Amours fragiles: Le roi Apépi—Le bel Edwards—Les inconséquences de M. Drommel
III
Tout le monde s'accorde à dire que ce soir-là ils étaient quatre à table; c'est un fait acquis à l'histoire.
En descendant de voiture, M. Drommel, qui était en proie à une véritable fringale, se précipita dans la cuisine, donna l'ordre qu'on lui servît sans retard à dîner. La maîtresse du logis, qui l'avait pris en déplaisance, s'amusa à le contrarier. Elle lui déclara qu'il n'y avait point de cabinets particuliers dans sa maison, que les retardataires qui n'avaient pas dîné à table d'hôte mangeraient tous ensemble au même râtelier, et qu'elle attendrait pour servir que M. Taconet et le petit Lestoc fussent arrivés. L'un était son cousin remué de germain, et elle avait pour lui toute la considération qu'il méritait; l'autre était son favori. Elle l'avait tout de suite distingué parmi les nombreux rapins qui prenaient pension chez elle et qu'en considération de leur vareuse elle appelait ses bêtes à laine. Elle le choyait, elle était fière d'héberger sous son toit un garçon de grand avenir, un phénix, dont tout le monde parlait; elle eût volontiers fait mettre sur son enseigne cette inscription: Ici demeure le petit Lestoc. Elle signifia donc à M. Drommel que personne ne déplierait sa serviette avant que le petit Lestoc ne fût là. Il protesta, s'emporta; elle lui répondit que, s'il n'était pas content, il eût à chercher un gîte ailleurs. Elle était brusque, il était colère; on eût fini par se prendre aux cheveux, si le prince de Malaserra ne fût intervenu. Il avait l'aménité, l'humeur facile des vrais grands seigneurs. Avec sa grâce enjouée, il concilia le différend, calma les esprits, amadoua M. Drommel. Il lui dit en riant:
«Mon cher monsieur, soyez philosophe comme moi. Quand les choses elles ne font pas ce que je veux, moi je tâche de faire ce qu'elles veulent.»
Sur ces entrefaites, M. Taconet et le petit Lestoc arrivèrent, et on dîna. Pour Mme Drommel, c'était de repos qu'elle avait surtout besoin; elle s'était empressée de se mettre au lit.
Pendant le premier service, personne ne souffla mot; on n'entendait que le bruit des couteaux, des fourchettes et des mâchoires. Par intervalles, M. Taconet examinait du coin de l'oeil le prince de Malaserra; le prince observait à la dérobée le petit Lestoc, qui contemplait M. Drommel, lequel ne contemplait que son assiette. Cependant, lorsqu'il eut englouti la moitié d'une fricassée de poulet, lorsqu'il eut assouvi les fureurs de son estomac et qu'il sentit circuler dans toutes ses veines la douce chaleur d'un excellent vin de Bordeaux, sa mauvaise humeur se dissipa comme par enchantement, sa verve se réveilla, et il attendit impatiemment qu'on lui fournît une occasion de discourir, car il aimait à parler en mangeant et à joindre aux plaisirs de la bonne chère celui d'étonner son prochain.
Ce fut M. Taconet qui lui procura l'occasion qu'il cherchait, en rapportant et approuvant les termes d'un jugement qui venait d'être rendu contre un braconnier surpris en flagrant délit dans la forêt. Les narines de M. Drommel se dilatèrent; il gonfla ses joues, posa ses deux coudes sur la table et s'écria:
«Voilà pourtant les beautés de notre civilisation!
—Que voulez-vous dire? lui demanda M. Taconet, en le regardant de travers.
—Je m'explique, répondit-il, et j'affirme que notre prétendue civilisation me fait pitié, que nous sommes encore dans un âge de barbarie, ou l'État punit les hommes, parce qu'il ne sait pas les élever.
—Vous êtes donc d'avis qu'il ne faut punir personne?
—Je suis d'avis et je soutiendrai jusqu'à mon dernier soupir qu'il se fait dans la triste société où nous vivons une immense déperdition de forces utiles, que les prisons sont pleines de gens d'esprit dont on n'a pas su utiliser le mérite. Écoutez-moi bien; il y a dix à parier contre un que le braconnier dont vous parlez est un homme très intelligent, qui braconne faute de pouvoir faire autre chose.
—A ce compte, les faux monnayeurs...
—Contestez-vous leur talent? Aussi vrai que j'existe, le législateur de l'avenir saura faire servir au bien commun tous les talents.»
L'ex-commissaire, fort agacé, s'écria:
«Dieu bénisse les voleurs! le législateur de l'avenir les emploiera à garder nos poches.
—Monsieur, répliqua-t-il avec un sourire sardonique, sauriez-vous me dire ce que c'est qu'un voleur?
—Eh! morbleu, un voleur...
—Ah! monsieur, ne jurez pas, dit tranquillement le petit Lestoc, qui était tout attention, sans en avoir l'air. Oh! non, ne jurez pas. Ma tante Dorothée, qui m'a élevé, m'a appris que cela portait toujours malheur.
—Vous avez eu tort d'interrompre monsieur, reprit M. Drommel, car il allait me dire qu'un voleur est celui qui s'approprie le bien d'autrui. Je l'attendais là, et j'aurais eu l'avantage de lui riposter que l'État est un voleur, puisqu'il exproprie quelquefois les gens pour cause d'utilité publique.
—Je n'ai jamais eu de goût pour les sophismes et pour les sophistes, repartit M. Taconet, à qui les ricanements du sociologue portaient sur les nerfs.»
Le petit Lestoc l'interrompit de nouveau en lui disant de son ton froid et posé:
«Ah! de grâce, répondez, mais ne vous fâchez pas; vous voyez que je ne me fâche pas, et pourtant les thèses de notre honorable commensal... Je voudrais bien savoir son nom; oserais-je le lui demander?
—Osez, jeune homme. Je m'appelle M. Drommel.»
Il ajouta modestement:
«C'est un nom qui jouit en Allemagne d'une certaine notoriété, mais je doute qu'il soit arrivé jusqu'à Barbison.»
Lestoc s'inclina avec respect:
«Eh quoi! monsieur, vous seriez!... Oh! j'aurais dû le deviner. Mais vraiment vous nous faites tort; pour qui nous prenez-vous? Pouvez-vous penser que nous soyons assez ignares de toute bonne discipline pour n'avoir jamais entendu parler du grand philosophe, du profond penseur, de l'illustre publiciste qui a fondé une feuille célèbre, la Lumière, à laquelle je me suis toujours promis de m'abonner?»
M. Drommel conçut aussitôt la meilleure opinion de ce jeune homme bien informé, et il le caressa de la prunelle. Il ne se doutait pas que sa science était toute fraîche, qu'il l'avait acquise dans un carrefour de la forêt.
«Cela n'empêche pas, poursuivit Lestoc, que, malgré l'autorité de votre grand nom, vos thèses ne me paraissent hérétiques, malsonnantes, condamnables au premier chef. Je ne me fâche pas, comme M. Taconet, je ne me fâche jamais; mais votre théorie sur les braconniers me scandalise diablement... Excusez-moi, je retire cet adverbe, ma tante Dorothée ne l'aimait pas.
—Vraiment je vous scandalise, mon jeune ami? répondit d'un ton d'indulgence M. Drommel, car il aimait les gens qui se scandalisaient sans se fâcher, c'étaient ses auditeurs préférés.
—Que voulez-vous? c'est la faute de mon éducation. Je suis né dans la Brie, à Périgny, au milieu du village, en face du charron, dans la maison du grand poirier. Connaissez-vous Périgny? connaissez-vous le charron? connaissez-vous le grand poirier?... Non, et vous n'avez pas connu non plus ma tante Dorothée, qui m'a élevé, comme vous savez. C'était une demoiselle bien respectable, qui avait des principes et trois grands poils sous le menton. Elle pesait deux cents livres, tout compris, les trois poils et les principes.
—Deux cent cinquante, murmura M. Taconet.
—Deux cents, monsieur, reprit-il d'un ton pincé, et quand je dis deux cents, c'est deux cents. Or ma tante Dorothée, qui avait l'esprit bizarre, n'aimait pas les voleurs, et elle n'aurait jamais souffert qu'on en mît dans le gouvernement. Quand il y en avait, elle admettait bien qu'on les y laissât; mais qu'on les y mît tout exprès, non, cela ne pouvait lui convenir. Ajouterai-je qu'elle m'a inculqué dès mon bas âge le respect du bien d'autrui? Je croyais tout ce qu'elle me disait, et je le crois encore.
—Je ne doute pas un instant, répondit M. Drommel, que Mlle Dorothée ne fût une personne infiniment recommandable; mais, mon cher enfant, elle n'était pas forte en dialectique. Autrement elle aurait su que la propriété n'est pas un droit primordial, que la propriété est une invention humaine, et qu'il nous est permis de la réformer en l'accommodant aux lois naturelles.»
Ici, le prince de Malaserra, qui n'avait rien dit jusqu'alors, poussa une exclamation douloureuse.
«Grand Dieu! dit-il, vous me faites frémir; la propriété, mon cher ami, elle est mon idole, et vous voulez la détruire! Vous êtes un puissant logicien, le plus puissant qu'il y ait dans tout l'univers, je m'en suis déjà aperçu dans la calèche; mais il est écrit dans la Divine Comédie que le diable aussi il est logicien. Je vous demande pardon, mon cher ami, de vous comparer au diable. Mais je frémis, oui, je frémis.»
M. Drommel se sentit fort flatté que le prince l'eût appelé deux fois son ami par-devant témoin, il en rougit de plaisir. Le regardant avec les yeux tendres d'une colombe qui roucoule:
«Oh! mon prince, que Votre Grâce me pardonne, lui dit-il. Je ne supprime pas la propriété, je la perfectionne. De quoi s'agit-il? Le point de la question est que la terre produise tout ce qu'elle peut produire et que la propriété devienne accessible à tout le monde. Prenez bien ma pensée, suivez mon raisonnement. Voici un paresseux qui a hérité de son père un champ, dont il ne tire qu'un méchant parti. Appelons-le X, si vous daignez y consentir. Z est un homme de mérite, qui n'a point fait d'héritage et qui ne sait à quoi employer ses talents. Z estime que, s'il possédait le champ de X, il en doublerait le rendement, et il se fait fort de payer à l'Etat un impôt double. N'est-il pas de l'intérêt de l'Etat, de la société, de tout le monde, que le champ de X soit donné à Z? Quand l'expropriation pour cause d'utilité publique sera appliquée dans toute sa rigueur, la terre rapportera dix fois plus, et, chacun pouvant devenir propriétaire, il n'y aura plus de voleurs.
—Excepté X, cria M. Taconet de plus en plus agacé.
—Nous lui trouverons quelque emploi, répondit-il dédaigneusement, et d'ailleurs je dois convenir que X m'intéresse fort peu. Je vous ai dit que c'était un paresseux. Malheur à qui n'est pas taillé pour le grand combat de la vie! Il n'y a pas de principe plus sacré que le droit du plus fort, car dans ce monde il n'y a d'évident que la force, et la sélection est la loi de la société comme de la nature.»
A ces mots, il attacha un regard d'admiration complaisante sur ses vigoureux poignets, sur ses longs bras puissamment emmanchés, qui lui paraissaient de force à déraciner un chêne. En ce moment, on servit un plat d'alouettes rôties, qui étaient le gibier favori du petit Lestoc, et l'hôtesse le savait. M. Drommel en attira trois ou quatre sur son assiette; il les avala en deux bouchées, faisant craquer et crier les os sous ses fortes dents. Il lui semblait que ces alouettes croyaient comme lui à la grande loi de la sélection, qu'elles s'applaudissaient d'avoir été prédestinées à réjouir l'estomac d'un grand homme, à s'incorporer dans sa glorieuse substance.
Le prince de Malaserra, qui le regardait faire, frémit de nouveau, et reprenant la parole:
«Ah! vous me faites de la peine, mon cher ami, beaucoup de la peine! Mais pensez donc à Malaserra! C'est une si belle terre que Malaserra! On y trouve tout ce qu'on veut, des vignes, des oliviers, des champs, des épis jaunes comme de l'or, des oranges grosses comme des citrouilles. Ah! il m'est bien cher, Malaserra. Et puis j'ai un palais à Palerme, j'en ai même deux. Ils ne me sont pas si chers que Malaserra. Je dois vous l'avouer, mon ami, comme je l'avouerais au meilleur de mes amis, si Z il viendrait me demander Malaserra et si je le tiendrais au bout de ma carabine, oh! sûrement il arriverait quelque accident. Mais ne parlons plus de Malaserra; songez à la morale, mon cher ami! La morale, elle est le tout de l'homme! Le respect de la propriété, il est le plus sacré des sentiments! La distinction du tien et du mien, elle est l'arche sainte, elle est le palladium, elle est la sauvegarde tutélaire des honnêtes gens comme nous, elle est le fondement de tout l'univers, elle est...»
