Amours fragiles: Le roi Apépi—Le bel Edwards—Les inconséquences de M. Drommel
The Project Gutenberg eBook of Amours fragiles
Title: Amours fragiles
Author: Victor Cherbuliez
Release date: February 12, 2006 [eBook #17758]
Language: French
Credits: Produced by Carlo Traverso, Renald Levesque and the Online
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VICTOR CHERBULIEZ
de l'Académie française.
AMOURS FRAGILES
LE ROI APÉPI
LE BEL EDWARDS
LES INCONSÉQUENCES DE M. DROMMEL
CINQUIÈME ÉDITION
PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie
79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 791906
LE ROI APÉPI
I
Un soir, en sortant de son cercle, où il avait dîné, le marquis de Miraval trouva chez lui une lettre de sa nièce, Mme de Penneville, qui lui écrivait de Vichy:
«Mon cher oncle, les eaux m'ont fait du bien; j'avais tout lieu jusqu'aujourd'hui d'être satisfaite de ma cure; mais le bon effet que j'en attendais sera compromis, je le crains, par une fâcheuse nouvelle que je reçois à l'instant et qui me cause plus de trouble, plus de tracas que je ne puis vous le dire. Les médecins déclarent que le premier devoir des personnes qui souffrent d'une hépatite chronique est de ne point se faire de soucis; je ne m'en fais pas, mais on m'en donne. Je me ronge l'esprit en pensant à une certaine Mme Corneuil, c'est bien ainsi qu'on la nomme. Je n'avais jamais entendu parler de cette femme, et je la déteste sans la connaître. Vous avez toujours été fort curieux et fort répandu. Mon cher oncle, je suis sûre que vous êtes au fait; apprenez-moi bien vite qui est Mme Corneuil. Cela m'importe beaucoup; je vous expliquerai pourquoi.»
Le marquis de Miraval était un ancien diplomate, qui avait commencé sa carrière sous le règne de Louis-Philippe et qui sous l'Empire avait rempli avec honneur plusieurs postes secondaires, dont s'était contentée son ambition. Quand la révolution du 4 septembre l'eut mis à la retraite, il prit son parti en philosophe. Il ne souffrait pas comme sa nièce d'une hépatite chronique; son foie et sa bile ne l'incommodaient point. Il avait de la santé, un estomac de fer, bon pied, bon oeil, et deux cent mille livres de rente, ce qui n'a jamais rien gâté. Comme il voyait le bon côté de toute chose, il se félicitait d'être parvenu à l'âge de soixante-cinq ans en conservant tous ses cheveux, qui à la vérité étaient blancs comme neige; mais il ne s'avisait point de les teindre. Ayant l'esprit et le caractère bien faits, il estimait que la nature a le génie de l'à-propos, qu'elle sait mieux que nous ce qui nous convient, qu'elle est après tout un bon maître et en tout cas un maître tout-puissant, qu'il est inutile de vouloir la contrarier et ridicule de disputer contre elle, qu'au surplus tous les âges ont leurs plaisirs, qu'après avoir vécu tant bien que mal il n'est pas désagréable d'employer quelque dix années à regarder vivre les autres, en riant sous cape de leurs sottises et en se disant: «Je n'en fais plus, mais je les comprends toutes.»
S'il n'en voulait pas à la vieillesse d'avoir blanchi ses abondants cheveux couleur noisette, dont jadis il avait tiré quelque vanité, le marquis pardonnait facilement aux révolutions d'avoir interrompu avant le temps sa carrière. On a toujours vingt-quatre heures pour maudire ses juges; après avoir soulagé son dépit par quelques épigrammes bien décochées, M. de Miraval s'était bientôt consolé d'un événement qui le condamnait à n'être plus rien dans l'État, mais qui en revanche lui avait rendu son indépendance. La liberté avait toujours été pour lui le plus précieux des biens; il jugeait que l'homme heureux est celui qui s'appartient et gouverne sa vie à sa façon. C'est pour cela qu'après avoir été marié pendant deux ans il avait résolu de rester veuf. En vain le pressait-on de convoler, il avait répondu comme un peintre célèbre: «Est-il donc si agréable, en rentrant chez soi, d'y trouver une étrangère?» Il aimait mieux aller chercher les étrangères chez elles, et souvent il en avait été bien accueilli; mais il n'avait jamais pris les femmes au grand sérieux; il était un peu sceptique à leur endroit, et il les avait quittées avant qu'elles le quittassent. A cinquante ans, il avait enrayé; à soixante, il avait dételé. Le marquis de Miraval était un sage, d'autres diront que c'était un égoïste; c'est une distinction qui n'est pas toujours facile à faire.
Qu'il fût un égoïste ou un sage, le marquis de Miraval avait pour sa nièce, la comtesse de Penneville, une sincère affection, et il se fit un devoir de répondre à sa lettre presque courrier par courrier; il ne faut pas faire attendre les hépatiques. Sa réponse était ainsi conçue:
«Ma chère Mathilde, je regrette infiniment qu'on te dérange dans ta cure en te donnant des désagréments et des soucis; c'est la pire des maladies, quoiqu'on n'en meure pas. Mais de quoi donc s'agit-il et de quoi se mêle Mme Corneuil? que peut-il y avoir entre cette femme que tu ne connais pas et la comtesse de Penneville? Je demande un prompt éclaircissement. En attendant, puisque tu le désires, je vais t'expliquer de mon mieux qui est Mme Corneuil, qu'au demeurant je n'ai jamais vue; mais je connais à la rigueur des gens qui la connaissent.
«Se peut-il bien, ma chère Mathilde, que jusqu'à ce jour tu n'aies pas entendu parler de Mme Corneuil? J'en suis fâché; cela prouve que tu es une femme sans littérature, une femme qui ne lit rien, pas même la Gazette des tribunaux. Ne va pas t'imaginer là-dessus que Mme Corneuil soit une recéleuse ou une empoisonneuse, ni qu'elle ait jamais comparu en cour d'assises; mais, il y a de cela sept ou huit ans, elle s'est séparée de M. Corneuil. Cette affaire fit quelque bruit; voici l'histoire, autant qu'il m'en souvient:
«M. Corneuil était jadis consul général de France à Alexandrie. Il passait pour un bon agent, à qui l'on reprochait seulement d'avoir l'humeur un peu brusque. C'est un péché véniel. Dans le pays du courbache, il faut savoir dans l'occasion brusquer les hommes et les choses. Quand un Oriental n'est pas de votre avis et qu'il vous demande trop cher pour en changer, le seul moyen de le convaincre est de l'étrangler; mais ceci n'est pas de mon sujet. Un hasard heureux pour les uns, malheureux pour les autres, fit débarquer sur les quais d'Alexandrie un certain M. Véretz, petit agent d'affaires, qui en avait fait de mauvaises à Paris et qui, échappant à ses créanciers, arrivait à toutes jambes pour tenter la fortune sur la terre des Pharaons, homme de peu, paraît-il, d'une moralité douteuse, d'une réputation plus qu'équivoque. M. Véretz avait une fille de dix-huit ans, jolie à ravir. Où et comment M. Corneuil fit sa connaissance, la chronique n'en dit rien; elle nous apprend seulement que ce bourru avait le coeur prenable et ne savait rien refuser à son imagination. Dès sa première rencontre avec cette belle enfant, il en devint éperdument amoureux. On prétend qu'il essaya de s'en passer la fantaisie, sans épouser; il croyait avoir affaire à une de ces innocences très dégourdies qui entendent facilement raison. Il se trompait bien; il s'était adressé à un dragon de vertu. Il offrit tout et fut repoussé avec perte et indignation. S'il n'avait tenu qu'à M. Véretz, on serait bien vite tombé d'accord. Heureusement pour Mlle Hortense Véretz, elle avait une mère qui était une femme habile, ce qui est une grande bénédiction pour une fille. Après quelques semaines de poursuites inutiles, M. Corneuil se résolut enfin à franchir le pas. Ce consul général, qui avait de la fortune, prit son parti d'épouser pour ses beaux yeux une fille qui n'avait rien et dont le père était un homme taré; encore l'épousa-t-il sans contrat, en communauté de biens. Cela fit esclandre; on lui reprocha son beau-père, on clabauda contre lui. Il en fut réduit à donner sa démission, et il quitta l'Égypte pour retourner à Périgueux, sa ville natale, à quoi sa jeune et jolie femme l'encouragea, car il lui tardait de s'éloigner à jamais d'un père compromettant et d'aller jouir en France de sa nouvelle fortune. Je me souviens que j'appris cette histoire au ministère des affaires étrangères, où l'on s'en occupa pendant huit jours, et puis on parla d'autre chose. Mais l'ex-consul n'était pas au bout de ses peines. Quatre ans plus tard, Mme Corneuil plaidait en séparation. Sa mère l'avait accompagnée à Périgueux; quand on a le bonheur d'avoir une mère habile, il ne faut jamais la quitter: on ne saurait mieux faire que de se gouverner toujours par ses conseils.
«Pourquoi Mme Corneuil s'est-elle séparée de son mari? Il faut entendre là-dessus les avocats. Ils furent admirables l'un et l'autre, déployèrent toutes les ressources de leur faconde. Ces deux plaidoyers, où l'épigramme alternait avec l'apostrophe et l'apostrophe avec l'invective, furent des morceaux de haut goût, dont se reput la malignité publique. Le détail m'échappe, et je n'ai pas sous la main la Gazette des tribunaux; mais il n'importe, je suis sûr de mon fait. Maître Papin, avocat de la demanderesse, l'un des princes du barreau, venu de Paris à cet effet, déclara que M. Corneuil était un vilain homme, un franc butor, que Mme Corneuil était une nature exquise, un caractère angélique. Il attesta le ciel que ce monstre, après avoir aimé cet ange, s'était dégoûté de son bonheur, dont il était indigne, qu'il avait usé des procédés les plus révoltants, qu'il ne lui avait pas suffi d'avoir des maîtresses et de les afficher, qu'il s'était livré à des emportements odieux, compliqués de voies de fait, de véritables sévices. A cela maître Virion répliqua que, si son client avait eu l'imprudence de s'abandonner par-devant témoins à de regrettables vivacités, ce n'était point un monstre, et que, ai la demanderesse était une créature angélique, il y avait dans le coeur onctueux de cet ange beaucoup de vinaigre et surtout beaucoup de calcul. Il s'efforça de démontrer à la cour que M. Corneuil n'avait eu que des torts fort excusables, mais que sa femme lui faisait un crime de s'obstiner à vivre à Périgueux, où elle ne pouvait se souffrir, que n'ayant point réussi à lui persuader de transporter le domicile conjugal à Paris, seul séjour, pensait-elle, qui fût digne de ses grâces et de son génie, elle avait formé le projet de reconquérir son indépendance, qu'à cet effet elle s'était appliquée avec un art machiavélique à le mettre dans ses torts, qu'elle lui avait rendu son intérieur insupportable par la sécheresse de son humeur, par toute sorte de petites persécutions, par ces mille coups d'épingle dont les anges ont le secret et qui poussent à bout des hommes qui ne sont pas des monstres. Le malheureux était-il si coupable d'avoir cherché à se consoler? Je le répète, les deux avocats firent merveille. La difficulté est de savoir qui mentait; pour mon compte, je les aurais renvoyés dos à dos. Ce qui est certain, c'est que la cour donna raison à maître Papin. La séparation fut prononcée et la moitié de la fortune adjugée à Mme Corneuil. Cependant maître Virion n'avait pas menti de tout point, puisque, six mois après le jugement, Mme Corneuil partait pour Paris en compagnie de sa mère.
«Tu me demanderas, je le prévois, ma chère Mathilde, ce qu'a bien pu devenir à Paris la belle Mme Corneuil; ce n'est pas ce que tu penses. J'ai fait trois courses ce matin à l'unique fin de pouvoir te renseigner; ne me remercie pas trop: j'aime à courir. Mme Corneuil n'a pas encore assouvi toutes ses secrètes ambitions; elle ne peut pas dire: Je suis arrivée, m'y voilà! Mais elle est en bon chemin. Le papillon n'a pas dépouillé entièrement sa chrysalide; il est patient; quelque jour il déploiera ses ailes et sortira triomphant de son étui. Cependant Mme Corneuil reçoit; elle donne à dîner; elle a un salon. Une jolie femme, qui a une mère habile et un bon chef, n'a pas à craindre qu'on la laisse sécher dans la solitude. On trouvait autrefois chez elle beaucoup de gens de lettres, surtout de ceux qui appartiennent à la nouvelle école, à ce qu'on appelle le parti des jeunes. Grand bien leur fasse! Il en est dans le nombre qui ont du talent et de l'avenir; il en est d'autres dont on assure que leurs nouveautés ne sont pas neuves et que leur jeunesse sent un peu le rance; mais ce ne sont pas mes affaires. Cela ne les empêche point d'avoir de bonnes dents, et on mange très bien chez Mme Corneuil. Elle ne se contentait pas de nourrir la littérature, elle en faisait elle-même, et elle employait les jeunes gens qui fréquentaient chez elle à écrire à sa louange de petits articles dans les petite journaux. Les estomacs reconnaissants sont d'excellentes trompettes, et au surplus elle est assez riche pour payer sa gloire.
«Dix-huit mois après son installation à Paris, elle publia un roman, qui, par le plus grand des hasards, me tomba sous la main. Je te confesse que je ne l'ai pas lu jusqu'au bout; on ne peut demander à un homme d'avoir tous les genres de courage. Cela commençait par la description d'un brouillard. Au bout de dix pages, le ciel soit loué! le brouillard se levait, et on apercevait une femme dans une calèche. Je me souviens que cette calèche sortait de chez Binder, et je me souviens aussi que cette femme, dont le coeur était un abîme, gantait le six un quart, qu'elle avait trois taches de rousseur à la tempe droite, ni plus ni moins, «des narines palpitantes, des ronds de bras inimitables et des silences anhélants.» Je ne sais si tu es comme moi, le charabia et les descriptions me font peur, et je me sauve. J'ai d'ailleurs l'esprit si mal fait que cette femme, dont le portrait a coûté tant de mal à l'auteur, je ne la vois pas; le bon Homère, qui n'était pas un jeune, s'est contenté de m'apprendre qu'Achille était blond, et je le vois. Enfin, que veux-tu? C'est la mode du jour; cela s'appelle étudier... comment disent-ils? les documents humains, et il paraît que personne ne s'en était avisé jusqu'aujourd'hui, pas même mon vieil ami Fielding, que je relis tous les ans. Documentez à votre aise, mes enfants, et allez dîner chez Mme Corneuil, qui ne reçoit que les gens qui documentent. Je n'aime pas beaucoup les pédants sérieux, mais j'ai la sainte horreur de la pédanterie appliquée à la babiole; n'étant plus jeune, je suis de l'avis de Voltaire, qui n'aimait pas qu'on discutât pesamment ce qui ne vaut pas la peine d'être remarqué légèrement.
«Le roman de Mme Corneuil, j'ai regret à le dire, tomba tout à plat; encore prétend-on qu'il y avait un teinturier. Elle tâcha de se rattraper sur les vers et publia un volume de sonnets; il n'était pas question là dedans de M. Corneuil; c'étaient des vers écrits au courant de la plume, mais d'une plume taillée par un ange, et pleins des sentiments les plus exquis, les plus suaves, les plus raffinés. Règle générale, quand les femmes séparées font des sonnets, ces sonnets sont toujours sublimes. Malheureusement le sublime ne se vend guère; ce fut un cruel chagrin pour Mme Corneuil, qui du coup se brouilla avec la muse et congédia son teinturier.
«Tous les grands artistes, Mozart comme M. de Talleyrand, Raphaël comme M. de Bismarck, ont eu plusieurs manières. Mme Corneuil jugea à propos de changer la sienne. Elle réforma son train de maison, sa cuisine, son mobilier et ses toilettes. Son humeur tourna au grave; elle se prit d'un goût subit pour les tons neutres, pour les conversations sévères, pour la métaphysique et pour les rubans feuille-morte. Cette belle blonde s'aperçut qu'elle ne valait tout son prix qu'en se détachant en demi-teinte dans un salon meublé de gens sérieux. Elle s'imposa la tâche d'épurer le sien; elle mit tout doucement à la porte la plupart de ses petits messieurs, les plus bruyants du moins, ceux qui fréquentaient les coulisses et qui aimaient à conter des histoires grasses. Elle s'était dégoûtée du tapage; elle avait découvert que la considération vaut mieux, fût-elle achetée par un peu d'ennui. Elle s'efforça d'attirer chez elle des hommes posés, des personnages, et surtout des femmes irréprochables. C'était difficile; mais, avec un peu de travail et beaucoup de persévérance, une ambitieuse qui ne craint pas l'ennui arrive à tout. Elle ne faisait plus de sonnets ni de romans; elle se jeta à corps perdu dans les oeuvres de charité.
«La charité, ma chère Mathilde, est à la fois et selon les cas la plus belle des vertus ou la plus utile des industries. Tu as tes pauvres, et Dieu seul pourrait nous dire comme tu les aimes, comme tu les soignes, comme tu les choies; mais ce que fait ta main droite, ta main gauche n'en saura jamais rien. J'ignore si Mme Corneuil a souvent vu des pauvres ou des pauvresses; en revanche, elle va, elle vient, elle se remue, elle s'intrigue, elle pérore, elle est de six comités, de douze sous-commissions; c'est une quêteuse incomparable, une caissière très experte, une trésorière fort entendue, une vice-présidente accomplie. Oui, ma chère, on assure que personne ne préside comme elle. Voilà de fameux placements et le meilleur moyen de se pousser dans le monde. J'ajoute que, si elle ne fait plus de vers, elle n'a pas renoncé à la prose. Elle a composé un éloquent traité sur l'Apostolat de la femme, qui se vend au profit d'un nouvel hospice et qui en est à sa cinquième édition. Les sonnets étaient sublimes; son traité est plus que sublime. C'est un amalgame des tendresses de saint François de Sales et des spiritualités de sainte Thérèse; jamais on n'a tenu la dragée si haute à notre pauvre espèce humaine; ce n'est plus de l'air respirable, c'est du pur éther. Je serais curieux de savoir ce qu'en ont pensé M. Corneuil et Périgueux.
