Angélique de Mackau, Marquise de Bombelles, et la Cour de Madame Élisabeth
CHAPITRE VI
1781
Naissance du Dauphin.—Impressions à la Cour et dans le peuple.—Bombon a la petite vérole.—Lettre de Madame Elisabeth.—Correspondance de Mme de Bombelles.—Nouvelles d'Amérique.—La comédie à Chantilly.—Mlle de Condé et la princesse de Monaco.—Commérages à Versailles sur le séjour d'Angélique à Chantilly.
Voici maintenant le gros événement du 22. «Rien n'égale la joie que nous éprouvons, écrit la marquise de Bombelles. La Reine vient d'accoucher d'un dauphin, qui est un enfant d'une force surprenante. La Reine plus contente que personne se porte à merveille. Elle n'a été qu'une heure en grandes douleurs, est accouchée à une heure et un quart après-midi. C'est moi qui ai eu le bonheur d'apprendre cette nouvelle à Madame Élisabeth. Tu imagines le plaisir que cela lui a fait, elle ne pouvait se persuader qu'il fût bien vrai qu'elle eût un Dauphin. Enfin tant de personnes l'en ont assurée qu'il a bien fallu qu'à la fin elle se livrât à toute sa joie; cette pauvre petite princesse s'est presque trouvée mal, elle pleurait, elle riait; il est impossible d'être plus intéressante qu'elle ne l'était. C'est elle qui a tenu l'enfant au nom de Mme la princesse de Piémont [147] avec Monsieur, mais ce qui m'a touchée au dernier point est le contentement du Roi pendant le baptême, il ne cessait pas de regarder son fils et de lui sourire. Les cris du peuple qui était au dehors de la chapelle au moment que l'enfant y est entré, la joie répandue sur tous les visages m'ont attendrie si fort que je n'ai pu m'empêcher de pleurer; jusqu'à ce que toutes les cérémonies fussent faites, que nous eussions dîné, il était cinq heures et demie et l'heure de la poste passée. Pour réparer cela j'enverrai Lentz demain matin à Paris mettre ma lettre à la grande poste... Ce qu'il y a de plus piquant, c'est que le baron de Breteuil est parti ce matin; cela n'est-il pas guignonnant? Il n'était pas à Saint-Denis que la Reine, je suis sûre, souffrait déjà. Il sera chez toi ou bien près d'y arriver quand tu recevras la nouvelle.
La Reine avait très bien passé la nuit du 21 au 22 octobre, écrit dans son Journal Louis XVI qui, contre l'ordinaire, entre dans des détails circonstanciés. «Elle sentit quelques petites douleurs qui ne l'empêchèrent pas de se baigner... (Le Roi qui devait partir pour la chasse donna contre-ordre à midi.) Entre midi et midi et demie les douleurs augmentèrent... et à une heure un quart juste à ma montre, elle est accouchée très heureusement d'un garçon.»
Pour prévenir les accidents qui s'étaient produits à la naissance de Madame Royale, on avait décidé qu'on ne laisserait pas entrer la foule dans les appartements et que la mère ne connaîtrait le sexe de l'enfant que lorsque tout danger serait passé. Dans la chambre, il n'y avait que Monsieur, le comte d'Artois, Mesdames Tantes, la princesse de Lamballe, Mmes de Chimay, de Polignac, de Mailly, d'Ossun, de Tavannes et de Guéménée, qui allaient alternativement dans le salon de la Paix qu'on avait laissé vide. De tous les princes que Mme de Lamballe avait avertis à midi, il n'y eut que le duc d'Orléans qui arriva de Fausse-Repose où il chassait et se tint dans le salon de la Paix. Le prince de Condé, le duc et la duchesse de Chartres, le duc de Penthièvre, la princesse de Conti et Mlle de Condé n'arrivèrent qu'après l'accouchement; le duc de Bourbon le soir, et le prince de Conti le lendemain...
Quand l'enfant fut né, on l'emporta silencieusement dans le grand cabinet où le Roi le vit laver et habiller et le remit à la gouvernante, la princesse de Guéménée.
La Reine n'osait pas questionner; tous ceux qui l'entouraient composaient si bien leur visage, que la pauvre femme, leur voyant à tous l'air contraint, crut qu'elle avait une seconde fille. Le Roi n'y tint plus et, s'approchant du lit de sa femme, il dit les larmes aux yeux: «Monsieur le Dauphin demande d'entrer.» On apporta l'enfant; la Reine l'embrassa avec une effusion que rien ne saurait peindre, puis le rendant à Madame de Guéménée: «Prenez-le, dit-elle, il est à l'État, mais aussi je reprends ma fille.» «L'antichambre de la Reine était charmante à voir, dit un témoin oculaire [148]. La joie était à son comble; toutes les têtes étaient tournées. On voyait rire, pleurer alternativement. Des gens qui ne se connaissaient pas, hommes et femmes, sautaient au cou les uns des autres, et les gens les moins attachés à la Reine étaient entraînés par la joie générale; mais ce fut bien autre chose quand, une demi-heure après la naissance, les deux battants s'ouvrirent et que l'on annonça Monsieur le Dauphin. Mme de Guéménée, le tenant dans ses bras, traversa les appartements pour le porter chez elle... On adorait l'enfant, on le suivait en foule. Arrivé dans son appartement, un archevêque voulut qu'on le décorât d'abord du cordon bleu; mais le Roi dit «qu'il fallait qu'il fût chrétien premièrement [149].»
Dans la noblesse, dans la bourgeoisie, dans le peuple, ce furent des transports de joie; acclamations, Te Deum, illuminations, adresses des corporations, rien ne manque pour célébrer la naissance du royal enfant, qui devait vivre à peine sept ans et un jour. Marie-Antoinette semblait regagner la popularité perdue. S'il y eut des notes discordantes, c'est dans la famille royale et dans son entourage qu'on doit les rechercher, et Mme de Bombelles ne manquera pas de les souligner.
Elle écrit le 24 octobre:
«La Reine et M. le Dauphin se portent à merveille. Le Roi ira après-demain à Notre-Dame, à Paris, avec tous les princes, rendre grâce à Dieu d'un aussi heureux événement. Madame s'est conduite à merveille, elle a marqué la plus grande satisfaction; je crois bien qu'elle ne l'éprouve pas; mais il est fort honnête et fort prudent à elle d'avoir caché son jeu [150]. Quant à Mme de Balbi [151], je la crois folle, car elle ne se gêne nullement; elle a l'air d'avoir une humeur de chien, tout le monde le remarque, on ne manquera pas de le dire à la Reine; cela la fera détester plus que jamais, et je ne conçois pas sa mauvaise tête. La nourrice de l'enfant s'appelle Mme Poitrine; elle est bien nommée, car elle en a une énorme et un lait excellent, à ce que disent les médecins. C'est une franche paysanne, la femme d'un jardinier de Sceaux. Elle a le ton d'un grenadier, jure avec une grande facilité; tout cela n'y fait rien, est fort heureux même, parce qu'elle ne s'étonne et ne s'émeut de rien, que par conséquent son lait s'altérera difficilement. Les dentelles, le linge qu'on lui a donnés ne l'ont pas surprise; elle a trouvé tout cela tout simple, et a seulement demandé qu'on ne lui fît pas mettre de poudre, parce qu'elle ne s'en était jamais servie et voulait mettre son bonnet de six cents francs sur ses cheveux comme les autres cornettes. Son ton amuse tout le monde, parce qu'elle dit quelquefois des choses fort plaisantes... Je crains bien que l'accouchement de la Reine n'empêche le baron de Breteuil de s'arrêter à Ratisbonne; il se croira peut-être obligé d'aller droit à Vienne pour annoncer l'événement à l'Empereur... Je t'ai assez parlé du Dauphin de la Nation, il faut que je te parle du nôtre. Je te dirai que Bombon a deux dents depuis hier, qui sont venues sans que nous nous en doutions, que cela fait six, qu'il se porte à merveille.»