Il avait envie d'en dire plus long, mais M. Taconet avait les yeux braqués sur lui. Quand on a été pendant vingt-cinq ans commissaire de police, il en reste quelque chose, et on a dans l'oeil un je ne sais quoi qui peut paraître désobligeant. Le prince de Malaserra avait à cet égard une délicatesse d'épiderme qui tenait de la sensitive et qui s'explique par l'habitude du grand monde.
M. Drommel attribua l'émotion du prince aux inquiétudes qu'il ressentait pour Malaserra; il s'empressa de lui donner sa parole d'honneur que le législateur de l'avenir n'aurait garde de le déposséder de ses terres, de ses épis jaunes comme l'or, de ses oranges grosses comme des citrouilles.
«Je me pique d'être physionomiste, lui dit-il; j'avais tout de suite deviné que vous étiez un grand agronome. Fiez-vous à moi, mon prince; on ne touchera pas à Malaserra, la terre doit appartenir aux plus dignes. Encore un coup, je n'abolis pas la propriété, je la fais circuler.
—Circule-t-elle déjà en Allemagne?» demanda le petit Lestoc.
M. Drommel poussa un profond soupir:
«L'Allemagne, dit-il, est encore gouvernée par les vieux préjugés, mais elle commence à en revenir, et c'est elle qui donnera le signal de la grande émancipation.
—Le grand Courbet, répondit Lestoc, me fit jadis l'insigne honneur de grimper à mon atelier pour y voir mon premier tableau qui, soit dit entre nous, était un assez vilain barbouillage.—Jeune homme, me dit-il en posant sur ma tête cette puissante main qui plus tard déboulonna la colonne, votre tableau me plaît, c'est beau comme le Titien.—Je ne savais où me mettre, je fis le plongeon, je fus tenté de lui crier:—Homme de génie, viens sur mon coeur. Par malheur, il reprit:—Oh! mais Titien, ce n'est pas encore cela.
—Non, l'Allemagne n'est pas encore cela, repartit M. Drommel, mais elle y viendra; nous en sommes au crépuscule, demain le soleil se lèvera. Les Allemands se distinguent entre tous les peuples par le génie du réalisme, par le sentiment de la synthèse.»
Et il ajouta en dévorant une cinquième alouette:
«Ne vous y trompez pas, c'est la synthèse germanique qui a vaincu à Sedan.»
M. Taconet portait son verre à sa bouche; il le laissa retomber sur la table si violemment qu'il faillit le briser, et ses yeux bruns jetèrent un éclair. Il se calma aussitôt et se contenta de murmurer:
«Patience! répondit Panurge.
—A propos, pendant que nous y sommes, qu'allons-nous faire de la famille? demanda encore Lestoc.
—Je ne la détruis pas, je la perfectionne, en faisant élever et nourrir tous les enfants par l'État.
—Et le mariage, l'abolissons-nous?
—Le mariage, mon cher enfant, est le plus absurde de tous les préjugés, le plus grand attentat à la liberté de l'homme et de la femme. Je le remplace par l'amour libre.
—C'est entendu; comme la propriété, nous faisons circuler la femme.
—Sera-t-il permis d'en avoir plusieurs? demanda à son tour M. Taconet.
—Vous prenez toujours ma pensée de travers, lui dit aigrement M. Drommel. L'amour est essentiellement monogame, et la seule polygamie qui soit conforme à la nature est la polygamie successive. L'homme n'a pas le droit de disposer pour l'éternité de sa personne qui est sacrée et de sa volonté qui est changeante. La loi ne reconnaît plus les voeux perpétuels des moines, le législateur de l'avenir ne reconnaîtra pas les voeux du mariage, et inscrira en tête de sa constitution le grand principe des affinités électives. Tout est chimie dans l'homme.
—Parfait! dit M. Taconet. Z a de l'affinité pour la femme de X comme pour son champ, nous lui donnons le champ et la femme.
—Et qui vous dit, répliqua M. Drommel, que la femme de Z n'ait pas de l'affinité pour X? Voilà un échange qui fera d'un coup quatre heureux.
—Échange-t-on quelquefois les femmes en Allemagne? dit le petit Lestoc.
—Cela s'est vu, et tout le monde s'en est bien trouvé.
—Omnis clocha clochabilis, s'écria M. Taconet, et c'est une belle chose que d'être clerc jusqu'aux dents en matière de bréviaire.
—Je m'en tiendrai toujours à celui de ma tante Dorothée, fit Lestoc. C'était un jour, sous le grand poirier. Je me souviens que ce jour-là elle avait un caraco couleur chocolat et une cornette à longues barbes.—Henri, me dit-elle, ne le fais jamais aux autres, si tu veux qu'on ne te le fasse jamais.—Et, pour qu'il m'en souvînt, elle m'appliqua un grand soufflet sur la joue droite; c'était sa façon de graver fortement les choses dans ma mémoire... Il en est résulté que je ne l'ai jamais fait aux autres.
—Eh quoi! joli garçon, s'écria M. Drommel, serait-il vrai?...
—C'est la pure vérité, et voilà un sacrifice qui ne me coûte guère. Je n'ai jamais été amoureux, moi qui vous parle. Il faut vous dire que j'appartiens à l'école du plein air, et l'école du plein air a pour principe que le milieu est tout, que la femme n'est qu'une tache. Entrez dans ma pensée. Je fais mon paysage, n'est-ce pas?... en commençant par le ciel, car il faut toujours commencer par le ciel. Mon tableau fini, je le trouve admirable, mais je découvre qu'il y manque une tache ou deux taches, l'une rose, l'autre bleue ou jaune paille, la couleur ne fait rien à l'affaire. Je fouille dans mes souvenirs, j'y trouve une femme jaune paille ou bien je la vois passer dans la rue et je la prie de monter, en lui disant:—Madame, vous êtes nécessaire à mon bonheur, vous êtes la tache que je cherche.
—Sans calembour! dit M. Taconet.
—Je suis si bête que je ne les comprends pas, et l'amour non plus, je ne l'ai jamais compris. L'amour, c'est le vieux jeu, c'est bon pour les peintres d'intérieur; mais qu'en pourrions-nous bien faire, nous autres de l'école du plein air? Eh! que diable, est-on amoureux d'une tache?»
M. Drommel le regardait avec une admiration mêlée de stupeur.
«Il serait donc vrai, joli garçon, que jamais?...
—Jamais, interrompit-il. D'ailleurs je suis trop occupé.
—Sauf les dimanches et jours de fête, dit M. Taconet.
—Jamais, vous dis-je, au grand jamais, et je ne permets à personne d'en douter. Il se peut que dans trente ans d'ici, sur mes vieux jours... Ce sera la preuve que je serai ramolli.
—Il est vraiment prodigieux! dit M. Drommel au prince de Malaserra.
—Renversant! répondit le prince. Pour ma part, le dixième commandement, il m'a toujours été sacré. Je n'ai jamais convoité ni la maison de mon prochain, ni son serviteur, ni son boeuf, ni son âne. Oh! l'homme, il n'est jamais parfait. La seule partie du bien de mon prochain qu'il me soit arrivé quelquefois de convoiter, vous le dirai-je? c'est sa femme, et si vous me permettez de vous expliquer plus copieusement ma pensée...»
Il n'expliqua rien, attendu que M. Taconet le regardait et que décidément le regard de M. Taconet le gênait.
«Il est une question, reprit Lestoc, que je grille d'envie d'adresser à notre éloquent convive M. Drommel.
—Adressez-moi toutes celles qu'il vous plaira, naïf enfant de la Brie, car vous m'intéressez.
—N'avez-vous jamais été marié?
—Jeune homme, reprit gravement M. Drommel, quand vous connaîtrez mieux la vie, vous saurez que les philosophes sont obligés quelquefois de s'accommoder aux moeurs de leur siècle.
—Oh! je ne vous en veux pas; mais, je vous prie, avez-vous enseigné à Mme Drommel la théorie des affinités électives et de la circulation?
—Mon jeune ami, répondit-il plus gravement encore, apprenez que dans certains pays les femmes n'ont pas d'autre règle de conduite que les entraînements de leurs sens ou les caprices de leur imagination, et qu'il serait peut-être dangereux de leur laisser la bride sur le cou et de s'en remettre à leur bonne foi. Mais, si vous connaissiez les Allemandes, vous sauriez qu'elles n'ont pas besoin de préjugés pour sauvegarder leur vertu. Ce qui les distingue entre toutes les femmes, c'est l'intimité du sens moral, la profondeur dans les attachements, le sérieux de la passion. Quand une Allemande a donné son coeur, elle ne le reprend plus; son amour est un culte, une religion, et jamais elle ne renie son dieu. Vous ne contestez pas, je pense, la supériorité intellectuelle et morale que tous les gens de bonne foi accordent à la race germanique. Mon Dieu! il est possible que les préjugés soient nécessaires aux races inférieures; les Mandingues ne sauraient se passer de leurs gris-gris, ni les Peaux-Rouges de leurs manitous. J'en suis fâché pour les Latins, ils sont destinés à faire place avant peu aux nations jeunes, qui ont de la sève et les secrets de l'avenir. Quand l'Allemagne aura transformé le monde et posé de sa forte main les assises de la société nouvelle, malheur aux peuples qui seront incapables d'en adopter les principes! ils disparaîtront comme les Peaux-Rouges à l'approche des blancs.»
L'ex-commissaire de police s'écria pour la troisième fois:
«Patience! répondait Panurge.
—Qui était ce Panurge?» demanda M. Drommel impatienté.
Au rebours de l'ex-commissaire, il avait tout lu, sauf Rabelais.
«Panurge, repartit M. Taconet, était un homme de bien à qui l'on ne fit jamais de chagrin sans repentance, et il en prit mal à Dindenaut d'avoir eu maille à partir avec lui un jour qu'ayant ses lunettes il entendait plus clairement de l'oreille gauche.
—Je me suis laissé dire, fit le petit Lestoc, que les Velches ayant perdu le secret de faire des enfants, dans un siècle d'ici il n'y en aura plus que trois sur la surface de la terre. L'un sera coiffeur, le second cuisinier, et le troisième fera des calembours comme M. Taconet. Mais on assure que, quand ils seront morts et qu'il n'y aura plus au monde que des Allemands, l'Académie de Berlin, partant du principe que plus on est de fous, plus on s'amuse, proposera un prix de cent mille francs pour encourager les inventeurs à fabriquer de la graine de Velches.
—Vous faites tort aux fous allemands, lui dit M. Taconet en se levant de table; ils se suffisent parfaitement, et c'est assez de leurs petites drôleries pour tenir en gaieté la terre, la lune et les étoiles.»
Puis s'approchant de M. Drommel:
«L'un des derniers Peaux-Rouges, lui cria-t-il, souhaite à la synthèse germanique une douce nuit et d'heureux songes.»
Cela dit, il s'inclina humblement et prit la porte.
«Cet homme est fort désagréable, grommela M. Drommel; il a l'humeur rêche et déplaisante. Je me connais en physionomies, la sienne m'a rebuté tout de suite; c'est une de ces figures qu'on n'aime pas à rencontrer au coin d'un bois.
—Je connais un honnête homme qui était de votre avis, dit Lestoc, et qui en serait encore si l'on ne l'avait guillotiné l'autre jour.
—Qu'est-ce à dire? demanda le prince de Malaserra.
—Je veux dire, mon prince, que certaines gens aiment mieux rencontrer dans les bois une jolie femme qu'un commissaire de police.
—Ah! M. Taconet, il est de la police! s'écria le prince. Je m'en étais douté. La police, elle a quelque chose dans l'oeil, et elle manque de formes, surtout en France.»
Visiblement soulagé par le départ de cet homme sans formes, il sonna et se fit donner une bouteille de vin d'Aï, dont il entendait régaler son illustre ami. On apporta trois coupes; mais le petit Lestoc déclara que l'école du plein air ne buvait jamais de vin d'Aï, et il sortit, laissant le prince de Malaserra fêter tête à tête avec M. Drommel la bonne fortune qui lui avait fait rencontrer sur une grande route un des plus célèbres penseurs de notre temps, dont il admirait passionnément la logique, tout en désapprouvant énergiquement ses principes.