«Le joli garçon qui m'a fourni ces détails s'en expliquait sur un ton railleur; je m'avisai de lui demander... Il m'interrompit en me disant: «On n'en sait rien, les heureux qu'elle a pu faire ont été discrets. A mon avis, elle est froide comme glace, et si jamais elle fait une faute, c'est qu'elle y trouvera son compte. Elle pêche à la ligne dormante; quand le poisson mord, tant pis pour lui, elle n'y est pour rien. Ce qui est certain, c'est qu'elle a l'oreille prude et qu'elle entend qu'on la traite en divinité et qu'on la nourrisse d'ambroisie, sans lui ménager l'encens. Je doute que sa vertu lui soit chère; mais elle tient beaucoup à sa réputation par souci de l'avenir. Elle aspire à devenir une puissance, à être quelque chose dans la politique, et comme elle est persuadée que M. Corneuil en a dans l'aile, son rêve est d'épouser quelque jour un beau nom ou un député; en ce cas, c'est elle qui à son tour sera le teinturier.» Le joli garçon me disait tout cela avec aigreur. J'ai appris dans le cours de la conversation que depuis près d'un an il n'a pas dîné ni remis les pieds chez Mme Corneuil. J'en ai conclu qu'il s'était bercé d'audacieuses espérances, qu'il avait trop osé, et que, le jour où le fameux salon a été nettoyé, il ne s'était pas trouvé du côté du manche de l'époussette. Montesquieu avait coutume de dire: «Le Père Tournemine et moi, nous nous sommes brouillés, et il ne faudra pas nous croire quand nous parlerons l'un de l'autre.» Je ne crois qu'à moitié les récits de mon jeune homme, je le soupçonne d'avoir chargé les couleurs; mais donnez donc à dîner aux gens! Ce sont de fameuses dupes que les amphitryons.
«Voilà mes renseignements, ma chère Mathilde; dis-moi ce que tu en comptes faire. Là-dessus, ton vieil oncle t'embrasse tendrement, non sans regretter un peu que cela ne tire pas à conséquence.
«P. S.—Je rouvre ma lettre. Je sortais pour la jeter à la boîte en allant dîner, quand par une grâce du ciel je rencontrai au coin de la rue de Choiseul maître Papin, dont l'éloquence fit donner jadis gain de cause à l'aimable femme que tu as prise en grippe, on ne sait pourquoi. J'avais eu l'occasion de le consulter touchant une affaire qui m'était recommandée, nous sommes restés bons amis, et, comme je savais qu'il avait gardé les meilleures relations avec sa blonde cliente, je l'accostai pour lui en demander des nouvelles. Ma chère, les histoires du bon jeune homme sont sujettes à caution; tout au moins n'est-il pas au courant. Mme Corneuil a encore changé de manière, et je commence à croire qu'elle en change trop souvent. Je crains qu'elle n'ait pas cet esprit de suite, cette persévérance, que demandent les grandes entreprises; les impatients, qui procèdent par à-coup, me font douter de leur avenir. Aux premiers mots que je lui dis, maître Papin se rengorgea, fit le gros dos, ce gros dos qui est particulier aux avocats, le dos d'un homme qui porte l'univers sur ses robustes épaules et qui s'arc-boute pour ne pas le laisser tomber. Du même ton qu'il apostrophe le ministère public:—Monsieur le marquis, s'écria-t-il, cette femme est tout simplement un prodige de vertu chrétienne. Elle apprit il y a dix-huit mois que son mari était gravement attaqué de la poitrine. Qu'a-t-elle fait? Oubliant ses griefs, ses légitimes ressentiments, elle a couru le retrouver à Périgueux, elle s'est réconciliée avec lui. On a conseillé à M. Corneuil de partir pour l'Égypte; elle a tout quitté pour l'accompagner et pour se faire la garde-malade d'un brutal dont les violences avaient mis ses jours en danger. Oui ou non, avais-je raison d'affirmer à la cour que Mme Corneuil est un ange?—Tudieu! lui dis-je, ne vous échauffez pas. J'admire autant que vous ce beau trait; mais, mon cher maître, ne pourrait-il pas se faire qu'après avoir obtenu, grâce à vous, la moitié de la fortune, cet ange se proposât d'avoir le reste par voie d'héritage?Il fit un geste d'indignation; son dos grossit encore.—Ah! monsieur le marquis, répliqua-t-il, vous n'avez jamais cru aux femmes, vous êtes un affreux sceptique.—Je le regardais, il me regarda; je riais, il se mit à rire; je crois que nous devions ressembler aux aruspices de Cicéron.
«Ce qu'il y a de bon, ma chère Mathilde, c'est que tu n'as plus besoin de rien m'expliquer. Écoute-moi bien; voici exactement ce qui s'est passé. Ton fils Horace, cet égyptologue de grande espérance, qui me fait l'honneur d'être mon petit-neveu, est en Égypte depuis deux ans. Il y a rencontré une belle blonde, et pour la première fois son coeur a parlé; il n'a pu se tenir de t'en écrire, ses lettres sont pleines de Mme Corneuil, et ta sollicitude maternelle s'est éveillée. N'est-ce que cela? Fi donc! tu es ingrate envers la Providence. Tu avais mille fois reproché à ton fils d'être un garçon trop sage, trop sérieux, trop plongé dans ses chères études, un farouche Hippolyte de l'érudition, méprisant le monde, les plaisirs, les femmes, les affaires, et ne caressant d'autre rêve que celui de composer quelque jour un gros livre qui révèlera à l'univers étonné des secrets vieux de quatre mille ans. Tu t'étais flattée de le mettre à la Chambre, ou au Conseil d'État, ou dans la diplomatie; il t'a désolée par ses refus. Dès sa plus tendre enfance, il pleurait pour qu'on le menât au musée égyptien du Louvre. Il aurait pu dire, les yeux fermés, ce que contenaient l'armoire K et la vitrine Q de la salle des monuments religieux. Ce n'est pas ma faute; ce n'est pas moi qui l'ai fait.
«Ce jeune homme vraiment extraordinaire n'a jamais été amoureux que de la déesse Isis, femme et soeur d'Osiris; c'est la seule intrigue compromettante qu'il ait à sa charge. Il ne s'est jamais intéressé qu'aux événements qui ont bien pu se passer sous le règne de Sésostris le Grand; les discussions les plus passionnées de nos députés et jusqu'aux gros mots qu'ils peuvent se dire lui ont toujours paru fades auprès de l'histoire intime des Pharaons. A tous les divertissements que tu lui as jamais proposés, il préférait un papyrus monté sur toile ou sur carton, un masque de momie, l'épervier, symbole des âmes, ou un joli scarabée doré, emblème de l'immortalité. J'en parle en connaissance de cause: il m'honorait de ses confidences. La dernière fois que je le vis, il m'en souviendra longtemps, je le trouvai enfermé avec un texte hiéroglyphique, disposé en colonnes rétrogrades et orné de figures au trait. Il témoigna quelque humeur d'être troublé dans son voluptueux tête-à-tête. En haut du manuscrit, on voyait un héroïne au visage jaune, aux cheveux peints en bleu, au front orné d'un bouton de lotus et d'un grand cône blanc. Je posai le doigt sur une des colonnes rétrogrades, et je dis à ce cher enfant: «Grand déchiffreur, que peut bien signifier ce grimoire?» Il me répondit sans se fâcher: «Mon cher oncle, ce grimoire, qui, ne vous en déplaise, est fort limpide et de la plus haute importance, signifie que l'intendant des troupeaux d'Ammon, grammate principal, Amen-Heb le véridique, et sa femme qui l'aime, la dame qui fait toutes ses délices, Amen-Apt la véridique, présentent leurs hommages à Osiris, habitant la région occidentale, seigneur des temps, à Ptah-Sokari, seigneur du tombeau, et au grand Tum, qui a fait le ciel et créé les essences qui sortent de la terre...» Je l'écoutais avec tant d'intérêt que le lendemain il pensa m'obliger en m'envoyant toute l'histoire d'Amen-Heb couchée par écrit. Je la relis une fois chaque année à la Saint-Horace. M'accusera-t-on de négliger mes devoirs de grand-oncle?
«Ne le nie pas, ma chère, cette fureur faisait ton désespoir. De quoi te plains-tu donc? Voilà un garçon à demi sauvé. C'est le Ciel qui l'a adressé à Mme Corneuil; elle lui apprendra beaucoup de choses qu'il ignora et lui en fera désapprendre beaucoup d'autres: il boira dans ses beaux yeux l'oubli d'Aménophis III, de la dix-huitième dynastie, d'Amen-Apt la véridique et de l'homme au grand cône blanc. Ne lui envie pas ses tardifs plaisirs, sans compter qu'il est bon d'être charitable envers une pauvre garde-malade. Lui feras-tu un crime, à cette sainte femme, de se délasser de ses fatigues dans la société d'un beau jeune homme qui lui dit des douceurs en l'aidant à préparer ses tisanes? Tout est pour la mieux, ma chère Mathilde. Puisque l'occasion se présente de t'en faire l'aveu, j'étais un peu mortifié de penser qu'Horace, mon futur héritier, avait attrapé l'âge de vingt-huit ans sans que personne lui connût une maîtresse; son aventure me réjouit fort, et je suis bien tenté de faire mettre la chose dans les journaux. Mais toi-même, conviens-en... Les mères ont beau s'en défendre, rien ne les humilie tant que d'avoir un fils à qui le monde reproche d'être trop sage; c'est un affront qu'on leur fait et qu'elles ont peine à digérer. Dieu bénisse Mme Corneuil! La déesse Isis a trouvé à qui parler. Écris-moi incontinent que j'ai rencontré juste et que, toute réflexion faite, tu es aussi contente que moi.»
Le surlendemain, le marquis de Miraval reçut de sa nièce la courte réponse que voici:
«Mon cher oncle, votre lettre et les renseignements que vous avez eu l'obligeance de me procurer ont redoublé mon inquiétude. Ne doutez pas un seul instant que le jeune homme qui s'est brouillé avec Mme Corneuil n'ait dit vrai; c'est à une intrigante que nous avons affaire. Pourquoi faut-il qu'Horace se soit laissé prendre dans ses filets? Depuis que j'ai eu le malheur de perdre mon mari, vous avez été dans tous les cas importants mon seul conseil et mon suprême recours. Jamais je n'ai eu plus besoin de votre assistance. Je sais qu'il est cruel de vous arracher à votre cher Paris; mais je connais vos bons sentiments à mon égard, votre sollicitude pour les intérêts de notre famille, votre amitié presque paternelle pour ce pauvre et absurde Horace. Je vous en supplie, venez me trouver à Vichy; nous aviserons ensemble. Je vous appelle et je vous attends.»
Mme de Penneville avait raison de croire qu'il en coûtait à son oncle de quitter Paris; depuis qu'il n'était plus diplomate, il ne pouvait se souffrir ailleurs. Dans les mois brûlants de l'été, alors que tout le monde s'en va, il n'avait garde de s'en aller. Il préférait aux plus belles sapinières les vernis du Japon et les ormeaux à petites feuilles qu'il apercevait de la terrasse de son cercle, où il passait la meilleure partie de ses journées et même de ses nuits. Cependant cet égoïste ou ce sage avait toujours pris à coeur les intérêts de son neveu, à qui il destinait son héritage, et au surplus il était curieux et ne s'en cachait pas. Il ordonna en soupirant à son valet de chambre de préparer ses malles, et le soir même il partait pour Vichy.
Prévenue par une dépêche, Mme de Penneville l'attendait à la gare. Du plus loin qu'elle l'aperçut, elle courut à sa rencontre et lui dit:
«Figurez-vous que cette femme est veuve et qu'il s'est mis en tête de l'épouser!
—Ah! pauvre mère! s'écria le marquis. Cette fois, j'en conviens, le cas est grave.»
II
M. de Miraval ne s'était pas trompé dans ses conjectures; les choses s'étaient passées à peu près comme il l'avait pensé. Le comte Horace de Penneville avait fait au Caire la connaissance d'une belle blonde, et pour la première fois de sa vie son coeur s'était pris. On s'était rencontré au New-Hotel; dès les premiers jours, Mme Corneuil s'était mise en frais pour attirer sur elle les regards et les pensées du jeune homme. M. Corneuil ayant paru se ranimer et pouvant se passer de sa garde-malade, on avait profité de ce mieux trompeur pour visiter ensemble le musée de Boulaq, les souterrains du Serapeum, les pyramides de Gizeh et de Saqqarah. Horace avait pris au sérieux son métier de cicérone; il s'était fait une affaire et un plaisir d'expliquer l'Égypte à Mme Corneuil, et Mme Corneuil avait écouté toutes ses explications dans un profond recueillement, avec une attention émue, à laquelle se mêlaient par intervalles d'aimables transports. Elle était comme saisie et toute palpitante; au fond de ses yeux s'allumait une flamme sombre; elle possédait mieux que personne l'art d'écouter avec les yeux. Elle n'avait fait aucune difficulté d'admettre que Moïse a vécu sous Rhamsès II; elle avait paru charmée d'apprendre que la deuxième dynastie régna trois cent deux ans, que Menès était originaire de Thinis, et que la grande pyramide à degrés fut bâtie par Kékéou, le Céchoüs de Manéthon, par qui fut établi le culte du boeuf Apis, manifestation vivante du dieu Ptah. Elle éprouvait un enthousiasme de néophyte en se faisant initier aux sacrés mystères de la chronologie égyptienne; elle déclara que c'était la plus belle des sciences et le plus doux des passe-temps; elle jura d'apprendre à déchiffrer les hiéroglyphes.
Ce fut dans une visite au tombeau de Ti, à la clarté rougeâtre des torches, que l'événement se décida. Ils examinaient dans une sorte d'extase tous les tableaux gravés sur la paroi de chacune des chambres funéraires. Il en est un qui représente un chasseur assis dans une barque, au milieu d'un marais où nagent des hippopotames et des crocodiles. Comme ils se penchaient sur ces crocodiles, Mme Corneuil, absorbée dans sa contemplation, fit un faux mouvement, et sa joue frôla celle du jeune homme; il sentit un frémissement qu'il n'avait jamais éprouvé. Elle sortit la première du tombeau; en la rejoignant, il fut comme ébloui; il découvrit tout à coup qu'elle avait un port de reine, des yeux bruns mêlés de fauve, les plus admirables cheveux du monde, qu'elle était belle comme un songe et qu'il l'aimait comme un fou.
Quelques semaines après, M. Corneuil avait rendu son âme à Dieu, en laissant toute sa fortune à sa femme, qui l'avait soigné, il faut le dire, avec une héroïque patience. La veille du jour où elle devait s'embarquer pour emmener à Périgueux un cercueil plombé, Horace lui demanda la faveur d'un instant d'entretien, et le soir, sur la terrasse du New-Hotel, sous le ciel étoilé d'Égypte, dans un air délicieux où flottaient les grandes ombres vagues des Pharaons, il lui fit l'aveu de sa passion et tenta de lui arracher la promesse qu'avant un an elle serait à lui pour la vie. Ce fut alors qu'il put connaître toute la délicatesse de ce coeur d'élite. Elle lui reprocha, les yeux baissés, l'excès de son amour, lui représenta que le mort n'était pas encore enterré, qu'il lui répugnait de marier les roses aux cyprès et les pensées amoureuses aux longs voiles de crêpe. Mais elle lui permit d'écrire et s'engagea elle-même à lui donner réponse dans six mois; en le quittant, elle avait aux lèvres un demi-sourire infiniment pudique, mais fort encourageant. Il avait remonté le Nil; il avait gagné la Haute-Égypte, heureux de passer ses mois d'attente dans la solitude d'une Thébaïde, où les journées ont plus de vingt-quatre heures; on n'en a jamais trop pour déchiffrer des hiéroglyphes en pensant à Mme Corneuil. Les crocodiles devaient jouer un grand rôle dans cette histoire. Horace était à Kéri ou Crocodilopolis quand il reçut un billet parfumé et vraiment exquis, destiné à lui apprendre que la femme adorée passait l'été avec sa mère sur les bords du lac Léman, dans une pension située à quelques pas de Lausanne, et que, si le comte de Penneville s'y présentait, il n'aurait pas besoin de frapper deux fois à la porte pour qu'elle s'ouvrit. Il était parti comme une flèche, il était accouru d'une seule traite à Lausanne. Il avait écrit de là à Mme de Penneville une lettre de douze pages, où il lui racontait son heureuse aventure avec des effusions de tendresse et de joie bien propres à la désespérer.
L'oncle et la nièce employèrent toute leur soirée à causer, à délibérer, à discuter. Comme il arrive d'ordinaire en pareil cas, on répétait jusqu'à vingt fois les mêmes choses; cela n'avance à rien, mais cela soulage. M. de Miraval, qui prenait rarement les choses au tragique, s'appliquait à consoler la comtesse; elle était inconsolable.
«En bonne foi, disait-elle, pouvez-vous espérer que j'envisage de sang-froid la perspective d'avoir pour bru une créature sortie on ne sait d'où, la fille d'un homme taré, une demoiselle de rien, qui a épousé un homme de peu et qui s'en est séparée pour aller courir la bague à Paris, une femme dont le nom a traîné dans la Gazette des tribunaux, une femme qui décrit des brouillards, qui compose des sonnets et qui, j'en suis certaine, a eu dix aventures au moins?
—Je ne sais pas si le compte y est, répondait le marquis, mais il est certain qu'on a dit longtemps avant nous que les êtres les plus dangereux de cet univers sont les serpents à sonnettes et les femmes à sonnets. Il y a dix à parier contre un que celle-ci est une intrigante et que voilà une affaire bien désagréable.
—Horace, désolant Horace, s'écriait la comtesse, quel chagrin tu me causes! Ce cher garçon a le coeur le plus noble, le plus généreux; par malheur, il n'a jamais eu le sens commun; mais pouvais-je m'attendre?...
—Hélas! oui, il fallait s'y attendre, interrompait le marquis. On ne saurait trop se défier des sagesses précoces; elles finissent souvent par des catastrophes. Je t'ai dit cent fois, ma chère Mathilde, que ton fils m'inquiétait, qu'il nous ménageait quelque fâcheuse surprise. Nous naissons tous avec un certain fonds de folie à dépenser; heureux qui le dépense en détail dans sa jeunesse! Horace a tout gardé jusqu'à vingt-huit ans, capital et intérêts, et voilà, le beau fruit de ses économies. Les petites folies multipliées sauvent des grandes; quand on n'en fait qu'une, elle est presque toujours énorme et le plus souvent irréparable. J'ai su me servir de ma jeunesse, moi qui te parle; j'aurais cru manquer à mes devoirs les plus sacrés si je l'avais laissée en friche. A vingt-deux ans, les femmes n'avaient plus grand'chose à m'apprendre; je savais par coeur ce bel animal.
—Ah! mon oncle, permettez! s'écria la comtesse un peu scandalisée.
—Mille excuses. Je voulais seulement te faire entendre que, grâce à des expériences répétées, j'avais terminé mon apprentissage avant l'âge où l'on se marie, et que, si j'avais rencontré une Mme Corneuil, je me serais donné beaucoup de peine pour lui plaire; mais du diable si j'aurais songé à l'épouser!»