Suivent d'autres détails où la mère tendre s'étale avec complaisance. Si simplement donnés, ces détails ont du charme pour les jeunes mères, et c'est à ce titre que je transcris encore ceux-ci: «Quand il a faim, il va à l'armoire de l'antichambre, prend la main de Lentz, la met sur la clef pour lui faire entendre qu'il veut qu'elle soit ouverte. Il prend du biscuit, du raisin ou une poire, enfin ce qui lui convient; il referme soigneusement l'armoire lui-même et s'en va avec sa provision. Il l'apporte, le plus souvent, sur mes genoux; il se met à manger debout, devant moi, me donne à manger. Mais ce que cet enfant-là a de charmant, c'est que la chose qu'il aime le mieux et qu'on lui donnerait, il ne la mangerait pas, s'il n'a pas faim. Aussi n'a-t-il jamais d'indigestions, je le laisse manger tant qu'il veut, parce que je suis sûre qu'il cessera dès qu'il n'aura plus faim. Véritablement il est impossible d'être plus gentil, d'avoir plus d'esprit que ce petit bijou. Mais je te le répète, attends-toi bien à le trouver laid, quand tu le reverras, parce que, même moi, je le trouve tel. Mais il répare cela par une physionomie d'esprit que je préfère à la beauté.»
On peut sourire de ces enfantillages; pour nous, nous avouons les trouver exquis de naturel. Ceux-là seuls qui s'extasient sur les chats et ne comprennent pas les enfants se moqueront de Mme de Bombelles. Les lettres suivantes donnent peu de détails sur les fêtes données à Paris en l'honneur du Dauphin, Mme de Bombelles n'y ayant pas assisté [152]. Le 29 octobre, elle a vu le Dauphin et l'a trouvé beau comme un ange. «Les folies du peuple sont toujours les mêmes. On ne rencontre dans les rues que violons, chansons et danses; je trouve cela touchant, et je ne connais pas en vérité de nation plus aimable que la nôtre.» La joie est universelle à Paris et à Versailles. Que M. de Bombelles fasse de petits vers en apprenant la naissance du Dauphin, rien qui nous étonne. Il les termine même par deux vers tirés de l'opéra les Événements imprévus:
J'aime mon maître tendrement.
Ah! comme j'aime ma maîtresse!
ces deux vers qui, dits par Mme Dugazon, pendant l'hiver de 1792, une des dernières fois que Marie-Antoinette se rendit au théâtre, déchaînèrent une tempête.
Le 3 novembre Angélique a annoncé à son mari une nouvelle qui lui ferait plaisir, et le 5, en effet, elle peut lui écrire, rassurée maintenant, après avoir connu une grosse inquiétude, que Bombon a eu la petite vérole. L'éruption a éclaté le 27 octobre, et la courageuse petite femme, sans perdre la tête, sans alarmer inutilement son mari, a fait soigner l'enfant par le célèbre Goetz, qui quittait ses inoculés pour venir auprès de Bombon atteint d'une fièvre terrible pendant deux jours avec des boutons plein le corps, les yeux perdus. L'enfant a échappé à la mort grâce à sa forte constitution... Madame Élisabeth s'est montrée pleine d'attentions pour Bombon. Bientôt mère et enfant partiront pour Montreuil, puis pour Chantilly où ils sont invités par Mlle de Condé.
Dès que la convalescence du petit garçon le lui a permis, la marquise n'a pas manqué de parler de ses affaires à Madame Élisabeth. La princesse lui donna le résultat de ses démarches dans cette lettre aussitôt envoyée à Ratisbonne.
Lettre de Mme Elisabeth [153] à la marquise de Bombelles
«La petite baronne [154] t'aura dit, mon cher cœur, que j'avais vu M. de Vergennes, j'en suis fort contente. Il m'a paru revenu des mauvaises impressions, qu'il avait contre M. de Bombelles, car, dès que je lui ai dit que je voudrais que le Roi se chargeât des dettes de M. de Bombelles, il m'a dit qu'il était impossible de les payer toutes à présent, mais qu'il comptait lui donner une gratification dont il serait content et qu'on les paierait comme cela. Je lui ai dit combien je désirais que cela soit parce que, si M. de Bombelles mourait, tu serais très malheureuse. Il m'a dit: «que le Roi, dans ces cas-là, ferait des grâces». Enfin il m'a paru si bien disposé, que je crois qu'il faut laisser faire et ne point lui demander que le Roi promette de les payer; parce que peut-être que, comme cela, la demande paraîtrait trop forte, et puis, je crois qu'il vous donnerait plus de dix mille francs. Tu me diras que, si le ministre venait à changer, cela dérangerait votre plan; je réponds à cela que je me charge de lui faire donner et, comme c'est très juste, il ne me le refusera pas. Je crois qu'il faut que tu lui écrives une belle lettre, où tu lui exposes tout ce qu'il sait déjà. Enfin, mon cœur, M. de Bombelles a une fort bonne santé, et, malgré sa colique venteuse et M. de Soran, il ne mourra pas de sitôt. Ainsi M. de Vergennes aura le temps de lui payer ses dettes; de plus, si, l'année prochaine, il n'était pas si bien disposé, on le repersécuterait beaucoup et, comme la demande sera moins forte, il ne pourrait pas faire autant de difficultés. Pourtant, si tu lui as déjà parlé de la promesse, tu feras tout ce que tu voudras. Comment va Bombon, ce soir? a-t-il encore la fièvre? Je vais voir les illuminations qui sont superbes... La comtesse Jules n'est pas trop jolie, car j'ai fait proposer à Mme de Guiche et à Mme de Polastron de venir, mais elle n'a pas voulu; elle m'a dit: qu'elle devait aller chez la Reine, mais elle est assez bien avec elle, pour lui demander la permission d'aller voir les illuminations [155]; c'est la seconde fois qu'elle me refuse, aussi je ne leur proposerai jamais de venir avec moi. Adieu, mon cœur, je vous embrasse mille et mille fois de tout mon cœur.»
La série des lettres suivantes est assez intéressante pour être donnée presque sans commentaire.
Versailles, 9 novembre.
«Bombon se porte à merveille, mon petit chat. Goetz, qui sort d'ici et qui a dîné avec moi, est on ne peut pas plus content, mais il s'oppose à ce que j'aille à Montreuil, parce qu'il ne fait pas trop beau temps, que cette petite maison exposée à tous les vents, qui n'a pas encore été chauffée de l'année, serait trop froide, que, de plus, elle serait trop triste, parce que dans ce moment-ci, excepté quelques paysans, il n'y a personne à Montreuil. Cet enfant ne verrait âme qui vive et s'ennuierait, au lieu qu'ici de mes fenêtres j'ai une vue qui l'amuse. Il voit passer continuellement des carrosses, du monde, cela le dissipe. Le premier beau temps que nous aurons, nous le promènerons dans l'avenue de Sceaux, cela lui fera prendre l'air, comme s'il était à Montreuil, et l'amusera davantage. Je n'ai pas été fâchée d'avoir de bonnes raisons pour ne pas aller là-bas, car cela m'ennuyait d'avance. Bombon aime la musique plus que jamais; quand je veux l'amuser, je le prends sur mes genoux, et je joue un petit air de clavecin, et, quand je veux me reposer, il prend ma main et la pose sur le clavecin, pour que je recommence. Les premières nuits de sa petite vérole, qu'il avait une fièvre de cheval et par conséquent beaucoup d'humeur, je lui jouais du clavecin, cela l'apaisait pendant des petits moments; cet enfant sera sûrement musicien. Imagine-toi qu'il joue du tambour, parfaitement, en mesure; c'est actuellement un de ses grands plaisirs. Toute sa gaieté n'est cependant pas encore revenue, parce que son nez est encore plein et couvert de petites véroles; cela gêne sa respiration, le contrarie. Mais j'espère qu'il sera débarrassé sous peu de jours. Enfin nous avons de grandes grâces à rendre à Dieu et à Goetz qui l'a soigné avec un attachement que je n'oublierai de ma vie.