L'entretien devint plus intime, le vin d'Aï dispose les coeurs à l'expansion. Le prince de Malaserra adressa à M. Drommel une foule de questions marquées au coin du plus sympathique intérêt. Il fut charmé d'apprendre que notre sociologue se proposait de faire un séjour en Italie; il l'engagea à pousser jusqu'en Sicile, il mit à son entière disposition l'un de ses deux palais, le pressa de venir passer un mois à Malaserra, où il comptait retourner avant peu et dont il lui détailla toutes les beautés, depuis le cèdre jusqu'à l'hysope. M. Drommel accepta cette proposition avec enchantement; plus il pénétrait dans la précieuse intimité du prince de Malaserra, plus il sentait que sa vraie vocation était de vivre avec les princes.
Cet entretien savoureux fut interrompu plus d'une fois par l'indiscrète Mme Picaud. Cette brave femme a tant d'excellentes qualités qu'on peut, sans lui faire tort, signaler ses défauts. Elle n'éprouve qu'un respect modéré pour les grands de la terre et pour les hommes célèbres, même pour ceux qui boivent du vin d'Aï. On l'accuse aussi de traiter cavalièrement ceux de ses pensionnaires dont la physionomie ne lui revient pas, en quoi elle manque au plus sacré devoir de sa profession, qui est de ne jamais faire acception des personnes. Dis-moi ce que tu consommes, et je te dirai qui tu es, tel est l'adage du parfait aubergiste. A plusieurs reprises, Mme Picaud pénétra brusquement dans la salle à manger, espérant la trouver vide, et elle referma la porte à grand bruit, avec un geste d'impatience. On ne pouvait dire plus clairement: Allez-vous-en.
M. Drommel ne put se tenir de confesser au prince que la figure de Mme Picaud lui paraissait aussi rébarbative que celle de M. Taconet, et il s'informa d'un ton de mystère et d'inquiétude si les auberges de Barbison passaient pour des maisons honnêtes. Le prince en inféra que M. Drommel avait emporté dans son bagage toute une collection de rubis balais. Quand il sut qu'il s'agissait de cinq ou six méchants mille francs en billets et en espèces, il ne put réprimer un léger haussement d'épaules. Qu'est-ce que six mille francs pour un grand seigneur qui possède Malaserra? Il ne laissa pas de représenter à M. Drommel qu'il eût été plus simple de se munir de lettres de crédit, et il l'exhorta vivement à ne jamais se séparer de sa sacoche.
—Cette maison, lui dit-il, est la plus honnête du monde; mais l'homme, mon cher ami, il n'est jamais sûr que de ce qu'il tient.»
Pendant ce temps, l'ex-commissaire de police, qui s'était retiré dans sa chambre, croyait apercevoir dans les fumées de sa pipe une très jolie femme aux yeux de couleur indécise, un innocent jouvenceau à la blonde moustache, une lourde sacoche pendue au cou d'un butor, la noble et pâle figure d'un prince sicilien, qui s'écriait: «Le respect de la propriété, il est le fondement de tout l'univers.» M. Taconet bâtissait là-dessus un imbroglio, un roman à quatre personnages, où les affinités électives jouaient un grand rôle; les coeurs, les espèces, tout circulait. Puis il se mit à songer aux races inférieures et aux nations qui ont les secrets de l'avenir, à la synthèse germanique, à Sedan, aux Peaux-Rouges, et il finit par s'endormir en murmurant:
«Patience! répondit Panurge.»
IV
M. Drommel aurait mieux fait peut-être de suivre sa première idée, qui était de partir dès le lendemain, 1er octobre, pour Lyon. Mais quoi! il n'en fit rien, c'était écrit aux tablettes de Jupiter.
On a prétendu que la cause de tout le mal avait été Mme Drommel, qu'en s'éveillant elle s'était plainte de son pied, qui avait enflé pendant la nuit, qu'elle s'était déclarée incapable de se remettre en route. Ceux qui ont adopté cette version méconnaissent le caractère angélique de cette charmante femme. A la vérité, lorsque son mari se présenta dans sa chambre, elle lui insinua doucement qu'elle se ressentait des fatigues de la veille et qu'un jour de repos lui ferait grand bien; mais elle ajouta aussitôt que, s'il l'avait pour agréable, elle était prête à partir, qu'elle se faisait une joie de déférer à tous ses désirs, qu'il la connaissait trop pour en douter. Heureusement M. Drommel avait résolu d'employer cette journée à visiter le palais et le parc de Fontainebleau, en compagnie de son cher prince, qui lui en avait fait la proposition. Il répondit que la santé de sa chatte lui était plus précieuse que tout, que, quoi qu'il lui en coûtât, il retarderait de vingt-quatre heures son départ à la seule fin de lui faire plaisir. Elle fit semblant de le croire, le remercia gentiment, le récompensa par un adorable sourire. Avoir l'air de croire est un art qu'elle possédait, et un art très utile, qui épargne aux familles beaucoup de contestations épineuses, de chipotages, de picoteries.
On a prétendu aussi et même affirmé qu'un peu plus tard, M. Drommel ayant rencontré sur l'escalier le petit Lestoc, celui-ci lui proposa de but en blanc de faire le portrait de sa femme. Il n'en est rien, et voilà comme on écrit l'histoire. Les choses se passèrent tout autrement, comme vous le pensez bien; voici le fait. M. Drommel, qui avait gardé un aimable souvenir du jeune peintre, de l'agrément de son commerce, de la facilité de son humeur, de la naïveté de ses propos, s'informa de son nom. Lorsqu'il apprit que le neveu de Mlle Dorothée était l'auteur du tableautin coté deux mille francs, qu'il était en passe de devenir célèbre et qu'un jour ses peintures se vendraient un prix fou, l'estime qu'il faisait de lui s'accrut considérablement. La pensée lui vint d'obtenir de ce bon jeune homme, à titre de souvenir et sans bourse délier, bien entendu, une aquarelle, une pochade, quelque croquis, et de le rapporter à Goerlitz comme un échantillon de l'école du plein air, à laquelle il se promettait de consacrer quelque jour l'une de ses plus savantes élucubrations. M. Drommel a toujours eu le génie du troc, il donne l'oeuf pour avoir le boeuf, un abonnement à la Lumière contre un tableau ou un livre de prix. Souvent même il ne donne rien du tout. Il ne rencontre guère de peintres, d'artistes, de collectionneurs d'objets rares sans leur soutirer quelque chose; ils sont tous tenus de lui payer leur tribut, qu'il empoche gaillardement, comme une preuve sensible et palpable du vif intérêt qu'il leur porte. Les indiscrets sont les heureux de ce monde.
Après y avoir mûrement réfléchi, M. Drommel trouva bon de charger sa femme de cette petite négociation. Il alla sur-le-champ la rejoindre dans un kiosque à claire-voie, qui terminait l'une des allées du jardin de l'auberge. Elle s'y était acheminée en boitant très bas, et y prenait le frais, enveloppée dans son mantelet, la jambe allongée sur un coussin. Il lui annonça que, pour la sauver de l'ennui en son absence, il voulait lui présenter un jeune homme très singulier, très original, qui la divertirait par ses naïves saillies.
«Te souviens-tu, Ada, lui dit-il, d'une jolie petite toile signée Henri Lestoc?»
Elle eut beaucoup de peine à s'en souvenir.
Que les femmes sont oublieuses! reprit-il. J'ai dîné hier avec lui.
—Comment l'appelles-tu?» demanda-t-elle.
Il se fit un cornet de ses deux mains et cria dans l'oreille de sa femme:
«Henri Lestoc! T'en souviendras-tu, tête à l'évent?
—Je crois le voir d'ici, répondit-elle. Un gros garçon chevelu, hérissé comme un porc-épic.
—Tu peux te vanter de rencontrer juste dans tes conjectures. C'est un petit blondin, qui a encore aux lèvres le lait de sa nourrice, ce qui ne l'empêche pas d'être fort intelligent. Il me connaissait, ma chère. Je ne voudrais pas jurer qu'il m'ait lu, mais il avait entendu parler de moi.
—Le beau mérite! fit-elle. C'est le plus élémentaire de ses devoirs.
—Enfin veux-tu que je te l'amène?
—A quoi bon? qu'en ferais-je?
«J'ai mon projet,» répondit-il.
Elle le regarda en se disant:
«Il est vraiment prodigieux.
—Oui, reprit-il, j'ai mon idée. Ce galopin a du talent, et j'ai décidé que j'aurais de sa peinture sans qu'il m'en coûtât rien.
—Et c'est sur moi que tu comptes pour cela?
—Dans le courant de la conversation, tu demanderas à visiter ses portefeuilles; il ne te refusera pas un petit souvenir. On ne refuse rien à une jolie femme qui sait s'y prendre... Et puis il t'amusera. Croirais-tu, ma chatte, qu'il a fait voeu?... Ils sont tous comme cela dans l'école du plein air. Oui, croirais-tu que jamais, au grand jamais?.. C'est lui-même qui le dit. Ma parole d'honneur! ces Français sont bien étonnants! Quand ils ne sont pas des Lovelace, ils sont candides au delà de tout ce qu'on peut se figurer. Celui-ci a été élevé par une vieille tante, vertu farouche, qui avait de la barbe au menton, et il est vraiment incomparable... Dame! il est un peu sauvage. Tâche de l'apprivoiser. Voyons, puis-je te l'amener? y consens-tu?»
Après s'être fait longtemps prier, Mme Drommel finit par consentir; en fin de compte, elle était toujours consentante.
M. Drommel se mit à la recherche du petit Lestoc. Il le trouva qui sortait de sa chambre, fredonnant une vocalise, tout frais, tout pimpant, portant beau, le chapeau sur l'oreille, le nez au vent, les mains dans les poches de sa vareuse, un bouquet de myosotis à sa boutonnière, décoration qui était peut-être de circonstance. Chaque matin, il se réveillait plus jeune d'un jour que la veille; chaque matin, on lisait sur son visage la hâte fiévreuse d'un départ, et il partait en effet pour prendre le train qui conduit à la gloire ou pour chercher quelque chose dont il avait rêvé pendant la nuit. Qu'était-ce donc? Il ne le savait pas toujours, mais m'est avis que ce matin-là il le savait.
M. Drommel le happa au passage, lui fit force caresses et gros compliments, l'emmena dans le jardin, lui demanda la permission de le présenter à Mme Drommel, qui adorait la peinture. Le petit Lestoc fit froide mine à cette ouverture, tâcha de s'évader, inventant des défaites, prétextant des affaires urgentes. M. Drommel eut réponse à tout. Il ne lâcha pas son prisonnier, il le conduisit par le bouton de son habit vers le kiosque, où l'ayant poussé:
«Ma chère Ada, dit-il avec son gros rire, je te présente un jeune artiste de grand avenir, qui t'expliquera les principes de Mlle Dorothée et de l'école du plein air.»
Quelque peine que se donnât M. Drommel, la glace fut difficile à rompre. Lestoc était raide comme un piquet, hautain, gourmé; impossible de le dérider. Mme Drommel était gracieuse; pouvait-elle ne pas l'être? Mais elle avait malgré elle l'air d'une femme qu'on dérange et qui préfère la solitude aux importuns.
M. Drommel les laissa se débrouiller. Leur tournant le dos, il se mit à arpenter une des allées du jardin. Il tenait d'une main son crayon, de l'autre son carnet. Il s'était avisé, en prenant son café, d'une sanglante épigramme à décocher à l'asinus, il avait hâte de la noter. C'était une vraie trouvaille, et, si tenace que fût sa mémoire, écrire lui paraissait plus sûr. Il n'avait une confiance absolue qu'en deux choses, sa femme et son calepin.
Tout en écrivant, il prêtait l'oreille de temps à autre; il lui parut qu'on s'était mis à causer, et il jugea même que l'entretien était assez animé. Il entendit tout à coup le petit Lestoc s'écrier:
«Là, franchement, convenez que c'est un sot.»
M. Drommel écarta les branches d'un chèvrefeuille, qui obstruait l'entrée du kiosque; il avança sa tête carrée et dit:
«Qui est le sot?»
Lestoc s'élança vers lui, et lui mettant la main sur la bouche:
«Chut! ne nous trahissez pas, il est ici tout près.»
M. Drommel promena son regard autour de lui; il aperçut M. Taconet, qui faisait un tour dans le potager.
«Vous avez mille fois raison, dit-il, et, qui pis est, c'est un sot hargneux et malfaisant. Je ne comprends pas que Mme Drommel fasse difficulté d'en convenir.
—Il est des choses, répondit Lestoc, qu'on pense sans oser les dire.»
