Angélique de Mackau, Marquise de Bombelles, et la Cour de Madame Élisabeth
CHAPITRE III
1778-1779
Succession de Bavière.—Mort de l'électeur Maximilien-Joseph.—Négociations de Joseph II avec Charles-Théodore, électeur palatin.—Projets belliqueux de l'Empereur.—Prudence de Marie-Thérèse.—Sa correspondance avec Marie-Antoinette et avec Mercy.—Le baron de Goltz, ministre de Prusse.—Hésitations de la Reine.—Impressions de Bombelles.—Commencement d'hostilités.—Reprise des négociations.—Traité de Teschen.
On se rappelle le mot de Louis XVI au comte de Vergennes lors du séjour prolongé, à Versailles, de son beau-frère l'empereur Joseph II: «Ceci doit donner une furieuse jalousie au roi de Prusse». C'était en grande partie dans le but de tâter le pouls de la France pour le cas où la succession de Bavière amènerait un conflit que le frère de la Reine s'était éternisé dans son personnage de mentor. Frédéric [68] avait eu beau répandre méchamment que Joseph II traitait Louis XVI d'«imbécile» et d'«enfant», l'Empereur, d'ailleurs revenu sur le compte de son beau-frère [69], n'en sentait pas moins que la France était une des premières puissances d'Europe et qu'il lui était nécessaire de gagner la confiance de celui qui la gouvernait. Cette confiance, on le sait, Joseph II l'acquit assez vite pour qu'il ait pu, au sortir d'une de ces conférences qui excitaient tant le mécontentement de Madame [70], confesser à Mercy: «Si je m'y étais prêté, le Roi m'aurait montré ses papiers et tout ce que j'aurais voulu.» Mais il était un point sur lequel le Roi de France entendait ne pas se prononcer: les affaires d'Allemagne, gros point noir à l'horizon.
Nul n'ignorait dans les cercles diplomatiques que l'Autriche convoitait un agrandissement de territoire du côté de la Bavière. Lors du traité de Versailles il avait été sérieusement question de permettre l'annexion de la Bavière à l'Autriche contre la cession des Pays-Bas à la France.
Si ces échanges de territoire n'avaient pu se réaliser, l'occasion ne tarderait pas à s'offrir pour l'Autriche de revendiquer des prétentions, qui jusqu'alors étaient restées à l'état de rêve. La succession de Bavière allait s'ouvrir à la mort, escomptée dès longtemps, de l'électeur Maximilien-Joseph: ses états devaient passer à l'électeur palatin Charles-Théodore, dont la puissance était minime. Une fois réveillés d'anciens droits sur certains districts, Joseph II négocia durant toute l'année 1777 avec Charles-Théodore, pour obtenir cette cession à l'amiable, et il était sur le point de conclure un arrangement avec le Palatin, satisfait de s'assurer la possession du reste de la Bavière moyennant ce sacrifice partiel, lorsque, subitement, le 30 décembre, mourait l'électeur Maximilien-Joseph. A peine quelques jours s'étaient-ils écoulés que l'Empereur signait un traité avec Charles-Théodore: le 15 janvier 1778, 12.000 Autrichiens envahissaient les districts cédés de la Basse Bavière. Joseph II avait agi témérairement. Il expliquait à son frère Léopold: «ce vrai coup d'État, cet arrondissement pour la monarchie d'un prix inestimable»; il mandait à Mercy: «C'est une de ces époques qui ne viennent que dans des siècles et qu'il ne faut pas négliger». Il se proclamait la «cheville ouvrière» d'une affaire que Kaunitz réprouvait, contre laquelle l'impératrice Marie-Thérèse se révoltait en femme d'expérience et en bonne mère de famille [71]. «Si même nos prétentions sur la Bavière étaient plus constatées et plus solides qu'elles ne sont, on devrait hésiter d'exciter un incendie universel pour une convenance particulière... Je ne m'oppose pas d'arranger ces affaires par la voie conciliante de négociation et convenance, mais jamais par la voie des armes ou de la force, voie qui révolterait à juste titre tout le monde contre nous dès le premier pas, et nous ferait même, perdre ceux qui seraient restés neutres... Je ne vois donc aucun inconvénient de différer la marche des troupes; mais beaucoup de grands malheurs en ne la différant pas.»
Joseph II n'écouta ni sa mère ni Kaunitz. Lui que nous avons vu donneur de conseils sensés à la cour de Versailles, s'embarquait, non sans imprudence, dans une affaire dont l'issue pouvait être dangereuse. Sans doute il se faisait l'illusion, comme il l'écrivait à Léopold, de réussir sans guerre, par une simple démonstration armée. C'était compter sans Frédéric qui, dès l'invasion de la Basse Bavière, réunissait une armée sur les frontières de Bohême, prêt à les franchir si l'Empereur persistait dans son plan d'agrandissement injustifié de territoire. Le roi de Prusse entendait prouver à l'Empereur d'Allemagne qu'il n'avait pas le droit d'agir comme lui Frédéric avait agi en Silésie.
A ces nouvelles toute l'Allemagne s'agitait, entrait en rumeur. L'électeur de Saxe qui avait des prétentions à la succession de Maximilien, faisait cause commune avec la Prusse, envoyait ses troupes rejoindre celles de Frédéric; le duc des Deux-Ponts, autre héritier de l'Électeur, soutenu par le roi de Prusse, protestait énergiquement contre l'attitude prise, et cependant les Bavarois que, dans l'espèce, on n'avait guère pris soin de consulter, se refusaient, dans leur haine contre l'Autriche à cet arbitraire changement de domination [72]. Et cette effervescence des Bavarois qu'alimentera la Prusse durera assez longtemps pour qu'à son retour de France le marquis de Bombelles la retrouve très vivace et la signale de nouveau dans une dépêche au baron de Breteuil, ambassadeur à Vienne: «Le dernier paysan bavarois a de l'aversion pour l'Autrichien et de la bonne volonté pour le Français.» Rappelons-nous ces rapports peu favorables à l'injuste ingérence de l'Empereur dans les affaires de l'Allemagne, et nous aurons la clef des réticences et des mauvaises dispositions de Marie-Antoinette à l'égard de Bombelles quand il s'agira pour lui d'un changement de poste.
«Cela ne plaira pas trop là où vous êtes», avait écrit Joseph II à Mercy, dès le début de l'affaire. Il ajoutait d'ailleurs: Mais je ne vois pas ce qu'on pourra trouver à y redire, et les circonstances avec les Anglais y paraissent très favorables. L'Empereur ne pouvait se dissimuler dans quel état d'agitation ces nouvelles précipitées allaient jeter la cour de France, il n'était pas sans prévoir ce que serait l'attitude du baron de Goltz, attisant le feu, réveillant et remuant parmi les ennemis de Choiseul et de l'alliance autrichienne les vieilles préventions contre l'avidité impériale [73].
Devant l'effet produit à Paris par les démonstrations de l'Empereur, Marie-Antoinette s'agitait, écrivant à Mme Polignac qu'elle craignait bien que son frère «ne fît des siennes [74]». Le Roi ne cherchait pas à dissimuler son mécontentement. La Reine, ayant parlé vivement sur l'affaire de Bavière et sur le danger d'un refroidissement de l'alliance, Louis XVI répondit: «L'ambition de vos parents va tout bouleverser, ils ont commencé par la Pologne, la Bavière fait le second tome; j'en suis fâché par rapport à vous.»—Mais, reprit Marie-Antoinette, n'étiez-vous pas informé et d'accord sur une affaire de Bavière?—J'étais si peu d'accord, répliqua le Roi, que l'on vient de donner ordre aux ministres français de faire connaître, dans les cours où ils se trouvent, que ce démembrement de la Bavière se fait contre notre gré et que nous le désapprouvons [75].
L'affaire une fois engagée, sans qu'on eût pris ses avis, Marie-Thérèse, ne pouvant rien empêcher de ce qui était fait, s'employa du moins à conjurer les conséquences d'une aventure de tous points dangereuse. Que faire, sinon s'efforcer d'abord et avant tout de resserrer l'alliance entre la France et l'Autriche? Cette alliance, bien des gens à la Cour et dans le monde politique en France seraient enclins peut-être, vu les circonstances où l'Autriche a mis les apparences contre elle, à la vouloir dénoncer. Il faut à tout prix empêcher ce malheur, peser de toutes ses forces de mère et de souveraine sur la jeune princesse qui avait été le nœud de l'alliance et devait servir à la consolider ou au moins à l'empêcher de se rompre.
L'Impératrice semble craindre de se rendre importune et suspecte au Roi en s'adressant à lui directement, elle dirige tous ses efforts sur la Reine à laquelle elle parle ou fait parler un tout autre langage que celui dont elle a coutume. Dans ses lettres à sa fille et à Mercy, vrais chefs-d'œuvre de diplomatie maternelle et féminine, elle va mettre tout en jeu: l'amour-propre de Marie-Antoinette, son affection pour sa mère, son antipathie naturelle pour le roi de Prusse, jusqu'aux espérances de grossesse, qui pour la première fois ont réjoui son cœur. «On y sent, dit l'historien qui a le mieux lu et compris l'auguste correspondante de Mercy, toute l'ardeur d'une souveraine qui tremble pour ses peuples, d'une mère qui tremble pour ses fils, toute l'habileté d'une femme de génie qui, vieillie dans la politique et connaissant jusque dans ses plus intimes replis l'esprit et le cœur de sa fille, savait merveilleusement quelle corde il fallait toucher, quels sentiments invoquer, pour faire de cette fille une auxiliaire dévouée et un instrument docile [76].»
L'Impératrice va quitter les sévérités et les gronderies ordinaires quand elle écrit à sa fille, elle va renoncer pour un moment à lui reprocher très vivement sa passion pour le jeu [77], les distinctions accordées à des favoris—y compris Esterhazy,—les tracasseries entre la princesse de Lamballe et Mme de Polignac. Avant d'entamer sa campagne diplomatique, elle a fait part de ses désirs: «Dans ce moment où la mort de l'Electeur de Bavière amène une crise violente, il serait intéressant que ma fille fît bon usage de son ascendant sur le Roi.» Marie-Thérèse éprouve des doutes sur le succès de sa démarche: «Peut-on s'en flatter tant qu'elle est enfoncée dans ses légèretés et dissipations habituelles?»
Au fur et à mesure qu'elle sent l'effet produit par ses lettres à Mercy et à sa fille, Marie-Thérèse change de ton. Elle ne raille plus, elle ne gronde pas; elle écrit serré, net, précis; un peu plus elle implorerait pour obtenir l'appui de sa fille.—Très montée contre la Prusse dont le ministre [78] avec ses méchancetés excite son aversion,—mais ne voulant pas en principe s'occuper d'affaires, sentant sans nul doute, aux criailleries de toute une partie de la Cour, combien elle risque de se rendre impopulaire en exagérant son ingérence dans la question, Marie-Antoinette entend marcher prudemment puisque les premières ouvertures ont été mal accueillies du Roi.
Mais comment résister aux appels à la tendresse, aux cajoleries adroites, aux exposés dramatiques dont Marie-Thérèse émaille ses lettres? Dans une de ces missives elle avait parlé avec aigreur du roi de Prusse, qui voudrait se rapprocher de la France: «Tous deux nous ne pouvons exister ensemble, cela ferait un changement dans notre alliance, ce qui me donnerait la mort, vous aimant si tendrement...» Et Marie-Antoinette de pâlir en lisant ce fragment de la lettre de sa mère à Mercy. «C'est par cette secousse, mande l'ambassadeur, qu'elle a été mise dans le mouvement et l'inquiétude où je la trouvai.»
Mais voici qui est mieux et qui va définitivement secouer la Reine de sa demi-indifférence. «C'est à cinq heures du matin et bien à la hâte, dramatise l'impératrice le 19 février, le courrier étant à ma porte, que je vous écris. Je n'étais pas prévenue de son départ, et on se presse pour obvier aux plus noires et malicieuses insinuations du roi de Prusse, espérant, si le roi est au fait qu'il ne se laissera pas entraîner par des méchants, comptant sur sa justice et sur sa tendresse pour sa chère petite femme.» Jamais il n'y eut d'occasion plus importante de «tenir fermement» l'intérêt des deux maisons et des deux Etats. «Qu'on ne se précipite en rien et qu'on tâche de gagner du temps pour éviter l'éclat d'une guerre qui une fois commencée pourra durer et avoir des suites malheureuses pour nous tous...» L'idée seule la fait succomber... «et, si je n'y succombe, mes jours seraient pires que la mort...»
Maintes fois l'Impératrice reviendra sur le sujet et, quand elle craindra d'avoir trop insisté, elle atténuera: elle aime bien trop son gendre pour l'entraîner dans une entreprise contraire à ses intérêts ou à sa gloire: «Je sacrifierais plutôt la mienne; mais, si nous voulons faire le bien, il le faut faire conjointement: sans cela rien ne se ferait de solide.»
Marie-Antoinette a parlé au Roi, mais avec hésitation [79], au dire de Goltz, sans précision, commente Mercy. Louis XVI a fait dire au baron de Goltz qu'il n'entendait point se mêler des affaires de son maître. Cela ne suffit pas à Mercy: «Il faut, mande-t-il à l'Impératrice se mêler des affaires de l'Autriche dans le sens qui convient à un bon et fidèle allié.»
A son tour Joseph II s'adresse à sa sœur: «Puisque vous ne voulez pas empêcher la guerre, lui écrit-il, le 20 mars, nous nous battrons en braves gens, et dans toutes circonstances, ma chère sœur, vous n'aurez point à rougir d'un frère qui méritera toujours votre estime.»
Émotion de la Reine qui entrevoit le danger où peut se trouver son frère. Elle parle fortement aux ministres, insiste pour qu'en exécution du traité des démarches formelles soient faites.
La diplomatie européenne entre en mouvement, la Russie voit dans cette affaire un moyen de s'ingérer dans les affaires de l'Allemagne et de diriger vers Saint-Pétersbourg les regards jusque-là tournés du côté de Versailles. A Ratisbonne on s'agite: Bombelles confère avec M. de Schwarzenau, ministre de Prusse [80]; il sait lui tenir tête quand le ministre de Frédéric II représente son souverain comme protecteur des libertés de «l'Allemagne et n'ayant d'autre intérêt que celui de la justice»; mais, comme il n'a pas pris parti formel contre la Prusse, c'est s'exposer aux réclamations autrichiennes. On ne manquera pas de s'en souvenir à Vienne, et la Reine lui gardera longtemps rancune de sa neutralité qu'elle juge offensante.
Au milieu de juin on ne croit plus guère au maintien de la paix. L'Angleterre a envoyé à ses ministres en Allemagne l'ordre de se rapprocher le plus possible de l'Autriche [81]: c'est là un grave danger au moment où vient d'éclater la guerre d'Amérique. Marie-Thérèse espère encore que la France ne se laissera pas prendre aux cajoleries du roi de Prusse, que l'alliance austro-française sera maintenue. C'est à quoi tendent les efforts de Marie-Antoinette. Désireuse de servir à la fois les intérêts de ses deux pays, elle faisait malgré elle pencher la balance en faveur de l'Autriche. Dès le début de l'affaire elle était en discussion avec Vergennes: le ministre voulait rester fidèle à l'alliance, mais seulement dans certaines conditions. Il fit observer avec raison que les possessions garanties par le traité à Marie-Thérèse n'étaient pas contestées, et que la guerre avait pour objet des acquisitions dont les titres étaient parfaitement ignorés à l'époque de la conclusion de l'affaire; enfin, que rien n'autorisait l'Autriche à regarder cette alliance comme un moyen d'agrandir ses États. Louis XVI avait offert sa médiation... La guerre n'en éclata pas moins: le 5 juillet, Frédéric II entrait brusquement à Nachod, en Bohême, et, le 7, les premiers coups de feu étaient tirés.
Folle d'inquiétude, Marie-Thérèse ne renonce pas encore néanmoins à une solution pacifique. Elle tente une nouvelle démarche: Mercy est chargé de plaider sa cause auprès de Marie-Antoinette. La Reine, en lisant l'appel désespéré de sa mère, éclate en sanglots; elle décommande une fête qu'elle devait donner à Trianon. Le Roi, alarmé de la surexcitation de sa femme que, dans son état de grossesse, il veut contenter, lui promet de faire tout son possible pour apaiser sa douleur. Vergennes n'a pas l'air de vouloir rien changer à la ligne de conduite qu'il s'est tracée, il est urgent d'agir sur Maurepas. La Reine parle ferme au vieux ministre qui cherche des faux-fuyants pour ne pas répondre. Colère de la Reine. «Voilà, Monsieur, la cinquième fois que je vous parle d'affaires, s'écrie impérieusement Marie-Antoinette... Jusqu'à présent j'ai pris patience, mais les choses deviennent trop sérieuses et je ne veux plus supporter de pareilles défaites.»
Reprenant toute la suite de l'affaire de Bavière, elle montre que la condescendance de la France est la seule cause de l'insolence de la Prusse. Et Maurepas, abasourdi par ce langage impérieux, de se confondre en excuses et en protestations de dévouement [82].
Du côté autrichien il y a conflit d'action. Marie-Thérèse [83], de son plein gré, a envoyé, le 13 juillet, Thugut à Frédéric pour traiter de la paix: elle a offert d'abandonner toute prétention sur la Bavière si la Prusse, de son côté, renonçait à la succession des margraviats d'Anspach et de Bayreuth. Démarche qui lui coûte beaucoup et qui sera inutile, car Joseph II la désavouera avec colère, Frédéric II la repousse avec dédain [84]. Au bout d'un mois toute négociation est rompue. Une armée de Prussiens et de Saxons sous les ordres du prince Henri s'est avancée sur le bord de l'Isar en face du maréchal autrichien Laudon, un autre corps de troupes couvre la Silésie. Laudon est obligé de se replier devant le prince Henri. Près de 400.000 hommes sont sur le point d'en venir aux mains dans une lutte terrible. Cette catastrophe peut-elle être encore évitée?
Ici Marie-Thérèse fait un nouvel effort: «Sauvez votre maison et votre frère, écrit-elle à Marie-Antoinette... Il ne convient pas à la France que nous soyons subjugués à notre plus mortel ennemi. Elle ne trouvera jamais un ami et un allié plus sincèrement attaché que nous.»
Restée sans nouvelles depuis deux semaines Marie-Antoinette se rongeait d'inquiétude. Dès qu'elle a reçu la lettre de l'Impératrice elle se précipite chez le Roi qu'elle trouve en conférence avec Maurepas et Vergennes et expose ses desiderata. Elle ne parle plus d'intervention armée puisqu'elle s'est heurtée à des refus formels, mais d'une médiation de la France pour rétablir la paix et arrêter l'effusion du sang.
La Reine ne rencontre plus d'objection dans le conseil du Roi, cette pensée d'une médiation qui ne compromet pas la France est conforme à la politique suivie dès le commencement de l'affaire; Vergennes y fait d'autant moins d'objections qu'il n'y a plus de temps à perdre. A Bombelles il ne dissimule par le déplaisir que le refus de Frédéric II a causé à la Cour de Versailles [85].
Marie-Thérèse écrivait lettre sur lettre à sa fille, insistant pour un arrangement immédiat. Le temps devenait mauvais, la neige commençait à couvrir les montagnes, Maximilien était très malade, les armées souffraient... On pouvait tout craindre tant que ces malheureuses circonstances dureraient. «Tâchez, ma chère fille, de les faire finir au plus tôt; vous sauverez une mère qui n'en peut plus, et deux frères qui, à la longue, doivent succomber, votre patrie, toute une nation qui vous est si attachée... Il faut beaucoup de fermeté et égalité de langage et ne pas perdre un seul instant... Quel bonheur si vous pouvez faire vos couches en paix et de nous l'avoir procurée si glorieuse pour le Roi, en serrant de plus en plus les nœuds de notre alliance, la seule nécessaire et convenable pour notre sainte religion, pour le bonheur de l'Europe et de nos maisons.» Par le baron de Pichler l'Impératrice-reine fait dire de plus à Mercy: «Non seulement le bien de la monarchie mais ma propre conservation en dépend [86].» Il faudrait citer toutes les lettres où Marie-Thérèse insiste, harcelant sa fille pour obtenir cette paix à laquelle Joseph II n'est plus hostile.
Marie-Antoinette envisage maintenant les événements avec calme: son ennemi, le baron de Goltz, avouera plus tard qu'aiguillonnée par les sollicitations réitérées de la Cour de Vienne elle ne pouvait agir autrement qu'elle n'avait fait. D'ailleurs le moment ne devenait-il pas favorable pour terminer cette guerre, qui jusqu'alors s'était passée en mouvements de troupes et en escarmouches sans importance? Avec le mauvais temps qui accourt les hostilités vont se trouver forcément suspendues; déjà deux corps prussiens ont dû se retirer en arrière.
S'il surgit des difficultés pour la conclusion de cette paix désirée par l'Autriche et par la France, elles viennent maintenant du côté de la Prusse. Bombelles mande, en novembre, de Ratisbonne, que les agents de Frédéric répandent les bruits les plus tendancieux, faisant entendre «qu'aussitôt la Reine accouchée le Roi ferait marcher 40.000 hommes sur le Rhin au secours de l'Autriche si le Roi de Prusse ne renonçait pas à réunir les margraviats à sa couronne».
On parlemente, on discute à Versailles et à Vienne les clauses d'une paix possible, Marie-Antoinette menant les négociations, réclamant la pacification de l'Allemagne, parce qu'elle est convaincue «qu'il y va de la gloire du Roi et du bien de la France, non moins que du bien-être de sa chère patrie». Au début de l'affaire de Bavière on a vu avec quelle ardeur un peu inconsidérée, la Reine, stimulée par les instances de Vienne, réclamait de sa seconde patrie—la vraie—une intervention effective en faveur de la première. Dès qu'elle a compris où étaient les véritables intérêts de la France Marie-Antoinette se montre moins Autrichienne, plus modérée dans ses réclamations. Obéit-elle aux conseils suggérés par Maurepas évoquant les nouveaux devoirs que lui imposerait sa prochaine maternité, comme l'ont raconté le baron de Goltz et le comte de la Marck [87], se rendit-elle compte d'elle-même, qu'elle ne pouvait pas entraîner la France dans une nouvelle guerre au moment où ses armes étaient engagées contre l'Angleterre en Amérique? Il faut lui rendre cette justice qu'elle sut faire taire ses sentiments intimes contre la Prusse et se montra partisan sincère de la médiation proposée par elle-même. Dans son ardent désir d'obtenir une paix honorable, tout en sauvegardant l'alliance austro-française, elle sut refouler ses premières pensées, et, loin de contrarier l'action diplomatique, elle l'aida de toutes ses forces.