Mon fidèle Lentz m'a tenu, avant-hier, un propos qui m'a touchée à un point que je ne puis te rendre. Il jouait avec Bombon, et je lui dis en considérant l'enfant: «Mon Dieu, que je suis heureuse que ce pauvre petit ait échappé à un aussi grand danger; si j'avais eu le malheur de le perdre, je crois qu'il m'aurait fallu enterrer avec lui.» Il me répondit, du fond du cœur: «Ah! Madame, il aurait fallu tous nous enterrer aussi.» Jamais je n'ai été si attendrie que dans ce moment-là; si j'avais osé, je l'aurais embrassé de bon cœur. Qu'il est doux d'être aimé de ses gens, surtout quand ils sont sûrs et honnêtes, comme mon pauvre Lentz; oui, vraiment, je l'aime de tout mon cœur, et je préfère cent fois mieux sa tournure franche et un peu gauche, que celle de ces laquais élégants, qui sont tous des mauvais sujets.
«Mme de Travanet a été dans le désespoir de ne pouvoir venir garder Bombon, mais son mari s'y est opposé absolument. Madame Élisabeth a eu la bonté de lui écrire dès que la petite vérole de Bombon s'est déclarée, pour l'engager à venir auprès de moi. Elle lui a répondu les raisons qui l'en empêchaient. Madame Élisabeth, piquée du refus de son mari, lui a répondu des choses un peu sèches pour lui. La pauvre petite Travanet a été si agitée de l'inquiétude de l'état de Bombon, de la crainte d'avoir déplu à Madame Élisabeth, de l'impatience de la fermeté de son mari à l'empêcher de me venir voir qu'elle en a été malade. J'ai été désolée de tout cela. J'ai ignoré absolument la démarche de Madame Élisabeth, car sans cela je l'aurais empêchée, sachant la frayeur de M. de Travanet que sa femme ne puisse encore gagner la petite vérole; si j'étais d'elle, je me ferais inoculer par Goetz, afin d'en avoir le cœur net.
«Mme de Reichenberg est dans son lit, avec la fièvre et des frissons. Elle souffre beaucoup, depuis quinze jours; l'incertitude de son sort contribue beaucoup, je crois, à la rendre malade. Mon frère et sa petite femme sont venus m'embrasser furtivement; je n'avais encore vu mon frère que de loin et j'avoue que j'ai eu un grand plaisir à le voir un petit moment à mon aise. Maman lui avait bien défendu de venir, j'espère qu'elle ignorera leur désobéissance, car elle se fâcherait réellement, parce qu'elle craint la petite vérole, comme si elle ne l'avait pas eue. Ils auront bien soin de ne pas approcher de sitôt de l'appartement de Monsieur le Dauphin. J'ai reçu hier une lettre de ta belle-sœur, extrêmement tendre et honnête, sur la maladie de Bombon. En général tout le monde a pris de l'intérêt à mes inquiétudes; le Roi en a demandé des nouvelles à maman, ainsi que la Reine, et cette dernière le jour qu'il était fort mal a envoyé chez Madame Élisabeth pour savoir comment il allait. Mme de Guéménée, Mme de Sérent, toutes les personnes que je connais ont envoyé tous les jours chez moi.»
Après le bulletin de Bombon, des nouvelles de M. de Maurepas qui va mourir.
Versailles, 10 novembre.
«Sais-tu que M. de Maurepas sera vraisemblablement mort, quand tu recevras ma lettre. Il a la goutte dans la poitrine, on lui a mis des vésicatoires, qu'il n'a pas sentis. Il a eu cependant, ce matin, un moment de mieux, causé par une évacuation, mais malgré cela les médecins ne croyent pas que cela aille loin. J'en suis fâchée, il nous a toujours voulu du bien et nous en a fait, quand il l'a pu. Si la révolution que causera sa mort ne porte pas dans quelque temps d'ici le baron de Breteuil au ministère, nous ne devons plus espérer qu'il y arrive jamais. Il est guignonant qu'il ne soit pas ici, à présent, car les absents ont presque toujours tort. On dit, mais je n'en crois rien, que M. de Nivernais succédera à M. de Maurepas. J'ai vu, ce matin, ce pauvre M. d'Hautpoul qui m'a chargée de te remercier de tes bontés pour son fils, de t'en demander la continuation. Il n'a fait que pleurer tout le temps qu'il a été chez moi, cela m'a fait une peine horrible. Il est cependant aussi content que la perte qu'il vient de faire peut le lui permettre, parce que Madame Élisabeth se charge de faire entrer sa fille à Saint-Cyr et le petit chevalier à l'école militaire.
12 novembre.
«M. de Maurepas est entièrement hors d'affaire, il a déjà travaillé avec les ministres, et le voilà heureusement encore retiré des portes du tombeau. On dit que le Roi va donner sa survivance à M. de Nivernais, mais cela me paraît dénué de bon sens, car M. de Maurepas, n'ayant pas de départements, ni le titre de premier ministre, il ne peut y avoir de survivance. Madame, fille du Roi, n'aura pas, non plus, la petite vérole, mais on l'a bien craint [156], elle a eu trois jours de fièvre; on avait déjà préparé un autre appartement pour M. le Dauphin qui devait être sous la garde des trois anciennes sous-gouvernantes, et Mme de Guéménée restait à garder Madame, avec ma sœur et Mme de Vilfort, la Reine et Madame Élisabeth devaient s'enfermer avec la petite princesse, pour la soigner. Tous ces beaux préparatifs se sont évanouis avec la bonne santé de Madame qui se porte ce matin à merveille.
19 novembre.
«Il y a de grandes nouvelles, mon petit chat: premièrement M. de Maurepas a reçu les sacrements, ce matin; il est à toute extrémité et n'a plus que quelques heures à vivre. Il paraît à peu près certain que M. de Nivernais le remplacera. Ensuite M. de Lauzun vient d'arriver et il a appris la nouvelle que nous avions eu un grand combat dans lequel nous avions pris dix-huit cents matelots, tué beaucoup d'Anglais et qu'en tout ils avaient pris mille hommes et que nous n'avons pas eu un seul homme de mort. Cela me paraît si beau que j'ai peine à le croire, c'est cependant Madame Élisabeth qui vient de me le faire dire dans l'instant [157]. M. des Deux-Ponts est revenu [158], Mme des Deux-Ponts vient de me faire dire qu'elle était au comble de la joie. Je t'enverrai après-demain des détails plus circonstanciés de cette grande affaire. Si elle est effectivement aussi brillante qu'on le dit, cela doit déterminer la paix, quel bonheur cela serait d'abord pour la France, et puis, pour nous, cela améliorerait ton avancement, te ferait revenir; que je serais contente.
«Le baron de Bombelles a été présenté hier au Roi, par M. de Castries [159]; il lui a offert un ouvrage sur la marine qu'il vient de faire. Il est parti, tout de suite, pour Paris; il y passera la journée et partira demain pour Rochefort. M. de Castries, après lui avoir donné les espérances les plus brillantes, le renvoie sans avoir rien fait pour lui, ayant pu trois fois leur donner des places de sa compétence et ne l'ayant jamais fait.»
Le tout parce que le baron donnait plus de temps à son travail qu'à solliciter et à faire sa cour au ministre.
21 novembre.
«J'ai reçu ce matin, mon petit chat, ta lettre du 13, je l'attendais avec une impatience que je ne puis t'exprimer. J'ai presque pleuré en la lisant; que ta sensibilité à la nouvelle que je t'ai apprise est touchante! Que Bombon ne peut-il déjà comprendre le bonheur d'avoir un père comme toi! A chaque instant je jouis du bonheur d'être ta femme, ta lettre m'a causé tant de plaisir que je l'ai fait lire tout de suite à M. de Soucy, à Madame Élisabeth, qui l'a trouvée, comme tu le verras dans son petit billet, charmante. Tu étais bien digne que le ciel fît en ta faveur presque un miracle en te conservant ton fils. Je prie Dieu, de tout mon cœur, qu'il mette le comble à ses bontés en donnant à cet enfant toutes les vertus et surtout un cœur semblable au tien. Il vient de s'endormir après avoir bien soupé, il est d'une gaieté qui est le plus sûr garant de sa bonne santé. Il n'y a point de singeries qu'il ne fasse...