M. Drommel retourna dans son allée, où il continua de prendre des notes, jusqu'à ce qu'on vînt l'avertir que la voiture était avancée, que le prince de Malaserra l'attendait. Il se dirigea de nouveau vers le kiosque pour prier sa femme de retoucher son noeud de cravate; il tenait à faire honneur à son noble ami. Cette fois, le petit Lestoc disait avec un accent très doux, mais très délibéré:
«Je vends toujours à prix fixe. Par exception, je consens à vous faire un rabais. J'en demandais quatre, il m'en faut trois; mais c'est mon dernier mot, et j'entends être payé comptant.»
A ces mots, il sortit du kiosque en courant, faillit heurter M. Drommel. Lui prenant la main qu'il secoua vivement:
«Mon cher monsieur, il m'en faut trois, s'écria-t-il; faites entendre raison à Mme Drommel.»
Et il s'éloigna en levant les bras au ciel, comme pour l'attester que c'était bien son dernier mot.
«Il lui en faut trois? demanda M. Drommel à sa femme. Qu'est-ce à dire?»
Elle courut à lui, oubliant qu'elle avait mal au pied, et se mit en devoir de lui arranger sa cravate.
«Tu t'es bien mépris à son sujet, lui dit-elle. Il est original, je le veux; mais innocent, il ne l'est guère.
—Ah çà, est-ce que par hasard cet élève de Mlle Dorothée?...
—Quel Arabe! Trois cents francs pour une misérable aquarelle! Il a une façon de vous demander les choses de but en blanc qui n'est vraiment qu'à lui, et il exige qu'on le paye comptant.
—Ses prétentions sont ridicules, répondit M. Drommel. Je le croyais mieux élevé, plus galant homme. Bah! il ne verra pas la couleur de notre argent. Tâche de l'enguirlander, ma chère Ada; tu en viendras bien à bout.
—Je ferai de mon mieux,» dit-elle.
Puis, s'éloignant de deux pas, elle le regarda fixement, et lui tira une de ces profondes révérences qu'elle faisait jadis au public de Berlin, les soirs où il l'applaudissait à faire crouler la salle.
«Il paraît que ton pied ne te fait plus mal, lui dit-il.
—Il s'est guéri comme par enchantement.»
Elle le regarda de nouveau, elle le trouvait phénoménal, et elle se mit à rire comme une folle.
«Eh bien! qu'est-ce qui te prend?»
Elle répondit avec une volubilité qui ne lui était pas ordinaire:
«Le ciel est bleu, il y a là-bas des roses, l'herbe de la pelouse est toute fraîche, ton noeud de cravate est irréprochable, et il me semble que j'ai seize ans.
—Ajoutons-en douze, dit-il. Mme Drommel est née le 26 juillet 1851.
—Pour la première fois, dit-elle; mais Mme Drommel renaît de temps à autre.»
Il y avait en ce moment un baptême ou un mariage à Chailly, et le vent apportait jusqu'à Barbison le bruit des cloches qui sonnaient à toute volée.
«Foi de danseuse! reprit-elle, les cloches nous annoncent une joyeuse nouvelle. L'air a aujourd'hui une couleur toute particulière, celle qu'il a les jours de fête.
—Je m'informerai tantôt, lui répliqua-t-il, s'il y a dans le voisinage quelque hospice d'aliénés. Je viendrai t'y voir en passant à mon retour d'Italie.»
Une guêpe indiscrète voltigeait autour de son front, Mme Drommel la chassa d'un coup d'éventail. Puis elle contempla ce vaste front qui portait un monde, et il lui parut qu'il y avait quelque chose d'écrit. En sa qualité de femme de savant, elle respectait les écritures. Elle voulut pourtant en avoir le coeur net.
«Sais-tu quoi? dit-elle. Je suis horriblement jalouse de ce prince à qui tu me sacrifies durant toute une journée. Si je te disais que je meurs d'envie de voir Fontainebleau et si je te suppliais de m'emmener, gageons...
—Ne gage pas, ma chatte, tu perdrais. Les femmes sont quelquefois de grands trouble-fête.
—Décidément tu ne veux pas m'emmener?
—Non, et voilà celui qui veut, dit-il en se frappant la poitrine à tour de bras; voici celle qui obéit.»
Il lui prit la main, et, comme dans la forêt, il effleura négligemment de ses grosses lèvres des ongles roses qui n'avaient jamais égratigné personne. Il était pressé de s'en aller, on ne fait pas attendre les princes. Elle l'accompagna jusqu'au milieu du jardin, en lui recommandant d'éviter les courants d'air, de se défier du serein, de ne pas oublier son plaid à Fontainebleau, de s'en envelopper avec soin au retour, enfin d'avoir les plus grand égards pour sa précieuse personne. Puis elle le regarda s'éloigner.
«Il paraît bien que l'écriture est en règle,» pensa-t-elle.
Les cloches sonnait toujours. Elle s'adossa contre un pommier, ferma à moitié les yeux. Il lui sembla qu'un bras téméraire s'enlaçait autour de sa taille, que des lèvres audacieuses se pressaient sur les siennes, qu'une voix jeune et frémissante lui disait:
«Je vous adore, il m'en faut trois.»
Était-ce un rêve ou un souvenir?
Elle fut réveillée en sursaut par son mari, qui rebroussait chemin pour lui dire:
«Il me vient une idée; promets-lui un abonnement à la Lumière.
—Je crains bien que cela ne suffise point,» répliqua-t-elle.
Et elle l'exhorta de nouveau à éviter soigneusement les mauvais pas et les courants d'air.
«Au diable les femmes qui ont l'amour des litanies!» répondit-il, indigné qu'elle ne goûtât pas son idée.
Dès qu'il fut monté en voiture:
«Me voilà en état de grâce, dit-il au prince de Malaserra, je suis muni de tous les sacrements de l'Église.»
Et il se récria, en s'en moquant un peu, sur la tendre et trop craintive sollicitude que lui témoignait sa femme. Il ajouta qu'il n'avait jamais été malade de sa vie, et que jamais il n'avait rien perdu en voyage, pas même son parapluie.
«O mon cher ami, lui répondit le prince, que je vous envie votre florissante santé, votre bonheur et, oserai-je vous le dire? votre délicieuse épouse. Hélas! la princesse de Malaserra... Je suis bien malheureux, mon ami, car la princesse elle s'est sauvée avec un méprisable aventurier. Oh! si je les tenais! Le désespoir il est cannibale, et les femmes elles sont inconcevables. M'avoir préféré l'autre! Tout le monde s'accorde à dire que je suis assez bel homme, et l'autre il était affreux, un petit homme camus... Vous voyez que je vous dis tous mes secrets, j'ai toujours eu la coutume de montrer mon âme à mes amis. Oui, mon ami, c'est pour cela que je voyage, car, depuis cette horrible aventure, Malaserra il me déplaît quelquefois, et vous verrez pourtant comme il est beau, Malaserra.»
A ces mots, le prince porta son mouchoir à ses yeux, et M. Drommel lui-même crut devoir par bienséance verser quelques larmes sur la déplorable escapade de la princesse.
«Dites-moi la franche vérité, mon ami, reprit le prince, n'avez-vous jamais été jaloux? La princesse de Malaserra elle m'a fait mourir de jalousie.»
M. Drommel éclata de rire, tant la question lui sembla baroque.
«Prince, répondit-il, Mme Drommel est d'un pays où les femmes savent aimer, parce qu'elles ont de l'âme, du Gemüth.
—Le Gemüth! Qu'est-ce donc cela?
—Impossible de vous le faire comprendre, cela ne peut se traduire ni en italien ni en français. Qu'il vous suffise de savoir qu'une femme qui a du Gemüth n'aime qu'une fois et ne se sauvera jamais avec l'autre.
—Même quand il ne serait pas camus?
—Une femme qui a du Gemüth, répliqua solennellement M. Drommel, méprise de tout son coeur ce qu'on appelle dans ce pays-ci la bagatelle, et pour les femmes de ce pays-ci, la bagatelle est tout.»
Là-dessus il lui reprocha de prendre son aventure trop au tragique; il lui représenta que les vrais philosophes ne s'émeuvent de rien, ne s'étonnent de rien et ne sont jamais jaloux, que les femmes après tout ne sont que de jolis jouets, quand elles ne sont pas de grands empêchements, maximum impedimentum, qu'au surplus l'affinité élective est une loi fatale, une loi sacrée, dont il faut s'accommoder avec gaieté et bonne humeur. Il partit de là pour l'engager à étudier sérieusement la sociologie, science d'un prix inestimable, qui nous apprend à mépriser tous les petits accidents dont s'affecte le profane vulgaire.
Ce fut en devisant ainsi qu'ils arrivèrent à Fontainebleau, où ils firent un excellent déjeuner, arrosé des meilleurs vins. Après cela, ils visitèrent le château; à vrai dire, M. Drommel le trouva inférieur à sa réputation, décida qu'on l'avait surfait comme la forêt; la cour ovale, la porte dorée, la salle du conseil le laissèrent froid. Il trouva même beaucoup à reprendre dans la merveilleuse galerie de Henri II; pour un peu, il aurait prétendu qu'il y avait mieux à Goerlitz. Cependant, en traversant la cour de la fontaine, il prit quelque plaisir à contempler les ébats des fameuses carpes; il daigna acheter au rabais une brioche rance, qu'il leur jeta avec un sourire de majesté débonnaire; comprirent-elles, en la dévorant, à quelle glorieuse main elles étaient redevables de leur bonheur?
Au retour, la conversation tomba sur la gymnastique allemande. M. Drommel entreprit d'expliquer au prince de Malaserra que, grâce à un système d'éducation et d'entraînement que les autres peuples sont réduits à envier sans le pouvoir imiter, l'Allemagne est non seulement le seul pays où les femmes aient du Gemüth, mais le seul où les hommes aient des muscles. Pour l'en mieux convaincre, il retroussa ses manches et montra ses robustes poignets au prince, qui, hélas! n'avait que son âme à montrer, tant il était maigre. Ils venaient en ce moment de laisser leur voiture sur le grand chemin, ils suivaient un sentier qui conduit à un chaos de rochers dont le propriétaire de Malaserra désirait faire les honneurs à son cher ami. Arrivés dans ce lieu sauvage et solitaire, M. Drommel voulut que le prince pût juger par ses yeux des prodiges qu'accomplit la gymnastique allemande. Il se mit à soulever d'énormes pierres, à porter à bras tendu des fragments de roc. Le prince émerveillé l'engagea à se débarrasser de son pardessus et de tout son attirail de touriste, qui le gênaient; mais M. Drommel affirma que rien n'était capable de le gêner, et, comme il avait la tête un peu dure, il ne se laissa pas persuader. Le prince lui demanda s'il était aussi agile que fort et le mit au défi de grimper jusqu'à la cime d'un rocher fort abrupt. M. Drommel accepta cette nouvelle épreuve, d'où il sortit triomphant, quoique hors d'haleine et trempé de sueur. Il fit après cela quelques sauts périlleux, jusqu'à ce que le prince, devenu pensif, lui dit:
«Je frémis, mon cher ami; oui, vous me faites frémir. Laissez donc, en voilà assez. Si par un malheur dont je serais inconsolable il vous arrivait quelque accident, comment oserais-je reparaître devant la femme qu'elle vous adore?»
Ils regagnèrent leur voiture. De ce moment, le prince fut moins causant; il devint même taciturne: il semblait distrait, préoccupé, mélancolique. M. Drommel s'imagina qu'il pensait à la princesse de Malaserra. Je croirais plutôt que les merveilles que produit la gymnastique allemande et les prouesses de son cher ami l'avaient rendu rêveur, qu'il lui enviait ses incomparables jambes, la puissance de ses bras musculeux; les plus belles âmes sont sujettes à l'envie. Pour M. Drommel, il était enchanté de sa journée et d'avoir passé quelques heures de plus dans l'intimité d'un homme d'élite, qui l'honorait de son amitié et dont la conversation était aussi instructive que ses manières étaient séduisantes. Ce qui surtout le remplissait d'aise, c'est que sa petite excursion ne lui avait rien coûté, attendu que le prince de Malaserra avait tout payé, la voiture, le déjeuner, les pourboires, tout, sauf la brioche rance dont les carpes s'étaient régalées.
