conservé l'habitude d'appeler les Napoléon ainsi, alors que j'étais toute petite, auprès de votre oncle, à Sainte-Hélène». Napoléon répondit: «Monseigneur m'était mille fois plus harmonieux à entendre».

Au milieu du repas, on parla de la façon de composer un discours. L'Empereur dit: «Moi, toutes les fois qu'une pensée que je juge bonne me vient à l'esprit, je l'écris; ensuite je mets toutes ces notes en ordre.»

Le dîner achevé, l'Empereur entraîna ses convives dans son cabinet de travail et leur montra ces «brouillons de pensées». La porte de sa chambre était ouverte, la chambre, éclairée. L'habit qu'il avait quitté avant le dîner gisait sur un fauteuil; on apercevait le lit, surmonté d'un aigle immense qui soutenait les rideaux de soie rouge, et sur un guéridon une petite couronne impériale toute en violettes de Parme.

L'Empereur alla tout à coup prendre cette couronne, et comme madame Thayer, à qui mademoiselle de Montijo donnait le bras, s'avançait pour l'admirer, l'Empereur fit quelques pas vers elles, éleva la couronne au-dessus de la blonde tête de l'Espagnole, faisant le geste de l'y déposer; ce que voyant, mademoiselle de Montijo abandonna le bras de madame Bertrand-Thayer, fit une profonde révérence qui l'agenouilla presque devant l'Empereur et dit d'une voix émue:

«—O Sire, elle est trop grande pour moi!»

L'Empereur posa alors sur les cheveux d'or la couronne de violettes.

On rentra au salon. Dès ce soir-là, madame Bertrand-Thayer fut persuadée que ce dîner était la présentation officieuse de mademoiselle de Montijo comme future Impératrice.

Elle ne se trompait pas. En quelques semaines l'Empereur violenta l'opinion de ses conseillers et de ses intimes. Au mois de janvier avait lieu son mariage civil dans la salle des États (ou celle des Maréchaux); mademoiselle de Montijo y apparaissait très pâle et si troublée que M. de Tascher, qui devait l'introduire et lui tendait son bras à la porte de la salle, comme elle allait passer le sien dessous, fut obligé de lui dire:

«—Eh! non, madame, appuyez seulement votre main sur mon poing!»

Malgré son extrême pâleur et son extrême trouble, l'Impératrice était si belle, paraît-il, qu'elle fit sur tous une impression de grandeur vraiment impériale.

Voilà, monsieur, sur quoi vous allez vitement broder et prendre au mot cet admirable directeur. Liez, liez, allégez; ôtez-les: il dit, qu'elle dit, qui dit...; faites un peu de littérature, que diable, avec ce bon petit fonds; plongez-vous un peu dans l'œuvre des stylistes, imprégnez vos yeux de l'harmonie, de la richesse de leurs phrases et n'allez pas faire afficher à la quatrième page du Figaro: On demande du style, noble, si faire se peut, attrayant si possible, mâle ou femelle, suprêmement original; l'adresser contre bonne récompense, honnête ou malhonnête—au choix du demandeur et selon le porteur—4, avenue de Messine, à l'entresol.

N'ai-je pas tout prévu? Allons, courage, mon ami!

CXXXVIII

Philippe à Denise.

21 septembre.

L'histoire est charmante, mais elle est tombée dans mon plein écœurement et je l'ai gardée pour moi tout seul, ce qui vaut mieux que d'avoir livré au public ces choses intimes d'une femme maintenant si malheureuse et si accablée par les événements.

Enfin, voilà, je n'ai rien fait. J'ai fumé des cigarettes en rêvant là-dessus des choses philosophiques pour le moins sublimes. Cette occupation m'a été éminemment agréable.

Ne me grondez pas trop fort, je vous en prie?

CXXXVIX

Denise à Philippe.

23 septembre.

Mon cher, si vous faites le sentimental et si vous vous mêlez d'avoir du cœur au moment de révéler quelque chose sur quelqu'un, vous n'écrirez jamais. Regardez autour de vous, même un peu plus en arrière: est-ce que Jean-Jacques s'embarrassait de cela? il n'a pas craint de nous livrer le nom de toutes les femmes qui ont été charitables envers lui. George Sand, non contente de raconter ses amours d'une façon fort sublime et à demi voilée, juste assez pour nous laisser la joie de trouver les noms des élus, nous dit, en outre, toutes les histoires de sa mère.

Musset? Mais année par année, mois par mois, nous suivons la liste de ses enchanteresses.

Ainsi font les plus grands talents; zuze un peu, mon bon, de ce que ce doit être avec les plus moyens!

Allez, petit malheureux, qui vouliez écrire et ne saviez pas quels tours de force il faut faire exécuter à son cœur pour cela!

Souvenez-vous que plus l'auteur livre de lui, de son cerveau, de ses pensées, de son âme, de ses douleurs ou de ses joies, ou des douleurs ou des joies qu'il coudoie ou qu'il engendre, plus il nous captive et nous intéresse. En dehors des conceptions philosophiques abstraites, que survit-il des lettrés disparus? Adolphe, Manon Lescaut, Fanny; Lui et Elle est une des œuvres de George Sand qui a le moins vieilli avec ses Lettres d'un voyageur et l'histoire de sa vie, parce que c'est son cœur blessé, palpitant, et le heurt des passions qui l'ont animée, que nous retrouvons dans ces pages.

Dominique, de Fromentin; Sur l'eau, Notre cœur, de Maupassant, voilà encore des œuvres vécues. Elles nous intéresseront toujours, parce que les auteurs ont beau nier, on sent, on touche le lambeau de cœur saignant encore qu'ils ont mis là.

C'est de la vraie dissection, c'est l'anatomie de l'écrivain s'interprétant, qu'il faut décrire pour passionner le lecteur: plus l'auteur s'y trouve écorché, plus nous voyons à nu ses nerfs, ses muscles, son sang, sa chair, son cerveau, son âme, plus nous sommes heureux, tous!

Ne dites pas que j'exagère. Je dis la vérité. Si vous viviez entourée d'écrivains comme je le fais, vous verriez que j'ai raison. C'est l'idée constante de ce livrage au public, cette espèce de défloration de leurs sensations les plus intimes, même de celles qu'ils créent, qui rend les grands si tristes:

Ils laissent s'égayer ceux qui vivent un temps;
Mais les festins humains qu'ils servent à leurs fêtes
Ressemblent la plupart à ceux des pélicans.
. . . . . . . . . . . . . . . . .
Leurs déclamations sont comme des épées:
Elles tracent dans l'air un cercle éblouissant
Mais il y pend toujours quelque goutte de sang.

C'est un sort mélancolique de se livrer à des inconnus, de se donner pour juges certaines gens avec lesquels on n'aurait pas le courage d'échanger deux mots, tant on les sent loin de soi.

On y gagne parfois des adeptes? c'est un cas si rare, cela! Alors quand quelque lecteur vient protester:

—Vous avez osé dire pareille chose? c'est un tel, une telle, que vous avez dépeints; c'est indiscret, indélicat, terrible!

Les interpellés sourient. Ils ont pris en ces gens, quoi? leur surface de marionnette se mouvant dans la vie; mais d'eux-mêmes, bourrant de pensées les gestes de ces marionnettes, ils ont révélé bien autre chose. Ils ont été pendant six mois les amants, les amis lâches ou braves des êtres qu'ils ont créés dans leur roman.

Ils ont vécu, dans une ubiquité tuante, leur vie à tous; ils ont dispersé sur chacun les troubles, les tendresses, les erreurs, les beautés, les sécheresses, les désespoirs, les souffrances, les joies, les bonheurs que leur être, se diversifiant, a imaginé ressentir. Ils les ont exagérés, atténués; ils ont poussé le vécu de leur imagination jusqu'à en souffrir d'une souffrance matérielle.

Un ami de génie, un jour qu'il me lisait un passage d'un de ses manuscrits et que je pleurais, vraiment empoignée par l'acuité des sensations dépeintes là, me dit: «Moi aussi j'ai pleuré en l'écrivant». Sublime et touchant aveu! Il avait pleuré... Avec quelle vérité faut-il décrire la souffrance pour arriver à donner une larme à la fiction que l'on crée! Il y en a qui meurent à force de mettre au monde des passages comme ceux-là. Et notez, mon ami, que celui qui m'a avoué cette larme versée était un sceptique, un ironique à qui la vie apparaissait grotesque et bouffonne.

Tous ont un but en écrivant: Les grands enseignent, cela les soutient; ils font des disciples, cela les encourage. Les autres, que pousse à écrire une moins noble pensée, eh bien! je crois qu'ils ont en eux un surplus de vie, dû à leur imagination, qui les force à la faire se mouvoir dans des fictions.

Cela n'empêche que je n'aurais jamais pu écrire, peut-être parce que je ne suis qu'une femme.

Montrer à nu son âme, ses pensées, son cœur, ses aspirations, même si par un tour de force cérébral elles ne font qu'émaner de nous sans être nous, n'est-ce pas une impudeur morale aussi blâmable que l'impudeur physique? montrer son âme à tout venant, au fond c'est pire... du moins j'éprouve cette sensation. Je souffrirais de cela si fort que j'aime mieux la complication, l'ardu des règles de l'harmonie auxquelles il faut se soumettre pour composer.

La pensée livrée n'est qu'une mélodie de mon âme qui pleure ou qui jouit, sans le dire. Dans ce chant, chacun peut trouver ce qu'il veut sans jamais saisir exactement ce que j'y ai mis. Les musiciens ne copient ni la nature ni l'humanité: ils créent. Avec les sept notes pour tout trésor et l'infini rêve pour horizon, ils tissent à leur gré des larmes ou des sourires et les font si mélodieux qu'ils grisent et parfois consolent.

Ah! la misérable petite chose que les mots pour exprimer: je souffre! Et quelles richesses les combinaisons harmoniques nous déversent pour chanter cette souffrance! Un peu abstraites dites-vous? Bien plus personnelle, bien plus unique, puisque nous n'avons pas de termes fixes pour dire cette souffrance. Si le public sent la douleur que nous avons mise dans nos chants il dit: «C'est beau, je suis ému.» Il ne dit pas: «C'est mon propre mal.» Non, je lui fais partager mon émoi sans qu'il le connaisse, sans qu'il en touche du doigt la plaie secrète. Ma souffrance est à Dieu et à moi; personne ne la profane ni ne m'en prend l'expression.

Quel petit tempérament jaloux et sauvage je fais, hein? Il ne faut pas oublier, monsieur mon ami, que je descends des Rurik.

Toute cette dissertation, que vous pouvez fourrer au panier, sans que je pense à m'en offenser, vient de ce que j'ai tremblé, ma lettre de l'autre jour partie, que vous ne fussiez pas content de votre article; il m'est apparu tout à coup que mettre du style autour d'un indifférent sujet n'était pas noble besogne; c'est signe d'esprit littéraire si vous y avez renâclé. Peignez vos troubles, vos hésitations, vos souffrances d'une manière personnelle et sous une forme inédite; comment l'amour vous fait mal et comment il vous rend joyeux; mêlez votre être avec ce que votre divination vous a livré de l'être adversaire, et alors ce sera et n'importe sous quelle forme vous le présenterez, de la bonne besogne.

Si votre cœur a souffert, qu'il propage, dédouble, triple, quintuple cette souffrance en la laissant vraie. Ciselez votre style, éblouissez-nous du scintillement de ses contours fins et aigus, ou alanguissez-nous avec une forme plus molle, perceptible à travers les nuages, les doutes d'un esprit insatisfait. Dans telle ou telle de ces formes, dans le développement de ce fond, quelques-uns se reconnaîtront, négligents ou moins doués que vous pour se dépeindre et s'écrieront: «J'ai ressenti cela, moi!»

Alors, vous serez un auteur aimé par ceux qui se seront ainsi découverts en vous, car vous ennoblissez leur souffrance, la leur montrez fine, délicate, inédite même, quoique déjà partagée avec la vôtre. Grâce à vous ils croiront leurs sensations rares. Vous rendrez là un hommage discret, non prévu, à la belle et intéressante nature de votre lecteur; la magie de votre plume l'aura fait sortir des limbes où se couvaient ses embryonnaires sensations.

Souvenez-vous aussi que, pour ceux qui écrivent, le contraire des principes du Paradoxe sur le comédien doit être leur loi, parce que plus l'émoi ressenti par l'artiste est jeté tout brutal sur le papier, meilleur il le retrouve plus tard, encore tout palpitant, vécu, et peut le reprendre, l'atténuer, le façonner à son aise avant que de le livrer au public.