Mme de Penneville présenta au marquis une tasse de thé, qu'elle avait sucrée de sa blanche main, et elle lui dit d'une voix caressante:
«Mon cher oncle, vous seul pouvez nous sauver.
—Et le moyen? demanda-t-il.
—Horace a pour vous tant de respect, tant de déférence! Vous avez toujours exercé une grande autorité sur lui.
—Bah! nous ne vivons plus sous le régime autoritaire.
—Aussi bien, vous lui avez toujours permis de se considérer comme votre héritier; cela vous crée des droits, ce me semble.
—Allons donc! les garçons qui comme ton fils voyagent dans les espaces renoncent facilement à un héritage. Qu'est-ce que cent mille livres de rente au prix d'un joli scarabée, emblème de l'immortalité?
—Mon oncle, mon cher oncle, je suis persuadée que, si vous consentiez à partir pour Lausanne...»
Le marquis fit un bond:
«Seigneur Dieu! dit-il, Lausanne est bien loin.»
Et il poussa un soupir en pensant à la terrasse de son cercle.
«Résignez-vous à cette corvée, et je vous en serai à jamais reconnaissante. Vous ferez entendre raison à ce cher enfant.
—Ma chère Mathilde, je relis quelquefois mes poètes latins. J'en connais un qui a dit que le propre de l'amour est de déraisonner, et que prêcher la raison à un amoureux, autant vaut lui demander d'extravaguer avec sagesse, ut cum ratione insaniat.
—Horace a du coeur. Vous lui représenterez que ce mariage me réduirait au désespoir.
—Il s'en doute, ma chère, puisqu'il n'a pas osé venir t'embrasser en arrivant d'Égypte, et sois sûre qu'il ne viendra pas avant que tu lui aies donné ton consentement. On a beau aimer et respecter sa mère, quand un homme est vraiment allumé... Et il l'est bien, juste ciel! Sa lettre en fait foi; c'est une prose qui sent la fièvre et qui brûle le papier.»
Mme de Penneville s'approcha du marquis, caressa doucement ses cheveux blancs, et lui passant ses bras autour du cou:
«Vous êtes si habile! vous avez l'esprit si délié! On assure que vous avez rempli autrefois des missions infiniment délicates, dont vous vous êtes acquitté à votre gloire.
—Câline, négocier avec un gouvernement est chose plus aisée que de traiter avec un amoureux conduit par une intrigante.
—Vous ne me ferez jamais croire que rien vous soit impossible.
—Tu as juré de me piquer au jeu, lui dit-il. Et bien! soit, l'entreprise mérite d'être tentée. Mais, à propos, as-tu déjà répondu à la formidable épître que tu viens de me lire?
—Je n'ai rien voulu faire sans m'être concertée avec vous.
—Tant mieux, rien n'est compromis, l'affaire est entière. Allons, je te dirai demain si je me décide à partir pour Lausanne.»
La comtesse remercia chaudement M. de Miraval. Elle le remercia plus chaudement encore le lendemain, quand il lui annonça qu'il avait pris son parti et qu'il la priait de le faire conduire à la gare. Elle l'accompagna pour s'assurer qu'il ne se ravisait pas, et elle lui dit en chemin:
«Voilà un voyage que toutes les mères de famille glorifieront; mais, s'il vous plaît, quand vous serez là-bas, donnez-moi souvent de vos nouvelles.
—Oui, je t'en donnerai, répondit-il, mais à une condition.
—Laquelle?
—C'est que tu ne croiras pas un mot de ce que je t'écrirai.
—Que voulez-vous dire?
—J'exige aussi, continua-t-il, que tu me répondes comme si tu me croyais et que tu envoies mes lettres à Horace, en lui recommandant le secret.
—Je vous comprends de moins en moins.
—Qu'est-ce donc qu'une femme qui ne comprend pas? Les lettres ostensibles, c'est le fond de la diplomatie. Après tout, il n'est pas nécessaire que tu me comprennes; l'essentiel est que tu te conformes scrupuleusement à mes instructions. Adieu, ma chère! je m'en vais où m'envoient le ciel et tes chatteries. Si je ne réussis pas, cela prouvera que nos amis les républicains ont eu raison de me mettre à la retraite.»
Cela dit, il embrassa sa nièce et monta en wagon. Vingt-quatre heures plus tard, il arrivait à Lausanne, où son premier soin fut, après avoir retenu une chambre à l'hôtel Gibbon, de se procurer tout un attirail de pêche. Là-dessus, fatigué du voyage, il dormit six heures durant. Dès qu'il se fut réveillé, il dîna, et, dès qu'il eut dîné, il se fit conduire en voiture à la pension Vallaud, située à vingt minutes de Lausanne, sur le penchant de l'un des plus beaux coteaux du monde. Cette charmante villa, convertie depuis peu en hôtellerie, se composait d'une maison commune, où le comte de Penneville occupait un appartement, et d'un joli chalet isolé qu'habitaient Mme Corneuil et sa mère. Le chalet et la maison commune étaient séparés ou, si l'on aime mieux, réunis par un grand parc bien ombragé, qu'Horace traversait plusieurs fois par jour en se disant: «Quand donc vivrons-nous sous le même toit?» Mais il faut savoir attendre son bonheur.
En ce moment, Horace, la plume à la main, travaillait à sa grande Histoire des Hycsos ou des Pasteurs ou des Impurs, c'est-à-dire de ces terribles nomades chananéens qui, deux mille ans avant l'ère chrétienne, dérangés dans leurs campements par les invasions élamites des rois Chodornakhounta et Chodormabog, envahirent à leur tour la vallée du Nil, la mirent à feu et à sang et occupèrent pendant plus de cinq siècles le centre et le nord de l'Égypte. Fort de son érudition, riche de documents nouveaux péniblement recueillis par lui, il avait entrepris de démontrer par des témoignages irréfragables que le Pharaon sous lequel Joseph devint ministre était bien Apophis ou Apépi, roi des Hycsos, et il se flattait de le prouver si bien que désormais il serait impossible aux esprits les plus prévenus de soutenir le contraire. Quelques mois auparavant, il avait envoyé, du Caire à Paris, les premiers chapitres de son histoire, dont lecture fut faite à l'Institut; sa thèse avait scandalisé quelques égyptologues; d'autres y trouvaient du bon, et l'un d'eux lui avait écrit à ce propos: «Voilà un début qui promet. Macte animo, generose puer.»
Vêtu d'une sorte de burnous en laine blanche, le cou libre, les cheveux en désordre, il était accoudé sur une table ronde, en face d'une écritoire dont le couvercle était surmonté d'un sphinx, et sa figure exprimait le contentement du coeur uni à la parfaite sérénité de la conscience. Au milieu de la table s'épanouissait une belle rose pourpre, presque noire, qu'il avait mise tremper dans un verre et dans laquelle une statuette en faïence bleue, qui représentait une déesse égyptienne au visage de chatte, plongeait indiscrètement, sans se dérider, son museau rébarbatif. Horace contemplait par instants ce museau, qui lui était cher, et cette rose, que Mme Corneuil avait cueillie pour lui il n'y avait pas une heure; par instants aussi, tournant ses yeux vers sa fenêtre toute grande ouverte, il s'apercevait que la lune, alors dans son plein, projetait dans les eaux frissonnantes du lac une longue traînée de paillettes d'or. Mais, par une grâce d'état, il ne laissait pas d'être tout entier à son travail, il n'avait aucune distraction, il appartenait aux Hycsos. La lune, la rose, Mme Corneuil, la déesse à la tête de chatte, le sphinx qui surmontait l'écritoire, les Impurs et le roi Apépi, tout cela se mariait, se confondait intimement dans sa pensée. Les bienheureux du paradis voient tout en Dieu et peuvent penser à tout sans se distraire un seul moment de leur idée, qui est éternelle. Le comte Horace était tout à la fois à Lausanne, dans le voisinage d'une femme dont l'image ne le quittait pas, et en Égypte, deux mille ans avant Jésus-Christ, et son bonheur était parfait comme son application.
Il venait d'écrire cette phrase: «Considérez les sculptures de l'époque des Pasteurs, examinez avec soin et sans parti pris ces figures anguleuses, aux pommettes très saillantes, et, si vous êtes de bonne foi, vous conviendrez que la race des Hycsos n'était pas purement sémitique, mais qu'elle était fortement mélangée d'éléments touraniens.»
Satisfait de sa conclusion, il interrompit une seconde son travail, posa la plume, et, attirant à lui la rose pourpre, il la pressa sur ses lèvres; mais il entendit frapper à sa porte. Il remit précipitamment la rose dans son verre, et d'un ton d'humeur il cria: Entrez! La porte s'ouvrit. M. de Miraval entra. La figure d'Horace se rembrunit; cette apparition inattendue le consterna: il se sentit comme subitement expulsé de son paradis. Hélas! la vie la plus heureuse n'est qu'un paradis intermittent.
Le marquis, immobile sur le seuil, salua gravement son neveu, en lui disant:
«Eh quoi! je te dérange? Tu n'as jamais su dissimuler tes impressions.
—Ah! mon oncle, répondit-il, comment pouvez-vous croire?... Je vous avoue que je ne m'attendais pas... Mais, je vous prie, par quel hasard?...
—Je fais un voyage en Suisse. Pouvais-je passer à Lausanne sans venir te voir?
—Convenez, mon oncle, que vous ne passez pas, reprit Horace; convenez que vous êtes beaucoup plus qu'un passant, que vous arrivez ici tout exprès.
—Tout exprès, tu l'as dit, mon garçon, repartit M. de Miraval.
—C'est donc à un ambassadeur que j'ai l'honneur d'avoir affaire?
—Oui, à un ambassadeur, très ferré sur l'étiquette et qui demande qu'on le reçoive avec tous les égards qui lui sont dus et selon toutes les règles du droit des gens.»
Horace s'était remis de son trouble; il s'arma de philosophie, fit bonne mine à mauvais jeu. Avançant un siège au marquis:
«Asseyez-vous là, monsieur l'ambassadeur, lui dit-il, dans le meilleur de mes fauteuils. Mais, au préalable, embrassons-nous, mon cher oncle. Si je ne me trompe, il y a deux ans bien comptés que nous n'avons eu le plaisir de nous voir. Que pourrais-je vous offrir, pour vous être agréable? Je crois me souvenir que vous avez quelque goût pour le champagne frappé, que c'est votre boisson favorite. Oh! n'allez pas vous imaginer que nous soyons ici dans un pays de sauvages; on y trouve tout ce qu'on veut; vous serez satisfait à l'instant.»
Il tira à ces mots un cordon de sonnette: un domestique parut; il lui donna ses ordres, qui furent promptement exécutés, quoiqu'on accuse les Vaudois d'être un peu lents.
Cependant M. de Miraval contemplait son neveu avec une satisfaction mêlée d'un sourd dépit. Il lui sembla que ce beau garçon bien découplé avait encore embelli. Sa barbe courte était du plus beau noir; ses traits, jadis un peu mous, avaient pris de la fermeté, de l'accent; ses yeux, d'un gris bleuâtre, s'étaient allongés; son teint s'était hâlé, basané, et cette couleur brune lui allait à merveille. Son sourire, plein de douceur et de mystère, était charmant; on eût dit ce sourire indéfinissable que les sculpteurs égyptiens, dont la Grèce a eu de la peine à surpasser le génie, imprimaient souvent aux lèvres de leurs statues. Tel sphinx du musée du Louvre aurait reconnu Horace à son air de famille et l'eût avoué pour son parent. Il est tout naturel que l'on prenne le teint des pays que l'on habite et quelquefois aussi le visage des choses qu'on aime.
«Maître sot! pensait le marquis tout fâché, tu as la plus fière tournure, la plus belle tête du monde, et voilà tout ce que tu en sais faire. Ah! si à ton âge j'avais eu les yeux, le sourire que voici, quel parti j'en aurais tiré! Non, aucune femme n'aurait pu me résister... Mais toi, que répondras-tu à la Providence quand elle te demandera compte de tous les dons qu'elle t'a faits? Tu lui diras: Je m'en suis servi pour épouser Mme Corneuil... Eh! maître sot, te dira-t-elle, tu as sottement commencé par où les autres finissent!»
Horace était à mille lieues de deviner les secrètes réflexions de M. de Miraval. Après l'émotion désagréable du premier moment, il était rentré dans son naturel, et son naturel était d'avoir du plaisir à revoir son oncle, car il l'aimait beaucoup. A vrai dire, l'ambassadeur lui plaisait peu, et il était résolu à ne point le ménager; mais, quand on est sûr de sa volonté, on ne craint pas les objections, et il savait d'avance qu'il aurait réponse à tout. Aussi attendait-il l'ennemi de pied ferme, et, comme l'ennemi buvait du champagne et ne se pressait pas de commencer l'attaque, il marcha au-devant de lui.
«Et d'abord, mon cher oncle, lui dit-il, donnez-moi bien vite des nouvelles de ma mère.
—Je voudrais t'en donner de bonnes, répondit le marquis. Mais tu sais que sa santé nous inquiète, et tu conviendras que la lettre qu'elle a reçue de toi...
—Ma lettre l'a chagrinée!
—Là, tu le demandes?
—J'aime tendrement ma mère, répliqua Horace d'un ton vif; mais je l'ai toujours connue la plus raisonnable des femmes. Apparemment, je m'y serai mal pris, je lui récrirai dès demain, je me fais fort de la réconcilier avec mon bonheur.
—Si tu m'en crois, tu n'écriras plus; on ne guérit pas le mal par le mal. Assurément, ta mère désire ton bonheur; mais le projet extravagant dont tu lui as fait confidence... Extravagant te blesse? Je retire extravagant... Je voulais dire que le projet un peu bizarre... Allons, je retire aussi bizarre. C'est ainsi qu'on en use à la Chambre, et il ne faut pas être plus fier qu'un député. Bref, ce projet, qui n'est ni extravagant ni bizarre, inspire à ta mère les plus vives inquiétudes, et tu ne triompheras pas de ses objections.
—Elle vous a chargé de me les faire connaître?
—Dois-je te présenter mes lettres de créance?
—C'est inutile, mon oncle. Parlez, dites-moi à coeur ouvert tout ce qu'il vous plaira, ou plutôt, si vous êtes bien inspiré, ne dites rien, car, je vous en avertis, vous dépenserez votre éloquence en pure perte, et je sais que vous n'avez jamais aimé à perdre vos paroles.
—Il faudra pourtant que tu te résignes à m'entendre. Tu ne prétends pas, je pense, que j'aie fait pour rien cent grandes lieues tout courant. Mon discours est prêt, tu le subiras.
—Jusqu'au matin, s'il le faut, repartit Horace. Ma nuit vous appartient.
—Merci... Et maintenant, commençons par le commencement. Ce qui vient de se passer ne m'a pas seulement affligé, mais cruellement humilié. Je me flattais de connaître les hommes, et j'étais fier de ma science. Or je dois avouer, à ma confusion, que je me suis absolument mépris sur ton compte. Comment! c'est toi, mon fils, toi que je croyais le garçon le plus sensé, le plus réfléchi, le plus tranquille de la terre, c'est toi qui tout à coup t'avises de jeter l'épouvante dans le sein de ta famille par une décision!...
—Extravagante et bizarre, interrompit Horace.
—Puisque je t'ai dit que j'avais retiré ces deux mots! Mais, oui ou non, ce projet de mariage ne ressemble-t-il pas à un coup de tête?
—Dois-je vous répondre article par article? s'écria-t-il, ou préférez-vous me réciter d'abord votre discours tout entier d'une seule haleine?
—Non, ce serait trop fatigant. Réponds tout de suite.
—Eh bien! mon cher oncle, sachez que vous ne vous êtes jamais mépris sur mon compte, et que ce prétendu coup de tête est précisément l'acte le plus sensé, le plus réfléchi que m'ait jamais inspiré mon bon génie, un acte où j'ai mis à la fois tout mon coeur et toute ma raison.
—Quoi donc! tu me défendras de m'étonner que l'héritier d'un beau nom et d'une belle fortune, qu'un comte de Penneville, qui pouvait choisir dans son monde parmi cinquante jeunes filles vraiment dignes de lui, refuse tous les partis que sa mère lui proposait et qu'il se ravise subitement pour épouser... qui? une madame... je t'en prie, Horace, comment s'appelle-t-elle? Je ne peux jamais retenir ce diable de nom.
—Elle s'appelle Mme Corneuil, pour vous servir, répliqua Horace d'un ton pincé. Je suis désolé que son nom vous déplaise, mais ne vous donnez pas la peine de l'incruster dans votre mémoire. Dans deux mois d'ici, vous l'appellerez tout simplement la comtesse Hortense de Penneville.
—Peste! comme tu y vas! Ce n'est pas encore fait.
—Nous avons échangé nos paroles, mon oncle. Tenez la chose pour faite, car je vous défie bien de la défaire.»
M. de Miraval remplit et vida de nouveau son verre; puis il reprit:
«Ne t'échauffe pas, ne t'emporte pas. Je ne voudrais pour rien au monde te désobliger; mais je suis si étonné, si surpris... Dis-moi, qu'est-ce donc que cette statuette en faïence bleue coiffée d'un grand nimbe, à la taille fine, au museau de chatte, qui tient dans sa main droite je ne sais quelle façon de guitare?
—Ce n'est pas une guitare, mon oncle, c'est un sistre, symbole de l'harmonie du monde. Eh quoi! vous ne reconnaissez pas dans cette statuette la déesse Sekhet, la Bubastis des auteurs grecs, qu'on avait surnommée la grande amante de Ptah, divinité tour à tour bienfaisante et vengeresse, qui, selon toute apparence, représentait la radiation solaire dans sa double fonction?
—Mille excuses, je crois me la remettre. Et cette rose qu'elle semble flairer d'un air malveillant... Ah! cette rose, je n'ai plus besoin de demander d'où elle vient.
—Eh! oui! elle m'a été donnée par cette femme dont il est impossible de se rappeler le nom.
—Mais permets, je le sais très bien, ce nom... Mme Corneuil... N'est-ce pas Corneuil? Eh bien! mon doux ami, ne te semble-t-il pas que la déesse Sekhet ou Bubastis, qui représente la radiation solaire, attache des yeux courroucés, flamboyants d'indignation sur la rose pourpre, et qu'elle maudit la rivale que tu as eu l'insolence de lui préférer? Prends-y garde, les roses se fanent; les roses et celles qui les donnent ne vivent qu'un jour; les déesses sont immortelles et leurs rancunes aussi.