Une autre satisfaction l'attendait à son arrivée. Mme Drommel avait eu raison du petit Lestoc, non sans peine. Elle se trouvait en possession d'une aquarelle, qui avait été peinte dans l'après-midi avec une furie toute française et offerte à titre de souvenir, de don purement gratuit ou peu s'en fallait. Cette charmante aquarelle représentait un bout de grand chemin. D'un côté se dressait un énorme chêne qui n'avait pas une feuille; il était mort ou quasi mort; à main gauche, un sentier courait dans un bois de pins. A l'un des coudes du sentier, on voyait de dos un joli couple d'amoureux, qui apparemment s'étaient pris de querelle. Un jeune homme, agenouillé dans la poussière, élevait au ciel des bras suppliants; il implorait son pardon ou mendiait une grâce. Vêtue d'une robe jaune paille, la jeune femme, penchant vers lui sa tête blonde, le menaçait d'une baguette de coudrier qu'elle agitait dans l'air. Elle avait laissé tomber son parasol, qui avait roulé à quelques pas plus loin et sur lequel se jouait un furtif rayon de soleil.
M. Drommel se plaignit que le sujet fut un peu léger; il se plaignit aussi que le peintre eût esquivé la principale difficulté de son art en montrant de dos ses personnages. Il était curieux, il aimait l'exactitude en toute chose; il aurait voulu voir ces deux visages. Cependant la double tache que faisaient la petite femme et le parasol de soie caroubier le charma, et, par une de ces intuitions soudaines qui sont propres au génie, il conçut incontinent le plan d'un article à écrire sur l'école du plein air. Il fit remarquer à sa femme que l'aquarelle n'était pas signée. Elle lui montra, sur un rocher de grès qui assistait muet à la querelle des deux amants, ces mots, écrits en caractères très fins: Souvenir du 1er octobre 1879. Elle lui montra cet autre mot: Sempre, qui veut dire en italien «toujours», et à ce propos elle lui apprit que sempre était le nom de guerre d'Henri Lestoc.
«Jamais et toujours! dit M. Drommel, voilà, à ce qu'il semble, des vocables que ce petit homme affectionne, et il faut croire que Mlle Dorothée les employait volontiers. Mais, je te prie, est-il devenu raisonnable? combien demande-t-il pour ces deux taches?
—Ton idée était bonne, lui dit-elle; il s'est contenté d'un abonnement perpétuel à la Lumière, ce qui lui fait d'autant plus d'honneur qu'il ne sait pas l'allemand.
—Il en sera quitte pour l'apprendre, répondit-il. Allons, voilà qui est bien; mais par exemple c'est lui qui payera le port.»
Il ajouta en embrassant sa femme et lui tirant doucement l'oreille:
«La journée t'a paru longue? Bah! console-toi, ma chatte; il n'y a rien à voir dans leur Fontainebleau.»
V
Cette fois, Mme Drommel fut du dîner. Son aimable présence mit en joie la petite table ronde autour de laquelle se réunirent les convives de la veille; il en est de la beauté comme du bon vin: elle réjouit le coeur de l'homme. Le petit Lestoc fut le seul qui ne fit pas fête à cette jolie femme. Il ne paraissait pas se douter qu'elle fût là. Il était distrait, préoccupé; il avait le regard rêveur et le front nuageux. M. Drommel en conclut malignement qu'il regrettait ses trois cents francs; il le plaisanta finement sur son silence, sur son air raide et taciturne.
«Excusez-moi, répondit le jeune homme; je creuse un problème. Oh! j'y arriverai; mais il y a là une question de lieu, de temps, de méthode qui me donne beaucoup à penser.
—La méthode est la grande chose, dit M. Drommel. Jeune homme, faites-moi part de vos perplexités, je vous aiderai à résoudre ce cas embarrassant.
—Je compte bien sur vous pour m'y aider, répliqua-t-il; mais vous m'y aiderez sans avoir besoin de parler. Je gage que l'inspiration me viendra en vous regardant.»
Et il se replongea dans sa méditation.
Sur ces entrefaites, l'ex-commissaire de police arriva. En voyant paraître son ennemi intime, M. Drommel se renfrogna; cet homme lui était souverainement antipathique; il se promit de ne pas manquer l'occasion de lui dire son fait.
Le prince de Malaserra avait secoué sa mélancolie; assis à côté de Mme Drommel, il se montrait galant et attentif.
«Le sort de M. Drommel, lui dit-il, il est le plus enviable de tous les sorts; mais ce que je lui envie surtout, c'est qu'il est adoré par une femme qu'elle est, paraît-il, un ange de douceur et de complaisance. Et pourtant, qu'a-t-il besoin d'être heureux, M. Drommel? Il m'a dit lui-même qu'il se consolerait facilement de tous les petits accidents qui pourraient lui arriver. Les sociologues, ils se consolent de tout.
—Surtout des chagrins des autres, je le crois sans peine, interrompit M. Taconet, en remuant ses épais sourcils. Mais, quant aux petits accidents qui peuvent les atteindre dans leur chère personne, je les crois à cet égard aussi tendres aux mouches que le premier pékin venu.»
Le regard de M. Drommel s'alluma; on en vit jaillir cette flamme qui sort quelquefois de l'oeil des sages et qui dévore le profane vulgaire. Si M. Taconet eut la vie sauve, cela prouve qu'il est solidement bâti et de forte trempe.
«Un homme qui se respecte, lui cria M. Drommel, s'abstient soigneusement de parler de ce qu'il ne sait pas. Que savez-vous de la sociologie?
—J'en sais, répliqua-t-il, ce que vous avez bien voulu nous en apprendre hier au soir. Au surplus, que Dieu bénisse les sociologues! mais j'ai déjà rencontré dans ma vie beaucoup de faiseurs de paradoxes, et je puis vous certifier que, le cas échéant, leurs paradoxes étaient à la merci des accidents et ne les consolaient de rien. Il y a des gens qui ne prennent leur parapluie que quand le temps est beau et qui l'oublient chez eux dès qu'il se gâte. Aussi sont-ils mouillés comme le commun des martyrs.
—Et moi, repartit impétueusement M. Drommel, je connais des gens qui traitent de paradoxes toutes les vérités qui dépassent la médiocrité de leurs pensées et la faiblesse de leur petit entendement.
—Croyez-moi, reprit M. Taconet, il faut se défier des opinions singulières. Le lieu commun est le fond de la vie!
—Les lieux communs sont le cachet des sots, répondit M. Drommel en colère.
—Et les inconséquences, dit l'autre, sont le propre des sociologues. Tôt ou tard, ils ont le sort de l'écolier limousin.
—Que voulez-vous dire avec votre Limousin?
—Il est donc inconnu à Goerlitz? Voici l'histoire. Un jour, je ne sais quand, Pantagruel se promenait après boire par la porte d'où l'on va à Paris, et il advint qu'il rencontra un écolier tout joli et qui venait par icelui chemin.—Mon ami, d'où viens-tu? lui dit-il.—L'écolier répondit:—De l'alme, inclyte et célèbre académie que l'on vocite Lutèce, où nous déambulions par les compites et quadrivies, en despumant la verbocination latiale.—Bren, bren, dit Pantagruel, qu'est-ce que veut dire ce fou! Je crois qu'il nous forge ici quelque langage diabolique. Par Dieu! je lui apprendrai à parler; mais devant, réponds-moi, d'où es-tu?—A quoi l'écolier répondit: «L'origine primève de mes aves et ataves fut indigène des régions lemoviques.»—J'entends bien, dit Pantagruel, tu es Limousin pour tout potage.—Et le prenant à la gorge: «Tu écorches le latin; par saint Jean! je t'écorcherai tout vif.» Lors commença le pauvre Limousin à crier: «Vee dicou gentilastre, laissas a quo au nom de Dious, et ne me touquas grou!» Ce qui signifiait: «Eh! dites donc, mon gentilhomme, laissez-moi, au nom de Dieu, et ne me touchez pas.»—Dieu soit loué! répondit Pantagruel, à cette heure tu parles limousin.
—Je n'entends rien à cette histoire, s'écria M. Drommel; mais, si en la racontant vous aviez l'intention de m'insulter, je vous jure que vous m'en rendrez raison.»
L'ex-commissaire lui répondit:
«C'est bien de cela que vous avez besoin, comme le disait je ne sais plus qui.»
A ces mots, M. Drommel, ne se possédant plus, se leva pour courir sus à l'insolent; heureusement, sa femme l'arrêta par le bras, tandis que le prince de Malaserra le retenait par une des basques de son habit, en lui disant:
«Les philosophes ils ne se fâchent jamais.
—Au nom de Dious! ne vous disputez pas, dit tranquillement le petit Lestoc. Vous m'empêchez de piocher mon problème.
—Bah! lui dit M. Taconet sans se départir de son flegme, quand on est deux à chercher, l'un aidant l'autre, on finit toujours par trouver.»
En prononçant ces paroles, il regardait fixement Mme Drommel, qui ne put s'empêcher de rougir jusqu'au blanc des yeux. Il ajouta:
«Au surplus, qui de nous n'a son problème a piocher? Gageons que Son Excellence M. le prince de Malaserra a le sien, qui l'occupe beaucoup, et c'est lui qu'il faut plaindre, car personne ne l'aidera.
—Je ne sais ce que vous voulez dire, répondit le prince un peu troublé, en fourrant son nez dans son assiette.
—Monsieur, reprit l'ex-commissaire, s'adressant à M. Drommel, j'ai peu de goût pour vos idées, pour vos manières, pour votre personne, et aussi bien il n'y a qu'un mot qui serve, je suis de Metz, et vous êtes Allemand. Cependant j'étais venu ici déterminé à vous donner un bon conseil; mais de l'humeur dont vous êtes...
—Je n'ai que faire de vos conseils, interrompit-il, et le seul service que vous puissiez me rendre est de me délivrer de votre sotte présence.
—Qu'à cela ne tienne, tout est pour le mieux,» répondit en souriant M. Taconet.
Et, jetant sa serviette sur la table, il sortit.
Nous avons le regret de dire que son départ soulagea tout le monde, y compris le petit Lestoc, qui s'écria:
«Décidément cet homme est un gêneur.»
Quant à M. Drommel, il jura par la synthèse universelle et par la gymnastique allemande qu'il retrouverait ce croquant, ce bélître, et lui ferait payer cher ses insolences.
«Eh quoi! mon cher ami, lui dit le prince, irez-vous vous commettre avec une espèce? car il est une espèce, cet homme, et un esprit tout à fait subalterne. Je vous l'ai déjà dit, la police en France elle n'a aucune éducation. Et puis, le combat serait trop inégal. Je vous ai vu à l'oeuvre cette après-midi. Dieu! quel gymnaste, quels poignets et quel équilibriste! Ma parole d'honneur, les rochers ils avaient peur de vous, ils ne pouvaient vous regarder sans frémir, et ils frémissent encore.»
Il raconta à Mme Drommel les prouesses par lesquelles s'était illustré son mari en revenant de Fontainebleau. Il les célébra en si bons termes que le héros de l'aventure, chatouillé dans son amour-propre, finit par se dérider.
«M. Drommel, je n'ai qu'un reproche à lui faire, poursuivit le prince; il n'admire pas assez la forêt, et pourtant elle est une belle chose la forêt. S'il la voyait par la lune!... Mais savez-vous quoi? La nuit elle est douce, elle est tiède, et la lune elle éclaire. Que diriez-vous si nous irions souper à Franchard? Le vin d'Aï, vous savez qu'il est bon, et j'ai dans mon armoire un pâté de perdreaux truffés qu'il attendait une occasion... O mon cher ami, vous ne direz plus que la forêt on l'a surfaite, quand vous l'aurez vue par la lune.»
La proposition fut goûtée comme elle le méritait. Les forêts et la lune ne révélant toutes leurs beautés qu'aux piétons, il fut convenu que M. Drommel et le prince feraient une partie de la route à pied, que Mme Drommel irait les rejoindre en voiture dans les gorges d'Apremont, emportant avec elle les bouteilles et le pâté, et que de là on s'acheminerait de compagnie sur Franchard.
«Et vous, joli garçon, neveu de Mlle Dorothée, naïf enfant de la Brie et glorieux représentant de l'école du plein air, ne serez-vous pas de la partie?» s'écria M. Drommel.
Le joli garçon commença par refuser, alléguant qu'il avait affaire ailleurs. M. Drommel insista, le pressa vivement. Il aimait à faire politesse aux gens sans bourse délier, aux frais d'autrui; il était charmé que le vin d'Aï, que le pâté de perdreaux du prince de Malaserra lui servissent à payer l'aquarelle. Nous avons déjà dit qu'il était fort entendu dans ce genre de petites combinaisons. Mme Drommel ne prit aucune part à ce débat, elle paraissait absolument indifférente au dénouement. Sans mot dire, elle pliait et dépliait son éventail, seul confident de ses pensées.