Je suis donc contente que vous n'ayez pas fait cet article pour m'obéir. Voyez-vous mon désespoir si, votre ami l'ayant publié, vous en étiez mécontent et m'en vouliez de ce demi-succès?

Enfin, si vous voulez le fin mot de tout cela, c'est que j'ai tremblé à l'égal d'une mère qui, envoyant son fils au combat s'aviserait, lui parti, de songer qu'il n'était peut-être pas suffisamment armé pour se défendre.

Alors, cette fois, j'aime votre paresse, ô cher irrésolu! Quel résultat, bon Dieu, après tant d'efforts tentés pour vous encourager à entreprendre quelque chose!

La pensée et la réflexion ont été données à l'homme pour le faire souffrir...

Adieu, cher grand. Cette fois, ma lettre prend les proportions d'un in-quarto!

CXL

Philippe à Denise.

22 septembre.

Au panier? Ah bien ouiche! Je m'attendais à être saboulé, traité de propre à rien; mais je l'aime, votre lettre, je l'aime; elle m'a tiré d'une rude appréhension.

Vous me dites un tas de choses habilement trouvées; mais si vous croyez qu'elles vont m'encourager à écrire! C'est trop laborieux de vivre ses émotions doubles: sur soi, puis sur le papier. Pour ce qui est de composer, ce me serait bien impossible n'ayant de ma vie ouvert un traité d'harmonie. Je suis assez bon exécutant, j'adore la musique, j'en jouis très puissamment, mais c'est tout. Vous souvenez-vous de notre émotion si vivement partagée en écoutant la symphonie avec chœurs de Beethoven? L'ouïe a ses extases comme les autres sens.

Je me résous donc, mon amie, à profiter du génie des autres sans chercher en vain et douloureusement à m'en créer un propre. J'y pourrais échouer, tandis que rien ne m'empêche d'en rêver. Il y a une certaine saveur à se dire: peut-être aurais-je été cela? J'aime mieux résister à la faible tentative d'art, laquelle, mise à exécution, me prouverait que jamais je n'aurais été cela.

Adieu, je m'ennuie de vous, d'Hélène, de Nimerck, même de Gérald et de votre mère. Elle possède, la chère châtelaine aux cheveux blancs, une grâce créole que l'on retrouve chez tite-Lène et, à rares intervalles, chez vous. Enfin, que voulez-vous y faire? Je vous aime tous et vous demande des nouvelles pour vivre de votre vie.

CXLI

Denise à Philippe.

26 septembre.

Pourquoi ne venez-vous pas si vous vous ennuyez si fort de nous? Faut-il vous répéter: votre chambre vous attend toujours?

Les événements sont ici assez rares. Ces jours derniers, pourtant, j'en ai marqué un au livre d'or de la famille: Hélène a pris sa première leçon d'équitation. Gérald la lui donnait sur la pelouse. Nous regardions, mère et moi, assez émues, ce petit paquet si cher, secoué par le brave Darling.

Hélène en selle, ne me suis-je pas surprise à dire à l'animal: «Fais bien attention, Darling!»—Gérald en rit encore.

Tite-Lène est à croquer en habit de cheval; elle a attrapé si vite le trot à l'anglaise, qu'aujourd'hui l'oncle a dédaigné la piste ronde du pacage et est parti donner la leçon en se promenant, monté lui-même sur Moricaud. Voilà Hélène ravie; moi un peu nerveuse, bien que très sûre de la prudence de Gérald. Et puis, maman encore plus inquiète que moi, prévoyant mille malheurs:

—Pourvu que Darling ne s'anime pas... ça lui est arrivé avec toi et tu es bonne écuyère... pourvu qu'il ne butte pas, ne se cabre pas ou ne s'avise pas d'un tête à queue... pourvu qu'Hélène n'ait pas peur... A-t-on revu les sangles? il se gonfle quand on le harnache, ce cheval!

Ah! les: pourvu des mères! J'ai vraiment tremblé pendant l'heure qu'a duré cette promenade, comme si un malheur planait sur ma fille, d'autant que ma belle-mère, obligeamment, se souvenait tout à coup, en compagnie de ma pauvre maman, des pires accidents de cheval arrivés autour d'elles depuis leur tendre enfance. A elles deux, elles n'en laissaient pas échapper un!

Enfin, Hélène est rentrée triomphante; emportée dans un bon temps de galop, elle a fait trois fois le tour de la pelouse; Gérald, professeur, jubilait, galopant à ses côtés. Il prétend qu'en dix leçons elle saura monter et se tenir en selle aussi solidement que lui-même.

Autre guitare: Aprilopoulos est toujours amoureux de Suzette, toujours hésitante et qui guette un peu les événements. Je la crois éprise de vous, quoi qu'elle dise; cela n'est pas pour me surprendre; vous déployez un grand charme dans vos relations avec les femmes. Vous avez l'air de les prendre au sérieux et c'est une des choses qui nous séduisent le plus. Au reste, vous allez bientôt revoir ces dames; elles comptent ne plus rester ici que quelques jours. L'infante s'ennuie depuis le casino désert; la vie de famille n'est pas son fort, à elle dont le petit cerveau est bourré d'histoires de chiffons, de plaisirs, de flirt. Elle vit d'apparence; c'est une chose bien creuse, c'est pourquoi il est tant besoin de s'agiter pour la combler.

Voilà les nouvelles. Adieu; la moraliste vous envoie sa bénédiction.

CXLII

Denise à Philippe.

1er octobre.

Mon ami,

Je suis un peu triste d'être depuis si longtemps sans nouvelles; cela m'ôte tout courage pour vous envoyer des nôtres.

Vous l'avez éprouvé vous-même: involontairement le silence entraîne à croire qu'on est oublié; la crainte d'être importune achève de couper les ailes à toute pensée désireuse de s'envoler vers l'ami, et on n'écrit pas, et on est triste, et tout cela pourtant n'est qu'un rêve méchant qui hante mal à propos l'esprit inquiet.

Voilà Suzanne revenue rue Murillo; Alice m'écrit qu'elle va reprendre mardi ses dîners hebdomadaires; elle m'annonce entre autres comme premiers convives les Dalvillers et vous. Cet événement, petit en somme, promet néanmoins une superbe confession, cher abbé. Ma nièce et moi l'avons prévue; nous avons ri en songeant à la mine discrète et alléchée que va prendre le curieux ami pour arriver à tout savoir. Si bien que vous sachiez deviner et arracher les petits secrets de nos cœurs, l'abbé, saurez-vous tout?

Hélas! nous sommes des petits cœurs en peine et en souci, des petits cœurs agités, avec mille recoins tout sombres où nous-mêmes voyons à peine goutte; si franches soyons-nous, ne pensez-vous pas que nous sommes de fameuses serrures pleines de secrets et que toutes les clefs ne savent pas ouvrir? Ces petits mystères sont notre force; par là nous vous tenons.

Oh! nos confessions vous seront faites, car vous êtes un habile homme, mais quelles? Voilà, voilà le point intéressant à éclaircir. Nous nous mentons si facilement à nous-mêmes et sommes si habiles à prendre la réalité pour le rêve et le rêve pour la réalité, selon les besoins de notre imagination!

Après que je vous livre ainsi notre petit état d'âme, me croirez-vous vraie si je vous dis: je vais chaque jour vous aimant un peu plus que la veille, et vous seriez un monsieur mon ami très suave si vous répondiez seulement de temps en temps à mes lettres.

Ah! le cher paresseux! Il faut l'ardeur de mon amitié pour résister à la tiédeur de la sienne!

CXLIII

Denise à Philippe.

11 octobre.

Est-ce parce que Suzanne, rentrée à Paris, tient «l'emploi» que vous n'écrivez plus?

Je devrais me vexer d'être remplacée par cette petite légèreté faite femme, et ne vous plus écrire. Ainsi aurais-je fait si je n'avais besoin des vingt mélodies que je vous ai confiées; mon éditeur voulant les lire, il me faut les revoir avant de les lui livrer; ayez l'obligeance de me les envoyer.

Je voudrais bien avoir, tout de même, des nouvelles de vous, savoir si la grande combinaison dont vous m'avez parlé pendant votre séjour ici, progresse vers la conclusion favorable et attendue?

Vous êtes le plus négligent des amis.—«Puisqu'on m'aime comme ça...»—direz-vous?

Alors continuez, comme le nègre... Mais c'est égal, un petit mot de temps en temps ne serait pas pour gâter les choses. Adieu.

CXLIV

Philippe à Denise.

12 octobre.

Mon amie,

Je vous envoie les Chants d'amour par retour du courrier; cette brusque séparation me chagrine. Je comptais les emporter avec moi après-demain à la campagne pour les y relire tout à loisir. Mais si vous avez une combinaison avec l'éditeur, pas de temps à perdre. Cette combinaison m'a l'air d'une bonne nouvelle: vous savez tout le plaisir que cela me cause.

Il fait à Paris une chaleur d'automne orageuse, insupportable; je suis enthousiasmé de pouvoir m'échapper. Malheureusement je pars sans que mes affaires soient arrangées; rien de perdu, mais cela traîne et les affaires, comme les femmes, ne gagnent pas à traîner. Tout cela m'occupe, me préoccupe, et, avec la chaleur et les courses à bicyclette que j'ai entreprises avec ardeur, m'empêche de me livrer autant que je le voudrais au plaisir de la correspondance. Alors vous me reprochez d'être négligent... Mais vous qui n'avez rien à faire, qui ne montez pas à bicyclette, qui êtes à l'air frais, pourquoi n'écrivez-vous pas plus souvent? Est-ce parce que je n'ai pas répondu? Ce serait bien mesquin!

Dites-moi un peu ce qui se passe; Gérald est-il encore auprès de vous? Comment est tite-Lène? et votre mère? Écrivez-moi à Luzy, par Vire, Calvados; je pars demain.

Adieu. Vous ne pouvez vous figurer combien, tous, je vous aime.

CXLV

Denise à Philippe.

13 octobre.

Vous implorez sans vous lasser: des lettres, des lettres! et me faites songer à Hélène, baby de dix-huit mois, qui, lorsqu'elle avait soif, demandait sans interruption, sans respirer semblait-il: «à bar, à bar, à bar, à bar, à bar!» jusqu'au moment où sa nurse lui fourrait la timbale dans le bec; alors, seulement, le à boire cessait, mais cette demande sans arrêt était une chose qui me rendait à moitié folle.

Que voulez-vous que je vous écrive, horrible paresseux? Enfin, voilà tout de même une lettre; vous ne la méritez guère! Une jolie petite lettre toute parfumée de l'air sain de ma belle Bretagne, toute pleine des senteurs du genêt, des longues plaintes du vent, du bruissement des feuilles mortes dispersées, trébuchantes, volant comme des âmes en peine qui cherchent à fuir la terre.

Que ne puis-je vous envoyer aussi le ronronnement terrible et monotone de la mer, le froissement, entre elles, des hautes branches des sapins, qui emplit de sifflements le calme des bois, et le soleil d'automne qui poudroie d'or le salon tandis que je vous écris; il glisse à travers les petits carreaux des fenêtres ses ardents rayons et illumine, avant de s'évanouir derrière la falaise, les vieilles tapisseries des murailles pleines de bêtes apocalyptiques trop grandes et de personnages trop petits.

Mon ami, je suis, malgré ma volonté, dans un état de langueur indescriptible. L'effet en est bizarre. Est-ce le calme et la solitude absolus dans lesquels nous vivons qui en sont la cause? Je n'ai jamais éprouvé cela, je constate en moi un vague regret de rien, un peu de malaise moral et d'ahurissement devant ce mal inconnu. Un désarroi physique me pousse à vagabonder dans la forêt et je m'y surprends tout à coup les yeux pleins de larmes.

Je me sens enivrée de l'odeur fine des fougères et des mousses, des bruyères sauvages et des feuilles de chêne. Je redeviens tzigane; mon amour endormi pour les choses se réveille, sauvage, et montre en moi un instinct bestial, païen, insoupçonné jusqu'ici. La femme que j'ai été n'est plus, chassée par celle que je deviens; la sylve m'attire; je lui chante, éperdue, les chants sauvages de Miarka, la merveilleuse fille de Richepin... Ma voix m'étonne et m'émeut... un peu de folie me gagne, l'écho que j'éveille me fait frissonner. J'arrive au bord de la falaise, je regarde le soleil se noyer dans la mer, empourprant le ciel, embrasant l'horizon, et je songe, triste, comme ce serait bon que vous fussiez là pour jouir de ce spectacle grandiose.