Pendant ce temps Frédéric II restait menaçant. Si l'hiver devait fatalement interrompre les hostilités, il avait pris ses mesures de manière qu'à l'ouverture de la campagne suivante il pourrait attaquer partout, et porter la guerre de Silésie en Moravie. Sa manière d'être indisposait contre lui ceux-là mêmes qui en France s'étaient jusque-là montrés hostiles à l'Autriche et admirateurs des novations prussiennes. Quelques-uns meilleurs prophètes que les autres ne voyaient pas sans inquiétude ce constant grandissement d'une puissance nouvelle. La protégée d'hier, car la Prusse avait été protégée par la France contre l'Autriche, ne pouvait-elle devenir sa rivale de demain? Bombelles, dont les sympathies au début de l'affaire n'étaient guère du côté de l'Autriche, qui avait souligné auprès du Cabinet français l'arbitraire ingérence de Joseph II dans la succession de Bavière, qui s'était par là attiré le mécontentement et peut-être le long ressentiment de la Reine, Bombelles commençait à trouver gênantes, déplacées et dangereuses les prétentions de Frédéric II. Il ne se contentait pas d'écrire à Vergennes, le 14 décembre: «La Prusse envoie des notes blessantes à l'Autriche au moment où cette puissance serait disposée à la paix», il jugeait impartialement le différend, et ne se laissait plus aller à aucune récrimination contre le Cabinet de Vienne. L'Impératrice de Russie, par l'organe de M. de Panin a fait dire «qu'elle a foi dans les lumières du roi de France qui accorde depuis si longtemps sa protection à la cour germanique»: c'est un bon son de cloche, car, d'autre part, on croyait la Russie désireuse de prendre, le cas échéant, le parti de la Prusse.
Avec son ami le baron de Breteuil, ambassadeur à Vienne [88], Bombelles s'ouvre davantage: tout en confessant ses anciennes sympathies et sa rancune contre l'orgueilleuse Autriche qui trouble par son ambition la paix de l'Europe centrale, il conclut: «Nous ne pouvons plus, comme autrefois, revenir systématiquement à l'alliance du roi de Prusse. Ce prince et ses successeurs seront trop puissants pour porter dans cet accord l'esprit de déférence qu'il nous convient de trouver.» Après un siècle on trouve justes les prévisions de Bombelles, et l'on ne fera plus un crime à Choiseul d'avoir inventé l'alliance autrichienne, à Marie-Antoinette de s'être efforcée de la maintenir.
Dans la médiation, Bombelles voyait encore un moyen de rétablir notre influence en Allemagne et de montrer au roi de Prusse, «ce qu'un mot de nous met dans la balance de l'Europe». L'Empereur n'était pas désireux de revoir cette influence: il fallait «ramener à la modération un prince, qui s'en était écarté contre le vœu de son auguste mère et de tous les gens sensés de son empire». Joseph II, en effet, ne cacha pas son mécontentement de l'attitude de la France, il en voulut à sa sœur qui avait fait passer les intérêts de la France avant ceux de l'Autriche. Ne dira-t-il pas, même au comte de la Marck: «La conduite politique du Roi en cette occasion est bien éloignée de celle que j'aurais dû attendre d'une Cour alliée et qui se disait amie. [89]»
De ce qu'il appelait de la mauvaise volonté, l'Empereur devait se souvenir moins de deux ans après, lors des affaires de Hollande.
Les négociations furent longues, mais une fois commencées au début de janvier 1779, elles suivirent leur cours. La question des margraviats de Bayreuth et d'Anspach que la Prusse aurait volontiers convoités [90], le mécontentement initial de la Saxe, dont les compensations étaient minimes, le grand déplaisir de Joseph II qui n'ignorait pas que la paix le forcerait à renoncer à la presque totalité de ses prétentions sur la Bavière, les exigences de la Prusse qui se sentait au fond soutenue par la Russie, surtout après qu'une convention eût été signée le 21 mars à Constantinople entre les Russes et les Turcs, ce qui rendait à Catherine sa liberté d'action pour appuyer Frédéric, tout cela rendit assez pénibles les préliminaires et les pourparlers. Enfin le Congrès se réunit à Teschen en Silésie, et la paix fut signée le 13 mai. La Reine ne s'en était pas mêlée, Mercy n'avait pas cru même nécessaire de la faire intervenir. La maison d'Autriche renonçait en faveur de l'électeur palatin à la succession de Bavière et obtint pour dédommagement cette portion de la régence de Burghausen qui, comprise entre le Danube, l'Inn et la Saltza, faisait communiquer directement l'archiduché d'Autriche avec le Tyrol. Le Palatin dut indemniser en argent l'électeur de Saxe, qui revendiquait les alleux de la Bavière [91].
L'Empereur était fort mécontent; l'Impératrice, soulagée par une solution qu'elle désirait ardemment, marqua au Roi et à la Reine toute sa reconnaissance, et, rendue au sentiment de justice avec la fin de ses inquiétudes, elle convint que la France avait fait tout ce qu'on était en droit d'attendre d'elle pour la pacification.
Ainsi notre diplomatie heureusement dirigée en la circonstance avait sauvé l'Allemagne de l'embrasement qu'elle redoutait et conservé à la France la libre disposition de toutes ses ressources pour la guerre d'Amérique. Ce double échec était grave pour l'Angleterre: cette puissance devait bientôt en éprouver de plus désavantageux encore [92].
Après ce rapide exposé que nous étions tenu de faire, puisque Bombelles jouait un petit rôle dans les négociations, nous avons hâte de retourner à Versailles où nous avons laissé l'aimable Angélique auprès de Madame Élisabeth.
CHAPITRE IV
1778-1780
Les clavecins de Ratisbonne.—Les sociétés badines et l'Ordre du Canapé.—Naissance de Madame Royale.—Danger que court Marie-Antoinette.—Nouveaux détails donnés par Mme de Bombelles.—Le chevalier de Naillac et les Grimod d'Orsay.—Mort du landgrave de Hesse.—Difficultés qui en résultent pour la comtesse de Reichenberg.—La question des mariages inégaux.
Madame Élisabeth n'est guère musicienne, mais pour ses petites soirées intimes elle entend posséder un instrument de son choix. S'aventurer à parler des clavecins de Ratisbonne a été une imprudence que sans doute M. de Bombelles regrettera, car ce seront des demandes perpétuelles de Versailles... et que d'ennuis pour les choisir, les envoyer... et se faire rembourser. C'est d'abord Madame Élisabeth qui demande un clavecin, et celui-là, le marquis le choisira avec amour, l'expédiera dès qu'il sera prêt, et il n'en reçoit que des compliments. Le paiement sera lent, mais enfin la comtesse Diane finira par s'exécuter. Autres commandes sont celles de Mme de Canillac «qui meurt d'envie d'en avoir un», de Mme de la Rochelambert, d'autres dames encore.
On ne parlait que de cela le soir du 1er novembre à Saint-Hubert. Tous les princes assistaient à la chasse; le Roi était de belle humeur, le comte d'Artois, galant comme à l'ordinaire, s'est montré empressé auprès de Mme de Bombelles; la Reine, très grosse et bien plus près d'accoucher qu'on ne croit, a dîné de fort bon appétit dans le bois. En somme, Angélique se serait plue à ce déplacement de Saint-Hubert, si elle n'avait eu pour compagne une partie du temps la respectable Mme de Sérent [93], dont «le ton pédant et l'humeur indécrottable» l'ennuient à mort.
Le lendemain, à Versailles, en outre des confidences habituelles et des protestations d'amitié de Madame Élisabeth dont elle ne saurait se lasser (Mme de Soucy, sous-gouvernante des Enfants de France et sœur de Mme de Mackau, s'étant permis de dire que la princesse aimait mieux Mme de Canillac qu'Angélique, Madame Élisabeth se montrait fort en colère et s'empressait de se défendre auprès de son amie), Mme de Bombelles recevait une assez singulière proposition. On s'avisait un peu tard que Madame Élisabeth n'avait pas eu de vrais maîtres et que ce qu'elle avait appris, enfant, était fort peu de chose. Le style charmant dans sa naïveté et la syntaxe fantaisiste de la princesse ne nous laissaient aucun doute à cet égard, mais nous en avons la confirmation dans le désir de Madame Élisabeth de prendre des leçons de son aumônier, l'abbé de Montaigu, et d'associer son amie à ces petits cours complémentaires. On lui avait demandé d'assister à la première leçon; Angélique comprit qu'avec une élève aussi primesautière et difficile à appliquer que la princesse, elle faciliterait la tâche de l'abbé en assistant à toutes les leçons. Elle le dit à Madame Élisabeth qui eut l'air transporté, disant «que rien ne pouvait lui faire tant de plaisir, parce qu'elle ne se sentait pas la force de prendre une leçon toute seule». L'abbé de Montaigu se confondait en remerciements, répétant que c'était le seul moyen de ramener la princesse à l'application.
Ce qui fut fait pour l'instruction religieuse et les cours de français fut également organisé pour les sciences. Là, on aura l'occasion de le souligner, s'offrait un terrain mieux préparé. La petite princesse montrera une vraie facilité pour les sciences physiques et mathématiques, et la botanique deviendra sa passion.
Pendant ce temps, le chevalier de Naillac ne perdait pas de vue ses intérêts diplomatiques, et malgré les prières de Mme de Bombelles avait chargé la duchesse de Mailly de demander pour lui une augmentation de traitement. C'était aller contre les projets des Bombelles, comme on l'a vu précédemment, et causer bien des désagréments à la marquise. A la Cour et chez Mme de Guéménée on s'occupe fort de la maison à constituer pour le futur enfant de France; chez Madame Élisabeth on monte une comédie, Nanine, où la princesse a le principal rôle et où Angélique joue en travesti. Le tout entremêlé des cours de l'abbé de Montaigu, des promenades à cheval et des leçons de guitare; le temps passe vite pour Mme de Bombelles, mais ses lettres n'en sont ni moins fréquentes ni moins tendres.
L'innocente comédie—qui contrariait bien un peu le marquis—fut jouée le 17 novembre avec succès naturellement, malgré le peu de pratique des acteurs. A la fin deux des actrices chantaient un petit duo où elles priaient le ciel de veiller sur les jours de Madame Élisabeth et demandaient à celle-ci de les aimer toujours. La Princesse se leva et répondit aussitôt avec la plus tendre vivacité: «Oh! vous pouvez en être bien sûre, je vous aimerai toujours!» Tout le monde s'attendrit, et ce fut «la scène la plus touchante».
On ne jouait pas, à l'époque, de comédie à Ratisbonne, mais on sacrifiait au goût des associations badines en attendant de s'enrôler sous la bannière des Loges écossaises. Vous souvenez-vous de l'Ordre des Lanturelus fondé par la marquise de La Ferté-Imbault en analogie avec l'Ordre de la Mouche à miel de la duchesse du Maine, et l'association de la Calotte. On a consacré des livres entiers à l'énumération de ces Sociétés badines [94], Ordres, Cercles, Associations de toute espèce qui, sous les noms les plus étranges et sous le couvert de la philanthropie, parfois avec des prétentions politiques et littéraires (témoin le Cercle de la Paroisse tenu chez Mme Doublet et d'où sont sortis les mémoires secrets de Bachaumont), n'avaient en réalité d'autre but que de distraire leurs adeptes, désœuvrés ou blasés de l'aristocratie et de la bourgeoisie. Eh bien, la société de Ratisbonne avait voulu, elle aussi, posséder une société badine, qui n'avait aucune prétention à faire partie des Loges d'adoption [95] et avait reçu le nom d'Ordre du Canapé. M. de Bombelles ayant été initié à l'association, nous allons le laisser raconter une des séances. «Avant-hier, 23 novembre, la princesse Thérèse de Tour et Taxis m'a admis au vénérable Ordre du Canapé. Le secret est une des qualités premières de cette société... c'est pourquoi j'ai promis après ma réception de te conter toutes nos folies... Écoute donc bien:
«Tu connais la chambre où j'ai pratiqué un cabinet à la princesse Henriette: c'était dans cette chambre qu'était la loge. Deux chambres plus loin se tenaient les profanes. J'ai été reçu le premier parce qu'on avait besoin de mes talents supposés pour recevoir après d'autres chevaliers ou, pour mieux dire, d'autres frères et sœurs. Un laquais tenait un vieux sabre rouillé pour garder la porte. On m'a bandé les yeux; je suis entré, conduit à reculons. Ensuite j'ai essuyé des épreuves terribles, telles que sauter à pieds joints sur un coussin et de me sentir approcher la barbe d'un réchaud à esprit de vin. Cela fait, j'ai répondu à trois questions. La première était: «Ce que j'avais le mieux aimé de ma vie?»—De bonne foi, ma femme.—La seconde: «Qui j'avais aimé avant elle?»—Caroline [96].—La troisième: «Ce que je regrettais le plus dans l'absence de ma femme?»—Sa société. Après ces questions on m'a lu les statuts de l'Ordre. J'ai reçu le «restaurant» qui est une cuillerée à café de mauvaise moutarde dont le souvenir me fait encore mal au cœur. J'ai baisé la sainte de l'Ordre qui était une petite figure de Sèvres, et j'ai eu les yeux débandés. Alors la grande-maîtresse et la sœur assistante m'ont fait asseoir entre elles deux, et cet honneur m'a mis... par terre, parce que les deux chaises sont à distance d'une place. Un grand tapis les couvre et l'on croit, dans le milieu, s'asseoir sur un vrai canapé, qui échappe dès que les deux assistants se lèvent. Alors, on est comme quelquefois dans la vie, entre deux selles, le derrière à terre; mais ici, pour sa peine, on est agrégé au vénérable Ordre du Canapé et l'on jouit ensuite du plaisir de se moquer des nouveaux récipiendaires... Après moi ont été reçus MM. de Karg, de Hatzfeld, de Tzerclas et d'Auersperg, ainsi que les sœurs Henriette de la Tour, de Leschenfeld et de Bernclau. La richesse de mon imagination a mis une grande variété dans les épreuves des néophytes qui m'ont succédé. Le ton pathétique, la voix entrecoupée, dont je les effrayais des dangers qu'ils encouraient, ajoutait beaucoup de charmes à ces pompeuses réceptions. Elles nous ont aidé à connaître au milieu de cette innocente plaisanterie les différents caractères.»
M. de Bombelles passe alors en revue attitudes et réponses des différents adeptes. La plupart nous étant peu connus, nul n'est besoin d'y insister. L'un d'eux pourtant, le baron de Karg, à qui l'on demandait s'il n'aimerait jamais d'autre femme que la sienne, répondit: que ce ne serait qu'en cas qu'elle mourût. Le marquis en tire cette réflexion, où il montre son peu de sympathie pour les Allemands: «C'est prévoir de loin que de prendre si bien ses précautions pour le cas de veuvage. Je sens, mon ange, qu'on ne peut jamais répondre de soi; je sens encore mieux qu'on n'aime bien qu'une fois, mais pour cela il faut savoir aimer; et ces êtres apathiques qui courent la surface de la Germanie ne sont que les mauvais singes des passions qu'ils imitent sans les éprouver jamais.» La sentence est sévère et sans doute injuste; on ne saurait généraliser d'après des individus; et les exemples qui se présentaient aux yeux du marquis n'entraînent en rien une règle générale, mais, amoureux, comme il l'était, de cœur et d'esprit, il planait dans une sphère à laquelle ne prétendaient nullement les chevaliers du Canapé. Un autre adepte ayant déclaré qu'il ne s'était jamais soucié d'une femme dont on le croyait épris et qu'il avait failli épouser, le mari modèle s'écrie: «Insensé! et tu voulais te lier à elle pour la vie: Voilà ce que fait l'ignorance, le mépris du plus doux, du plus respectable des liens, voilà ce qui le rend le plus affreux des engagements.» Sans chercher longtemps on peut supposer qu'en France, autour de lui, le sévère moraliste aurait aisément trouvé des unions conclues sous d'aussi douteux auspices.
Le tour des dames est venu. Beaucoup ont des aveux à faire, même la petite princesse Henriette. Quant à la comtesse de Neipperg, «comme elle n'avait rien de caché pour ses amis», le marquis la dispensa des confessions et de bien des épreuves. «Cette gaieté, ajoute-t-il, nous tint de neuf heures du matin jusqu'à une heure de l'après-midi. Si jamais il te prenait fantaisie de t'en divertir, tu en vois le cérémonial et d'ailleurs, quelque positives que soient les règles, elles souffrent quelques légers changements.»
L'Ordre du Canapé dura-t-il? Peu de jours après la réception du marquis, la princesse Thérèse, «que cette occupation tirait de sa léthargie», recevait la nouvelle de la maladie mortelle d'une de ses petites sœurs de Prague. «Adieu l'Ordre du Canapé, dit en terminant M. de Bombelles. Ainsi passe la gloire du monde! Triste devise qui fut celle de nos Révérends Pères Jésuites.»
Pendant cet automne un grand événement se prépare à Versailles: l'accouchement de la Reine. Chacun remarque les attentions du Roi qui «marque à son épouse les égards les plus tendres et les plus galants». De ce qu'elle avait dit quelques semaines auparavant, en pensant à ses couches: «Le carnaval ne sera rien pour moi cet hiver, et je ne verrai que des masques découverts», le Roi voulut la surprendre agréablement. En vingt-quatre heures de temps, et dans le plus grand secret, à l'aide du magasin des Menus-Plaisirs, toute la Cour a été déguisée et masquée. Le Roi se couchait d'ordinaire à minuit; mais, pour cette fête exceptionnelle, il décida de prolonger sa veillée. A onze heures on vint prévenir la Reine. Le Roi entra, vêtu de son habit ordinaire, suivi des ministres, des courtisans, des dames attachées à la Cour. Tous étaient en habits de caractère très brillants. «Il y en avait de galants, de bizarres et de risibles.» La liste, fort longue, en est donnée par Métra. Qu'il nous suffise de savoir que le vieux Maurepas était déguisé en Cupidon, et sa femme en Vénus; que le maréchal de Richelieu, déguisé en Céphale, conduisait, habillée en Huronne, la vieille maréchale de Mirepoix, l'ancienne complaisante des favorites de Louis XV: «ce couple dansa un moment avec autant de grâce et de légèreté que des enfants de vingt ans». A M. de Sartine habillé en Neptune, trident en main, faisait vis-à-vis M. de Vergennes, globe sur la tête, carte de l'Amérique sur la poitrine, carte de l'Angleterre sur le dos. Puis c'est encore la princesse de Chimay et d'autres dames de la Cour en fées, le maréchal de Biron en Druide, le duc de Coigny en Hercule, Lauzun en Sultan, le duc d'Aumont en Suisse, «sans compter les quadrilles de matelots, de Coureurs, de Chasseurs, tous les pages en Jockeys... La Reine s'amusa fort à reconnaître ses courtisans.» Quand une heure sonna, le Roi donna le signal de la retraite, et «chacun fut régalé de chocolat chaud et à la glace».
L'impromptu eut grand succès.
Tous les soirs d'ailleurs la Reine restait debout presque jusqu'à minuit avec les personnes favorisées.
Maintenant on comptait les jours.
Qui sera envoyé à Vienne pour annoncer la nouvelle? D'abord il avait été question du comte d'Esterhazy et c'est Marie-Antoinette qui en avait eu l'idée, non pas sans sentir que «cette commission distinguée, qui relève des premières charges de la Cour», ne saurait être donnée au comte sans exciter les plaintes et les réclamations. Aussi avait-elle chargé M. de Mercy d'exprimer à l'Impératrice «le désir qu'elle aurait que l'Impératrice daignât, comme de son propre mouvement, demander que le comte d'Esterhazy fût choisi pour la mission susdite». Avec quelles réticences le pauvre ambassadeur—partagé entre le désir de ne pas mécontenter l'Impératrice et celui de ne pas s'attirer les reproches de la Reine—a exposé une requête qu'il juge inopportune et dont il devine la réponse. Durement en effet, Marie-Thérèse écrivait: «Esterhazy ne convient nullement pour être envoyé ici avec une si grande nouvelle.» Si très sagement, elle déclare «qu'un beau nom serait à préférer et un Français, point d'étranger», c'est sous l'empire de la colère qu'elle ajoute injustement: «Sa maison n'est pas illustre et il est toujours regardé comme un réfugié.» Marie-Thérèse oubliait sa bienveillance d'antan; elle oubliait aussi que le prince Nicolas Esterhazy, chef de la maison, protecteur d'Haydn, était un des plus grands seigneurs d'Europe.
Pourtant bientôt l'ambassadeur put respirer. D'elle-même Marie-Antoinette changea d'avis, et il ne fut plus question d'Esterhazy pour porter le message. Ce sera le prince de Lambesq, de la maison de Lorraine, qui, le 24 décembre, partira pour Vienne.
Le 18 décembre, la Reine s'était couchée à onze heures, sans ressentir aucune souffrance, mais à une heure et demie tout le château était en rumeur: les douleurs commençaient. La princesse de Lamballe et les honneurs avertis accourent peu après. A trois heures, la princesse de Chimay va chercher le Roi; une demi-heure après, les princes et princesses présents à Versailles sont avertis, tandis que des pages courent prévenir ceux qui sont à Paris et à Saint-Cloud. Toute la Cour est sur pied à partir de trois heures. La famille royale, les princes et les princesses du sang, les honneurs et Mme de Polignac se tiennent dans la chambre même de la Reine, autour du lit dressé en face de la cheminée [97]; la maison du Roi, celle de la Reine, les grandes entrées, dans les petits cabinets; le reste de la Cour dans le salon de jeu et la galerie. Un ancien usage, qui avait sa raison d'être au temps où les Rois étaient affranchis de tout contrôle, veut que les Reines accouchent en public; on se conforme jusqu'à l'abus à cette barbarie. Au moment où Vermond crie: «La Reine va accoucher!» un tel flot de monde se précipite dans la chambre royale qu'elle est remplie en un instant. Sans la précaution prise pendant la nuit d'attacher avec des cordes les paravents de tapisserie qui entouraient le lit, la Reine était écrasée. Impossible de remuer; on se serait cru sur une place publique; deux Savoyards montent sur des meubles pour mieux voir la Reine. Outre l'inconvenance que voulait l'antique coutume, tout était donc conjuré pour rendre l'accouchement périlleux: pas d'air, un jour insuffisant, le risque de voir la malheureuse princesse écrasée par les curieux.