«J'ai été à confesse, cette après-midi, et ferai demain mes dévotions; ce sera de tout mon cœur que je rendrai des actions de grâces à Dieu de tous les biens qu'il m'a faits. Je n'ai pas voulu partir pour Chantilly, sans avoir rempli ce devoir de reconnaissance envers l'Être suprême. On m'avait promis la relation de la prise d'York, mais, comme elle n'arrive pas, je te dirai que MM. de Grasse et de Rochambeau, avant de l'assiéger, ont dissipé la flotte, qui devait défendre le port et ont fait couler à fond un vaisseau de guerre, que M. de Rochambeau a attaqué York par terre et M. de Grasse par mer, et Cornwallis [160], qui était à York, s'est rendu prisonnier avec six mille Anglais. Ce qu'il y a de bien extraordinaire, c'est qu'on dit qu'ils avaient encore des vivres, pour trois semaines; ils se sont rendus le 18 octobre. M. de Lauzun est parti le 24, et il est arrivé, comme tu sais, avant-hier; c'est assurément bien aller. M. de la Fayette, de Noailles, des Deux-Ponts viennent passer l'hiver ici et retourneront là-bas le printemps prochain.»
Voici le petit billet de Madame Élisabeth dont il est question dans cette lettre:
«Je suis dans l'enchantement, ma chère Angélique, de la lettre de ton mari; il est impossible d'être plus tendre et plus aimable: tu l'es aussi de me l'avoir envoyée. Tout ce qu'il dit est bien vrai, et après une connaissance aussi parfaite de toi je lui saurais bien mauvais gré de ne pas t'aimer; mais là-dessus, tes amies n'ont rien à désirer. Tu dois être revenue de Saint-Louis, je t'en fais mon compliment. Mon bras va bien, je souffre moins qu'hier. Adieu, je t'embrasse, à demain. Je me recommande à tes bonnes prières.»
Les quelques lettres qui suivent nous conduisent à Chantilly, où Mme de Bombelles est l'hôte du prince de Condé et de sa fille, Louise-Adélaïde de Bourbon-Condé, celle dont on connaît le roman d'amour platonique avec le marquis de la Gervaisais et qui a terminé ses jours dans un couvent sous le nom de Marie-Joseph de la Miséricorde [161].
Chantilly, 27 novembre.
«Je suis arrivée ici, mon bijou, avec mon petit Bombon, avant-hier à cinq heures. Le petit a été charmant pendant tout le voyage, il n'a fait que rire et jouer surtout lorsque nous avons pris la poste. Tu ne peux t'imaginer la joie qu'il a eue des six chevaux et des coups de fouet des postillons. Il se porte à merveille, se promène presque toute la journée; il fait heureusement un beau temps, quoiqu'il soit froid, et il a l'air de s'amuser beaucoup de tout ce qu'il voit. Tu es sûrement curieux de savoir comment j'ai été reçue? à merveille. J'ai été, en arrivant, dans l'appartement de Mademoiselle et lui ai fait dire que j'étais là; elle y est venue tout de suite et m'a comblée de caresses et d'honnêtetés. Un instant après M. le prince de Condé y est arrivé en me disant: qu'il avait imaginé que j'aimerais mieux faire connaissance avec lui chez sa fille que dans le salon; il m'a fait beaucoup de remerciements de ma complaisance, enfin beaucoup de choses honnêtes. Depuis que je suis ici tout le monde m'y comble d'attentions et je serais la plus grande dame de la France que je ne serais pas mieux traitée. Hier, pendant la répétition, le prince de Condé m'a dit: que tu avais joué la comédie avec lui, mais que tu avais bien peur. Je lui ai répondu que tu avais acquis beaucoup de talents depuis ce temps-là, que tu jouais très bien actuellement, que tu avais construit, chez toi, un petit théâtre fort joli. Il m'a fait des questions sur ta maison, sur la manière dont tu étais là-bas: je lui ai dit, d'un air modeste, qu'il était difficile de répandre plus d'agréments dans la société que tu ne le faisais, et je n'ai pu me refuser à un petit éloge de ton esprit et de ton cœur. Il m'a demandé quand tu reviendrais et il m'a dit qu'il serait bien aise de te voir ici. Nous jouons dimanche la Métromanie et la Fausse Magie dans laquelle je fais Mme de Saint-Clair. Imagine-toi qu'on a trouvé ma voix jolie, je sais parfaitement mes airs, de sorte que j'espère n'être pas plus ridicule qu'une autre. Mademoiselle est réellement aimable, elle a beaucoup de naturel et un grand désir de plaire aux femmes qui sont chez elle. Mme de Monaco [162] n'est pas ici, Mme de Courtebonne [163] non plus; cette dernière est mise de côté tout à fait; mais Mme de Monaco est plus que jamais dans la grande faveur. M. le prince de Condé est parti pour Paris, une heure après mon arrivée, pour la seconde fois, depuis huit jours, afin de déterminer Mme de Monaco à revenir ici; cette dernière fait la cruelle à cause du petit séjour de Mme de Courtebonne ici, elle a imposé pour première condition de son raccommodement le renvoi de Mme de Courtebonne qui l'a été honteusement deux jours avant mon arrivée. Je sais tous ces détails par M. de Ginestous, qui épouse une Génoise, parente de Mme de Monaco; il se marie lundi, et Mme de Monaco doit venir ici après le mariage si M. le prince de Condé est bien sage. C'est inouï qu'un prince de cet âge-là soit dominé à ce point par une femme.»
Mme de Bombelles se plaît à Chantilly, mais elle n'ignore pas les regrets qu'elle a laissés derrière elle:
«Mon départ de Versailles a été réellement touchant. Madame Élisabeth ne pouvait pas me quitter; moi, je pleurais de tout mon cœur; de là, j'ai été faire mes adieux à ma tante: elle, ses enfants, ma sœur étaient au désespoir de me quitter. Maman, qui était à Paris, a eu la charmante attention de venir, avec mon frère et sa femme, à Saint-Denis où nous avons passé une heure ensemble. Il semble que les affreuses inquiétudes que m'avait données la petite vérole de Bombon aient réveillé, pour moi, le sentiment de toutes les personnes qui doivent m'aimer un peu; cela me fait plaisir, je l'avoue, et j'ose dire que je suis, en quelque manière, digne de l'amitié qu'on a pour moi par le prix infini que j'y attache.»
Jour par jour, Mme de Bombelles conte par le menu ce qu'elle voit et qu'elle fait. Pour écrire à son mari, elle sait très bien prétexter de la fatigue et se retirer de bonne heure.
«Je te dirai d'abord, écrit la fidèle correspondante, le 29 novembre, que Bombon est d'une joie, d'un bonheur d'être ici, que tu ne peux imaginer, parce qu'il est presque toute la journée dehors. Nous n'avons heureusement pas encore eu de pluie, et, quoiqu'il fasse très froid, le temps est assez beau. Moi, je m'amuse assez, mais les répétitions prennent tant de temps que je n'ai exactement le temps de rien faire. On répète, le matin, l'Amant jaloux qu'on jouera de dimanche en huit et, le soir la Fausse Magie, qu'on joue dimanche prochain. J'ai eu, ce soir, les plus grands succès dans mon rôle de Mme de Saint-Clair. On a trouvé que je le jouais très bien et que j'étais très bonne musicienne. M. le prince de Condé disait ce soir: «C'est une bien bonne acquisition que nous avons faite là.» Mademoiselle me comble d'amitiés et, excepté par toi, je n'ai jamais été gâtée comme je le suis, depuis que je suis ici. Madame Élisabeth m'a déjà écrit depuis que je suis ici, elle me donne tous les jours plus de marques de bonté et d'amitiés, aussi l'aimai-je de tout mon cœur. Je ne sais ce que je ne donnerais pas, s'il s'agissait de son bonheur. Je lui ai écrit ce matin et j'ai oublié de la prier de dire à M. le comte d'Artois que son clavecin était en route, mais je lui demanderai la première fois.
3 décembre.