«Eh bien, soit! répondit enfin le jeune homme. Quoique le vin d'Aï et les perdreaux truffés ne me disent rien, je ne veux pas vous désobliger. Mais j'ai la sainte horreur des voitures; encore un héritage qui me vient de ma tante Dorothée. J'irai là-bas tout seul par des sentiers que je connais, où je serai fort à mon aise pour rêver à mon satané et délicieux problème, car il est délicieux mon problème. Il a un visage comme il n'y en a pas deux dans tout l'univers, une gorge et des bras faits au tour, une taille ronde et souple, des cheveux clairs à rendre jaloux le soleil, un sourire qui donne la fièvre, et avec cela un joli petit coeur tout vide, il n'y a rien dedans, c'est une maison à louer. Oh! que bienheureux sera le locataire, s'il a le bon esprit de faire un bail à vie!... Je vous répète que je l'adore, mon problème; j'en raffole, j'en perds la tête, je donnerais mon corps et mon sang pour le résoudre, pour le posséder, pour qu'il soit à moi tout entier, et vive Dieu! j'en viendrai à bout dès ce soir, ou que le diable emporte mon âme et l'école du plein air!... ce qui ne m'empêchera pas, messieurs, d'arriver avant vous à Franchard.»
Cela dit, il quitta la salle en courant.
«Ma parole d'honneur! il est devenu fou, dit M. Drommel à sa femme.
—Sa folie ne me déplaît pas,» répondit-elle d'un ton bref, car depuis un moment elle avait le souffle un peu court.
Il était onze heures et demie quand M. Drommel et le prince de Malaserra quittèrent la grande avenue de Barbison pour s'engager dans la cavalière de la Mare du Revoir, qui conduit aux gorges d'Apremont en grimpant et serpentant au travers d'un éboulis. La lune, qu'on avait priée à cette petite fête, s'était piquée de faire honneur à la parole d'un prince. Elle avait revêtu tous ses atours, elle était charmante, elle était coquette; on eût dit une lune toute fraîche, fabriquée pour la circonstance. Elle se plaisait à argenter le sable fin des sentiers, elle semait à profusion ses diamants sur les blocs de grès. Deux nuages noirs laissaient entre eux un intervalle d'un bleu sombre où elle voguait mollement, ils cherchaient à l'arrêter au passage, et tout à coup elle disparaissait, comme mangée par la nuit. L'instant d'après, elle recommençait à répandre dans la forêt ses mystérieuses blancheurs, son pâle sourire, la douceur de ses longs silences, que Virgile a chantés.
Quand les deux piétons eurent atteint la crête de la colline, le prince s'arrêta, et montrant de la main à M. Drommel l'océan de verdure qui se déroulait devant eux:
«Eh bien, mon ami, lui dit-il, ne trouvez-vous pas cela fort beau, et ne frémissez-vous pas?
—Prince, je ne frémis jamais, repartit M. Drommel. Cela n'est pas dans mes moyens.»
Et il redressa brusquement sa puissante nuque, appliqua ses poings sur ses hanches. Il avait l'air de jeter le gant à la forêt, il la mettait au défi d'émouvoir M. Drommel.
«Comment donc êtes-vous fait, mon ami? Votre coeur il est de chêne, il est de bronze... Moi je trouve cela tout à fait romantique. Ah! le romantisme il est un certain vague dans l'âme.
—Le romantisme est un poison qui engourdit le sang, qui amollit les cervelles, qui énerve les volontés, répliqua M. Drommel de sa voix aiguë, dont l'intonation gouailleuse était tempérée par le respect qu'on doit aux princes. Nous en sommes bien revenus, nous autres Allemands. De sottes gens prétendaient jadis que les Français avaient pris la terre, les Anglais la mer, et qu'il n'était resté pour tout potage aux Allemands que le bleu du ciel. Aujourd'hui la terre est à nous, un jour nous aurons la mer, et nous laisserons le bleu à qui voudra. Des âmes fortes et rusées dans des corps d'acier, voilà ce qui convient aux maîtres du monde. Nous possédons la force, nous avons César, la ruse nous vient, et déjà Rome se sent revivre en nous.»
Ainsi s'exprimait M. Drommel, saisi d'un noble transport, et il appuyait sa pensée en frappant la terre du pied. Ses deux bras étendus, qui semblaient s'allonger jusqu'à perte de vue, menaçaient à la fois le Sénégal et la Chine.
«Je vous laisse la force, mon ami, répondit le prince, et la ruse, ô pauvre moi! elle n'est pas mon affaire... Mais la rêverie elle a toujours été la compagne de mon coeur.
—Défiez-vous du vague dans l'âme, prince, lui cria M. Drommel; il est cause que vous vous trompez de chemin.»
En effet, le prince, s'étant remis en marche, venait d'enfiler un sentier mal tracé, qui aboutit à un dévaloir ou pour mieux dire à un véritable casse-cou, dans lequel il ne serait pas prudent de s'aventurer de nuit.
«Laissez donc, répondit-il, je connais la forêt comme le fond de ma poche.
—Permettez, prince, dit M. Drommel, un homme tel que vous peut se tromper une fois par hasard, sans que cela tire à conséquence. La gorge d'Apremont est ici, devant nous. Vous me l'avez montrée de loin en revenant de Fontainebleau; il me suffit de voir les choses une fois, elles me restent dans l'oeil, et en voilà pour l'éternité.»
Le prince de Malaserra n'en voulait pas démordre et cherchait à l'entraîner; mais M. Drommel était un homme de fortes convictions. Malgré le prestige qu'exerçaient sur lui deux palais, les plus beaux oliviers de la Sicile et le nom si bien sonnant de Malaserra, son entêtement l'emporta sur son respect; pour la première fois il s'éleva une légère contestation entre les deux amis; mais ce nuage se dissipa bientôt. Le prince finit par confesser son erreur, il se rendit de bonne grâce, il revint sur ses pas. L'instant d'après, on entendit le roulement d'une voiture.
«Ma femme, dit M. Drommel, est arrivée avant nous et nous attend.»
Il se trompait, car la voiture ne s'arrêta pas; elle passa tout droit et s'éloigna rapidement.
«Il paraît, mon cher ami, dit le prince, que nous trouverons de la société à Franchard; la lune elle a beaucoup d'amateurs.»
Ils allaient déboucher sur la grande route. Le cirque de rochers qu'ils venaient de traverser, s'élargissant tout à coup, offrit à leurs yeux les plus beaux accidents de terrain et l'un des sites les plus admirables de la forêt. Devant eux se dressaient au milieu d'une lande quatre ou cinq chênes énormes aux branches tortueuses et tourmentées, semblables à de grands bras tragiques; ces cinq patriarches se détachaient sur un ciel blanc et contemplaient leur ombre sommeillant à leurs pieds dans la bruyère. Plus loin, de minces bouleaux, à l'écorce argentée, émergeaient comme des fantômes du sein des fourrés épineux. Le sol s'élevait en gradins, couronnés de lierre et de ronces. Des genévriers d'une taille extraordinaire montraient de toutes parts leur front ébouriffé, leur verdure noire, maigre et hérissée. Quelques-uns semblaient être en colère, on ne savait pourquoi. D'autres causaient tranquillement avec la lune. Il y en avait un qu'on eût pris pour un coq gigantesque qui dormait, sa tête rentrée dans ses plumes. Les blocs de grès faisaient çà et là des taches de neige dans les feuillages. Le rocher de Marie-Thérèse ressemblait à un sphinx accroupi, qui propose des questions aux passants et qui les mange, quand ils répondent de travers. Rochers, arbres, chênes, genévriers, ils avaient tous cet air particulier aux choses qui ont longtemps vécu, qui ont un passé, des habitudes, des souvenirs, une histoire à raconter, et sur lesquelles les siècles ont usé leur lime et les tempêtes leurs fureurs.
Quoique M. Drommel considérât l'admiration comme une faiblesse coupable, il ne put se défendre d'un certain saisissement; il observa pendant deux minutes ce site merveilleux, où le sauvage s'unit à la noblesse des formes, à la beauté des lignes, et qui, n'en déplaise à la lune et au prince de Malaserra, l'eût frappé bien davantage encore s'il l'avait vu de jour. Il se remit bien vite de son émotion; il déclara que les forêts françaises manquent de cette intimité qui caractérise le moindre bocage allemand, que les chênes français ont toujours un air apprêté, un peu poseur, qu'on ne trouve qu'en Allemagne des arbres parfaitement naturels, qui aient du Gemüth. Il ajouta aimablement qu'il était du reste enchanté de sa petite expédition, que, lorsqu'on avait le bonheur de posséder pour cicerone un prince de Malaserra, tous les lieux de la terre semblent beaux.
Cependant il avait martel en tête; Mme Drommel n'arrivait pas. Il n'aimait point à attendre, et pour la première fois de sa vie il attendait.
«Mme Drommel elle nous est bien nécessaire, lui dit le prince. Non seulement sa présence elle est adorable, mais c'est elle qui a le champagne et le pâté.»
Il ajouta que sans doute il y avait eu erreur, que le cocher avait fait passer Mme Drommel par un autre chemin, que le mieux était de se diriger à pied sur Franchard, où ils ne pouvaient manquer de la retrouver. M. Drommel répondit du ton le plus assuré que jamais sa femme ne s'était écartée d'un iota de ses instructions, qu'elle était absolument incapable de passer par d'autres chemins que ceux qu'il lui prescrivait, que son départ avait été retardé par quelque incident. Il proposa au prince d'aller à sa rencontre, en s'acheminant par la grande route dans la direction de Barbison. Le prince s'y résigna, non sans faire la grimace.
A peine eurent-ils fait deux cents pas:
«Mon ami, regardez cet arbre, s'écria-t-il. N'est-il pas beau, celui-là?»
Il lui montrait du doigt, au bord de la route, celui qu'on a appelé le Rageur, et, comme chacun sait, le Rageur est un gros chêne qui, à vrai dire, n'est plus; il a rendu les armes, il est fini. Adieu les bourgeons et les glands! il ne lui reste qu'un tronc crevassé, des branches sans rameaux, couvertes de balafres et de cicatrices; qui pourrait compter ses blessures? En vain les derniers printemps lui ont chanté leurs plus douces chansons, ils n'ont pu le réveiller, rien n'a remué dans son vieux coeur et dans sa sève tarie. Il n'a plus de feuilles, et les oiseaux l'évitent. Longtemps il a bataillé contre les vents, contre les noirs hivers, contre les destins; il s'est endormi à jamais dans sa lassitude, et il porte sur son front ravagé l'étonnement de sa fin. Mais ce vaincu est mort debout, il est encore solide sur ses pieds, sa suprême défaite ressemble à une victoire.
—J'ai vu mieux que cela dans la Suisse saxonne, répondit M. Drommel. Si gros qu'il paraisse, gageons que j'en fais le tour avec mes bras.»
Il courut s'appliquer les bras étendus contre l'arbre, qui le laissa faire; mais il reconnut aussitôt le ridicule de sa prétention.
«Je veux savoir de combien il s'en faut, s'écria le prince de Malaserra. Mon ami, je vous prie, restez là comme vous êtes. J'ai une petite méthode à moi pour mesurer les arbres; c'est une petite expérience que je veux faire.
M. Drommel craignait d'avoir blessé son cher prince en se permettant deux fois de n'être pas de son avis, en refusant à deux reprises d'obtempérer à ses désirs. Il voulut se faire pardonner d'avoir pris cette liberté grande; il se prêta, le sourire aux lèvres, à une petite expérience dont le sens lui échappait.
Avec une agilité étourdissante, le prince avait détaché de son cou une longue écharpe de soie rouge qu'il portait sous son manteau et dont les bouts traînaient jusqu'à terre. De l'un des bouts il lia solidement le poignet gauche de M. Drommel, qui le regardait avec des yeux étonnés. Puis il enroula l'écharpe autour du tronc.
Je crains qu'elle ne soit trop courte, dit-il, et la petite expérience elle serait manquée. Avancez bien le bras droit. L'écharpe elle n'aura pas de jeu; mais ce n'est pas un malheur.»
La minute d'après, le second poignet de M. Drommel était lié aussi solidement que l'autre.
«Qu'est-ce que cela prouve, mon cher prince? fit-il. Décidément, je ne comprends rien à votre petite méthode.»
Il n'en put dire davantage; profitant de ce qu'il avait la bouche ouverte, le prince y avait introduit de ses doigts subtils une jolie petite poire d'angoisse en caoutchouc, tenue par un cordon élastique, qui fut ramené vivement derrière une grosse tête, laquelle savait beaucoup de choses, mais n'avait pas deviné celle-là.