La Reine s'est contrainte de façon surprenante et a dissimulé une partie de ses souffrances, ne criant qu'à la fin, assez pourtant pour que quelques femmes se trouvent mal. Toute frissonnante, Mme de Bombelles assiste à l'accouchement, mais fait bonne contenance. L'enfant vient au monde à onze heures et demie. C'est une fille. On la transporte immédiatement dans le grand cabinet pour l'emmailloter et la remettre à la gouvernante, princesse de Guéménée. Le Roi a suivi le porteur pour voir son premier-né; bien que désappointée de n'avoir pas de Dauphin, la foule suit le Roi, passe devant l'enfant.
Louis XVI n'a donc pas été témoin de l'effrayante révolution qui survient à ce moment et met les jours de la Reine en danger. A ce mouvement convulsif il y avait plusieurs causes: les efforts faits pour ne pas crier, la peur que l'enfant qui n'avait pas crié fût mort [98], enfin le mauvais air et peut-être une faute de l'accoucheur. Les suites naturelles de l'accouchement cessent brusquement, le sang lui monte à la tête avant qu'elle soit délivrée; la bouche se tourne, la Reine perd connaissance. Autour du lit on crie: «De l'air, de l'eau chaude, il faut une saignée au pied.» Un frissonnement terrible court parmi les assistants; la princesse de Lamballe s'évanouit. On se précipite aux fenêtres collées de bandes de papier dans toute leur étendue; on les ouvre vivement; les huissiers chassent les curieux qui sont encore dans la chambre, mais l'eau chaude n'arrive pas. Il n'y a pas une minute à perdre. Avec une grande présence d'esprit Vermond donne l'ordre au premier chirurgien de piquer à sec; le sang jaillit avec force; la Reine ouvre les yeux, elle est sauvée. «Elle était morte, dit Mme de Bombelles, si on la saignait cinq minutes plus tard... Cela fait frémir, car il est bien rare qu'une femme qui a eu cet accident en revienne...» Et de là des réflexions sur sa grossesse retardée à souhait. Si rapidement s'est passé l'accident qui eût pu être fatal, que le Roi ne l'apprend que tout danger disparu. Quant à la Reine, elle ne s'était pas sentie saigner et demanda pourquoi elle avait une bande de linge à la jambe. Mais, pendant ce temps, quelle angoisse parmi les assistants, quels transports de joie quand la Reine est revenue à la vie! On s'embrasse, on se félicite, on pleure et l'on rit.
Ceux qui manifestèrent la plus grande joie furent le prince de Poix et le comte d'Esterhazy qui «inondèrent de leurs larmes» Mme Campan, quand celle-ci leur annonça que la Reine pouvait parler. La journée se passe en cérémonies. Tandis que des courriers extraordinaires partent pour Vienne et pour Madrid, l'enfant est baptisée dans la chapelle du château par le cardinal de Rohan, grand-aumônier, en présence du Roi et reçoit les prénoms de Marie-Thérèse-Charlotte; Monsieur représente le roi d'Espagne, parrain, Madame, l'Impératrice, marraine. Au moment du baptême, le comte de Provence donna la preuve de son manque de tact et de son aversion pour la Reine sous forme de plaisanterie; en effet, comme le grand-aumônier lui demandait quel nom il fallait donner à l'enfant, il dit: «Ce n'est pas par là que l'on commence: la première chose est de savoir quels sont les père et mère de l'enfant; c'est ce que prescrit le rituel.» La plaisanterie courut la Cour et la Ville; on la commenta malicieusement. Ceux qui colporteraient plus tard méchamment, qu'aucun des enfants de Marie-Antoinette n'avait Louis XVI pour père, devaient en avoir beau jeu pour appuyer leurs dires.
Le Roi, tout entier à sa joie, l'exprimait hautement après le Te Deum célébré dans la chapelle, à la réception qui suivit où deux cent cinquante dames vinrent faire leurs révérences. La journée se terminait par une fête populaire; un magnifique feu d'artifice était tiré sur la place d'armes, et la ville était illuminée [99] en attendant les fêtes de Paris.
La Reine se rétablit beaucoup plus rapidement qu'on n'eût osé l'espérer.
Dès le 29, elle recevait la duchesse de Mouchy, son ancienne dame d'honneur, et la duchesse de Cossé, puis les dames du palais et les grandes entrées, et se montrait calme et enjouée. A sa première tristesse d'avoir mis au monde une fille, avait succédé une grande satisfaction qu'entretenait la joie manifestée par le Roi. Quant au public, confiant dans la jeunesse de la Reine, il reportait aussi ses espérances vers une nouvelle grossesse et se montrait, faisant un instant trêve aux médisances, respectueux et discret.
Pas d'attentions que n'ait le Roi pour l'auguste accouchée: le matin, il est le premier à son chevet, il passe chez la Reine la moitié de la journée et toute la soirée; à l'occasion de ses couches, il lui fait un présent en or qui monte à la somme de 102.000 livres. Quant à sa fille, qui se présente «avec des traits réguliers», de grands yeux et «le teint de la meilleure santé», le Roi ne se lasse pas de l'admirer; il la voit plusieurs fois par jour, rit tout haut de ce qu'il croit être des gentillesses et un jour, l'enfant lui ayant serré le doigt, il en fut «dans un ravissement» qui ne se saurait rendre. Le caractère du Roi s'en ressent; il se montre affable avec la princesse de Guéménée et Mme de Mackau qui sont installées auprès de l'Enfant de France. Mme de Bombelles, en revanche, se plaint de ne plus voir sa mère; la consigne est formelle, elle n'a le droit de recevoir personne, et sa fille ne peut lui parler que dans l'antichambre. Mme de Mackau ne peut même pas écrire à son gendre qu'elle fait embrasser par sa fille, étant une princesse prisonnière».
Ce grand événement auquel elle a assisté, et dont ses fonctions auprès de Madame Élisabeth lui permettent de voir la suite intime, n'empêche pas Mme de Bombelles de s'occuper des affaires de famille qu'elle a à cœur et qui intéressent particulièrement le marquis. Le chevalier de Naillac, qu'on croit si près d'épouser Mlle de Bombelles, qui s'avance, puis recule, qu'on désire d'un côté, qu'on redoute de l'autre, ne va plus être le seul candidat à la main de Henriette-Marie. A un certain moment le marquis semble céder au désir d'abord exprimé par sa sœur et se décider à donner son consentement à certaines conditions, celle par exemple que le chevalier montre des égards «au vieillard» et s'engage à mener sa femme à Ratisbonne, à la condition aussi que M. de Naillac s'explique clairement sur sa fortune, chose qu'il a jusqu'alors éludé de faire.
Le chevalier a beau écrire à Mlle de Bombelles des lettres où «règnent les expressions d'amour et de la liberté» qui la compromettent et lui font avouer qu'elle «s'est conduite en tout comme une étourdie», la marquise n'est pas convaincue que le mariage se fera. Elle regrette une affaire qui, mal emmanchée et singulièrement conduite, traîne en longueur et ne se soutient que par l'espèce de fascination qu'exerce le chevalier sur la jeune fille, elle ne croit pas du tout les choses conclues; elle écoute même une autre proposition qui lui est faite pour sa belle-sœur. Elle a semblé se laisser prendre à la fortune annoncée de M. d'Orsay, puisque loyalement le marquis la met en garde contre une combinaison qu'il ne se croit pas en droit d'étudier pour l'instant. «Je reconnais ton amitié pour ma sœur, écrit-il le 27 décembre, dans ton idée pour M. d'Orsay, mais gardons-nous de varier sur le compte du chevalier. L'honneur, la convenance, tout nous engage à lui et, s'il fallait encore choisir, je le préférerais aux cent mille écus de M. d'Orsay. Ce dernier est un honnête garçon, mais, malgré ses titres et sa richesse, il n'en est pas moins M. Grimod par le fait.»
Le gentilhomme pauvre, mais de vieille souche, regarde d'assez haut les écus des d'Orsay qui, en effet, étaient de finance, et cela pas plus loin que la génération précédente. Le père de ce comte d'Orsay, Grimod Dufort, seigneur d'Orsay, fermier général, intendant des postes, était frère de Laurent Grimod de la Reynière, un des administrateurs généraux des postes, si célèbre par son faste, ses goûts artistiques..... et gastronomiques.
Ce qui rehaussait les Grimod c'était leurs alliances; la mère du d'Orsay présenté était une Caulaincourt [100] et lui-même était veuf d'une princesse de Croy, que M. de Bombelles a connue chanoinesse à Maubeuge; «elle avait du mérite et donnait quelque considération à son mari». «Lui-même, insiste le marquis, est singulier et surtout singulièrement tourmenté du chagrin d'être un bourgeois; ce qui fait que M. le comte d'Orsay est cent fois moins heureux que son cousin M. de la Reynière... L'idée de M. d'Orsay, quand elle pourrait s'effectuer, ne remplirait point celle que Bombon a du bonheur... Elle n'est nullement d'un caractère à mener qui que ce soit, et elle gênerait, sans y pouvoir remédier, des ridicules qu'elle partagerait.» Il ne fut plus question de M. d'Orsay; cherchant une femme de haute noblesse, il épousa, en 1784, une princesse de Hohenlohe [101], et pour le moment les Bombelles en restèrent au chevalier de Naillac.
Tandis que le marquis s'efforçait de marier sa jeune sœur, la plus âgée, Mme de Reichenberg, était sur le point d'être veuve. L'année se terminait mal. Dans une même lettre, Mme de Bombelles annonçait à son mari que le «sentiment de Mlle de Bombelles pour le chevalier baissait beaucoup» et que le vieux landgrave était à toute extrémité. «Il respire encore, écrit la comtesse de Reichenberg à son frère, le 26 décembre, mais tout espoir est perdu; nous regardons comme un miracle qu'il puisse conserver un souffle de vie, mais, hélas! ce ne sera pas long. Votre sœur est la plus malheureuse des femmes.»
Au reçu des nouvelles de la Cour, données par sa femme, le marquis s'est réjoui sans réticences. L'heureux accouchement de la Reine le comble de joie et il le dit bien haut; plus bas, il rit des frayeurs de la marquise au moment de l'événement, et, s'il n'ose se plaindre de ne pas être encore père, c'est qu'il a la sagesse de savoir être patient. Pour le moment, il se contente d'entendre de tous côtés les louanges de sa femme et une lettre de sa sœur Bombon le ravit à l'extrême.
Les petits nuages, bien petits, qui avaient existé entre les deux femmes semblent s'être dissipés; et c'est sur le ton lyrique que Mlle de Bombelles, qui vient d'être souffrante et affectueusement soignée par sa belle-sœur, exprime sa reconnaissance. «Les attentions, les caresses m'ont persuadée plus que jamais que je n'ai pas de meilleure amie... Elle a bien joui de ma reconnaissance. Dans un de mes moments d'attendrissement, je lui ai fait de mauvais couplets de chanson, mais leur expression lui a suffi... Je l'adore, mon ami, et ce qui m'en plaît le plus, c'est que tout le monde en parle. Tous les jours, à notre réveil, c'est à qui l'embrassera la première. Je me réjouis, en voyant le jour, de penser que mon ange est à côté de moi... Cette Angélique, si froide autrefois, est tendre, vive dans ses caresses; elle est tout ce qu'on peut être de plus aimable.»
Pour ce qui regarde le chevalier Naillac, Mlle de Bombelles ne semble pas du même avis que sa belle-sœur. Elle se préoccupe, en apparence au contraire, du moyen d'arranger toutes choses pour que le ménage puisse s'établir chez le marquis. Elle craignait d'abord les inconvénients qui peuvent résulter de cette liaison étroite, mais «la douceur, la raison et l'expérience du chevalier lui font espérer que son frère s'applaudira tous les jours de l'avoir reçu chez lui. Si nous avions le bonheur d'y rester, et si je voyais qu'il eût la moindre disposition à abuser de ta confiance, tu penses bien qu'aidée de tes conseils j'arrêterais le mal dans sa source.» Voici maintenant ce qui pouvait expliquer les réticences de Mlle de Bombelles: «Je ne suis point dégoûtée de lui, mais le peu d'éclaircissement qu'il m'a donné jusqu'à présent dans ses affaires m'avait effrayée et par conséquent modérée, de peur que, le mariage n'ayant pas lieu, j'eusse la douleur, tout d'un coup, de renoncer à un être auquel je me serais trop attachée. C'est d'après tes arguments que j'ai raisonné.» Elle a si bien fait passer la raison avant l'amour qu'elle croyait éprouver pour le chevalier que la pratique petite personne ajoute: «... S'il ne nous donne pas par écrit et bien signé les assurances de bien, que son père doit lui laisser et lui donner de son vivant, il serait imprudent de faire le mariage sur une simple parole. Après demain je compte qu'il répondra clairement... Cette incertitude, accompagnée de l'incertitude où je le voyais de suivre ses intérêts, m'avait fait faire des réflexions.» Au fond, quoi qu'elle en dise, Mlle de Bombelles n'est plus qu'à moitié éprise du chevalier, lui-même hésite; des difficultés de carrière et de fortune se mettent en travers de leurs projets. Pourront-ils jamais aboutir?
Au milieu de ses tracas, Bombon n'oublie pas ceux autrement plus graves qui vont assaillir Mme de Reichenberg. La mort du landgrave qu'elle ignore encore, mais dont elle n'est pas sans escompter les effets, est chose bien grave pour la situation de sa sœur. Dès maintenant Mlle de Bombelles en a référé à M. de Vergennes. Celui-ci s'est montré plus que froid, disant «des choses très plates» au sujet du mariage, prétendant qu'on ne l'a pas consulté, exprimant la crainte que la famille ne fasse un procès à Mme de Reichenberg au sujet de son douaire. Il a pourtant consenti à demander au Roi un congé conditionnel pour le marquis dans le cas où le landgrave mourrait. Ce ne serait pas trop en effet de la présence de son frère pour étayer la pauvre veuve dont la situation deviendrait intenable et qui sans doute commencerait par se réfugier à Ratisbonne.
Mme de Reichenberg, si peu sérieuse qu'elle soit, a envisagé la question de ses intérêts avec soin. Elle a supplié sa belle-sœur de voler chez M. de Vergennes. «Sa lettre m'a fait une peine affreuse, écrit la marquise le 5 janvier... Son mari est à toute extrémité. Il faut que je tâche d'obtenir que tu viennes la chercher, car sa fortune, son honneur, sa vie même, m'écrit-elle, y étaient engagés.» Angélique a fait ce qu'on lui demandait, mais l'on sait le peu d'encouragements donnés par Vergennes.
Restait la question du deuil, si importante en l'espèce. Si par testament Mme de Reichenberg n'était pas déclarée princesse, comme le landgrave l'avait formellement promis par lettre, il serait sans doute ridicule de porter le grand deuil, c'est-à-dire la laine. Ceci était d'abord l'avis de Mme de Bombelles; c'est encore plus l'avis de M. de Vergennes, qui bien froidement lui déclare que Mme de Reichenberg ne sera reconnue princesse ni en Allemagne, ni en France, qu'il est donc plus qu'inutile de songer à porter son deuil. Et le ministre semble avoir raison; d'autres personnes consultées ont fait la même réponse: si l'Empire ne reconnaît pas Mme de Reichenberg comme princesse, le Roi ne lui concédera pas davantage ce titre.
Que la veuve du landgrave n'en prenne pas son parti aussi aisément que sa belle-sœur et que son frère, qu'après les premières larmes versées sur le défunt mari, dont la vieillesse affectueuse avait adouci pour elle les tristesses d'une vie monotone, elle se préoccupe avant tout de la position fausse qui lui est faite: qu'après avoir loué l'attitude correcte de ses beaux-enfants elle se plaigne du landgrave de Cassel qui, en envoyant faire ses compliments de condoléance, «ne l'a pas comprise dans la liste des visites», parce qu'il n'admettait nullement «sa fantaisie d'être princesse» et révoquait en doute le codicille du landgrave de Hesse, tout cela était à prévoir, et la question toujours actuelle des mariages inégaux en Allemagne ne devait pas de sitôt être résolue pour ce qui regardait Mme de Reichenberg. Du moins, à force d'insistance, à force de persévérance à défendre et à faire défendre une cause que les vrais juges déclaraient entendue d'avance, elle croyait, sinon fléchir le Conseil de l'Empire, du moins obtenir la condescendance du Roi: vivre en France avec le titre de princesse et un douaire suffisant était l'objet de ses désirs restreints aux circonstances.
Un instant M. de Bombelles avait partagé les illusions de sa sœur. Se référant à ce qu'avait promis le landgrave au moment du mariage, à ce qu'il avait toujours répété devant ses enfants, et enfin avait rappelé dans son testament, le marquis envoyait à Paris les pièces qui prouvaient la volonté du feu landgrave. Il se leurrait au point de croire que MM. de Maurepas et de Vergennes s'emploieraient utilement en la cause et ne refuseraient pas leur concours à l'obtention de lettres royales, et prenait des engagements conditionnels pour la veuve morganatique du prince de Hesse: sa sœur resterait dans les premiers temps en Alsace, par là son titre ne gênerait personne. «Il ne peut d'ailleurs, ajoutait-il, porter ombrage qu'à Mme de Bouillon [102], et je me flatte qu'une injuste vanité de cette princesse ne l'emportera pas sur la justice d'honorer, sans inconvénient, la sœur de plusieurs bons serviteurs du Roi et la fille d'un ancien militaire estimé.»
Il y avait des précédents en effet à la reconnaissance en France d'un titre non déclaré en Allemagne. La femme du prince Louis de Würtemberg [103], n'a-t-elle pas été admise comme princesse en France, malgré la défense faite par le duc régnant de Würtemberg de lui donner ce titre dans ses États? Le prince Charles-Othon de Nassau-Siegen [104] ne porte-t-il pas ce nom en France, malgré le stathouder de Hollande et malgré la maison de Nassau? La comtesse de Forbach n'est-elle pas reconnue comme douairière des Deux-Ponts [105]? Voilà les arguments non négligeables que met en avant M. de Bombelles, pour soutenir que, «le landgrave ayant reconnu sa femme princesse de Hesse, cette reconnaissance suffit pour mériter à la veuve, sous ce titre, l'appui de Sa Majesté». N'ajoute-t-il pas, comptant trop bénévolement sur la bonne foi de ces principicules: «Vu que ma sœur est sans postérité, il est positif que le landgrave de Cassel, le seul qui puisse avoir quelque influence en France ne fera aucune démarche contraire à la veuve de son cousin pour laquelle il est foncièrement pénétré d'estime.» Par ce landgrave de Cassel, au contraire, avaient surgi les premières difficultés, et M. de Bombelles aura beau dire: «S'il le fallait, j'ai de quoi, en vingt-quatre heures, t'envoyer un mémoire plein de solides raisons pour nous, mais je ne veux rien presser pour voir venir les princes de Hesse et surtout ne montrer leur turpitude que dans le cas où ils me pousseraient à bout.» C'est la lutte d'une étrangère mal secondée, contre des règles féodales indéracinables en principe, et ce n'est pas le timide ministère de Louis XVI, qui se hasarderait à proposer un système d'exception, dont l'utilité était plus que contestable [106].
De son côté, Mme de Bombelles n'a négligé aucune des démarches qu'elle croyait nécessaires, et cette question du deuil, qui dans les circonstances prend une exceptionnelle importance, elle l'a fait porter devant la Reine, elle en a écrit à la princesse de Bouillon. Mme de Bouillon ne manquait pas de jouer un double rôle, semblant acquiescer à la demande de Mme de Bombelles, quitte à critiquer hautement après une prise de deuil qu'elle jugeait inconvenante. Quant à la Reine, après avoir répondu d'abord évasivement au comte d'Esterhazy «qu'elle ne pouvait rien décider et désirait en parler à Madame», elle fit rendre une réponse définitive par Madame Élisabeth, qui l'annonça en ces termes à son amie: «La Reine a dit qu'il fallait que tu prisses le deuil; elle m'a dit avec toute sorte de grâces qu'elle en avait fait la politesse à Madame, qu'elle lui avait dit que tu ne voulais point prendre le deuil, de peur que cela ne lui déplaise et que Madame avait dit qu'il fallait que tu le prennes.»
Le deuil de Mme de Bombelles, si occupant qu'il soit en apparence, n'est pas de ceux qui troublent une existence, et si, pendant quelques jours, elle s'abstient de grandes réunions, elle n'en remplit pas moins son «doux service» auprès de Madame Élisabeth. Un tant soit peu musicienne, elle s'est mise dans la tête d'amener la princesse à jouer en mesure. C'est, paraît-il, chose très difficile, et le concerto joué à quatre mains devant le comte d'Artois, certain soir de janvier, n'aurait pas réjoui l'oreille très fine du marquis. La musique amena une petite scène que Mme Bombelles conte gentiment. Elle vient dans sa lettre du 17 de faire un portrait d'elle qui n'est nullement flatté: le physique n'est pas en progrès, loin de là: «Ta femme n'est pas jolie, mais pas du tout; aussi, quand tu me reverras, tu me trouveras enlaidie.» En revanche, le moral s'améliore tous les jours: «Tu me trouveras un caractère charmant, je deviens douce et complaisante, je n'ai presque jamais d'humeur. Si je rêve que j'ai une querelle avec toi, c'est toujours moi qui reviens la première, et pour cela je me dépêche, de peur que tu ne prennes les devants.» Enfin vient la nomenclature gaiement énoncée des talents: «J'en acquiers tous les jours...; enfin, quand tu me reverras, tu me trouveras laide, mais une femme parfaite. Ainsi fais des vœux au Ciel pour que je ne change pas, car, si par malheur je deviens jolie, je ne réponds plus rien...»