«C'est hier, mon petit chat, que j'ai débuté; le spectacle a été charmant, tout le monde a bien joué. Je me suis fort bien acquittée de mon rôle de Mme de Saint-Clair, dans la Fausse Magie, je n'ai pas trop eu peur et j'ai été fort applaudie. On a joué, avant, la Métromanie dans la plus grande perfection. M. le prince de Condé faisait Francaleu; le comte François de Jaucourt, le Métromane, tout le monde a prétendu qu'il avait mieux joué que Molé; en un mot, cela a été à merveille, et j'aurais donné tout au monde, pour que tu fusses avec nous, cela t'aurait certainement amusé. Ce qui m'amuse encore davantage, c'est que l'air de Chantilly fait le plus grand bien à Bombon. Il se porte à merveille, reprend singulièrement des forces; il recommence à marcher seul. Il veut être toute la journée dehors et rien ne l'amuse comme d'être à l'air. Si tu voyais sa joie quand je rentre chez moi, comme il crie: maman, maman; il me tend ses petits bras, me mange de caresses et ne veut plus me quitter. Je n'ai jamais vu d'enfant aussi caressant et aussi attaché à sa nourrice; aussi, quand il faut le quitter, il n'y a sortes de ruses que je n'emploie pour m'esquiver, sans qu'il me voie, et, quand je ne réussis pas, ce sont les pleurs de ce pauvre enfant qui, je l'avoue, me font pleurer aussi. Tu sais, peut-être, la mort de Tronchin: il est mort à peu près de la même maladie que M. de Maurepas. Mme de Boulainvilliers est morte aussi, ainsi qu'une dame dont je ne sais plus le nom, qui a gardé son mari de la petite vérole. Le mari en est mort, elle a gagné sa maladie et vient aussi de mourir. Je trouve cela touchant; je crois que c'est de Perci qu'elle se nomme, la connais-tu? Mme de la Trémoïlle [164], qui est ici, m'a beaucoup demandé de tes nouvelles et me traite à merveille, parce que je suis ta femme. Elle est, quoique bien plus vieille, beaucoup plus jolie que sa belle-fille, la princesse de Tarente [165] qui est bien faite, a tout ce qui faut pour être agréable et, pourtant, ne l'est point. Son mari a l'air d'un enfant de douze ans: il est petit, joli, blanc et couleur de rose, n'a pas l'apparence de barbe. On dit qu'il a dix-sept ans, ainsi que sa femme; cette dernière a l'air d'en avoir dix de plus que lui [166]. M. d'Auteuil, un gentilhomme de M. le prince de Condé, qui fait les rôles d'amoureux, m'a chargée de le rappeler à ton souvenir; il m'a fait un grand éloge de toi, aussi m'a-t-il plu beaucoup; il est honnête et plein d'attentions. Adieu, bijou, j'espère recevoir bientôt de tes nouvelles, je t'aime et t'embrasse de tout mon cœur.»
7 décembre.
«Mme de la Roche Lambert est arrivée hier; on donne dimanche l'Épreuve délicate, pièce nouvelle, et l'Amant jaloux; je joue le principal rôle dans la première pièce: il est d'une difficulté horrible, je ne le jouerai pas bien, mais cependant cela ne sera pas ridicule. Mme de la Roche Lambert fait Léonore dans l'Amant jaloux; Mademoiselle, Jacinthe; et moi, Isabelle; M. le prince de Condé, Lopez; M. d'Auteuil, Don Alonze; et le vicomte Louis d'Hautefort, Florival. Le trio des femmes va à merveille et fait un effet charmant. Riché m'a tant fait répéter que je chante fort bien mon rôle et, si je n'ai pas de grands succès, je suis sûre, au moins, de ne pas choquer. Mademoiselle me témoigne toujours l'amitié la plus grande, je l'aime à la folie, elle a dans ses manières beaucoup d'analogie avec Madame Élisabeth. Mme de Monaco est arrivée avant-hier au soir, cela m'a bien divertie. Je mourais d'envie de la voir: elle a l'air pédant, au souverain degré, prêche morale toute la journée. M. le prince de Condé a l'air d'un petit garçon devant elle, à peine ose-t-il parler à une femme parce qu'elle est d'une jalousie excessive. Aussi, comme elle n'est pas aux répétitions, il choisit ce moment pour jaser avec sa fille et avec moi; il rit des folies que nous disons, parce que Mademoiselle est fort gaie; mais, à peine rentré dans le salon, le rideau se tire sur tous les visages: c'est une véritable comédie. M. le prince de Condé va tristement se placer auprès de Mme de Monaco; moi, je reste auprès de Mademoiselle, parce que je ne saurais trop marquer que ce n'est que pour elle que je suis venue ici; de plus que cela m'amuse davantage. Elle ne peut pas souffrir Mme de Monaco, celle-ci le lui rend bien, tout cela m'amuse; je l'avoue, cela ne produit pas le même effet à tout le monde. Je suis pourtant fâchée, pour Mademoiselle, du pouvoir absolu qu'a cette femme sur l'esprit de M. le prince de Condé, parce qu'elle cherchera toutes les occasions de lui faire quelques niches.»
10 décembre.
«J'ai eu hier, mon petit chat, de véritables succès: j'avais un rôle, dans la nouvelle pièce, de la plus grande difficulté et je l'ai fort bien rendu. J'ai ensuite joué Isabelle; le trio des trois femmes a fait le plus grand effet. Mme de la Roche Lambert, qui faisait Éléonore, a chanté et joué comme un ange. Mlle de Condé a assez bien fait Jacinthe, mais ce rôle cependant n'allait ni à sa voix, ni à sa figure; le spectacle, en tout, a été charmant. M. d'Auteuil, que tu connais, a joué l'Amant jaloux dans la dernière des perfections. M. le prince de Condé, à l'exception qu'il n'a pas beaucoup de voix, a rendu à merveille le rôle de Lopez: il y a mis toute la gaieté et toute la finesse que le rôle exige. On joue, dimanche prochain, le Prince lutin, pièce nouvelle, de M. de Saint-Alphonse, la musique est de la Borde, son beau-frère, elle est dans le goût ancien et très difficile à apprendre. Je partirai le lendemain pour Versailles, malgré toutes les instances qu'on me fait, pour rester quelques jours de plus; mais j'ai promis à Madame Élisabeth de revenir le 17 et je ne veux pas manquer à ma parole; je n'y aurai pas un grand mérite, car, quoique je m'amuse fort ici et que j'y sois traitée à merveille, j'éprouverai une véritable satisfaction à revoir Madame Élisabeth et ma famille, et j'attends ce moment avec impatience. Bombon se porte, toujours, à merveille: l'air d'ici lui fait le plus grand bien, il a presque toujours fait beau, depuis que nous y sommes, de façon qu'il a pu beaucoup sortir. Il est à présent gros et gras, comme s'il n'avait pas été malade. Adieu, bijou. Imagine que, dès ce matin, nous recommençons les répétitions. Je suis lasse comme un chien de mes deux rôles d'hier et nullement en train, ce matin, de chanter, d'autant plus que cette musique de M. de la Borde me déplaît.
Chantilly, 15 décembre.
«J'ai reçu avant-hier, mon petit chat, tes lettres du 30 et du 2 de ce mois. Ces maudites répétitions sont cause que j'ai été quatre grands jours sans t'écrire, parce que, après avoir appris nos rôles pour une nouvelle pièce, qu'on devait jouer dimanche, il a fallu en apprendre d'autres, parce que tous les projets ont été renversés par la mort de l'archevêque [167] qui a obligé Mme de la Roche Lambert de partir pour Paris. C'est une perte affreuse, pour l'humanité; jamais on ne retrouvera d'homme assez pénétré de ses devoirs pour donner, par an, six cent mille francs aux pauvres, comme faisait ce pauvre archevêque. Que de personnes, qu'il faisait subsister, vont se trouver malheureuses, surtout à l'entrée de l'hiver. Cette idée déchire l'âme. On croit que ce sera l'archevêque d'Arles, l'évêque de Laon, mais je suis persuadée que ce sera l'évêque de Senlis [168].