—Rassurez-vous, mon oncle, répliqua Horace en souriant. La déesse Sekhet regarde cette fleur d'un oeil fort doux. Si vous l'interrogiez, elle vous dirait: Les cinquante héritières que vous avez proposées au comte de Penneville sont toutes ou la plupart de sottes créatures, à l'esprit court et futile, uniquement occupées de chiffons et de misères; aussi je l'approuve fort d'avoir dédaigné ces poupées et de vouloir épouser une femme comme il y en a peu, une femme dont l'intelligence est aussi distinguée que son coeur est aimant, une femme qui adore l'Égypte et à laquelle il tarde d'y retourner, une femme qui ne sera pas seulement pour votre neveu la plus douce des sociétés, mais qui s'intéressera passionnément à ses travaux, qui l'aidera de ses conseils, qui sera la confidente de toutes ses pensées...
—Et qui méritera d'être un jour de l'Institut comme lui, interrompit M. de Miraval. Ce sera charmant de vous y voir entrer bras dessus bras dessous. Horace, je renonce à te réciter la fin de mon discours. Permets-moi seulement de t'adresser une ou deux questions. Voyons, où cet inconcevable accident s'est-il produit? Où donc ce fier Hippolyte?... Oh! mais, je le sais; ta mère m'a raconté que c'était à Memphis, au fond d'une cave.
—Ma mère n'a pas été discrète, répondit Horace; mais soit! c'était au fond d'une cave. Nous appelons cela un hypogée.
—Va pour l'hypogée. Mes idées se débrouillent; je me rappelle à présent que c'était dans le tombeau du roi Ti.
—Ti n'était pas un roi, mon oncle, répliqua-t-il sur un ton d'indulgente mansuétude. Ti était un des grands feudataires, un des barons de quelque souverain de la quatrième dynastie, laquelle régna deux cent quatre vingt-quatre ans, ou peut-être de la cinquième, qui, vraisemblablement, fut aussi memphite.
—Dieu me préserve de soutenir le contraire! Vous voilà donc dans ce tombeau. Illuminée par l'amour, Mme Corneuil déchiffra couramment une inscription hiéroglyphique, et, touché de ce beau miracle, tu tombas à ses pieds.
—Ces miracles ne se font pas, mon oncle. Mme Corneuil ne lit pas encore les hiéroglyphes, mais un jour elle les lira.
—Et c'est pour cela que tu l'aimes, malheureux?
—Je l'aime, s'écria Horace avec feu, parce qu'elle est admirablement belle, parce qu'elle est charmante, parce qu'elle est adorable, parce qu'elle a toutes les grâces, et qu'auprès d'elle toute femme me paraît laide. Oui, je l'aime, je lui ai donné pour jamais mon coeur et ma vie; tant pis pour qui ne me comprend pas.
—Peste! voilà parler, repartit M. de Miraval, et voilà de l'amour. Mais, mon cher enfant, je ne te reproche pas d'aimer cette femme; libre à toi. Ce qui me fâche, c'est que tu veux l'épouser. Eh! grand Dieu! où en serions-nous si l'on était tenu d'épouser toutes les femmes qu'on aime?... Voyons, entre quatre yeux, est-ce donc une vertu si farouche?»
Horace fronça le sourcil et répondit sèchement:
«Assez, mon oncle! Ah! je vous prie, pas un mot de plus.
—A vrai dire, je ne sais rien, poursuivit le marquis; je n'y étais pas. Mais ta mère, paraît-il, a pria des informations, et les mauvaises langues prétendent...
—Assez, vous dis-je, répéta Horace en haussant la voix. Si tout autre que vous me parlait sur ce ton d'une femme pour qui mon estime égale ma tendresse, d'une femme qui est digne de tous les respects, il aurait ma vie ou j'aurais la sienne.
—Tu comprends bien que je n'ai aucune envie de me battre avec toi, ô mon unique héritier! Dame! que deviendrait l'héritage? Puisque tu me le dis, je demeure convaincu que Mme Corneuil est une personne absolument irréprochable; mais où diable ta mère a-t-elle pris ses renseignements? Elle assure que c'est tout simplement une ambitieuse, voire une intrigante, et que son rêve... Là, es-tu bien sûr que cette femme ne soit pas de la race des habiles? Es-tu bien sûr qu'elle s'intéresse sincèrement, passionnément aux exploits des Pharaons et au dieu Anubis, conducteur des âmes? Es-tu bien sûr que les petits moyens ne produisent pas quelquefois de grands effets et qu'elle n'ait pas joué là-bas, dans le caveau de Ti, qui n'était pas roi, mais baron, une petite comédie dont un égyptologue de ma connaissance a été la dupe? J'imagine, quant à moi, que le beau garçon que voici, eût-il le nez de travers, les yeux ternes et le regard louche, Mme Corneuil l'aimerait encore, par l'excellente raison que Mme Corneuil a mis dans son bonnet de s'appeler un jour comtesse de Penneville.
—Vraiment, vous me faites pitié, mon oncle, et je suis bien bon de vous répondre. Prêter de misérables calculs d'intérêt et de vanité à une pareille femme, à l'âme la plus fière, la plus noble, la plus pure! Tenez, vous devriez rougir de vous abuser à ce point. Elle m'a raconté toute sa vie, jour par jour, heure par heure. Dieu sait qu'elle n'a rien à cacher! Pauvre sainte créature, mariée toute jeune et malgré elle, par la tyrannie de son père, à un homme qui n'était pas digne de toucher du doigt le bas de sa robe! Et pourtant elle lui a tout pardonné. Si vous saviez avec quelle tendre sollicitude elle l'a soigné dans ses derniers moments!
—Mais il me semble, mon bel ami, qu'elle a été récompensée de ses peines, puisqu'il lui a laissé sa fortune.
—Et à qui donc l'aurait-il laissée? N'avait-il pas beaucoup à réparer? Non, jamais femme n'a tant souffert et ne fut plus digne d'être heureuse. Une seule chose l'aidait à supporter le dur fardeau de ses chagrins. Elle était intimement persuadée qu'un jour elle rencontrerait un homme capable de la comprendre et dont l'âme serait à la mesure de la sienne.—Oui, me disait-elle l'autre soir, je croyais en lui, j'étais sûre qu'il existait, et la première fois que je vous ai vu, il m'a semblé que je vous reconnaissais et je me suis dit: Ne serait-ce pas lui?... Mon oncle, lui et moi, nous sommes le même homme, et ce sera la gloire de ma vie. Elle m'aime, vous dis-je, elle m'aime, vous n'y changerez rien, et brisons là, s'il vous plaît.»
Le marquis passa deux fois ses mains dans ses cheveux blancs et s'écria:
«Je te déclare, Horace, que tu es le plus candide des ingénus et le plus naïf des amoureux.
—Je vous affirme, mon oncle, que vous êtes le plus obstiné et le plus incurable des sceptiques.
—Horace, j'atteste le sphinx que voici et le museau de la déesse Sekhet que la poésie est la maladie des gens qui n'ont pas vécu.
—Et moi, mon oncle, je prends à témoin la lune que voilà et cette rose pourpre, qui vous regarde en se moquant de vous, que le scepticisme est le châtiment de ceux qui ont peut-être abusé de la vie.
—Et moi, je te jure par ce qu'il y a de plus sacré, par le grand Sésostris lui-même...
—Oh! mon oncle, comme vous tombez mal! Je sais bien qu'on ne peut pas vous en vouloir, vous n'avez guère étudié l'histoire d'Égypte, ce n'est pas votre affaire; mais apprenez que, s'il y a jamais eu dans ce monde une réputation surfaite et même usurpée, ce fut celle de l'homme que vous appelez le grand Sésostris et qui au demeurant s'appelait Ramsès II. Jurez, si vous le voulez, par le roi Chéops, vainqueur des Bédouins; jurez par Menès, qui bâtit Memphis; jurez par Aménophis III, dit Memnon, ou, si vous l'aimez mieux, par Snéfrou, avant-dernier roi de la troisième dynastie, qui soumit les tribus nomades de l'Arabie Pétrée; mais apprenez que votre grand Sésostris était en somme un homme fort médiocre, d'un mérite très mince, qui a poussé la vanité jusqu'à faire effacer sur les monuments le nom des souverains ses prédécesseurs, pour y substituer la sien, ce qui a fait prendre le change aux esprits légers, à Diodore de Sicile tout particulièrement, et introduit dans l'histoire les plus déplorables erreurs. Votre Sésostris, bon Dieu! il n'a jamais vécu que sur un exploit de ses jeunes années. Soit adresse, soit bonheur, il était parvenu à sortir d'une embuscade vie et bagues sauves. Voilà la belle prouesse qu'il a fait retracer cent et cent fois sur les parois de tous les édifices construits sous son règne; ce fut là son éternel Valmy, son sempiternel Jemmapes. Je vous le demande, quelles conquêtes a-t-il faites? Il opéra des razzias de nègres, parce qu'il avait besoin de maçons; il fit la chasse à l'homme dans le Soudan, et son seul titre de gloire est d'avoir eu cent soixante-dix enfants, dont soixante-neuf fils.
—Diable! c'est bien quelque chose que cela... Mais enfin, qu'en veux-tu conclure?
—J'en conclus, répondit Horace, à qui l'incident avait fait perdre de vue le principal, j'en conclus que Sésostris... Non, reprit-il, j'en conclus que j'adore Mme Corneuil et qu'avant trois mois elle sera ma femme.»
Le marquis se leva brusquement, en s'écriant:
«Horace, mon héritier et mon petit-neveu, viens dans mes bras!»
Et comme Horace, immobile, le regardait d'un air interdit:
«Faut-il te le répéter? Viens dans mes bras, continua-t-il, je suis content de toi. Vrai, ta passion me rajeunit. J'aime la jeunesse, l'amour et la candeur. Je croyais que tu n'avais pour cette femme qu'une fantaisie, un caprice de tête, je vois que ton coeur est pris, et on ne peut mieux faire que d'écouter la voix de son coeur. Pardonne-moi mes sottes questions et mes objections impertinentes. Ce que j'en ai dit, c'était pour l'acquit de ma conscience. Ta mère m'avait fait ma leçon, je l'ai répétée comme un perroquet. Il ne faut pas leur en vouloir à ces pauvres mères; leurs scrupules sont toujours respectables. La tienne...
—Oh! vous touchez là à l'endroit sensible et douloureux, interrompit le jeune homme. Mais je saurai bien la ramener, je lui écrirai dès demain.
—Encore un coup, n'écris pas; ta prose n'a pas le don de lui plaire. Mais elle a beaucoup de confiance en moi. Ma parole aura du poids. Mon fils, me voilà tout prêt à passer à l'ennemi; si l'aimable femme qui demeure ici près est vraiment ce que tu dis, je serai ton avocat auprès de ta mère, et nous lui ferons entendre raison. Veux-tu me présenter à Mme Corneuil! Je lui tâterai le pouls, et je te promets...
—Êtes-vous bien sincère, mon oncle? lui demanda Horace, en le regardant d'un air de défiance et de défi. Puis-je compter sur votre parfaite loyauté? Vous ne chercherez pas?...
—Foi d'oncle et de gentilhomme! interrompit à son tour le marquis.
—En ce cas, embrassons-nous, et cette fois sera la bonne,» répondit Horace, en prenant la main qu'il lui tendait.
L'oncle et le neveu restèrent quelque temps encore à causer comme de bons amis. Il était près de minuit, quand M. de Miraval se souvint que sa voiture l'attendait sur le chemin pour le ramener à son hôtel. Il se leva et dit à Horace:
«Il est donc convenu que tu me présenteras demain?
—Oui, mon oncle, à deux heures précises.
—C'est ton heure, l'heure où tu la vois?
—C'est une de mes heures. Je ne travaille jamais entre le déjeuner et le dîner.
—Et tout cela est réglé comme du papier de musique. Tu as raison, il faut mettre de la méthode en toute chose, même dans l'amour, et tout faire avec poids, nombre et mesure. J'ai connu un philosophe qui disait que la mesure est la plus belle définition de Dieu... Mais, à propos, j'ai fait ma sieste cette après-midi, et je n'ai plus sommeil. Prête-moi un livre qui me tiendra compagnie dans mon lit. Tu possèdes sans doute les oeuvres de Mme Corneuil?
—En doutez-vous?
—Ne me donne pas son roman, je l'ai déjà lu.
—C'est un pur chef-d'oeuvre, dit Horace.
—Pour mon goût, il y a un peu trop de brouillard là-dedans. Mais le bruit court qu'elle a publié des sonnets.
—Ce sont de vrais bijoux, s'écria-t-il.
—Et un Traité sur l'apostolat de la femme.
—O l'admirable livre! s'écria-t-il encore.
—Prête-moi le Traité et les sonnets. Je les lirai cette nuit, pour me préparer à l'entrevue de demain.»
Horace se mit aussitôt en quête des deux volumes, qu'il eut beaucoup de peine à retrouver. A force de s'agiter, il les découvrit enfin sous un gros tas d'in-quarto qui les écrasaient de leur terrible poids. Il dit à son oncle en les lui présentant:
«Soignez-les comme la prunelle de vos yeux. C'est elle qui ma les a donnés.
—Sois sans inquiétude, je sens le prix de ce trésor,» lui répondit le marquis.
Et du même coup il s'avisa que le Traité n'était coupé qu'à moitié et que le volume de sonnets ne l'était pas du tout, ce qui fit naître dans son esprit plusieurs réflexions qu'il garda soigneusement pour lui.
III
Le monde est plein d'incidents mystérieux, et Hamlet avait raison de dire qu'il se passe dans le ciel et sur la terre beaucoup de choses que n'explique pas la philosophie d'Horatio.
On a remarqué que dans les temps de grandes guerres où des peuples, venus de tous les coins d'un vaste empire, se trouvent subitement réunis en corps d'armée pour faire campagne ensemble, on voit se développer parmi eux des contagions étranges, des pestes meurtrières, et un grand spéculatif n'a pas craint d'en attribuer la cause au rapprochement forcé d'hommes très différents d'humeur, de langage, d'esprit, qui, n'étant point faits pour vivre en société, sont mis en contact par un méchant caprice de la destinée. On a remarqué aussi que, quand l'équipage du bâtiment qui chaque année apporte aux pauvres habitants des îles Shetland les denrées nécessaires à leur subsistance vient à débarquer sur leurs côtes, ils sont pris d'une toux convulsive, et qu'ils ne cessent pas de tousser avant que le navire ait remis à la voile. On raconte également qu'à l'approche d'un navire étranger les naturels des îles Féroë sont attaqués d'une fièvre catarrhale, dont ils ont beaucoup de peine à se débarrasser. On a constaté enfin qu'il suffit parfois de l'arrivée d'un missionnaire dans quelque île de la mer du Sud pour y enfanter des épidémies pernicieuses, qui déciment les malheureux sauvages.
Ceci doit servir à expliquer pourquoi, dans la nuit du 13 août 1878, la belle Mme Corneuil eut un sommeil très agité, et pourquoi, en se réveillant le matin sous ses blancs rideaux de mousseline, elle se sentit comme brisée dans tout son corps. Ce n'était pas la peste, ce n'était pas le choléra, ce n'était pas une fièvre catarrhale, ni une toux convulsive, mais elle éprouvait une tension de tête, un malaise, une irritation nerveuse toute particulière, et elle eut le pressentiment qu'il y avait dans son voisinage un danger ou un ennemi tout fraîchement débarqué. Pourtant elle ne connaissait point le marquis de Miraval, elle n'en avait jamais entendu parler, elle ne savait pas qu'il était plus dangereux que tous les missionnaires qui ont pu aborder dans les îles de l'océan Pacifique.
Quand sa mère, qui était toujours la première à entrer dans sa chambre pour lui prodiguer des soins qu'elle seule savait lui rendre agréables, s'approcha de son lit sur la pointe des pieds et lui souhaita le bonjour, Mme Corneuil, mal disposée, lui fit un accueil un peu sec, et Mme Véretz put s'apercevoir que son ange adoré s'était réveillé d'assez mauvaise humeur. A la vérité, cette tendre mère était accoutumée aux incartades; on la traitait de haut, comme une impératrice traite sa dame du palais. Elle y était faite et ne s'en affectait guère. Sa fille était sa reine, sa divinité, son tout; elle s'était consacrée tout entière à son bonheur, à sa gloire; elle lui rendait un culte, de véritables adorations. Elle appartenait à la race des mères servantes et martyres; mais sa servitude lui plaisait, son martyre lui paraissait délicieux, et cette petite femme maigre, au regard vif, aux allures serpentines, qui avait, comme Caton le Censeur, auquel du reste elle ne ressemblait guère, l'oeil vert et les cheveux rouges, faisait toujours bon visage aux duretés qu'elle essuyait. Elle avait de quoi se consoler; on avait beau la rudoyer, la gourmander, la renvoyer bien loin, on finissait toujours par l'écouter, attendu qu'on s'en était toujours bien trouvé. C'était par son conseil qu'au moment propice on s'était brouillé, puis réconcilié avec M. Corneuil; c'était grâce à ses précieuses directions qu'on avait pu tenir un salon à Paris et y devenir quelque chose. Mme Corneuil régnait, en définitive c'était Mme Véretz qui gouvernait, et, il faut le dire, elle n'avait jamais en vue que le bien de sa chère idole. Nous avons tous des pensées confuses, que nous avons peine à débrouiller, et des désirs cachés, que nous n'osons pas nous avouer. Mme Véretz avait le don de deviner sa fille, de lire dans tous les replis de son coeur; elle se chargeait de débrouiller ses pensées confuses et de lui révéler ses désirs inavouables en les prenant à son compte. C'était le secret de son influence, qui était considérable. Quand l'imagination de Mme Corneuil voyageait, cette mère incomparable partait la première en courrier; en arrivant à l'étape, la belle voyageuse y trouvait des chevaux de relais tout préparés et elle savait gré à Mme Véretz de lui ménager d'agréables surprises. Aussi se serait-elle gardée de s'embarquer dans aucune aventure sans son courrier, à qui elle avait l'obligation de n'être jamais restée en chemin.
Après avoir renvoyé sa mère et passé une demi-heure avec sa femme de chambre, Mme Corneuil prit une tasse de thé, puis elle s'assit à son secrétaire. Elle employait ses matinées à écrire un livre qui devait faire suite au Traité sur l'apostolat et qui était intitulé: Du rôle de la femme dans la société moderne. A vrai dire, c'était tirer deux moutures du même sac. Son but était de démontrer que dans une société démocratique, vouée au culte brutal du nombre, le seul correctif à la grossièreté des moeurs, des pensées et des intérêts, est la souveraineté de la femme. «Les rois s'en vont, avait-elle écrit la veille dans un moment d'inspiration, laissons-les partir; mais ne souffrons pas qu'ils emportent avec eux la royauté, dont les bienfaits sont nécessaires aux républiques elles-mêmes. Sur le trône qu'ils laissent vide, faisons asseoir la femme; avec elle régneront la vertu, le génie, les aspirations sublimes, les délicatesses du coeur, les sentiments désintéressés, les nobles dévouements et les nobles mépris.» Peut-être ai-je gâté sa phrase, mais je crois en avoir rendu le sens. Je crois aussi que, dans le portrait qu'elle en faisait, la femme supérieure qu'elle proposait à l'adoration du genre humain, ressemblait étonnamment à Mme Corneuil et qu'elle ne pouvait se la représenter sans de superbes cheveux d'un blond chaud, enroulés autour de son front comme un diadème.