Voici l'histoire de la harpe: «A propos, Madame Élisabeth m'a ôté cette harpe dont je t'ai parlé, qui m'avait fait tant de plaisir. Je lui ai dit ce que le saint homme Job dit au Seigneur quand il lui ôta ses biens, et j'ai su depuis qu'elle l'avait donnée à ta sœur. Tu juges de ma colère. Enfin, après avoir subi des épreuves terribles, j'ai vu paraître la plus jolie harpe qui ait jamais été, depuis que le monde est monde. Après avoir partagé mes chagrins, j'espère que tu partages ma joie, elle a été extrême. Mais, comme j'étais en peine de sa cherté, je fis part à Madame Élisabeth de mon inquiétude. Elle me rassura en me disant qu'elle ne lui coûtait rien, que M. le duc de Villequier s'était chargé de l'acheter et la comtesse Diane de la payer, de sorte que mon plaisir en fut encore plus vif.»
Il est une musique qu'elle brûlerait d'entendre: ce sont les douces paroles de son mari, et, comme le 19 est l'anniversaire de leur mariage, c'est un flux d'amoureux propos et de souvenances attendries.
Le marquis n'est pas non plus homme à oublier cette date. Avant de donner les impressions de son voyage à Nuremberg où il va chercher sa sœur, il a soin, dans sa lettre du 23 janvier 1779, de rappeler que, le 19, il avait «célébré avec des amis l'anniversaire du beau jour, depuis lequel il n'a cessé de dire: Non, Colette n'est point trompeuse, elle m'a donné sa foi». De là à des rappels d'heures amoureuses il n'y a pas loin: «Ne pouvant me résoudre à me mettre au lit sans toi, j'ai préféré voyager toute la nuit pour que, les cahots d'une assez mauvaise voiture et le froid excessif m'ôtant le sommeil, je pusse penser à toi, mon Angélique, pendant toute l'annuelle de cette nuit où je la fis tant souffrir, où elle me devint si chère, où j'eus tant de sujets de m'applaudir d'être ton trop heureux mari.»
Il est donc parti à une heure du matin le mercredi 20 et à une heure après midi il était rendu à Nuremberg.
«Comme ma dignité se cachait sous nombre de pelisses, il m'a paru gai de dîner à table d'hôte. M. l'aubergiste m'ayant reconnu, je l'ai prié de ne me point nommer. Malgré cela j'ai eu le haut bout de la table entre un prince du Mont-Liban et un officier du louable cercle de Franconie. Plus loin étaient des officiers recruteurs de tous les princes de l'Europe, et chacun parlait de la guerre et surtout de la politique d'une manière bien plaisante pour un auditeur passif. Entre ces officiers étaient encore deux ou trois dames, qui m'ont paru enlevées et se laissant volontiers enlever. Notre hôte, à l'autre bout de la table, avait à son côté droit sa chère moitié, qui, ne se levant pour personne (je ne sais si c'est de même pour se coucher), m'a apporté ma première portion. Cette attention a attiré les regards de l'auguste assemblée; chacun alors a chuchoté en italien, en danois, en mauvais français, en anglais et en allemand. On se demandait pour qui ce pouvait être que la Frau Werthin s'était mise en mouvement. Pendant ce temps je mangeais et buvais comme un charretier affamé.»
Le voyageur est parti pour Erlang où il a projeté de voir Mlle de Schwartzenau. Il était muni d'une lettre du frère de celle-ci pour l'aînée de ses sœurs. En arrivant, il l'a envoyée en faisant demander la permission de «faire sa révérence à ces dames». On lui a répondu que, l'une d'elles étant incommodée, elles ne pourraient le voir que le lendemain. Il a envoyé chez Mme la margrave: «elle était en trop grand négligé pour le recevoir»; une autre dame avait la colique; une autre n'était pas encore remise des fatigues du bal de la veille; de dépit il s'est couché et il a dormi le mieux du monde.
«A mon réveil, continue le marquis, Mlles de Schwartzenau m'ont fait souhaiter bon voyage. Ce n'était pas mon compte: je voulais, je te l'avoue, voir Caroline, je lui ai donc écrit... D'après sa réponse, je me suis rendu chez ces dames; la visite s'est passée très honnêtement. Caroline n'a point été embarrassée, la conversation a été générale. Je suis retourné à mon auberge après trois quarts d'heure d'entretien; on m'a envoyé une réponse par M. de Schwartzenau. Il paraît que l'on a été content de moi; ainsi s'est terminé enfin un roman assez ridicule, et je puis te dire, avec la bonne foi que tu me connais, que, sans insulter au malheur de Caroline qui mène une vie assez douce près de ses tantes, j'ai remercié plus vivement que jamais la Providence qui a permis que tu voulusses bien de moi.»
A une heure, le même jour, un «carrosse de bon goût» vient chercher le marquis et le conduit chez la fameuse margrave de Bayreuth, sœur de Frédéric II. «Elle est d'une belle figure, se coiffe, se met à merveille; sa table est servie parfaitement et sa conversation est celle d'une femme d'esprit.» Après être demeuré avec la margrave jusqu'à cinq heures, M. de Bombelles repart pour Nuremberg; il va y retrouver Mme de Reichenberg, dont il trace ainsi le portrait:
«Ma sœur, qui était au Coq-Rouge une demi-heure avant mon arrivée, m'a reçu avec plus de raison que je ne m'en flattais. Pendant plus de quatorze heures de route, elle m'a conté tout ce qu'elle a voulu; je ne puis assez admirer le courage avec lequel elle alimente une triste conversation sans exiger qu'on réponde... C'est un ensemble de prodigalité et de parcimonie inconcevable; elle a répandu plus qu'il ne le fallait l'or et les présents à Rotenburg. Elle est tentée de pleurer à chaque poste de l'argent que coûtent les chevaux. Elle ne sait ce qu'elle veut. Hors Paris, point de salut pour elle... Je l'aime, rien ne me fera abandonner ses intérêts; son cœur est foncièrement bon, mais l'excès du désir de l'indépendance et l'amour des moyens de jeter l'argent par les fenêtres l'aveuglent souvent... Elle a bien dormi de son aveu, quoiqu'elle crût qu'elle ne fermerait pas l'œil... Sa douleur est touchante par sa sincérité, mais il faut que je me tienne à quatre pour ne pas rire lorsqu'elle compare feu son mari à toi pour me persuader qu'elle doit bien regretter un objet qui devrait lui être aussi cher que tu me l'es.»
Finalement, le marquis espère avoir un congé au mois d'avril. Il viendra en France pour veiller aux intérêts de sa sœur et la mettre, en passant, dans un couvent de Nancy. Elle se défend comme quelqu'un qui est bien fâché de céder, mais qui sent qu'il n'y a pas moyen de s'y refuser.
Suivent des considérations sur la situation future de sa sœur à laquelle ni le roi de France, ni le landgrave de Hesse ne sauraient s'opposer sérieusement, et ce sera là, demandes et réponses, objections et ripostes, le principal sujet des lettres suivantes. Nous connaissons les illusions de tous les Bombelles à ce sujet, et il est inutile d'y revenir. Mme de Reichenberg n'obtiendra rien ni en France ni en Allemagne et ne sera jamais titrée princesse. Comme tout a une fin, même les illusions, elle finira par avoir les yeux dessillés et se contentera de chercher un mari. En son temps, nous verrons quel singulier choix elle sera amenée à faire.
Au milieu de ces alternatives de crainte ou d'espoir au sujet de la «principauté» de Mme de Reichenberg, Mme de Bombelles donne son bulletin de semaine: quelques menus détails offrent leur intérêt. Les relevailles de la Reine ont naturellement occupé la Cour et la Ville. Angélique n'oublie de mander à son mari ni les aumônes remises entre les mains des deux curés de Versailles, ni les dots consenties à cent jeunes ménages de Paris unis par l'archevêque, le jour même de l'entrée de la souveraine. Lorsque le cortège royal parut dans la cathédrale, le 8 février, pour y assister au Te Deum, ces cent jeunes hommes et ces cent jeunes filles, «qu'on avait choisies parmi les plus jolies», étaient rangés dans l'église pour saluer la Reine au passage. Ce sont, le soir, des feux d'artifice, des illuminations, des fontaines de vin, des distributions de pain et de cervelas, des spectacles gratuits à la Comédie-Française et à l'Opéra [107].
La Reine avait eu soin de ne pas gâter ce jour de fête religieuse par des plaisirs profanes, et, quittant Paris aussitôt terminés les services de Notre-Dame et de Sainte-Geneviève, elle était rentrée à Versailles après avoir soupé à la Muette. Mme de Bombelles est très émue en racontant les différentes phases de cette imposante journée; accompagnant sa petite princesse, «toute joyeuse», elle a mis sa plus belle robe et ses diamants. Ces diamants dont elle taquine son mari, et qui feront faire à celui-ci des remarques malicieuses, sont ceux de sa mère et de sa tante, car la fée qui a présidé à son mariage a négligé d'orner sa corbeille de gemmes précieuses.
A côté de ce grand événement, il est de petites nouvelles: M. de Maurepas a des accès fréquents de goutte; il souffre beaucoup, et «tout le monde en est aussi inquiet qu'affligé». La comtesse Diane fait l'aimable. «Je suis comme un ange avec elle, observe la marquise qui a lieu de s'en étonner, connaissant la fausseté de la dame d'honneur; si je ne savais ce que je sais, je la croirais ma meilleure amie, mais je me garde bien de l'imaginer, et ses manières avec moi me donnent souvent envie de rire.»
Comme, tous les huit jours, elle donne un concert en l'honneur de Madame Élisabeth, elle engage Mme de Bombelles, «croyant que son peu d'usage du monde l'empêche de voir qu'elle tâche adroitement de détacher Madame Élisabeth du désir d'aller s'amuser chez Mme de Mackau».—«Je ne le vois que trop, dit au contraire la jeune femme et j'en suis vraiment affligée pour maman à qui cela fait de la peine.»
Aussi est-ce avec joie que, dans une lettre suivante, elle mande à son mari que Mme de Mackau [108], elle aussi, a donné un concert que Madame Élisabeth a trouvé «charmant», ajoutant même tout bas «qu'elle s'y était infiniment amusée, qu'elle l'avait trouvé bien plus joli que ceux de la comtesse Diane».
Le cardinal de Rohan [109] est mort au commencement de mars. «Il ne laisse que huit cent mille livres de rente au cardinal de Guéménée, une terre de cinquante mille livres de rente à M. de Guéménée; enfin, par son économie, il n'a pas eu la consolation d'être regretté d'un de ses parents; ils sont tous charmés de sa mort et encore plus aises d'en hériter: il n'a pas fait de testament. J'ai soupé hier chez Mme de Guéménée qui m'a fait tout plein d'amitiés.»
Du 20 mars: «Madame Élisabeth s'est trouvée fort incommodée avant-hier: elle eut une très forte fièvre pendant la nuit, et hier, à trois heures et demie, la rougeole a paru. Tu imagines bien que je ne l'ai pas quittée. Cette nuit-ci a été très bonne, elle a peu de fièvre ce soir, et les médecins assurent qu'il n'y a pas la moindre inquiétude à avoir.»
Une lettre suivante donne de la santé de Madame Élisabeth un bulletin tout à fait satisfaisant et en même temps des nouvelles désastreuses des Indes: «Pondichéry est pris et encore d'autres villes dont je ne me souviens plus. Ce qu'il y a de sûr, c'est que nous n'avons plus de possessions aux Indes et qu'en général nos affaires vont très mal. M. le vicomte de Noailles, le beau Dillon [110] et M. Arthur Dillon [111] ont pris congé ce matin et partent pour la Martinique avec le plus grand désir de bien faire, ainsi bientôt ils feront parler d'eux.»
La rougeole ne tarde pas à sévir à Versailles; en même temps que la Reine, Mme de Bombelles est atteinte. Jeanne-Renée en informe son frère le 14 mars. «Il fallait que ta femme partage les peines de sa princesse, ce n'est pas faute que sa maman se soit bien opposée à ce qu'elle reste auprès d'elle. Tu ne peux condamner son attachement, il est malheureux que le résultat en soit aussi triste, mais juge par là de ce qu'elle ferait pour toi.»
«Notre ange a bien reposé cette nuit, écrit Mlle de Bombelles le 3 avril, les rougeurs se passent, elle a dormi au moins quatre heures dans la matinée. Elle est très gaie, nous avons été obligées toute la journée de l'empêcher de sortir ses bras, tant elle était disposée à gesticuler. Elle se lèvera demain; nous sommes tous heureux et tranquilles. Jouis avec nous du plaisir de la voir bien portante. Elle sera plus fraîche encore à ton arrivée, si cela est possible.»
Le chevalier de Naillac a écrit une lettre très touchante en réponse à celle de Mlle de Bombelles: «Il me dit qu'il mourra de douleur si je l'oublie, qu'il ne lui est pas possible, après six mois qu'il s'est habitué à m'aimer, de renoncer à ce sentiment; mais il ne me parle plus de l'épouser. Ainsi, mon ami, quoiqu'il m'en coûte beaucoup, je ne lui écrirai plus rien de consolant, ni de fâcheux. J'aurais été heureuse avec lui, je le regrette infiniment.»
Le 5 avril, nouvelle lettre: «Je suis trop bonne, mon cher ami, de vous écrire encore aujourd'hui, car votre femme se porte aussi bien que vous et moi. Cependant elle ne peut vous le dire elle-même, ses yeux étant encore trop faibles.»
Malgré la défense faite, Angélique ne peut résister à écrire un mot à son mari: «Quelle affreuse maladie que celle qui empêche d'écrire à ce qu'on aime le mieux; oui, mon petit chat, c'est ce qui m'a le plus tourmentée depuis que je suis malade.»
Le 6 avril, Angélique a repris posément la plume. Elle a vu le comte d'Esterhazy qui a promis de s'occuper des affaires de M. de Bombelles pendant le voyage de la Reine à Trianon [112]. Il s'agit de faire changer de résidence M. de Bombelles et «de ne pas le laisser vieillir sous l'ennuyeux harnais de la Diète».
Le 8 avril, la petite malade est arrivée à Montreuil et y est fort bien accueillie par sa mère et par Mlle de Bombelles. Souffrante et obligée de se soigner, elle est environnée d'une touchante sollicitude. «Je ne sais comment faire pour leur témoigner l'étendue de ma reconnaissance. Madame Élisabeth m'a fait l'honneur de venir me voir hier, et je crains qu'elle ne soit pas contente de mon séjour ici... D'ailleurs elle va partir incessamment pour la Meute (Muette) avec la Reine, car c'est changé, le voyage à Trianon est remis. Il n'y aura pas de voyage de Compiègne.»
Du 16 avril... «Le chevalier de Naillac est venu nous voir cet après-dîner; après avoir dit plusieurs lieux communs, ta sœur étant sortie, il m'a dit qu'il était au désespoir, qu'il n'avait pas encore eu le courage de t'écrire et qu'il était bien malheureux. Je lui ai répondu tout ce que j'ai pu pour le consoler, et je ne savais pas trop comment m'y prendre. Ta sœur étant revenue, nous avons parlé raison, c'est-à-dire je voulais la faire parler, car ils ne disaient pas grand'chose tous les deux, et le chevalier m'a réellement fait pitié, car il a l'air abattu sous le poids du malheur. Mais cependant je t'avouerai que, l'aimant autant qu'il en a l'air et ayant une fortune indépendante des événements, j'ai été étonnée qu'il ne lui eût pas proposé de l'épouser, malgré le refus de la place (il avait été question pour le chevalier de Naillac d'un poste diplomatique en Allemagne qu'il n'obtint pas); c'était à elle à voir si elle le voulait ou non. Mais je n'entends pas qu'on se désole et qu'on ne fasse rien, quand on en a la possibilité, pour satisfaire son inclination. Ainsi je serais presque tentée de croire qu'il regrette pour le moins autant l'assurance de la place que ta sœur, quoiqu'il l'aime beaucoup... Quant à ta sœur, elle est fort raisonnable, elle aurait été fort aise qu'il fût son mari, mais elle se console de ce qu'il ne le sera pas.»
Par la suite, Mme de Mackau pria le chevalier de rendre ses visites moins fréquentes; il finit par comprendre, et le roman ébauché en resta là, malgré la «désolation» de M. de Naillac.
Le 22 avril, Mme de Bombelles rend compte d'une visite de Madame Élisabeth à son retour de Trianon. «La Reine en est enchantée, elle dit à tout le monde qu'il n'y a rien de si aimable, qu'elle ne la connaissait pas encore bien, mais qu'elle en avait fait son amie, et que ce serait pour toute la vie.»
Une grave question à cette époque était l'inoculation pour combattre les ravages de la petite vérole. Bien qu'ayant eu récemment la rougeole Mme de Bombelles s'est mise dans les mains du célèbre chirurgien Goetz. Un régime sévère et de grandes précautions précédaient alors cette légère opération qui, depuis, est passée dans les mœurs.
Au commencement de mai, tout est terminé et Mme de Bombelles, d'abord assez souffrante, reprend peu à peu sa correspondance. Ses premières lettres, roulant uniquement sur des questions de santé, ou sur l'affaire du chevalier de Naillac, ne sauraient nous retenir, et nous arrivons droit aux lettres de juin qui nous apportent des nouvelles de la Cour.
«Tout le monde fait l'éloge de la conduite du baron de Breteuil, écrit Mme de Bombelles, le 18. Tu sais sûrement qu'il a refusé le titre de prince, en disant qu'un gentilhomme français ne devait recevoir de grâce que de son souverain. Le Roi, en conséquence, lui a accordé la première place vacante au Conseil d'État. Toutes ces circonstances me font le plus grand plaisir; ses ennemis n'auraient sûrement pas manqué de le narguer sur sa principauté et, n'ayant point d'enfants, elle ne pouvait pas lui être d'un grand agrément... Je te dirai, pour nouvelle, que M. de Gramont [113] épouse la fille de la comtesse Jules et qu'en faveur du mariage il a la survivance de capitaine des Gardes de M. le duc de Villeroi. A vingt-deux ans, c'est une jolie fortune... Tu sais sûrement que nous avons pris un bateau de six millions. Le duc de Coigny vient de s'embarquer avec son régiment, je lui souhaite un bon voyage, car je l'aime beaucoup... Bombon (Mlle de Bombelles) n'est pas encore revenue de Paris, son absence me paraît bien longue... L'armée de M. le prince de Condé a été nommée hier au soir, elle ira en Flandre: ce sera une armée d'observation contre les Hollandais. M. de Chabot sera le second du prince. T'avouerai-je ma folie! On parle tant d'armée, qu'il y a des moments où je suis véritablement affligée de n'être pas homme. Je ne sache que toi qui puisse me consoler d'un mal sans remède. Mais je me trouve une ardeur pour la guerre qui n'a pas le sens commun. Je me condamne bien en y réfléchissant, car je regarde la guerre comme une frénésie malheureuse pour les peuples, dont les suites peuvent être terribles, mais mon premier mouvement est toujours le désir de la gloire; puisque le Ciel m'a faite femme, pourquoi n'a-t-il pas achevé son ouvrage en me rendant un peu poltronne?...»
M. de Bombelles s'apprête à revenir en France en vertu d'un congé. Il laissera à Ratisbonne sa sœur, la comtesse de Reichenberg, qui se désole de cet abandon. Sans doute elle reviendra un peu plus tard en France. Son frère voudrait la voir s'établir pendant quelques années à Provins, en ne passant que deux ou trois mois à Paris où sa situation de fortune ne lui permettrait pas de vivre agréablement toute l'année.
Comme distraction il a des comédies allemandes de société et les juge «bêtes, ennuyeuses et impertinentes». Il pourrait ajouter: inconvenantes à faire jouer par de jeunes acteurs, étant donnée l'héroïne de la pièce qui ne se refuse aucune fantaisie amoureuse. Le mot de la fin de la pièce est celui-ci qui fit sourire: «En vérité, il faut convenir que mon ménage est en bien mauvais désordre.»
La nouvelle qu'annonce Mme de Bombelles, le 25 juin, est que la grossesse de la Reine semble officielle (c'était du reste un faux bruit). «J'ai vu la Reine, il y a trois jours, chez Madame Élisabeth, qui m'a traitée avec tout plein de bontés; elle m'a fait plusieurs questions sur mon inoculation avec un air d'intérêt qui m'a fait grand plaisir... Tout est bien arrangé qu'il n'y ait point de Compiègne, car tu serais arrivé pendant ce temps-là... Cela aurait retardé d'un jour le plaisir de te voir... De plus, Compiègne a le mérite d'être un endroit fort mal sain et fort ennuyeux...
«N'oublie pas de dire à la princesse Thérèse (de Tour et Taxis) qu'il n'est que trop vrai: les coiffures ont encore changé à un point incroyable, depuis que je n'ai eu l'honneur de la voir; elles sont fort baissées et les formes de chapeaux tout à fait différentes, de sorte que je crains fort que dans toute sa garde-robe elle n'en ait pas un qui soit encore à la mode. Annonce-lui cette nouvelle avec ménagement; je partage la consternation que cette affreuse nouvelle va lui causer, mais le destin l'a voulu ainsi. Je ne sache d'autre parti que de s'y soumettre, quoique Mme Juhet soit venue prendre d'autres instructions chez Mme Bertin et chez Mme Beaulard.»
M. de Bombelles partage les idées belliqueuses de sa femme; ses goûts militaires se sont réveillés. Il espère être en France avant le 10 août: «Eh bien, si, le 20, je savais qu'on tirât des coups de fusil en Flandre ou ailleurs, je suis sûr que tu me permettrais, si cela peut s'arranger convenablement, de m'y trouver. Je reviendrais à la mi-novembre, ayant fait trois mois de campagne: ces trois mois me remettraient au courant d'un métier que je n'ai pas cessé d'aimer. Peut-être trouverais-je le moyen de me distinguer et d'autoriser le Ministre de la Guerre à me faire brigadier [114]. L'estime que j'acquerrais dans le public rejaillirait sur toi... On a quelquefois eu des idées plus singulières et qui ont réussi. Je ne veux pas faire le Don Quichotte, mais tu ne m'en voudras pas, j'en suis sûr, d'avoir l'envie d'employer trois mois à une démarche qui peut-être serait décisive pour notre fortune et notre considération. Ne parle qu'à ta mère de mon idée; les femmelettes te feraient peut-être un crime d'y donner les mains... Si le comte d'Esterhazy est à Versailles, tu peux aussi t'ouvrir à lui; il saura où tendent nos préparatifs de guerre et nous conseillera bien... Je ne ferai rien qu'avec son agrément...»
