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Amours fragiles: Le roi Apépi—Le bel Edwards—Les inconséquences de M. Drommel

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VI

Depuis vingt minutes bien comptées, il lisait. On l'écoutait ou l'on paraissait l'écouter. Le joli salon du chalet était situé au rez-de-chaussée, et, la soirée étant tiède, on avait laissé la fenêtre ouverte. S'il y avait eu des passants, le bruit de leurs pas aurait pu le déranger; mais, grâce à Dieu, il ne passait personne. Jacquot et sa trompette s'étaient retirés dans leur mansarde où ils dormaient paisiblement dans les bras l'un de l'autre. Les oiseaux du parc étaient convenus de se taire pour pouvoir mieux l'entendre, sans perdre un mot; il est vrai qu'on était dans la saison où ils ne chantent pas. Du sein des demeures éthérées, les étoiles, ces habitantes de l'éternel silence, lui jetaient un regard ami. Il lisait avec dignité, avec feu, avec conviction, mais avec modestie. De temps à autre, il s'arrêtait pour dire:

«Trouvez-vous que j'aille trop vite? Dans mon enfance, on me reprochait de bredouiller. Avez-vous de la peine à me suivre? Voulez-vous que je recommence? Vous allez me demander mes preuves; attendez, je les fournis plus loin. Si vous avez quelque observation à me faire, ne vous gênez pas, je vous en serai fort obligé.»

Mais on n'avait garde de lui adresser aucune observation, et personne ne le conjura de recommencer.

Nous avons dit qu'il avait la précieuse faculté de combiner ses sensations, ce qui lui permettait de se procurer plusieurs plaisirs à la fois, et tous ces plaisirs divers n'en faisaient qu'un. Par la croisée entre-bâillée pénétrait dans le salon une exquise senteur de troène fleuri. Il respirait avec volupté ce parfum, et, bien qu'il fût très appliqué à sa lecture, il contemplait par instants les étoiles, et il pensait à deux beaux yeux bruns, mêlés de fauve, plus doux à regarder que tous les astres du ciel. Ces yeux si doux, il ne les voyait pas; Mme Corneuil s'était assise à l'écart sur un divan moelleux, et l'importune clarté de la lampe n'arrivait pas jusqu'à elle. A demi couchée et muette, elle était tout oreilles; l'ombre est favorable au recueillement. Je ne voudrais point jurer cependant qu'elle n'eût pas quelques distractions; peut-être pensait-elle par intervalles à deux volumes qui n'avaient pas été coupés. Mme Véretz était assise à son tambour, en face du lecteur, à qui, tout en brodant, elle adressait de petits signes de tête approbatifs. Son sourire et le pétillement de ses yeux verts exprimaient assez le vif intérêt qu'elle portait aux Hycsos, à moins que ce sourire ne voulût dire simplement:

«Dieu soit loué, mon cher monsieur, l'habitude rend tout supportable.»

Il lisait, tournant les feuillets à regret, car il se sentait si heureux qu'il souhaitait que son bonheur et sa lecture ne prissent jamais fin. Avant qu'il commençât, une main délicate, qu'il aurait voulu toujours garder dans la sienne, avait placé devant lui un grand verre d'eau sucrée. Il y trempa ses lèvres, toussa pour s'éclaircir la voix, puis reprit en ces termes:

«Nous avons démontré que l'histoire de Joseph, fils de Jacob, telle qu'elle est contenue dans les chapitres XXXIX et suivants de la Genèse, présente un caractère manifeste d'authenticité. Les noms propres, si importants en de pareilles manières, en font foi. Comme chacun sait, l'officier de Pharaon, chef de ses gardes ou de ses eunuques, qui avait acheté Joseph aux Ismaélites, et avec la femme duquel il eut cette déplorable aventure d'où il ne réussit à se tirer qu'en lui laissant son manteau, s'appelait Potiphar, et Potiphar n'est pas autre chose que Pet-Phra, qui signifie consacré à Ra ou au dieu solaire. Joseph reçut du Pharaon le titre de Zphanatpaneach, qu'il faut traduire par Zpent-Pouch; or Zpent-Pouch veut dire créateur de la vie, ce qui prouve assez la gratitude que les Égyptiens gardaient à Joseph pour avoir pourvu à leur subsistance pendant la famine. On lui donna en mariage la fille d'un prêtre de On ou Annu...»

Ici, il se tourna vers Mme Véretz pour lui dire:

«Est-il besoin de vous expliquer que On ou Annu est la ville du soleil, ou Héliopolis?

—Me feriez-vous ce cruel affront?» lui répondit-elle.

«On lui donna donc en mariage, reprit-il, la fille d'un prêtre de On ou Annu, laquelle s'appelait Asnath, mot qui s'explique par As-Neith et qui témoigne qu'elle était consacrée à la mère du soleil. Après cela, il ne nous reste plus qu'une chose à démontrer, à savoir que le Pharaon sous le règne duquel Joseph arriva en Égypte était bien le roi des Hycsos, Apépi.»

—Nous y voilà donc enfin, s'écria joyeusement Mme Véretz. J'ai toujours aimé cet Apépi sans le connaître.

—Oh! je ne prétends pas le surfaire, répondit-il, et je n'oserais pas affirmer qu'il fût précisément aimable; mais c'était un homme de mérite, et vous verrez qu'il est digne en quelque mesure de la considération que voulez bien lui témoigner. Je ne vous dirai pas non plus qu'il fût beau, mais sa figure avait du caractère. Vous me demanderez comment je le sais. Il y a, madame, au musée du Louvre, dans l'armoire A de la salle historique, une figurine un peu fruste en basalte vert où l'on avait cru reconnaître le meilleur style saïte. Malheureusement, les cartouches ont disparu. Madame, j'ai les plus sérieuses raisons de penser que cette précieuse statuette n'est pas du tout saïte, que c'est le portrait d'un roi pasteur, et que ce roi pasteur était Apépi. Ainsi vous voyez...»

Il porta de nouveau le verre à ses lèvres, avala une seconde gorgée avec méthode, comme il faisait tout; puis, poursuivant sa lecture:

«A cet effet, nous sommes obligés de reprendre les choses de plus haut. Ce fut vers l'année 1830 avant l'ère chrétienne que les souverains de la dynastie thébaine commencèrent à se soulever contre les Hycsos. Après une longue et pénible lutte, où ils connurent toutes les vicissitudes de la fortune, ils refoulèrent les Pasteurs dans la basse Égypte. Plus d'un siècle après, le roi Raskenen était assis sur le trône de Thèbes, et il est fait mention de lui dans un papyrus du Musée britannique, dont l'importance ne peut échapper à personne.—Il arriva, est-il écrit dans ce papyrus, que la terre d'Égypte devint la propriété des méchants, et il n'y avait pas alors un roi doué de la vie, du salut et de la force. Mais voici, le roi Raskenen apparut, doué de la force, du salut et de la vie, et il régnait sur le pays du midi. Les méchants étaient dans la forteresse du soleil, et tout le pays était soumis à des corvées et à des tributs. Le roi des méchants s'appelait Apépi, et il choisit pour son seigneur, c'est toujours le papyrus qui parle, le dieu Sutech, c'est-à-dire le dieu Set, qui n'est autre que le dieu Typhon, génie du mal.»

—Il est certain, interrompit Mme Véretz, que Sutech, Set, Typhon... Quand on y regarde de près, cela se ressemble fort.

—Oh! de grâce, chère madame, lui dit-il, nous touchons au point capital.»

Et il reprit:

«Il lui bâtit un temple en solide maçonnerie, et il ne servit aucun des autres dieux qui étaient en Égypte. Voilà ce que nous apprend le papyrus, et cet important document prouve que: 1° les rois pasteurs avaient établi leur résidence dans le Delta; 2° qu'ils tenaient sous leur domination toute la basse Égypte; 3° qu'Apépi...»

En ce moment, il s'avisa qu'il n'avait pas entendu depuis longtemps cette voix adorée, qui chantait si bien la chanson de Mignon, et s'étant tourné du côté du divan, il dit:

«On l'appelle aussi Apophis, mais Apépi est le vrai nom. Lequel des deux préférez-vous, Hortense?»

Hortense ne répondit pas; peut-être l'émotion du récit lui avait-elle coupé la parole.

«Apophis ou Apépi, lui cria Mme Veretz. Choisis hardiment. M. de Penneville s'en remet à ta discrétion.»

Hélas! elle ne répondit pas davantage.

Horace tressaillit; il sentit courir dans tout son corps un long frisson, qui était un avertissement de sa destinée. Il se leva, se saisit de la lampe, marcha précipitamment vers le divan. Ce n'était que trop vrai, et il n'en pouvait douter, Mme Corneuil dormait.

Peu s'en fallut qu'il ne laissât échapper de sa main cette lampe, qui éclairait son désastre. Il la posa sur un guéridon.

«Dieu, quel sommeil! s'écria Mme Véretz. Ne seriez-vous pas un peu magnétiseur?»

Elle faisait un mouvement pour réveiller sa fille; il l'en empêcha en lui disant avec un ricanement amer:

«Oh! je vous prie, respectez son repos.»

On aurait tort d'imaginer qu'il ne souffrait que dans son amour-propre d'auteur et de lecteur. Un jour s'était fait en lui; il venait de comprendre subitement que depuis plusieurs mois il s'était trompé ou laissé tromper. Immobile et tout d'une pièce, il contemplait d'un oeil dur, fixe, perçant, le visage de la belle endormie, dont la pose était coquette, car elle savait dormir. Rien n'était plus charmant que le désordre de ses beaux cheveux, dont une boucle pendait le long de sa joue. Ses lèvres ébauchaient un demi-sourire; il est probable qu'elle faisait un rêve heureux; elle s'était réfugiée dans un monde où il n'y a point d'Apépi.

Horace la regardait toujours, et je ne sais quelles écailles tombaient une à une de ses yeux. Si charmante qu'elle fût, de minute en minute il voyait s'évanouir ses grâces, et il fut sur le point de la trouver laide. En vérité, il ne la reconnaissait plus. Le miracle qui s'était fait à Saqqarah, au sortir du tombeau de Ti, venait de se défaire; il n'y avait plus rien entre cette femme qui dormait et l'Égypte. En quittant le Caire, elle avait emporté dans ses cheveux blonds, dans son sourire, dans son regard, un peu de ce soleil qui fait mûrir les dattes, qui réjouit le coeur des lotus, qui amuse par des mirages le sable jaune du désert et pour lequel l'histoire des Pharaons n'a point de secrets. L'auréole dont elle avait couronné son front venait de s'éteindre en un instant, et il s'aperçut, lui aussi, que ses paupières étaient trop longues, que sa lèvre était trop mince, que ses bras, mollement arrondis, se terminaient par des mains prenantes, qu'il y avait une griffe là-dessous et de petits plis autour de sa bouche comme à ses tempes, et que ces rides naissantes, dont il ne s'était jamais avisé, trahissaient le travail sourd des petites passions, ces inquiétudes de la vanité qui vieillissent les femmes avant le temps. D'où lui venait sa subite clairvoyance? Il était en colère, et, on a beau dire, les grandes colères sont lumineuses.

«Il faut lui pardonner, dit Mme Véretz. Je l'ai guettée du coin de l'oeil; elle a lutté courageusement; par malheur, ses nerfs ne sont pas aussi solides que les miens. Vous l'aviez déjà mise à de rudes épreuves; elle s'en est tirée avec honneur; mais quoi! peut-on résister à la longue au plus terrible des ennuis, à l'ennui pharaonique? Prenez-y garde, mon cher comte. Elle a pour vous tant d'estime, tant d'amitié! Il suffit quelquefois d'un travers pour lasser le coeur d'une femme.»

Et lui montrant du doigt tour à tour les yeux fermés de sa fille et les soixante-treize feuillets:

«Mon cher comte, il faut choisir entre ceci et cela.»

Il l'écoutait en l'observant d'un air hagard, et ses cheveux rouges lui firent horreur.

«En vérité, madame, lui dit-il, il me semble que je commence à vous connaître.»

A ces mots, il retourna vers la table, rassembla les feuillets, les enferma dans son portefeuille, mit le portefeuille sous son bras, fit un profond salut et détala.

Comme il contournait le chalet pour gagner la grande allée du parc:

«Tu peux te réveiller, ma chère, dit en riant Mme Véretz. Nous voilà délivrés à jamais du roi Apépi, qui vivait quarante siècles avant Jésus-Christ.»

Une tête apparut au-dessus du rebord de la fenêtre, et une voix cria du dehors:

«Mettons-en seize, madame, car il faut toujours être exact.»

Le comte de Penneville rentra chez lui, la mort dans l'âme. Ce qu'il regrettait amèrement, c'était moins une femme qu'un songe. Pendant de longs mois, une chimère avait été la délicieuse compagne de sa vie; elle ne le quittait pas, elle s'intéressait à tout ce qu'il faisait, elle mangeait et buvait avec lui, elle travaillait avec lui, elle rêvait avec lui; elle lui parlait, et il lui répondait, et ils se comprenaient à demi-mot; elle avait une voix qui lui fondait le coeur, elle avait des cheveux blonds qui un jour avaient frôlé sa joue, elle avait aussi des lèvres que deux fois les siennes avaient touchées. En y pensant, il lui prit une colère qui fit diversion à sa douleur; le pauvre et naïf garçon aurait beaucoup donné pour ravoir ses deux baisers.

Cependant il conservait encore un vague espoir.

«Non, cela ne se peut, cela ne se passe pas de la sorte, pensait-il. Il est impossible qu'elle m'ait laissé partir ainsi pour toujours. Elle me rappellera, elle est occupée à m'écrire. Avant minuit, Jacquot viendra, m'apportant une lettre qui expliquera tout.»

Jacquot ne vint pas, et bientôt une horloge voisine sonna minuit. Cette voix lamentable ressemblait à un glas funèbre; cette horloge pleurait quelqu'un qui venait de mourir, et Horace reconnut que sa chère compagne, que sa chimère n'était plus de ce monde. Désormais il était seul, tout seul, et sa solitude l'épouvanta. Il laissa pendre son front sur sa poitrine, de grosses larmes descendirent le long de ses joues.

En relevant la tête, il s'avisa qu'il n'était pas seul, qu'il y avait sur sa table une petite statuette d'un pied de haut, qui le regardait, qu'elle s'appelait Sekhet, la secourable, et qu'elle allongeait vers lui son joli museau de chat, dont le froncement était empreint d'une miséricordieuse bienveillance. Il courut à elle, la prit dans ses mains.

«Ah! te voilà, lui dit-il; comment t'avais-je oubliée? Je ne suis pas seul, puisque tu me restes. Quelqu'un disait ici même que les roses se fanent, que les dieux demeurent. Je t'aime, tu m'aimes, et nous nous aimerons toujours.»

En parlant ainsi, il caressait sa taille fine, ses hanches arrondies, et il finit par la baiser dévotement sur le front. Il lui parut que cette bonne petite Sekhet plaignait ses peines, qu'elle était tout émue, tout attendrie, qu'elle avait un bon petit coeur comme une soeur grise ou simplement comme une honnête créature humaine; il lui parut aussi qu'il y avait des larmes dans ses yeux, quoiqu'elle fût déesse, et qu'elle lui rendait son baiser, quoiqu'elle fût en faïence bleue. Il lui parut enfin qu'elle lui disait:

«Tu m'es revenu, je ne te prêterai plus à personne.»

Eh! bon Dieu, elle l'avait si peu prêté!

Il se sentit réconforté; il avait purifié son coeur et ses lèvres. Il se planta devant la glace, contempla son image. Il acquit la certitude que le comte Horace avait les yeux un peu rouges et que nonobstant le comte Horace était un homme. Il alla chercher deux grandes malles vides, qu'il avait remisées dans un réduit; il les apporta dans sa chambre l'une après l'autre; dix minutes plus tard, il était occupé à les remplir.

Le lendemain dans l'après-midi, le marquis de Miraval, qui par une exception singulière n'avait pas traversé le lac, quoiqu'il fît ce jour-là un vrai temps de demoiselle, reçut à la fois deux lettres, l'une qui fut apportée par le facteur, l'autre que lui remit Jacquot, tout habillé de neuf.

La première, écrite d'une main ferme et tranquille, était conçue en ces termes:

«Mon cher oncle, la place est libre; vous pouvez la prendre. Si vous avez des commissions pour Vichy, veuillez, je vous prie, me les adresser à Genève; j'y coucherai ce soir, et j'en repartirai demain par le train express de trois heures ou, pour mieux dire, de trois heures et vingt-cinq minutes. Agréez l'expression de tous les voeux que je fais pour votre bonheur et l'assurance de mon inaltérable affection.»

La seconde, hâtivement gribouillée, contenait ceci:

«Monsieur le marquis, vous aviez tristement dit vrai; il n'aimait pas ou il aimait bien peu, puisqu'il n'a pu pardonner à la femme qu'il prétendait aimer de s'être assoupie pendant la lecture d'un mémoire sur le roi Apépi. Je vous laisse à deviner ce qu'en a pensé ma fille; elle a toisé le personnage, et une femme n'aime plus l'homme qu'elle toise. J'apprends qu'il se met en route à l'instant; vous n'avez donc plus à craindre mes indiscrétions. Rien ne vous empêche désormais de m'écrire votre secret, ou plutôt faites mieux, venez nous le dire ce soir en dînant avec nous.»

Jacquot rapporta à Mme Véretz la réponse que voici:

«Chère madame, il faut donc vous le révéler, ce terrible secret! J'ai une passion déplorable, que je cache avec grand soin, par respect pour mes cheveux blancs; ceux de mes amis qui la connaissent m'en ont cruellement plaisanté. Je vous l'avoue en rougissant, j'adore la pêche à la ligne. Quand Mme de Penneville m'envoya à Lausanne pour y traiter une affaire de famille, je me consolai de ce dérangement, en me disant: Lausanne est près d'un lac, je pêcherai. Mon premier soin en arrivant fut de me procurer des lignes et tout l'attirail nécessaire. Je n'osais pas pêcher dans votre voisinage, craignant d'être surpris et que mon neveu ne se moquât de moi. Je m'informai; on m'assura qu'il se trouvait en Savoie, près d'Évian, un joli petit parage très poissonneux. Il y a une auberge sur la côte; j'y louai une chambre, où j'installai mes engins, et chaque matin je traversais le lac pour aller satisfaire ma passion. Puisque je vous ai promis d'être véridique comme Amen-Heb, grammate principal, voyez un peu à quoi m'entraîne cette fureur. Je quittai Lausanne pour Ouchy dans l'unique dessein de me rapprocher du poisson; j'oubliai si bien l'affaire qui m'avait amené que j'allai voir deux fois seulement mon neveu, un jour qu'il ventait et un jour qu'il pleuvait, parce que ces jours-là on ne pêche pas; enfin je refusai deux invitations à déjeuner des plus attrayantes, parce qu'en m'y rendant je me serais privé pendant deux journées entières du plaisir de pêcher. Ce qui est lamentable, c'est que malgré mes soins, mon attention, ma persévérance, je ne prenais rien, hormis quelques misérables goujons. Je me disais: C'en est trop, partons. Et je ne partais pas. En débarquant à Lausanne, je croyais encore au poisson, je n'y crois plus, et c'est ainsi que nos illusions s'en vont avec nos années, nous en semons notre route. Toutefois, je ne sais par quel miracle j'ai réussi avant-hier à prendre une anguille de fort jolie taille, qui est venue obligeamment mordre à mon hameçon, et là-dessus je pars. L'honneur de mes cheveux blancs est sauf.