Puis, d'un coup de canif, le prince coupa la courroie de la sacoche, qu'il ouvrit pour s'assurer que les rouleaux d'or et les billets de banque s'y trouvaient.
Alors, d'un ton presque suppliant et avec un sourire exquis, que M. Drommel n'oubliera jamais, que M. Drommel reverra souvent dans ses rêves:
«Excusez-moi, mon cher ami, murmura-t-il, je vous les rendrai à Malaserra.»
Et il disparut.
VI
Il survient quelquefois dans la vie des circonstances si bizarres, si étranges, si imprévues, que le premier mouvement est de ne pas croire. On n'y est plus, on ne se reconnaît pas. On se dit: Où suis-je? est-ce bien moi?—Et on se frotte les yeux pour se réveiller; mais, pour se frotter les yeux, il faut avoir les mains libres, et c'est un bonheur que n'a pas tout le monde.
M. Drommel demeura d'abord confondu, comme éperdu de son aventure. Le coup l'avait étourdi, hébété; il ne parvenait pas à rassembler ses pensées, ses souvenirs; il y avait un gros nuage entre l'univers et lui. Sa première idée fut de se croire à Goerlitz, dans son jardin, sous un berceau de chèvrefeuille; il fut tenté de s'écrier: «Ada, apporte-moi mes pantoufles et va-t'en bien vite à l'imprimerie dire à ces paresseux qu'ils m'envoient mes épreuves.» Le jardin disparut; il aperçut distinctement un carrefour de forêt, et il se souvint que tantôt il y avait dans cette forêt deux hommes qui se promenaient au clair de la lune et qui s'entretenaient des effets que peut produire le vague dans l'âme. L'un était un sociologue, qui avait trouvé la synthèse; l'autre était un prince sicilien, et le prince traitait le sociologue de pair à compagnon, ce qui le flattait infiniment. En cet instant, une grosse mouche, qui prenait la lune pour le soleil et qui avait oublié d'aller se coucher, se heurta contre son front. Il voulut la chasser et ne put pas. Ce fut pour lui une occasion de découvrir qu'il avait les deux mains liées par les deux bouts d'une écharpe et qu'il était le prisonnier d'un chêne. Il regarda le chêne, le chêne le regarda. Il fut sur le point d'appeler son cher prince, pour qu'il vînt le délivrer; mais, ses idées s'étant débrouillées, il s'avisa que c'était son noble ami qui l'avait attaché à l'arbre, avant de lui voler sa bourse et de se sauver. Il crut le voir courir, il crut entendre le bruit sourd que faisait une sacoche bien garnie en détalant à toutes jambes au travers des fourrés et des fondrières, et il fit la réflexion judicieuse qu'à chaque minute qui s'écoulait cette sacoche gagnait de l'avance, devenait plus difficile à rattraper, qu'entre elle et lui il y aurait bientôt toute l'épaisseur d'une forêt.
Alors son sang bouillonna dans ses veines; il lui sembla que sa colère décuplait ses forces, qu'il avait à ses pieds des bottes de sept lieues pour rejoindre son voleur, des bras d'acier pour le saisir, des mains de fer pour l'étrangler, et il fit un violent effort pour se dégager. L'arbre ne le lâcha pas, il garda son prisonnier. On l'avait insulté, cet arbre, on lui avait fait l'affront de le comparer aux sapins de la Suisse saxonne; il prenait sa revanche, il se vengeait, et la vengeance est douce au coeur des vieux arbres, même quand ils sont morts. Quand M. Drommel eut reconnu la vanité de ses efforts et que la gymnastique allemande avait trouvé son maître, il éprouva un accès de rage, il fut comme suffoqué par le sentiment de son impuissance, auquel se joignaient l'humiliation d'avoir été dupe, la honte d'avoir pu croire aux oliviers et aux oranges de Malaserra, l'amer chagrin de s'être laissé berner par un faux prince, par un escroc de haute volée, qui dans ce moment faisait sans doute des gorges chaudes en pensant à son cher ami. S'il n'avait pas eu un bâillon sur la bouche, il aurait poussé un cri plus terrible que celui qui jadis dans les plaines d'Ilion épouvanta les Grecs et les Troyens; mais son cri lui resta au cou. Pour la seconde fois M. Drommel regarda le chêne et le chêne regarda M. Drommel, il avait l'air de lui dire: «Souviens-toi, mon grand sociologue, que la sélection est la loi de ce monde et qu'il n'y a de sacré dans la nature que le droit du plus fort.» Le fait est qu'il ne disait rien; mais peut-être n'en pensait-il pas moins. Qui peut savoir ce qui se passe dans l'âme d'un chêne mort?
M. Drommel se calma, s'apaisa. «Elle va venir, pensa-t-il; car il est impossible qu'elle ne vienne pas.» C'était de sa femme qu'il entendait parler. A vrai dire, il était tourmenté par l'idée qu'il allait s'offrir à ses yeux dans une situation bien peu digne de lui. Elle aurait peine à reconnaître son maître et son dieu, elle le prendrait en pitié, son prestige en souffrirait. Il cherchait péniblement dans sa tête les termes d'une explication propre à sauver sa dignité. Cependant les quarts d'heure succédaient aux quarts d'heure, et Mme Drommel ne venait pas, et personne ne passait sur la route, à l'exception de celui qui passe sans cesse dans les forêts, de ce rôdeur infatigable qui va, vient et tantôt court à perte d'haleine; tantôt s'arrête pour muser, frôlant de son aile la cime des arbres, secouant les faînes des hêtres pour s'assurer qu'elles sont solides, remuant les feuilles, dérobant les secrets des nids et disant aux oiseaux qu'il réveille: Ne vous dérangez pas, je passe mon chemin, je suis le vent, je suis l'éternel passant.
Comment se faisait-il que Mme Drommel ne vint pas? Comment une femme si dévouée, si attentive, qui avait toutes les clairvoyances du coeur, n'était-elle pas avertie par un pressentiment secret de l'affreuse détresse à laquelle se trouvait réduit l'objet unique de son culte? Une idée sinistre traversa l'esprit de M. Drommel. Il se rappela certains propos de son cher prince, l'admiration que Mme Drommel avait inspirée à ce scélérat, les empressements qu'il lui avait témoignés pendant le dîner. Ce monstre ne lui avait-il pas confessé à lui-même qu'il était né avec une disposition fatale à convoiter la femme d'autrui? Il lui parut démontré que ce pick-pocket doublé d'un don Juan lui avait volé du même coup sa femme et sa bourse, que le cocher de Fontainebleau était un argousin à la solde du ravisseur, qu'il avait emmené sa chère Ada dans quelque repaire, qu'en cet instant elle se débattait dans les bras d'un faux prince, en s'écriant: «Johannes, mon éternel amour, défends-moi contre cet infâme!» Il fut saisi d'un nouveau transport de rage, il rassembla tout ce qui lui restait de force pour tenter une fois encore de rompre les noeuds où ses poignets étaient pris. Ne pouvant parler à son arbre, il lui dit avec les yeux: «Ne vois-tu pas qu'il faut que je coure après elle?» Son arbre ne sourcilla pas, et l'écharpe résista. Elle était d'une excellente étoffe: le prince de Malaserra n'achetait jamais que de la marchandise de première qualité et du meilleur choix.
Le désespoir de M. Drommel se transforma par degrés en une sorte de stupeur. Il tourna la tête, promena dans la clairière ses yeux hagards. Il lui parut qu'il y avait là beaucoup de gens occupés à se moquer de lui. Les cinq grands chênes qu'il apercevait au loin dans la lande causaient entre eux; ils trouvaient que le Rageur avait fait preuve d'esprit, qu'on n'en pouvait demander davantage à un arbre mort, qu'il avait joué un bien bon tour à un sociologue allemand. Les genévriers se haussaient sur la pointe des pieds pour observer la scène, pour se rendre compte de cette aventure. Celui qui ressemblait à un grand coq ne dormait plus; il avait sorti sa tête de son noir plumage, et il regardait. Les rochers blancs se dressaient dans les hautes herbes pour attacher sur le prisonnier leurs yeux mornes et séculaires. La lune elle-même le contemplait d'un oeil blême, ironique, narquois. Il y avait derrière elle une petite étoile très brillante, qui lui servait de page; cette étoile était en joie et dansait, tant le cas lui paraissait plaisant. M. Drommel s'indigna de l'insolente et maligne curiosité qu'osaient témoigner ces rochers latins et cette lune velche. Il sentit que l'inviolable majesté de la sociologie allemande était insultée en sa personne; il pensa aux canons Krupp, et il appela à son secours le grand empire germanique et son omnipotent chancelier. Malheureusement, l'empire germanique était occupé ailleurs. Il sifflait un air de chasse et se disposait à lancer ses chiens sur quelque chose ou sur quelqu'un; il aiguisait son oeil pour savoir ce qui se préparait à Saint-Pétersbourg, il prêtait l'oreille pour savoir ce qui se disait à Vienne. Bref, M. Drommel eut beau implorer son assistance, l'empire germanique ne bougea point, et les canons Krupp n'eurent garde de se déranger.
Les souffrances physiques font quelquefois une diversion utile aux douleurs morales. A vrai dire, M. Drommel ne souffrait pas précisément du froid. Il se trouvait par bonheur que cette nuit d'octobre était presque tiède; au surplus, il était bien vêtu, sans compter qu'il n'est rien de tel qu'une grande colère pour vous tenir chaud. Mais l'attitude contrainte et immobile à laquelle il était condamné gênait singulièrement la circulation de son sang; il éprouvait des fourmillements insupportables, et ses deux clavicules lui faisaient mal. Une pénible langueur s'empara de lui. Il n'était plus maître de ses idées et se sentait défaillir. Il lui semblait que sa cervelle s'était vidée, que les sublimes théories dont son orgueil était amoureux venaient de s'envoler comme une fumée, de se dissiper comme un nuage. Il ne trouvait plus dans sa royale tête que certaines maximes très sottes, très vulgaires, très rebattues, fort triviales, qu'on peut ramasser à tous les coins de rue, et pour lesquelles il professait jadis un souverain mépris. Apparemment M. Taconet avait eu raison d'avancer que le lieu commun est le fond de la vie, puisque M. Drommel employait son temps à méditer sur des aphorismes tels que ceux-ci:
«L'homme n'est vraiment libre que lorsqu'il peut disposer de ses bras et de ses jambes.
«Si mes jambes étaient libres, je m'en servirais pour courir après ma sacoche et ma femme, et si je pouvais disposer de mes bras, j'en ferais usage pour étrangler mon voleur.
«Le génie est la chose du monde la plus inutile quand on a les poignets pris dans un noeud coulant.
«La propriété est sacrée; ceux qui attentent au bien d'autrui sont des scélérats.
«Lorsqu'on a une femme, on entend la garder pour soi.
«Tous les faux princes mériteraient d'être mis en croix.
«La vie est pleine d'accidents fâcheux; mais le plus fâcheux de tous les accidents est un gros arbre auquel on se trouve étroitement lié. On lui parle, et il n'entend pas, parce qu'il est sourd; on l'interroge, et il ne répond pas, parce qu'il est muet; en quoi il ressemble à la destinée, qui, elle aussi, est sourde et muette et ne répond mot à toutes les questions qu'on lui peut faire.»
Si peu romantique que fût M. Drommel, il avait, comme le prince de Malaserra, du vague dans l'âme. L'angoisse toujours croissante qu'il éprouvait, les vives douleurs qu'il commençait à ressentir à l'épaule et dans les bras lui portèrent au coeur. Il vit la lune disparaître derrière la crête d'un coteau, et la nuit se fit dans sa pensée comme dans les gorges d'Apremont. Il perdit à moitié connaissance. Ce fut un bonheur pour lui; il fut dispensé de la tâche ingrate de compter les heures et les minutes. Le temps coula plus rapidement.
Il recouvra ses sens à la pointe du jour; la fraîcheur du matin dissipa sa somnolence, le rendit à lui-même. Il rouvrit et leva les yeux. Le premier objet qu'il avisa fut un écureuil, qui, perché sur la plus haute branche d'un pin, fronçant le nez, la queue en panache, attachait sur lui son oeil vif et l'observait avec une attention soutenue. Cet écureuil, à ce qu'il faut croire, n'avait jamais de sa vie rencontré de sociologue; il était bien aise d'en voir un, de s'assurer comment c'était fait, ne fût-ce que pour pouvoir en parler. Dès qu'il eut satisfait sa curiosité, il fit une gambade, se perdit dans le taillis.