Quand on a mal dormi, on n'est pas en train d'écrire. Ce jour-là, Mme Corneuil n'était pas en verve, la plume pesait à sa jolie main aux doigts effilés; les idées et l'expression lui manquaient. En vain elle entortillait autour de son index une boucle voltigeante de ses cheveux, en vain elle interrogeait du regard ses ongles roses, rien ne venait; elle se prenait à croire qu'entre elle et son papier il y avait quelque chose qui ressemblait à un malheur. Dieu sait pourtant qu'on s'appliquait en pareil cas à ménager ses nerfs, à ne lui causer aucune distraction; c'était une consigne. Pendant les heures où on la savait retirée dans son sanctuaire, le silence le plus profond régnait partout; Mme Véretz y mettait bon ordre. Tout le monde parlait bas, marchait à pas de loup, et quand Jacquot, qui faisait les courses et les commissions, traversait la cour pavée, il avait grand soin d'ôter ses sabots pour qu'on ne l'entendît pas. Cette précaution était le fruit d'une douloureuse expérience. Jacquot cultivait la trompette à ses moments perdus. Un matin qu'il s'était permis d'en sonner, Mme Véretz, survenant à l'improviste, lui avait appliqué un vigoureux soufflet en lui disant: «Tais-toi donc, petit imbécile; ne sais-tu pas qu'elle médite?» Jacquot s'était frotté la joue et se le tint pour dit; tout le monde en faisait autant. Aussi, de huit heures à midi, Jacquot disait tout bas à la cuisinière, la cuisinière disait au cocher, le cocher disait aux volailles de la basse-cour, qui le redisaient aux pierrots, qui le répétaient aux merles et à tous les vents du ciel:
«Frères, taisons-nous, elle médite!»
Au coup de midi, la porte du lieu très saint se rouvrit doucement, et, comme la première fois, Mme Véretz s'avança sur la pointe des pieds, disant:
«Ma chère belle, est-il permis d'entrer?»
Mme Corneuil fronça ses beaux sourcils et, d'un air boudeur, renferma ses papiers dans le plus élégant des buvards et son buvard dans les profondeurs de son secrétaire en bois de rose, dont elle eut soin, crainte des voleurs, de retirer la clef.
«On s'est donné le mot, dit-elle, pour ne pas me laisser un moment de repos.
—J'ai dû faire une course ce matin, répondit Mme Véretz. Est-ce que par hasard Jacquot aurait profité de mon absence?...
—Jacquot ou un autre, je ne sais, mais on a fait du bruit, remué des meubles. Cette course était donc bien nécessaire?
—Indispensable. Tu t'es plainte hier à dîner que le poisson n'était pas frais, que Julie ne savait pas acheter. Désormais je fais moi-même mon marché.
—Et pendant ce temps on mènera ici un vrai sabbat.
—Que veux-tu? entre deux maux...
—Non, interrompit Mme Corneuil, je ne veux pas que vous alliez en personne marchander votre poisson; que n'enseignez-vous à Julie à le choisir? Vous ne savez pas commander, il en résulte que vous devez tout faire vous-même.
—J'apprendrai, je me formerai, ma mignonne,» répondit Mme Véretz en la baisant tendrement sur le front.
Elle n'ajouta pas qu'aller au marché lui plaisait, ce qui était vrai. Parmi les gens qui ont eu de petits commencements, les uns répudient leur passé et tâchent de l'oublier, les autres prennent un extrême plaisir à se le rappeler.
«Qu'est-ce encore que cela? s'écria Mme Corneuil, qui s'aperçut en ce moment que sa mère tenait à la main un papier.
—Ceci, ma chère, est un billet par lequel M. de Penneville me charge de t'annoncer que son grand-oncle, le marquis de Miraval, arrivé hier de Paris, lui a témoigné le désir de t'être présenté, et qu'il l'amènera aujourd'hui à deux heures précises. Tu sais qu'il est sujet au coup de cloche.
—Qui l'empêchait de venir nous l'annoncer?
—Apparemment il a craint de te déranger et peut-être aussi de se déranger lui-même. Dans les existences bien ordonnées, la première règle est de travailler jusqu'à midi.»
Mme Corneuil fit un geste d'impatience.
«Qui est donc ce grand-oncle? Jamais Horace ne m'en avait parlé.
—Je le crois sans peine. Il ne te parle jamais que de toi, ou bien de lui... ou bien de l'Égypte, ajouta-t-elle.
—Et s'il me plaît qu'il m'en parle! répliqua Mme Corneuil avec hauteur. Est-ce encore une épigramme?
—Me juges-tu capable de faire des épigrammes contre ce cher et beau garçon? reprit vivement Mme Véretz. Je l'aime déjà comme un fils.»
Mme Corneuil était devenue pensive.
«J'ai fait cette nuit de mauvais rêves, dit-elle. Vous vous moquez de mes rêves, car vous aimez à vous moquer de moi. Voyez pourtant!... En venant de Paris, M. de Miraval a sûrement passé par Vichy. Ce marquis est un danger.
—Un danger! s'écria Mme Véretz. Quel danger peux-tu craindre?
—Vous verrez que c'est Mme de Penneville qui l'envoie ici.
—Et tu t'imagines qu'Horace?... Eh! ma pauvre folle, n'es-tu pas sûre de son coeur?
—Est-on jamais sûre du coeur d'un homme? répondit-elle en feignant une inquiétude qu'elle était loin d'éprouver.
—D'un homme, peut-être, dit en souriant Mme Véretz; mais le coeur d'un égyptologue est autre chose et ne varie jamais. En fait de sentiment, l'égyptologie est le beau fixe.
—Je vous dis que j'ai fait de méchants rêves, que ce marquis est un danger.
—Voilà ma réponse, lui repartit sa mère en lui présentant un miroir et en l'obligeant à s'y regarder.
—Il me semble que je suis affreuse ce matin, dit Mme Corneuil, qui n'en pensait rien.
—Vous êtes belle comme le jour, ma chère comtesse, et je défie tous les marquis du monde...
—Non, je ne recevrai pas ce grand-oncle, reprit Hortense en écartant le miroir; vous le recevrez pour moi. Prétendez-vous me condamner à essuyer des impertinences?
—Te voilà bien, tu mets les choses au pis, tu t'exaltes, tu te montes, tu pars de la main...
—Je vous répète que je suis malade.
—Ma chère adorée, il ne faut jamais être malade qu'à propos, et dans ce cas ci... Prends-y garde, il s'imaginera qu'il te fait peur.»
Mme Corneuil jugea sans doute à la réflexion que sa mère avait raison, car elle lui dit:
«Puisque vous voulez absolument que je m'impose cette corvée, soit! ordonnez qu'on me monte mon déjeuner, et envoyez-moi ma femme de chambre.
—C'est on ne peut mieux, répondit Mme Véretz. Ah! ma chère, ce n'est pas une corvée que je t'impose, c'est une victoire que je te prépare.»
Et à ces mots elle se retira, non sans l'avoir embrassée une seconde fois.
A deux heures précises, Mme Véretz, sous les armes, installée dans un ajoupa qui faisait face à la véranda du chalet, attendait le comte de Penneville et M. de Miraval; à deux heures précises, le marquis et le comte parurent à l'horizon. La présentation se fit dans toutes les formes, et bientôt l'entretien s'engagea. Mme Véretz était une femme experte en tous les cas difficiles; l'imprévu ne la déconcertait point: elle savait faire fête aux visiteurs fâcheux comme aux événements désagréables. M. de Miraval ne lui fournit point l'occasion d'exercer sa vertu. Il fut parfaitement courtois et gracieux; il déploya en cette occurrence son amabilité, son brillant des grands jours; il se mit en frais autant qu'il le faisait jadis pour les puissants de la terre qui lui donnaient audience. A quoi servirait-il d'avoir été diplomate, si l'on ne possédait l'art utile de parler beaucoup sans rien dire? Il avait la parole à son commandement et, quand il le fallait, une éloquence fluente, le talent de faire couler, comme dit le proverbe russe, du miel sur l'huile. Tout chemina fort bien. Horace, qui avait beaucoup redouté cette entrevue et qui d'abord avait eu l'air contraint et gêné, fut bientôt hors de peine; il sentit se dissiper son embarras. Il était dans son caractère de se rassurer très vite. Non seulement il était né optimiste, mais il avait trop approfondi la théologie égyptienne pour ne pas savoir que dans le monde des hommes comme dans celui des divinités la lutte entre les deux principes se termine d'habitude par la victoire du bien, que Typhon finit par se laisser désarmer et qu'Horus, dieu bienfaisant, prend en main le gouvernement de l'univers. La figure du comte de Penneville exprimait une foi profonde dans le triomphe définitif d'Horus, dieu bienfaisant.
La glace était tout à fait rompue lorsque Mme Corneuil fit son apparition. Comme on peut croire, elle avait soigné pour la circonstance sa toilette et sa coiffure; son demi-deuil était des plus coquets. Il faut en prendre son parti, il y a des reines qui ressemblent beaucoup à des bourgeoises, il y a des bourgeoises qui ressemblent à des reines, moins la couronne et le roi. Ce jour-là, Mme Corneuil était non seulement reine, mais déesse des pieds à la tête; on eût dit Junon sortant de son nuage. Elle ne manqua pas son entrée. En la voyant venir, le marquis ne put réprimer un tressaillement, et, quand il s'approcha d'elle pour la saluer tête basse, il perdit contenance, ce qui ne lui arrivait guère, il demeura confus, commença plusieurs phrases sans pouvoir les achever, et l'on assure que c'était la première fois de sa vie qu'il avait essuyé pareille mésaventure. Son trouble était si visible que le bon Horace, qui ne remarquait rien, ne laissa pas de le remarquer.
M. de Miraval fit un effort sur lui-même, il ne tarda pas à recouvrer son assurance et toute l'aisance de ses manières. Après quelques propos oiseux, il se mit à conter avec agrément plusieurs anecdotes de sa carrière de diplomate, qu'il assaisonna de belle humeur et de sel attique.
Tout en contant, il devisait avec lui-même et se disait: «Il n'y a pas à dire, elle est fort belle; c'est une maîtresse femme, un morceau de roi. Quels yeux, quels cheveux et quelles épaules! Je gagerais que ce qu'on ne voit pas vaut pour le moins ce qu'on voit. Est-il possible qu'elle soit la fille de sa mère et que ces cheveux rouges aient produit ces cheveux blonds? Après tout, elles se complètent. C'est une frégate accompagnée de sa mouche. Il n'y a pas à dire, sa beauté m'irrite, m'exaspère. Elle était faite pour se rendre heureuse en faisant le bonheur de beaucoup de pauvres diables, et, si j'avais quarante ans de moins, je voudrais être du nombre de ces heureux. Mon Dieu! je ne demanderais pas le morceau tout entier pour moi, je me contenterais de ce qu'on voudrait bien me donner. Il faut être philosophe et savoir partager. Hélas! les prétentions ont tout gâté; l'ambition, la fureur de paraître, sont le fléau du genre humain; la femme qui veut à toute force jouer un rôle tue son bonheur et celui des autres... En conscience, elle est superbe! N'y trouverai-je rien à redire? Oui, elle a dans le regard une inquiétude qui ne me plaît pas. Les lèvres sont un peu minces; bah! c'est un détail. Grâce à Dieu, elle n'a pas de tache d'encre au bout des doigts; mais ils sont trop effilés, trop nerveux, et dénotent des mains prenantes. Les paupières sont trop longues; elles doivent lui servir à cacher beaucoup de choses. La voix est bien timbrée, mais elle sonne sec... C'est égal, si j'avais quarante ans de moins...»
Le marquis ne laissait pas de conter ses anecdotes. Mme Véretz était tout oreilles et souriait de la meilleure grâce du monde. Quant à Mme Corneuil, elle ne se départait pas de sa gravité un peu dédaigneuse. Elle était arrivée avec un parti pris; elle s'était mis dans la tête qu'elle allait comparaître devant un juge malveillant, venu tout exprès pour prendre sa mesure et la faire asseoir sur la sellette. Aussi s'était-elle armée d'une majesté olympienne, de cette insolence de beauté qui fait rentrer sous terre les impertinents, qui foudroie les orgueilleux et transforme en cerf les Actéons. Bien que le marquis fût d'une politesse irréprochable et empressée, bien qu'il sollicitât presque humblement sa bienveillance et ses regards, elle tenait ferme, elle ne désarmait pas. Pour Horace, il écoutait tout d'un air satisfait; il trouvait que son oncle était charmant, et il mourait d'envie de l'embrasser; il trouvait aussi que jamais Mme Corneuil n'avait été si belle, que le soleil avait des clartés inaccoutumées, qu'il pleuvait de la lumière sur son bonheur, que l'air embaumait et que toutes les choses de ce monde allaient à merveille. Il avait cependant un scrupule qui l'embarrassait et par instants faisait passer un nuage sur ses sourcils. En relisant le matin un des fragments de Manéthon, il s'était achoppé à un passage qui semblait contrarier sa thèse favorite, à laquelle il tenait comme à sa vie. Par intervalles, il se prenait à douter si ce fut vraiment sous le règne d'Apépi que Joseph, fils de Jacob, vint en Égypte; puis il se reprochait son doute, qui lui revenait l'instant d'après. Cette contradiction le chagrinait, car il respectait beaucoup Manéthon. Mais quand il regardait Mme Corneuil, son âme rentrait dans le repos, et il croyait lire dans ses beaux yeux la preuve manifeste que le Pharaon qui ne connaissait pas Joseph était bien Séthos Ier, auquel cas le Pharaon qui l'avait connu était bien Apépi. Être tendrement aimé d'une belle femme, cela fait tout croire, tout devient possible, tout s'arrange, Manéthon, Joseph, le roi Apépi et le reste.
Que se passait-il dans le coeur du marquis? De quel charme vainqueur était-il la proie? Le fait est qu'il ne se ressemblait guère à lui-même. Il avait bien débuté, et Mme Véretz prenait plaisir à ses histoires. Peu à peu, sa verve s'alanguit. Cet homme si maître de ses idées ne parvenait plus à les gouverner; cet homme si maître de sa parole cherchait péniblement ses mots. Il lutta quelque temps contre l'étrange fascination qui le privait de ses facultés, mais ce fut en vain. Il ne prit plus part à la conversation que par quelques phrases décousues qui manquaient absolument d'à-propos et bientôt il tomba dans une profonde rêverie, dans le plus morne silence.
«Ma mère avait raison, se dit Mme Corneuil. Je lui impose, c'est moi qui lui ai fait peur.»
Et, s'applaudissant d'avoir fait taire les batteries de l'assiégeant et éteint son feu, un sourire de fierté satisfaite effleura ses lèvres. L'instant d'après, elle se leva pour faire un tour de jardin, et Horace s'empressa de la suivre.
Le marquis demeura seul avec Mme Véretz. Il suivit quelque temps du regard le couple amoureux, qui s'éloignait à pas lents et qui disparut enfin derrière un buisson. Il parut alors que le charme était rompu. M. de Miraval recouvra la voix, et il se prit à murmurer:
Amants, heureux amants.
Soyez-vous l'un à l'autre un monde toujours beau,
Toujours divers, toujours nouveau.
Puis, se tournant vers Mme Véretz, il s'écria d'un ton lyrique: «Non, on n'a rien inventé jusqu'aujourd'hui de plus beau que la jeunesse, de plus divin que l'amour. Mon neveu est un heureux coquin; je le félicite tout haut, et je l'envie tout bas.»
Mme Véretz le récompensa de cette exclamation par un gracieux sourire, qui signifiait:—Bon vieillard, nous t'avions mal jugé. Pourrais-tu par hasard nous servir à quelque chose?
«Plus je les vois ensemble, monsieur le marquis, dit-elle, plus je me persuade qu'ils ont été faits l'un pour l'autre. Jamais caractères ne furent mieux assortis; ils ont les mêmes goûts et les mêmes dégoûts, la même élévation d'esprit, le même dédain pour les sentiments médiocres et pour les petits calculs, la même insouciance des vulgaires intérêts. Ils vivent l'un et l'autre dans l'azur. Ah! monsieur le marquis, c'est par une dispensation providentielle qu'ils se sont rencontrés.
—Très providentielle,» dit le marquis.
Et il ajouta in petto:
«La vraie providence est l'habileté des mères.»
Puis il reprit:
«De quoi s'agit-il après tout? D'être heureux. Mon neveu a mille fois bien fait de ne consulter que son coeur. Il aura l'azur, comme vous dites, chère madame, et tout le reste par-dessus le marché; car Mme Corneuil... Ne parlons pas de sa beauté, qui est incomparable, mais il est impossible de la voir, de l'entendre sans reconnaître en elle une femme vraiment supérieure, la plus propre du monde à bien conseiller un homme, à le conduire, à le pousser.
—Certes vous la jugez bien, répondit Mme Véretz. C'est une étrange créature que ma fille; elle a tous les nobles enthousiasmes, qu'elle pousse jusqu'à l'exaltation, et cependant elle est infiniment raisonnable, très intelligente des choses de la vie, et à la fois de glace pour ses intérêts, de feu pour ceux des autres.
—Une seule chose m'afflige, lui dit le marquis. Le fabuliste recommande aux heureux amants de ne voyager qu'aux rives prochaines, et les nôtres iront enfouir leur félicité à Memphis ou à Thèbes. Enlever Mme Corneuil à Paris, c'est un crime.
—Oh! rassurez-vous, dit-elle, Paris les reverra.
—Vous ne connaissez pas mon neveu: il a horreur de cette ville perverse et frivole. Il m'a fait hier ses confidences, il entend finir ses jours en Égypte, et il m'a soutenu que Mme Corneuil était aussi amoureuse que lui de la solitude et du silence des Thébaïdes. Il a l'air fort doux, personne n'est plus tenace dans ses volontés.
—A la garde de Dieu! fit Mme Véretz, en regardant le marquis d'un air qui voulait dire:—Mon bel ami, il n'y a pas de volonté qui tienne contre la nôtre, et Paris ne peut pas plus se passer de nous que nous de Paris.
—Ils ont choisi la bonne part, poursuivit M. de Miraval en poussant un profond soupir. Je me suis souvent moqué de mon petit-neveu, à qui je reprochais de ne pas savoir jouir de la vie; c'est à son tour de se moquer de moi, puisque j'en suis réduit à envier son bonheur. Cueillir des roses, c'est charmant, et j'en ai beaucoup cueilli: mais il arrive un âge où l'on regrette amèrement de n'avoir pas su se créer un intérieur... Vous devez être étonnée de mes confidences, chère madame.