«M. le prince de Condé nous a menées hier, en calèche, Mme de Sorans et moi, voir tout Chantilly; cela m'a bien amusée. On ne connaît rien, quand on n'a pas vu un aussi beau lieu. Nous avons passé au milieu des écuries, mon Dieu, la belle chose! Il n'y a que l'intérieur du hameau et de l'île d'amour qu'il n'a pas voulu que nous vissions, il veut ne nous les faire connaître que ce printemps. On n'est pas plus aimable, plus honnête pour les femmes que ce prince. Il fait les honneurs de chez lui, comme s'il était un particulier. Il est, surtout, charmant quand la grande princesse n'est pas ici; elle est à Paris, depuis trois jours, à cause de Mme de Ginestous qui est tombée malade le lendemain de son mariage, mais elle va bien. Mademoiselle est ce qui m'attache le plus ici, elle est réellement charmante. Je pars après-demain matin. J'ai reçu pendant mon séjour ici des lettres charmantes de Madame Élisabeth, elle a la bonté de m'attendre avec impatience, j'en ai une bien grande de l'aller rejoindre, ainsi que toute ma famille.»
Pendant ce temps M. de Bombelles a correspondu régulièrement. Il a taquiné sa femme sur ses succès à Chantilly, sur ses goûts de comédienne, sur ces «dissipations» qui lui feront trouver monotone la vie qu'elle mène à Versailles quand elle n'est pas de service. Puis il vient à parler de la princesse de Monaco. «C'est dire du bien de Mademoiselle, que de dire qu'elle a des manières de Madame Élisabeth et je suis ravi que tu aies bien prouvé que tu étais à Chantilly pour elle. L'asservissement de M. le prince de Condé ne me paraît pas moins extraordinaire qu'à toi: voici dix ans qu'il s'ennuie de Mme de Monaco et qu'il en est subjugué, nos plus cruelles ennemies sont nos passions déréglées [169]. J'aurais cru que cette triste sultane favorite t'aurait parlé de moi; elle m'honora pendant un temps de quelques bontés.»
Ce séjour de Mme de Bombelles à Chantilly avait excité les jalousies, déchaîné les commérages du clan Guéménée-Coigny, comme le prouve la lettre suivante. On sent la marquise un peu nerveuse, et elle, si indulgente d'ordinaire, se répand en justes récriminations contre les sottes calomnies si bénévolement répandues sur son compte. On a peine à comprendre que, pour avoir passé quelques jours à Chantilly, une femme impeccable comme l'était Mme de Bombelles ait pu se trouver en butte à des caquets aussi criminellement mensongers. Cette lettre donne trop la représentation de ce qu'étaient certaines coteries à la Cour de Versailles pour ne pas être lue avec attention.
Versailles, le 18 décembre.
«Je suis arrivée, hier, au soir, mon petit chat, me portant à merveille, ainsi que Bombon, n'ayant pu m'empêcher de donner quelques regrets à Chantilly, car véritablement le lieu, la vie qu'on y mène, tout y est charmant. Les bontés de Mademoiselle m'avaient attachée à elle, elle m'a paru avoir réellement du chagrin de mon départ; je lui avais inspiré de la confiance, elle ne me cachait pas ses petits dégoûts que lui donnait Mme de Monaco, le peu de fond qu'elle pouvait faire sur toutes les personnes qui l'entouraient. Enfin tout cela a fait que j'ai été très touchée de me séparer d'elle. Le plaisir extrême que j'ai eu à revoir Madame Élisabeth, maman, m'a fait oublier, ou du moins m'a fort consolée de n'être plus à Chantilly. Mais croirais-tu que ce voyage, qui est la chose la plus simple à penser, me fait des tracasseries? Le comte de Coigny, qui est méchant comme la gale, en a fait des gorges chaudes, a prétendu que j'allais être la complaisante de Mme de Monaco, mille bêtises à peu près pareilles. Mme de Guéménée par bonté, et par une confiance aveugle en ce fat, a dit à maman presque des injures, sur mon voyage là-bas. Maman lui a répondu: qu'il fallait être bien méchant pour trouver d'autres raisons à mon séjour de Chantilly, que celle de l'amitié que Mademoiselle avait, depuis longtemps, pour moi, qu'ayant appris que mon fils avait eu la petite vérole elle m'avait proposé d'aller lui faire prendre l'air à Chantilly, qu'il était impossible que je me refusasse à cette marque de bonté et qu'il n'y avait assurément rien que de fort honnête dans toute ma conduite. Mme de Guéménée lui a répondu: qu'effectivement, à la manière dont elle présentait la chose, elle paraissait toute simple, qu'elle la trouvait telle et le dirait bien à toutes les personnes qui lui en parleraient; mais, comme maman sait qu'elle ment et qu'elle leur dirait peut-être des choses qui ne seraient pas, elle n'était pas tranquille, et, en conséquence, a fait chercher le comte d'Esterhazy à qui elle a dit ses inquiétudes. Il lui a dit qu'elle pouvait être sûre qu'il arrangerait cela près de la Reine, au cas qu'elle ne le trouvât pas bon. Il faut effectivement qu'il lui en ait parlé, car il y a trois jours que M. le comte d'Artois avec un air goguenard a demandé à Madame Élisabeth ce que j'avais été faire à Chantilly; la Reine a pris la parole et a dit que Mademoiselle, me connaissant, m'avait engagée à y venir et qu'elle trouvait cela fort simple. Il est heureux que cela ait tourné comme cela et que le comte d'Esterhazy ait été ici, car d'un voyage qui était assurément fort honnête, on s'en serait servi pour dire beaucoup de mal de moi; juge quel malheur si la Reine l'avait cru. En tout cette fameuse société est composée de personnes bien méchantes, et montée sur un ton de morgue et de médisance incroyable. Ils se croient faits pour juger tout le reste de la terre, ce ne sera jamais en bien, car ils ont si peur que quelqu'un ne puisse s'insinuer dans la faveur qu'ils ne font guère d'éloges, mais ils déchirent bien à leur aise. Il faut cependant voir tout cela et ne rien dire, c'est impatientant.
«La belle-fille de M. de Vergennes a eu des convulsions, elle est grosse de six mois, et on est fort inquiet de son état. Je compte aller faire une visite à Mme de Vergennes, je ne sais si elle me recevra; j'espère, au moins, voir Monsieur, car je veux le remercier de ce qu'il a dit à Madame Élisabeth et l'en faire souvenir. On dit et même il paraît décidé que c'est l'archevêque de Toulouse [170] qui sera l'archevêque de Paris; il n'a pas tout à fait la dévotion du défunt, mais cela vaut bien mieux, paraît-il; il est protégé de la Société, ainsi cela ira bien. La duchesse de Polignac n'accouche pas; on commence à croire que c'est un môle. Mme de Sérent n'est pas de très bonne humeur depuis quelque temps, à ce qu'on m'a dit, mais il faut convenir que la comtesse Diane abuse tant de sa faveur, pour la faire aller continuellement, tandis qu'elle se repose, qu'il n'est pas étonnant que cela aigrisse Mme de Sérent contre elle. Mon Dieu, que j'envie le sort de ses enfants, ils vont passer l'hiver avec toi, cela te fera une société charmante. Je suis enchantée que cette circonstance mette un lien de plus à l'amitié que M. et Mme de Sérent veulent bien nous marquer, ce sont de si honnêtes personnes qu'il est impossible de ne leur pas être attaché, quand on les connaît.»
Versailles, 19 décembre.
«Il faut que tu saches mes folies. Imagine-toi que, dimanche, nous avons, comme tu sais, joué la comédie, j'ai eu assez de succès. Après le spectacle on a soupé et ensuite vers minuit on a recommencé à danser; nous avons dansé jusqu'à sept heures du matin et nous n'avons fini que parce que nous ne pouvions plus remuer de lassitude. Mademoiselle, après m'avoir fait des adieux très tendres, a été se coucher; moi, j'ai été me déshabiller, j'ai fait une petite toilette, arrangé mes affaires, joué avec mon fils, et je suis partie à neuf heures et demie. Je me suis arrêtée quelque temps à Paris et suis arrivée à cinq heures du soir à Versailles, Bombon m'ayant amusée comme une reine, pendant la route, par ses petites manières.