«Veuillez, chère madame, présenter à votre adorable fille et agréer pour vous-même les compliments empressés et respectueux du marquis de Miraval.»

Nous renonçons à décrire l'expression que revêtit la figure de Mme Véretz en prenant connaissance de cette réponse, l'embarras vraiment cruel qu'elle éprouva à la communiquer à sa fille, et la scène véritablement épouvantable que lui fit cet ange adoré. Mme Corneuil est moins à plaindre que sa mère, puisque dans son désastre elle a du moins la ressource de soulager son coeur par les reproches les plus véhéments, par les récriminations les plus virulentes, par des exclamations comme celle-ci: «N'est-ce pas toi qui es la cause de tout?» On raconte qu'il y a eu dans ce siècle une reine très intelligente, très éclairée, pleine de bons sentiments, qui exerçait une grande et légitime influence dans les affaires de l'État. Le roi son époux aimait à prendre ses conseils et s'en trouvait bien. Malheureusement, il lui arriva un jour de se tromper, et le sort de toute une vie se décide souvent en une minute. De ce moment, elle ne fut plus consultée; les gens qu'elle recommandait n'étaient plus agréés; son auguste époux disait: «Tout ce monde m'est suspect, ce sont les amis de ma femme.» Pour s'être trompée une fois, Mme Véretz a perdu toute son influence, tout son crédit. Sa fille lui rappellera éternellement qu'un jour elle lui a fait lâcher la proie pour courir après une ombre en cheveux blancs.

Quand le comte Horace de Penneville se présenta à la gare de Genève, impatient de s'embarquer dans le train qui part non à trois heures, mais à trois heures et vingt-cinq minutes de l'après-midi, son étonnement fut grand d'apercevoir à l'un des coins du wagon où le hasard le fit monter le marquis de Miraval, son grand-oncle, qui, tout en l'aidant à caser convenablement sous les banquettes et dans le filet ses innombrables petits paquets, lui dit:

«J'ai réfléchi, mon fils; il faut se défier des femmes qui tour à tour aiment Apépi et ne l'aiment plus.»




LE BEL EDWARDS



A M. Charles Edmond.

Mon cher ami, cette histoire, qui a la prétention d'être vraie, vous appartient, car c'est vous qui me l'avez racontée, en m'autorisant à la raconter à mon tour.

V. C.


I

.....Il y a quelques années, nous dit le docteur Meruel, je vis paraître ou plutôt reparaître chez moi deux Américains, deux Yankees, deux libres citoyens de la plus libre des républiques. Ils ne se connaissaient point, mais je les connaissais fort bien tous les deux. Jadis je les avais guéris, l'un d'une péritonite aiguë, l'autre d'une laryngite catarrheuse. Ils s'en souvenaient, et, leurs affaires les ayant ramenés en Europe, à peine débarqués à Paris, ils étaient venus me voir, charmés de m'apprendre et de me prouver qu'ils étaient encore en vie. Je veux beaucoup de bien aux malades que j'ai guéris; il me semble qu'ils y ont mis de la bonne volonté, qu'ils se sont piqués de faire honneur à mes ordonnances, et je leur sais gré de cette attention, qui vraiment n'est pas commune; bref, je me considère un peu comme leur obligé, et leur nom demeure à jamais inscrit dans le livre d'or de ma mémoire. J'eus du plaisir à revoir mes Américains; je les retrouvais bien portants, gaillards, prospères, francs de toute avarie, et, pour leur en témoigner ma satisfaction, je les emmenai dîner dans un café du boulevard.

Ils s'appelaient l'un M. Severn, l'autre M. Bloomfield; M. Bloomfield était démocrate, M. Severn était républicain. C'est vous dire que M. Severn et M. Bloomfield n'ont jamais été et ne seront jamais du même avis sur quoi que ce soit. Il y parut pendant le dîner; quel que fût le point en question, ils ne s'entendaient sur rien, hormis sur l'excellence d'un château-yquem qui leur plaisait infiniment. Je m'abstins d'abord de leur parler politique, craignant qu'ils ne se prissent aux cheveux. Je ne tardai pas à me rassurer; ils étaient plus tranquilles, plus posés, plus flegmatiques que beaucoup de leurs compatriotes, et ils auraient pu se disputer vingt-quatre heures durant sans avoir envie de s'étrangler. Entre la poire et le fromage, M. Severn, je ne sais à quel propos, s'avisa de citer avec éloge une parole «du regrettable, de l'inoubliable Abraham Lincoln», assassiné quelques semaines auparavant par John Wilkes Booth. M. Bloomfield tressaillit légèrement, puis il se pencha sur son verre, l'examina quelques instants, le porta à ses lèvres, le vida d'un seul trait. Ce fut toute sa réponse.

De toutes les méchantes et vilaines actions qu'a vues s'accomplir dans le cours des siècles notre pauvre globule terraqué, j'estime que la plus criminelle, la plus inexcusable, la plus insensée, est l'assassinat consommé par John Wilkes Booth, sur la personne du vertueux président Abraham Lincoln. J'ai toujours ressenti les plus vives sympathies pour celui que les Américains appelaient the old Abe, pour cet homme de rien, pour ce fils de ses oeuvres, chargé par un décret du destin de gouverner et de sauver la république étoilée à l'heure la plus critique de son histoire.

Il parut d'abord inférieur à sa tâche, on se moquait de lui, on le mettait au défi de porter jusqu'au bout son écrasant fardeau. Lui-même semblait douter de ses forces, de son jugement et de son bonheur. Le Sud remporta d'éclatantes victoires, la rébellion se croyait sûre de son triomphe, l'Europe abusée se persuada que les États-Unis avaient vécu. Cependant, à mesure que le danger croissait, Abraham Lincoln sentait son courage s'affermir, et il voyait plus clair dans son esprit comme dans celui des autres. Il n'avait pas ces illuminations soudaines du génie qui abrègent les réflexions; il était condamné à réfléchir beaucoup et longtemps avant de savoir nettement ce qu'il avait à faire; mais, une fois qu'il le savait, la foudre fût tombée devant lui sans le détourner de son chemin. Il avait une âme droite comme un jonc, la sainte opiniâtreté, l'entêtement du bien, une vertu pleine de gravité, de retenue, de modestie et de silence. Il ne parlait guère, mais il faisait tout ce qu'il disait, se souciant peu de ce que l'univers pouvait penser de lui; sa grande affaire était de plaire à sa conscience et que Lincoln fût content de Lincoln. Que lui importait cette fumée qu'on appelle la gloire? Il avait un devoir sacré à remplir, il s'acquittait de sa redoutable besogne avec une parfaite simplicité, et il sauvait une république sans faire plus de bruit ni de gestes qu'un bûcheron liant son fagot ou qu'un savetier raccommodant un soulier qui fait eau. Il avait toujours possédé l'estime, il finit par conquérir l'admiration.

Il touchait au terme de ses efforts, il allait se reposer dans son triomphe; la fortune avait tourné, le Sud vaincu posait les armes, le général Lee venait de capituler, Washington était en fête. Le soir du 14 avril 1865, Lincoln se rend au théâtre, où on ne le voyait pas souvent; il voulait prendre sa part de l'allégresse populaire. Il écoutait la pièce en souriant et applaudissait les acteurs du bout des doigts. Un homme se présente subitement dans sa loge, décharge sur lui un pistolet; la balle l'atteint derrière l'oreille et pénètre dans le cerveau. On se lève de toutes parts, on crie, on court à lui. Le meurtrier réussit à s'échapper; il s'élance sur la scène, qu'il traverse en brandissant un couteau, et, avant de s'enfuir, il s'écrie d'une voix tragique: Sic semper tyrannis! Le malheureux s'imaginait qu'il venait de tuer un tyran. Le croyait-il ou faisait il semblant de le croire? Certaines gens ont la cervelle ainsi faite qu'ils croient tout ce qu'il plaît.

«L'un de vous, messieurs, demandai-je à mes Américains, l'un de vous a-t-il jamais eu l'occasion de rencontrer John Wilkes Booth, et pourriez-vous me dire quel homme c'était?»

M. Bloomfield me répondit:

«Je n'ai pas eu l'avantage de connaître personnellement John Wilkes Booth, et, pour ne désobliger personne, je m'abstiendrai de juger son action. Au surplus, je suis prêt à convenir qu'en tuant Lincoln cet honorable gentleman a fait quelque chose de parfaitement inutile, et il ne faut jamais rien faire de parfaitement inutile. Cet honorable gentleman se flattait que la mort du tyran mettrait fin à la tyrannie; il s'est trompé, et il a payé son erreur de sa tête; mais vous avouerez que sa folie n'était pas d'une espèce commune, qu'il n'est pas donné à tout le monde de se tromper comme Brutus. Ce qui est hors de doute, monsieur, c'est que Booth était une âme forte, conduite ou, si vous l'aimez mieux, égarée par une noble passion. Booth était un héros, Booth était un patriote. Il adorait son pays, il avait décidé que la cause des États du Sud était une cause juste et sainte, et que, si elle venait à succomber, il serait son vengeur. Il avait toujours professé une ardente admiration pour une femme qu'un de vos poètes n'a pas craint d'appeler l'ange de l'assassinat, et il s'était juré à lui-même qu'il serait la Charlotte Corday des États-Unis; il a tenu sa parole. Encore un coup, je ne veux pas juger son action, je tiens à ne chagriner personne; mais je me permets d'affirmer que le jour où l'humanité, grâce au progrès de la raison publique, de l'économie politique, du confort, des arts industriels, des machines à vapeur, de la philosophie, de la philanthropie et de tout ce qu'il vous plaira, ne produira plus des Charlotte Corday et des Booth, elle vaudra encore un peu moins qu'elle ne vaut.»

Après avoir achevé sa profession de principes, M. Bloomfield se mit à manger tranquillement une aile de dindonneau truffé, sans s'occuper autrement du prodigieux scandale que m'avait causé sa harangue. Marat et Lincoln, Booth et Charlotte Corday, ce rapprochement me paraissait odieux autant que ridicule; j'en étais comme suffoqué. M. Severn l'était encore plus que moi. Il prit à son tour la parole et dit:

«Je désire n'être désagréable à personne; mais vous m'avez demandé, monsieur, si j'avais connu Booth. Oui, monsieur, j'ai eu cet avantage, qui m'est commun avec un nombre considérable de mes compatriotes. A la vérité, je n'ai vu qu'une fois ce triste personnage, sans éprouver la moindre envie de le revoir; il m'en avait coûté six dollars, que je regrettai d'avoir si sottement employés. C'était dans une petite ville de l'Ouest, où m'avaient appelé mes affaires; ce soir-la, Booth s'essayait dans le rôle de Hamlet, et je vous prie de croire sur ma parole qu'il y fut mauvais, très mauvais, détestable. Il ne faut pas dire: tel père, tel fils. Le célèbre Junius Brutus Wilkes était un comédien fort distingué, aussi recommandable dans sa vie privée qu'applaudi pour son talent. John Wilkes Booth fut le fils très indigne d'un père que tout le monde admirait et estimait. Quoique enfant de la balle, il ne fit jamais au théâtre qu'une piètre figure; il y avait débuté à dix-sept ans, et il donna d'abord quelques espérances; mais quoi! il était né médiocre, et il méprisait le travail. On assure qu'une affection des bronches l'obligea de prendre un congé, il est probable que le dégoût lui vint; dans le fond, il se rendait justice, il se sentait médiocre, mais on l'aurait tué dix fois plutôt que de l'en faire convenir.

«C'est une race très dangereuse, monsieur, que celle des artistes sans talent; ils s'en prennent à vous, à moi, et tôt ou tard nous le leur payerons. Booth était un vrai cabotin, il l'était jusque dans la moelle des os, cabotin partout, le jour, la nuit, en chambre et à la ville. Il ne quittait jamais les planches, il était toujours sur un tréteau, le monde était pour lui une salle de spectacle éclairée par un grand lustre, et à toute heure il croyait voir à ses pieds les quinquets fumeux d'une rampe. Le malheureux n'avait pas assez d'âme pour comprendre Shakespeare, mais il avait assez d'imagination pour composer dans sa tête des scènes de mélodrame où Booth jouait le beau rôle, étonnait le public par l'audace de ses attitudes, par le feu de son regard, par l'éloquence sublime de ses gestes. A force de s'y appliquer, il a pris son mélodrame au sérieux, un beau jour il l'a joué coram populo, et il a obtenu enfin ce grand succès d'étonnement, d'émotion, de larmes et d'épouvante qu'il avait rêvé et vainement poursuivi pendant toute sa vie. Pour que Booth eût la joie de s'emparer une fois de son public, de s'imposer à son admiration, de lui faire dire: «Booth est un grand acteur!» il fallait que Booth tuât Lincoln; Booth a tué Lincoln. Soyez sûr, monsieur, que, après avoir exécuté son abominable coup, il a pensé: «Ah! cette fois, je les tiens, je les ai empoignés, ils n'ont d'yeux que pour moi.» Soyez entièrement convaincu que, lorsqu'il a traversé la scène, son couteau à la main, l'oeil farouche, la chevelure hérissée, il a eu le temps de se dire avant de gagner pays: «Dieu! que je dois être beau, et que je voudrais me voir!» Je vous le répète, monsieur, on ne saurait trop se défier des hommes à demi-talents et en général de toute la race des cabotins, lesquels, à vrai dire, ne sont pas tous au théâtre. Je tiens beaucoup à ne désobliger personne; mais je me permets d'avancer, d'affirmer, de soutenir que l'assassin du président Lincoln était un comédien de bas étage, qui, comme vous dites, vous autres, cherchait son clou, et qui malheureusement a fini par le trouver.»

En dépit de son flegme, M. Bloomfield était rouge d'indignation, et il ne s'occupait plus de son assiette ni du dindonneau. Les yeux écarquillés, sa fourchette en l'air, il méditait une réplique foudroyante. Je craignis que la conversation ne tournât à l'aigre; une discussion parlementaire et courtoise favorise la digestion, une dispute la trouble. Je m'empressai de couper la parole à M. Bloomfield, et je dis à mes deux convives:

«Selon moi, messieurs, vous avez tous les deux raison, et tous les deux vous avez tort. Je vous accorde, mon cher Bloomfield, que John Wilkes Booth était un sudiste convaincu, fanatique et même enragé; mais vous me persuaderez difficilement que cet honorable gentleman fût une Charlotte Corday et que le vertueux Lincoln fût un Marat. Quant à vous, mon cher Severn, qui ne voyez en lui qu'un comédien sans talent, je suis prêt à admettre qu'il était exécrable dans le rôle de Hamlet et que vous avez sujet de regretter vos six dollars; mais vous convenez que ce pauvre homme ne manquait pas d'imagination. Les gens qui en ont finissent toujours par être leur propre dupe; pour employer le mot vulgaire, ils s'emballent, ils se figurent que c'est arrivé, que leurs passions imaginaires et fictives sont de vraies passions, que le fantôme qu'ils se sont forgé est un être en chair et en os, que Lincoln est un affreux tyran et que Booth a été mis au monde pour le tuer. Un jour, l'histrion se dit: «Si j'étais Brutus et si j'en venais à me persuader qu'Abraham Lincoln est César, je choisirais avec soin mon lieu et mon heure. Je voudrais frapper ma victime devant une foule assemblée, en plein théâtre. Après lui avoir brûlé la cervelle, je resterais debout dans une attitude solennelle et dramatique, tenant mon pistolet d'une main, de l'autre agitant un poignard. Tous les hommes se lèveraient en sursaut pour me regarder, les femmes s'évanouiraient, et celles qui ne s'évanouiraient pas diraient: Seigneur Dieu, qu'il est beau! Ce serait vraiment une superbe scène.» Or il arrive que l'histrion, à force d'y penser, se prend à croire à César et à détester sincèrement Lincoln. Chaque soir, avant de s'endormir, il nourrit sa haine au biberon; en se réveillant, il la retrouve sous son oreiller, et il découvre un matin qu'elle a des griffes, de vraies griffes, très pointues, très crochues, qui lui ont poussé pendant la nuit. Peut-être en ce moment lui fait-elle peur; il se repent de l'avoir trop bien nourrie; il lui dit: Tout doux, ma belle, ne nous fâchons pas, ceci n'était qu'une plaisanterie. Elle n'entend pas raison, elle le tourmente, elle l'obsède, elle ne lui laisse aucun repos, elle veut boire du sang... Eh! parbleu, il lui en fera boire. Qui pourrait dire, mon cher Severn, où commence et où finit la sincérité? Booth était un cabotin; mais, quand il a tué Lincoln, il a cru sérieusement sentir tressaillir en lui l'âme de Brutus. Ce qui me paraît constant et démontré, c'est qu'il était malade, ce qui est le cas de beaucoup d'assassins. Je voudrais parier aussi qu'il s'est défendu quelque temps contre sa maladie et qu'il en est venu à l'aimer. Il en est ainsi de toutes les maladies de l'esprit, d'où je conclus que si Booth avait rencontré en temps utile un bon médecin, et que si ce médecin l'avait mis à un régime rafraîchissant, presque exclusivement végétal, lui avait administré au besoin quelques bonnes saignées ou quelques douches d'eau froide sur la tête, ou simplement l'avait exhorté à voyager, à se distraire, à s'amuser, Booth aurait pu vivre quatre-vingts ans sans tuer personne. Que n'est-il tombé sous ma patte! je me serais fait fort de le guérir.»

Mes deux Américains ne goûtèrent ni l'un ni l'autre mes conclusions. Ils s'accordèrent à me répondre que Booth était un vigoureux gaillard, qui s'était toujours admirablement porté, qu'il avait toujours joui d'une parfaite lucidité d'esprit, qu'il avait réfléchi mûrement à son projet et qu'il l'avait froidement exécuté, qu'il n'avait jamais connu l'hésitation, ni le repentir, ni aucun scrupule, que d'ailleurs j'exagérais singulièrement l'efficacité de la médecine, qu'à la rigueur elle guérit quelquefois les péritonites et les catarrhes, mais que les maladies de l'âme échappent à son empire, et qu'il n'y a point de spécifique contre la fièvre de l'assassinat. C'est ainsi qu'ils se moquèrent de moi et qu'ils faisaient la paix entre eux à mes dépens.