Cette fois le congé de M. de Bombelles n'a pas été retardé. Il arrive en France dans le milieu d'août, passe deux mois avec sa femme qu'il emmène, en octobre, dans un état de grossesse très avancée. Pendant ce séjour, il a été question d'un mariage entre Jeanne-Renée de Bombelles et le marquis de Travanet, mestre de camp de dragons. La comtesse Diane semble s'en être occupée et avoir triomphé des hésitations de M. de Travanet en lui faisant promettre de l'avancement par le prince de Montbarrey. M. de Travanet était un homme charmant, maître d'une belle fortune, possesseur d'une terre à Viarmes près de Chantilly, mais c'était un joueur incorrigible, et nous verrons les grands ennuis qu'il donna à sa femme. Le contrat fut signé le 17 novembre; le mariage eut lieu le lendemain, en l'église Saint-Louis.
Une lettre de Madame Élisabeth du 27 novembre contient ces mots au sujet du mariage:
«Dis à Mme de Travanette que je meure d'envie de la voir. Mande-moi toutes les grimasses qu'a fait ta belle-sœur pendant le mariage et toutes les bêtises, qu'elle aura dit qui certainement t'ont beaucoup ennuyée si tu les a écoutées, et qui m'amuseront beaucoup en les lisant...» Cette lettre badine se termine ainsi: «Adieu, ma petite sœur Saint-Ange, il me paroit qu'il y a mille ans que je ne t'ai vue, je t'embrasse de tout mon cœur et suis de
Votre Altesse,
«La très humble et très obéissante
servante et sujette,
«Élisabeth de France
dite la Folle.»
Et maintenant quittons un moment la Cour de France; suivons par la pensée Mme de Bombelles à Ratisbonne où elle est allée, à la fin de l'automne, rejoindre son mari. Figurons-nous cette vie paisible du ménage, imaginons les soins et la tendresse dont le marquis entoure sa jeune femme attendant un premier enfant.
Après les émotions de l'année précédente la ville impériale est toute au recueillement; un progressif apaisement est venu succéder aux agitations produites par l'affaire de la succession de Bavière. On doit supposer que nombreuses sont les soirées intimes où M. de Bombelles est instamment prié de chanter en s'accompagnant sur le clavecin. Tout occupée d'une grossesse dont le terme approche, la marquise ne prend qu'une part modérée à ces «dissipations» mondaines. Une correspondance régulière avec les parents de France, et sans nul doute avec la Princesse [115], la tient au courant de ce qui se passe à cette Cour de Versailles que, sans les soins attentifs et pieux de son mari, elle pourrait être en situation de regretter. Elle aura été informée du départ de Rochambeau pour l'Amérique avec un corps de troupes..., elle aura suivi par la pensée les événements de Cour...
Le 1er juillet [116], Angélique a mis au monde ce premier-né, Louis-Philippe, dont le surnom de Bombon revient à chaque instant dans ses lettres. Comme elle l'avait déclaré d'avance, elle nourrit son enfant; sa mère, ses belles-sœurs s'inquiètent de savoir si elle n'en est pas fatiguée. «Tu es charmant, écrit la marquise de Travanet à son frère, au commencement de juillet, de nous avoir exactement envoyé des nouvelles de la petite maman. Pourra-t-elle achever sa nourriture? Si elle ne pouvait continuer, je partagerais sa peine, car elle attachait un grand prix à donner à son enfant ce lait charmant qui nous les rend encore plus chers. Toi-même tu en serais contrarié, parce que tu es un mari admirable et que ton «Ange» est ton idole.»
Mme de Travanet est prolixe dans les élans de sa gratitude, elle aura à témoigner à son frère une reconnaissance à laquelle, au reste, il a tant de droits... «Tu entends les expressions de ma joie de vous voir heureux. Ah! que j'aime à prononcer ce mot, moi qui aurais désiré que ton premier mouvement le soit. Enfin plus tu as souffert dans ta vie, plus tu sens le prix des jouissances que tu donnes, car c'est toi qui es l'auteur de tout le bien qui t'arrive; au lieu que, moi, c'est à toi que je dois celui que j'éprouve. Je suis bien reconnaissante aussi, et tu peux te dire: ma sœur est bien, bien heureuse. Les petits nuages qui ont noirci, pendant quelque temps, les flambeaux de l'hymen sont entièrement dissipés. Je respire sous un ciel pur et serein. Je mène (à Viarmes) une vie très agréable. S'il n'y avait pas toujours deux cent lieues à franchir pour arriver jusqu'à toi, elle le serait encore plus. Ma sœur, la comtesse de Matignon et moi nous sommes seules ici, depuis trois semaines, sans nous être ennuyées un moment. La comtesse de Matignon [117] est charmante: au village ses goûts sont aussi simples qu'elle est élégante à la ville. Nous lisons, chantons, travaillons toutes trois; nous allons voir les châteaux voisins à âne, ce qui nous amuse considérablement. Nous avons passé une journée à Chantilly: c'est le plus beau lieu de la nature.»
En excellentes dispositions ce jour-là—Mme de Travanet se loue de sa sœur «qui s'accommode très bien avec elle; une attention de ma part est un bienfait pour elle».
Quant à son mari, elle en a d'excellentes nouvelles, et il semble, «par le détail qu'il me rend de sa conduite, que le comte de Broglie [118] en fera des éloges mérités. Il passe sa matinée à voir manœuvrer, dîne presque tous les jours au Gouvernement, et, après avoir fait la partie de tric-trac du comte, le soir, il soupe à l'Intendance...» Le marquis néglige-t-il un peu sa sœur? Celle-ci, du moins, dans une lettre suivante de septembre se plaint d'un long silence. Du moins se plaint-elle avec grâce. «Ainsi tu es un petit folâtre qui m'a plantée là depuis que tu as eu un petit garçon plus joli que moi.»
Voici des nouvelles de Madame Élisabeth et des impressions recueillies sur Mme de Bombelles: «Madame Élisabeth m'a traitée au mieux. Si tu n'étais pas aussi fat que tu l'es, je te dirais que l'enlèvement de ta femme pour aller à la Diète, qui a tant fait crier nos élégantes, ne produira d'autre effet, sinon que Madame Élisabeth aimera un peu plus ma belle-sœur, à son retour, qu'auparavant. Tu sais que dans le fond de mon âme je trouvais ce procédé bien naturel, et tu as eu autant de raison que de courage en ne te laissant pas effrayer par les propos.»
Mme de Travanet s'étant rendue à Villiers, chez la comtesse de Bombelles, sa belle-sœur, y a été reçue «comme un cœur». «Il est vrai, ajoute-t-elle, que ma voiture était comble de gibier; mais je ne sais pas si ma faveur n'a point baissé, parce que j'ai fait un petit tour de passe-passe que la rusée belle-sœur, malgré toute ma discrétion, a su deviner. C'est qu'avant d'arriver chez elle j'ai été dîner chez l'abbé(?) à Brunoy pour voir sa petite maison, afin d'en pouvoir faire l'éloge avec connaissance de cause. Je l'ai trouvée très joliment arrangée, et le maître du château m'a nourrie, ainsi que ma suite, parfaitement. J'ai vu aussi les belles folies de M. de Brunoy [119] en ornements, ce qui m'a fait passer le temps très agréablement. De là je suis arrivée assez tard à Villiers pour qu'on puisse croire que je venais directement de Paris; il est vrai que, de peur de suivre la route qui mène clairement de Brunoy à Draveil, j'ai allongé la mienne de deux lieues. Mais j'en étais consolée en pensant que cette peine me vaudrait la douceur d'avoir attrapé ma chère belle-sœur. Non, non, la petite peste l'a déterrée et m'a écrit là-dessus une phrase bien maligne, mais j'ai un État; ainsi, si l'on veut m'attaquer, il faut venir me trouver dans ma terre, et mes vassaux me défendront. Pour toi qui es toujours le maître de ce que tu m'as donné, à la bonne heure, je consens à te céder sur tous les points parce qu'avec toutes les richesses du monde je ne me reconnaîtrais pas encore de droits vis-à-vis de toi.»
Et, en veine de douce folie et de bavardage, la petite marquise continue: «Tu es un homme qui en fais d'autres, tu es nécessaire pour la conservation du genre humain et surtout pour celle de la petite Travanet, qui t'aime à la folie et qui voudrait bien te voir, car il y a déjà une éternité qu'elle ne t'a embrassé. Mon mari est revenu, le 2 de ce mois, de Metz, en très bonne santé et bien pénétré des bontés de M. de Broglie qui a écrit au baron de Breteuil et à mes amis beaucoup de bien sur son compte.»
Sur la carrière de son mari, néanmoins, la marquise ne se fait guère d'illusions: «Je suis sûre qu'il ne sera peut-être jamais colonel en second. Je n'ai pas les moyens qui mènent aujourd'hui à la fortune, ni ne veux les acquérir. Dans le vrai, comme il serait le premier puni, je crois qu'il se résignera à subir le sort de ceux qui ont une femme maladroite, mais bien occupée de ses devoirs. Je voudrais qu'il soit très heureux, parce que je le suis infiniment avec lui et qu'il m'aime tendrement. Il vient de passer huit jours à Paris où il n'a pas hasardé un petit écu; j'avoue que cette conduite au milieu d'une société qui aurait pu le corrompre m'a touchée infiniment. Je voudrais être sûre que pendant l'hiver il soit aussi sage, mais c'est trop espérer: contentons-nous du présent.»
Elle a raison, la jeune femme, de n'être pas trop exigeante, car elle n'obtiendra jamais la complète guérison de son mari: il est joueur invétéré; il compromettra sérieusement sa fortune, et les nuages écartés pour le moment ne tarderont pas à s'amonceler plus épais et plus noirs, au point que Mme de Travanet devra se décider à se séparer du marquis.
Quelques jours après, encouragée par une longue lettre de M. de Bombelles, Mme de Travanet reprend la plume de façon enjouée:
«Heureusement, mon cher ami, les entrailles que j'ai pour ton fils ressemblent si fort à celles de la plus tendre des mères, que cela m'empêche de me désoler, car, en lisant la description des charmantes fêtes que tu a données à notre «Ange», on voudrait avoir accouché six fois, si l'on était sûre d'éprouver de son mari les marques de tendresse que ma belle-sœur a reçues de toi. M. de Travanet a pleuré les chaudes larmes en les écoutant; je suis bien sûre qu'une pierre en serait attendrie, parce qu'il n'y a rien de plus touchant et de plus joli. Mais je t'assure que ta bien-aimée petite sœur a épousé un homme charmant et qui gagne tous les jours à être connu. Pour moi, je l'aime parce qu'il m'adore, et qu'après ta femme je suis la plus heureuse de toutes.»
Déroulant le chapelet des illusions, elle continue: «Je finirai par où les autres commencent ordinairement, car il a débuté un peu maussadement, craignant de s'attacher trop légèrement; mais aussi aujourd'hui qu'il a logé aussi parfaitement dans sa tête qu'au tric-trac qu'il avait épousé le bonheur, il me le répète mille fois par jour, et ses soins et ses ivresses augmentent à chaque instant. Je suis bien la maîtresse chez moi, et Monsieur ne trouve plus pénible de se gêner pour Madame...»
Après cette déclaration d'affection conjugale, Mme de Travanet se reporte en gamme attendrie du côté du bonheur sans mélange qu'éprouvent son frère et sa belle-sœur. Il lui manque quelque chose, et elle regrette «ce bonheur d'élever un enfant à qui je ne voudrais d'autre précepteur que celui de mon neveu».
Elle ne se refuse pas les puérilités, quand elle ajoute: «Bon Dieu! comme je regrette de n'avoir pas été témoin des hommages rendus à notre jolie nourrice. Car Angélique a aussi été la mienne, j'ai sucé le lait des conseils qu'elle m'a donnés, et j'avoue que j'ai l'air d'en avoir eu la crème, car je me conduis assez bien.....»
Les relevailles de Mme de Bombelles ont été fêtées de façon touchante à Ratisbonne. On a représenté Annette et Lubin; les couplets sur les enfants ont été soulignés, un transparent laissait même entrevoir un de «ces gages de tendresse», et ce qui a eu un succès fou à Ratisbonne a ému jusqu'aux larmes la sensible Mme de Travanet. Elle se rappelle l'époque où elle aussi jouait le rôle d'Annette avec l'avantage de plus que j'étais la «décente». Je n'aurais pas osé montrer le berceau, et comme dit le bailli en parlant de vous deux: «O temps, ô mœurs!» Comme mon règne de pudeur est fini, je voudrais, à présent, que mon Lubin me fasse aussi un petit poupon, car, dans le vrai, la pièce avec cet accessoire est plus jolie, depuis trois ans que je possède Annette, et le couplet: Ce berceau nous présage fait faire dix enfants pour les entendre chanter. Tu vois que j'ai une grande vocation, mais, en conscience, si tu pouvais voir l'effet que nous ont produit à l'un et à l'autre les expressions de ton sentiment, tu aurais été forcé toi-même d'admirer ton ouvrage... Mon vieux curé et sa vieille nièce ont pleuré aussi; tous ceux qui viennent me voir prétendent que le récit de cette fête devrait être imprimé... Vous êtes des amours de me l'avoir envoyé sur-le-champ...»
A lire ces démonstrations de joie on devine ce qu'avaient pu être les débordements de tendresse manifestés par Bombelles à la naissance de ce fils tant désiré, on pressent dans quelle mesure les amis de Ratisbonne avaient tenu à s'associer à son bonheur exultant.
Pendant ce temps Mme de Mackau a éprouvé une grande joie dont elle s'est empressée de faire part à sa chère «Reine», la princesse de Piémont. Elle a marié le fils qui, peu de mois auparavant, lui donnait tant de soucis: le baron de Mackau a épousé au milieu d'octobre Mlle Alissan de Chazet, d'honorable famille, et destinée à posséder une jolie fortune. «Au moment où je m'y attendais le moins, écrit-elle le 22 octobre, cet homme si redoutable (le père de la jeune fille [120]), qui ne voulait se prêter à rien, a changé de ton, a consenti à ce que je lui demandais. Aussi la baronne a-t-elle conclu le mariage tout de suite, de peur de dédit. Il y a quatre jours qu'il est fait.» Après avoir recommandé la jeune femme à la bienveillance de Madame Clotilde, Mme de Mackau ajoute: «La jeune personne associée au sort de mon fils est aimable et est assez heureuse pour avoir le suffrage de Madame Élisabeth qui la comble de bontés.»
Ayant invoqué le nom de l'aimable princesse, la baronne sait être agréable à la princesse de Piémont, en ne lui taisant pas ce qu'on dit de sa sœur. «Elle est toujours la même pour moi, elle est réellement adorée de tout le monde, elle n'écoute que les conseils de celles qui ne peuvent lui en donner que de bons, et a le tact infiniment juste pour les personnes qui lui sont attachées.»
Voici d'autres détails sur la Cour. On attend le retour de voyage de la comtesse Diane qui s'est hâtée de revenir, car «les absents ont toujours tort». Je ne la vois pas, mais Dieu m'est témoin que je ne lui veux aucun mal, et je crois que Madame, d'après ce que j'ai eu l'honneur de lui confier, approuvera que je ne fasse pas société avec elle, puisque je suis moralement sûre que je ne lui ferais nul plaisir. Madame Élisabeth ne m'en traite pas moins bien, ainsi je dois être parfaitement contente. «Sur la comtesse Diane, on le voit, Mme de Mackau a les mêmes idées que Mme de Bombelles; non sans raison, sans doute, elles se défient toutes deux de la dame d'honneur.»
La Cour est à Marly où il y a fastidieuse alternance de jeu et de spectacle.—Quant à la petite Madame Royale, elle a été très malade, au point d'inquiéter: «Le Roi, pendant cette maladie, lui a donné les plus grandes marques de tendresse, et son attachement pour cette enfant est réellement attendrissant. La Reine l'aime certainement autant, mais les caresses d'un homme en général et surtout d'un Roi frappent, à ce qu'il semble, davantage.»
La lettre de Mme de Mackau se termine par des nouvelles de famille qui nous intéressent: «Ma fille Bombelles est toujours à Ratisbonne, gaie et heureuse par son mari, autant que femme peut l'être. Je l'attends, ce printemps, avec son petit garçon qu'elle nourrit. Mon fils part ces jours-ci pour un court voyage, il commence par Ratisbonne.....»
Une lettre du commencement de décembre donne encore à Madame Clotilde des détails sur l'arrivée à Ratisbonne du jeune ménage de Mackau. La dernière ligne sonne comme un glas: «Le courrier arrivé ce matin (le 5) nous apprend que l'Impératrice est très mal [121].»
La grosse nouvelle de la mort de Marie-Thérèse parvenait peu de jours après. On sait par le récit de l'archiduchesse Marie-Anne quelle fut la fin admirable de la grande souveraine. A la nouvelle de sa mort, il n'y eut qu'un cri de vénération dans le monde. Frédéric II lui-même sut trouver une expression admirative. «J'ai donné des larmes sincères à sa mort, écrivait-il à d'Alembert; elle a fait honneur à son sexe et au trône. Je lui ai fait la guerre et n'ai jamais été son ennemi.» Sincère ou non, l'oraison funèbre est belle.
La douleur de Marie-Antoinette fut immense et démonstrative. «Oh, mon frère, écrit-elle à Joseph II, il ne me reste donc que vous dans un pays qui m'est et me sera toujours cher... Souvenez-vous que nous sommes vos amis, vos alliés; aimez-moi...» Pendant près de deux semaines elle ne vit que la famille royale, la princesse de Lamballe et Mme de Polignac, ne parlant que des vertus de sa mère, ne voulant pas être distraite. De ce déchirement profond, réel, un seul événement pouvait la consoler. Plusieurs fois on avait annoncé à tort une seconde grossesse de la Reine; l'hiver précédent, elle avait fait une fausse couche; au début du printemps, le bruit se répandait de nouveau que Marie-Antoinette était grosse, et déjà chacun escomptait la venue du Dauphin tant attendu.
CHAPITRE V
1781
La marquise rentre à Versailles.—Charmant accueil de Madame Elisabeth.—Premières visites.—Le portrait du marquis.—Bombon.—Esterhazy et la Reine.—Nouvelles de cour.—Incendie de l'Opéra.—Questions de carrière.—Mme Saint-Huberti.—Le sevrage de Bombon.—Effusions maternelles.—Nouvelles d'Amérique.—Court séjour de Joseph II.—Ambitions diplomatiques.—La comtesse de Reichenberg songe à accepter d'épouser le marquis de Louvois.—Correspondance avec son frère.—Mort du comte de Broglie.—La comtesse Diane.—Le duc de Montmorency.—A la Muette.—Mme de Marchais et le comte d'Angiviller.—La fête de Saint-Cloud.—La Cour à la Muette.—Mort de la comtesse d'Hautpoul.
L'hiver a passé... L'enfant est en état de voyager, Mme de Bombelles ne saurait prolonger davantage son séjour à Ratisbonne. Il lui faut rejoindre la princesse dont l'impatiente amitié a été mise à si longue épreuve.
Au mois d'avril 1781, la marquise a quitté son mari non sans de grandes démonstrations de regrets et de tendresse, et elle accomplit son long voyage avec Bombon sans péripéties notables. Elle arrive à Versailles le 30 avril, à onze heures du soir. «On nous a arrêtés dans les avenues, écrit-elle à son mari, pour nous dire que le plafond de l'hôtel d'Orléans était tombé et qu'il fallait aller loger à l'hôtel des Ambassadeurs. Moi qui n'étais occupée que de ne pas réveiller Bombon, je ne disais autre chose sinon qu'il ne fallait pas faire de bruit. Maman était furieuse de ma tranquillité, je ne savais à quoi attribuer son humeur; enfin nous sommes arrivés à l'hôtel, toute une famille était à la porte pour nous recevoir... Après avoir établi mon fils, je me suis aperçue que j'étais dans un appartement véritablement charmant. Tu ne peux imaginer ma surprise, car je ne me doutais pas du tout de ces nouvelles marques de bonté de la part de Madame Élisabeth. J'ai eu un plaisir à me trouver bien logée que je ne puis t'exprimer surtout à cause de Bombon, qui pourra se promener journellement dans les avenues de Sceaux et sur la place, sans que je le perde des yeux.»
Ce n'est pas tout. Mme de Bombelles va trouver là encore d'autres preuves des attentions affectueuses de la princesse. Lorsqu'elle s'est mise à table, elle aperçoit un service de porcelaine blanc et or, des couverts, une écuelle d'argent, le tout à ses armes. Elle croit rêver, et tout cela lui donnait envie de pleurer. «Pourquoi n'est-il pas là?» disait-elle à sa tante en se jetant dans ses bras... Et l'on devine le chapelet de choses tendres dont elle émaille son petit récit intime. Madame Élisabeth ne s'est pas contentée de gâter son amie à son arrivée, elle a grande hâte de la voir et la fait demander dans la matinée du lendemain. Mme de Bombelles ajoute, aussitôt l'entrevue finie, un long post-scriptum à sa lettre.
«... Tu ne peux te faire une idée de la joie qu'elle m'a témoignée au moment où elle m'a aperçue. Nous avons ri et pleuré tout à la fois.
«Mmes de Sérent et de La Rochelambert, qui ont déjeuné avec la princesse, sont parties et ont laissé les deux amies deviser à leur aise.
«Après les premiers témoignages d'amitié, je lui ai dit combien tu lui étais attaché, combien tu m'avais rendue heureuse, toutes les raisons que j'avais pour te regretter. Ensuite je me suis mise à pleurer; elle s'est jetée dans mes bras, m'a priée de pleurer à mon aise, en m'assurant que personne ne partageait mieux qu'elle mes regrets et qu'ils étaient bien fondés. Là-dessus nous sommes entrées dans beaucoup de détails à ton sujet. Je te manderai demain en chiffres ce que nous aurons dit.»
Madame Élisabeth a promis d'intercéder en faveur de M. de Bombelles pour l'ambassade de Constantinople, but de ses désirs [122].