Seul, il me calme et met dans mon âme une indéfinie tristesse et me rend muette, languide, durant le retour par la lande grise. Adieu.

CXLVI

Philippe à Denise.

Luzy, 21 octobre.

Comme vous êtes sévère avec moi, chère amie, et quelle rigueur vous mettez à ce que nos lettres s'alternent régulièrement, moi faisant les demandes et vous les réponses comme au catéchisme, soit dit sans vous froisser. Cette manière-là est bien peu digne de vous. Il est cependant si agréable de recevoir des lettres à la campagne! La vôtre dernière m'inquiète un peu; que veut dire cette vague tristesse? Je n'aime pas savoir mon amie aux prises avec des rêves; cet état-là est toujours redoutable dans une nature comme la vôtre; j'aime la femme que vous êtes et je me méfie de celle qu'il vous semble devenir.

Ah! ma chère Gitane, vous vous diversifiez à chaque tournant du chemin... De quels merveilleux remuements d'âme et d'esprit vous agitez votre vie et celle des autres! Mais ne cultivez pas l'émoi qui vous gagne, j'ai peur de lui pour vous; ma chère Extrême, méfiez-vous de vous-même, craignez d'alimenter un faux rêve de bonheur. Ne dites plus orgueilleusement sempre più... ce toujours plus m'effraie. Prenez plutôt la sage devise des Luzy: plus ne veult. Je la partagerai volontiers avec vous.

Vous faites la moue? Votre pion vous assomme? parlons d'autre chose.

Donc, pour en revenir à mon premier sujet,—mon inquiétude est une digression pardonnable—je veux bien croire ce silence de huit jours dû au travail absorbant de la révision des mélodies; en ce cas, je vous pardonne.

Que deviennent-elles? J'aime à croire que vous avez bien reçu le manuscrit, quoique vous n'ayez pas jugé à propos de me le faire savoir. Est-il entre les mains de l'éditeur? qu'en dit-il? Voilà bien des questions qui m'intéressent et sur lesquelles j'aurais désiré être renseigné.

Que devient le redoutable homme de la mer? (Miss Suzanne m'a déclaré qu'elle redoutait Gérald—per che signorina?—) Ce sera pour vous un excellent exercice de me raconter ces choses terre à terre, et une grande satisfaction pour votre vieux pion de les apprendre.

Votre vieux pion a une passion et c'est ici que cela devient plaisant, cette passion est sa bicyclette. Si vous me voyiez peinant sur les raidillons dont abonde le pays, vous poufferiez de rire. J'en ris moi-même—aux descentes!—

Vous ne sauriez croire à quel point ce sport m'absorbe. Tout y est sacrifié; j'ai là devant moi quatre volumes de Renan, ils ne sont pas même coupés. Le flirt lui-même est à peu près complètement abandonné. Je ne pense plus, je pédale. Je m'en veux un peu de me laisser envahir à ce point et distraire par la vie trop agitée que je mène. Je tiens absolument à faire une retraite annuelle; j'ai besoin de silence et de réflexion, de promenades solitaires dans les bois, bien que les uns et les autres ne m'induisent pas, comme vous, à me sentir pousser des ailes ou à devenir sylvain: je me sens encore bien loin de votre poétique exaltation.

Je compte rester ici jusqu'au 29, je passerai par Paris et irai chasser en Sologne pendant une huitaine, puis je reprendrai ma vie habituelle.

J'aurais un bien grand besoin de vous voir; il y a si longtemps que nous n'avons causé. Que n'êtes-vous dans ces parages? Nous irions au Mont-Saint-Michel. J'y ai fait l'autre jour une très aimable excursion. Il y avait sur la grève de petits reflets bleus que je n'oublierai jamais. Ils vous auraient transportée, ma sainte artiste.

A bientôt, chère mie. Présentez mes hommages à madame de Nimerck; mes amitiés à Gérald: baisez pour moi les cheveux d'or de tite-Lène, et croyez-moi très affectueusement à vous.

CXLVII

Denise à Philippe.

22 octobre.

Non, mon ami, ce n'est pas un si pauvre motif qui m'a fait garder le silence; je passe par une crise morale de moi à moi. Quand je suis comme ça, je deviens muette pour le plus grand profit de mes amis.

D'ailleurs, je n'avais rien à vous dire; notre vie est calme, Hélène et mère sont heureuses, c'est tout ce qu'il devrait falloir à mon propre bonheur.

Gérald est rentré à Paris; il y est seul et nous écrit que l'appartement du boulevard Malesherbes, vide, est une grande halle très triste à habiter. Il ne doit retourner à Cherbourg que dans quelques mois pour reprendre la mer; à cause de lui nous reviendrons plus tôt à Paris, je crois.

Je suis contente de vous voir cette passion saine, en somme, de la bicyclette; ici c'est une rage. Notre spirituel voisin Georges Granbaud appelle la sienne son «cygne aimé». Ce Lohengrin bien dans le train vient, grâce au cygne en question, nous voir souvent. Il anime notre solitude de fusées brillantes, d'apparitions astrales, puis s'éclipse toujours trop vite au gré de toute la maisonnée.

Moi qui n'ai pas de bicyclette, je lis. J'ai trouvé des choses exquises, intéressantes et si bien dites dans ce même Renan que vous ne lisez pas, vous! Ce sont des volumes débordants de pensées.

Vous allez encore vous moquer de moi; mais puis-je ne vous en rien dire? Je vais me subtilisant de plus en plus et j'en suis bien désolée, mais sans force pour réagir. Ce mal indéfinissable lentement me gagne; c'est une triste ivresse montante—je la trouve malsaine—au charme de laquelle je ne puis me dérober, j'ai dit: ivresse; cela explique que malgré moi j'y succombe.

Depuis ma dernière lettre, j'ai un besoin maladif de me retirer de ce qui vit. La solitude, la cellule, me deviennent souhaitables; je voudrais anéantir mon corps; il me préoccupe et me gêne. J'ai besoin de maîtriser mes pensées par le rêve. Ah! ces «petits reflets bleus sur la grève», vous les avez mis à point dans votre lettre pour me la faire relire et aimer. C'était la manne désirée pour enchanter mon malaise.

Tout ce qui vit, vibre, va joyeux et allègre, m'indispose et m'est souffrance. Pour vous en donner une idée, je ne compose plus dans la salle de l'orgue, exposée en plein midi: j'ai fait transporter ma table, mon piano, dans la chambre mauve, la vôtre. Là seulement je me sens bien. J'aime le jour du nord qui l'éclaire; à cette exposition seule, je puis maintenant penser, travailler, parce que ce jour triste, uni, ne contient que le reflet du soleil, non l'éclat du midi qui est la vie même de l'astre et met tout en sève, en émoi, en agitation autour de lui.

Pour une descendante de tziganes dont les aïeux ont fait Dieu le soleil, c'est vraiment signe de mal, cette désaffection de lui qui me prend.

Moquez-vous de votre amie déprimée, cette vieille femme de trente ans, assez sage jusqu'ici et qui s'avise tout à coup d'un mal étrange, le mal des blue devils, pauvres papillons importuns et aimés.

Que ne vous ai-je là pour raisonner de ceci avec vous, même pour me faire gronder par le cher vieux pion...

Je serais une écolière soumise, tenue en laisse, domptée par ce vague malaise contre lequel les efforts de ma volonté échouent. Ce que j'ai? je n'en sais rien, mais je sais que je l'ai et que parfois j'en pleure.

C'est si peu moi d'être ainsi! Moi que vous dites être droite et résolue comme un homme... Ah! les âmes ont un sexe... Malgré l'énergie employée à me vaincre, je me sens une femme, rien que cela; un pauvre petit bout de femme que vous devriez battre, je vous jure!

CXLVIII

Philippe à Denise.

24 octobre.

J'avais bien raison d'avoir peur. Que se passe-t-il? Vous vous révélez tout à coup défaillante, de quoi? Vous qui avez eu jusqu'ici si peu besoin de protection, vous implorez mon secours? D'où vous vient cette déroute morale?

Ma pauvre amie, vous m'allez faire croire à l'efficacité du mariage, qui place la femme sous la tutelle de l'homme.

Mettez-vous bien dans la tête ceci: le corps a des fonctions dont l'âme ne doit point s'embarrasser; divisez pour régner. Brisez votre corps par autre chose que des rêveries; montez à cheval, marchez; venez lutter à Paris contre la lenteur de votre éditeur à livrer au public les vingt mélodies.

Voilà bien le pire résultat des mariages de raison; l'homme et la femme unissent leurs lèvres sans amour, sans fondre en un leur cœur, leur intelligence. La femme subit la caresse sans désir, sans passion; on se sépare pour une cause d'incompatibilité d'humeur.

La femme vit sage, désenchantée, concentrant ses forces affectives sur l'enfant; mais l'enfant grandit, échappe aux caresses. Alors la mère se reprend, redevient femme. Elle se souvient, elle rêve à l'amour dont elle a eu seulement le simulacre; elle l'embellit de toutes les richesses de tendresses amassées en elle et le pare de toutes les illusions gardées inconsciemment en son âme, de tous les désirs sans but de son long veuvage. Elle se dit: «Ce qu'on m'a donné, ce n'était pas l'amour, sans quoi j'aurais aimé».

Mon amie, c'était bien de l'amour. Aimer, c'est associer deux corps; l'âme vient par-dessus le marché si l'on peut. Il y a un instant d'ivresse montante, il ne faut pas le nier; mais pour des êtres comme vous, analytiques et chercheurs, il ne surnage de l'acte qu'une joie assez médiocre et brutale qui s'entache, dans la faute, d'un peu de regret et de honte.

La grande peine de nos esprits vient toujours d'un malaise de notre cœur; aujourd'hui vous êtes malheureuse de votre vie sans amour, demain vous seriez malheureuse d'avoir aimé. Pour vous ce serait un pire malheur que l'autre.

Il y a des femmes qui naissent avec, en elles, l'impossibilité d'être heureuses. Vous êtes, entre toutes, de celles-là. Tâchez, ma pauvre amie chère, de vous y résigner.

Êtes-vous assez battue pour aujourd'hui?

CXLIX

Denise à Philippe.

26 octobre.

Je vous écris: je souffre. Et vous, gaillardement, concluez: c'est d'amour.

Eh! mon cher, c'est possible; mais ce n'est pas une raison pour m'étaler sur ce sujet vos petites théories de viveur sceptique.

Je me suis confiée à vous dans une minute d'expansion, oubliez-le; c'est le mieux que vous puissiez faire. Moi aussi, du reste.

Adieu, bicyclez bien; je vais m'y mettre; ce doit être un excellent remède pour maintenir l'équilibre de l'âme.

CL

Philippe à Denise.

28 octobre.

Mauvaise, méchante mauvaise! vous êtes un joli animal sauvage que j'aurais plaisir à maîtriser. Je n'ai pas souffert par vous, je ne suis pas ensuite devenu votre ami, pour voir placidement votre imagination vous égarer.

J'ai une volonté aussi, moi, toute sentimentale peut-être, mais elle aura la force de vous retenir et me laissera ainsi le temps de vous démontrer l'erreur où vous tentez de tomber.

Je vous défends d'aimer, entendez-vous?

Vraiment, ma chère Denise, je vous lance plaisamment cette objurgation et pourtant j'ai peur: ne vous laissez pas envahir par cette mélancolie, ce mal sans objet. Avec votre âme délicate tout est à craindre.

Adieu; je baise vos pâles mains avec une tendresse grandissante.

CLI

Denise à Philippe.

30 octobre.

Vos rugissements contre mon mal m'amusent, petit lion jaloux du repos de mon âme délicate. Il y a ainsi dans les plus graves préoccupations qui nous agitent des coins entr'aperçus qui nous font sourire...

Mère a eu hier au soir un mot charmant. Je descendais de la chambre de tite-Lène à qui je venais de donner son baiser de la nuit. J'arrive au salon me traînant, épuisée du souci que je porte en moi, et vais m'affaler sur un fauteuil près du feu. Mère, sous la clarté de la lampe posée sur une petite table, à l'autre coin du foyer, tricotait pour les pauvres.