Je les quittai pour aller visiter un malade, et je ne pensai plus à John Wilkes Booth. Il est si facile de penser à autre chose!


II

Quand je rentrai chez moi, vers minuit, continua le docteur Meruel, mon domestique Jean, que j'avais pris tout récemment à mon service et qui embrouillait encore les noms et les visages, m'annonça qu'une marquise m'attendait depuis plus d'une heure, qu'elle avait des choses urgentes à me dire, qu'elle paraissait résolue à ne point quitter la place avant de m'avoir vu. Je passai dans mon cabinet de consultations, et j'y trouvai, blottie dans un fauteuil, une jolie brune qui n'est point marquise et qui s'appelle Mlle Rose Perdrix. Vous la connaissez sûrement, car il y a trois mois elle a débuté aux Bouffes avec un certain succès.

On avait peu parlé d'elle jusqu'alors; elle avait végété quelque temps dans je ne sais quel théâtre de féeries, où elle ne jouait guère que des rôles muets. On lui demandait de montrer ses yeux, ses bras, ses épaules et ses jambes; elle les montrait consciencieusement et de la meilleure grâce du monde; mais cette figurante se sentait née pour chanter l'opérette, elle attendait son heure. Tout à coup son génie s'est révélé; elle a déployé ses ailes, elle a pris son essor. Ira-t-elle bien loin et bien haut? J'en doute. Elle n'a qu'un mince petit filet de voix et plus de gentillesse que de talent; mais elle est si jolie qu'à la rigueur elle peut se passer de tout le reste. C'est son opinion, c'est la mienne; et c'est aussi l'avis du public.

Non, je ne crois pas qu'il y ait en elle l'étoffe d'une étoile. Les artistes d'avenir, homme ou femme, ont la plupart un mauvais caractère, un coin de férocité, ou tout au moins des inégalités dans l'humeur, le goût de creuser dans le noir, des méchancetés rentrées qui demandent à sortir, une sorte de malfaisance naturelle et un penchant aux petites scélératesses. Cette demoiselle a sans doute ses caprices musqués, ses fantaisies; mais elle est incapable d'aucune scélératesse. Elle est ce qu'on appelle une bonne fille; ainsi la jugent son directeur et ses camarades. Elle a l'humeur égale, ne veut de mal à qui que ce soit, s'accommode de tout ce qui lui arrive, prend les choses par le bon côté, et se laisse vivre au jour le jour, sans s'inquiéter de rien ni de personne, peu curieuse de ce qui se passe ici-bas et encore bien moins, j'imagine, de ce qui peut se passer là-haut.

Je fis naguère sa connaissance; elle avait le larynx délicat, comme M. Severn; elle me fut adressée par je ne sais qui, et elle se loua de mes soins. Depuis lors, nous sommes restés bons amis; comme elle demeure dans mon voisinage, en passant devant ma porte, elle s'informe de moi, et, sûre d'être bien reçue, elle vient souvent me trouver, tantôt pour me consulter, tantôt pour faire un bout de causette. On m'a toujours dit que j'ai une figure ronde et ouverte qui inspire la confiance; Mlle Perdrix m'honore de la sienne, et elle se plaît à me conter ses petites histoires comme à son confesseur. Je ne me flatte pas qu'elle me dise tout; si bonnes filles qu'elles soient, les femmes ne disent jamais tout. Au demeurant, son écheveau est facile à débrouiller, et ses cas de conscience, dont elle m'entretient, ne sont pas des affaires bien compliquées ni qui lui donnent beaucoup de tablature. Ce qui la tourmente bien davantage, c'est une malheureuse disposition à l'embonpoint, qui se prononce et va croissant d'année en année; c'est là-dessus qu'elle me consulte d'habitude. Je la mets au régime le plus sévère, elle le suit exactement, mais rien n'y fait. Je lui dis quelquefois:

«Ma chère enfant, tâchez donc de vous procurer quelque ennemi ou quelque ennemie, que vous détesterez de tout votre coeur, ou quelque gros souci, ou l'une de ces passions vives qui rongent et font maigrir.»

Ces moyens ne sont pas à sa portée; cette bonne fille aura beau faire, elle mourra sans avoir connu les soucis, les ennemis et les passions vives. Aussi ne maigrit-elle point, et avant dix ans elle sera ronde comme une caille. Ce sera grand dommage; elle est si jolie!

Quand je poussai la porte de mon cabinet, Mlle Rose Perdrix, qui, les jambes repliées sous elle, la tête renversée, bayait aux mouches ou contemplait les moulures du plafond, sortit brusquement de sa rêverie. Elle se dressa sur ses pieds, et courant à moi:

«Enfin! s'écria-t-elle. Pourquoi rentrez-vous si tard?»

Je la regardai avec étonnement; elle n'avait pas son visage de tous les jours. Je ne lui avais jamais vu le teint si animé, l'oeil si luisant. Je lui donnai une tape sur les deux joues, et je constatai que ses pommettes étaient brûlantes. Je lui tâtai le pouls, il était duriuscule et capricant. Pour la première fois de sa vie, Mlle Perdrix avait la fièvre ou quelque chose d'approchant.

«Qu'est-ce à dire? lui demandai-je. Cette petite machine allait à merveille. Qui s'est permis de la déranger?

—Ah! mon bon monsieur, reprit-elle, si vous saviez ce qui m'arrive!

—Bah! lui dis-je, ce ne sera rien. Deux jours de repos, trois verres de camomille, et cela passera.»

Elle s'écria d'un ton tragique:

«Cela ne passera jamais!»

Puis, me prenant par les deux mains et m'obligeant à m'asseoir:

«Je ne suis pas malade, et ce n'est pas le docteur que je suis venue trouver, c'est l'ami. J'ai fait tout à l'heure une découverte!.. C'est une histoire qu'il faut absolument que je vous raconte; je mourrais si je ne la contais à quelqu'un, et il est juste que je vous donne la préférence. Je vous aime beaucoup, et vous écoutez si bien! C'est pour cela que toutes les femmes vous adorent.»

Je lorgnai du coin de l'oeil ma pendule, qui marquait minuit et un petit quart, et je dis:

«Sera-ce long?»

Mlle Perdrix me jeta un regard indigné:

«Plaignez-vous! à minuit et tête à tête! Ma foi, je connais des hommes qui vous envieraient votre malheur.

—Je suis un ingrat, lui dis-je. Allez, ma belle, ne vous gênez pas, commencez par le commencement, n'omettez aucun détail inutile, faites durer votre histoire jusqu'au matin; mais, au lieu de la réciter, cette histoire, ne pourriez-vous pas la chanter, ou du moins l'accompagner de quelques trilles, de quelques roulades placées à propos? Vous avez fait, assure-t-on, de prodigieux progrès dans les trilles, et il me tardait de vous en féliciter.»

Elle secoua la tête et les épaules.

«Mon histoire, répondit-elle, est une histoire très sérieuse, qui ne peut pas se chanter. Vous m'en direz des nouvelles quand j'aurai fini.»

Je me rencognai dans mon fauteuil, et je me résignai à mon destin. Mlle Perdrix fit une roulade, tout à la fois pour me donner une idée de ses progrès et pour s'éclaircir la voix. Puis elle me dit:

«Que pensez-vous, docteur, du Prince toqué?

—Rien du tout, lui répondis-je, mais j'en penserai tout ce qu'il vous plaira.

—Pour une féerie, c'était, on peut le dire, une belle féerie, où je fis mes véritables débuts. Jusqu'alors, personne n'avait pris garde à moi. Le public est si bête! il faut lui répéter dix fois les choses avant qu'il les comprenne: il m'avait vue bien souvent sans me voir, sans se douter que je n'étais pas la première venue. Il s'en aperçut quand je jouai dans le Prince toqué le rôle de la fée Mêlimêlo. Je n'avais pourtant qu'une scène, comme vous le savez, la troisième du cinquième tableau, et encore dans cette scène n'avais-je que deux mots à dire et deux couplets à chanter. Mais il faut convenir que le directeur avait bien fait les choses. J'avais une superbe robe de brocart étoilé d'or, dont la queue était portée en cérémonie par dix pages fagotés en papillons, une couronne en forme de croissant sur la tête, et dans ma main droite une baguette magique, avec laquelle je changeais le Prince toqué en navet. La princesse Luciole arrivait sur ces entrefaites, et, ne retrouvant plus son prince, elle me suppliait de le lui rendre. Je lui chantais mes deux couplets pour lui expliquer que son prince était poursuivi par des malandrins, que je l'avais changé en navet par pure charité et dans le dessein de lui sauver la vie. La princesse ne comprenait rien à rien, et, comme elle ne cessait de se lamenter, je finissais par perdre patience; d'un second coup de baguette, je la transformais en betterave, après quoi je montais sur un beau céléripède drapé de velours cramoisi, conduit par un joli diablotin habillé de jaune, et fouette cocher, bonsoir!.. Réellement, docteur, vous n'avez pas assisté à la première du Prince toqué?

—J'en suis honteux, ma chère, lui dis-je; croyez qu'il a fallu quelque affaire d'une extrême conséquence...

—C'est fâcheux; je regrette que vous n'ayez pas été témoin de mon premier succès. Vous allez croire que j'exagère, et cependant je vous jure... Figurez-vous que le directeur avait dit: «Cette grue ne s'en tirera jamais.» Il en eut le démenti; c'est un vilain homme, il m'a fait tant de passe-droits! je suis bien aise de ne plus avoir affaire à lui. Le fait est que j'étais ce soir-là en beauté, et quand cette grue parut en scène avec son brocart, avec sa couronne, avec sa baguette, avec ses dix pages, il y eut, je vous en donne ma parole, comme un frémissement dans toute la salle, et vous avez beau dire, il n'appartient pas à tout le monde de faire frémir une salle rien qu'en se montrant, et sans dire un mot, sans faire autre chose que de sourire d'un air modeste, mais aisé, pour découvrir ses dents. Je voudrais vous y voir!

—C'est un genre de succès auquel je renonce absolument, lui repartis-je; j'en ai fait depuis longtemps mon deuil.

—J'étais très émue; j'avais le souffle court, je voyais trouble. J'avais eu une peur affreuse de manquer mon entrée; je m'étais dit: Si cette fois on ne me remarque pas, je suis perdue, c'en est fait, il ne me reste plus qu'à entrer au couvent. Je fus bientôt rassurée, je tenais mon affaire, et je chantai en perfection mes deux couplets, qui furent bissés. Quand j'eus fini, je laissai mes yeux trotter dans cette grande salle comble, qui était occupée à me regarder. Tout à coup il me sembla que dans cette foule il y avait quelqu'un qui me regardait encore plus que tous les autres, et j'aperçus à l'orchestre, au bout du sixième rang, tout près du couloir, un homme qui devait être un étranger et dont la figure me frappa. Il avait une fort belle tête, une belle prestance, l'air fier, délibéré, un teint clair, de grands yeux sombres, une fine moustache, des cheveux noirs qui frisaient naturellement. Je ne m'étais pas trompée, cet homme me regardait plus que tout le monde. Il ne me perdait pas de vue, il me mangeait de la prunelle; pour lui, la pièce, c'était moi. Je ne pouvais pas m'empêcher de le regarder, moi aussi, et chaque fois que je me tournais de son côté, je le retrouvais plongé dans son extase, immobile comme une statue, avec de grands yeux qui lui sortaient de la tête pour se promener autour de moi. Il avait l'air bien appliqué, je vous assure, bien recueilli; il m'apprenait par coeur, comme un prêtre étudie son bréviaire. Enfin mon céléripède arrive, je monte dessus, je disparais dans la coulisse, où les trois auteurs, sans oublier le compositeur, m'embrassent à tour de rôle sur les deux joues. Pour moi, machinistes et pompiers, j'aurais voulu embrasser toute la terre; j'étais ivre, folle de joie, d'autant plus que la grande Mathilde... Docteur, connaissez-vous la grande Mathilde?

—Si peu que rien, lui dis-je.

—Elle a toujours été jalouse de moi. Eh bien! dans ce moment, elle était, malgré son rouge, aussi jaune qu'un coing, elle avait les dents serrées, et si elle avait pu me donner de la griffe... Là, vrai, cela me fit plaisir; quoique je sois bonne fille, je n'ai jamais pu la sentir. Désagréable en scène, insupportable au foyer, interrogez qui vous plaira, ils vous diront tous que c'est une méchante créature; avec cela, point de talent, et trente ans bien sonnés, quoi qu'elle en dise. La preuve, c'est que...

—Et l'inconnu? interrompis-je pour en finir avec la grande Mathilde.

—Oh! l'inconnu! J'avais tant de choses à quoi penser que je restai vingt-quatre heures sans repenser à lui. Mais le lendemain, en approchant de la rampe, la première figure que j'aperçus, ce fut la sienne. Il occupait le même fauteuil d'orchestre que la veille, je compris tout de suite ce que cela voulait dire. Cette fois, il avait apporté sa jumelle, qu'il tint continuellement braquée sur moi. Cette jumelle, qui ne me lâchait pas, m'inquiétait, me troublait, elle me causait des distractions et faillit me faire manquer ma réplique. Que vous dirai-je? Je trouvais cet homme fort beau, mais il me faisait peur. Ce qui est certain, c'est qu'il me portait sur les nerfs; je ne savais pas si j'étais contente ou fâchée qu'il fût là. Deux heures plus tard, j'appris d'une ouvreuse qu'il était Anglais et qu'il avait loué son fauteuil pour quinze jours. Effectivement, le soir d'après, il y était, et le lendemain aussi, et le surlendemain je me demandais: «Que va-t-il arriver?» Il arriva tout simplement que je reçus un bouquet, que je gardai, et un bijou, que je ne gardai pas. Dans le bouquet il y avait un billet, et dans le billet des vers anglais, qui auraient été de l'hébreu pour moi, si l'inconnu n'avait eu la bonne pensée de les accompagner d'une traduction française que je vais vous réciter, car j'ai bonne mémoire. Écoutez ceci, et tâchez de ne pas vous attendrir: «Que la terre, que les cieux, que le monde entier, que toutes choses m'en soient témoins. Quand je serais digne de ceindre une couronne impériale, quand je serais le plus beau jeune homme qui ait jamais ébloui les yeux, quand j'aurais une force et une science plus grandes que n'en posséda jamais aucun mortel, je tiendrais tous ces biens à nulle estime, si ton amour me manquait; mais, si tu viens jamais à m'aimer, je mettrai à tes pieds tout ce que je possède, et je me consacrerai à ton service, ou je me laisserai mourir de bonheur.» Là, qu'en dites-vous, docteur?

—Soyez sûre, répondis-je à Mlle Perdrix, que l'inconnu avait tiré ces vers de quelque pièce de Shakespeare. Cela prouve qu'il avait de la littérature et qu'il la fourrait dans sa correspondance amoureuse. Si j'étais femme, c'est de tous les défauts celui que j'aurais le plus de peine à pardonner.

—Pourquoi cela, reprit-elle, du moment qu'on met la traduction à côté? Deux jours plus tard, ne vous en déplaise, je reçus un second bouquet.

—Et un second bijou? lui demandai-je.

—Je vous ai déjà dit que j'avais renvoyé l'autre. Quant au second billet, il était plus court que le premier; trois lignes en tout, que voici: «Quand vous parlez, je voudrais vous entendre toujours parler; quand vous chantez, je voudrais que vous fissiez tout en chantant, et si jamais je vous voyais danser, je voudrais que vous fussiez une vague de la mer, afin que vous ne fissiez jamais que danser.»

—Oh! pour le coup, lui dis-je, je suis bien trompé ou ceci est du Shakespeare. J'en suis fâché, mon enfant, mais l'amour qu'avait pour vous l'inconnu était de l'amour littéraire et appris, et j'aime à croire que vous ne lui avez rien accordé avant qu'il ait réussi à vous servir quelque chose de son cru.

—Attendez, poursuivit-elle. Le troisième billet, qui accompagna le troisième bouquet, ne ressemblait pas aux deux autres. L'écriture en était bizarre; c'étaient de grandes pattes d'araignée, qui montaient de la cave au grenier. Je m'y repris à deux fois pour les déchiffrer, et je lus ceci: «Je vous en conjure, dites oui, et vous sauverez la vie à deux hommes. Demain soir, au moment de monter sur votre céléripède, tournez les yeux de mon côté, décrivez un cercle avec votre baguette, et vous serez à jamais bénie de celui qui vous adore et qui ose s'appeler votre Edwards.» Cette fois, je savais son nom; c'était toujours cela de gagné; mais vous pouvez me croire, les pattes d'araignée me donnèrent beaucoup à penser. J'étais perplexe, très tourmentée. Je ne dormis pas trois heures cette nuit-là, et en me réveillant je fis plus de réflexions dans l'espace de vingt minutes que je n'en avais fait durant toute ma vie, c'est-à-dire pendant vingt-deux ans et sept mois... Car je ne crains pas de dire mon âge. «Si vous dites oui, vous sauverez deux hommes...» Cette phrase me revenait sans cesse à l'esprit, et il me parut que le bel Edwards était encore plus fou que beau. La fée Mêlimêlo eut une grosse dispute, une grosse querelle avec Rose Perdrix. La fée aimait les mystères, les aventures, les yeux noirs, les moustaches frisées; Rose Perdrix se défiait des fous. Quand ils vous tiennent, ils ne vous lâchent plus; c'est une affaire du diable de s'en débarrasser, et à la vérité on a quelquefois du plaisir avec eux, mais cela ne dure guère.

—Rien n'est plus vrai, dis-je à Mlle Perdrix. Le plaisir passe et le fou reste.

—Il faut que vous sachiez aussi, reprit-elle, que je venais d'hériter de ma grand'mère, qui l'avait hérité de je ne sais qui, un vieux, très vieux perroquet, à qui elle avait appris à dire: «Pour Dieu! soyez sage, mademoiselle, soyez sage.»

—Autant que la charité le permet, ajoutai-je.

—C'est vous qui le dites, les perroquets n'en savent pas si long. Jacquot criait tout le long du jour: Soyez sage! et c'était tout. Il le criait d'une voix si perçante que cela me faisait beaucoup d'impression; j'en étais quelquefois toute saisie. On a beau dire, un perroquet, c'est quelqu'un. Quand j'avais mis dans ma tête de faire une sottise, je jetais une serviette sur la cage de Jacquot, ce qui le faisait taire tout de suite. Mais, ce jour-là, la serviette manqua son effet, il criait plus fort que jamais: Soyez sage! Et je me dis: Ce n'est pas Jacquot, c'est le bon Dieu qui parle... J'ai toujours cru au bon Dieu. Y croyez-vous, docteur?

—Un peu plus qu'à Jacquot, lui répondis-je.