Dans les témoignages affectueux de Madame Élisabeth, Bombon n'est pas oublié: «Elle l'a comblé de caresses, il a été gentil au possible; il s'est endormi ce matin chez elle en tétant, elle voulait le faire mettre dans un de ses entresols, mais Mme de Sérent, que nous avons consultée, nous a dit de n'en rien faire à cause de son sexe, nous assurant qu'on ne manquerait pas de se servir de ce prétexte pour dire que je faisais habiller et déshabiller l'enfant devant Madame [123]. Nous avons pris le parti de le faire transporter chez maman, où il a dormi deux heures et demie... J'ai vu, ce matin, Mme de Travanet qui m'a dit qu'hier la Reine lui avait demandé plusieurs fois si j'étais arrivée... Aussitôt (qu'elle l'avait su) elle avait couru à Madame Élisabeth lui en porter la nouvelle avec toutes sortes de grâces, en lui disant qu'elle voulait qu'elle passe toute la journée avec moi et qu'elle prenait bien part à sa joie. J'irai vendredi dîner avec Madame Élisabeth, et samedi j'irai à Villiers voir ton frère.»
Le lendemain, Mme de Bombelles a dîné chez sa mère avec sa belle-sœur Mackau [124] et Mme de Chazet; puis, avec sa mère, elle a rendu visite à Mme de Vergennes, «qui l'a traitée très honnêtement», et à la princesse de Guéménée à Montreuil. Celle-ci les a reçues «ni bien ni mal»; ensuite elle s'est déridée et a promis de témoigner son amitié à M. de Bombelles; la princesse Charles de Rohan a été plus expansive.
«On ne meurt pas de joie, mon petit chat, écrit la marquise à son mari le 12 mai, car je ne serais plus de ce monde, après avoir reçu ta lettre de Langres [125]. On me l'a apportée hier, au moment où j'allais partir pour Marly. Je l'ai lue avec précipitation pour savoir comment tu te portais; après l'avoir baisée, je l'ai fait baiser à petit Bombon; j'ai pleuré enfin, j'étais comme une folle de joie. Je recommençais ta lettre quand elle était finie, et, si mon fils ne m'avait interrompue, je n'aurais vu qu'elle toute la journée...»
Mme de Bombelles a vu M. de Vergennes, qui lui a fait force compliments sur la manière d'être de son mari et lui a fait entrevoir un rayon d'espoir pour son avancement... Puis elle est partie pour Marly en sortant de chez le ministre.
... «Bombon s'est endormi en chemin, j'ai fait demander la permission à Mme de Bourdeilles de le déposer chez elle. Elle m'a reçu avec la plus grande amitié... Je suis venue par le jardin chez Madame Élisabeth. La Reine, qui loge au-dessous d'elle, s'est mise à la fenêtre dès qu'elle m'a eu aperçue, m'a appelée, m'a demandé comment je me portais, où était mon fils... Elle m'a ajouté qu'elle était charmée d'avoir le plaisir de me voir. Je lui ai fait une belle révérence et je suis partie. Le soir, en sortant de chez Madame Élisabeth avec Bombon, j'ai encore rencontré la Reine avec Madame et Mme la comtesse d'Artois; elle s'est arrêtée pour le voir, m'a dit qu'elle le trouvait charmant. Le petit lui a arraché son éventail des mains, cela l'a fait beaucoup rire; elle lui a dit qu'il était un petit méchant, a encore joué avec lui et puis est partie. Madame Élisabeth, avec laquelle j'ai dîné, m'a comblée encore de bonté...
«J'ai aussi été faire une visite à la comtesse Diane; elle m'a reçue avec la plus grande honnêteté, m'a demandé de tes nouvelles. La duchesse de Polignac qui y était m'a aussi fort bien traitée. Le comte d'Esterhazy m'a fait dire par Faverolles qu'il viendrait me voir mercredi matin et qu'il avait des choses fort intéressantes à me communiquer. Je suis bien curieuse de savoir ce qu'il a à me dire, je te le manderai tout de suite.
«... Je n'ai pas encore vu Rayneval... Tu ne sais peut-être pas que M. de Lamotte-Piquet a pris 22 bâtiments marchands qui venaient de Saint-Eustache...»
De retour à Versailles, Mme de Bombelles récrit à son mari, le 15 mai, sous l'impression d'une grande joie, causée par le portrait de son mari. Rien de plus charmant que l'expansion de cette tendresse sincère, juvénilement exprimée.
«J'ai eu hier un grand plaisir, mon petit chat, ton portrait m'est arrivé à six heures du soir, j'ai sauté de joie en voyant la caisse; je croyais qu'on ne l'ouvrirait jamais assez tôt... Lorsque j'ai aperçu ta figure, je me suis mise à pleurer de joie; je t'ai embrassé, caressé; j'ai poussé la folie jusqu'à te parler. Je t'ai couché sur mon lit, ensuite sur le canapé, véritablement ma tête était un peu tournée. La seule chose qui m'a contrariée, c'était que Bombon dormait; mais, en revanche, ce matin, il t'a bien accueilli: il voulait à toute force te prendre le nez, il disait papa et retournait le cadre, croyant de bonne foi que tu étais derrière la glace. Il est bon que tu saches qu'il a actuellement le talent le plus décidé pour jouer du clavecin, il donne de grands coups de poing sur le clavier, cela fait bien du bruit, ce qui le charme et le fait rire de tout son cœur. Il devient tous les jours plus gentil, je crois pourtant que ses dents viendront bientôt.»
Mme de Bombelles est aussi bonne mère qu'elle est tendre épouse, aussi prodigue-t-elle les détails sur la dentition des enfants, sur les conseils qu'on lui a donnés au point de vue du sevrage. Elle semble très moderne dans ses idées, puisqu'à l'enfant qui n'a pas encore percé sa première dent elle fait prendre panades et soupes, en attendant qu'il puisse se passer d'elle et soit sevré.
Suivent les détails de Cour: Madame Élisabeth est venue de Marly la voir avec la comtesse Diane et l'a invitée, de la part de la Reine, à se rendre à Marly, où il y avait grand déjeuner et partie de barres. Mme de Bombelles hésite à accepter parce qu'elle attend la visite du comte d'Esterhazy; elle se préparera à partir; en tout cas, si elle ne peut se rendre à l'invitation, Madame Élisabeth l'excusera en disant que l'enfant est souffrant. La comtesse Diane lui a fait «tout plein d'honnêtetés; elle va partir pour Passy où elle prendra les eaux pour un embarras d'estomac et serait charmée d'y recevoir sa visite à dîner: nous sommes comme des sœurs, c'est touchant». Mme de Bombelles termine sa lettre par des informations de «Carrière», ayant vu M. de Rayneval, et elle annonce le mariage du fils de la princesse de Guéménée avec Mlle de Conflans [126].
Pendant ce temps, M. de Bombelles continue fort tranquillement son voyage. De Besançon, le 16 mai, il félicite sa femme du bon accueil fait par la princesse; il serait fort aise d'avoir des détails sur son installation dans son nouveau logement. «Comme je dois croire, je suis autorisé à penser qu'il sera bien souvent question de moi dans ce petit asile, j'en veux donc connaître tous les contours.»
En route il a trouvé ses chevaux venus au-devant de lui avec un de ses serviteurs, et Follette, la chienne fidèle, «qui sait si bien se coucher à tes pieds; comme tu la traitais bien en disant: C'est la chienne de mon ami.» Son beau-frère Mackau est son compagnon de route, il peut donc échanger des idées sur l'antique Besançon qu'il vient de visiter avec soin.
Il est triste pourtant sans sa femme, sans Bombon. Un charretier qui passe avec son enfant sur les bras lui fait envie; il pense à son Bombon dormant dans son berceau de Ratisbonne. A une extrémité de la ville, dans un faubourg sur le Doubs, il a vu une femme qui caressait un enfant. Il n'a pu s'empêcher de s'approcher, de questionner la mère et, de là, des points de comparaison avec son Bombon et celui des autres. Le marquis a l'âme «sensible» et exprime sa «sensibilité» en termes un peu précieux qui sont bien de leur époque. On aime mieux les naïvetés, les sincérités sans apprêt dont sa jeune femme émaille sa correspondance. C'est pourquoi nous ne nous attarderons pas aux impressions de voyage ni aux attendrissements du marquis, pour reprendre les lettres de sa femme où il est toujours quelque chose à glaner.
Quelques nouvelles politiques d'abord: «M. Joly de Fleury [127] a refusé d'être contrôleur général, mais il a gardé le portefeuille jusqu'au moment où le Roi en aurait nommé un autre. Je frémis en pensant à tous les changements qui vont encore se faire, à tous les impôts que nécessairement on va lever sur le peuple, au peu d'exactitude avec laquelle peut-être nous allons être payés. Dieu veuille que tous ces malheurs n'arrivent pas, mais je les crains fort; ils me paraissent inévitables, parce que nous perdons tout notre crédit avec M. Necker. On n'a plus aucune confiance dans les billets d'escompte et la Caisse va être ruinée, parce que tout le monde veut avoir l'argent de ses billets. On dit que ce sera M. Foulon qui va être nommé, il est porté par le duc de Choiseul et Mme de Brionne, cela la rendrait pour le coup bien fière. M. de Maurepas va beaucoup mieux, je l'irai voir dès qu'il pourra me recevoir.»
Après le paragraphe sur Bombon, sur son avenir, sur les bonnes promesses de Madame Élisabeth de seconder les Bombelles dans leurs projets de carrière, quelques anecdotes. Mme de Bombelles a demandé à dîner à la duchesse de Montmorency, puis n'est pas venue, son fils étant souffrant. Elle écrit à la duchesse une lettre que celle-ci ne reçoit pas à temps, d'où bouderie piquée que Mme de Bombelles espère éteindre par une seconde lettre d'excuses.
«Il faut que je te compte un bon trait du Roi. Il y avait un monsieur, dont je ne sais plus le nom, qui avait un procès avec lui de plus d'un million. Les papiers ont été brûlés lorsque M. Nogaret a perdu sa maison. On est venu dire au Roi ce désastre; il a tout de suite répondu: «Ses papiers sont brûlés, mon procès est perdu.» Cela n'est-il pas charmant?» Et, en fait, voilà un beau geste à l'actif de Louis XVI.
La politique reprend: il paraît dans ce moment-ci un projet d'administration qu'avait donné M. Necker au Roi, il y a trois ans, qui est parfaitement fait. On ne peut encore concevoir comment ce mémoire a pu être connu, car il n'y avait que le Roi et M. de Maurepas qui l'eussent. On prétend que c'est cet ouvrage-là qui a déterminé sa chute, parce qu'au Parlement beaucoup de personnages fort maltraités se sont déchaînés contre lui. Je ferai tout ce que je pourrai pour te l'envoyer...»
Entre temps Mme de Bombelles a pu voir le comte d'Esterhazy et se rendre tout de même à Marly. Ce qui concerne le comte Valentin est chiffré non sans impatience, car son écriture, d'ordinaire très régulière, est toute tremblée. Esterhazy a abordé franchement la question avec la Reine, parlant de Bombelles avec chaleur. Marie-Antoinette n'a pas dissimulé certaines préventions contre le marquis: on s'était plaint à elle qu'il avait contrarié l'Empereur en se mêlant de choses qui ne le regardaient pas et qu'elle désirait ardemment que, hors ce qui était de son devoir, il ne fît rien qui pût déplaire à son frère.
Esterhazy avait répondu vivement que c'était précisément là la condition tenue par Bombelles depuis qu'il était à Ratisbonne, que la Reine était trop juste pour savoir mauvais gré à un honnête homme de remplir sa charge. La Reine en était convenue, et le comte devenu plus confiant rassurait la jeune femme, certifiant que Marie-Antoinette n'était nullement aigrie contre son mari, qu'il devait avant tout ne pas faire parler de lui; que, lorsqu'une occasion se présenterait de lui faire changer de poste, non seulement elle n'y mettrait pas d'opposition, mais qu'elle userait de son influence. Tout ceci, semble-t-il, a redonné du courage à Mme de Bombelles qui craignait beaucoup d'hostilité de la Reine.
A Marly, où elle s'est décidée à aller, bien que son fils fût souffrant, Mme de Bombelles a trouvé accueil charmant. «La Reine n'a cessé de s'occuper de moi, de me parler de mon fils, combien elle l'avait trouvé beau, de me plaisanter sur la peur que j'avais eue d'entrer dans le salon; enfin elle m'a traitée comme si elle m'aimait beaucoup. Elle a été hier matin à la petite maison (de Montreuil) et a dit à Mme de Guéménée et à ma sœur qu'elle était fort aise de mon retour, qu'elle m'avait trouvée blanchie, parlant beaucoup mieux et un maintien charmant.»
Tous ces petits succès flatteurs n'empêchent pas Mme de Bombelles de regretter la vie douce et tranquille qu'elle a menée à Ratisbonne. Puisqu'elle doit son bonheur à son mari, c'est à lui qu'elle pense sans cesse. «Rien ne peut combler le vide que j'éprouve depuis que nous sommes séparés». Elle est nerveuse, un rien l'émeut. La santé de Bombon est un objet de perpétuelle inquiétude, mais c'est en même temps sa consolation. Souffre-t-il des gencives? elle est plus malade que lui; sourit-il? elle est folle de joie.
Mme de la Vaupalière est venue la voir avec ses enfants: elles ont trouvé Bombon charmant; quant à Madame Élisabeth, il n'est pas d'attention qu'elle n'ait pour le fils de son amie. Elle vient d'envoyer chercher de ses nouvelles: «Mon Dieu! qu'elle est aimable, s'écrie Mme de Bombelles. D'honneur, je l'aime à la folie! Si tu avais vu combien elle était contente de mes petits succès d'avant-hier; comme elle est venue tout doucement m'arranger mon fichu, afin qu'il eût meilleure grâce, me dire la manière dont il fallait que je remercie la Reine de ce qu'elle m'avait invitée à cette partie. Réellement j'étais attendrie de son intérêt pour moi, et je voudrais avoir mille manières de lui marquer ma reconnaissance.»
Le marquis continue lentement son voyage. Il s'est rendu de Pontarlier à Salines-de-Chaux; il a noté les moindres incidents de route, dont la gamme un peu monotone est coupée par une série de projets de carrière et de rappels amoureux: amour conjugal et ambition, l'un devant venir à l'aide de l'autre, tout M. de Bombelles est là.
A cause du voyage même, ses lettres n'arrivent pas régulièrement. C'est de quoi se plaint sa femme dans sa lettre du 24 mai. Après le paragraphe régulièrement consacré aux gentillesses de Bombon, quelques nouvelles: M. Joly de Fleury prend la place de Necker, dont le départ est salué avec joie; on attend l'empereur Joseph II qui, allant installer sa sœur la duchesse de Saxe Teschen à Bruxelles, viendra passer quelques jours à Paris. Elle a été voir Mme de Maurepas qui a voulu la retenir à souper; elle a rencontré Mme de Vergennes chez la Reine et s'est fait inviter à aller la voir à sa petite maison de campagne; ceci n'est pas précisément pour son plaisir, mais par intérêt pour son mari. Mme de Mailly a quitté le service de la Reine et c'est Mme d'Ossun qui la remplace [128]; M. de Chaulnes se meurt... Bombon a fait de nouvelles connaissances: Mme de Lordat, Mme d'Imécourt, le comte de Coigny l'ont trouvé charmant.
Quant à Madame Élisabeth, elle est toujours tendre et affectueuse, mais elle a des dettes, et Mme de Bombelles se charge de la mission délicate d'aller trouver M. d'Harvelay; il lui faudra attendre, mais ses dettes montant à environ 2.000 louis seront payées.
Les lettres du commencement de juin n'apportent aucun fait nouveau: visites rendues ou reçues, vie de famille ou de Cour sans incident.
Le 10 juin, Mme de Bombelles fait le récit de sa visite à Mme de Vergennes, elle a reçu chez elle le baron de Breteuil, et naturellement il a été fort question des ambassades à pourvoir: Constantinople semble échapper pour le moment, le poste ne pouvant être libre avant deux ou trois ans; peut-être serait-il plus facile, si la Reine voulait s'en occuper, d'obtenir Berlin. Mme de Bombelles est fort peu satisfaite de ces exceptions dilatoires; du moins M. de Breteuil est-il disposé à appuyer auprès de M. de Vergennes une demande de gratification.
Un événement plus grave a émotionné la Ville et la Cour: «M. de Maurepas a pensé être brûlé à l'Opéra [129] avant-hier; un instant après qu'il en était sorti, la toile s'est allumée par un lampion, le feu a gagné aux décorations et au reste du théâtre avec une si grande promptitude qu'au bout de vingt-cinq minutes la voûte est tombée avec un fracas épouvantable. Heureusement l'Opéra était fini quand l'accident a commencé, tout le monde était parti; néanmoins, il y a eu neuf personnes de brûlées. On a bien vite coupé toute communication, de sorte que tout ce qui environne l'Opéra n'est pas endommagé. Le feu était si fort que mes gens l'ont vu d'ici en soupant. On pouvait lire sur le pont de Sèvres; ainsi tu peux juger de la clarté que cela donnait à tout Paris.
Deux jours après, Mme de Bombelles, en écrivant à son mari, semble toute joyeuse. Elle a reçu de longues lettres de Lausanne et des extraits d'un Journal en Suisse que le prolixe marquis lui a envoyés [130].
«J'ai été avant-hier au concert de la Reine avec Madame Élisabeth. La Reine m'a demandé comment je me portais, ainsi que mon enfant, et si cela ne le dérangeait pas que je vinsse au concert. Je lui ai dit qu'il venait de téter. Elle a repris: «Mais, si vous vouliez, on pourrait l'amener ici.» J'ai paru confondue de ses bontés, et lui ai répondu que je craindrais d'en abuser, qu'il attendrait fort bien mon retour. Effectivement cela ne lui a pas fait de mal. Je suis rentrée à neuf heures chez moi, il a tété et s'est endormi tout de suite... Le feu de l'Opéra dure encore, il brûle dans les souterrains où étaient les machines; mais on a grand'peur qu'il ne gagne les caves du Palais Royal où il y a trois cents toises de bois, beaucoup d'huile et d'eau-de-vie. On n'ose toucher à rien et on craint une explosion qui ferait peut-être sauter le Palais Royal, cela serait effroyable. Ce qu'il y a de certain, c'est que, si j'y avais un appartement, rien dans le monde ne m'y ferait rester.»
Le 14 juin, Mme de Bombelles annonce l'arrivée de l'Empereur à Paris. «Je suis étonnée qu'il ne soit pas venu tout de suite à Versailles. J'imagine que la Reine l'attend avec beaucoup d'impatience... La procession du Saint-Sacrement qui s'est faite ce matin était superbe, il faisait le plus beau temps du monde. J'ai été la voir passer d'une fenêtre, Madame Élisabeth m'ayant dispensée de l'accompagner... Le feu de l'Opéra dure toujours. Mme la duchesse de Chartres a quitté prudemment le Palais Royal et est établie à Saint-Cloud.»
Décidément l'Empereur n'est pas arrivé à Paris; c'était une fausse nouvelle. La Reine était partie pour Trianon avec Madame Élisabeth, le 25 juin. Mme de Bombelles y va tous les jours. Le 27, elle écrit: «J'ai été à Trianon ce matin, petit chat, voir Madame Élisabeth avec quelque curiosité, parce que tout Paris disait que l'Empereur y était et qu'il allait l'épouser. C'est qu'il n'en est pas un mot, il est toujours à Bruxelles, et il n'est pas sûr même qu'il vienne ici; aussi ma tête a bien trotté inutilement. J'ai été souffrante depuis que je ne t'ai écrit, j'ai été avant-hier dîner chez la duchesse de Montmorency avec mon Bombon, qu'elle a trouvé charmant. Avant de partir de Paris j'ai été voir le baron de Breteuil qui est malade. Il a eu la goutte et une grosseur à la gorge qui le fait souffrir beaucoup. Il est d'une impatience que tu imagines... Il vient de faire une succession qui sera considérable. Mme de Louvois, une Hollandaise [131], que tu as beaucoup vue à la Haye, qui l'aimait à la folie et qu'il n'a pas voulu épouser, parce qu'elle était trop laide, vient de mourir et de lui laisser tout son bien à lui, à sa fille et à tous les enfants qu'elle pourra avoir. Ce sont les propres paroles de son testament, cela n'est-il pas bien heureux? Jamais tu n'auras l'esprit d'en conter assez bien à une femme, pour qu'elle te laisse un million de bien. Pauvre petit Bombon, cela lui irait à merveille.
«... J'allais oublier de te dire la nouvelle que M. de Castries est venu annoncer ce matin à la Reine: il y a eu un combat entre l'amiral Rodney et M. de Grasse; l'amiral a eu cinq de ses vaisseaux coulés à fond, deux, de plus, en fort mauvais état. Le convoi est arrivé sans le plus petit accident, et M. de Grasse a perdu peu de monde. Mon regret est qu'il n'ait pas pu prendre l'amiral, cela aurait mis le comble à ses exploits. Je voudrais bien que quelques affaires de ce genre forçassent les Anglais à faire la paix...
«Mon chat, ce mariage de Madame Élisabeth m'a beaucoup occupée, car enfin, si elle était heureuse, quel bonheur ce serait pour moi de la savoir contente et de ne plus te quitter. Quant à la fortune, elle pourrait y aider encore davantage étant impératrice et, ne plus te quitter, mon petit chat, ne comptes-tu cela pour rien? Mon Dieu, cela n'arrivera jamais, ma destinée est de ne te pas voir la moitié de ma vie, c'est affreux; cette perspective me cause un chagrin que je ne puis te rendre. Il y a des moments où je pleure, je me désespère, où je suis tentée de laisser ma place, tout ce que je puis espérer, pour m'en aller avec toi. La raison, la reconnaissance que je dois à Madame Élisabeth me font revenir de cette espèce de délire, mais la raison empêche de faire des sottises et ne rend pas plus heureux pour cela ceux qui l'écoutent. C'est l'effet qu'elle produit sur moi. Je m'ennuie prodigieusement, je ne te le dissimule pas, et si le bon Dieu et toi ne m'avaient donné Bombon, je t'assure que je ne resterais pas ici, car nous aurons toujours de quoi vivre nous deux... mais cet enfant il ne faut pas qu'il soit malheureux...»
L'ambassade de Constantinople hante toujours les rêves de M. de Bombelles, aussi a-t-il chargé sa femme de tenter de nouveau tout ce qu'elle pourra pour que Madame Élisabeth agisse sur la Reine.