Au bout d'un instant elle me regarde et me dit, dans une triste intuition:

—Ma Denise, il manque à ta vie quelque chose, mais ce quelque chose n'est pas tant que tu crois; tu es bien incapable de te laisser envahir par de mauvaises pensées, tu y répugnerais. Eh bien, donne-toi l'illusion de l'amour, sans amour. Il te faut une petite lueur pour animer un peu tes jours, rien que cela. Rentrons bientôt à Paris; la solitude, cette année, ne t'est point bonne. Sois mondaine; va au bal, au théâtre; coquette un peu, donne des soirées; je donnerai, moi, des dîners en l'honneur de Gérald. Cela te distraira, te guérira, mon enfant.

»J'ai passé par une crise semblable étant mariée; tu sais quel amour avait pour moi ton père et comme tendrement je l'aimais. Je ne sais comment cette soif mauvaise, sans projet, sans but, cette crise de tourments était entrée en moi; ton père la pressentit.—Ainsi je pressens la tienne—il ne me méprisa pas de la subir, il m'en aima plus tendrement, je crois. Il m'entraîna dans le monde, laissa les hommes me faire la cour; puis, lorsqu'il me vit distraite, mieux, il s'arrangea pour que je devinsse jalouse... Seigneur! combien ce drame lointain de nos cœurs m'émeut encore!... Enfin, Denise, ton père m'a guérie. Je ne peux veiller ainsi sur toi, ma fille, mais commence au moins ce traitement par la distraction, il m'a réussi. Pour le reste, je suis bien tranquille; il y a un certain orgueil qui est l'estime de soi et qui n'est en rien une vanité: tu as cet orgueil. Tu as aussi Dieu.

Pauvre mère! j'ai été l'embrasser et lui ai promis de chercher à me guérir.

Le joli drame du cœur entr'aperçu dans cette confidence, et quel homme exquis, délicat, fin, était mon père! Un imbécile se fût blessé, fâché, aurait fait des scènes. Lui n'a rien de mieux imaginé que de rendre un peu libre sa femme, et, comptant sur son affection profonde, de la ramener à lui par un brin de jalousie. C'est touchant, n'est-ce pas?

Mon ami, je vous baptise ma petite lueur. Ne vous en étonnez pas outre mesure, et recevez ce baptême sans révolte; il ne vous entraînera à aucun effort, à aucune complication d'existence; vous aurez le droit d'être une petite lueur nonchalante, une petite lueur fuyante, une petite lueur vacillante. Pourvu que vous demeuriez simplement la petite lueur de madame Tanagrette, tout sera bien.

CLII

Philippe à Denise.

15 novembre.

Savez-vous bien, ma chère amie, qu'avec la manière que vous prenez vous finirez par m'oublier? Pas moins délicate que l'amour, l'amitié est une fleur ayant besoin de culture, surtout avec une nature comme la vôtre, où l'éclosion des sentiments est violente, sinon rapide.

En vérité, je me défie de vous; je crois votre âme un peu inquiète, chercheuse de nouveau, capable de s'attacher seulement où elle s'intéresse. Je crains de ne vous intéresser plus. Et cependant j'ai pour vous une vraie et profonde affection; je la verrais disparaître avec une grande tristesse: ce serait pour moi un vide et une désillusion amère. Croyez que vous y perdriez aussi.

Ces réflexions me viennent à la suite du silence gardé obstinément par vous à mon égard. Puisque vous restez encore un peu de temps loin de Paris, il faut vous résigner à m'écrire souvent. C'est le lien qui nous unit. Cela m'effraie de ne plus entendre parler de vous; vous n'avez pas l'excuse de la paresse, vous. Il y a donc quelque chose de plus grave?

Qu'est devenue cette crise dont vous me parliez et à propos de laquelle nous nous sommes un peu fâchés? Ne me tiendrez-vous plus au courant de ce qui se passe en votre âme? Rien ne m'intéresse davantage. J'ai aperçu Granbaud hier au cercle; il m'a dit que vous étiez bien. Est-ce vrai?

Je suis revenu à Paris depuis dimanche et m'y ennuie cruellement. Je vais m'arranger pour retourner à la chasse le plus tôt possible. Je suis retenu ici par ma grande affaire; elle traverse une phase palpitante. Tout va bien et mon espoir s'affermit de plus en plus. Je suis, par ce côté-là, assez heureux; mais je souffre de la solitude de votre éloignement. Je n'ai autour de moi aucun de mes amis, ni vous; de cela surtout je souffre.

Vous voyez qu'une lettre me serait d'un grand secours; ne me la faites pas trop attendre.

Au revoir; croyez à ma très grande et très sérieuse amitié.

CLIII

Denise à Philippe.

16 novembre.

Mon ami,

Vous doutez-vous du bien que m'a fait votre lettre? Vous vous intéressez donc à moi? J'entre donc pour une parcelle de quelque chose dans votre vie?

Non, non, je ne vous oublierai jamais; mon malaise vient même de ce que je ne vous oublie pas assez, et vous méconnaissez étrangement mon caractère—ce qui est peu de chose—mais mon cœur—ce qui est plus grave—en m'accusant d'être «chercheuse de nouveau».

Mon ami, n'avez-vous donc pas senti à quel point je suis vôtre, uniquement, absolument? rien ne m'intéresse hors vous; toutes mes aspirations, toutes mes croyances, toute ma foi, tout mon être, sont en vous et à vous. La violence de ce sentiment me fait souffrir; il est en moi comme ma vie même. Hélas! rien ne m'en peut distraire; j'use mes forces et ma volonté dans une lutte perpétuelle contre moi-même, et je suis dévorée malgré tout d'une torture dont personne ne se doute, pas même vous.

Il y a des jours de lassitude infinie où je suis brisée, triste, malheureuse sans cause apparente, et où je voudrais mourir parce que ce serait la fin de tout.

Je viens d'être ainsi pendant des jours: hors du monde, hors de la douceur familiale, en tête à tête avec mon mal, en proie à une sorte d'hébétude au point que même le travail m'était impossible et odieux. C'est là toute l'histoire de mon malaise... et puis, j'étais restée un peu endolorie de la rudesse avec laquelle vous l'avez traité quand je vous l'ai laissé apercevoir. Je veux m'en guérir, je m'en guérirai; n'en parlons donc plus.

Je suis désolée de vous savoir aux prises avec les préoccupations et l'ennui. Vous ne pouvez vous imaginer quels vœux je forme pour la réussite de la grande affaire. Peut-être serez-vous alors plus loin de moi, nos vies séparées... l'argent est un tel dissolvant! Vous m'appartenez par vos soucis, les misères, les tristesses de votre cœur; riche, vous ne serez plus solitaire; la richesse nous donne tant d'amis! Je souhaite pourtant la réalisation de vos espoirs, ma tendresse étant faite d'entière abnégation; rien ne me coûte de souffrir pourvu que je vous sache heureux.

CLIV

Philippe à Denise.

19 novembre.

Voici une lettre, ma chère vaillante, qui ne vous arrivera pas à temps; j'ai manqué l'heure du courrier et cela sans bonnes raisons, uniquement, je crois, parce que c'était l'heure et que je suis l'inexactitude même.

Je ne le regrette qu'à moitié: je n'ai de plaisir à vous écrire que quand je suis seul avec vous, de même, lorsque je suis auprès de vous, je souffre beaucoup de la présence d'un tiers dans notre conversation. Or, je suis ce soir bien tranquille dans mon «cabinet d'étude, murs tant de fois déserts», près de ma lampe fidèle, et je songe à vous, à notre amitié.

Comme je vous ai peu vue, somme toute, depuis—j'allais écrire: depuis que je vous connais—mais sans exagérer depuis un an. Cette volumineuse correspondance qui est la vôtre en est la preuve. Je viens de la relire, j'en demeure ému et rêveur. Si quelqu'un voulait savoir exactement ce qu'est l'amitié entre homme et femme, il l'apprendrait dans ces lettres en y joignant quelques-unes des miennes. Ne m'avez-vous pas proposé un jour de faire cette confrontation? Je m'en promets un plaisir délicieux.

Oui, notre amitié est dans ces lettres; on y voit les nuances, la gradation, et l'on sent combien ce sentiment est difficile à conserver, côtoyant ces deux abîmes: l'indifférence du cœur et l'amour, entre lesquels il n'est qu'un étroit passage.

Vraiment, si cette correspondance ne m'était pas adressée, si je pouvais en parler, surtout en penser avec une liberté que je n'ai pas, je crois que je ferais un chapitre intéressant avec les réflexions qu'elle me suggère. N'aurais-je pas bien des documents pour écrire un roman intitulé: Amitié de femme.

J'ajouterais à vos lettres quelques autres que je possède, des observations prises sur le vif et dont j'ai gardé le souvenir—malheureusement pas écrit—et enfin mes impressions personnelles. C'est là que la chose deviendrait difficile. Je ne sais si j'arriverais, non seulement à être sincère—ce qui me demanderait un grand effort—mais si, l'étant, j'arriverais à me débrouiller au milieu de la contradiction, de la complexité, de la fluidité de mes sentiments. Je me demande même s'il est des mots pour traduire certains états d'âme, et si ce n'est pas fausser certaines nuances de la pensée que de les évoquer seulement?

Vous voudrez bien me dire si vous avez compris ce dernier passage. J'ai peur d'être tombé dans un affreux galimatias. Aussi bien ce que je veux vous dire est-il très difficile à exprimer, et cet essai malheureux vous prouve-t-il que je n'écrirai jamais le roman en question. Au surplus, il me répugnerait infiniment de dévoiler devant le public ces côtés mystérieux et sacrés de mon cœur. Je n'ai pas l'impudeur nécessaire aux gens qui écrivent. Un instinct irrésistible me pousse, quand j'éprouve une émotion très forte, à la cacher. Par combien de gens cette préoccupation constante de dissimuler ne m'a-t-elle pas fait prendre pour sceptique ou moqueur!

Je ne suis rien de tout cela: je ne suis, au fond, qu'une vieille bête sensible.

Je vais m'endormir sur cette idée-là. Bonsoir, mon amie.

CLV

Denise à Philippe.

20 novembre.

Vous donnez à certaines heures des joies uniques; la jolie lettre! J'y sens entre chaque ligne la droiture et la ferveur du sentiment qui nous lie.

Amitié, vous dites? Ah! quelle merveilleuse et surabondante tendresse de cœur bien plutôt, qui fait qu'à mesure que nous nous connaissons, nous nous aimons davantage et sentons les liens impalpables qui nous unissent se resserrer et nous étreindre si étroitement... au moins il en est ainsi pour moi, mon ami.

Je voudrais vous voir faire ce livre. De grand cœur je vous abandonne mes lettres, d'autres encore à vous écrites et que je n'ai jamais envoyées, si, autour de ce maigre rameau, doivent et peuvent s'enlacer les lianes fortes et souples de vos pensées. Ce serait une œuvre intéressante et pleine de nuances. Je comprends toute la fluidité, toute la complexité que votre âme y pourrait mettre. A cause de cela l'œuvre serait humaine.

Que parlez-vous de l'impudeur des écrivains? Ceux-là seuls sont impudiques qui nous livrent leurs pensées vulgaires ou les recommencements de leurs petites amours. De ceux-là, Flaubert disait: «Ah! qu'ils sont tous embêtants avec leurs éternelles histoires de couchage!» Mais Saint-Victor, Renan, Michelet et tant d'autres grands, ont-ils jamais fait autre chose que de nous exciter à penser, à agir noblement?

Sérieusement, songez à cela, mon ami, vivez dans cette idée, remuez-la dans votre cerveau, attachez votre imagination à cette conception. Ainsi procédait Guy de Maupassant; il gardait un livre en projet, je dirais presque en espérance, pendant des mois, dans sa tête, et l'œuvre, tout à coup, se dressait faite et sortait de son esprit tout armée, comme Minerve.

C'est vrai... nous nous sommes peu vus depuis que nous nous connaissons. La faute en est plus à vous qu'à moi; ceci n'est pas un reproche et je vais vous confier une chose qui va vous étonner: je ne le regrette pas. Je pense mieux que je n'écris, j'écris mieux que je ne parle. En parlant, un regard, un sourire, une trop grande attention ou une distraction de mon auditeur, me trouble, me gêne, m'annihile, comme aussi la présence des gens qui remuent autour de nous. Ce que je sens de délicat, de fin dans ma pensée m'échappe avec les mots pour le rendre; au lieu d'exprimer ce dont mon esprit est hanté, je n'ai plus à mon service que des réparties, des phrases coupées, ahuries, qui ne deviennent rien. Mais si j'écris, nul ne m'intimide: vous êtes là, pas loin de mon papier, presque au bout de ma plume; votre regard est ce que je veux qu'il soit, bon, indulgent, plein de compréhension pour l'embrouillement de mes idées exprimées. C'est la vieille bête sensible que j'évoque, que j'ai. Alors, à tort, à travers, je jabote à loisir. Ah! je vous en dirais de ces choses, si je n'avais pas peur de vous ennuyer!