M. Drommel baissa la tête, et il aperçut devant lui, juste à la hauteur de ses yeux, quelque chose qui frappa vivement son regard et son esprit. C'étaient des caractères gravés à la pointe du couteau dans l'écorce du Rageur; libre à vous de les voir, ils y sont encore. Ces caractères formaient l'inscription que voici:
A. D.
H. L.
79.
SEMPRE.
Ce mot de sempre fit jaillir une étincelle de son cerveau. Il regarda autour de lui, il s'avisa que le lieu où il se trouvait, le vieux chêne mort, la route, le sentier qui se perdait dans un bois de pins, il avait déjà vu tout cela en peinture. Où donc? Dans une charmante petite aquarelle. On voyait aussi dans cette aquarelle un amant agenouillé aux pieds de sa maîtresse. M. Drommel se souvint que cette jolie femme était blonde, qu'elle avait une robe jaune paille et un parasol rouge. Il lui revint à la mémoire que la veille au matin, comme il se promenait près d'un kiosque, il avait entendu un jeune homme qui s'écriait: «Convenez que c'est un sot.» Était-il prouvé que le sot fût M. Taconet? Un peu plus tard, le même jeune homme avait dit: «J'en demandais quatre, je n'en demande plus que trois.» S'agissait-il bien de trois cents francs? M. Drommel crut même se rappeler qu'en ce moment il avait vu une femme qui s'appelait Ada, qu'elle était émue, qu'elle avait la joue en feu. Un poison brûlant coula dans toutes ses veines, la jalousie le prit à la gorge et la serra plus fortement que l'écharpe du prince de Malaserra ne serrait ses deux mains; il lui sembla que tout ce qu'il avait souffert dans cette nuit de malheur était peu de chose auprès de ce qu'il ressentait depuis deux minutes. Tous les souvenirs qu'il venait d'évoquer s'étaient rassemblés, combinés, tassés dans sa tête, et il en était résulté une grosse évidence. Il lui paraissait clair comme le jour que le neveu de Mlle Dorothée s'était moqué de lui, que l'école du plein air est une école de jeunes libertins, et que l'inscription qu'il avait sous les yeux signifiait ceci: «Le 1er octobre 1870, Ada Drommel et Henri Lestoc ont pris un gros chêne à témoin qu'ils s'aimeraient toujours.»
Un bruit de pas se fit entendre. Un promeneur qui s'était levé matin pour aller à la cueillette des champignons parut sur la route. Ce promeneur, qui avait d'énormes sourcils, s'arrêta tout à coup, frappé d'étonnement; il plaça ses deux mains au-dessus de ses yeux en guise d'abat-jour, il aperçut distinctement un gros chêne et un gros homme, et il lui sembla que ce gros homme avait contracté une intime liaison avec ce gros chêne.
«O dieux hospitaliers, que vois-je? cria-t-il. Voilà un genre de synthèse qui ne manque ni d'imprévu ni de piquant.»
Il ajouta:
«Hier soir, s'il m'en souvient, mon cher monsieur, vous m'avez signifié que j'étais de trop. Dois-je m'en aller ou avez-vous changé d'avis?»
Point de réponse, et pour cause. Il continua d'avancer, s'approcha, reconnut le cas, et il eut bientôt fait de débarrasser M. Drommel de son bâillon. Alors tout ce que le coeur du prisonnier avait amassé de colère rentrée, de rage impuissante, de malédictions silencieuses, sortit, déborda; ce fut un torrent, ce fut une avalanche.
«Ce sont des drôles, des scélérats; vous les connaissez, arrêtez-les... Il y avait plus de cinq mille francs dans ma sacoche, je les ai comptés hier matin. Faites jouer le télégraphe, car c'est un faux prince, un prince de carton... Il m'ont indignement trompé; Mlle Dorothée est une coureuse, l'école du plein air est une sentine... Vous savez bien qu'elle a une robe jaune paille et un parasol rouge, comme dans l'aquarelle. Donnez partout son signalement, elle n'a pas eu le temps d'aller bien loin, elle a mal au pied... Je vous ai déjà dit qu'elle est toute neuve, elle était pendue à mon cou par une courroie qu'il a coupée avec un canif. Ils m'ont tout pris, tout volé. Y a-t-il par hasard des tribunaux et des lois dans ce triste pays? Votre forêt est une caverne, un vrai coupe-gorge. Je le dirai, je l'écrirai, tout l'univers le saura. On ne se moque pas d'un homme comme moi, et, quand je le tiendrai par sa moustache blonde, je l'arracherai poil à poil... N'allez pas croire un mot de ce qu'ils vous répondront. Ils mentent tous comme l'asinus, ils n'ont pas plus de vergogne qu'une danseuse. Dansera bien qui dansera le dernier!.. M'entendez-vous? Un parasol rouge. Et l'autre, qui se croit bel homme avec son teint blême et ses oliviers! S'il y avait une police, il serait sous les verrous depuis vingt ans. Êtes-vous assez niais pour croire à ses oliviers, vous? Il n'y a pas plus de Malaserra en Sicile que dans mon oeil... Mille tonnerres! Qu'attendez-vous pour les arrêter? Je veux qu'on les coffre tous, qu'on les bâtonne et qu'on les pende.»
A ces mots, Taconet l'interrompit en s'écriant:
«Vee dicou gentilastre, au nom de Dious ne me touquas grou... Quand je vous disais que les sociologues parlent quelquefois limousin!»
M. Drommel ne l'écoutait pas, il continuait d'écouler son torrent. Les mots se pressaient, s'entre-choquaient sur ses lèvres, qui ne suffisaient pas à ce débordement. Il entremêlait dans sa harangue sa sacoche, sa femme, la moustache blonde du petit Lestoc, la barbe noire du prince de Malaserra, l'école du plein air, les pick-pockets, les tribunaux, les prisons, la potence et tout l'univers. Pendant ce temps, M. Taconet travaillait activement à le délier, et quand il eut fini:
«De quoi vous plaignez-vous, mon grand philosophe? lui dit-il avec un sourire un peu trop goguenard. Vous ne croyez donc plus aux affinités électives? Vos espèces, votre femme, tout circule, et vous n'êtes pas content? Là, vous avez l'humeur difficile.»
Il changea de ton en voyant le pauvre homme, qui avait enfin les mains libres, pâlir, flageoler sur ses jambes, prêt à se trouver mal. Se repentant de ses ironies, il le soutint dans ses bras, l'aida à s'asseoir sur le talus de la route, tira de sa poche un flacon de rhum, dont il lui fit avaler une gorgée. Il se comparait en lui-même au bon Samaritain.
Le rhum produisit un effet magique. En un clin d'oeil M. Drommel recouvra ses forces et toute la vivacité de son humeur bouillante. La première chose qu'il fit fut de saisir son sauveur à la gorge en lui criant:
«Vous êtes commissaire de police, je vous rends responsable de tout.
—Vous vous trompez, répondit M. Taconet; adressez-vous à mon successeur.
—Tout est donc faux, dans ce pays, les commissaires comme les princes?
—Commissaire, je le fus, je ne le suis plus... Mais en vérité, mon cher monsieur, vous n'êtes pas homme commode. Quoique je n'eusse pas de preuves, il m'était venu des soupçons touchant ce prince de Malaserra, dont la visage me plaisait peu; j'étais disposé à vous en faire part, vous m'avez envoyé au diable, et à l'heure qu'il est vous voulez m'étrangler... Laissez donc, votre malheur n'est pas si grand que vous le pensez. M. Lestoc est un gentil garçon, incapable d'enlever une femme et de se la mettre sur les bras; il prend quelquefois, mais il rend toujours. Vous retrouverez Mme Drommel. En général, lorsqu'on perd sa femme, on la retrouve. Quant à la sacoche, je ne réponds de rien, mais si je puis vous être bon à quelque chose...»
M. Drommel ne le laissa pas achever. Il avait cru confier ses malheurs à un représentant de la loi; il rougissait d'avoir dérogé en les racontant et en ouvrant son âme à un simple croquant qui s'appelait M. Taconet. Il abaissa sur lui un regard de suprême mépris, et, sans vouloir accepter le secours de son bras, il s'achemina vers Barbison avec une majesté vraiment olympienne, que l'ex-commissaire de police ne put s'empêcher d'admirer.
Il avait dit vrai M. Taconet; il est absolument certain que M. Drommel ne tarda pas à retrouver sa femme. Au premier tournant du chemin, il la vit accourir à lui. L'abordage fut tragique; mais les protestations qu'elle lui fit et l'innocence de ses beaux yeux désarmèrent bientôt sa fureur. Elle lui affirma qu'elle était partie en voiture à l'heure convenue, qu'elle l'avait attendu longtemps dans les gorges d'Apremont, que, ne le voyant pas venir, elle avait continué sa route, espérant toujours le rejoindre, qu'arrivée à Franchard elle avait trouvé M. Lestoc, qu'elle avait envoyé incontinent le jeune homme à la recherche de son cher Johannes, tandis qu'elle-même se rongeait, se dévorait d'inquiétude. Le petit Lestoc, qui survint en ce moment, répéta de point en point toute cette histoire. En ce qui concernait la fameuse inscription gravée sur l'écorce du Rageur, il représenta à M. Drommel qu'il y a des hasards de coïncidence dont les esprits graves se gardent bien de rien conclure. M. Drommel interrogea en secret le cocher, qui confirma par ses dires la parfaite exactitude de cette double déposition. A la vérité, il avait l'air narquois; mais les cochers de Fontainebleau sont tous narquois, sans que cela tire à conséquence. Aussi ne faut-il ajouter aucune foi au témoignage suspect d'un bûcheron, qui se trouvait dans les environs de Franchard quand Mme Drommel y arriva, et qui n'a pas craint d'avancer qu'elle n'était pas seule, qu'il a vu, de ses yeux vu, un jeune homme assis auprès d'elle dans la voiture. Que deviendrait la réputation des femmes si l'on se mettait à tenir pour parole d'évangile tout ce que peut dire un bûcheron?
L'essentiel est que M. Drommel ait pris le bon parti: il abjura ses soupçons téméraires, il crut fermement à l'innocence de l'école du plein air. Le petit Lestoc acheva de se concilier ses bonnes grâces en l'assistant dans toutes ses démarches pour recouvrer son argent, et surtout en lui ouvrant sa bourse, car il lui prêta cinq mille francs avec de grandes facilités de remboursement. Il lui gagna si bien le coeur, que M. Drommel l'engagea à faire avec sa femme et lui le voyage d'Italie. Le jeune homme a des affaires urgentes qui le retiennent encore à Paris, mais on s'est donné rendez-vous à Venise. Mme Drommel souriait en lui disant adieu, elle sourira en le revoyant au mois de février, et le printemps se mettra de la partie. Honni soit qui mal y pense!
Quant à la sacoche, c'est une autre affaire, et il a été impossible de la retrouver, impossible de mettre la main sur le prince de Malaserra. Une bonne femme prétend qu'elle a rencontré dans la gorge aux Néfliers quelqu'un qui lui ressemblait. Nous sommes en mesure de certifier qu'il n'est pas dans la forêt, qu'on ne l'y retrouvera jamais, non plus que le Grand-Veneur noir qui apparut à Henri IV et que la jument de Gargantua.
On raconte qu'un communiste à tous crins, qui réclamait dans ses écrits le partage universel, vint à hériter de soixante mille francs; il publia une seconde édition de son livre, dans laquelle il démontrait que, toute réflexion faite, il serait plus équitable et plus humain de ne partager que les fortunes supérieures à trois mille livres de rente. M. Drommel ne se rendra jamais coupable d'une si criante inconséquence. Il s'est borné à faire insérer dans la Lumière un article explicatif, destiné à établir nettement que l'État seul a le droit de mettre en circulation les espèces, et que dans la société à venir tous les voleurs continueront d'être mis sous clef; il propose même qu'on leur donne de temps à autre la bastonnade. Il publie en ce moment un récit de son voyage. Il déclare dans sa préface que, somme toute, la France n'est pas un pays aussi corrompu qu'on le prétend, qu'il est facile d'y rencontrer de jeunes artistes pleins de talent et fort aimables, mais qu'en revanche les aubergistes et les commissaires de police français, en charge ou démissionnaire, sont de vilains malotrus, qui mériteraient qu'on leur administrât une verte correction pour leur enseigner les égards que les races subalternes doivent aux races supérieures.
«Patience!» répondaient Panurge et M. Taconet.
FIN
TABLE DES MATIÈRES
Le roi Apépi
Le bel Edwards
Les inconséquences de M. Drommel