«J'ai trouvé, en arrivant, un valet de pied de Madame Élisabeth qui m'a priée, de sa part, de venir tout de suite; j'y ai couru, comme tu imagines bien. Notre entrevue a été très tendre, j'étais dans le ravissement de revoir cette petite princesse, nous avons eu bien des choses à nous dire. On m'a fait, comme tu imagines, bien des questions; de là j'ai été voir maman, toute ma famille. Comme Madame Élisabeth a soupé ce jour-là chez la Reine, j'ai été souper chez maman; mais, sur les dix heures, l'extrême fatigue que j'éprouvais m'a fait tomber dans une ivresse incroyable. Je tombais de sommeil et je parlais toujours malgré cela, je disais des choses dépourvues de bon sens; j'avais, de temps en temps, de bons moments et je croyais que je devenais folle. J'ai pris le parti de m'aller coucher. J'ai dormi parfaitement et, depuis ce moment, la raison m'est rendue.»
Versailles, 22 décembre.
«J'ai eu un bien grand plaisir depuis que je ne t'ai écrit, bien moins causé par la chose en elle-même, que par les grâces qui l'ont accompagnée. Imagine-toi que pour les fêtes qui vont se donner Madame Élisabeth m'a fait faire un habit superbe; il est arrivé avant-hier. Il y avait déjà plusieurs jours qu'elle m'avait dit que bientôt je saurais un secret, qui l'occupait beaucoup. Effectivement, jeudi, elle m'a remis un gros paquet qu'elle m'a dit arriver de Chantilly. Je l'ai ouvert: j'ai vu enveloppe sur enveloppe, point d'écriture, ce qui me confirmait dans l'idée que ce secret était une plaisanterie. Enfin, après avoir déchiré encore bien des enveloppes, j'ai trouvé une petite lettre; sur le dessus était écrit de la main de Madame Élisabeth A ma tendre amie, et dedans il y avait: Reçois avec bonté, mon cher petit ange tutélaire, ce gage de ma tendre amitié. Au même instant le grand habit a paru, je suis restée confondue. La joie la plus vive a succédé au premier moment d'étonnement, je me suis mise à pleurer, je me suis jetée aux pieds de Madame Élisabeth, elle était dans l'enchantement de ma joie, de mon bonheur. La seule chose qui l'ait altérée, lorsque je l'ai examiné, a été de le trouver trop beau: il est brodé en or, en argent, de toutes les couleurs, enfin c'est un habit qui va à près de cinq mille francs. Ainsi tu peux en juger; quoiqu'elle m'ait dit qu'elle le paierait quand elle voudrait, cela la gênera, cependant, un jour, et cette idée m'afflige. J'aimerais cent fois mieux, que l'habit fut de cinquante louis, enfin cela est fait et je ne puis m'empêcher d'être ravie. Sa petite lettre m'a charmée, j'ai trouvé cette tournure-là pleine d'amabilité. Mais ce n'est pas tout, elle m'a dit: de lui donner ma garniture de martre et qu'elle se chargeait de la faire arranger, pour le jour du bal que donnent les Gardes du corps, parce qu'il faut y être en robe. J'ai fait tout ce que j'ai pu pour m'y opposer, mais il n'y a pas eu moyen, et réellement je me trouve, en ce moment-ci, accablée de ses bienfaits. D'un côté j'en jouis, et de l'autre je les trouve trop considérables, mais elle y met tant de grâces et tant de bontés qu'elle me force presque à croire que ses dons ne l'embarrasseront pas.
«Mme de Causans a paru presque aussi contente que moi des bontés de Madame Élisabeth, elle était dans le secret. Il est impossible de donner plus de marques d'amitié qu'elle ne m'en donne. Sa tête va fort bien à présent et je l'aime réellement de tout mon cœur. Madame Élisabeth est impatientée, ainsi que moi, d'imaginer que tu n'apprendras ce fameux secret que dans neuf jours. Je ne te l'ai pas mandé tout de suite parce que, d'après les informations que j'ai prises à la poste, sur les jours où je devais t'écrire, tu n'en n'aurais pas eu la nouvelle plus tôt.»
Remises de jour en jour à cause de la santé de la comtesse d'Artois, les fêtes officielles, ordonnées pour les relevailles de la Reine, semblaient indéfiniment ajournées quand Mme de Bombelles écrivait à son mari le 27 décembre:
«Adieu toutes les fêtes, mon petit chat, Mme la comtesse d'Artois est au plus mal d'une fièvre qui d'abord avait si peu inquiété que je ne t'en avais pas parlé, mais qui est devenue des plus graves, puisque les médecins disent qu'elle est maligne. Ils craignent aussi que le sang ne soit gangréné, elle a des cloches qu'on appelle des phlyctènes qui l'annoncent. Elle a été administrée, hier, à minuit. Cette pauvre petite princesse dans les moments où elle a sa tête dit qu'elle sent bien qu'elle va mourir, tout le monde en est persuadé et très affligé, parce que c'était la bonté même, tout ce qui l'entoure se désespère. M. le comte d'Artois, ne la quitte pas. Madame, apprenant hier, après dîner, que sa sœur allait plus mal et craignant qu'on ne l'empêchât de la voir davantage, s'est mise à courir de toutes ses forces, pour aller chez elle. Elle est tombée en montant l'escalier, s'est évanouie, et il lui a pris des convulsions affreuses qui ont duré deux grandes heures. Il n'est pas encore sûr qu'elle ne fasse pas une fausse couche. Pendant ce temps-là, Mme la comtesse d'Artois, ne voyant pas venir Madame, s'est mise à faire des cris, des hurlements affreux, disant qu'elle avait quelque chose à lui dire, qu'elle voulait la voir absolument. On a été chercher Monsieur qui est arrivé chez elle et on a été obligé de lui dire que Madame avait fait un chute, qu'elle allait être soignée et qu'elle ne pouvait pas sortir de son lit. Madame Élisabeth est si affligée de l'état de Mme la comtesse d'Artois que je n'ai pas voulu la quitter, hier, de la journée. Elle a été, avec la Reine, chez Madame pendant son évanouissement et ses convulsions. La Reine s'est conduite parfaitement: elle lui a donné tous les soins, toutes les marques d'amitié, qu'elle lui devait. Si cette catastrophe pouvait les raccommoder ensemble, ce serait au moins un dédommagement. J'espère encore que Mme la comtesse d'Artois n'en mourra pas, elle est si jeune, elle a toujours eu l'air si sain que les médecins doivent trouver beaucoup de ressources pour la tirer de là. Il est certain qu'elle est bien mal, et ce qui est un bien mauvais signe, c'est qu'elle tire les draps avec les mains, elle a toujours l'air de chercher quelque chose; tous les gens qui sont à la mort ont la même manie, c'est une espèce de convulsion. Enfin, il fallait que cette pauvre petite princesse mourût pour qu'on parlât d'elle, mais aussi n'est-ce qu'en bien, les regrets sont généraux, et, si elle pouvait en revenir, l'alarme qu'elle aurait donnée ferait qu'on l'aimerait beaucoup. Je t'avouerai que j'ai un peu de regrets à ne pas mettre mon habit, ni ma robe; si sa maladie tournait à bien, les fêtes ne seraient reculées que de quinze jours; mais, si elle meurt, je ne crois pas qu'il y en ait de sitôt. Si ce malheur arrivait, tu ne pourrais pas, non plus donner la tienne, cela serait piquant [171]. M. de Louvois m'a assuré hier que ta sœur serait heureuse avec lui, cela m'a fait plaisir.»
La lettre du 29 décembre nous apprend que «la comtesse d'Artois est hors d'affaire, que Madame ne fera pas de fausse couche et que tout le monde est content».—«Je suis dans l'enchantement, ajoute Mme de Bombelles, car j'avoue que j'aurais été bien piquée si je n'eusse pas pu mettre mon bel habit. La duchesse de Polignac est enfin accouchée d'un garçon [172], les grandes douleurs n'ont duré que quinze minutes. On croit que la Reine fera son entrée le 19.