Votre muette amie, madame Close, comme vous avez dit si drôlement un soir, vit dans une perpétuelle exaltation de sentiment, dans un raffinement de tendresses pensées qui lui font trouver odieuses les réalités parlées.

Vous le dire? Non—vous l'écrire? pourquoi pas? Vous êtes «mes débauches d'esprit» et je puis bien vous faire confidence de ce dérèglement de ma pensée, puisqu'il ne s'entache d'aucune peine pour vous, d'aucune honte pour moi.

DENISE.

P.-S.—Je retouche ma partition. J'aurais besoin que vous fussiez là pour avoir de bonnes critiques et revoir avec vous ces épreuves dont le travail de correction m'est réellement une épreuve. Dès ce métier de manœuvre achevé, je m'occupe de mes chants hongrois. Voici le dernier pondu; que vous en semble? Rythmez-le bien en le lisant, sans quoi ça fait bouillie. Je vous traduirai l'esprit des paroles quand j'aurai plus de loisir, et vous me ferez des vers s'y rapportant. Moi, j'aime mon Hongrois; mais si peu de personnes entendent, à Paris, cette langue sonore... pour son «petit commerce», l'éditeur réclame du français.

CLVI

Philippe à Denise.

22 novembre.

Ma chère intellectuelle,

Un mot en hâte. Je suis ravi du chant hongrois. Il est plein de caractère, de couleur locale. Vous avez du talent, ma mie, et je vous aime.

Mais, vraiment, je vous intimide si fort? Je ne m'étais jamais aperçu de tant de déperdition de vos facultés lorsque vous me parlez.

En ce moment, j'ai près de moi un ami en visite et à la minute Jacques entre... c'est bien autrement troublant! Je ne veux pas manquer le courrier et ne laisse pas d'être inquiet sur la tournure que va prendre ma lettre. Alors je préfère vous quitter tout de suite.

Je vous aime, aimez-moi. Adieu.

CLVII

Denise à Philippe.

24 novembre.

Vous m'aimez? Ah! le bon billet que j'ai là, le bon billet!

Puis-je discrètement vous recommander—pour l'avenir—de ne pas précisément choisir l'instant où vous avez le plus de monde autour de vous pour m'écrire? Votre lettre de ce matin a une petite allure maritale tout à fait touchante; mais puisque je n'ai pas les corvées de cette situation ne m'en envoyez pas si sèchement les bénéfices!

Et puis qu'est-ce, ce ton? Vous me jetez: intellectuelle bien ironiquement au nez; serait-ce un monopole pour vous, messieurs, l'intellectualité? Quelques-uns d'entre vous le sont éminemment, intellectuels, sans perdre aucune de leurs séductions; mais, croyez-en l'opinion d'une pauvre petite femme, beaucoup plus pourraient l'être sans inconvénient.

Pourquoi ce domaine de l'esprit nous serait-il interdit?

Les femmes qui s'intéressent à ces choses sans effort, sans feinte, sans imitation, mais par instinct et noble besoin, ne sont déjà pas si nombreuses; on peut les trouver et les compter dans une charretée de foin! A celles qui le font, entraînées par la volonté d'être libres, par le besoin de gagner leur vie, ayant pour but d'être les vraies compagnes de l'homme dans ses travaux, ses aspirations, aussi bien que dans son amour, on devrait leur en savoir gré.

A moins d'être merveilleusement douées, il leur faut tant travailler, tant lutter pour arriver! et c'est si peu dans notre nature ce déploiement de volonté et de persévérance... Nos sentiments, nos réflexions, nos actes sont d'abord et uniquement des sensations. Voilà notre point faible. Nous sentons avant de penser et sommes presque toutes intuitives.

La première chose que nous tentons dans la vie, c'est d'y être heureuses. Être femme, seulement cela! Se laisser bercer, choyer, aimer, vivre d'espoirs et de tendresses, voilà notre unique aspiration. Celles de nous qui versent dans l'intellectualité, ce sont les échouées sur la rive, les malmenées par les événements, celles que le bonheur a fuies.

Pareilles aux autres, j'ai cherché à être heureuse; jusqu'à présent je l'ai mal pu; encore le suis-je comparativement à de certaines; j'ai mon adorable Hélène, et même vous, à me fourrer sous la dent, lorsque, rageuse, il me prend envie de mordre. Malgré elle et vous, j'ai pourtant un peu versé dans l'intellectualité avec ma composition, mais seulement pour m'occuper et me distraire.

Parce que la mission des femmes est de vous servir, de vous adorer sans discussion, d'écarter de vous la peine, le souci, l'ennui, ne le peuvent-elles plus faire quand elles pensent? Certaines de nous me semblent au contraire plus près de votre âme, justement parce qu'elles aspirent à autre chose qu'au rôle de comparses. Ne les sentez-vous pas plus capables de bien vous donner la réplique, et leur jeu ne se fond-il pas mieux dans votre jeu? Pour vous plaire, devons-nous nous contenter d'être passives et soumises? Nos actes ne se peuvent-ils accompagner d'une lueur de réflexion et d'esprit?

Pourquoi nous en vouloir d'essayer de devenir mieux que la compagne vulgaire, bonne aux seules joies de la vanité, aux seules voluptés de l'alcôve, mais l'étoile qui resplendit toute palpitante de sollicitude et d'amour sur votre vie, ne défaut ni ne pâlit, prête toujours à donner le feu qui féconde? Cet effort ne vous est-il pas un hommage discret?

La femme-poupée vous gâte et vous fait nous jeter l'anathème; vous la satisfaites si facilement dans ses appétits de luxe, de vanité, de plaisir, de libertinage! Soyez donc indulgent pour d'autres, noblement ambitieuses d'un vous plus parfait; ne les raillez pas de leur modeste intellectualité: elle vous force à cultiver «le coin divin qu'il y a dans l'homme».

Allez, toute la supériorité des mères sur les maîtresses, c'est de vous aimer en vous obligeant au développement de ce «divin», en le cultivant, en exigeant ce plus que l'homme peut donner.

Il ne faut donc pas en vouloir aux femmes qui cherchent en vous autre chose que le mâle aux appétits exploitables.

Les beaux germes s'atrophient assez vite, ô chercheurs de sensations! Vous appelez avec désinvolture des blagues de sentiment, ce que je baptise la grandeur des pensées, la pureté des actes, le dévouement, l'abnégation dans l'amour.

Non seulement cette question se pose, pour moi, dans les rapports d'homme à femme, mais dans l'humanité; un peu de noble amour pour les déshérités, un peu de souci de leur sort, quelques actes de générosité, la chaleur bienfaisante de cœurs compatissants, ramèneraient bien des cerveaux égarés par les utopies clamées par des indifférents ambitieux.

Si je crie: «Amour!» ainsi que Séverine crie: «Charité!» c'est que l'amour est l'essence même de la générosité; il renferme non la charité seule, mais l'espérance et la foi.

Avant toute autre doctrine, sachant bien qu'elle pouvait être à elle seule la grande philosophie des humains, le Christ a enseigné: «Aimez-vous les uns les autres.»

Bon Dieu! où vais-je? Allez, c'est très triste d'être une femme que ne satisfait pas le papotage des visites, la description d'une robe, la vue d'un chapeau, la lecture de son nom dans un journal à propos d'une réception quelconque, prête à crier: «Néant! néant!» si la certaine fibre un peu délicate qu'elle possède ne vibre de temps en temps sous l'attouchement de pensées hautes conçues par d'autres cœurs épris, comme elle, d'un certain idéal.

Je sens bien l'infériorité où me place cette recherche, et j'envie les heureuses futiles qui se donnent ces maigres buts de mondanité à atteindre et trouvent le moyen d'y étourdir, d'un semblant d'importance et d'activité, leur vide existence.

Oui, c'est triste de ne pouvoir regarder les feuilles tomber sans songer aux maux qu'apporte aux pauvres l'hiver; ni la flamme du foyer sans craindre que des misérables ne meurent de froid, ni se mettre à table sans penser qu'il en est qui meurent de faim. Toute joie matérielle en est gâtée; aussi ai-je recours aux joies morales... Celles-là frustent de plus riches que moi, et de si peu encore! Ce que je garde d'eux, en prenant contact, c'est un grain de mil.

Mon ami, la femme qui n'est pas chercheuse, pas curieuse, pas inquiète d'un peu de sublime est stupide, voilà mon sentiment.

Je sais... malgré leur supériorité, la plupart des hommes aiment les êtres inférieurs. Un Jean-Jacques fait ses délices d'une Thérèse, et avant et après lui combien d'autres! Le règne des servantes-maîtresses dure toujours.

Et quant à vous, qui n'êtes nullement Rousseauyen par ce côté, lorsque je pense de quel charme, de quelles vertus affectives il faut que nous soyons pourvues, moi et toutes celles qui vous aiment, pour vous garder comme ami, j'en demeure émerveillée, prête à vous sacrer grand homme de nous avoir animées d'un tel sublime effort! Quelle collaboration inconnue, laborieuse, décevante, de vous donner le meilleur de nos pensées, de nos âmes, enfin de vous aimer à vide, toutes!

Nouvelles Danaïdes, nous emplissons en vain ce cœur nonchalant et sans fond; la chute en lui de tant de douces choses ne l'émeut même pas. Combien vous en faut-il de ces âmes de femmes cueillies en passant, pour vous tresser un souvenir?

Vous vous récriez sur ce toutes? Eh! mais, m'sieur, Germaine, Suzanne, moi et tant d'autres que j'ignore et veux ignorer, le composons, ce toutes.

Adieu; je suis sombre. Voilà mon état d'âme. Je ne sais pas s'il est très intellectuel, je le sens plutôt vaguement désastreux. Avec cela, la campagne ne m'enchante plus; j'ai usé ma veine champêtre annuelle; fâcheux contretemps, pas vrai?

Adio, caro mio.

CLVIII

Philippe à Denise.

26 novembre.

Well dear! quelle lettre! prenez garde, on va perquisitionner chez vous... il y a sensation de socialisme là dedans; mon billet ne s'attendait pas à cette éloquente diatribe.

Je veux, répondant d'abord à votre précédente lettre, vous dire combien je me rends compte de l'exaspération où vous met la correction de vos épreuves. A relire plusieurs fois une de ses œuvres on est fatalement pris d'un grand doute et d'un grand dégoût. Tout vient sur le même plan, on ne distingue rien et le sens critique s'atrophie complètement; on arrive à détester ce que l'on a fait et comme c'est un sentiment contre nature de haïr ses enfants, on souffre.

C'est bien à peu près cela, n'est-ce pas, que vous devez éprouver? Je regrette de n'avoir pas été auprès de vous pour vous aider; j'aurais voulu quelques changements dans ces ballades. Je vous les avais indiqués en passant, quand nous les avons lues ensemble au piano. Mais, au fait, peut-être me trompe-je? Car si dans votre avant-dernière lettre vous voulez bien me décerner aimablement les qualités de critique, je me souviens que jadis vous m'avez reproché de manquer d'idées personnelles et d'originalité dans mes jugements.

J'adore toujours le chant hongrois. C'est un malheur pour votre art que vous n'ayez fait que cette ambassade; il y a là une couleur locale étonnante; mais croyez que je ne regrette votre carrière abandonnée que pour cela! Les paroles sont bien tirées des douze Magyars que vous m'avez autrefois lus et traduits? Il me faudra noter, chant par chant, votre traduction, pour m'approcher le plus possible des pensées exprimées par les vers du poète Szàvay.

Vous me semblez être, chère, dans un singulier état d'esprit et je crois, non pas d'après ce que me disent vos lettres, mais d'après ce qu'elles me font deviner, que vous avez un urgent besoin de changer de milieu. Tous ces brusques ressauts de votre esprit, tous ces alanguissements ne me paraissent pas bien clairs. Je ne reconnais pas là mon amie au jugement ferme, au caractère résolu et fort; je m'imagine plutôt une amie un peu hébétée par le grand soleil d'automne, énervée par l'inaction, chercheuse de moulins à vent contre lesquels elle s'efforce de dépenser son activité.