«J'ai parlé ce matin à Madame Élisabeth, écrit-elle le 30 juin, et lui ai bien fait sa leçon; elle m'a promis de recommander cette affaire à la Reine avec la plus grande chaleur, et le plus tôt sera, je crois, le mieux... Le comte d'Esterhazy est à Rocroi, il reviendra le mois prochain à ce que j'imagine, je le verrai dès qu'il sera de retour, et il te servira sûrement bien. J'ai vu hier Mme de Guéménée qui m'a parlé de toi avec le plus grand intérêt. Je lui ai parlé de notre affaire et de l'entrave que le baron de Breteuil craignait qu'il n'y eût. Elle m'a dit qu'il fallait que je misse tout de suite l'amitié de Madame Élisabeth pour moi en jeu vis-à-vis de la Reine, qu'il fallait que cette dernière l'emportât et qu'elle, de son côté, lui dirait tout ce que tu valais, ton esprit, tes talents, qu'il n'y avait enfin que ce moyen là d'assurer une fortune à ton enfant, et qu'il fallait absolument que cela fût. Si Madame Élisabeth nous seconde, j'ai encore quelque espoir. J'ai vu ce matin la Reine à Trianon qui m'a traitée à merveille, tout cela me rend du courage; pourvu que Madame Élisabeth n'aille pas encore nous faire languir! J'ai imaginé, pour l'aider, qu'il faudrait que je fasse un petit mémoire que je la prierais de lui donner. Je dirai à maman, lorsque j'en aurai fait le brouillon, de le corriger, et je t'en enverrai la copie... Si Madame Élisabeth y met de la chaleur sans dire que ce soit de toi, je dirai au baron de Breteuil que j'ai résolu de tenter vis-à-vis la Reine, si elle voulait se charger de notre affaire, et, quant à ce qu'il me dira sur la fâcherie de M. de Vergennes, je lui répondrai que je suis censée ignorer ses projets, qu'ainsi il ne pourra jamais raisonnablement t'en vouloir de ton ambition. Je l'engagerai à passer par Ratisbonne... Tout ceci n'empêche pas Madame Élisabeth de travailler à l'acquittement de tes dettes...
«M. le maréchal de Soubise est fort mal, il a la gangrène à une jambe. Hier Mme de Guéménée le croyait hors d'affaire, et aujourd'hui on se désespère. La Reine et Madame Élisabeth reviennent après souper de Trianon, très fâchées de le quitter.»
M. de Breteuil s'apprête à partir pour Vienne, tout en promenant sa grosseur à la gorge, «qui pourrait bien lui jouer un mauvais tour». Mme de Bombelles n'a pas manqué de lui faire une foule de recommandations, mais elle n'a pu le déterminer à allonger son voyage pour passer par Ratisbonne.
Il y a eu quelque distraction au château. Le 2 juillet, au soir, en en revenant, Mme de Bombelles griffonne un post-scriptum: «Ah! mon chat, je me suis bien amusée ce soir. J'ai été avec ma petite belle-sœur et Mme de Clermont à la Comédie où Madame Élisabeth était avec la Reine. On a donné Tom Jones et l'Amitié à l'epreuve. Mme Saint-Huberti [132], une fameuse de l'Opéra, a fait les deux principaux rôles. Je me suis en allée au commencement de la seconde pièce endormir mon petit Bombon qui est actuellement paisiblement dans son berceau. J'avoue que, si la crainte que Bombon n'eût trop envie de dormir ne m'avait distraite du plaisir que j'avais au spectacle, rien dans le monde n'eût pu m'en arracher, car le commencement de l'Amitié à l'épreuve, que je ne connais pas, m'a paru charmant, mais j'ai été bien dédommagée en voyant mon petit enfant qui était fort content de mon retour...»
Bombon a enfin sa première dent si lente à percer! «Ce n'est plus un rêve, ce n'est plus une illusion! une dent blanche comme du lait; c'est à deux heures hier que nous en avons fait la découverte!» C'est en ces termes que Mme de Bombelles tout émue, tout en larmes et reconnaissante au Ciel qu'un tel bonheur soit arrivé sans douleur, annonce le grand événement à son mari le 14 juillet. Elle est si sincère dans ses joies comme dans ses peines, si profondément mère, qu'on ne se sent nullement disposé à l'ironie. Pour naïfs qu'ils puissent sembler aux sceptiques, ces sentiments sont vrais, éternellement vrais et dignes d'approbation. L'amour maternel, de génération en génération, recommence son poème auprès de tous les berceaux, et nul n'a le droit de railler le plus beau joyau de l'écrin féminin. Mme de Bombelles, sûre d'être comprise par son mari, lui donne le plus de détails possible dans les lettres qui suivent.
Bombon va être sevré. «C'est demain le grand jour, écrit-elle, le 22 juillet. L'enfant se porte à merveille, mais je ne suis pas tranquille. Je crains que d'être sevré ne le rende malade, et, si j'eusse été absolument maîtresse, je ne m'y serais pas encore résolue; mais maman le désire si fort, craint tant que cela n'attaque ma santé, que je n'ai pas osé reculer... Je ne sais ce que je donnerais pour ne pas le sevrer, et, quand une fois ce temps-là sera passé, je serai bien contente...» Bombon se porte à merveille le 4 août. «Il a parfaitement bien dormi l'autre nuit et celle-ci; mais celle d'auparavant qui était la seconde après notre séparation, ce pauvre petit avait bien du chagrin. Il voulait absolument téter; il pleurait, il appelait: Maman! maman! me cherchait partout, et ensuite faisait de grands soupirs et se remettait à pleurer. Cela n'est-il pas touchant au possible? A présent, il n'a plus de chagrin; mais, malgré cela, il parle de moi toute la journée, me cherche et fait signe avec son doigt qu'il faut aller à la porte du jardin, que j'y suis. J'ai pleuré quand on m'a donné ces détails. J'adore cet enfant, et les marques d'attachement qu'il m'a montrées dans cette occasion ne s'effaceront jamais de mon cœur ni de ma mémoire. J'irai aujourd'hui à Montreuil, le cœur m'en bat d'avance. Je verrai mon bijou, mais il ne me verra pas, il est trop occupé de moi, cela renouvellerait tous ses chagrins, et je l'aime trop pour désirer des jouissances aux dépens de sa tranquillité. Ainsi j'attendrai encore quelques jours pour l'embrasser. Je te réponds bien, que, cette besogne faite, rien dans ce monde ne pourra m'en séparer que le moment où tu t'en empareras...»
D'autres événements plus importants que le sevrage de Bombon ont pris place en ces derniers jours. Nouvelles d'Amérique: on dit que M. de Grasse a repris Sainte-Lucie et coulé deux vaisseaux. L'abbé de Breteuil est mort; le baron est dans un grand chagrin. Arrivée et court séjour de l'Empereur Joseph II: «Je n'espère plus que l'Empereur l'épouse. Il part aujourd'hui (4 août), et, si on avait eu quelques idées, on aurait cherché à les faire causer, à les rapprocher. Au lieu de cela la Reine a paru peu occupée de Madame Élisabeth, pendant le séjour de son frère ici et ne lui a rien dit qui eût le moindre rapport à ce sujet; ainsi sûrement cela ne se fera pas [133].
Du 6 août: «L'Empereur n'est parti qu'hier à cinq heures du matin. On dit qu'il a fait ses dévotions avant de partir, cet acte de dévotion m'étonne, car tout le monde dit qu'il n'y croit pas. Madame Élisabeth avait soupé la veille avec lui et toute la famille royale. La Reine se cachait sous son chapeau pour pleurer et elle avait l'air fort affligée du départ de son frère. Pour dire quelque chose, elle a demandé à Madame Élisabeth si ce n'était pas avec moi qu'elle avait pêché; elle lui a répondu que non, que je ne pouvais pas sortir parce que je sevrais mon enfant. L'Empereur lui a expliqué que j'étais à Madame Élisabeth qui avait beaucoup d'amitié pour moi, et l'Empereur a repris: «On dit qu'elle est fort jolie.» Là-dessus il y a eu dissertation sur ma figure...»
Quand l'Empereur est parti, il n'y a plus de doute possible sur ces projets de mariage qui n'ont jamais été sérieux [134]. «J'en suis bien aise et fâchée: c'est peut-être fort heureux pour elle, cela ne l'est pas tant pour moi, puisque j'aurais toujours été avec toi si ce mariage s'était fait; mais je lui suis si attachée qu'il m'aurait été impossible de jouir tranquillement de ma liberté si cela n'avait pas fait son bonheur.»
Du 12 août: «... La Reine continue toujours à me fort bien traiter, je viens de conduire Madame Élisabeth chez elle; elle m'a demandé comment se portait mon fils et m'a dit que sa fille avait de la passion pour lui, qu'elle en parlait toute la journée. Je t'enverrai cette certaine bourse que je t'ai mandé que je faisais. Je me flatte que tu seras content des coulants, ils sont des plus à la mode et ils te seront encore bien plus précieux lorsque tu sauras que c'est Madame Élisabeth qui me les a donnés et qu'elle trouve très bon que je te les envoie... Tu auras été bien désolé lorsque tu auras appris la mort de l'abbé de Breteuil. Le baron ne peut s'en consoler et je crois que, de sa vie, il n'a éprouvé une peine aussi forte. Cette mort-là m'a fait faire bien des réflexions; cet abbé a vécu comme s'il n'eût dû jamais mourir; ses plaisirs sont passés, le voilà mort, Dieu seul sait à quoi il était réservé, et ce qu'il est devenu. En vérité, quand on calcule bien la courte durée de cette vie et la longueur de l'éternité, on apprécie bien à sa juste valeur les objets de son ambition, et on prend une grande indifférence pour tous les événements de ce monde.»
«... J'ai soupé hier au soir chez Mme la princesse de Lamballe, la Reine y est venue avec Madame Élisabeth et m'a fort bien traitée. Je me suis couchée à une heure du matin, ce qui ne m'était pas arrivé depuis longtemps. Je tâche de faire ma cour et, comme mon intention est que cela te soit utile ainsi qu'à Bombon, cela me donne du courage, et j'en ai besoin, car tu sais à quel point le grand monde m'intimide... Si le baron de Breteuil ne change pas d'avis, il t'ira voir en allant à Vienne.»
Toujours poussée par son mari qui, entre deux paragraphes d'amour tendre et d'un lyrisme soutenu, a soin dans ses lettres de parler de sa carrière, Mme de Bombelles ne perd pas une occasion de favoriser les intérêts de l'ambitieux diplomate. Elle a vu le comte d'Esterhazy, toujours difficile à saisir à son passage à Versailles. Lui seul est capable, d'après elle, de suivre utilement l'affaire et d'en référer à la Reine au moment opportun. Il est hors de doute que personne n'a plus de facilités pour parler à la Souveraine qui l'écoute très volontiers et lui accorde fréquemment ce qu'il demande.
«Il m'a dit qu'il avait causé de toi hier avec la Reine et qu'il n'en avait pas été fort content, écrit Mme de Bombelles, le 15 août; que la Reine, en lui disant beaucoup de bien de moi, lui avait dit que tu désirais l'ambassade de Constantinople, qu'elle voudrait bien que tu l'eusses, mais que cela lui semblait bien difficile, que d'ailleurs M. de Saint-Priest ne quitterait pas encore de sitôt. Le comte m'a dit qu'en un mot elle lui avait paru singulièrement refroidie sur cet objet et qu'il fallait que quelqu'un eût cherché à l'en dégoûter, que cependant il avait vu qu'elle avait le désir de t'obliger et qu'elle n'avait personne pour cette place. Après y avoir réfléchi, j'ai dit au comte d'Esterhazy qu'il ne pouvait y avoir que le comte de Coigny [135] qui en eût parlé à la Reine. J'ai prié le comte de tâcher d'en recauser avec la Reine, de lui dire que tu n'avais jamais eu l'intention de faire ôter à M. de Saint-Priest sa place, que toute ton ambition était de le remplacer lorsqu'il la quitterait. Je l'ai prié de représenter à la Reine que c'était le seul moyen d'assurer de la fortune à notre enfant; que lorsque M. de Vergennes avait eu cette ambassade, il n'était pas plus avancé que tu ne l'es actuellement; que tu as tous les talents nécessaires pour cela, et que, si la Reine avait de la bonté pour moi, comme elle le faisait paraître, elle ne pouvait m'en donner une marque plus sensible qu'en procurant à mon fils une existence qu'il n'aura jamais si tu n'allais pas à Constantinople. Le comte m'a promis de tâcher de découvrir ce qui avait autant refroidi la Reine et d'employer tout son crédit pour lui bien faire entrer dans la tête qu'il fallait absolument que tu succèdes à M. de Saint-Priest. Ce tendre intérêt qu'il prend à toi a remonté mon courage et j'ai encore beaucoup d'espérances... Pour en revenir au comte de Coigny, ce qui me persuade que c'est lui qui t'a desservi, c'est qu'il n'y a que lui de la société de la Reine qui ait su notre projet, et je vais te dire comment.
Mme de Guéménée qui en est folle et qui vit avec lui d'une façon indécente m'a une fois parlé devant lui de tes affaires; il s'est fait expliquer quel était l'objet de ton ambition, et, lorsque Mme de Guéménée lui a dit que tu désirais avoir l'ambassade de Constantinople, il a repris avec un air goguenard, en me regardant: «Madame, je vous dirai comme M. de Vilpatour: «Vous «n'êtes pas dégoûtée!» Je lui ai dit: «Je le sais bien, mais, sans prétendre trop, je puis désirer une place pour laquelle M. de Bombelles est fait plus qu'un autre.» Là-dessus il commença des raisonnements qui n'avaient pas le sens commun pour me persuader que je devais employer le crédit que j'avais sur Madame Élisabeth pour t'avoir quelques gratifications, mais non pour avoir une place à laquelle beaucoup de gens avaient plus de droits que toi et que d'ailleurs M. de Saint-Priest resterait encore longtemps à Constantinople [136], et qu'il ne fallait pas avoir une ambition aussi éloignée. Je lui ai répondu avec infiniment de douceur que, parmi les personnes qui désiraient Constantinople, aucune n'avait plus de droits que toi, qu'au reste tel était mon plan et que je ferais tout ce que je pourrais pour le faire mettre à exécution. J'étais si piquée que j'en avais envie de pleurer. Mme de Guéménée s'est rangée tout de suite de l'avis de son impertinent amant. Cependant nous nous sommes quittés bons amis, et comme, depuis, il n'est sortes d'honnêtetés qu'il ne m'ait faites, j'étais à mille lieues d'imaginer qu'il allait de gaieté de cœur changer les bonnes dispositions de la Reine. Mais, d'après ce que m'a dit le comte d'Esterhazy, je n'en puis plus douter, puisqu'il m'a répété tous les sots raisonnements que m'avait faits le comte de Coigny. Aussi, ce matin, lorsque je l'ai vu chez Madame Élisabeth me faire des agaceries ordinaires, je ne puis te rendre ce qui s'est passé en moi. J'aurais voulu lui égratigner les yeux. Le comte d'Esterhazy en a été furieux, mais point étonné. Il m'a recommandé de ne plus dire un mot à Mme de Guéménée de ce qui se passerait. Je n'avais pas besoin qu'il m'en pressât: c'est une fière leçon que celle que je viens d'éprouver, et je te donne bien ma parole que voilà la dernière fois que je parlerai de ce qui m'intéresse à des gens dont je ne serai pas persuadée de l'honnêteté. Au reste, mon petit chat, ne t'afflige pas, il n'y a encore rien de perdu. La Reine nous veut du bien, ainsi on aura bien moins de peine à la faire revenir des sottes préventions qu'on lui a données. Madame Élisabeth nous soutiendra de son côté et tout ira bien...» Et en effet, dans la lettre suivante, Mme de Bombelles est tout à fait remontée parce que Madame Élisabeth, le baron de Breteuil et surtout Esterhazy lui ont affirmé que l'affaire était en bonne voie.
Mme de Bombelles n'est pas au bout de ses illusions! Bien des mois, bien des années se passeront avant que son mari n'obtienne cette ambassade but de ses désirs, couronnement de son ambition légitime de diplomate consciencieux et ponctuel. Malheureusement il n'appartient pas à ces quelques familles, que leur propre situation pousse tout naturellement en avant; ses frères, ses proches, les parents de sa femme bien posés, mais sans fortune, sont eux-mêmes des fonctionnaires d'État ou de Cour, mais ne jouissent d'aucune influence. Ils ne font pas partie de la société de la Reine, sont à peine admis par les Polignac, sont traités par les Rohan en protégés subalternes. Mme de Bombelles est pour ainsi dire seule à quêter des protections efficaces. Qu'est-ce que des promesses vagues de M. de Vergennes, des recommandations sans puissance de Madame Élisabeth, une obligeance réelle, mais peu efficace peut-être du baron de Breteuil? La Reine seule et sa coterie omnipotente font et défont les ambassadeurs; le comte d'Adhémar [137] s'en ira plus facilement à Londres qu'un vrai diplomate de carrière ne sera nommé à Constantinople. A M. de Bombelles, pour réussir d'attaque, il eût fallu non pas ses chefs directs, mais les meneurs de la coterie Polignac, un Vaudreuil, un Bezenval. Il s'est rabattu sur Esterhazy fort bien en Cour et qui n'hésite pas à parler à la Reine directement: mais le comte a tant demandé et tant obtenu pour lui-même [138]! N'est-il pas un peu «brûlé», et son influence en décroissance? Quoi qu'il en soit, nous le verrons souvent plaider la cause de M. de Bombelles: de ses entretiens avec la Reine, à la jeune marquise, il ne donnera que la substance, ne se croyant pas tenu à marquer les gestes d'ennui que vient d'esquisser Marie-Antoinette. Personnellement Mme de Bombelles est sympathique à la Reine, qui voit avec grand plaisir auprès de sa belle-sœur cette jeune femme recommandable de tous points; Marie-Antoinette lui dira à l'occasion mille choses aimables sur elle ou son enfant, mais là s'arrête sa bienveillance. Elle n'essaiera pas de l'attirer dans son intimité plus brillante et moins sérieuse, la jugeant bien à sa place là où elle est. Quant au mari, elle lui garde rancune d'avoir mécontenté l'Empereur, son frère: ce grief «autrichien» ne sortira pas de sitôt de sa mémoire; nulle intervention ne parviendra à la convaincre que la personne de M. de Bombelles est de celles qui s'imposent pour les plus hauts postes diplomatiques.
Un événement de famille va distraire un instant Mme de Bombelles de ses préoccupations d'avenir. La sœur de son mari, Mme de Reichenberg, veuve du landgrave de Hesse, est sur le point de se remarier avec le marquis de Louvois [139], veuf de deux femmes, grand dissipateur devant l'Éternel et dont la conduite passée est moins que rassurante pour l'avenir. La manière dont se fit ce singulier mariage est assez curieuse pour que nous entrions dans quelques détails.
Mme de Bombelles est fort effrayée de ce projet qui semble tant réjouir sa belle-sœur qui veut se marier à tout prix... «Ce serait peut-être un beau mariage par les agréments qu'il lui donnerait dans ce moment-ci, mais le sujet me fait trembler, et j'avoue que le moment où elle l'épousera sera affreux pour moi, car je l'aime de tout mon cœur et je crains qu'elle ne se prépare des chagrins de tous les genres, car M. de Louvois est un bourreau d'argent et peut-être se verra-t-elle mère sans fortune à donner à ses enfants et sans ressource du côté de la considération de leur père. Toutes ces réflexions me font horreur, et je ne sais, en vérité, si à la place de ta sœur j'eusse accepté ce parti.»
Mme de Reichenberg dont nous connaissons le tempérament ardent, l'imagination vive et le jugement impondéré, n'envisageait pas les choses de cette façon, comme le prouve la longue lettre adressée à son frère qui vient de rentrer à Ratisbonne.
Voici, d'après Mme de Reichenberg, comment les choses s'étaient passées: «Peu de jours après la mort de M. de Courtanvaux dont M. de Louvois a hérité, la marquise de Souvré, mère de ce dernier, vint me trouver et m'offrit la main de son fils. Je tombai de mon haut d'une pareille proposition, et, loin d'avoir l'air d'en être charmée, je lui dis que, malgré la reconnaissance que je ressentais du désir qu'elle me marquait de m'avoir pour belle-fille, il était si dangereux de confier son bonheur à M. de Louvois que je ne me sentais pas assez de courage pour cela. Elle ne se rebuta pas: tous les jours, nouvelles visites, nouvelles prières, toujours même refus de ma part. Le baron de Breteuil à qui je confiai l'aventure me disait qu'il ne fallait pas refuser absolument, que cet homme pouvait se corriger, qu'il avait une grande fortune, etc... Enfin, Mme de Souvré crut qu'elle me déterminerait mieux lorsque son fils serait ici. Elle le fit revenir de Hollande, elle vint chez moi me le présenter: jamais homme ne me déplut autant. Je lui trouvai le ton d'un roué, d'une mauvaise tête, etc. Je fus obligée de souper chez sa mère ce jour-là, de dîner dès le lendemain chez Mme de Sailly, sa sœur, et ma répugnance augmenta à un tel point que je prétextai un mal de tête pour me dispenser de passer la soirée avec eux. Je courus chez le baron de Breteuil à qui je dis qu'il m'était impossible d'épouser M. de Louvois. Il me gronda, et ensuite il vint Mme de la Vaupalière dans la confidence afin de voir ce que nous devions faire dans cette occurrence...»
Voilà un beau début, semble-t-il, et une femme moins désireuse que Mme de Reichenberg de se marier coûte que coûte avec un homme riche en fût restée là, puisqu'après tout elle était libre de refuser. Pourtant il n'en fut rien. Elle se montra touchée de l'insistance de Mme de Souvré qui lui assura que son fils ne pouvait être heureux sans elle.
«Elle me demanda une parole formelle d'épouser son fils; à cette nouvelle persécution je répondis qu'il me fallait encore quelques jours pour y réfléchir. J'eus recours à mes conseils et à nous trois nous fîmes les demandes suivantes...»
Suit l'énoncé de ces demandes auxquelles M. de Louvois s'empressa de répondre. Mme de Reichenberg exigeait: 1o que M. de Louvois assurât à Mme de Souvré une fortune plus considérable que celle dont elle jouissait; 2o que l'état des dettes de M. de Louvois et de ce qui lui resterait de fortune une fois toutes ses dettes payées, lui fût soumis; 3o qu'un douaire de 20.000 livres hypothéquées sur une des terres de M. de Louvois lui fût assuré, avec cette explication: «M. de Louvois est trop honnête pour ne pas sentir que, si Mme de R... avait le malheur de le perdre, il ne serait pas décent qu'elle traînât dans la misère un nom comme le sien»; 4o qu'une pension de 12.000 livres lui fût assurée en compensation du douaire de même somme, venant du landgrave, qu'elle perdrait en se remariant; 5o qu'une somme de 20.000 livres lui fût allouée pour son trousseau.