—On voit bien que vous n'avez jamais eu de perroquet; moi, je ne comprends pas qu'on puisse vivre sans cela. Ce sont des animaux qui vous connaissent, puisqu'ils vous appellent par votre nom. Et Jacquot était si beau! Vous n'en avez jamais vu qui fût plus rouge, ni plus vert, ni plus jaune. Et quel bec! quelle houppe! quelle façon de cligner de l'oeil et de se gratter la tête! Il était plein de malice, et pourtant un coeur d'or! Croiriez-vous que, pendant une absence que je fis, il resta huit jours sans vouloir manger? Demandez plutôt à ma concierge. Ah! si les hommes savaient aimer comme cela!.. Mais vous me faites perdre le fil de mon histoire. Quand j'arrivai le soir au théâtre, eh bien! là, je n'étais pas encore sûre de ce que je ferais. Je disais oui, je disais non, je ne savais pas où j'en étais.—Bah! pensai-je, jetons la plume au vent; selon ce que sa figure me dira ce soir, je me déciderai.—Or il advint que sa figure me déplut. En m'approchant de la rampe, je le regardai du coin de l'oeil. Il s'avisa de passer sa main droite dans ses cheveux d'un air vainqueur, et il se mit à sourire. Il avait une expression de contentement qui ne me revint point; il était sûr de son fait, il se flattait d'avoir déjà ville prise. Je le regardai de nouveau, il sourit encore. Il tenait à la main une bonbonnière pleine de dragées, qu'il croquait à belles dents, et cela voulait dire: «Je te tiens, tout à l'heure je te croquerai.» Je lui répondis à part moi: «Puisqu'il en est ainsi, attends un peu, mon bel ami; tout à l'heure, il y aura du décompte.» Je ne le regardai plus, et, quand le céléripède arriva, ma baguette ne bougea pas dans mes doigts. Avant de sortir de scène, je me retournai; son fauteuil était vide.—Allons, c'est fini, je ne le reverrai plus, pensai-je; après tout, qu'est-ce que cela me fait?—Je mentais, docteur, cela me faisait quelque chose.

—Et quand l'avez-vous revu? lui demandai-je.

—Plus tôt que vous ne pensez; mais je vous prie de croire que ce n'est pas moi qui ai couru après lui. Vous savez que je ne jouais pas dans les derniers tableaux; il n'était pas onze heures quand je rentrai chez moi. J'étais agacée, nerveuse, oh! mais, nerveuse!... Je fis une scène à Julie, ma vieille bonne, parce que j'avais attendu deux minutes sur le palier avant qu'elle vint m'ouvrir. Cette fille était une ahurie et, qui pis est, une sournoise; depuis longtemps j'étais mécontente de son service. Je lui dis que je n'avais pas besoin d'elle, que je saurais bien me défaire toute seule, et je l'envoyai se coucher. Après qu'elle m'eut quittée, je fus quelques instants à rêver. Debout devant ma glace, je me demandais: Ai-je bien fait? ai-je mal fait?... Il me parut certain que j'avais bien fait. Pourtant je me disais: Si j'avais décrit un beau rond avec ma baguette, il serait ici, et je saurais enfin par quel mystère il ne tient qu'à moi de sauver la vie à deux hommes... Tout à coup il se passa quelque chose dans la glace; les rideaux fermés de mon lit s'y reflétaient, je les vis s'agiter, puis s'entr'ouvrir, et un homme en sortit. Vous avez deviné que c'était lui. Je poussai un cri perçant, je me retournai tout d'une pièce, je dis:

«—Ah! vraiment, monsieur, c'est un peu fort, comment se fait-il?... Qui vous a permis de vous introduire ici?

«Il me répondit avec un sourire narquois:

«—Ma chère, votre femme de chambre a bon coeur; elle a pitié des malheureux, quand ils lui prouvent par de bonnes raisons qu'ils sont dignes de son intérêt; celles que je lui ai données lui ont paru suffisantes.

«Là-dessus il se redresse de toute sa taille, lève le menton, fronce ses noirs sourcils et me dit d'une voix impérieuse, presque menaçante:

«—Il faut bien que vous le vouliez, puisque je le veux.

«Et, à ces mots, il s'avance vers moi les bras ouverts.

«Si bonne fille qu'on soit, docteur, on n'aime pas certains genres de surprises, ni que les gens se permettent d'entrer chez vous comme dans un moulin. Il me parut que le bel Edwards allait un peu vite en affaires, que son procédé était cavalier et même brutal. Cela me déplut très fort, je me promis de faire une belle résistance. Au moment où il pensait me tenir, je lui échappai, et je m'élançai sur le balcon, en disant:

«—Si vous faites un pas, j'appelle au secours, et les sergents de ville monteront.

«Il secoua la tête comme pour dire: A d'autres! et il s'avança vers le balcon. Mais voilà que d'un coin de la chambre une voix perçante se met à crier:

«—Pour Dieu! soyez sage, soyez sage!

«Mon homme s'arrêta comme cloué sur place, l'oeil fixe, la bouche ouverte. Il avait l'air si penaud, si déconfit, que pour un peu j'eusse éclaté de rire. Qui avait parlé? Il supposa, je pense, que c'était le diable, car, tournant casaque, il gagna la porte, puis l'escalier, puis la rue... Et voilà, docteur, de quoi est capable un perroquet qui se réveille à propos.

—De bonne foi, dis-je à Mlle Perdrix, si Jacquot n'avait pas crié, auriez-vous appelé la garde?

—A demande indiscrète, point de réponse, répliqua-t-elle. La vérité est que j'étais en colère, et la preuve de ce que je dis, c'est que le lendemain, au petit jour, je donnai son congé à Julie; j'entends la plaisanterie, mais celle-ci était trop forte... Sur quoi deux semaines se passèrent sans que le bel Edwards reparût au théâtre.

—Qui s'en mordit les doigts? lui dis-je. Ce fut la fée Mêlimêlo. Chaque soir, elle contemplait d'un oeil morne un fauteuil d'orchestre qui restait vide, et elle déchargeait sa mauvaise humeur sur Mlle Perdrix, à qui elle disait:—Vous êtes une sotte, ma mie, et vous avez eu l'autre nuit un accès de pruderie assez ridicule. Vous ne savez pas le monde, on n'éconduit pas ainsi les gens, on ne se sauve pas sur son balcon; ce n'est pas à cela que doivent servir les balcons. Quand le bonheur entre chez vous un peu brusquement, par la porte ou par la fenêtre, on ne le menace pas de le faire prendre par les gendarmes; on le prie de s'asseoir, on s'explique avec lui, et les gens qui s'expliquent finissent d'ordinaire par tomber d'accord. Mais quand on se fâche, quand on fait des grimaces et du bruit, Jacquot se réveille, il crie, et le bel Edwards s'en va et ne revient pas.

—Voilà un raisonnement auquel Mlle Perdrix ne trouvait rien à répondre.

—Il faut être juste, docteur, s'écria-t-elle. Mettez-vous plutôt à ma place.

—Mais il me semble, ma belle, que je m'y mets autant qu'il est possible de s'y mettre.»


III

Mlle Perdrix se tut un moment, poursuivit le docteur Meruel; puis elle me dit:

«Voyons, mon bon monsieur, vous qui êtes si fin, si avisé, si spirituel, si sagace, vous qui devinez tout, avez-vous deviné quelle sorte d'homme ce pouvait être que ce bel Edwards?

—Je n'en sais trop rien, lui repartis-je.

—En ce cas, laissez-moi continuer mon récit. Savez-vous, docteur, vous qui prétendez tout savoir, quel est le meilleur moyen de se consoler d'un chagrin? C'est d'en avoir un autre, et ce fut précisément ce qui m'arriva. Ma vieille sorcière, que j'avais mise à la porte, jura que je le lui payerais, et elle me joua un tour de sa façon. Avant de partir, elle donna du persil à Jacquot; Jacquot en mourut, et peu s'en fallut que moi-même je ne mourusse de désespoir.

«Cependant, comme je suis née raisonnable, je fis la réflexion qu'il en est des perroquets comme des rois: Jacquot est mort, vive Jacquot! Un jour que je passais sur le quai du Louvre, j'entrai chez un marchand d'oiseaux, où je trouvai ce que je cherchais. Ce marchand était un Arabe, nous eûmes de la peine à nous entendre. Pendant que nous discutions, voilà que le ciel se couvre et qu'un nuage crève. Quand je sortis de la boutique, mon perroquet sous mon bras, il pleuvait à verse, et pas un fiacre sur la place; jugez de mon embarras. Mais, comme par un miracle, une voiture fermée qui passait s'arrête; un homme en descend et vient à moi. C'était lui. Je vous assure que vous ne l'auriez pas reconnu, tant il avait l'air soumis, humble, respectueux, contrit, repentant. Malgré la pluie qui tombait, il restait nu-tête, l'échine pliée en deux, et il osait à peine me regarder.

«—De grâce, fit-il, acceptez ma voiture; vous direz à mon cocher où il doit vous conduire.

«Il me sembla qu'il y avait un coup du ciel dans cette affaire, et je lui répondis en riant:

«—Cette fois, je dirai oui.

«Je monte, il referme la portière, me salue encore, s'éloigne à reculons. Il me vint un scrupule; je ne voulus pas que cet homme se mouillât, et je lui dis doucement:

«—Grand nigaud, il y a place pour deux.

«Je n'avais pas fini ma phrase qu'il était installé à côté de moi, et nous voilà partis. Nous roulions depuis cinq minutes sans qu'il eût trouvé un mot à me dire. Accoté dans son coin, il me regardait de travers, tortillant sa moustache entre ses doigts; il avait grand'peur de me fâcher et la mine d'un chien qui a reçu le fouet et qui s'en souvient. Pour me donner une contenance, je caressais mon perroquet. Frappé d'un trait de lumière, le bel Edwards s'écrie:

«—Si ce n'est le diable, c'est cet oiseau qui m'a mis en fuite l'autre soir.

«—Ce n'est pas lui, répondis-je, c'est un autre, et il en est mort.

«La glace était rompue, la conversation s'engagea. Il me dit:

«—Vous m'en voulez toujours?

«—Beaucoup, lui répliquai-je, et vous avouerez qu'il y a de quoi. A qui donc pensiez-vous avoir affaire? Me prenez-vous pour une sotte, à qui l'on fait accroire tout ce qu'on veut, et qui s'imagine qu'en se laissant aimer elle sauvera la vie à deux hommes?

«Il se redressa comme en sursaut, il devint très pâle, marmotta je ne sais quoi, commença deux phrases sans les finir. Enfin il réussit à dire:

«—Excusez-moi, ma lettre n'avait pas le sens commun. Ce n'est pas ma faute, la fée qui change les princes en navets m'a rendu fou.

«Et il ajouta, en me prenant les doigts, mais sans les serrer et toujours prêt à les lâcher:

«—Je suis un pauvre malade, vous êtes mon médecin. Qu'est-ce donc qu'un médecin qui refuse de guérir ses malades?

«Il était parti, il était lancé. Il discourut tout d'une haleine pendant dix minutes, passant sa main gauche sur son front ou la posant sur son coeur, mêlant de l'anglais à son français, du comique à son tragique et des vers à sa prose; il y avait là dedans à boire et à manger. Je n'en comprenais que le quart, et je ne saurais vous répéter sa chanson, mais la musique était belle.

—Et Jacquot II, que disait-il? demandai-je à Mlle Perdrix.

—Ah! ma foi, dit-elle, on avait oublié de lui apprendre à parler. Nous arrivons à ma porte, je descends. Le bel Edwards ôte son chapeau et me dit:—Me permettez-vous de venir demain, à la même heure, chercher des nouvelles de votre perroquet?—Je lui répondis par un geste qui signifiait: Essayez, je ne réponds de rien... Effectivement, il se présenta le lendemain; je n'y étais pas.

—Mais le surlendemain, vous y étiez, interrompis-je, et il y eut dans le monde un homme heureux de plus.»

Cette parole malencontreuse causa à Mlle Perdrix un mouvement de violente indignation. Elle se leva brusquement, repoussa du pied sa chaise qu'elle renversa, et je crus que je ne saurais jamais la fin de son histoire.

«Je m'en vais, dit-elle, et vous ne me reverrez plus. La vérité vraie, docteur, vous êtes par trop impertinent. Le surlendemain! Voilà ce que c'est que d'être médecin, d'exercer un métier qui oblige à voir mauvaise compagnie. Vous ne croyez plus à la vertu des femmes. Il n'y a donc point de principes dans ce monde, point d'honnête fille! Me confondez-vous par hasard avec telle ou telle qu'on pourrait nommer? Ne savez-vous pas que j'ai été élevée au couvent, moi qui vous parle, que j'y ai reçu l'éducation la plus soignée, la plus distinguée, que j'y ai appris la grammaire, l'astronomie, tout ce qu'apprennent les demoiselles du plus beau monde? Le surlendemain! Pour qui me prenez-vous? Sachez, pour votre gouverne, que je l'ai fait languir, ce pauvre homme, pendant huit grands jours.

—Huit grands jours! m'écriai-je. C'en est fait, je crois à la vertu.»

Je la calmai en lui disant beaucoup de bonnes paroles, et, pour la remettre tout à fait, je lui présentai un flacon de sels anglais, qu'elle respira sans se faire prier. Les sels lui plurent, et elle trouva le flacon à son goût; en effet, il était joli. Après m'avoir interrogé du regard, elle le coula dans sa poche. Puis elle consentit à sourire, et quand j'eus relevé sa chaise, où je la fis rasseoir:

«Pendant un mois, il fut charmant, dit-elle, et j'imagine que ce fut le plus heureux temps de ma vie. Il était doux, très doux, obéissant, plein de prévenances, de petites attentions, et il s'occupait assidûment de satisfaire toutes mes fantaisies. Je n'avais qu'un mot à dire, je l'aurais fait marcher à quatre pattes. Il m'aimait follement, et c'est la bonne manière; il n'y a que les fous qui sachent aimer. Il n'aurait tenu qu'à moi qu'il jetât son argent par les fenêtres et qu'il vît bientôt le fond de sa caisse; je soupçonne qu'elle n'était pas bien lourde. Heureusement pour lui, l'honnête fille à qui il avait affaire ne se fait pas gloire, comme la grande Mathilde, de ruiner un homme, et elle a toujours préféré les petits plaisirs aux grands, et les petits plaisirs, on peut en avoir tant qu'on veut avec trois mille francs par mois, mettons-en quatre, sans compter les robes, bien entendu. Bref, il était content, ravi de son acquisition, et lui-même me plaisait chaque jour davantage. Il est aussi agréable pour une femme de gouverner à la baguette un homme qui lui a fait peur que de posséder un gros chien qui aboie aux passants et qu'elle pourrait battre comme plâtre sans qu'il découvrit seulement le bout de ses crocs.

«Je n'avais qu'un chagrin. Le bel Edwards était toujours pour moi l'inconnu; impossible de savoir qui il était. Quand je le questionnais, tantôt il se retranchait dans un obstiné silence, tantôt il me faisait des contes à dormir debout. Un jour, il me donna sa parole d'honneur la plus sacrée qu'il était un prince persécuté par sa famille, qu'il avait résolu de vivre caché jusqu'à la mort de son père, qu'alors il revendiquerait ses droits et réclamerait sa couronne, qui pour le moment était en gage chez des juifs. Il me croyait plus oison que je ne suis. On m'a appris dès ma plus tendre enfance...

—Au couvent? lui dis-je.

—Oui, au couvent... On m'a appris que tous les princes sont russes ou italiens, et que les juifs ne leur prêtent pas deux sous sur leur couronne. Une autre chose que je ne savais pas encore, mais que j'ai apprise depuis, c'est que les vrais princes, ceux qui doivent régner, gesticulent peu, et que dans toutes les affaires de ce monde ils vont droit au fait. Or, dans ses jours de belle humeur, le bel Edwards trouvait un plaisir particulier à me débiter de longues tirades de vers anglais, en les accompagnant de grands gestes. C'est égal, les gestes ont leur charme; et les siens me plaisaient.

—J'y suis enfin! m'écriai-je. Le bel Edwards était un prince de théâtre en vacances, qui se servait de vous pour s'entretenir la main.»

Elle ne daigna pas me répondre.

«Je vous répète, poursuivit-elle, que pendant un mois il fut charmant. Et pourtant ma mère ne l'aimait pas; elle me disait: «Cet homme-là me déplaît.» Je lui disais: «Pourquoi te déplaît-il?» Elle me répondait: «Je ne sais pas pourquoi, mais il me déplaît. Il a dans l'oeil quelque chose qui ne me va pas. Tu verras que c'est un mauvais génie, qu'il te jouera quelque tour; tu ferais bien de t'en débarrasser.» Nous nous querellions là-dessus, vous savez que nous nous querellons quelquefois. Je l'aime bien, elle m'aime bien, mais elle a un si drôle de caractère! Il faut que tout se passe à son idée, à sa mode. Aussi ne vivons nous pas ensemble... Oh! docteur, je n'ai rien à me reprocher, je lui ai souvent proposé de la loger, j'ai de la place; mais elle prétend qu'elle aime à vivre seule, ce qui ne l'empêche pas d'être toujours fourrée chez moi, trouvant à redire à ceci, à cela...

—Ainsi, pendant un mois, il fut charmant,» interrompis-je avec un peu d'impatience.

Mlle Perdrix me regarda d'un air de reproche, et me montrant du doigt la pendule:

«Il n'est encore que minuit trois quarts. Avez-vous quelque affaire cette nuit?

—Et vous-même, ma chère? lui demandai-je.

—Ne vous inquiétez pas de moi; il n'est pas à Paris. Mais vraiment vous avez tort de ne pas m'écouter; vous ne vous doutez pas de la surprise que je vous ménage.

—Va pour la surprise, lui dis-je; mais tâchons d'y arriver. Si aimable que soit la compagnie, je n'ai jamais aimé à rester en chemin.

—Patience, reprit-elle, nous arrivons. Un soir qu'il était venu me chercher au théâtre, il me représenta que nous étions au premier printemps, que l'air était tiède, que la lune éclairait, qu'il serait charmant de passer la nuit à courir les bois. Son intention me parut bonne, et nous partîmes. Tantôt en voiture, tantôt à pied, nous cheminâmes jusqu'au matin. Où nous allions, où nous étions, je n'en avais pas la moindre idée. Je me souviens seulement qu'il y avait des endroits qui sentaient la violette; je me souviens aussi que par instants j'avais peur; je croyais apercevoir au clair de la lune des fantômes blancs qui me regardaient. Edwards riait à gorge déployée de mes épouvantes, il m'expliquait que les bouleaux sont des bouleaux; vrai, il avait raison. Au petit jour, je m'endormis; à mon réveil, je me reconnus: nous étions à Villebon, et nous jouâmes au palet, en attendant le déjeuner. Le couvert fut mis dans un pavillon, où je n'ai jamais voulu retourner depuis; je lui garde rancune, quoiqu'il soit joli. Je pris cinq minutes pour arranger mes cheveux, qui étaient fort dérangés.