Voyez-vous, on ne se refait pas. Cette expression vulgaire traduit une pensée juste. A certains tempéraments comme le mien, un peu flous, enclins au rêve, réfractaires décidés à toute intervention dans les choses extérieures, peut convenir une vie comme celle que vous menez. A ceux-là suffisent, parce qu'ils ne cherchent pas au delà, l'hypnotisme que produit le perpétuel balancement de la mer, la douceur de l'air, la tranquillité bleue de l'horizon, la solitude somnolente des choses. Pour eux, c'est le bonheur, car pour eux le bonheur «ressemble à une envie de dormir». Mais vous, résolue, active, pratique, pour qui les rêves sont plutôt des projets, qui en même temps que les idées en voyez l'exécution, il est évident que cette solitude entre votre mère et votre fille finira par vous exaspérer.

Vous souffrez de la nostalgie de l'action, du besoin de changement. J'y ai réfléchi: c'est cela qui vous donne cette immense tristesse, ce malaise dont vous m'avez parlé, contre lequel ne peut prévaloir le travail le plus intéressant.

Donc, revenez; vingt-quatre heures de Paris vous remettront d'aplomb. Votre grande philosophie s'abaissera à parler d'un tas de petites choses qui vous détendront l'esprit; nous ferons des potins sur nos connaissances.

Je dîne ce soir rue Murillo. J'ai vu avant-hier miss Suzanne; elle m'a fait un accueil sournois. Je n'ai pas été très satisfait de cette entrevue.

Il se passe dans ce cerveau qui n'est après tout qu'un cerveau de petite fille, des choses que j'ignore et pour lesquelles on croit m'intriguer beaucoup en me les cachant. Aprilopoulos me semble avoir conquis une grande place dans cette petite vanité blessée. Je vous assure que, malgré ma réputation de curieux, je ferai mon possible pour éviter les confidences que l'on croira devoir me faire.

CLIX

Denise à Philippe.

Paris, 1er décembre.

Cher,

Nous voici arrivées. Je vous ramène une amie un peu douloureuse.

Je ne vous ai pas prié de venir me voir de peur de vous importuner, et sachant que demain nous dînons ensemble chez ma belle-mère avec les d'Aulnet; ne manquez pas de venir. Je voudrais avoir l'impression de mes Lieder hongrois murmurés et joués par vous.

En voici un nouveau, avec le sens des paroles que vous devez versifier sous mes notes.

Vous me ferez entendre mes fautes demain; je ne sais pas les découvrir; si je le savais, je commencerais par ne pas les faire (ceci n'est en rien une citation de M. de la Palisse, comme vous le pourriez croire!) J'ai toujours peur, quand je compose, de tenter plus que je ne peux. C'est une aspiration vers le mieux qui, parfois, m'entraîne dans une fâcheuse marmelade.

CLX

Philippe à Denise.

1er décembre.

Le dîner de demain boulevard Péreire ne me suffit pas; j'irai ce soir présenter mes devoirs et mes tendresses avenue Montaigne. J'avais promis cette soirée rue Murillo pour faire un poker. Je lâche Murillo street et poker.

Et quand elle pense que, sans votre mot porté—bien retardataire!—elle aurait pu, ce soir, apprendre par cette rue et ce boulevard que vous étiez revenue, votre petite lueur voit rouge, madame!

CLXI

Denise à Philippe.

Paris, 8 janvier 18...

Vous m'avez dit, hier, à l'Opéra, une chose qui m'a fait bondir le cœur; vous souvient-il seulement de vos paroles? Non, n'est-ce pas?

Les voici: «Je ne vous aime pas, ce soir, dans cette robe de velours cerise et ces fourrures, vous avez l'air d'une bohémienne; vous choquez mes instincts de civilisé et le gris où tendent mes facultés et mes besoins. Tout le monde vous regarde; un voisin de mon fauteuil vous a désignée à un de ses amis en disant: «Voyez cette femme qui entre dans la sixième loge à droite, elle est étrange». Et l'autre alors vous a appréciée toute, d'une façon qui m'a donné envie de le gifler. Tâchez donc, ma chère, qu'on ne vous remarque plus!»

Ma robe, ne vous en déplaise, mon cher, a été composée par Doucet et c'est un brevet de bon goût. Tant pis si vêtue ainsi je parais étrange à ceux qui ne me connaissent pas!

Après cette aimable leçon vous vous êtes tourné, sans avoir la politesse d'entendre ma réponse, et vous avez causé indéfiniment avec Suzanne, heureux de ses coquetteries, sans vous apercevoir qu'elle se servait de vous pour faire souffrir le brave Aprilo.

Nous avons souffert lui et moi, ce soir-là; moi jusqu'à en crier si j'avais osé, et sans pouvoir m'en aller, retenue là par ma belle-mère qui, vous ayant vu me parler sèchement, épiait mon attitude.

Votre amitié, depuis quelque temps, se fait lourde à porter: vous avez des allures de maître, injustifiées. Dans cet affichage de votre exclusivisme, il y a une prise de possession un peu bien maritale de ma manière d'être, de mes goûts, et qu'il ne me plaît plus de souffrir.

Je trouve lâche ce que vous avez fait, de me jeter au visage votre mauvaise humeur et de passer le reste de votre soirée à caqueter avec les jeunes femmes qui étaient dans la loge de madame Trémors. Je n'ai pas eu la force d'en faire autant avec les hommes de nos amis venus là pour nous saluer; cette soumission douloureuse, si peu dans ma nature, m'inquiète; j'aime mieux renoncer à votre amitié que, de nouveau, pareillement souffrir.

Adieu. J'ai seule donné mon cœur; je le reprends, sûre de ne pas troubler la quiétude et les demi-teintes du vôtre.

CLXII

Philippe à Denise.

8 janvier.

Votre lettre me cause un vrai chagrin. Je le reconnais, j'ai cédé à un mouvement de mauvaise humeur; je vous en expliquerai la cause, la petite cause, et vous verrez que tout cela n'est pas bien grave. Je vous en demande pardon... Mais que signifie entre nous un moment de mauvaise humeur? Soyez un peu indulgente, réfléchissez.

Quoi qu'il arrive, soyez persuadée que les sentiments de grande estime et de profonde affection que j'ai pour vous n'en seront pas changés.

Vous dites que vous êtes seule à avoir donné votre cœur? Eh bien, reprenez-le, le mien restera.

CLXIII

Philippe à Denise.

25 janvier.

Ma chère amie,

L'amitié que je vous ai vouée est trop profonde, trop vraie, pour être brisée par un simple malentendu, vous le savez bien.

J'ai été choqué, il y a quinze jours, d'entendre deux rastaquouères parler de vous avec irrévérence. Il m'a déplu de vous voir analysée par ces inconnus, dévêtue par eux, et traitée de «joli cadeau». Parbleu oui, vous seriez un joli cadeau! Mais pardonnez l'énervement que j'ai eu à l'entendre dire. Je m'en suis pris à votre robe, dans ma jalousie d'ami. Parce qu'un sentiment bête m'a fait divaguer, suis-je inexcusable?

Voyons, amie chère, vous n'avez rien de sérieux à me reprocher? Je vous crois un peu injuste envers moi. J'ai été brutal, je l'avoue; mais vouloir vous faire sciemment souffrir, voilà une chose dont je suis incapable pour bien des raisons, croyez-le.

J'attendais un mot de réponse à ma dépêche; je serais accouru vous demander pardon; ne recevant rien je me suis présenté avenue Montaigne.

—Madame est sortie, me répondit Jean.

Je ne vous dirai pas l'impression que m'a causé ce mot derrière lequel j'ai senti l'ordre donné. Je suis revenu le lendemain—«Madame est sortie»—me fut-il encore dit; mais devant l'air embarrassé du vieux Jean et sa timidité à me répondre, je me suis enhardi et j'ai demandé si miss May et mademoiselle Hélène étaient là. Visiblement gêné, le domestique m'a dit: «Non.»

Pourquoi ces mensonges et cette réclusion, mon amie? Au dîner du dimanche, chez votre mère, je comptais bien vous voir. J'arrive tout espérant chez madame de Nimerck, elle me reçoit avec sa bonté habituelle; les convives viennent; je m'informe de vous à Gérald:

—Denise? elle travaille; elle a déjeuné ce matin avec nous; je l'ai trouvée nerveuse et pâlie; je crois qu'elle se fatigue avec sa diable de composition.

Alors, j'ai respecté votre volonté bien évidente de me fuir, je ne me suis plus présenté chez vous. Mais hier votre belle-sœur m'a dit: «Elle est souffrante...» Denise, je deviens inquiet. A mon tour, je souffre; pourtant, dussiez-vous prolonger cette souffrance et ces inquiétudes, je tiens à vous le dire: je supporterai tout. J'aime mieux être malheureux, même vous sembler manquer de dignité, que renoncer à votre amitié. Descendez au fond de votre conscience, interrogez-la, et vous verrez lequel de nous deux aime maintenant le mieux, ce qui ne veut pas dire le plus.

Je ne vous en veux pas de me faire souffrir; depuis quinze jours je cherche à vous voir, j'attends un mot d'appel; si je vous ai blessée, c'est presque involontairement, mais vous!

Je n'ai jamais su garder un ressentiment contre personne; contre vous cela me serait impossible et insupportable. Je veux aujourd'hui rompre un silence qui me pèse, je l'avoue. Chère Denise, je viens vers vous les mains tendues et je vous demande de me rendre le baiser de paix que je vous envoie du vrai fond de mon cœur.

C'est donc bien peu de chose qu'une amitié, et voilà tout le cas que vous faites de la nôtre? Survienne une impulsion d'énervement, qu'une parole un peu vive échappe dans une discussion, et voilà le lent capital d'affection et d'estime, amassé pendant des années déjà d'une chère intimité, dissipé d'un seul coup... Et c'est vous... vous! En vérité quand je pense à cela, j'en suis navré.

Mon amie, depuis ces quinze jours une ombre épaisse s'est étendue entre nous. J'en suis douloureux et attendri et je viens tout uniment me blottir auprès de vous, chez qui je souffre de me sentir mal.

Voulez-vous m'écrire de venir? J'accourrai, soumis, repentant. Je désire que vous me parliez beaucoup de vous, de ce qui s'est passé dans cette méchante tête et ce grand cœur pendant ces longs derniers jours; vous me direz ce que vous avez fait et ce que vous avez pensé.

Je désire surtout retrouver sur vos lèvres quelques paroles d'affection dont vous m'avez si durement privé, et je baise vos mains tendrement.

CLXIV

Denise à Philippe.

26 janvier.

Venez aujourd'hui, à quatre heures, si vous voulez.

CLXV

Denise à Philippe.

26 janvier.

Est-ce bien moi qui ai été méchante? Je suis lasse à mourir, cahotée dans cette amitié, ne sachant plus si j'aime ou si je hais, un jour vous croyant bien à moi, puis, tout à coup, vous sentant à mille lieues de moi.

Que se passe-t-il en vous? pourquoi et jusqu'où m'aimez-vous? Pourquoi m'avoir flagellée de mots méchants parce que des inconnus indifférents ont dit n'importe quoi qui vous est bien égal?

Ah! vous me faites de la peine, une profonde peine. Si j'osais, je vous dirais: Même vos louanges, tantôt, m'ont été douloureuses à entendre. C'était encore cruel à vous de me dire: «J'aime mieux ne pas vous rencontrer dans le monde».

Tous les parce que allongeant et expliquant cette phrase ne la rendent pas plus douce à mon cœur. Je vous citerais volontiers ces vers de Voltaire:

... Aimez-moi, prince, au lieu de me louer,

Je ne sais plus qui je suis ni où je vais. J'ai cru mourir de détresse quand, tout à l'heure, en entrant au salon, vous vous êtes précipité à mes pieds et avez baisé mes mains en murmurant: «Ma chérie, ma chérie!» Je serais tombée évanouie si, ayant pu me lever du fauteuil où l'émotion m'avait affalée en vous voyant entrer, j'avais été debout.

Et quand vous avez dit: «Que me demandez-vous d'être? que voulez-vous de moi?...» Pourquoi n'ai-je pas eu la force de vous crier...

Quelles pauvres poupées nous sommes, imaginatives, insatiables, coquettes et tourmentées, sérieuses et légères, insatisfaites toujours! Notre amitié déjà vieille, quel vent de folie me fait l'agiter, l'animer d'un souffle qui ne peut la rendre ni plus solide ni plus durable?

Le fond de tout ceci n'est-il pas triste et décevant, et faut-il profaner par une tendresse plus familière cette délicieuse atmosphère d'amour qui m'enivre éperdument et dans laquelle il fait si bon vivre?