—J'en suis flattée beaucoup plus qu'étonnée, répondit-elle.
—L'ennui me ronge, je dois en convenir. J'avais juré de passer le reste de mes jours dans la retraite, dans le repos. L'ennui me fera sortir de ma tanière. Je vais me replonger dans la politique active. On me presse de me laisser porter à la députation dans l'arrondissement où est mon château, on me propose aussi le sénat. Je vais me livrer de nouveau au monstre. Passe encore si j'étais marié à une femme de sens, très intelligente des choses de la vie, quoiqu'un peu exaltée. On ne réussit dans la politique que par les femmes, et à mon âge on ne peut plus se flatter de réussir par les femmes des autres. Que n'en ai-je une à moi! Comme dit le poète: «Ai-je passé le temps d'aimer?... Ah! si mon coeur...» Je ne me rappelle pas la suite, mais qu'importe! Heureux Horace! trois fois heureux! Vivre en Égypte avec une femme aimée ou se trémousser à Paris, sans femme aimée, au milieu des tripotages de la politique, quelle différence!»
Mme Véretz trouvait en effet que la différence était grande, mais toute au profit du trémoussement et du tripot. Elle ne put s'empêcher de se dire: «Si mon futur gendre avait l'humeur et les goûts de son grand-oncle, ce serait parfait, et nous n'aurions plus rien à désirer.» De ce moment, le marquis de Miraval lui parut un homme intéressant. Elle essaya de le réconcilier avec son sort, et, comme elle avait l'esprit des affaires et l'amour des détails, elle lui adressa force questions sur son arrondissement électoral, sur les chances de son élection. Le marquis, un peu embarrassé, y répondit de son mieux. Il ne put se tirer d'affaire qu'en détournant le propos et en faisant à cette curieuse une ample description de son château, qui sans contredit en valait la peine, mais où il n'allait guère. Les renseignements minutieux qu'il lui fournit touchant ses terres et leurs revenus n'étaient pas de nature à refroidir l'intérêt qu'elle commençait à lui porter.
Pendant ce temps, Mme Corneuil arpentait une allée du jardin avec Horace, qui ne s'apercevait pas qu'elle avait les nerfs fort excités et un peu orageux. Il y avait un certain nombre de choses dont le comte de Penneville ne s'apercevait presque jamais.
«Dieu! quel beau temps! lui disait-il. Le beau ciel! le beau soleil! Ce n'est pourtant pas le soleil de là-bas. Quand le reverrons-nous? Oh! là-bas, la-bas, comme dit Mignon. Vous me chanterez ce soir cette chanson; personne ne la chante comme vous. Ce parc ne m'a jamais paru si vert. Il faut convenir que la verdure a du bon, quoique je m'en passe à merveille. J'ai connu un voyageur qui trouvait la Grèce affreuse, parce qu'elle manque d'arbres. Il y a des gens comme cela qui ont la manie des arbres. Vous rappelez-vous notre première excursion à Gizeh, cette grande plaine nue, ces collines onduleuses, ce sable couleur jaune d'ocre? «On en mangerait!» disiez-vous. Nous rencontrâmes une longue file de chameaux, je les vois encore. A l'horizon pointaient les pyramides, qui nous semblaient toutes blanches et qui dégageaient des étincelles. Comme elles s'enlevaient sur le ciel! Elles étaient vibrantes. L'air ne vibre jamais par ici. Oh, le bon déjeuner que nous fîmes dans cette chapelle, assis sur des burnous! Vous étiez coiffée d'un tarbouch, qui vous allait comme un charme. Quand donc vous reverrai-je en tarbouch? Ah! par exemple, la dinde était un peu maigre, et puis je commis ce jour-là une fière maladresse. Je laissai choir la gargoulette qui contenait notre eau du Nil. Nous en fûmes quittes pour rire et pour boire notre vin pur. Après quoi, nous descendîmes dans un caveau, et là, pour la première fois, je vous traduisis des hiéroglyphes. Je n'oublierai jamais quel fut votre ravissement quand je vous appris qu'un luth signifiait le bonheur, attendu que le signe du bonheur est l'harmonie de l'âme. Dans l'écriture chinoise, le bonheur est représenté par une main pleine de riz. Et après cela, qui contestera l'immense supériorité d'âme et de génie des Égyptiens sur les habitants du Céleste Empire?»
Il finit pourtant par s'apercevoir que Mme Corneuil ne lui répondait pas; il en chercha l'explication, et il la trouva.
«Quelle impression vous a faite le marquis de Miraval?» lui demanda-t-il d'une voix anxieuse.
Cette fois elle répondit.
«C'est un homme fort distingué, dit-elle. Il commence admirablement les histoires, mais il les finit mal.... Dois-je être sincère?
—Absolument sincère.
—Il me plaît fort peu.
—Aurait-il dit quelque chose qui vous ait offensée? s'écria Horace, saisi d'un remords subit et de la crainte que son oncle n'eût profité perfidement des distractions que lui causaient Manéthon et le roi Apépi, pour hasarder quelque méchant propos.
—C'est un homme d'esprit, répliqua-t-elle; mais il faut avoir de l'âme, et je le soupçonne de n'en pas avoir.»
En disant ces mots, elle attacha sur le visage du jeune homme ses grands yeux bruns où l'on voyait une âme, et peut-être deux.
«A votre tour, soyez franc, reprit-elle. Vous n'avez pas le talent de mentir, c'est un peu pour cela que je vous aime. Vous m'aviez annoncé que vous écririez à Mme de Penneville... Le marquis est sa réponse.
—J'en conviens, dit-il; mais, quand l'univers entier se mettrait entre vous et moi, il y perdrait ses peines. Vous savez si je vous aime, si je vous adore.
—Votre coeur est à moi, bien à moi? demanda-t-elle en lui jetant un regard ensorcelant.
—Pour toujours, pour jamais!» répondit-il d'une voix étouffée.
Ils approchaient d'une charmille, dont l'entrée était étroite. Mme Corneuil passa la première, et quand Horace l'eut rejointe, se retournant, elle demeura immobile devant lui et le contempla avec un sourire mélancolique. Jusqu'à ce jour, elle l'avait tenu à distance, sans lui rien accorder, sans lui rien permettre. Par une inspiration soudaine, elle dépouilla sa farouche vertu et avança doucement vers lui son front et ses lèvres, qui semblaient réclamer un baiser. Il comprit, mais il eut peur d'avoir mal compris. Il hésitait, enfin il osa, et, la serrant dans ses bras, il appuya ses lèvres sur les siennes. Ce baiser le mit hors de lui, le grisa: il fut sur le point de se trouver mal. Une seule fois jusqu'alors il avait éprouvé une ivresse d'émotion comparable à celle-ci: c'était près de Thèbes, un jour que, faisant une fouille, il avait vu de ses yeux apparaître au fond de la tranchée un grand sarcophage de granit rose. Ce jour-là aussi, il lui avait pris une défaillance.
Mme Corneuil s'assit sur un banc; il se laissa tomber à ses pieds, et posant ses coudes sur des genoux adorés, les mains dans les mains, il resta quelque temps à la manger des yeux. Il n'y avait que la largeur d'une route entre la charmille et le lac; ils entendaient la vague qui causait tout bas avec la grève; elle balbutiait des mots d'amour, elle racontait des joies et des mystères qu'aucune langue humaine ne peut dire.
Après un long silence:
«Les grands bonheurs sont toujours inquiets, toujours sur le qui-vive, reprit Mme Corneuil; tout les effarouche, ils ont peur de tout. Je vous en supplie, débarrassez-nous de ce diplomate. Je n'ai jamais aimé les diplomates; des préjugés, des intérêts, des calculs, des vanités, ils ne voient que cela dans le monde.
—Vos volontés me sont sacrées, lui dit-il, et, dussé-je me brouiller à jamais avec lui, je ferai tout ce qu'il vous plaira, quoique je lui aie toujours rendu l'amitié qu'il me porte.
—Oui, renvoyez-le dans sa famille, qui nous en voudrait de l'accaparer. Qu'il retourne bien vite lui raconter ses histoires!
—Permettez, sa famille, c'est moi; il est garçon ou plutôt veuf depuis trente ans et sans fils ni fille. Mais que m'importe son héritage!»
A ces mots, Mme Corneuil sortit de son extase, et dressant l'oreille comme un chien qui flaire une piste inattendue:
«Son héritage! Vous êtes son héritier! Vous ne m'en avez jamais rien dit.
—Et à quel propos vous l'aurais-je dit? L'argent, qu'est-ce que l'argent?... Mon trésor, le voici, ajouta-t-il en essayant de prendre un second baiser, qu'elle lui refusa sagement, car il ne faut abuser de rien.
—Ce sont de lâches misères que les questions d'argent, dit-elle... Est-il très riche, le marquis?
—Ma mère assure qu'il a deux cent mille livres de rente. Qu'il en fasse ce qu'il voudra. Puisqu'il a eu le malheur de vous déplaire, je lui déclarerai tout net que je renonce à la succession.
—Encore y faut-il mettre des formes, répondit avec quelque vivacité Mme Corneuil. Vous avez de l'affection pour lui; je serais désolée de vous brouiller avec un parent que vous aimez.
—Vous, vous, rien que vous! s'écria-t-il. C'est si peu de chose que le reste!»
Il demeura quelques instants encore à ses genoux; mais, à son vif chagrin, elle l'obligea de se relever, en lui disant:
«M. de Miraval finira par remarquer que nous sommes longtemps absents. Soyons polis.»
Deux minutes après, elle rentrait dans l'ajoupa, où la suivit Horace, et elle aborda le marquis avec une nuance d'affabilité qu'elle ne lui avait pas encore montrée; mais, quoiqu'elle eût changé de visage et de procédé, le charme ne laissa pas d'opérer, ou plutôt l'effet n'en fut que plus sensible. M. de Miraval, qui avait recouvré toute la liberté de son esprit en conversant familièrement avec Mme Véretz et en lui faisant toute espèce de confidences, se troubla de nouveau quand il revit sa belle ennemie. Il répondit à ses avances par des phrases incohérentes, par des propos sans queue ni tête, qui semblaient tomber de la lune. Bientôt, comme pris de colère contre lui-même et contre son indigne faiblesse, il se leva brusquement, et se tournant vers Mme Véretz:
«On n'oublie pas longtemps son La Fontaine, lui dit-il; je retrouve à l'instant la fin du vers que je cherchais et que voici:
Ah! si mon coeur osait encor se renflammer!
Il prit aussitôt congé d'elle, la salua profondément; puis, s'avançant vers Mme Corneuil, il la regarda dans les yeux et lui dit avec une sorte d'âpreté dans la voix:
«Madame, je suis venu, j'ai vu et j'ai été vaincu.»
Et là-dessus il s'éloigna comme un homme qui se sauve, en défendant à son neveu de le reconduire. On croira sans peine qu'après son départ il fut beaucoup parlé de lui. Tout le monde s'accorda à dire que sa conduite était étrange; mais Mme Véretz déclara qu'il lui paraissait plus charmant encore que singulier. Mme Corneuil le trouvait plus singulier que charmant. Quant à Horace, il expliqua ce qu'il y avait eu d'un peu bizarre dans son attitude par des inégalités de santé ou par un caprice d'humeur, que son âge rendait excusable. Il avoua du reste qu'il ne l'avait jamais vu ainsi, qu'il l'avait toujours connu bon vivant, alerte, sûr de sa mémoire, dégourdi et se faisant tout à tous.
«Il y a là un mystère que vous aurez soin d'éclaircir,» lui dit Mme Corneuil.
Et comme, ayant regardé sa montre, il se disposait à se retirer:
«A propos, grand paresseux, lui dit-elle, quand donc me lirez-vous ce fameux quatrième chapitre de votre Histoire des Hycsos? N'allez pas oublier que nous devons le lire un soir et faire à minuit un souper fin en son honneur. Nous le commanderons à Paris, ce souper. Ne sera-ce pas délicieux?»
A l'idée de cette petite fête intime en l'honneur d'Apépi, le coeur d'Horace tressaillit d'aise, et sa prunelle s'alluma.
«Je ne veux rien vous lire qui ne soit digne de vous. Accordez-moi dix jours encore.
—Dix jours, c'est un siècle! fit-elle. Mais au moins soyez de parole, ou je me brouille avec vous.»
Il s'éloignait, elle ajouta:
«Quand vous reverrez M. de Miraval, soyez défiant, mais soyez adroit.»
«Lui, adroit! s'écria Mme Véretz, lorsqu'elle fut seule avec sa fille. Ordonne-lui plutôt de traverser le grand lac à la nage.
—Est-ce encore une épigramme? dit Mme Corneuil avec humeur.
—Puisque je l'adore tel qu'il est, lui répondit sa mère, peut-on m'en demander davantage? Quant à M. de Miraval, tu as tort de t'en inquiéter. M'est idée qu'il nous est tout acquis.
—Ce n'est pas la mienne, répliqua-t-elle.
—En tout cas, ma chère, il faut le traiter avec beaucoup de ménagement, car je sais de source certaine...
—Vous allez m'apprendre, interrompit d'un ton dédaigneux Mme Corneuil, qu'il a deux cent mille livres de rente et qu'Horace est son héritier. Ces misérables bagatelles sont pour vous des affaires d'État.»
Et aussitôt après, elle lui dit:
«Demandez donc à Horace d'inviter le marquis à venir au premier jour déjeuner avec nous.»
IV
Le lendemain, dans l'après-midi, le comte de Penneville se rendit à l'hôtel Gibbon, dans l'espérance d'y voir son oncle; il ne l'y trouva pas. Il lui laissa sa carte avec un mot pour lui témoigner son regret d'avoir fait une course inutile et lui annoncer que Mme Véretz et sa fille invitaient le marquis de Miraval à venir déjeuner avec elles le jour suivant. Le marquis lui fit porter sa réponse dans la soirée; il s'y plaignait d'être indisposé, priait son neveu de l'excuser auprès de ces dames, dont l'attention le touchait infiniment. Inquiet de la santé de son oncle, Horace sortit dans la matinée, contrairement à toutes ses habitudes, pour aller prendre de ses nouvelles. Cette fois encore, le nid était vide, et le comte eut tout ensemble le chagrin d'avoir perdu ses pas et le plaisir d'en conclure que le malade se portait bien.
Pressé par Mme Corneuil, il lui écrivit pour lui transmettre une nouvelle invitation à déjeuner. Le marquis lui fit répondre par un exprès qu'il venait de se décider à repartir à l'instant pour Paris, qu'il était fort chagriné de n'avoir pas même le temps de lui faire ses adieux.
Cette résolution subite et ce départ inattendu émurent beaucoup la pension Vallaud. On en parla durant une heure d'horloge, et les jours suivants on en reparla. M. de Penneville fut la premier à se remettre de sa surprise.
«Arrive que pourra, se dit-il; je serai comme un roc.»
Et il eut bientôt fait de penser à autre chose. La mère et la fille furent moins philosophes. Mme Véretz éprouvait un étonnement pénible, une vive contrariété de s'être trompée à ce point, car elle se piquait de ne jamais se tromper. Mme Corneuil lui disait d'un ton de triomphe:
«Je vous félicite de votre perspicacité. M. de Miraval nous était, disiez-vous, tout acquis. Il se trouve que sa bienveillance ne va pas même jusqu'à la politesse la plus élémentaire. Il était venu en éclaireur, il est retourné bien vite faire son rapport à Mme de Penneville. Nous aurons avant peu de ses nouvelles, qui ne seront pas agréables. Je suis sûre que vous n'avez pas su vous tenir avec lui, que vous lui avez dit des choses compromettantes.
—Ai-je l'habitude d'en dire, ma chère? répondait Mme Véretz. J'avoue qu'une telle conduite me surprend. Elle est contraire à toutes mes notions du droit des gens. Avant de faire la guerre, un galant homme la déclare. Le monstre a bien caché son jeu.
—Vous avez toujours été d'une confiance aveugle.
—Et pourtant les mauvaises langues prétendent que je suis une mère habile. Ne m'accable pas, ma mignonne. Ce qui m'afflige, c'est qu'un héritage de deux cent mille livres de rente ne se trouve pas dans le pas d'un cheval.
—Vous n'avez que cet héritage en tête. Il est bien question de cela! Il s'agit d'un noir complot, dont nous verrons bientôt les effets. Ce vilain vieillard nous jouera quelque tour de sa façon.
—Attendons, attendons, répondait Mme Véretz. Il faut du gros canon pour prendre les forteresses. Tu as beau dire, nous pouvons dormir tranquilles sur nos deux oreilles.»
Trois jours plus tard, Mme Véretz, qui, en cachette de sa fille, était sortie de très bonne heure pour aller faire elle-même son marché, s'introduisit à pas de loup dans l'appartement du comte de Penneville, entr'ouvrit la porte de son cabinet de travail, et, la main sur le loquet, elle lui cria:
«Voulez-vous savoir une chose, bel oiseau bleu? On vous en a donné à garder, et M. de Miraval n'a pas quitté Lausanne. Je viens de le rencontrer qui traversait la place Saint-François.
—Impossible! répondit-il en laissant tomber sa plume.
—Impossible peut-être, mais encore plus vrai qu'impossible,» dit-elle en se sauvant.
Horace se rendit incontinent à l'hôtel Gibbon et ne fut pas plus heureux que les autres fois. Il y retourna dans la soirée, et sa persévérance fut enfin récompensée. Il eut la joie d'apercevoir M. de Miraval, qui faisait sa digestion en fumant un cigare sur la terrasse de l'hôtel.
—Eh bien, mon oncle, lui dit-il, ce départ?...
—L'esprit est prompt, la chair est faible, s'écria le marquis. Lausanne est une ville si charmante, que je n'ai pas eu le courage de m'en arracher.
—Daignerez-vous au moins m'instruire?...
—Montons dans ma chambre, interrompit-il; nous y serons mieux pour causer.»
Dès qu'ils y furent entrés, le marquis se laissa tomber sur un sofa en murmurant:
«Ouf! que je suis las!»
Puis il offrit du geste un fauteuil à son neveu, qui lui dit:
«Une fois pour toutes, expliquons-nous. Ami ou ennemi?
—Recourons au distinguo. Ami du cher garçon que voici, mais ennemi résolu, ennemi juré, ennemi mortel de son mariage.
—Ainsi Mme Corneuil n'a pas eu le bonheur de vous plaire? repartit Horace sur un ton d'amère ironie.
—C'est tout le contraire, dit le marquis en s'échauffant tout à coup. Tu ne m'avais pas dit assez de bien de cette femme. Il n'y a qu'un mot qui serve: elle est adorable.