«Quand je rejoignis Edwards, il venait de déplier un grand journal anglais, qu'il avait apporté dans sa poche. Il y passe les yeux, il pâlit, il s'écrie en serrant les poings:

«—Oh! les misérables! Je les reconnais bien là!

«—Qu'ont-ils fait? lui demandai-je.

«Il me répondit par un haussement d'épaules, se remit à lire, et de nouveau il serra les poings.

«—Oh! bien, lui dis-je, tu m'ennuies, et nous sommes ici pour nous amuser. De quoi s'agit-il? A qui en as-tu? Laisse-moi ces gens tranquilles, je ne les connais pas. Ce sont d'affreux scélérats, voilà qui est dit. Qu'est-ce que ça te fait?

«Je lui arrachai son journal des mains, je le roulai en pelote, je le jetai bien loin dans le gazon. Il fut sur le point de se fâcher, il me montra les dents; mais il se ravisa, il changea de visage, il me dit:

«—Ma parole d'honneur, tu as raison... Qu'ils fassent ce qui leur plaira. Qu'est-ce que ça me fait?

«—Rien du tout, lui dis-je.

«—Absolument rien. Je t'adore, j'ai une faim de loup, et nous allons déjeuner.

«Il se pencha vers moi, me regarda fixement à travers la table:

«—Tu as les plus jolis cheveux bruns, la plus jolie bouche du monde, et ces cheveux bruns comme cette bouche sont à moi, à moi tout seul. Et, au coin de la joue, tu as une fossette; elle est aussi à moi.

«Il ajouta, en remplissant son verre:

«—Je crois à la fossette de Rose Perdrix, et je crois au coeur de la fée Mêlimêlo. Et voilà tout. Quant au reste, je m'en... Ce n'est rien du tout que le reste, rien du tout.

«Il se mit à manger de grand appétit, à boire comme un Polonais. Je cherchai à le modérer, je savais par expérience qu'il avait le vin colère. J'y perdis mes peines, il avait juré de se griser, car il disait de temps à autre:—Vidons encore une bouteille, et je n'y penserai plus.—A quoi donc?—A rien.—C'était sans doute à «ces misérables» qu'il ne voulait plus penser, et il les oublia tout à fait. Sa gaieté devenait bruyante, il ne déparlait pas, il débitait mille extravagances. Il finit par s'en prendre aux verres, aux assiettes; il cassa tout, parce que, disait-il, personne n'était digne de manger dans une assiette où avait mangé Rose Perdrix, ni de boire dans un verre qu'avaient touché ses lèvres divines. C'est bien divines qu'il disait, et ce n'est pas moi qui le lui fais dire.

«Je m'amusai d'abord de ses folies, mais pas longtemps. J'aime la gaieté, je n'aime pas le bruit, je n'aime pas non plus qu'on dépense bêtement son argent, et vous pensez bien que la vaisselle brisée figura sur la carte. Ce que je déteste surtout, ce sont les disputes, et dans l'ivresse Edwards avait une chienne de tête qui n'entendait plus raison. Il se prit de querelle avec le garçon qui nous servait, avec l'aubergiste, avec les paysans, avec sa chaise, avec le vent, avec tout le monde. Je vis le moment où il nous attirerait une mauvaise affaire. Je m'emparai de sa canne, je le menaçai de lui en cingler la figure. Il se calma, paya l'addition, et nous repartîmes par Paris en nous boudant un peu, mais en chemin nous fîmes la paix.

«Je le quittai pour aller au théâtre, je le retrouvai chez moi vers minuit. Il était tout à fait dégrisé; par malheur, il avait réussi à se procurer de nouveau ce maudit journal anglais que je lui avais arraché des mains à Villebon. Il interrompit sa lecture pour me crier:

«—Eh! oui, ce sont des misérables, et le plus misérable de tous, c'est lui, c'est lui... Je ne veux pas le nommer.

«Puis, se frappant le front de ses deux poings:

«—Ah! si tu savais, ma chère, ce qu'il y a là dedans!

«—Je n'ai aucune envie de le savoir, lui répondis-je avec humeur; je tombe de sommeil.

«—Et moi aussi, me répliqua-t-il du plus grand sang-froid.

«Cela dit, il s'assit sur le bras d'un fauteuil et se remit à lire son journal.

«Il pouvait être deux heures quand je fus réveillée par le bruit que firent subitement des éclats de verre qui tombaient sur le plancher. Je me mis sur mon séant. Edwards avait laissé filer la lampe, et le verre venait de sauter. Il ne paraissait pas prêter la moindre attention à cet accident. Au moment où je rouvris les yeux, il était assis au pied de mon lit, raide comme un piquet, les bras croisés sur sa poitrine, regardant d'un oeil fixe quelque chose ou quelqu'un que je ne voyais pas. Je lui criai:—Et la lampe!—Il sentit comme une secousse dans tout son corps et se retourna vivement de mon côté; il avait l'air d'un homme qui sort d'un puits où il a passé vingt-quatre heures et qui est tout étonné de revoir le soleil. Il se leva, sourit, vint à moi, posa ses deux doigts sur mes paupières pour les refermer, m'appliqua un grand baiser sur le front, et sortit à pas de loup.

«Je ne le revis pas le lendemain; il m'écrivit un mot pour m'annoncer que deux de ses plus chers amis, de ses amis d'enfance, étaient arrivés à Paris, et qu'il se croyait tenu en conscience de leur en faire les honneurs, qu'il craignait de n'avoir pas un moment à lui. Je n'en fus pas fâchée; depuis deux jours, je me sentais un peu refroidie pour lui. Son incartade à Villebon, la querelle qu'il avait cherchée à l'aubergiste, l'effet bizarre que faisait sur lui la lecture des journaux, l'incident de la lampe, cet homme assis au pied de mon lit, le regard perdu dans les espaces, tout cela me tourmentait. Le bel Edwards avait pour sûr l'humeur quinteuse et une fêlure dans le cerveau, je le soupçonnais même d'être un peu somnambule; en tout cas, il me semblait qu'il y avait du louche dans son affaire. Les boîtes à double fond ne m'ont jamais plu, j'aime à savoir ce que j'ai dans ma poche. Je gardai pour moi mes petites réflexions; je n'en soufflai mot à ma mère. Elle aurait triomphé, et il est si désagréable de s'entendre dire:—Tu n'as pas voulu me croire, je t'avais prévenue, mais tu n'en fais jamais qu'à ta tête!

«Plusieurs jours se passèrent, et il ne parut pas. Je commençais à croire qu'il avait fait ses réflexions, lui aussi, et que c'était fini, que je ne le reverrais plus. Je me trompais. A quelques soirs de là, en revenant du théâtre, je le trouvai installé près de ma cheminée, où il avait fait grand feu. Il m'attendait avec une impatience fiévreuse, il était plus amoureux que jamais. Dès qu'il m'aperçut:—La voilà! la voilà donc!—Puis il s'accroupit à mes pieds, et il me déclara mille fois qu'il n'avait jamais rencontré de fille, de femme, de chatte ni aucune créature plus adorable que moi, ni sur la terre, ni dans la lune, ni dans aucune des planètes qu'il avait visitées. Il ne se lassait pas de me considérer; il semblait que notre connaissance fût toute neuve, qu'il ne m'eût pas encore aperçue jusqu'à ce jour; il venait de me découvrir, là, tout à coup, sans y penser, à l'un des tournants du chemin, et sa découverte l'enchantait, le mettait hors de lui, et il me répétait de nouveau que j'étais adorable. Il avait, ce soir-là, une petite voix flûtée, et de temps à autre il lui venait dans les yeux des larmes grosses comme des noisettes, qui roulaient lentement le long de ses joues. En vérité je croyais rêver et je me demandais à qui il en avait.

«J'eus la fâcheuse idée de lui parler de ses chers amis, de ses amis d'enfance, et je voulus savoir ce qu'il avait inventé pour leur faire fête. Voilà un homme qui change aussitôt du tout au tout. Son visage s'assombrit, son regard devient froid comme glace; il lâche mes deux mains, se remet sur ses pieds et va s'adosser à la cheminée. Puis il me dit, en examinant ses ongles, que ses amis n'étaient pas ceci, n'étaient pas cela, que ses amis n'étaient pas des gens à qui l'on fit fête, que c'étaient des hommes d'affaires, qu'ils venaient d'en inventer une qui promettait de rapporter beaucoup, de la gloire à revendre et des monceaux d'or, mais qu'elle était fort chanceuse, qu'ils l'avaient pressé d'y entrer, de la prendre à son compte, qu'il avait résisté à toutes leurs supplications.

«—Ils ne veulent pas admettre que ce soit mon dernier mot, ajouta-t-il, et ils m'ont donné une semaine pour réfléchir. Quand je réfléchirais deux ans... Pour qui me prennent-ils? J'ai dit non, c'est non. Je ne les reverrai pas; je te dis, Rose, que je ne veux plus les revoir. Et tiens, pendant que j'y pense, donne-moi une plume, du papier. Je veux leur écrire ici même et à l'instant que leur affaire est une vilaine affaire, que je les somme de ne m'en plus parler et qu'ils aillent au diable! Mais tu me donnerais des distractions; il faut que je sois seul pour écrire. Ce sera bientôt fait, je ne te demande que cinq minutes.

«Et reprenant sa petite voix douce:

«—Et puis, sais-tu? nous ferons du punch. J'en veux boire dix verres à ta santé, pour te remercier d'avoir eu un jour la bonne pensée de venir au monde. Il n'y a que toi pour en avoir de pareilles! Quand tu es née, il y avait une étoile qui dansait. C'est Shakespeare qui me l'a dit.

«Là-dessus, il passa dans la pièce voisine, où il fut plus de cinq minutes à écrire sa lettre, car j'eus le temps de prendre un livre en attendant et de m'endormir; je dois avouer qu'en général c'est l'effet que produit sur moi la lecture. Cette fois encore, je fus réveillée en sursaut. Le verre de la lampe n'avait pas sauté; mais il y avait dans la pièce voisine un homme qui se promenait à grands pas et qui parlait tout haut. A qui parlait-il? Je m'approchai de la porte, qu'il avait laissée entr'ouverte, et je m'assurai qu'il était tout seul. A qui parlait-il donc? Il était blême, livide; la sueur avait collé ses cheveux à ses tempes, il roulait des yeux terribles, il avait l'air d'un spectre. Je le regardais, je l'écoutais, mais je ne pouvais comprendre un mot de son discours, à cela près qu'il répétait par intervalles: I won't, et que j'avais appris assez d'anglais pour savoir que cela veut dire: Non, je ne veux pas.

«Sa figure était si effrayante que mon premier mouvement fut de refermer bien vite la porte et de la barricader. Cependant j'eus honte de n'être pas brave, je pris mon courage à deux mains, j'avançai d'un pas, je criai:

«—Edwards, pour l'amour de Dieu, avec qui vous disputez-vous?

«Il me répondit d'une voix tonnante:

«—Avec qui serait-ce? Eh! parbleu, avec elle!

«—Avec elle! lui dis-je. Avec qui donc?

«Il me regardait sans me voir, il m'aperçut enfin. Il étendit le bras, et d'un ton caverneux:

«—Ne la vois-tu pas?

«Je courus chercher un verre d'eau, je lui en aspergeai le visage. Il se laissa tomber sur une chaise, partit d'un éclat de rire, s'écria:

«—Merci, je ne la vois plus.

«J'allai m'asseoir auprès de lui. Il promena sa main dans mes cheveux, en disant:

«—Ma parole, j'ai bien cru que j'en deviendrais fou.

«—C'est tout fait, lui dis-je, et depuis longtemps. Mais tu me diras le nom de cette femme.

«Il se mit à rire de nouveau:

«—Quelle plaisanterie! ces femmes-là n'ont point de nom.

«—Est-ce une fille? est-ce une femme du monde?

«—Une vraie scélérate, répliqua-t-il. Un jour, elle est entrée chez moi, elle me fit peur, je l'ai renvoyée, chassée. Elle est revenue, elle m'a dit: Je te tiens, tu es à moi, je ne te lâcherai plus... Je suis parti, j'ai détalé, j'ai mis entre nous mille lieues d'eau salée; elle a couru après moi, elle m'a rattrapé, tout à l'heure elle était ici. Mais te voilà, elle a disparu, je suis sauvé.

«—Quelle figure a-t-elle, cette femme qui n'a pas de nom? lui demandai-je encore.

«—Elle te ressemble, ma petite, autant qu'une fille de l'enfer peut ressembler à une fille du ciel. Elle est aussi laide, aussi difforme que tu es jolie, et tes colères sont moins terribles que ses sourires. Oh! la vilaine femme! Ses baisers tuent le sommeil et font blanchir les cheveux d'un homme en trois nuits. C'est un miracle que les miens ne soient pas blancs... Mais ne parlons plus d'elle; ah! je t'en conjure, ne parlons plus d'elle. C'est une affaire faite, je ne la reverrai plus.

«Et s'emparant de mes deux bras, il les enlaça autour de sa taille, en disant:

«—Ce que garde Rose Perdrix est bien gardé. Je suis ton prisonnier, ma très chère, et je veux vivre, je veux mourir dans ma prison. Buvons du punch!


IV

Mlle Perdrix fit encore une pause, continua le docteur Meruel; puis elle me regarda avec un sourire qu'elle cherchait à rendre mystérieux; mais elle n'a pas le don du mystère, cela lui manque, et voilà pourquoi je crains pour son avenir; il y a du mystère dans tous les grands talents.

«Docteur, me dit-elle, savez-vous qui était cet homme?

—Je vous l'ai dit, ma chère, lui répondis-je, quelque comédien en congé, qui repassait ses rôles, et je regrette pour vous que son répertoire manquât à ce point de gaieté.»

Elle me fit la moue, elle me montra les cornes.

«Êtes-vous comme moi? reprit-elle. Quand j'ai peur, je me sauve; quand je me décide, je me décide très vite, et quand les hommes ne me conviennent pas ou ne me conviennent plus... Pourtant j'en touchai deux mots à ma mère. C'est pour le coup qu'elle me dit:—Oui ou non, t'avais-je prévenue? tu ne veux jamais me croire. J'étais pour l'autre, moi. L'autre est un galant homme, un homme sérieux, un homme rangé. Enfin tu avoues que j'avais raison; mieux vaut tard que jamais. Il ne reste plus qu'à te sauver bien vite. Sauve-toi donc!—Je fis ce qu'elle disait, je me sauvai. Vraiment les chemins de fer sont une belle invention. On a bientôt fait de mettre ordre à ses petites affaires, et votre servante! cherchez, il n'y a plus personne.

«Seize heures plus tard, j'étais commodément installée dans un beau wagon-coupé, où je ne fis qu'un somme jusqu'à Lyon. En me réveillant, je poussai un profond soupir de délivrance. Cependant une inquiétude me prit; peut-être l'homme qui me faisait peur avait-il eu vent de ma fuite, peut-être courait-il à toutes jambes après le train. J'avançai la tête à la portière, je poussai un second soupir de soulagement, et je me rendormis. Je fis le plus beau rêve du monde; je croyais voir mon directeur qui s'arrachait les cheveux. Je me flattais de l'avoir plongé dans un cruel embarras et qu'il n'y avait pas moyen de jouer sans moi le Prince toqué. J'étais bien jeune; une fée, cela se remplace aussi aisément qu'un perroquet. Il faut vous dire que ce vieux roquentin avait eu de grands torts à mon égard. Il m'avait solennellement promis un rôle dans la nouvelle pièce qu'on répétait, et il avait eu l'infamie de le donner à la grande Mathilde. J'avais juré d'en tirer vengeance. Oh! oui, j'étais bien jeune, je ne prenais pas encore la vie au sérieux, je ne savais pas ce qu'il en coûte d'avoir la tête et le pied trop légers, et qu'il suffit d'une escapade pour compromettre toute une carrière... Après cela, il faut vous dire aussi qu'une superbe occasion s'offrait à moi de voir l'Italie.

—Dites-moi tout d'un temps qui c'était, repartis-je à Mlle Perdrix.

—De quoi vous mêlez-vous, docteur? vous êtes curieux, beaucoup trop curieux.»

Et après avoir rêvé un instant:

«Ce que c'est que de nous, et à quoi tient le coeur d'une femme! Je vous jure que cette villa était un amour de villa, plantée au bord d'un amour de lac. Figurez-vous que de mon balcon je pouvais pêcher des truites à la ligne. Pendant deux semaines, je fus heureuse, parfaitement heureuse; je me croyais en paradis. Mais un matin, je m'aperçus que mon paradis m'ennuyait, que mon bonheur sonnait creux, qu'il me manquait quelque chose, que le charme de la vie est d'avoir à soi un beau fou qui parle tout seul en gesticulant. Bref, je dis à l'autre:

«—Mon cher, votre villa est charmante, mais on s'y ennuie à crever.

«Et je repartis bien vite pour Paris, où, à peine fus-ja arrivée, je courus au Grand-Hôtel.

«—Le numéro 107 est-il chez lui?

«—Ils sont à déjeuner.

«—Qu'est-ce à dire? Ils sont donc plusieurs à présent? Il y a trois semaines, ils n'étaient qu'un.

«Je dus me rendre à la vérité, le bel Edwards venait de partir, et une famille avait pris sa place. J'en aurais fait une maladie, si je pouvais être sérieusement malade, mais cela n'est pas dans mes moyens, et, puisqu'on finit toujours par se consoler, le mieux n'est-il pas de commencer par là?

«Un mois après, je reçus d'Angleterre une lettre en anglais, que j'ai eu la sottise de brûler. Je me l'étais fait traduire, et je l'avais apprise par coeur. La voici mot pour mot, je vous ai dit que j'ai bonne mémoire:

«Pendant plus de quinze jours, j'ai passé chaque soir et chaque matin devant ta porte; je ne pouvais croire à mon malheur, c'est à peine si j'y crois maintenant. Soit! que la volonté du destin s'accomplisse! Tu lui avais pris son ouvrier, tu le lui as rendu. Tout est pour le mieux, je ne te reproche rien. C'était ma lâcheté qui t'aimait... Est-il bien possible que tu n'aies plus voulu de moi? Et pour qui m'as-tu trahi? Tu m'as sacrifié à quelque pleutre, à quelque imbécile titré. Je crois l'avoir rencontré un soir dans les coulisses de ton théâtre. Tu en seras bientôt dégrisée. Ah! pauvre fille, le vrai prince, c'était moi, et tu me regretteras, mais il sera trop tard... Je te le répète, tout est pour le mieux. En me rendant ma liberté, tu as voulu sauver ma gloire et que le monde parlât du bel Edwards. Il en parlera, ma chère, et alors tu connaîtras mon vrai nom.