Ah! toute cette comédie de phrases vous fera-t-elle comprendre mon trouble et mes angoisses?

Mon ami, mon ami, ne me dites plus rien; ni vos jalousies amicales, ni vos paroles câlines, ni vos tendresses trop tendres... tout cela sort calme de votre âme et tombe sur l'embrasement de la mienne sans l'assagir ni l'apaiser; vous croyez distraire mes lèvres et tromper ma soif en me présentant le bord de la coupe, et, malgré toute sagesse, quitte à en mourir, je veux boire à longs traits.

Si vous saviez par quelles tortures me font passer vos paroles d'amitié empreintes d'amour!

Voyez la faiblesse de mon cœur, le désarroi de mon être: Philippe, j'en arrive à regretter de vous avoir rencontré. J'étais presque heureuse avant de vous connaître; le monde m'avait pardonné certaines de mes attitudes rebelles. Vous êtes venu, j'ai voulu vous fuir, et tout ceci maintenant tourne à ma confusion. Comme vous êtes vengé si, dans cet autrefois de nos vies, je vous ai fait souffrir...

Je ne peux plus m'absorber en Hélène; je n'ose plus invoquer le cher ange pour me soutenir dans cette lutte contre moi-même. J'ai pour elle cette tendresse lointaine qui fait que je pense à moi avant de penser à elle.

C'est à vous que je songeais en marchant dans la lande, cet automne; c'est votre nom que jetait sans cesse dans les airs la longue plainte de la mer. Il vole autour de moi, m'enveloppe, m'envoûte; je le vois en lettres flamboyantes écrit sur tout ce que je regarde. Je le murmure pour me calmer et me crucifier à la fois.

Depuis un an, je lutte contre l'envahissement de cet amour, et cette lutte semble fortifier mon désespoir, exalter mes désirs. J'ai pleuré, j'ai prié... rien ne m'a soulagée.

Par pitié, Philippe, secourez-moi, préservez-moi de moi-même! Hélas! cher, la faute serait plus ignominieuse, plus torturante pour moi que pour toute autre puisqu'on ne m'aime pas.

Je vous avoue loyalement ma détresse, aidez-moi à ne pas faillir; ayez pitié, ayez pitié!

CLXVI

Philippe à Denise.

27 janvier.

Ma pauvre chérie, votre lettre m'a bouleversé et fait mal. Quoi vous dire? Vous êtes la plus chère et la plus douce habitude de ma vie, tout m'est amertume hors vous et Hélène... Dois-je vous perdre?

Je pense avec terreur que ma tendresse fraternelle a éveillé cet amour parce que vous êtes privée dans la force de votre âge des soins affectueux dont vous avez à votre insu besoin. Je me sens bien coupable... Que puis-je faire? que puis-je dire? Voulez-vous que je m'éloigne? Ordonnez, mon amie.

CLXVII

Denise à Philippe.

28 janvier.

Ah! ne partez pas, ne partez pas! que deviendrais-je alors? Je vivrais dans mon rêve jusqu'à en mourir. Écoutez-moi plutôt avec indulgence. L'heure était venue de vous dire toutes mes pensées, de vous montrer tout mon cœur, sinon ne vous seriez-vous pas lassé un jour de mes apparents caprices?

Je ne veux pas que vous m'aimiez; je ne veux pas être privée de l'ami sûr qu'un mal étrange me fait trop chérir. Il me semble que si j'avais continué à me taire, notre amitié y aurait perdu sa franchise et que vous vous expliqueriez mal certains coins de moi, telles ces tristesses dont vous vous inquiétez souvent. Je ne vous fais pas cette confession de gaieté de cœur. J'ai l'âme déchirée et une si profonde humilité me pénètre... mon ami, je pleure en vous écrivant.

Mais, de tout ceci, il ressortira pour moi une grande force, j'espère: vous m'aimerez, vous m'estimerez davantage, me connaissant toute; vous serez indulgent pour ces apparentes froideurs que je ne peux m'empêcher de manifester, hélas! souvent à l'instant même où je vous aime le plus follement; donnez-moi votre aide, je guérirai. Oui, je vous aime. Cela est fou, mais cela est. La fréquence de nos rencontres, la lente pénétration de votre charme, le rêve irréalisable d'une amitié pure, voilà ce qui m'a entraînée. Mon seul espoir est que l'hallucination où je suis s'évaporera dans une larme tiède; elle me sera douce à pleurer, si elle tombe sur votre cœur et s'y ensevelit.

Ce n'est pas seulement une douleur morale, cet amour, c'est aussi un étrange mal physique. Il me faut déployer une force presque surhumaine pour vaincre mon corps misérable. Ne croyez pas, au moins, que cette lettre vous soit envoyée pour vous attendrir ou implorer la charité de vos caresses. Jamais, mon bien-aimé, vos lèvres n'effleureront mes lèvres; mais j'ai bien le droit, n'est-ce pas, de vous aimer dans la solitude de mon cœur? J'ai bien le droit aussi de vous le dire, afin que vous sachiez toute la loyauté de mon être et qu'au moins, par ce point-là, vous m'estimiez et me mettiez un peu à part des autres... Cette pensée soutiendra mes résolutions, surtout me rendra si heureuse...

Là-bas, loin de vous, j'ai essayé de vous oublier; je ne peux pas. Je vous ai si bien donné mon cœur! Jamais je ne pourrai le reprendre. Comme dans la naïve prière enfantine balbutiée par Hélène: «Aucune créature ne le possédera que vous seul».

Comment cela est-il arrivé? je n'en sais rien; ce que je sais c'est que j'aime tout en vous, tout de vous. Vos regards me semblent une caresse lorsqu'ils se posent sur moi; la façon dont vous prononcez certains mots m'est une joie... Et puisque jamais nous ne parlerons de ces choses, laissez-moi vous écrire éperdûment: je vous aime, je vous aime!

CLXVIII

Philippe à Denise.

29 janvier.

Je suis bouleversé; je me sens si coupable envers vous... comme cette petite de l'Été de la Saint-Martin: «J'en ai trop mis.»

Les qualités d'excessive finesse de votre nature sont seules vos ennemies; cette passion qui se révèle, et que vous vous croyez la force d'étouffer, m'épouvante. Il me faut la dure expérience que j'ai acquise de la vie pour conclure: cette tourmente passera.

Ma pauvre enfant, j'ai sur vous une influence d'amour; c'est en ce moment votre maladie morale; mais comme vous m'avez autrefois jugé plus digne de votre amitié que de votre amour, ce mal d'aimer se guérissant, j'espère qu'il arrivera à vous quitter d'une manière complète sans pour cela briser l'amitié précieuse qui nous lie.

Je suis profondément malheureux d'avoir produit ce mal; j'en voudrais seul souffrir les effets, en étant la cause involontaire. Je me sens coupable d'une trop ardente amitié, d'une étreinte trop complète de nos intelligences, de nos cœurs. Vous êtes suprêmement, ma chérie, de ces grandes âmes «propres à l'amour» et «qui demandent une vie d'action...» «Les grandes âmes ne sont pas celles qui aiment le plus souvent; c'est d'un amour violent que je parle: il faut une inondation de passion pour les ébranler et pour les remplir[2]».

Avec mon apparence d'amour j'ai amené cette inondation de passion. Pardonnez-moi!

Je vous aime d'une amitié amoureuse. J'ai voulu bien des fois l'arracher de mon cœur, sans jamais le pouvoir. J'arrivais à vous, ma chaste amie, les sens repus, désireux seulement de l'esprit du cœur qu'en égoïste je me faisais donner par vous. Je m'enivrais de l'artiste vibrante que vous êtes, aussi bien que de vos cheveux sombres, de vos yeux d'or, de la ligne fine de vos sourcils noirs, de vos longs cils rehaussant la pâleur de votre teint, aussi des lents mouvements de votre corps souple et gracile. Votre esprit s'accordait si bien avec la mélodie, le velouté de votre voix et les belles clartés de vos regards, que je ressentais de votre présence des enchantements inouïs, amoureux de cette débauche pure et retenue.

J'ai tenté d'avoir avec vous un amour de rêve que ne pouvait me donner, sans danger pour lui, qu'un corps malade. C'est l'équilibre admirable du vôtre qui est cause de la catastrophe. L'âme, en s'embrasant, a embrasé le corps.

Je ne vous désirais plus, guéri de mon amour, plein de respect dans ce culte de votre joli Vous. Toujours sous le charme, je vous ai voulue à moi seul, dans une amitié fabuleuse, unique, où personne ne pouvait prétendre.

J'ai voulu que vous fussiez mienne ainsi que l'œuvre d'un artiste est sienne; j'ai animé ma Galathée d'une vie de tendresse intellectuelle que je ne n'ai pas vue se transformer pour elle en vie d'amour.

Vous avez été le bibelot rare dont s'éprend jalousement l'amateur et vers lequel il reporte ses plus fines sensations.

J'ai été dilettante et cruel: je vous dispensais la tristesse ou la joie selon que je me sentais le besoin de voir vos yeux noyés de larmes, ou vos lèvres de sang s'ouvrir et montrer l'éclat nacré de vos dents.

J'ai aimé de vous votre maternité suave, vos élans passionnés pour les choses, vos retenues et vos pudeurs en face des êtres, vos tristesses, vos joies, et la solitude, et la pureté de votre vie. J'ai oublié l'époux: je vous ai faite vierge et mère comme Marie, sage comme Marthe, passionnée comme Magdeleine.

Denise, parce que je m'accuse et montre la plaie de mon âme, la recherche cruelle de mon cerveau, ne m'en veuillez pas! Nous sommes ainsi beaucoup de jeunes, torturés, insatisfaits des joies de la vie, chercheurs involontaires de sensations inéprouvées par d'autres. Cet «au rebours» vécu par moi, d'abord avec inconscience, puis compris et savouré ainsi qu'un sentiment superficiel exquis, peut-être introuvable hors en nous, a amené le désastre de votre vie. Ah! Denise, Denise, pardonnez-moi! Ce qui m'avait un peu rassuré—faible excuse, hélas!—c'était le souvenir de votre sage défense et de votre fuite quand, autrefois, je vous ai dit: «Je vous aime.»

Je vous aimais troublée par moi de mille manières, assaillie d'impressions vagues dépassant votre puissance réceptive, heureux de la force de réaction qui vous faisait vous dérober, et, malgré ces reprises, vous sentant bien mienne,—et si purement—assujettie à ma volonté.

Voir votre âme pleine de trouble et la sentir luttant, héroïque et victorieuse de ses tentations, m'était une sensation délectable.

Vous étiez la fleur fragile, délicate, qui seule m'intéresse à la vie. Réellement je vivais de vous, de la répercussion de mes émotions en vous. Quelle joie coupable j'ai eue à voir votre personnalité, jusque-là si forte, vous échapper! Vos grands yeux limpides parfois me touchaient; pris de remords, je vous fuyais; mais pouvais-je vivre longtemps loin de ma chère pâleur? Il me fallait revoir les nuances fines de sa chair, les imperceptibles veines bleues sur la matité des tempes, le cerne des chers yeux; il me fallait sentir palpiter ce cœur; il me fallait surprendre les fuites, les élans de la fragile amie qui s'offrait à moi, énigme obscure et divine, à moi amoureux d'elle si bizarrement, sans jamais vouloir altérer sa pureté.

J'ai nourri mon cerveau de ces ivresses malsaines, et c'est vous qui délirez et criez de douleur...

Voilà ma confession. Vais-je vous perdre?

Ah! chère, guérissez, car vous m'êtes devenue de jour en jour plus chère, comme un morceau de moi-même, et je perdrais de ma vie en vous perdant.

CLXIX

Denise à Philippe.

30 janvier.

Que vous êtes coupable! Il y a des gens qui tuent; en vérité ils sont moins cruels.

Dans quel état je suis, dans quel calme vous êtes! vous raisonnez de mon mal et dites: «il passera» et vous vous complaisez dans l'analyse du vôtre, le trouvant bien supérieur, très subtil, moins banal, créateur de sensations rares invécues.

Je devrais vous haïr. Depuis des ans je suis le pantin que vous vous êtes choisi pour sortir votre vie nonchalante et vide du banal où se complaisent les hommes de plaisir, vos amis.

Je me sens devenir folle...

Vous pensiez: «Chante!» et je chantais. «Pleure!» et je pleurais. «Donne ton âme!» je la donnais. «Ton esprit!» je le donnais. Vous auriez dit: «Ta vie!» Mon Dieu, pardonnez-moi, je l'aurais peut-être donnée...