—Eh bien! mon oncle, cela étant...
—Adorable, te dis-je; mais elle n'est pas du tout ton fait. Et d'abord, tu crois l'aimer, tu ne l'aimes pas.
—Seriez-vous assez bon pour m'en fournir la preuve?
—Non, tu ne l'aimes pas. Tu la vois à travers vos communs souvenirs de voyage, à travers le plaisir que tu as eu à lui expliquer le tombeau de Ti; tu la vois à travers l'Égypte, à travers les Pharaons. Du haut des pyramides, quarante siècles ont contemplé vos fiançailles, et c'est pourquoi ton amour t'est cher. Pur mirage du désert que cet amour! Supprime l'Égypte, supprime Ti, et souffle sur le reste, il ne reste rien.
—Si c'est là votre seule objection...
—J'en ai une autre. Tu n'es pas de son âge.
—Elle a dix-sept mois deux semaines et trois jours de plus que moi. Est-ce la peine d'en parler?
—Je veux croire que ton compte est juste; je connais ta rigoureuse exactitude en toute espèce de calculs. Mais cette femme a l'esprit mûr, et tu n'es et ne seras toute ta vie qu'un enfant. C'est bien de toi qu'on pourra dire comme de l'évêque d'Avranches: «Quand donc monseigneur aura-t-il fini ses études?» Si tu étais dans les affaires, dans la diplomatie, dans la politique, je te dirais: «Épouse ce phénix, tu es sûr de ton avenir.» Mais ce perpétuel étudiant épouser une Mme Corneuil, là, c'est absurde. Tu te flattes de lui communiquer tes goûts et tes fureurs, qui ne lui inspirent qu'une indulgente pitié. Quand tu lui parles de Manéthon, tu l'assommes; mais comme elle a tous les talents, elle a celui de dormir sans qu'on s'en aperçoive.
—Est-ce tout, mon cher oncle?
—Mon doux ami, je te fais grâce du reste.
—Et vous n'attendez pas que je prenne la peine de vous répondre?
—Je t'en dispense; ma conviction est faite.
—Avez-vous écrit à ma mère?
—Pas encore, je ne sais que lui écrire. Mon embarras est extrême.
—S'il vous en souvient, vous m'avez donné votre parole d'oncle et de gentilhomme que vous ne feriez rien à mon insu.
—Parole d'oncle et de gentilhomme, tu verras mes lettres. Reviens dans deux jours, à la même heure, car je ne rentre qu'au moment du dîner. Je te montrerai mon brouillon.
—Voilà qui est entendu, répondit Horace; c'est la guerre, mais une guerre loyale.»
Et il prit congé de son oncle sans lui donner la main, tant il avait sur le coeur les impertinents propos que M. de Miraval lui avait tenus; mais en chemin il ne tarda pas à les trouver plus plaisants qu'impertinents. Il finit par se les répéter en riant, et ce fut aussi en riant qu'il les rapporta à Mme Corneuil et qu'il lui fit un récit fidèle, minutieusement exact de sa visite à l'hôtel Gibbon. Il fut récompensé de sa sincérité par un sourire enchanteur, par des témoignages de tendresse pleins de saveur et de délices. Comme dans la charmille, il vit un front radieux se pencher vers lui pour venir chercher ses lèvres. On a tort de dire qu'il n'est rien de tel que le premier baiser: le second plongea Horace dans une si douce ivresse qu'il lui fut impossible de travailler sans distraction le reste du jour. Il était occupé à se souvenir.
Il n'était pas au bout de ses étonnements. En arrivant le surlendemain au rendez-vous que lui avait donné son oncle, il apprit que la veille M. de Miraval était parti, et cette fois tout de bon. Pour où, c'est ce qu'on ne put lui dire. Il avait soldé sa note, quitté l'hôtel sans autre explication. Le marquis se doutait-il que les inconséquences, que le décousu de sa conduite portaient le trouble dans le coeur d'une femme adorable et attentaient même au repos de ses nuits? Mme Corneuil se trouva replongée dans ses perplexités, qui prirent sur son humeur. Mme Véretz eut beaucoup de peine à se défendre, quoique à vrai dire elle n'eût rien à se reprocher.
«Bah! leur disait Horace, nous nous affectons trop de tout cela. A quoi bon nous tourmenter, nous mettre martel en tête? Ne soupçonnons pas de noirs mystères où il n'y en a point. Je n'avais pas vu mon oncle depuis deux ans. Peut-être, si vert qu'il paraisse, l'âge lui fait-il sentir ses atteintes; peut-être n'a-t-il plus toute sa tête. Autrefois, il savait à merveille ce qu'il voulait, il ne le sait plus. J'en suis désolé, car je l'aime beaucoup, et, si son esprit s'est affaibli, je lui pardonne de grand coeur toutes les énormités qu'il a pu me dire.»
Il ne sut plus que penser quand, au bout d'une semaine, un matin qu'il pleuvait à verse, il vit entrer dans son cabinet de travail M. de Miraval, l'air mélancolique et sombre, le front nuageux, l'oeil éteint.
«D'où sortez-vous, mon oncle? lui cria-t-il.
—Et d'où sortirais-je, si ce n'est de mon hôtel? répondit le marquis.
—Mais vous l'avez quitté depuis huit jours.
—Je parle de l'hôtel de Beau-Rivage, situé au bord du lac, à Ouchy, port de Lausanne, où je me suis installé depuis que j'ai pris l'hôtel Gibbon en déplaisance.
—Je sais très bien, dit Horace, que l'hôtel de Beau-Rivage est à Ouchy, et je n'ignore pas non plus qu'Ouchy est le port de Lausanne. Ce que je ne sais pas, par exemple, c'est pourquoi vous avez changé de domicile sans daigner m'en avertir.
—Mille excuses, mon garçon. Je suis si occupé!
—A quoi donc?
—C'est mon secret.
—J'en suis fâché, mon oncle, mais votre secret ne vous rend pas heureux. Qu'est devenue votre brillante gaieté? Vous me semblez sombre aujourd'hui comme un verrou de prison. Ne seriez-vous pas tourmenté par quelque remords?
—Où prends-tu que j'aie des remords? C'est cette maudite pluie qui m'agace. Regarde le lac, il est trouble et hideux. Pleut-il toujours dans ce pays? As-tu un baromètre?
—En voici un, derrière vous, et tout à votre service. Mais, je vous prie, racontez-vous vos secrets à ma mère? Ce brouillon de lettre que vous deviez me montrer, l'avez-vous dans votre poche?»
Le marquis ne répondit ni oui ni non. Il allait et venait dans la chambre, en maugréant contre la pluie qui rendait tout impossible, et de temps en temps il retournait au baromètre, qu'il tapotait avec insistance dans l'espoir de le décider à marquer beau fixe. Puis, au milieu d'une jérémiade, il prit son chapeau et sortit aussi brusquement qu'il était entré, malgré les efforts que fit son neveu pour le retenir à déjeuner.
Le lendemain, qui était un dimanche, il ne plut pas, grâce à Dieu; mais en revanche il venta grand frais. Le lac, fouetté par la bise, ne se possédait plus; il avait des attitudes et des colères d'océan. Le marquis revint à la même heure, l'air aussi maussade, aussi déconfit que la veille, pestant contre la bise aussi énergiquement qu'il avait protesté contre la pluie. Il ne put parler d'autre chose, et il tapota de nouveau le baromètre, mais cette fois pour le faire descendre.
«L'imbécile a trop monté, murmura-t-il.
—Il n'aura pas compris ce que vous lui demandiez, fit Horace.
—Maître gouailleur, je ne suis pas d'humeur à plaisanter, répliqua-t-il, et je me sauve.»
Horace tenta vainement de le faire rester, il gagna la porte et l'escalier; mais son neveu le suivit et, s'emparant de son bras, se déclara résolu à le reconduire jusqu'à son hôtel. Il espérait le faire parler en chemin d'autre chose que de la bise. Ils n'avaient pas fait cinquante pas lorsqu'ils virent arriver une voiture qui allait bon train, comme pour échapper à l'ouragan, et dans laquelle se trouvaient Mme Véretz et sa fille. Ces dames revenaient d'entendre la messe à Lausanne, où l'on peut l'entendre depuis qu'il y a une église catholique sur la Riponne.
Au moment où l'on allait se croiser, Mme Véretz, qui n'avait jamais les yeux au talon, donna un ordre à son cocher, et la voiture s'arrêta net. Horace n'eut garde de lâcher le bras de son oncle, qu'il obligea à faire halte. Apparemment le charme opérait de nouveau, car, en s'approchant de la portière, le marquis rencontra le regard de Mme Corneuil et perdit aussitôt contenance. Il s'inclina gauchement, rougit, marmotta quelques mots qui n'avaient ni sens ni l'air d'en avoir un. Puis, se dégageant de l'étreinte de son neveu, il fit un second salut, tourna le dos et gagna pays.
«Il devient de plus en plus inexplicable, dit Mme Véretz. Je commence à croire qu'il a mauvaise conscience.
—C'est un conspirateur qui a des scrupules intermittents, dit Mme Corneuil.
—Il m'a confessé hier qu'il avait un secret, dit Horace.
—Je le devinerai, son secret, reprit Mme Véretz.
—Et moi, pour en avoir le coeur net, j'écrirai dès ce soir à ma mère,» répondit-il.
Le soir même, comme il arrive quelquefois, la bise tomba brusquement; il en résulta que le lendemain on ne revit pas le marquis. Mme Véretz alla aux informations; peut-être avait-elle ses mouches, elle en mit une en campagne. Quelques heures après, elle eut la satisfaction d'apprendre à sa fille et à M. de Penneville que chaque matin, sauf les cas de pluie ou de vent furieux, M. de Miraval s'embarquait sur le bateau qui traverse le lac d'Ouchy à Évian, qu'il passait la journée en Savoie et revenait entre chien et loup dîner à son hôtel. Qu'allait-il faire en Savoie? On se perdit en conjectures. La plus vraisemblable, à laquelle on s'arrêta, fut que Mme de Penneville avait quitté Vichy pour Évian, que chaque jour son émissaire, son suppôt, allait l'y rejoindre et conférer avec elle, qu'avant peu la bombe éclaterait. Mme Véretz émit sérieusement, quoique sous forme de plaisanterie, le désir qu'on filât le marquis et que M. de Penneville se transportât dès le lendemain à Évian pour s'assurer de ce qui s'y passait. Sa fille et Horace goûtèrent peu son idée et déclinèrent sa proposition, l'un par dignité, l'autre par prudence. Toujours craintive depuis cette nuit où elle avait fait de si mauvais rêves, Mme Corneuil se disait: Loin des yeux, loin du coeur. Elle ne se souciait pas qu'une journée durant son bien-aimé mît le lac entre elle et lui; elle avait peur que, dans les hasards de son expédition, il ne tombât dans les mains des Philistins et qu'on ne le lui volât.
On fut bientôt hors de peine. Horace avait écrit à sa mère; il en reçut la réponse suivante:
«Mon cher enfant, M. de Miraval s'était chargé de te faire connaître toute ma pensée sur le mariage que tu médites. Que parles-tu de complots? Ton oncle m'a écrit; pour te prouver à quel point je suis de bonne foi dans cette affaire qui me donne tant de soucis, je prends le parti de t'envoyer sa lettre, en te suppliant de ne lui en rien dire, car sûrement il aurait peine à me pardonner mon indiscrétion. Tu verras par cette lettre combien il est peu prévenu contre la femme que tu aimes, et partant combien les objections qu'il fait à ton projet méritent d'être prises par toi en sérieuse considération. Ta mère, qui ne souhaite que ton bonheur.»
La lettre du marquis était ainsi conçue:
«Ma chère Mathilde, j'ai tardé à prendre la plume, et je t'en fais mes excuses. La cas est tout autre que je ne pensais et demande beaucoup de réflexions. Je n'ai que peu d'espoir de réussir à détacher Horace de celle que j'appelais «sa couleuvre du Nil». Je t'avais promis d'exercer en cette rencontre tous mes talents diplomatiques. J'avais tort de me faire blanc de mon épée; que peut la diplomatie contre une pareille femme? Tu n'ignores pas que je suis arrivé ici armé de préventions jusqu'aux dents; tu n'ignores pas non plus que je me connais en hommes et en femmes, que je ne manque pas d'une certaine vivacité de coup d'oeil. J'ai vu et j'ai été vaincu; je n'ai pu m'empêcher de le dire à Mme Corneuil elle-même. Je ne te parle pas de sa miraculeuse beauté, des grâces de son esprit, de son talent littéraire, qui est de premier ordre, de la noblesse de ses sentiments. Un mot suffira. Tu sais quelle était mon horreur pour le mariage; j'ai fait campagne et j'ai gardé du service un déplaisant souvenir. Eh bien, pour la première fois... tu crois rêver, ma chère, et pourtant cela n'est que trop vrai. Oui, si Horace n'existait pas, si Mme Corneuil avait le coeur libre, si mes soixante-cinq ans ne lui faisaient pas peur, oui, je franchirais le pas sans hésiter, et je croirais assurer le bonheur des quelques années que j'ai encore à vivre. Tu te moques de moi, tu as mille fois raison. Heureusement, Horace existe; au surplus, rassure-toi, je n'aurais aucune chance d'être agréé. Laissons là ma petite utopie et parlons de ton fils.—Cela étant, diras-tu, qu'il épouse!—Non, ma chère Mathilde, je ne crois pas que cette union fût heureuse. Il y a entre ces deux êtres un désaccord absolu d'humeurs, de goûts, de caractères; il m'est impossible d'admettre qu'ils soient faits l'un pour l'autre. Je m'en suis expliqué franchement avec Horace; mais parlez donc raison à un amoureux. Autant vaut jouer un air de flûte à un poisson. Amoureux et poissons, j'en ai fait la fâcheuse expérience, sont les gens du monde les plus difficiles à persuader. Je répéterai pourtant mes tentatives; je reviendrai à la charge dans un moment propice, et tu auras avant peu de mes nouvelles. Mais, soit dit sans reproche, je regrette amèrement d'être venu à Lausanne; tu ne te doutes pas du triste service que tu m'as rendu en m'y envoyant, des journées orageuses et des nuits agitées qu'y passe ton vieil oncle, qui t'embrasse.»
Cinq minutes après avoir lu cette lettre, c'est-à-dire à dix heures du matin, Horace, transgressant toutes les lois du pays, accourait au chalet, où Mme Véretz le reçut. Il était hors de lui, et la première chose qu'il fit fut de partir d'un grand éclat de rire.
«Chut! lui dit-elle vivement, en lui pinçant le bras. Oubliez-vous qu'on ne rit jamais ici le matin?»
Horace jeta un baiser passionné dans la direction du sanctuaire, et il dit à Mme Véretz:
«Chère madame, allons-nous-en bien vite dans le fond du jardin, car il faut absolument que je rie.»
Dès qu'ils furent installés dans la charmille:
«Oh! décidément, reprit-il, cette aventure est par trop plaisante!
—Quelle aventure? de quoi s'agit-il?
—Ah! mon oncle, mon pauvre oncle!»
Et il se mit à rire de plus belle.
«De grâce, expliquez-vous, lui dit Mme Véretz.
—Eh! oui... «Honteux comme un renard qu'une poule aurait pris!...» Je sais mon La Fontaine aussi bien que lui.
—Qui est la poule? demanda-t-elle.
—Imaginez-vous qu'il est éperdument, follement amoureux d'Hortense.»
Mme Véretz bondit.
«Vous me faites un conte à dormir debout! s'écria-t-elle.
—Écoutez plutôt, écoutez, s'il vous plaît.»
Et là-dessus il lut à haute voix les deux lettres, en s'interrompant par intervalles pour donner un libre cours à sa gaieté.
Le premier mouvement de Mme Véretz fut de rire aussi, le second d'écouter avec une religieuse attention, le troisième de prendre des mains d'Horace les lettres qu'il venait de lire et d'en vérifier les passages les plus intéressants. Il est bon de n'en croire que ses yeux.
«Oh! mon pauvre oncle, s'écriait-il, voilà donc son fameux secret! Il a dû refaire dix fois son épître avant de l'envoyer; il craignait que ma mère ne se moquât de lui. Et regardez un peu la peine qu'il se donne pour plaisanter et comme malgré lui le sérieux de sa passion se trahit. Ah! oui, il a «des journées orageuses et des nuits agitées». Je le conçois. Voyez, je vous prie, comme tout s'explique, les incohérences de sa conduite, ses rougeurs, son trouble, ses accès bizarres de sauvagerie, les impolitesses qu'il vous a faites, lui si poli, si esclave des bienséances! Il a juré de ne plus remettre les pieds ici, comme le papillon se jure de ne plus retourner à la flamme de la bougie. Chaque matin il se dit: «Quittons Lausanne, partons.» Et il n'a pas le courage de partir. Et pourtant il ne peut tenir en place, il promène ses amoureux soucis sur le lac. Nous nous demandions ce qu'il allait faire en Savoie. Eh! parbleu! il va à Meillerie, pour y contempler le rocher de Saint-Preux, pour y raconter ses douleurs à cette grande ombre. Puis il se dit de nouveau: Partons! Il ne part pas, et chaque jour il recommence à décrire sa lointaine et monotone orbite autour du chalet, où son coeur est resté.
—Eh oui! c'est bien cela, dit Mme Véretz. Il faut croire que les planètes aiment le soleil et que pourtant il leur fait peur. C'est pour cela qu'elles tournent en cercle autour de lui.
—A vrai dire, répondit-il en reprenant son sérieux, ce n'est pas tout à fait ainsi que les astronomes expliquent la chose.
—Dieu les bénisse!» dit Mme Véretz.
Et, à ces mots, elle coula doucement dans sa poche la lettre du marquis, qu'Horace ne songeait pas à lui redemander.
«En vérité, reprit-il, j'aime et je respecte mon oncle, et je me fais une conscience de me moquer de lui. Mais, là, il m'est impossible de le plaindre. Il s'était chargé d'une vilaine mission, et notez qu'il se flatte encore de gagner la partie; il caresse je ne sais quel vague espoir... Dieu! qu'il me tarde de conter cette histoire à Hortense! Va-t-elle s'en divertir!
—Si vous m'en croyez, mon cher comte, vous ne lui en toucherez pas un mot, un seul mot, répliqua gravement Mme Véretz. Rions entre nous comme deux écoliers, mais vous savez qu'Hortense n'aime pas à rire. C'est une vraie sensitive, et ce qui nous amuse pourrait bien la blesser ou la chagriner.
—Dieu me garde en ce cas!... Toutefois votre défense m'afflige. Elle est si bonne, cette histoire! Convenez qu'on en pourrait faire une jolie comédie. Il faudrait l'intituler Le renard ou le diplomate pris au piège.