«Écoute-moi: le jour où tu apprendras qu'un grand coup vient d'être frappé et que la terre a frémi d'épouvante, dis hardiment: «L'homme qui a fait cela, c'est lui...» Et en vérité, si ce n'était moi, qui serait-ce? L'idée que j'ai dans la tête, d'autres l'ont eue, ma chère Rosette; mais la main leur tremble, la mienne ne tremblera point, et ce que je ferai, nul autre ne pourrait le faire à ma place... Je ne sais pas encore ce que je dirai en frappant. Sûrement je dirai quelque chose; ce sera vraiment le mot de la fin, et ce mot traversera les siècles.

«Te souviens-tu de Villebon, de cette nuit passée dans les bois? Le soleil était déjà levé, et tu dormais encore dans la voiture, car Dieu sait si tu aimes à dormir. Je te réveillai, je t'emportai dans mes bras, je t'assis au pied d'un vieux chêne. Il y avait là des violettes cachées dans la mousse, l'air en était comme embaumé. Pense quelquefois à ces violettes. J'y penserai, moi, le jour de ma mort, et je penserai aussi à cette fossette que tu as au coin de la bouche.

«J'ai une grâce à te demander: envoie à l'adresse ci-jointe une boucle de tes cheveux. Ils ne me quitteront pas, et quelque chose de toi sera mêlé à mes derniers jours. Après ma mort, on les trouvera sur mon coeur, et on se demandera qui me les avait donnés. Sois sûre que les journaux en parleront; ces bavards parlent de tout. Copie bien exactement l'adresse et expédie-moi sans plus tarder ton petit paquet. Elle y consent, elle! car elle n'est plus jalouse de toi. Elle sait que c'est fini, qu'elle m'a repris à jamais, qu'elle me tient, que je suis à elle corps et âme, et qu'avant peu de jours j'irai où elle m'envoie... Tu veux boire du sang, vieille sorcière. Paix! tu en boiras.

«Dieu! que ces violettes sentaient bon! et que ces cheveux bruns étaient doux à la main! N'en sois pas trop avare; il faut qu'il y en ait assez pour que je puisse les pétrir dans mes doigts. Je fermerai les yeux, et je croirai que tu es là.»

«Docteur, après avoir lu cette lettre, je fis ce que vous auriez fait à ma place, je me coupai une grande boucle de cheveux... Tenez, on voit encore l'endroit, ils n'ont pas tout à fait fini de repousser. Il a dû les recevoir, je m'étais beaucoup appliquée en copiant l'adresse. Depuis, il s'est écoulé près de deux années, et je dois me rendre cette justice que, pendant la première, j'ai pensé au bel Edwards une fois au moins chaque semaine; mais, pendant la seconde, je n'y ai guère pensé qu'une fois par trimestre. Dame! j'étais devenue une fille raisonnable, très raisonnable. Vous savez ce que tout le monde dit de moi. Il faut bien que l'expérience serve; ma petite fugue en Italie m'avait fait beaucoup de tort. Les directeurs refusaient de me prendre au sérieux, impossible de trouver un engagement. Mais, à force de me remuer, j'ai réussi à me refaire une situation. La féerie n'est pas mon genre, j'étais née pour l'opérette. Je n'ai pas besoin de vous dire où j'en suis maintenant, me voilà tout à fait lancée et même classée. Croiriez-vous qu'ils veulent absolument m'avoir à Saint-Pétersbourg? Vous ne leur ôterez pas cela de la tête. Ils me font des propositions superbes. Vrai, je suis bien perplexe à ce sujet et bien aise de vous consulter.»

A l'entendre, on lui offrait 60 000 francs, quatre mois de congé, un palais impérial et pour le moins un grand-duc. Cette extravagante ne tarissait pas sur cette matière; après avoir fini, elle recommençait. Par moments, elle me regardait du coin de l'oeil, je comprenais ce que cela voulait dire. Elle mourait d'envie que je l'interrompisse pour lui demander la fin de son histoire. Je ne voulus pas lui faire ce plaisir, et ce fut elle qui perdit patience et s'interrompit elle-même, en s'écriant avec dépit:

«Quel singulier homme vous faites, docteur! Tantôt vous êtes trop curieux, tantôt vous ne l'êtes pas assez. Je vous ai dit qu'il m'était arrivé quelque chose d'extraordinaire. Vous ne voulez donc pas savoir ce que c'est?

—Gageons, lui dis-je, que vous avez revu sur le boulevard le bel Edwards. Il vous a juré qu'il n'est plus fou, et vous voilà rapatriés.

—Ah! le pauvre garçon! fit-elle en s'attendrissant tout à coup, autant du moins qu'il lui est donné de s'attendrir. Oui, vous dites vrai; il y a quelques heures, je l'ai rencontré sur le boulevard, dans la vitrine d'un marchand de photographies. Je le reconnus sur-le-champ, et le coeur me battit. Ses yeux, son front, sa moustache, ses cheveux frisés, sa main passée dans l'échancrure de son gilet... C'était lui, vous dis-je, lui tout entier. Je me précipite comme un coup de vent dans le magasin, et je dis au marchand:

«—D'où avez-vous cette photographie?

«Il me répond d'un air étonné:

«—Nous l'avons reçue tantôt de New-York.

«—C'est donc le portrait d'un homme célèbre?

«—Très célèbre, mon enfant.

«Et il ajouta... M'écoutez-vous, docteur?... Il ajouta:

«—C'est le portrait de John Wilkes Booth, l'assassin du président Lincoln.»

A ces mots, Mlle Perdrix, après m'avoir considéré fixement pour jouir de ma surprise, se leva et se mit à arpenter la chambre la tête haute, les joues enflammées, la narine frémissante. Ses pieds ne touchaient pas à la terre, on eût dit qu'elle allait s'envoler. Par intervalles, elle se retournait de mon côté, et, du haut de sa nuée, elle abaissait sur moi un regard superbe; c'était une divinité contemplant un ciron. Je l'arrêtai au passage, je lui secouai énergiquement les deux bras, et je lui dis:

«Malheureuse, qu'as-tu fait? Ce fou avait été placé sous ta garde, et il ne tenait qu'à toi de le défendre contre elle, de le soustraire aux obsessions de cette fille de l'enfer, de cette horrible idée fixe dont il était tourmenté. Mais tu ne sais pas aimer, et tu as eu peur. Tu as lâché ton prisonnier, tu as déserté ton poste et ta mission, tu es partie pour l'Italie avec je ne sais quel prince de rencontre, et, grâce à toi, elle a repris sa proie. O destinée à la fois tragique et ridicule! Si Mlle Rose Perdrix avait eu la tête et le pied moins légers, un peu plus de coeur ou un peu plus de courage, le président Lincoln vivrait encore!»

Elle ne m'écoutait point. Elle se dégagea, se remit à marcher à grands pas, transportée et comme possédée par son aventure et par sa gloire. Elle se trouvait mêlée à un grand événement, elle avait été aimée d'un homme dont l'exécrable mémoire vivra toujours. Son air de triomphe me parut souverainement déplaisant; je lui dis d'un ton sardonique:

«Ma foi, ma belle, puisque vous voulez qu'on se mette à votre place, je vous le dis franchement, à votre place je ne serais pas si fière; car enfin est-ce une chose bien réjouissante et bien glorieuse d'avoir été la maîtresse d'un homme qui a été pendu?»

Elle se retourna vivement, revint sur moi comme un trait, l'oeil courroucé et terrible; je crus vraiment qu'elle m'allait dévorer.

«Mais vous ne savez donc pas l'histoire, docteur? Je me la suis fait conter tout à l'heure dans le plus grand détail. Lui, pendu! Y pensez-vous? Est-ce qu'on pend un homme comme lui? Apprenez, je vous prie, qu'il s'était réfugié dans une grange, où la police le cerna; comme il refusait d'en sortir et de se rendre à discrétion, on y mit le feu; à travers une palissade, on tira sur lui plus de vingt coups de carabine. Lui pendu! Mais taisez-vous donc. John Wilkes Booth est mort les armes à la main, en se défendant comme un héros.»

Je la contemplais avec stupeur, et je m'écriai: «On croit connaître les femmes, elles nous étonneront toujours. Où donc la gloire va-t-elle se nicher?»

Cela dit, le docteur Meruel prit sa canne et son chapeau, et il se dirigeait vers la porte, quand quelqu'un lui cria: «Votre histoire est-elle bien vraie?»

Il répondit: «Je vous ai répété fidèlement ce qui m'a été conté l'autre soir; si vous ne me croyez pas, vous vous ferez une mauvaise affaire avec Mlle Perdrix.»




LES INCONSÉQUENCES
DE M. DROMMEL


I

M. Johannes Drommel arriva à Barbison le mardi 30 septembre selon les uns, le mercredi 1er octobre selon les autres. Ces derniers se trompent. Ce qui en fait foi, c'est le double témoignage très authentique de M. Taconet, ex-commissaire de police, et de Mme Denis, marchande de marée, qui tous deux partirent de Melun dans le même omnibus que M. Drommel et firent route avec lui. Quoique M. Taconet ait la figure un peu dure, d'épais sourcils, la parole brève, tranchante, le regard perçant et inquisitif, c'est le plus honnête et le meilleur des hommes, et tous ceux qui le connaissent savent qu'il n'a jamais menti de sa vie, hors les nécessités de sa profession. Quant à Mme Denis, cette digne personne est incapable d'altérer sciemment la vérité, quand il n'y va pas de sa tête ou de la défaite de son poisson. D'ailleurs, il est de notoriété publique qu'elle ne porte sa marée à Barbison que deux fois la semaine et jamais le mercredi. Il s'ensuit que ce fut bien le mardi 30 septembre qu'elle eut l'honneur de faire route avec M. Johannes Drommel.

«A quoi sert-il, demandera-t-on peut-être, de déterminer minutieusement cette date?»

La main sur la conscience, cela ne sert à rien; mais on ne saurait être trop précis dans ses informations lorsqu'il s'agit d'un sociologue allemand, qui se pique lui-même de la plus scrupuleuse exactitude en toute matière, et qui reproche aux Français de n'avoir jamais su ni la géographie ni l'histoire. Se donne-t-il le plaisir de relever quelque bévue commise par un Velche, son oeil gris pétille de malice, sa tête a l'air de danser sur ses robustes épaules, et il laisse échapper un de ces gros rires qui font aboyer les chiens.

M. Drommel arriva à Barbison dans la matinée, à dix heures ou dix heures et demie; nous ne pouvons rien affirmer de plus précis à ce sujet, et pour cause. Tout l'univers sait que l'entreprise Lejosne fait le service des voyageurs et de la poste entre Barbison, Chailly et Melun; l'univers n'ignore pas non plus que cette recommandable entreprise s'acquitte de son office à la satisfaction générale, qu'elle s'applique à concilier l'utile et l'agréable. Quand vous allez à Melun, c'est pour y prendre le train, et le train n'attend pas; fiez-vous à l'entreprise Lejosne, vous ne le manquerez point. Ses chevaux n'ont pas besoin de sentir le fouet pour courir comme le vent. Au retour, c'est une autre affaire: il n'y a plus rien qui presse, et les choses se passent comme en famille. Qu'importe d'être à Chailly ou à Barbison une demi-heure plus tôt ou plus tard? Une allure modérée permet au voyageur de contempler le paysage, d'étudier la route, qui est charmante. Aussi ces mêmes chevaux si affairés, qui tantôt dévoraient l'espace, se mettent à compter leurs pas; ils lorgnent amoureusement toutes les maisons, comme s'ils grillaient d'envie d'y entrer, et ils s'arrêteraient volontiers pour lier conversation avec tous les passants. Le cocher, qui se conforme à leur humeur, multiplie les haltes. Il disparaît dans un bouchon, où il se rafraîchit à loisir; il a des paquets à déposer ou à prendre, des nouvelles à donner ou à demander, des accolades à distribuer ou à recevoir; il a surtout une cousine à embrasser. Excusez-le, elle est jolie, et laissez-le faire, il y a cela de bon avec l'entreprise Lejosne qu'on finit toujours par arriver; c'est une grâce du ciel.

«Voilà bien la France! s'écria M. Drommel lorsqu'il entendit la voiture rouler sur le pavé de Barbison! Deux heures pour faire dix kilomètres! Et c'est ainsi qu'on perd les batailles.»

C'était une forte exagération. Quel que soit son goût pour l'exactitude, M. Drommel est un homme très passionné, et la passion exagère toujours.

M. Johannes Drommel jouit dans son pays d'une certaine réputation, dont il est fier. Peu lui importe que son mérite et son caractère soient discutés; pourvu qu'on s'occupe de lui, il est content. Ce gros homme court n'a pas un visage ordinaire. M. Taconet, qui était assis en face de lui dans l'omnibus, ne put s'empêcher d'admirer l'ampleur de sa tête, sa grande bouche tortueuse, la longueur démesurée de ses bras, son nez conquérant, solennel, héroïque, toujours prêt à partir en guerre, un nez fait pour affronter les grandes batailles de la vie. Tant que M. Drommel garda le silence, M. Taconet l'admira; mais, à peine eut-il articulé deux mots, adieu le prestige! M. Drommel a deux voix, l'une grave, un peu rauque, l'autre perçante, aiguë; il passe brusquement de l'une à l'autre, et ce contraste est plus plaisant qu'agréable. Il y a dans le monde de vieilles brouettes mal graissées, qui ont aussi deux voix et la même façon de parler que M. Drommel, quand on les pousse un peu vivement sur le gravier. J'en connais une intimement; mais, comme elle est modeste, elle est à mille lieues de s'imaginer que je ne puis l'entendre sans penser à un grand homme.

M. Drommel est né en Lusace, à Goerlitz, et, si vous consultez à son sujet les habitants de Goerlitz, ils vous diront que dans le fond c'est un bonhomme, qu'il n'a jamais fait de mal à personne, mais qu'il est difficile de trouver quelqu'un à qui il ait rendu service. Que voulez-vous! il n'a pas le temps. Il est convaincu que le monde a été mal fait et que M. Johannes Drommel est chargé de le refaire; c'est à cela qu'il emploie ses journées et ses veilles. On cite de lui un mot mémorable qui prouve que cette préoccupation lui vint dès sa plus tendre jeunesse. Il n'avait pas dix-huit ans, quand trois ou quatre de ses camarades, qui sortaient d'une brasserie, le rencontrèrent par une froide nuit d'hiver arpentant tout seul les rues de Goerlitz, les mains dans ses poches, les cheveux au vent. Ils lui demandèrent à qui il en avait. Il les contempla d'un air compatissant; puis il leur répondit:

«Je cherche la synthèse!»

Et il passa son chemin. Depuis lors, il a toujours cherché la synthèse, et la satisfaction superbe qui se peint dans son regard témoigne qu'il a fini par la trouver. C'est un grand avantage qu'il a sur nous tous; car enfin qui de nous l'a trouvée? Assurément ce n'est pas moi.

Qu'on n'aille pas s'imaginer là-dessus que M. Drommel est un métaphysicien, un idéaliste; il méprise profondément l'idéalisme, la métaphysique et les songe-creux. Il appartient à cette nouvelle génération d'Allemands qui explique tout par les cellules et qui n'a pour Goethe et Hegel qu'une médiocre considération. M. Drommel se pique d'être réaliste jusque dans la moelle des os. Il estime que la société repose sur des opinions erronées et sur de sots préjugés. Son grand principe est que la nature a, comme M. Drommel, le génie de la synthèse, que toutes les maladies sociales proviennent de l'abus de l'analyse. Par une série de raisonnements fort bien déduits, il conclut de là que la propriété et le mariage sont, de tous les préjugés, les plus ridicules, les plus funestes, et que le point dont il s'agit est de remettre en circulation la terre et la femme. Il en a découvert la méthode, et il se fait fort de démontrer qu'il suffirait de deux ou trois décrets rendus par un gouvernement intelligent pour que tout marchât à merveille. M. Drommel ne demande à être gouvernement que pendant quarante-huit heures pour réformer à jamais l'humanité. Par malheur, jusqu'à ce jour il ne s'est pas trouvé dans toute l'Allemagne un seul principicule qui consentît à lui prêter sa couronne d'un lever à un coucher de soleil. Il s'en plaint, car il croit fermement à sa méthode.

Cet homme a du caractère, une forte volonté. Son père, qui ne croyait pas à son génie et qui le destinait au commerce, l'envoya faire ses études dans une Realschule, où il n'apprit que quelques mots de latin. Il en appela, et le décret fut rapporté. Il répara le temps perdu, suppléa par ses efforts aux lacunes de sa première éducation. Quelques années plus tard, il était docteur, et, à peine fut-il docteur, il enseigna la sociologie à l'université de Koenigsberg en qualité de privat-docent. Ses doctrines furent jugées dangereuses, sans compter qu'il avait la déplorable habitude de levrauder, de vilipender, de déchirer à belles dents tous ses collègues. Du haut de sa chaire, il traita l'un d'eux d'asinus ridiculissimus, ce qui fut pris en mauvaise part. On lui donna des avertissements, des dégoûts; il reconnut qu'il ne deviendrait jamais professeur ordinaire, ni même extraordinaire; il abandonna la partie. Il avait hérité de son père, qui s'était enrichi dans le commerce du bétail, une fortune assez rondelette. Il se retira fièrement sous sa tente, c'est-à-dire à Goerlitz, où il fonda une feuille hebdomadaire, intitulée das Licht, ou la Lumière. Celui de ses ex-collègues qu'il avait traité d'asinus ridiculissimus écrivit contre lui un sanglant article dans les Grenzboten; il y décriait sans merci son journal et accusait le directeur d'être une lanterne fumeuse qui se prenait pour le soleil. M. Drommel méprisa ces injures et ne se lassa point d'éclairer l'univers. Ses abonnés assurent qu'il les étonne plus qu'il ne les convainc. Cela suffit à son bonheur.

M. Drommel n'est pas seulement un penseur et un polémiste; dans l'occasion, il sait se remuer, tracasser, s'intriguer. Après une tentative infructueuse, il réussit à se faire élire au parlement impérial, où il siégea dans le voisinage des socialistes, mais sans frayer avec eux. Il les considérait comme de pauvres hères, car il n'est pas socialiste, il est sociologue, et vous en sentez la différence. Si le prince de Bismarck avait daigné prendre quelquefois ses avis et se gouverner par ses conseils, il serait peut-être devenu bismarckien; mais le prince de Bismarck ne lui ayant point fait d'avances et s'étant permis de quitter un jour la salle des séances au moment où M. Drommel était à la tribune, M. Drommel se mit à bouder le gouvernement, se détermina à constituer un parti lui tout seul. Il représentait dans le Reichstag les drommeliens, et il n'y en avait qu'un, animal unique en son espèce. Sa solitude ne l'inquiétait pas, la synthèse est toujours solitaire. Il jouit de son bonheur pendant trois ans, mais il ne fut pas réélu. Cette mortification lui fut sensible; il s'en consola en pensant que les temps n'étaient pas mûrs, que son jour viendrait.