Et vous n'avez rien vu, rien compris de mes souffrances! pas une minute vous n'avez songé à moi, et, à l'heure qu'il est, vous attendez avec tranquillité ma lettre, encore confiant dans les bons ressorts de la marionnette pas assez brisée pour que vous la rejetiez de vos jeux. Vous n'aviez ni pensé, ni prévu cette agonie? Ah! j'agonise bien, jouissez-en fort!

Hélas! vous avez raison de compter sur ma défaillance, puisque je vous aime. Allons, reprenez les ficelles. Que deviendrais-je sans cette main cruelle qui les tient?

Ce n'est pas vous que je fuyais quand vous m'avez dit «Je vous aime.» C'était l'amour, la faute, la honte, le remords.

Mais vous? qui vous fait me fuir quand, à mon tour, je vous dis: «Je vous aime?» Quel mobile vous pousse à cette austérité? de quelle force de résistance s'arme tout à coup votre nonchalance?

Je suis jeune; vous avez dit vous-même souvent: charmante, jolie. Je suis désirable, en somme, puisque d'autres me désirent et que des litanies d'amour,—dont je n'ai pas embarrassé la pudeur de notre amitié par d'importunes confidences,—s'adressent à moi.

Un soir, si proche encore, vous m'avez dit: «Je vous aime dans cette robe soyeuse d'un ton si pâle et le fouillis savant de ces dentelles...» Et ce même soir, venant auprès de moi, vous dites encore avec l'autorité d'un mari: «Allons, partons-nous? Je commence à avoir assez de cette réception; tous ces hommes qui vous accaparent m'assomment.» Et comme je souriais de cet ordre impérieusement donné, amusée d'être un peu à vous, vous avez murmuré: «J'adore votre sourire et vos mouvements de tête mutins et la souplesse de votre cou de cygne.»

Dans la voiture, frileusement, nous étions bien près l'un de l'autre... vous avez posé votre tête sur mon épaule, disant comme les enfants: «Là... maintenant je suis bien...»

Ah! c'était trop tenter mes forces que de me jeter à tout moment ces bribes de tendresse! Vous ne savez pas le courage qu'il m'a fallu pour ne pas incliner un peu ma tête et poser ma joue sur vos cheveux dont le parfum d'iris, mon parfum, me grisait.

Et tandis que je défaillais vous saviez, vous, que tout cela était un jeu, rien qu'un jeu, une dînette d'enfants où les grands, impérieux, tendent aux petits les plats vides disant: «Mangez!» et exigent le simulacre.

Pauvre bête que j'étais! la tête troublée, le corps ravagé de désirs, comment aurais-je pu remarquer alors la froideur du baiser d'adieu mis sur les gants au moment où je franchissais le seuil de ma maison? Pourquoi ai-je oublié que pour la plupart des hommes: «L'amour fait tout au plus, aujourd'hui, bien monter à cheval ou bien choisir son tailleur[3]

Mon Dieu! quand je suis auprès de vous, mon corps et mon âme veillent toujours; les vôtres pleins d'une joie quiète, calmes, repus, rêvent et s'endorment. Le vertige d'une amitié unique, idéale, vous grise de pureté, de respect, et moi je succombe à tous ces contacts de votre esprit et presque aussi de votre corps.

N'avez-vous pas vu, n'avez-vous pas compris quel amour insensé est en moi? Je suis éprise de votre allure, de la forme de votre main, de celle de vos pieds; quand je vous vois entrer, l'harmonie de votre corps élégant m'éblouit et m'attire. Vos cheveux me semblent d'une nuance jamais vue, j'aime la courbe qu'ils affectent. Vos yeux me font frissonner quand ils se posent de loin sur moi dans le monde; leur fixité m'effleure ainsi qu'une caresse, vos yeux me possèdent. Le mouvement de vos lèvres, quand vous parlez, semble attirer mes lèvres.

Ah! je suis folle, folle! éprise de vous tout entier, jusque dans vos imperfections, prête à défaillir d'amour à la seule évocation de votre image.

Par cette affreuse possession morale que vous avez prise de moi, je ne suis plus moi, mais une molécule échappée de vous, attirée éternellement vers vous.

Le lendemain de mon arrivée de Nimerck, vous m'avez dit, à cette soirée de ma belle-mère: «Vous avez chanté en grande artiste.» Pourquoi ai-je bien chanté? parce que vous m'en aviez donné l'ordre avec une sorte d'orgueil de ma voix; j'ai senti que vous vouliez montrer le talent de celle que vous vous êtes choisie pour amie, aux hommes nouveaux venus que vous présentiez ce soir-là, surtout parce que vous êtes resté auprès de moi, si près que mon épaule nue était presque appuyée sur votre poitrine; si près que mon corps frôlait votre corps... et j'ai mis dans mon chant toute la passion, tout le tressaillement plein d'ivresse éperdue où me jetait ce furtif et inaperçu contact.

Philippe, je vous aime, je vous aime, et ce m'est une joie tourmentante et divine.

CLXX

Philippe à Denise.

31 janvier.

Vous me désolez... Pauvre chère, j'ai votre pardon, n'est-ce pas?

Je n'ose plus aller vous voir, j'ai peur, auprès de vous, de sentir les forces me manquer. Je voulais vous posséder quand, vous connaissant d'une façon superficielle, je ne savais pas quelle vie j'allais gâcher, perdre et troubler à jamais; car vous n'êtes pas de celles qui prendriez avec calme et placidité la faute. Ce soin que j'ai de votre honneur, m'entraîne à vous faire souffrir; mais cette douleur épure votre amour. Denise, il faut qu'il demeure immatériel, autrement vous me haïriez...

Que vous dire? Voulez-vous me recevoir demain soir? Je ne vis plus depuis que je sais votre pensée et votre âme en déroute.

CLXXI

Denise à Philippe.

1er février.

Non, ne venez pas. Dans cette déroute il me reste des instants de grande lucidité où je juge le danger proche et où j'ai la volonté de l'éloigner. Le soin qu'il me faut déployer pour ne pas m'abandonner à cette douleur, pour que ceux qui m'entourent n'en soupçonnent pas la cause, me donne une force factice sur moi-même; je ne veux pas la perdre.

Cette force maîtrise l'exaltation où je suis à certaines heures. En tête à tête avec vous, qu'adviendrait-il de moi? L'emportement d'une passion vraie, unique, d'une tendresse si profonde est peut-être contagieux? Vous avez beau être de séniles jeunes hommes et vivre par curiosité, sais-je si le feu qui me dévore ne vous échaufferait pas? J'ai peur de faiblir sous la pression de vos lèvres sur mes mains... Ah! quelles voluptés vos baisers coulent dans mes veines et de quelle ivresse ils m'emplissent toute!

Mais je puis vous voir dans le monde; j'irai après-demain à l'Opéra. Je sais que ma belle-sœur vous a offert une place dans la loge. Venez. Je me fais une joie et un martyre à l'idée d'être auprès de vous durant ces heures.

CLXXII

Denise à Philippe.

Samedi, 4 février.

Philippe, mon Philippe, je ne peux plus! Je ne peux plus vous voir, vous entendre, vous coudoyer. J'ai des frissons, des flux de sang au cœur à m'en évanouir quand vous me regardez; ma chair crie vers vous, affamée de vous, folle de votre chair.

On me trouve changée; je ne change pas, je meurs d'amour... Qu'importe le monde, qu'importe la faute, qu'importe tout, je vous aime! Dussé-je en mourir, prenez-moi. Mon âme, mes pensées sont tumultueuses, je ne sais plus qui je suis ni ce que je deviens... je n'ai plus de pudeur, je ne suis plus qu'une hallucinée de tendresse.

Je vis, à côté de ma vie, une vie factice d'amour; elle me brise et m'affole. Vous êtes le rêve de mes jours et de mes nuits; ce rêve mystérieux et réel me tue. Je ne sais plus si c'est vous que j'aime ou l'idéal d'un amour que je cherche en vous.

Votre charme m'enveloppe comme un halo. Je pourrais, misérable, chanter—non, cela se pleure:—«Il y a un secret, Valérian, que je veux te dire: j'ai pour amant un ange de Dieu qui, avec une extrême jalousie veille sur mon corps[4]

Je vis poursuivie d'imaginaires baisers, ils me crucifient... et je connais l'épouvantable misère de ceux qui aiment et doivent vivre sans amour.

Ayez pitié de ce mal! il broie ma chair et m'ensanglante le cœur.

CLXXIII

Philippe à Denise.

5 février.

Écoutez-moi, ma Denise, et pardonnez à l'ami qui a le courage de penser pour vous. Penser, c'est voir. Voir, c'est juger la vie pour ce qu'elle est, et l'amour, ce pivot de la vie, pour ce qu'il vaut.

L'amour, pour vous, ne représente autre chose que la poésie des sens. Mon amie, pour moi, il n'existe pas: c'est une nécessité malheureuse qui s'empreint parfois d'une certaine recherche, d'une apparence de sentiment. Quand je vous aurai possédée, que l'ivresse sera tombée, vous souffrirez par tous les points où la douleur et la honte ont prise sur la pensée. Je contenterai les instincts, les appétits, toute la matière dont vous êtes faite; je serai le maître de votre corps, mais vous y perdrez l'époux de votre âme, parce que la matière est soumise à d'inévitables saturations. Les plus grandes joies ont un lendemain; c'est ce lendemain que je redoute pour nous.

Je vous vois avec terreur, ma chérie, spiritualiser la chair, lui demander ce qu'elle ne peut donner. Il y aurait après l'acte, pour une nature droite et haute comme la vôtre, une détresse effroyable que toute l'ardeur de mes baisers ne pourrait dissiper; elle vous solliciterait à tout rompre, à ne plus me voir; un abîme serait creusé entre nous; croyez-moi: malgré la fougue de votre amour, vous aimez mystiquement.

Allez, les voluptés de la matière ne sont rien auprès de celles qu'enfante votre esprit!

Le bonheur, c'est la volonté d'être heureux. Je n'ai eu cette volonté ni aucune autre. Qu'apporterai-je donc dans cette vie d'amour demandée? Rien que vous n'ayez déjà, s'il s'agit des sentiments nobles et respectueux de l'homme, rien pour vous griser, vous entraîner, vous étourdir et faire s'apaiser, dans l'enivrement d'une passion partagée, le trouble de votre conscience.

Oubliez ce rêve, Denise, un apaisement se fera. Le tumulte où vous êtes entrave, annihile votre force d'âme, mais j'ai l'intime croyance que la virilité de votre caractère reviendra quand vous aurez la sagesse de ne plus compter chaque battement de votre cœur.

L'émoi profond où me mettent vos appels, la sublime et touchante lâcheté de votre grand amour, me donnent la force de vous parler comme je le fais.

Chère, chère, laissez-moi habiter votre cœur, seulement cela!

CLXXIV

Denise à Philippe.

5 février.

Au lieu de me faire de la rhétorique et des phrases, dites donc tout simplement que vous m'avez aimée quand je ne vous aimais pas, que je vous aime quand vous ne m'aimez plus; là est la raison de vos raisons.

Vous avez peur aussi que je trouble la quiétude égoïste de votre vie; ma passion vous effraie parce qu'elle est grande et que votre âme, vos joies, vos désirs, sont mièvres et lilliputiens.

Je ne suis bonne qu'à distraire, mouvementer votre esprit en me diversifiant. Voilà la mission que vous m'avez assignée, la part très noble, en vérité, m'échéant dans votre existence; vous ne m'aimez qu'en vue de ce rôle.

Oui, oui, l'amour est une fatale exception à vos lois mondaines correctes et prudentes. Parlez-moi des caprices légers, à la bonne heure! Vous vous créez habilement un calme petit bonheur individuel, pris avec adresse aux dépens des autres... Vous me mangiez l'âme avec délicatesse, à la cuiller; quand, toute blessée, je vous la tends et vous dis: «achève!» vous vous reculez, effrayé de la voir tant saignante, traversée de désirs, inassouvie. Elle tombe tout à coup au beau milieu de votre tranquillité et vous êtes bien las de l'énergie qui surabonde en elle.

Mais comprenez donc: j'aime!—Une émotion inconnue m'entraîne, m'emporte; d'exaspérants désirs me foudroient: j'aime!... Et j'ai la lâcheté—vous l'avez dit—d'implorer la relativité de votre amour, pourvu qu'il soit: votre amour.

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