M. de Louvois acquiesça à toutes les demandes de Mme de Reichenberg. Quant à la fortune, une fois les dettes payées, elle était encore fort belle. Il avait hérité de 4 millions, dont la terre d'Ancy-le-Franc en Franche-Comté, rapportant 110.000 livres, et l'hôtel de Louvois valant 2 millions et qu'on vendrait aussitôt. Il lui restait, de plus, des rentes diverses. En rachetant un hôtel et des meubles pour 600.000 francs et en payant ses dettes montant à 1.500.000 francs, M. de Louvois restait encore à la tête de près de 3 millions et d'environ 120.000 livres de rente.
En envoyant tous ces relevés à son frère, Mme de Reichenberg donnait cette explication: «Tu verras que j'en agis comme quelqu'un qui apporterait un million de dot; mais, comme mon cœur n'est pour rien dans tout cela, je me suis dit: «Je ne veux changer mon état que pour un plus brillant, c'est à prendre ou à laisser, ma tête est aussi tranquille que s'il s'agissait d'une personne indifférente.» Cependant j'ai été beaucoup plus contente de M. de Louvois, il m'a parlé avec raison et esprit... Il demande, pour m'épouser, de rentrer au service; il y a de grandes difficultés, cependant depuis deux jours nous avons quelque espoir de réussir... Tu sauras, soit par moi, soit par ta femme, les suites de cette affaire... Ton enfant ressemble à l'amour, il en a toutes les grâces sans en avoir les caprices... Je suis enchantée de sa petite maman, et je me trouve bien heureuse quand je suis près d'elle.»
A cette lettre d'affaires et de raison—et la raison était peu dans les habitudes de Mme de Reichenberg—M. de Bombelles répondait posément le 19 août:
«Vous me parlez si sagement de l'affaire présente que j'ai, ma chère amie, peu de conseils à vous donner. Je vais cependant pour répondre à votre confiance et au besoin qu'a mon cœur de vous savoir heureuse, dire à celle qui m'a toujours regardé comme un père ce que je dirais à ma fille chérie:
«Aucune de vos conditions ne sont exagérées. Il en est peu de trop fortes, lorsqu'avec une aisance suffisante, un état convenable, on sacrifie sa liberté à une nouvelle position. Une fille prend tout ce qui peut honnêtement la tirer d'embarras. Une veuve trouve peu d'indulgence lorsqu'elle s'est donnée des chaînes dont elle pourrait se passer.
«Si vous étiez froide, réfléchie, je vous dirais: vos conditions remplies, épousez. Mais vous êtes en possession d'une âme jusqu'à présent trop faible pour ne pas vous désoler si votre mari vous néglige, reprend son ancien train. Je vous ai vue raffoler d'un homme dégoûtant, d'un insensible, et, ma chère amie, que ne pourra pas sur vous celui qui pour mieux vous enchaîner prendra un degré de pouvoir sur vos feux. Les 20.000 francs qui vous seront assurés peuvent devenir sa ressource et l'objet de combats auxquels vous succomberiez quand on vous demandera des signatures. Souvenez-vous de ce que vous m'avez dit de la faiblesse de votre tempérament. Voilà mes seules craintes. Si M. de Louvois est corrigé, si 115 ou 120.000 livres de rentes ne sont pas pour lui un revenu insuffisant, alors j'applaudis de grand cœur à ce que vous acceptiez un état brillant qui peut mettre des jouissances à la place des privations; mais, ma chère amie, pensez à vous fortifier contre la peine que vous éprouveriez si une partie de ces jouissances s'en allaient en fumée. Une vie tissue par des désordres honteux se change rarement en une vie utile estimable. Vous aurez besoin d'indulgence pour un enfant récemment prodigue. Si vous pleurez, vous plaignez, vous fâchez aux signes de nouveaux écarts, vous éloignerez une conversion dont votre douceur, votre modération et votre patience assurera la durée et la consistance. Il faut bien aimer un homme pour le choyer; ainsi étudiez-vous, descendez au fond de votre âme, voyez si elle est capable des efforts auxquels vous la destinez...»
Après avoir plaidé le pour et le contre dans ce «scabreux mariage», M. de Bombelles engageait sa sœur, avant de prendre un parti définitif, à consulter M. de Breteuil et... le comte d'Esterhazy. Qu'elle ne mette pas les rieurs contre elle, si elle est trompée, car, veuve, elle pouvait vivre dans une indépendance honorable. Il terminait ainsi: «Je ne trouve rien de plus sage que vos précautions. Je ne crains que la bonté de votre cœur et votre sensibilité aux vœux d'une famille. Il vous paraîtra fort beau d'en faire le bonheur aux dépens du vôtre, cela me paraîtrait fort triste...»
En attendant, le mariage traîne, car les dettes ne sont pas payées, et M. de Louvois assez gêné dans le moment, à ce qu'assure Mme de Travanet, pour essayer d'emprunter de grosses sommes. Une lettre de Mme de Bombelles, datée du 24 août, ne nous fixe pas encore sur le mariage Louvois, mais elle renferme quelques détails intéressants sur le monde de la Cour. D'abord le comte de Broglie, frère du maréchal, est mort d'une fièvre maligne à sa terre de Saint-Jean-d'Angély. «Sa perte cause des regrets universels: ses enfants, ses neveux, ses amis, tous sont au désespoir...»
«Pour te parler de choses moins tristes, je te dirai que j'ai été hier à Passy, voir la comtesse Diane; qu'elle et la duchesse de Polignac m'ont traitée à merveille, que le hasard a fait que je me suis trouvée seule avec la comtesse Diane. La conversation s'est tournée sur la santé. Elle m'a dit que, malgré l'extrême besoin qu'elle aurait eu d'aller aux eaux, les propos infâmes qu'on avait tenus sur son compte l'en avaient empêchée, et qu'elle aurait mieux aimé mourir que de faire aucune démarche qui eusse donné la moindre vraisemblance aux torts qu'on lui prêtait [140], que tous ces propos lui avaient causé la peine la plus sensible. Je lui ai répondu qu'ils étaient si dénués de bon sens que je trouvais qu'elle avait tort d'y attacher un si grand prix; que toutes les personnes honnêtes n'avaient pas douté un instant de leurs faussetés. «Je me flatte, a-t-elle ajouté, que Madame Élisabeth ne les aura pas sues. Je crois qu'elle les ignore, ai-je répondu (elle le savait déjà à mon arrivée à Versailles); d'ailleurs elle a une si belle âme et vous rend trop de justice pour jamais les croire si jamais on les lui apprenait.»
«Là-dessus, je me suis fort étendue sur les qualités de ma princesse. «Elle en a une, m'a-t-elle dit, qui me fait le plus grand plaisir, c'est sa constance, et l'amitié qu'elle a pour vous fait son éloge; elle ne pouvait faire un meilleur choix. La Reine, qui vous aime beaucoup, me le disait encore dernièrement.» Je lui ai dit à cela que je savais bien ce qu'elle avait eu la bonté de lui dire de moi ce jour-là, et que j'en étais extrêmement reconnaissante (c'est le comte d'Esterhazy, qui y était, qui me l'a dit). Ensuite elle m'a dit que, pendant mon absence, Madame Élisabeth l'avait traitée avec un froid qui l'avait fort affligée; alors mon embarras a commencé, je ne savais plus que dire. Elle m'a demandé si je n'en savais pas les raisons. Je lui ai répondu que je croyais qu'on avait fait dire à Madame Élisabeth beaucoup de choses auxquelles elle n'avait jamais pensé, qu'elle ne s'était jamais plainte d'elle, qu'il m'avait paru au contraire qu'elle rendait justice dans toutes les occasions à ses procédés et à ses attentions pour elle. Heureusement Mme de Clermont est arrivée et nous a interrompues, j'en ai été enchantée. Elle m'a fort engagée à la revenir voir, m'a demandé de tes nouvelles, de celles de Bombon, m'a répété plusieurs fois à quel point elle était sensible à ma visite. Je me suis en allée fort contente de ses honnêtetés et de ce que notre tête à tête n'ait pas été plus long. Je crois qu'il sera bien fait que j'y aille encore une fois avant qu'elle revienne à Versailles, et dans le fait son amitié, que je ne conçois pas, me plaît assez, parce que, si elle avait dit du mal de moi à la Reine au lieu de lui en dire du bien, cela m'aurait peut-être fait beaucoup de tort et à nos affaires. Je pars cette après-dîner avec la petite Travanet pour Viarmes. Bombon viendra dans notre voiture.»
Mme de Bombelles part pour Viarmes chez sa belle-sœur. En arrivant, elle a trouvé une lettre de Madame Élisabeth, le surlendemain, elle en reçoit une seconde en réponse à celle qu'elle avait écrite. «Elle me mande qu'elle l'avait reçue à la Comédie, et que, comme elle avait été longtemps à la lire, la Reine lui avait demandé avec le plus grand intérêt, s'il ne m'était arrivé aucun accident, et qu'elle lui avait répondu quelle était trop bonne, que je me portais fort bien.» J'ai été fâchée, m'ajouta-t-elle, que ceci se soit passé à la Comédie; car sans cela le moment eût été bien favorable pour lui rappeler notre affaire; mais tu peux être sûre que la première occasion où je le pourrai, je ne l'échapperai pas.»
J'ai été d'autant plus sensible au regret que Madame Élisabeth m'a marqué que je ne lui avais pas dit un mot d'affaires, car j'aurais été trop affligée qu'elle eût pu imaginer que je ne lui écrivais que par intérêt... Le comte d'Esterhazy est de retour, je serai samedi à Versailles et j'espère que tout ira bien... M. de Travanet est ici, on ne peut pas dire qu'il soit aimable ni qu'il fasse aucuns frais pour plaire, mais il est aisé à vivre, s'arrange de tout ce qui nous amuse, et il est fort complaisant. Il chasse beaucoup, nous ne le voyons guère avant six heures du soir, mais le temps qu'il passe avec nous il y est fort bien, il rend ta sœur très heureuse; elle est maîtresse souveraine dans sa maison, il a en elle la plus grande confiance.»
Le marquis de Bombelles n'est pas sans applaudir à la petite diplomatie de sa femme avec la comtesse Diane. Aussitôt reçue la lettre où Mme de Bombelles lui a conté sa visite à Passy, il lui répond: «... Je suis bien de ton avis qu'il faut autant qu'il est possible être bien avec les personnes dont notre position nécessite la liaison. Une marche honnête, droite, subjugue jusqu'à l'envie. On aura vu que tu étais sans inconvénient et que ta maîtresse appréciait réellement ton cœur et sa candeur; il valait mieux te laisser jouir en paix d'une faveur qui pourrait être, tôt ou tard, placée sur une tête remuante. Il est peut-être vrai que, d'après ces réflexions, la comtesse Diane t'aime un peu. Jouis des avantages de ce sentiment en lui rendant tous les bons offices convenables et en te prémunissant contre les légèretés, les humeurs, les caprices qui pourraient revenir...»
A cette même date du 1er septembre, Mme de Bombelles a quitté Viarmes à regret, parce qu'elle s'y est reposée et que Bombon, malgré de nouvelles dents prêtes à percer, s'y est bien porté, et elle s'est arrêtée à Paris pour voir Mme de Reichenberg dont le mariage ne se conclut pas, et aussi pour s'entretenir avec M. d'Harvelay; il s'agit de préparer M. de Vergennes pour le cas où la Reine se déciderait à lui parler de la fameuse ambassade. «La duchesse de Montmorency a grande envie que je l'aille voir à la Brosse. J'irai volontiers, mais je suis retenue par l'argent que cela me coûtera. Si j'avais pu y aller avec la petite Travanet, cela aurait été bien différent de toutes manières; je le lui ai proposé, elle m'a répondu: qu'elle serait charmée d'avoir Mme de Travanet, mais qu'elle ne se souciait pas de son mari. D'après cela je me suis bien gardée de rien dire à ta sœur, car je sens que je serais très mortifiée à sa place d'être obligée de me séparer de mon mari pour être reçue quelque part. En tout j'aime la duchesse de Montmorency, mais son mari est d'une hauteur vis-à-vis de moi que je trouve impertinente: jamais, lorsque je dîne chez lui, il ne me donne le bras. Hier au soir Mme de la Rivière est venue souper chez lui, il s'est empressé de lui donner son bras pour la mener à table, j'ai trouvé tout simple que, lorsque je suis toute seule chez lui, il ne me le fasse pas, et d'après cela je trouve inutile de dépenser bien de l'argent pour aller essuyer ses grandeurs à la Brosse. Dans le fait cela ne peut jamais m'être utile à rien, il crie beaucoup contre la Cour et n'y a aucun crédit, ainsi qu'il aille se promener, et, quand je suis bien accueillie partout, je n'ai pas besoin d'aller chercher ses impertinences. Lorsque je reverrai la duchesse de Montmorency, je lui dirai fort honnêtement, mais simplement ce que je pense...
«La mort de ce pauvre comte de Broglie afflige beaucoup de monde, il est impossible de n'être pas infiniment regretté lorsqu'on est aussi bon qu'il était. Le maréchal, les enfants, toute la famille est au désespoir.»
La lettre suivante est écrite de la Meute (la Muette) où est toute la Cour. «Nous sommes parties à cinq heures; arrivées ici à six heures et demie, avons fait nos toilettes pour être rendues à huit heures et demie au salon. J'ai été fort bien traitée par tout le monde, le Roi m'a parlé, Monsieur m'a prise à côté de lui à souper et a beaucoup causé avec moi et m'a questionnée sur Ratisbonne, sur toi, etc. J'ai fait après souper une partie de trac avec Madame Élisabeth, le chevalier de Crussol et M. de Chabrillan. Le baron de Breteuil était dans le salon, qui m'a demandé de tes nouvelles. Le comte d'Esterhazy n'est pas encore ici... La Reine est fort occupée de la duchesse de Polignac, on attend d'un moment à l'autre qu'elle accouche. Sa Majesté ira y dîner tous les jours et y passer la journée, elle ne sera ici que pour l'heure du salon. Madame Élisabeth monte à cheval, j'y monterai avec elle, ce sera pour la troisième fois depuis que j'ai sevré Bombon...»
Le 7: «J'enrage, le comte d'Esterhazy n'est pas encore venu et, je ne le verrai sûrement pas, car je n'ai plus que demain à rester ici... Au reste je suis fort contente de mon séjour, je suis fort bien traitée. Hier, pendant le souper, la duchesse de Duras qui était à côté du Roi a fait mon éloge; le Roi a dit: «J'en pense beaucoup de bien.» Cela m'a fait plaisir. Demain je vais avec Madame Élisabeth et la Reine dîner à Bellevue et de là à Saint-Cloud... Tu ne sais heureusement pas que M. d'Angiviller [141] a épousé depuis six jours Mme de Marchais [142]. On dit qu'ils sont charmés tous les deux, grand bien leur fasse. Mais je ne conçois pas comment on peut être amoureux de Mme de Marchais... M. de Montesquiou m'a priée plusieurs fois de parler à Madame Élisabeth, pour que sa fille Mme de Lastic soit surnuméraire. J'y ai engagé ma princesse, parce que j'ai imaginé que tu serais bien aise qu'il m'eût quelque obligation, cela pourrait peut-être nous être utile. Madame Élisabeth ne s'en souciait pas beaucoup; mais, comme je lui ai dit que cela te ferait sûrement plaisir, cela l'a ébranlée et elle m'a dit qu'elle y ferait ce qu'elle pourrait [143].»
Le mariage Reichenberg-Louvois subit des retards. Le fils du landgrave a offert à sa belle-mère une pension dérisoire qu'elle a refusée; le marquis de Louvois cherche à emprunter de l'argent en Hollande, en attendant qu'il puisse reprendre 100.000 écus sur la succession de sa seconde femme. Pour le moment, il est à la tête d'immeubles, mais non de revenus, et il n'a pas un écu vaillant devant lui. S'il réussit en Hollande, le mariage se fera, mais le ménage devra s'imposer de grandes économies pendant trois ans. Il n'y a plus de conseil à donner, mais des vœux simplement à formuler. Comme le fait observer Mme de Travanet, Mme de Reichenberg est assez mûre pour savoir ce qu'elle fait... et d'ailleurs elle écoute peu les avis, même ceux de M. de Bombelles qui sont fort sages.
Chez le baron de Breteuil, à Saint-Cloud, il y avait nombreuse société pour voir la fête. Mme de Travanet donne, le 11 septembre, quelques détails à son frère: «Il y avait une foule immense de peuple, nous en étions, j'ose dire, l'élite, car nous étions menées, Mmes de Matignon, de Brancas, de Faudoas, ma sœur, moi et d'autres par le «Clair de lune» (Champcenetz), le comte d'Adhémar, le chevalier de Coigny, M. de Durfort, des ambassadeurs; enfin, c'était très brillant, mais ce qui l'était encore plus, c'était de voir la Reine percer la foule en calèche avec Madame Élisabeth, Mesdames d'Ossun et de Bombelles; cela fait toujours plaisir. Des étrangers disaient autour de nous: «Qu'est-ce que la jolie qui est devant?»—On répond: «C'est ma belle-sœur.» La Reine lui avait dit, la veille, avec amitié: «C'est vous qui viendrez, n'est-ce pas?»—Moi qui ai beaucoup vu Madame Élisabeth depuis un mois, ainsi que la Reine et Madame, Monsieur et Monseigneur le comte d'Artois, j'ai vu que ta femme était traitée au mieux; cela s'étendait jusqu'à moi. Au reste, il est bien juste qu'on la console dans ce pays-ci, des infidélités affreuses que tu lui fais...»
Les taquineries de sa sœur n'émeuvent pas M. de Bombelles. Il vient de recevoir à Ratisbonne la femme de confiance, Mme Giles, qui a pris soin de la petite enfance de Bombon, et à entendre tous les bons mots de l'enfant et tous ceux qu'on dit à son sujet, il se sent le cœur en joie. Aussi, en commet-il de petits vers, qu'il envoie à sa femme, et que nous préférons laisser dormir dans leur dossier.
C'est encore de Paris que Mme de Bombelles date sa lettre du 16 septembre. Elle a profité du séjour de la Cour à la Muette pour passer quelques jours de plus chez la «petite Travanet» qui la loge, elle et Bombon. Elle a revu la comtesse Diane. «A la Meute nous avons été parfaitement ensemble. Quant à ses caprices, ils ne m'affligent pas s'ils reviennent; je fais si peu de fond sur une femme de la tournure de la comtesse Diane, que jamais ses procédés ne pourront m'étonner, et, si sa faveur ne me mettait dans la nécessité d'être bien avec elle, je m'en occuperais fort peu... J'ai oublié de te dire que La Roche Lambert avait été enchantée de ta lettre, elle me l'a montrée et m'a demandé s'il fallait une réponse. Je lui ai dit que oui, mais que je la conjurais d'y mettre beaucoup de retenue; elle est dans ce moment-ci à la Barre, dans une terre de Mme de Narbonne [144]; elle y a été avec Madame Adélaïde qui y passera quinze jours. Elle joue la comédie, s'amuse trop actuellement pour t'écrire...»
Mme de Bombelles a mal aux dents en la fin de septembre; le baron de Breteuil a parlé à la Reine au sujet de l'ambassade désirée; l'affaire Louvois est toujours au même point... Bombon est toujours délicieux... Mais les lettres de sa mère ne contiennent aucun événement important, aussi nous hâtons-nous d'arriver aux lettres du mois d'octobre.
«Il y a mille ans que je n'ai vu Mme de Vergennes, écrit-elle le 15, ce n'est pas que je n'y aie été bien souvent, mais sa porte est toujours fermée à cause de ses fluxions qui la font souffrir. Je ne sais si je t'ai mandé que le comte d'Esterhazy avait la goutte à Paris, il l'a rapportée de Rocroi et je suis persuadée que l'humidité de ce vilain pays en est la cause... Bombon se porte toujours à merveille. Il devient amoureux de toutes les petites filles qu'il rencontre. Il montre de grandes dispositions à être un jour un second Galaor, et tu feras fort bien d'avoir, comme tu le projettes, beaucoup d'indulgence.
... La duchesse de Polignac n'accouche pas, et quoiqu'elle ait un fort ventre, on commence à croire qu'elle n'accouchera pas du tout. La Reine se porte à merveille [145]; on dit qu'elle est dans une grande agitation, aisément cela peut se comprendre. Je voudrais qu'elle se persuade bien qu'elle aura encore une fois une fille, afin que, si cela arrive, comme beaucoup de personnes le croient, elle n'en soit point saisie. Madame est toujours grosse [146] et Mme la comtesse d'Artois très malade. Elle a, depuis douze jours, une fièvre d'humeur continue qui la rend extrêmement faible; le redoublement a pris ce soir avec une grande force, ce qui inquiète beaucoup...»
Le 21 octobre: La mère de notre pauvre petit chevalier (d'Hautpoul) est morte hier de la petite vérole. J'ai appris sa maladie et sa mort presqu'en même temps, je ne puis te rendre la peine que cela me fait. J'ai été sur-le-champ chez Madame Élisabeth lui demander une place à Saint-Cyr pour la petite fille, elle me l'a promise, mais cela ne pourra être que dans deux ans, parce qu'elle a des engagements. Quant au petit garçon il ira à l'école militaire; il s'est heureusement tiré de sa petite vérole, il n'en sera pas seulement marqué. Mme d'Hautpoul craignait affreusement la maladie qui vient de l'emporter, elle a été soignée par un mauvais médecin à ce que tout le monde dit; son peu de fortune l'a privée des secours qui l'auraient peut-être sauvée. Cette idée me désespère et, si j'eusse su ces détails avant sa mort, elle n'aurait certainement manqué de rien. Annonce cette nouvelle-là bien doucement au pauvre chevalier. Il va être bien affligé! Qu'il est heureux pour cet enfant que tu l'aimes, sans cela que deviendrait-il? La quantité de petites véroles qu'il y a ici me fait trembler pour mon petit Bombon. Je lui fais porter jour et nuit du mercure, j'espère que cela le garantira.»