On n'est jamais tout à fait conséquent. Quoique M. Drommel aspire à mettre la propriété en circulation, il ne laisse pas de posséder une maison fort cossue, qu'il ne songe point à faire circuler, et un assez grand nombre de titres de rente, dont il ne fait part à personne. On prétend qu'il est dur à la détente, qu'il ne laisse jamais voir sans de bons motifs la couleur de son argent. D'autre part, quoique le mariage soit à ses yeux une piètre institution, destinée à disparaître dans un prochain avenir, il eut à cinquante-quatre ans la faiblesse de se marier. Dans le temps qu'il était député, il avait conçu de tendres sentiments pour une danseuse de l'Opéra de Berlin. Cette charmante Francfortoise, qui passait pour être aussi sage que jolie, le renvoya bien loin. Il est persévérant, il n'eut garde de se rebuter, et le destin lui vint en aide. Il arriva que la jolie et sage Ada se laissa un soir tomber dans une trappe, où elle se cassa la jambe. On la raccommoda; mais il lui resta de cette mésaventure un léger clochement du pied droit, qui, au dire de ses admirateurs, ajoutait à ses grâces et qui toutefois la gênait beaucoup dans ses entrechats. Elle se ravisa subitement, prêta l'oreille aux propositions de M. Drommel; mais elle entendait être épousée dans toutes les règles, civilement et à l'église. Il en passa par tout ce qu'elle voulut, tout en lui représentant qu'il est dur à un philosophe de faire le sacrifice de ses principes et de se conformer aux préjugés. Il le lui déclara fort nettement, et peut-être eut-il le tort de le lui déclarer trop souvent: les gens convaincus aiment à se répéter.

Il n'eut pas d'ailleurs à se repentir de son pénible sacrifice. Il trouva dans Mme Ada Drommel non seulement une ménagère accomplie, mais une femme exemplaire, qui témoignait une soumission touchante à ses volontés, un acquiescement absolu à ses idées, une parfaite déférence à ses conseils, une confiance entière en son génie. Lui-même s'applaudissait d'être l'unique et légitime possesseur d'une beauté que les connaisseurs lui enviaient et qui, tout en clochant un peu, faisait sensation partout où elle se montrait. Il éprouvait aussi quelque satisfaction à l'idée qu'il s'était fait aimer et adorer, lui Prussien, d'une femme née en pays rhénan, sur terre conquise. Il avait fait à sa façon acte de conquérant; il n'avait pas épousé sa femme, il se l'était annexée, sans compter qu'il était beau de voir une danseuse devenir la femme d'un sociologue. Il y avait un peu de synthèse dans cette union, et M. Drommel estimait que, si le mariage doit être condamné comme un préjugé ridicule, les mariages synthétiques méritent peut-être qu'on fasse une exception en leur faveur. Il se flattait d'avoir donné au monde un grand exemple, et par voie d'insinuation il en toucha quelques mots discrets dans un article de la Lumière, ce qui fournit à l'asinus ridiculissimus l'occasion désirée de lui dire une fois de plus son fait. M. Drommel, comme on peut croire, le remoucha d'importance, en prenant tout l'empire germanique pour juge du camp. Ce fut vraiment une belle polémique.

Il avait mis dans son bonnet de tenter de nouveau les chances du scrutin dans les élections au parlement prussien qui ont eu lieu tout récemment. Il sonda le terrain, acquit la triste conviction qu'il courait au-devant d'un échec assuré. Pour se dérober à sa défaite et pour évaporer son dépit, il résolut d'aller faire un long voyage en France et en Italie. Ce fut de sa part une détermination salutaire. Tant qu'il était dans son pays, il était mécontent de tout, critiquait amèrement les institutions et les hommes, se plaignait que les affaires allaient de mal en pis. A peine avait-il passé la frontière, les comparaisons qu'il faisait le réconciliaient avec sa maudite et chère Allemagne. S'il avait beaucoup de griefs contre ses compatriotes, il contemplait les Velches du haut d'un mépris juché sur cinquante canons Krupp. Il enferma dans une sacoche de voyage, qu'il suspendit à son cou, cinq ou six mille marks en billets et en rouleaux d'or, qu'il économisait depuis longtemps à cet effet, et, accompagné de sa charmante femme, il se mit en chemin pour Paris, où il passa quinze jours, après quoi il continua son voyage, en allant visiter la forêt de Fontainebleau. Voilà comment il se fit que, le 30 septembre 1879, l'entreprise Lejosne eut le privilège de voir monter M. Drommel dans un de ses omnibus et de le transporter moyennant la somme d'un franc de Melun à Dammarie, de Dammarie à Chailly, de Chailly à Barbison.

M. Drommel était curieux de tout. Durant le trajet, il fit subir un interrogatoire en règle à ses compagnons de route; il avait l'air d'une corneille qui abat des noix, et au demeurant il ne doutait pas que des Français ne fussent très sensibles à l'honneur que leur fait un penseur d'outre-Rhin en les questionnant. La marchande de marée, qui aimait à jaser, lui répondit de point en point. Il voulut savoir quelles espèces de poisson elle portait dans sa corbeille, et il sourit majestueusement quand elle lui vanta ses anguilles; il lui fit la grâce de lui déclarer qu'il n'y a de vraies anguilles que celles qui barbotent dans la Neisse. M. Taconet fut moins complaisant, se renferma dans un morne silence, et ne daigna pas apprendre à l'interrogant sociologue que, étant né à Metz, il avait peu de goût pour les Allemands. Il n'eut garde non plus de lui dire qu'il avait été commissaire de police à Melun, que, ayant fait depuis peu un héritage, il avait pris sa retraite et qu'il se rendait à Barbison pour y donner des ordres touchant une maisonnette qu'il y faisait bâtir et dans laquelle il se promettait de passer ses vieux jours. Il se donna encore moins la peine de lui révéler qu'il n'avait lu dans toute sa vie qu'un seul livre, écrit par François Rabelais, mais qu'il l'avait bien lu, qu'il le savait par coeur, et qu'à sa manière il y avait trouvé la synthèse. A quoi bon le dire? M. Drommel n'en aurait rien cru.

Choqué du silence obstiné de l'ex-commissaire de police et trouvant de ce côté portes et fenêtres closes, M. Drommel se retourna vers Mme Denis. A peu de distance de Chailly, elle lui montra sur le bord de la route une sorte de tour crénelée coiffée d'une sorte de minaret, et elle lui raconta que cette tour était un tombeau qu'un particulier assez original s'est fait construire pour y être enterré avec ses chevaux et ses chiens. M. Drommel sourit de nouveau; poussant le coude de Mme Drommel, il s'écria: Französische Eitelkeit. M. Taconet, qui savait un peu d'allemand, comprit que cela voulait dire: Voilà bien la vanité française! Un peu plus loin, on rencontra une jolie vachère qui, armée d'une longue gaule, menait ses bestiaux aux champs. Elle interpella de loin le cocher de l'omnibus, et lui montrant toutes ses dents, elle lui cria:

«Redemandez mon ombrelle à Eugénie, j'en aurai besoin pour la fête de dimanche.»

M. Drommel haussa les épaules, poussa encore le coude de sa femme, et lui dit: Französische Frivolität. Quand M. Taconet n'aurait pas su l'allemand, il aurait deviné sans peine que cela signifiait: Voilà bien la frivolité française!

Cette seconde impertinence lui fut amère; il eut peine à digérer cette pilule. Il fut bien tenté de saisir M. Drommel à bras-le-corps et de le jeter par la portière; mais quand on a été commissaire de police, on a appris à maîtriser son premier mouvement. Il se contenta de penser à Dindenaut, le marchand moutonnier, à ses insolents propos et, passant la main sur ses favoris, il grommela sourdement:

«Patience! répondit Panurge.»

M. Taconet et Panurge avaient raison, la patience est une bonne chose, elle sait toujours trouver le mot de la fin. De ce moment, l'ex-commissaire de police s'efforça d'oublier l'existence de M. Drommel, en ne regardant plus que Mme Drommel. Plus il la regardait, plus elle lui plaisait. Il admira sans réserve ses cheveux d'un blond argenté, la douceur de sa voix flûtée, l'aisance de son maintien, la vivacité de ses manières, ses yeux de teinte indécise couleur du temps. Il admira surtout les grâces mignonnes de son sourire. N'étant jamais allé à Francfort-sur-le-Mein, ce sourire lui était nouveau; il ignorait qu'on l'y rencontre souvent et qu'il est le frère des bons vins du Rhin. Ce qui le chagrinait, c'était le respect que Mme Drommel semblait témoigner à son mari, les attentions qu'elle avait pour lui, l'air soumis dont elle l'écoutait, l'empressement avec lequel elle approuvait ses sentences comme les paroles d'un oracle. Il ressentit un accès d'indignation, en pensant que ce butor avait su gagner le coeur de cette ravissante créature, à qui il disait en lui-même avec colère:

«Ne vengeras-tu donc pas les Messins?»

En descendant de l'omnibus, M. Drommel s'embarrassa les jambes dans son parapluie, il trébucha sur le marchepied et faillit se laisser choir tout de son long sur le pavé, ce qui fit passer dans l'âme et dans les yeux de M. Taconet un éclair d'espérance. Mais Mme Drommel était là, car elle était toujours là, toujours attentive et toujours souriante. Elle retint par le coude son mari, qui ne tomba point. Sa tendresse vigilante s'alarmait facilement.

«Tu m'as fait peur! lui dit-elle.

—Ce n'est rien, ma chatte, répondit-il; M. Drommel n'est jamais tombé.»

Cela dit, il lui mit sur les bras deux gros sacs de nuit, bien bondés et fort lourds, se bornant, quant à lui, à porter sa poche de voyage, son parapluie et sa personne.

«Tout supporter et tout porter, pensa M. Taconet, voilà le sort de cette chatte.»


II

Après avoir commandé son déjeuner, M. Drommel voulut donner un coup d'oeil à l'exposition permanente de peinture qui est ouverte au rez-de-chaussée de l'hôtel où il venait de descendre. Il a du goût pour les beaux-arts, la prétention de s'y connaître et d'en juger; il dessine lui-même à ses moments perdus. Jointe au talent, l'application d'esprit produit des miracles; le talent manque à M. Drommel, mais il est fort appliqué. Si jamais vous passez à Goerlitz, demandez à voir ses tableaux; il y met de la synthèse, comme il en a mis dans son mariage. Il se plaît à rassembler sur la même toile toutes les roches connues, le calcaire, le granit, la mollasse, et au moins dix essences d'arbres; tout cela est rendu très exactement. Il n'y manque qu'une chose, le je ne sais quoi qui fait qu'un tableau est un tableau; mais il ne lui importe guère, il estime que l'exactitude est une vertu qui tient lieu de toutes les autres. Il en trouva peu dans les peintures des jeunes exposants de Barbison, et il faut convenir que ce jour-là il n'y avait dans le nombre aucun chef-d'oeuvre. Hélas! les Dioscures de ce glorieux village sont morts: Rousseau et Millet ne peindront plus.

M. Drommel trouva tout détestable et se dirigea vers la porte, en se couvrant les yeux pour ne plus voir les honteux peinturlurages qui offensaient la délicatesse de son goût. Comme il allait sortir, Mme Drommel le rappela; elle venait de découvrir à l'un des bouts de la cimaise une toute petite toile, qu'elle trouvait charmante. Ce tableautin, qui représentait une cavalcade dans une chênaie, joignait une finesse rare de dessin à un ragoût de couleur tout à fait appétissant. Le jeune homme qui l'avait peint, et que vous connaissez tous, s'appelle Henri Lestoc. Ce joli garçon a le diable au corps; on peut lui promettre un superbe avenir, si ses premiers succès ne le grisent pas. Puisse-t-il se défier de l'habileté prodigieuse de sa main et ne pas sacrifier le sérieux de l'art au croustillant, qui est le dieu du jour! La peinture qu'on préfère depuis quelques années est celle qui donne envie d'en manger; on peut douter pourtant qu'elle soit faite pour cela.

Malgré son parti pris, M. Drommel se sentait attiré par le croustillant du tableautin. Il y promena longtemps ses yeux et son nez, et il s'informa du prix. Son admiration redoubla quand on lui dit que le peintre demandait deux mille francs de cette petite pochade, qu'on aurait logée dans une tabatière. Tous les philosophes ont leurs faiblesses; la sienne était d'éprouver une admiration naturelle pour les choses qui coûtent cher et un vif désir de les avoir à bon marché. Mais quand on lui assura que M. Henri Lestoc n'avait qu'un prix et ne faisait jamais de rabais, il déclara que M. Henri Lestoc était un extravagant, que ses prétentions étaient impertinentes, et il s'en alla déjeuner.

Le couvert avait été mis sous un hangar qui s'ouvre sur une allée de jardin. M. Drommel mangea de grand appétit; il dévora, tout en se plaignant que rien ne fût mangeable. Il prétendit que les oeufs n'étaient pas frais; la poule venait de les pondre. Il prétendit aussi que sa côtelette de mouton était coriace, que le jambonneau ne valait pas le plus grossier jambon de la Westphalie. Il fit la grimace en buvant son café, qui était exquis. Après avoir tout passé par l'étamine, il voulut, avant de retenir une chambre, savoir ce que lui coûtait son déjeuner. Il se récria sur l'addition, discuta, marchanda, liarda, si bien que l'aubergiste finit par se fâcher, et de mémoire d'homme Mme Picaud ne s'est jamais fâchée qu'à bon escient. Il y a des voyageurs qui aiment à voyager à bon compte et qui s'accommodent de tout; il y en a d'autres qui sont fort exigeants et qui payent volontiers en conséquence; il y en a d'autres enfin qui exigent tout et qui voudraient ne rien payer. C'était le cas de M. Drommel.

L'ex-commissaire de police avait assisté de loin à cette petite scène. Il dit tout bas à l'aubergiste, qui se retirait en colère:

«Il vous demandera ce soir pour son dîner un ange rôti, et il le payera six sous comme une alouette.»

Une demi-heure plus tard, M. Drommel traversait le Bas-Bréau, se dirigeant d'un pas délibéré vers les gorges et les rochers de la Solle. Avant de se mettre en campagne, il n'avait consulté personne,—il ne consultait jamais que lui-même. Son intention n'était pas de visiter des sites célèbres; il faisait peu de cas des endroits où tout le monde va, par la même raison qu'en matière de politique, d'histoire et de sociologie, il méprisait tous les lieux communs; c'était sa bête noire. Il avait daigné acheter à Paris l'excellent Guide Joanne; il y avait lu que les huit ou dix chaînes qui traversent la forêt de Fontainebleau semblent être des lambeaux d'une ancienne assise de sable et de grès, détruite en partie par des cataclysmes, que les vallées qui les séparent ont été formées par l'érosion violente de courants sous-marins, que les immenses tables de grès, privées d'appui, se sont affaissées, et que leurs débris ont produit ces entassements sauvages et pittoresques qui offrent un caractère si particulier. Cette explication n'avait pas eu le bonheur d'agréer à M. Drommel. Il avait peu de goût pour les courants sous-marins, il ne croyait qu'aux actions lentes, et il désapprouvait tous les cataclysmes. Esprit méthodique, il était fermement convaincu que, comme lui, la nature procédait toujours avec méthode, qu'elle avait, comme M. Drommel, le génie novateur sans y mêler aucune passion révolutionnaire, et que, si elle avait siégé pendant trois ans au Reichstag, elle aurait pris place dans le voisinage des socialistes sans jamais frayer avec eux. Il se flattait de rapporter de son excursion une petite théorie toute neuve, un réquisitoire en règle contre les idées reçues. Il se promettait d'en faire le sujet d'un article qu'il expédierait dès le lendemain à la rédaction de son journal, en l'assaisonnant de quelques épigrammes contre l'asinus ridiculissimus, qui avait la sottise de croire aux cataclysmes. Ce qu'il cherchait à cette heure, ce n'était pas le Nid-d'Amour, ni le Gros-Fouteau, ni d'admirables cépées de charmes, ni de beaux points de vue, ni le plaisir de ses yeux; c'étaient des preuves sans réplique, des arguments irréfutables, et, tout en marchant, il pensait à l'asinus, qui peut-être en ce moment pensait à lui. Touchante sympathie des belles âmes!

Il serait mort de confusion s'il avait demandé sa route à qui que ce fût, et même il n'accordait que peu d'attention aux marques rouges et aux marques bleues que des mains prévoyantes ont imprimées sur le tronc des chênes ou sur la paroi des rochers, dans le dessein louable d'orienter le piéton. Il avait pris avec lui sa boussole et sa carte, encore ne les consultait-il qu'à de rares intervalles: son idée était la plus sûre des boussoles. Devant lui marchait son grand nez héroïque, aux narines frémissantes, qui savait toujours son chemin, guide infaillible, sondant l'espace et flairant l'inconnu. Mme Drommel suivait. Quoiqu'on fût au 30 septembre, il faisait chaud; le ciel n'avait pas un nuage, et la pauvre femme était sans défense contre le soleil, qui était ardent. Par l'ordre de son maître elle avait laissé à l'hôtel son parasol de soie caroubier. Et d'ailleurs à quoi lui aurait-il servi? Elle avait les deux bras empêchés, l'un par un grand plaid à carreaux, plié en quatre, que M. Drommel se proposait de mettre sous lui quand il s'assiérait dans l'herbe et sur lui quand le serein tomberait, l'autre par le panier aux provisions, destiné à parer à quelqu'une de ces crises violentes de l'estomac auxquelles les sociologues sont sujets.

Le plaid était gênant, le panier était terriblement lourd; le sentier, qui serpentait parmi des blocs épais, était abrupt. Mme Drommel souriait. On sait qu'elle avait peine quelquefois à se faire obéir de sa jambe droite: il lui prenait des lassitudes, elle doutait de pouvoir aller jusqu'au bout; mais elle rassemblait ses forces, elle ramassait son courage, et elle souriait. Le soleil l'incommodait beaucoup, elle pensait en soupirant à son parasol. Ses pieds mignons enfonçaient tour à tour dans un sable poudreux ou glissaient sur de perfides aiguilles de pins, et elle se disait que celui qui a inventé les voitures à huit ressorts était un homme de génie. Elle avait toujours eu peur des serpents; il lui semblait à chaque instant qu'elle allait marcher sur une vipère, qui se redresserait en sifflant; elle ne laissait pas de sourire. Par intervalles, s'arrêtant pour reprendre haleine, elle regardait derrière elle et croyait apercevoir dans l'épaisseur d'une futaie ou dans le vague des airs je ne sais quoi, une vision, quelque scène de son passé, un visage dont elle avait gardé un obligeant souvenir. Puis, se retournant, elle ne voyait plus qu'un gros homme court, dont l'énorme tête et la puissante nuque se détachaient insolemment sur le ciel bleu; ce gros homme court était le présent et l'avenir; il possédait à la vérité la synthèse, mais il ne songeait pas à demander à sa chatte si elle était lasse; nonobstant elle souriait. Elle se disait parfois: «Si pourtant... s'il arrivait par miracle...» Le miracle ne se faisait pas, et elle souriait encore, elle souriait toujours.