—Le titre serait peut-être un peu long, dit-elle. Bah! quand nous composerons notre affiche, nous aviserons.»
Là-dessus il la quitta; mais il se dit en rentrant chez lui:
«C'est égal, je trouverai tôt ou tard un moment pour en parler à Hortense.»
V
Il était près de dix heures du soir. La mère et la fille étaient seules dans leur salon. Mme Véretz brodait au tambour. Mme Corneuil rêvait, enfoncée dans une causeuse; comme elle ne méditait pas, il était permis de parler.
«C'est donc demain le grand jour, lui dit sa mère, en levant le nez de dessus de son ouvrage.
—Que voulez-vous dire?
—M. de Penneville est accouché de ce soir, à terme ou avant terme, je ne sais. Ce qui est certain, c'est que demain nous avalerons l'enfant. Il m'a certifié que son manuscrit se composait de soixante-treize feuillets, ni plus ni moins; tu sais qu'ils sont de conséquence, ses feuillets. Deux heures d'horloge, nous ne nous en tirerons pas à moins. Ce diable d'homme a la voix si claire, si retentissante, qu'on entend sans écouter; bon gré, mal gré, les oreilles s'imprègnent. Tu es une heureuse femme, ma chère; M. de Miraval l'a dit, tu as le talent de dormir sans en avoir l'air.
—Voilà une plaisanterie d'un goût douteux, riposta Mme Corneuil avec hauteur.
—Je ne t'en fais pas un crime, on se défend comme on peut contre Apépi; chacun s'arrange à sa manière pour ne pas recevoir la pluie... Mon Dieu! ce cher garçon peut avoir des travers, cela n'empêche pas qu'il n'ait un coeur excellent et le reste; cela ne l'empêche pas non plus d'être adoré.
—Eh! oui, je l'adore, répliqua Mme Corneuil d'une voix aigre, ou du moins M. de Penneville m'est infiniment cher, et je vous prie de n'en pas douter.»
Mme Véretz se remit à broder, et après quelques instants de silence:
«Bon Dieu! quel dommage!
—Qu'est-ce encore?
—Quel dommage que l'oncle ne soit pas le neveu ou que le neveu ne soit pas l'oncle!
—De quel oncle parlez-vous?
—Du marquis de Miraval.
—De ce conspirateur? de cet affreux vieillard?
—Tu ne l'as pas bien regardé, il n'est pas affreux du tout. Le regard est charmant, la voix est jeune, la main potelée et coquette, une vraie main de diplomate ou de prélat. Il te déplaît donc beaucoup?
—Infiniment.
—Tu es injuste, très injuste, il a plusieurs genres de mérite. D'abord il est marquis, l'autre n'est que comte, et les comtes courent les rues. Ensuite il n'a pas soixante mille livres de rente, il en a plus du triple.
—Deux cent mille, dit Mme Corneuil. A quoi vous arrêtez-vous là?
—Autre avantage: s'il lui plaisait de convoler, il n'aurait pas besoin de faire agréer son mariage à sa mère. Nous aurons beau faire, Mme de Penneville ne nous agréera jamais. Tu verras qu'elle se brouillera avec son fils, et ce sera une mauvaise note pour toi. Le monde en pareil cas prend toujours le parti des mères. Et puis M. de Miraval n'est pas un antiquaire, c'est un homme du monde et, qui plus est, un grand ambitieux. Il a formé le projet de rentrer dans la vie politique; avant peu de mois, il sera député ou sénateur, à son choix.
—Qui vous l'a dit?
—Lui-même, et il ajoutait que son seul chagrin est de n'être pas marié, parce qu'il aura besoin d'avoir un salon, et, sans femme, point de salon. L'autre n'a de goût que pour les caveaux, et il ne soupire qu'après son cher Memphis, où il t'emmènera.
—Vous savez bien, répondit-elle vivement, qu'Horace fera ce qui me plaira.
—Ne t'y fie pas. M. de Miraval le définit un doux entêté. Bon Dieu! qu'irons-nous faire en Égypte, nous qui considérons la vie comme une mission, comme un apostolat?... Le moyen d'exercer sa mission au fond d'un hypogée!
—Sur quelle herbe avez-vous marché ce soir?» dit Mme Corneuil, en secouant sa belle tête de muse ennuyée et en plissant ses lèvres de Junon, d'une Junon qui n'a pas encore rencontré son Jupiter.
Mme Véretz tirait l'aiguille et fredonnait tout bas une ariette. Ce fut Mme Corneuil qui renoua l'entretien.
«Non, je ne sais ce qui vous prend. On dirait que vous vous appliquez à me dégoûter de mon bonheur. Ce mariage, qui l'a voulu, ou du moins qui l'a conseillé?
—L'amour tient lieu de tout, ma fille. Ne regrette donc rien, puisque tu l'aimes.
—Mon Dieu! vous savez bien que je n'ai pas rencontré l'homme de mes rêves. Mais j'aime Horace; je veux dire qu'il m'a plu, qu'il me plaît... Enfin vous ne m'expliquez pas pourquoi ce soir...
—Bon, pensa Mme Véretz, nous n'en sommes plus à l'adoration.»
Et elle reprit:
«Ma toute belle, M. de Penneville est un superbe parti, je n'en disconviens pas, et je te l'ai recommandé parce que je n'en avais pas un plus beau encore à te proposer.
—Tandis que ce soir?...
—Eh! ce soir, j'en sais un autre.»
Mme Véretz se leva de son fauteuil, et, après avoir fouillé dans sa poche, elle s'approcha de sa fille et lui dit:
«Lis ces deux lettres; je ne te les donne pas, je te les prête, car M. de Penneville s'est aperçu que je les avais gardées, et je les lui renverrai demain matin.»
Mme Corneuil passa dédaigneusement les yeux sur la première de ces lettres; mais, quand elle eut commencé à lire la seconde, elle changea d'attitude, elle secoua sa langueur, son teint mat se colora, et il se passa au fond de ses yeux je ne sais quoi que ses longues paupières ne prirent pas la peine de cacher.
Cependant, quand elle fut au bout de sa lecture, elle se leva, prit une enveloppe dans un tiroir, y enferma les deux lettres, pria sa mère d'y mettre l'adresse, sonna Jacquot et lui dit:
«Qu'à l'instant on porte ce pli à M. le comte de Penneville!»
Après quoi elle se rassit dans sa causeuse.
«Ces pattes de mouche te brûlaient les doigts? lui dit en souriant Mme Véretz.
—Vous auriez pu vous dispenser de me faire lire ces billevesées, répondit-elle.
—Des billevesées, ma chère? Que dirait le marquis s'il t'entendait? Il est terriblement allumé, ce pauvre homme. C'est sa faute; pourquoi s'est-il approché de deux beaux yeux, qui sont accoutumés à faire des miracles?
—Ah! plus un mot! lui repartit sa fille. Vous savez que je ne puis souffrir certain genre de badinages.»
Mme Véretz retourna à son tambour. Mme Corneuil se leva, se promena quelques instants dans la chambre d'un pas inquiet et fiévreux. Puis elle s'assit au piano et soupira d'une voix émue, passionnée, cette chanson de Mignon qu'Horace aimait tant. Elle s'arrêta au milieu du dernier couplet, et se retournant vers sa mère:
«Non, je ne vous comprends pas. Pouvez-vous bien me proposer sérieusement de renoncer à un homme qui a toute sorte de bonnes qualités, à un homme digne de mon estime, bien fait de sa personne?
—L'autre matin qu'il riait tant, il avait l'air d'un superbe mouton qui a appris le copte, interrompit Mme Véretz.
—A un homme, reprit-elle, qui a ma parole. Vous craignez les mauvais propos; c'est bien alors qu'on trouverait à gloser.
—Il n'est que de prendre ses précautions. Nous ne le quitterons pas, il nous quittera.
—Et à qui le sacrifierais-je? A un septuagénaire.
—Ah! permets, le marquis n'a que soixante-cinq ans, et il ne les paraît pas. C'est un homme d'un beau passé et d'un aimable avenir. Je lui prédis les plus beaux succès de tribune, ce genre de succès qui fait qu'on pense à vous pour un portefeuille. La France est si pauvre en hommes! Et puis, ma chère adorée, dis-toi bien qu'il n'y a que les vieillards qui sachent aimer. Ils vous savent tant de gré de ce qu'on leur fait la grâce de les supporter! J'ajoute que M. de Miraval a le goût fin, il apprécie notre littérature. C'est écrit, il la trouve «du premier ordre».
Là-dessus, Mme Véretz quitta de nouveau sa broderie, courut à sa fille, et la serrant dans ses bras:
«Tu te fâches? dit-elle. Eh bien, n'en parlons plus. La partie n'est pas égale entre M. de Penneville et son oncle. L'un te plaît...
—Vous n'avez jamais le mot juste... Il ne me déplaît pas.
—Et l'autre te déplaît.
—Mon Dieu! il me déplaisait.
—Bien! les voilà de niveau et de plain-pied, logés à la même enseigne. Les paris sont ouverts.
—Vous avez raison, je finirai par me fâcher sérieusement,» répliqua Mme Corneuil, qui alluma une bougie pour se retirer dans sa chambre.
Elle allait sortir, elle s'approcha d'une fenêtre, contempla un instant la voûte étoilée, comme pour y chercher une inspiration. Puis elle dit à sa mère d'un ton résolu et solennel:
«Soyez certaine que je ne consulterai que mon coeur. Si vous vous méprenez sur mes sentiments, je me réserve le droit de vous désavouer.»
Mme Véretz l'embrassa de nouveau, en lui disant:
«Tu es un vrai roi de Prusse, toi; tu parles de ton coeur, de ta conscience; tu laisses faire en te réservant de désavouer. Allons, je serai ton Bismarck.»
Et, à ces mots, elle reconduisit son ange adoré jusqu'à la porte du lieu très saint.
Le lendemain, il tomba dans les premières heures de la matinée une petite pluie fine, qui mouillait; cependant le marquis ne rendit pas visite à son neveu, ce qui affligea fort Mme Véretz; peut-être s'était-elle promis de l'arrêter, de s'emparer de lui au passage. Dans l'après-midi, le temps s'éleva, et elle proposa à sa fille de sortir avec elle en calèche. Horace ne les accompagna pas; il tenait à revoir une fois encore son manuscrit, pour que le soir il n'y eût pas d'accroc dans sa lecture; il estimait que la mariée ne serait jamais assez belle.
Comme ces dames revenaient de leur promenade en longeant la belle esplanade de Montbenon, qui commande une vue admirable sur le lac et les Alpes, Mme Véretz, dont les yeux de furet voyaient tout, aperçut par la portière le marquis mélancoliquement assis sur un banc solitaire. Elle descendit lestement de voiture et pria sa fille de retourner au logis toute seule. Quelques minutes après, sans faire semblant de rien, elle passait à dix pas devant le marquis et poussait un petit cri de joyeuse surprise. M. de Miraval s'aperçut qu'entre les Alpes et lui il y avait un chignon du plus beau rouge; il aimait mieux les cheveux blonds, mais il prit galamment son parti.
«Bénie soit Sa Majesté le Hasard! s'écria Mme Véretz. Vous êtes mon prisonnier, monsieur la marquis; rendez-vous à discrétion.»
Il lui offrit son bras, en lui disant:
«Mon geôlier me plaît beaucoup, chère madame.
—Je vous dispense d'être galant, répondit-elle. Je vous demande seulement de me parler à coeur ouvert, si toutefois c'est une chose à demander à un diplomate. Voyons, voulez-vous être sincère!
—Je le serai autant qu'Amen-Heb, surnommé le Véridique, lui dit-il, intendant des troupeaux d'Ammon et grammate principal.
—Convenez d'abord que j'ai le droit de vous questionner. Votre conduite à notre égard n'a-t-elle pas été singulière? Depuis le jour où M. de Penneville vous a présenté à nous, vous avez pris à tâche de nous éviter, de nous fuir.
—Oh! croyez, madame...
—En vérité, qu'avons-nous bien pu vous faire? Vous avez sûrement découvert que je suis une sotte.
—Chère madame, dès la première minute où j'ai eu l'honneur de vous voir, je vous ai tenu pour une femme de beaucoup d'esprit, et je ne m'en dédis pas.
—En ce cas, est-ce ma fille qui a eu le malheur de vous déplaire?
—Votre fille! s'écria le marquis. Serais-je assez maudit de Dieu et des hommes!.. Mais elle est adorable, votre fille.
—C'est le mot de la lettre, pensa Mme Véretz; il a raison de s'y tenir.»
Puis elle reprit:
«Monsieur le marquis, quel est donc ce mystère?
—Eh! madame, lui dit-il en la regardant de travers, vous êtes une femme très fine, et vous vivez avec des gens qui déchiffrent des hiéroglyphes. Je crains bien que vous ne m'ayez deviné.
—Vous vous faites une idée exagérée de ma clairvoyance: je n'ai rien deviné du tout. Voyons, serait-il vrai, comme le prétend M. de Penneville, que vous ayez un secret?
—Est-ce que par hasard mon neveu l'aurait pénétré, ce secret? Vous m'épouvantez; il est le dernier homme du monde à qui j'oserais faire mes confessions!
—Je le crois sans peine, pensa-t-elle. Allons, nous tenons le lièvre par les oreilles.»
Elle pressa doucement le bras du marquis et lui dit:
«Décidément je ne vous comprends pas, et j'ai la passion de comprendre. Vous ne voulez pas me le révéler, ce terrible secret?
—Jamais, madame, jamais. Je n'ai pas encore perdu le respect du mes cheveux blancs, ils me font peur; voulez-vous que je les couvre d'un ineffaçable ridicule?
—Vous êtes seul à vous apercevoir qu'ils sont blancs, dit-elle en lui jetant une oeillade des plus encourageantes.
—Et puis, reprit-il, vous me trahiriez auprès d'Horace. C'est la première fois qu'un oncle a tremblé devant son neveu.
—Il y faut renoncer, se dit Mme Véretz avec quelque dépit; ses cheveux blancs et son neveu le gênent. Il ne parlera pas avant que l'autre ait quitté la place.»
Après une pause:
«Monsieur le marquis, si vous aviez été moins avare de vos visites, vous nous auriez fait à la fois honneur et plaisir, car il me tardait de vous voir pour vous entretenir d'une inquiétude qui me travaille. J'ai mon secret, moi aussi, et je désirais vous le confier. Oui, depuis quelques jours j'ai l'esprit fort troublé. M. de Penneville, qui a la fâcheuse habitude de tout dire...
—Très fâcheuse en effet, madame, je la lui ai souvent reprochée.
—Sans le corriger, poursuivit-elle, puisqu'il nous a rapporté une conversation qu'il avait eue avec vous, sans nous taire aucun des scrupules qui vous sont venus au sujet de son mariage.
—Je le reconnais bien là, le malheureux, fit le marquis.
—Cela m'a donné beaucoup à penser, et je suis obligée de rendre hommage à votre haute raison. Je dois passer condamnation, je m'étais cruellement abusée. Il n'y a pas entre ces jeunes gens cette harmonie des caractères et des goûts qui est la première condition du bonheur.
—Que j'ai de plaisir à vous entendre! s'écria-t-il. L'harmonie des goûts, c'est là le point; encore n'est-ce pas assez. Dans les vues de la Providence et dans les miennes, le mariage doit être une société d'admiration mutuelle. Or il est venu à ma connaissance... Oui, chère madame, je connais une femme du plus rare mérite. Elle a publié d'admirables sonnets, que lui envierait Pétrarque, s'il était encore de ce monde, et un traité sur les devoirs et les vertus de la femme que Fénelon consentirait à signer, si Bossuet ne lui en disputait l'honneur... M'écoutez-vous?.. Elle a fait don de ces précieux volumes à un homme qui prétend l'aimer; l'infortuné n'a pu les lire jusqu'au bout. Que dis-je? je les ai vus, ces deux volumes; l'un n'est coupé qu'à moitié, l'autre est encore vierge, absolument vierge..... Le plus beau de l'affaire est que le pauvre garçon s'imagine qu'il les a lus, et il est prêt à jurer qu'il les admire..... Mais n'allez pas conter mon historiette à Mme Corneuil.
—Quand Mme Corneuil, ce qui ne peut manquer d'arriver un jour ou l'autre, répondit-elle en souriant, publiera un livre sur les devoirs des mères, soyez sûre qu'elle comptera l'indiscrétion au nombre de leurs vertus. Hélas! oui, les mères sont tenues quelquefois d'être indiscrètes, et l'historiette que vous m'avez contée est bien propre à éclairer ma fille sur ses sentiments et sur ceux qu'on affecte d'avoir pour elle. Au surplus, je dois vous confesser qu'elle-même...
—Parlez, madame, parlez. Vous devez, dites-vous, me confesser qu'elle-même...
—Oh! ma fille est une âme profonde qui renferme ses sentiments. Mais, depuis quelque temps, je la vois pensive, soucieuse, presque triste, et je me demande si elle n'a pas fait, elle aussi, ses réflexions.»
Le marquis lâcha le bras de Mme Véretz pour s'essuyer le front avec son mouchoir. Il y a dans ce monde des sueurs de joie.
«Ah! tu jubiles, mon bonhomme, lui disait intérieurement Mme Véretz, et tu ne penses plus à tes cheveux blancs... Voyons si tu vas parler.»
Le marquis ne parla pas. On eût dit que son allégresse lui faisait oublier où il était et avec qui. Il finit pourtant par s'en souvenir. Il s'empara de la main de Mme Véretz et la porta presque amoureusement à ses lèvres, si bien qu'elle crut à une méprise. Puis, après quelques instants de méditation:
«Madame, lui dit-il, ce qu'il y a de plus difficile au monde, c'est de perdre son chien.»
Elle se mit à rire et lui répondit:
«Je vous avais prévenu que je vous demanderais un conseil.
—Chère madame, répliqua-t-il, dans tous les hommes qui se mêlent d'écrire, il y a une passion plus forte et qui a la vie plus dure que l'amour: c'est l'amour-propre, et, pour tuer l'amoureux, il suffit quelquefois d'égratigner l'auteur avec la pointe d'une épingle.
—Nous sommes faits pour causer ensemble, lui dit-elle; nous nous comprenons à demi-mot. Mais, je vous prie, monsieur la marquis, si l'épingle produit cet effet miraculeux, me direz-vous votre secret?
—Non, madame, mais je vous l'écrirai.
—Voilà qui est bien entendu,» répondit-elle en lui tendant ses deux mains, qu'il serra dans les siennes avec une reconnaissance convulsive.
Après quoi elle reprit le chemin de la pension Vallaud en se disant:
«Cet homme est le gendre idéal, celui de mes rêves.»