Cette vaillante petite femme prenait tout en bonne part, ne regardait que l'aimable côté des choses, brave dans les épreuves, croyant fermement aux occasions, convaincue par son expérience qu'il y a dans ce monde plus d'épines que de roses, mais faisant bon visage aux épines et cueillant la rose sans se piquer les doigts. Ce sourire de belle humeur, qu'une mère accorte et facile lui avait appris dès son bas âge, à la petite pointe du jour, ne l'avait jamais quittée. Il avait résisté à toutes les inclémences du sort, il avait traversé avec elle les misères d'une ingrate jeunesse, il l'avait suivie dans tous les défilés, dans tous les fourrés de la vie, dans les hasards de débuts contestés comme dans l'ivresse des premiers succès, et il lui avait toujours tenu compagnie, à la ville, sur les planches, au foyer de la danse, même dans la trappe où elle s'était cassé la jambe, et, ce qui est plus digne de remarque, jusque dans les plaisirs douteux d'un mariage synthétique. Ce sourire est destiné à ne mourir qu'avec elle, et, quand on la clouera dans son cercueil, ce bel oiseau sera encore là, doucement posé sur ses lèvres pâlies et chantant à la camarde sa dernière chanson.

Comme il venait de déboucher dans la vallée de la Solle, M. Drommel se mit à allonger le pas, et sa femme lui dit, tout essoufflée:

«Tu ne te ménages pas assez, je crains que tu ne te fatigues.»

Elle s'approcha de lui. Il avança vers elle son vaste front ruisselant, dont elle étancha la sueur avec son mouchoir de dentelle, se flattant du vain espoir qu'il allait lui dire:

«Imbécile que je suis, je te fais trotter, tu n'en peux plus, reposons-nous.»

Il lui montra du doigt ses jarrets et ses pieds d'éléphant et lui dit:

«C'est de l'acier.»

Il ajouta:

«N'est-il pas plaisant que tu aies épousé depuis deux ans M. Drommel et que tu ne saches pas encore que M. Drommel n'est jamais las?»

A ces mots, il se remit en route.

Cependant, après trois heures d'enjambées et à travers beaucoup de circuits, ils atteignirent le mont Chauvet, où M. Drommel résolut de faire une halte, non qu'il fût las, mais son estomac commençait à parler ou plutôt à crier. Il se garda bien de pousser jusqu'à la fontaine, qui commande un beau point de vue; on lui avait conseillé d'y aller, et il n'en faisait jamais qu'à sa tête. Il avisa au pied d'un hêtre solitaire une pierre plate, qui formait un siège commode. Laissant à sa femme le soin de s'en procurer un autre, il la déchargea de son plaid, qu'il étendit sur la pierre; il s'y installa, le hêtre lui servant de dossier. Mme Drommel posa à terre son cabas, en tira un poulet froid que le grand homme expédia lestement. Puis il avala trois verres de bière, en déclarant qu'elle était exécrable. Après cela, il ouvrit son calepin, se mit à crayonner des notes pour le grand article qu'il ruminait dans sa tête, et dans lequel il comptait tailler des croupières au Guide Joanne et à l'asinus.

Mme Drommel s'était assise tant bien que mal sur un tronc d'arbre renversé; elle n'avait pas de dossier, elle s'en passait. Elle croquait des noisettes, qu'elle cassait entre deux cailloux, et elle admirait le paysage. Par instants, elle grattait la bruyère défleurie avec le bout de son pied, et, comme précédemment, elle se disait:

«Si pourtant... oui, s'il arrivait par miracle qu'en creusant la terre du pied, il en sortit?...»

Quoi donc? Elle ne le disait pas, son sourire achevait sa phrase. Hélas! le petit pied avait beau gratter, la terre était sourde à son désir, il n'en sortait rien ni personne.

En ce moment, M. Drommel était bien loin de se souvenir qu'elle existât. Il continuait de prendre ses notes, et, selon sa coutume en écrivant, il pinçait entre son pouce et son index la coquille de son oreille gauche, il la chiffonnait, la tiraillait en tous sens, l'allongeait indéfiniment; c'était sa manière de s'inspirer. Mme Drommel regardait par intervalles cette oreille énorme, qui était du plus beau rouge, et des visions de chauves-souris passaient devant ses yeux. Après cela, elle contemplait le plaid à carreaux, le panier qu'elle avait porté et dont elle sentait encore le poids à son bras, puis le grand vide du ciel, où elle croyait voir courir une belle calèche, bien moelleuse, dans laquelle il y avait quelqu'un qui la regardait. L'instant d'après, son petit pied recommençait à gratter la terre. Le voeu qu'elle venait de former ressemblait à une résolution. Comme on peut croire, M. Drommel ne se doutait de rien.

Il était tellement absorbé par son travail qu'il ne s'avisa pas de la fuite des heures. Le soleil allait se coucher quand il quitta sa grosse pierre et donna le signal du départ. Soit que sa clairvoyance fût intermittente, soit par l'effet de quelque distraction, il ne sut pas retrouver son chemin et finit par s'égarer complètement. Mme Drommel s'en aperçut, mais il coupa court à ses représentations en l'assurant qu'il possédait au suprême degré la bosse des localités. Le malheur fut que, en descendant un sentier rocailleux, elle fit une glissade et tomba, sans se faire grand mal à la vérité. Il lui reprocha vivement sa maladresse, la rabroua, se fâcha, avant de l'aider à se relever. Elle fut bientôt sur pied, s'excusa de son mieux. Étourdie par sa chute, craignant d'en faire une autre, elle ralentit le pas. Il se fâcha de plus belle. Ce qui mit le comble à sa colère, c'est que le sentier qu'ils suivaient les conduisit à un carrefour où aboutissaient cinq chemins de traverse. Lequel prendre? M. Drommel était fort embarrassé et furieux de l'être. Il ne faisait plus assez jour pour qu'on pût déchiffrer les indications des poteaux. Cet irascible sociologue s'en prit à sa femme, qui, pendant qu'il parlait et délibérait, s'assit sur le revers d'un talus pour donner un peu de relâche à ses pieds meurtris.

«Mulier magnum impedimentum!» s'écria M. Drommel.

Et, la priant de l'attendre, il enfila au hasard l'une des cinq traverses, dans l'espérance qu'elle aboutissait à une grande route, où il trouverait à qui parler.

Mme Drommel n'aimait pas les vipères, elle n'aimait pas non plus la solitude. Elle promena ses yeux autour d'elle et ressentit quelque émotion. Elle voyait le crépuscule s'épaissir rapidement, et cette grande forêt, dont la nuit s'emparait par degrés, lui faisait peur. Elle se mit à chanter, ce qui est un signe grave; elle ne se doutait pas qu'on l'écoutait. Elle s'interrompit soudain, elle avait entendu le bruit d'un pas. Le coeur lui battit très fort, le sang lui monta aux joues.

«Johannes, est-ce toi?» cria-t-elle.

Une voix claire et fraîche lui répondit:

«Je ne suis pas Johannes, et j'en ai bien du regret, madame, puisque c'est lui que vous appelez.»

Son émotion se dissipa subitement et fit place à la surprise. La voix qui venait de lui parler n'avait rien d'inquiétant; ce n'était pas celle d'un malandrin. Elle se rassura tout à fait quand elle vit apparaître un joli garçon, à la fine moustache blonde, qui portait sur ses épaules tout l'attirail d'un peintre. C'en était un en effet, car il s'appelait Henri Lestoc, et il revenait de faire une étude dans la gorge du Houx. Si son talent ne fait pas banqueroute, peut-être l'appellera-t-on un jour le grand Lestoc ou Fortuny II; pour le moment, on le traite de petit, non qu'il soit court sur jambes, mais parce qu'il est mince, svelte, fluet, ce qui ne l'empêche pas d'avoir une santé de fer. Jusqu'à trente ans au moins, il aura l'air jeunet. Il y a du reste deux petits Lestoc, celui que connaissent les hommes et celui que connaissent les femmes. Avec les hommes, il est froid, réservé, compassé, narquois, sèchement ironique, gai par accès, mais toujours pince-sans-rire; beaucoup de gens le prennent pour un Anglais. Auprès des femmes, il est tout autre: il a des naïvetés volontaires, des candeurs calculées, jointes à l'effronterie d'un page, et il se permet de grandes libertés sans qu'elles se fâchent. Se fâche-t-on contre un enfant?

L'une d'elles, qui le connaît bien, disait de lui:

«C'est Chérubin qui en est à sa seconde comtesse et à sa seconde manière.

—Ajoutons-y deux ou trois Suzannes,» répondit une autre qui le connaît mieux encore.

Il s'était approché, la tête haute, l'oeil allumé; il paraissait ravi de la trouvaille qu'il venait de faire. Quand il fut à trois pas de Mme Drommel, il ôta respectueusement son chapeau, resta quelque temps à la regarder, la mangeant ou, pour mieux dire, la buvant des yeux; il avait l'air surpris et charmé d'un gourmet savourant un grand cru qu'il a découvert dans un cabaret du village. Elle le regardait aussi, et elle se souvint du rêve qu'elle avait caressé sur la cime du mont Chauvet. Elle ne put s'empêcher de se dire que son joli pied n'avait pas travaillé en vain, que la terre s'était émue, qu'il en était sorti quelque chose. Était-ce précisément ce qu'elle cherchait? Certes, non; mais ce qu'elle venait de trouver ne lui déplaisait pas. Elle s'était toujours résignée à toutes les volontés du Ciel; elle lui disait dans ses prières:

«Si ce n'est lui, que ce soit un autre, pourvu que ce soit quelqu'un!»

Elle se rappela qu'elle devait une réponse au jeune inconnu.

«Vous voyez, monsieur, lui dit-elle, une femme bien malheureuse. Voici cinq chemins, et je ne sais pas lequel conduit à Barbison.

—J'y vais de ce pas, répondit-il. Convenez que c'est le Ciel qui m'envoie.»

Et il lui offrit son bras, qu'elle n'accepta point.

«Ma situation est plus compliquée que vous ne pensez, reprit-elle. Mon mari est allé à la découverte, et je l'attends.»

En apprenant qu'il y avait dans cette affaire un mari et que ce mari était proche, Henri Lestoc éprouva la plus vive contrariété; il parut consterné, et son dépit se peignit si naïvement sur sa figure que Mme Drommel, qui avait toujours bon coeur et beaucoup de pitié pour les chagrins qu'elle causait, trouva son cas intéressant.

«Me permettez-vous au moins de l'attendre avec vous?» fit-il après un silence.

Elle lui répondit par un signe de tête qui voulait dire:

«Il m'a fait faire tout d'une haleine quatre grandes lieues au moins, sans s'informer si j'étais lasse, et notez que je portais à mon bras le panier aux provisions; j'en ai encore la marque. Tout à l'heure, c'est lui qui s'est assis sur le plaid, et, un siècle durant, il a griffonné je ne sais quoi, sans trouver un mot à me dire; je n'avais pas d'autre distraction que de contempler son oreille gauche, qui ne m'avait jamais paru si grande; le fait est qu'elle est énorme. Que tous ses péchés lui soient pardonnés! je suis une âme sans malice. Mais vous arrivez dans un bon jour, dans un moment favorable. Tâchez d'en profiter. L'occasion a des ailes et s'envole.»

Quoique le petit Lestoc n'eût pas compris la moitié de ce que voulait dire le mouvement de tête de Mme Drommel, il s'assit bien vite à ses côtés, sur le talus, un peu plus bas qu'elle, et bientôt il se trouva presque à ses genoux.

La conversation s'engagea; ils firent connaissance avec une promptitude qui s'explique par l'imprévu de leur rencontre, par la fatalité des sympathies, par la nuit qui tombait, par le lieu où ils se trouvaient. Les choses vont très vite dans les bois; sous leurs voûtes mystérieuses, la pensée acquiert des rapidités qui l'étonnent elle-même. Une forêt n'est jamais un témoin incommode, quelquefois elle a la figure d'un complice.

Après deux minutes d'entretien, Mme Drommel avait deviné que ce joli blondin était l'auteur du petit tableau qu'elle avait admiré, et elle lui dit le cas infini qu'elle faisait de son talent. A son tour, il lui adressa le compliment qu'il regardait comme le plus flatteur de tous: il lui signifia qu'il l'avait prise pour une Parisienne, qu'il en avait jugé ainsi à ses manières, à sa tournure, à son chapeau, à sa jolie robe jaune paille, qui sortait des mains de la meilleure faiseuse. Elle lui apprit que son éducation avait été très soignée; on lui avait enseigné dès son enfance qu'une Berlinoise doit se faire habiller à Francfort et une Francfortoise à Paris. Il sut bientôt qu'elle avait été danseuse et que, par une dispensation singulière du sort, elle était la femme d'un sociologue. Ce genre d'animal lui était absolument inconnu, mais il avait l'imagination vive: il devina tout de suite de quoi il s'agissait, et, bien que Mme Drommel s'exprimât en termes fort discrets, le personnage lui apparut, il le refit tout entier de la tête aux pieds. Bref, au bout d'un quart d'heure, il savait tout, sans qu'elle eût rien dit, mais ils étaient l'un et l'autre fort intelligents et disposés à s'entendre comme larrons en foire.

Cependant M. Drommel ne revenait pas, cela devenait inquiétant. Mme Drommel ne songeait plus à s'inquiéter, elle pensait à toute autre chose.

«Madame, lui dit le jeune homme en attachant sur elle un regard à la fois très candide et très audacieux, l'an dernier j'ai trouvé dans la forêt un bijou de prix; j'ai fait mettre à ce sujet une annonce dans les journaux, personne n'a réclamé le bijou, et il m'est resté. Cette fois, je viens de trouver une femme, et quelle femme! Personne ne la réclame, j'ai bien envie de la garder.»

Il mentait, car il aimait à prendre, mais il ne gardait jamais rien.

Sa hardiesse ne la choqua point.

«Un instant, monsieur! répliqua-t-elle en riant; commencez par me mettre dans les journaux, à l'article des objets perdus, et nous verrons après.»

En ce moment, une voix aiguë, qui partait du bout de l'un des chemins de traverse, cria:

«Ada! Ada!

—Me voici, j'y vais,» répondit-elle en se levant.

Le petit Lestoc se leva aussi; il fit un geste de désespoir, murmura:

«C'est lui! je reconnais sa voix. Dieu me fasse grâce! Voici où mon aventure se gâte.»

Il salua, fit quelques pas; puis, se retournant, l'audacieux jeune homme dit tout bas:

«Est-il gênant?»

Elle se mit encore à rire et dit:

«Vous en jugerez ce soir.»

Elle ajouta d'un ton d'autorité, de commandement:

«Tâchez de lui plaire.

—On lui plaira,» fit-il.

Et il disparut dans un sentier. Ada rejoignit aussitôt son mari, qui lui cria d'un ton goguenard:

«Te voilà tout émue; gageons que tu as eu peur. Tête de femme ou de linotte, que pouvait-il donc t'arriver? Tu crois aux loups?»

Elle aurait pu lui répondre qu'elle venait d'en rencontrer un et qu'il en est d'aimables. Elle se contenta de lui arranger sa cravate, qui s'était dénouée. Cela fait, elle lui dit:

«Te voilà superbe!»

Puis elle lui tendit sa blanche main, pour qu'il la baisât. Il s'acquitta de cette formalité en rechignant et avec la grâce d'un ours qu'il était.

«Dépêchons-nous, fit-il d'un ton d'humeur, et ne t'avise plus de tomber. La route est ici près, mais il faut une heure encore pour arriver au gîte, et je meurs de faim.»

Elle fit un effort suprême pour se remettre vaillamment en chemin. L'entorse qu'elle s'était faite dans sa chute, et qu'elle avait oubliée en causant avec un jeune inconnu, se rappelait douloureusement à son souvenir. A la vérité, cette entorse était fort légère, mais elle n'avait plus le pied sûr: elle butait à chaque instant. Quand elle atteignit l'extrémité de la traverse, à peine eut-elle fait dix pas sur le chemin de Fleury, elle se sentit au bout de ses forces et fut prise d'une défaillance qui lui attira une algarade.

La fortune, qui s'intéresse aux jolies femmes, eut pitié d'elle et lui porta secours. Une calèche vint à passer; un noble étranger mit sa tête à la portière, et, agitant une main toute chargée de bagues, il s'écria avec un accent très prononcé:

«Je viens de Fontainebleau, je retourne à Barbison; j'ai deux places à offrir, et je serais charmé si on les accepterait.»

A ces mots, il s'élança à terre, fit monter M. et Mme Drommel, et coupa court à leurs remerciements, en disant:

«Quand je vois une femme qu'elle est lasse, mon coeur il s'émeut.»

Si le noble étranger ne parlait pas très purement le français, il avait en revanche grand air, de grandes manières, une belle tête, un visage au teint mat, encadré de noirs sourcils et d'une barbe artistement peignée et taillée. Ada, qui avait le goût délicat, trouvait à redire à l'abondance excessive de ses bagues et à la profusion des odeurs qu'exhalaient son mouchoir, ses vêtements, ses cheveux. Mais, mollement étendue dans la calèche, elle se sentait revenir de mort à vie, et elle avait trop d'obligations à cet homme providentiel pour ne pas tout lui pardonner. Quant à M. Drommel, il était disposé à voir dans la politesse qu'un Italien venait de faire à un penseur allemand un de ces hommages instinctifs et tout naturels que les races subalternes rendent aux races supérieures. On aurait pu croire et peut-être croyait-il lui-même de bonne foi que la calèche était à lui, que l'Italien était son obligé; il le traitait de haut, d'un air de condescendance. Cependant, quand il eut appris par les hasards de la conversation que l'homme aux bagues était un grand personnage sicilien et portait la beau titre de prince de Malaserra, il changea subitement d'attitude, sa morgue dégela, son coeur s'attendrit et s'exalta. Il n'avait pas seulement la faiblesse d'admirer les choses qui coûtent cher, il avait un respect natif pour les grandeurs; l'amitié d'un prince lui semblait un bienfait des dieux. Il déploya toutes les grâces de son esprit pour démontrer au noble étranger que, quoi qu'en pussent dire les mauvaises langues, M. Drommel ne s'était pas égaré dans la forêt, attendu qu'il ne s'égarait jamais; il lui expliqua point par point qu'en définitive le chemin qu'il avait suivi était le bon, et que, s'il avait éprouvé un moment d'embarras, cela tenait à ce que la carte dont il s'était muni était celle de l'état-major français; il profita de cette occasion pour déclarer que les Français n'ont jamais su la géographie et que leurs cartes sont de qualité inférieure. Le noble étranger lui donna raison, abonda dans son sens; il en fut charmé, et, quand la calèche s'arrêta devant la porte de l'auberge de Barbison, il ressentait déjà une vive sympathie pour son nouvel ami le prince de Malaserra.

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