A cause des événements de la guerre et de la maladie de la comtesse d'Artois, on ne s'était pas pressé de décider la date des fêtes. Mais, la Reine ayant demandé plaisamment s'il fallait attendre que le nouveau-né pût y danser, les échevins durent s'exécuter: la date des fêtes fut fixée au 21 janvier, date dont on ne peut s'empêcher de rappeler le double anniversaire. Les premières cérémonies, Te Deum, inauguration du nouvel Opéra, défilé à Versailles de toutes les corporations, eurent lieu dans les derniers jours de décembre. Les serruriers de Versailles ayant offert une serrure à secret à Louis XVI, en qualité de «compagnon», il voulut découvrir le secret lui-même. Comme il pressait un ressort, un Dauphin d'acier s'élança de la serrure. La joie du Roi fut extrême, et aux serruriers il fit donner trente livres de plus qu'aux autres corps de métiers. De grandes sommes furent consacrées à délivrer les prisonniers pour dettes. Les dames de la Halle eurent leur habituel succès, et l'on entendit le Roi fredonner le refrain dont le ton populaire l'avait frappé:
Ne craignez pas, cher papa,
De voir z'augmenter votre famille,
Le Bon Dieu z'y pourvoira.
Fait en tant que Versailles en fourmille;
Y eût-il cent Bourbons chez nous,
Il y a du pain, des lauriers pour tous.
Au milieu de toutes ces manifestations populaires «l'affaire» de Chantilly revient encore sur l'eau. La Reine semble traiter moins bien Mme de Bombelles «depuis qu'elle a séjourné chez le prince de Condé». Elle qui, pendant la maladie de Bombon, avait paru y prendre le plus grand intérêt, n'a pas imaginé de m'en dire un mot. Madame Élisabeth m'a cependant assurée qu'elle avait trouvé tout simple qu'invitée par Mademoiselle à l'aller voir, j'y eusse été. Le comte d'Esterhazy a dit la même chose à mon frère, malgré cela j'avoue que je suis inquiète. Je lui en parlerai. Il serait affreux qu'on se fût servi d'une chose aussi simple pour me faire du tort dans l'esprit de la Reine. Si cela est ce n'est pas un mal sans remède, mais il faut s'en occuper... Madame Élisabeth me dit que je radote, cela me rassure un peu, mais cependant pas tout à fait, parce qu'il est fort possible que la Reine ne lui dise pas ce qu'elle pense de moi, connaissant l'intérêt qu'elle prend à ce qui me regarde.»
CHAPITRE VII
1782
Mariage de la comtesse de Reichenberg avec le marquis de Louvois.—Fêtes à Paris.—Angélique a la jaunisse.—Les bals des Gardes du corps.—Changements diplomatiques.—Mort de Madame Sophie.—Présentation de la marquise de Louvois.—Mme des Deux-Ponts.—La comtesse Diane intervient auprès de la Reine.—Mme de Bombelles est reçue par Marie-Antoinette.—Notes sur le marquis de Bombelles présentées à la Reine.—Démarches d'Angélique.—Voyage du marquis à Munich.—Audience de Pie VI.—Retour de M. de Bombelles à Versailles.—Le comte et la comtesse du Nord.—Fêtes données en leur honneur.—Opinions diverses.—Lettre de Mlle de Condé.—Faillite des Rohan-Guéménée.
L'année 1782 s'ouvre par l'annonce officielle du mariage de Mme de Reichenberg et du marquis de Louvois. Toutes difficultés sont vaincues, Mme de Reichenberg le mande à son frère, et sans être aucunement éprise, elle se dit satisfaite de l'esprit et du cœur de son futur mari; il est galant, de jolie tournure, généreux, et a su respecter «la situation scabreuse d'une veuve en tête à tête depuis six mois». Son frère aîné, le comte de Bombelles, le marquis d'Ossun [173] et M. de Louvois ont été demander l'agrément du Roi, qui a signé le contrat le 30 décembre. Des maréchaux de France, des ducs et pairs, quelques parents ont assisté à cette cérémonie. Le mariage aura lieu à Saint-Sulpice le 15 janvier, juste trois ans après son premier mariage.
Mme de Bombelles a fait sa cour la veille du jour de l'an, et la manière dont la Reine l'a traitée l'a de nouveau tranquillisée. Sa Majesté lui a posé plusieurs questions «avec l'air de l'intérêt» et ne semble pas lui savoir mauvais gré de son voyage à Chantilly. Mme de Vergennes a fort bien reçu la marquise qui, elle-même, a eu deux visites inattendues, celle de la douairière des Deux-Ponts fort aimable, et celle du prince de Condé qui l'a accablée de compliments. La comtesse d'Artois est tout à fait remise, on s'occupe des fêtes qui auront lieu à la fin du mois. «Il y aura incessamment appartement, bal, etc., et mon habit et ma robe brilleront», ajoute naïvement Mme de Bombelles.
Une soirée intime chez Madame Élisabeth pour tirer le gâteau des Rois, des folies dites pour dissiper la petite princesse dont la vie est si monotone, les préparatifs du mariage Louvois, la nomination étrange, et qui fait rire, de Mme de Genlis comme «gouverneur» des enfants du duc de Chartres, la prise de Saint-Eustache où Arthur Dillon s'est couvert de gloire, voilà les événements grands et petits contés par Mme de Bombelles.
Le 15 janvier, elle est abasourdie: «Je suis arrivée hier soir à Paris, mon petit chat, et j'y ai appris avec la plus grande surprise que ta sœur s'était mariée le matin même dans le plus grand incognito, ayant seulement pour témoin le baron de Bombelles. En sortant de la messe, elle est arrivée chez la petite Travanet, s'y est fait annoncer Mme de Louvois, et a eu toutes les peines du monde à lui persuader que ce n'était pas une plaisanterie. La pauvre femme est dans un état pitoyable: elle a la jaunisse, des maux d'entrailles, d'estomac affreux; tu ne peux t'imaginer à quel point elle est changée, elle est d'une maigreur horrible. Elle est venue souper hier avec son mari chez la petite Travanet; ils étaient tous de la plus grande gaieté. J'ai tâché de faire comme eux, mais je ne puis te rendre à quel point j'avais le cœur serré. M. de Louvois a été fort aimable, plein d'attentions pour sa femme, quoiqu'elle soit jaune et maigre; il en est réellement amoureux... et lui en a donné des preuves... Mais il a encore sur la physionomie une teinte de mauvaise tête qui m'a fait trembler. Enfin ta sœur est au comble du bonheur, elle ne trouve rien de parfait dans le monde comme M. de Louvois. Ainsi je suis bien bonne de me tourmenter, je veux espérer son bonheur comme les autres...
«Il y a enfin eu «appartement» dimanche, et j'ai mis mon bel habit. Tout le monde l'a trouvé charmant; j'étais coiffée à merveille, j'avais des diamants, enfin on m'a jugée fort belle. Je ne peux pas te rendre cependant le désespoir où j'étais que tu ne fusses pas ici, je suis sûre que je t'aurais plu; cela m'aurait fait grand plaisir, au lieu qu'il m'est égal de plaire aux autres. Madame Élisabeth a été charmante, elle s'est beaucoup occupée de ma toilette et elle était ravie quand on vantait mon habit. Je le remettrai encore lundi pour l'entrée de la Reine à Paris. On dit que l'Hôtel de Ville sera décoré magnifiquement, que cela sera superbe; mais je suis fâchée qu'on fasse tant de dépenses pendant la guerre.»
Mme de Bombelles part, le 17, pour Villiers où sa belle-sœur et son beau-frère la reçoivent, elle et Bombon, «avec mille caresses». Elle y trouve Mme de Louvois venue de son côté avec son mari, Mme de Souvré, Mme de Sailly, sœur du nouveau marié, M. et Mme de la Roche-Dragon...
«Tout le monde a été dans l'enchantement de la maison de ton frère qui est véritablement charmante, écrit Mme de Bombelles le 19. Son salon surtout est arrangé en perfection, il est tout en colonnes et sculpté parfaitement; le dîner était excellent, servi à merveille... Après le dîner on a fait la conversation, et puis Mme de Louvois qui a la jaunisse plus que jamais et qui n'en pouvait plus s'en est allée aux Bergeries avec toute sa nouvelle parenté. Le grand monde parti, nous avons fait venir Bombon à qui Mme de Bombelles a donné des joujoux, et dont les singeries ont très bien réussi.»
Le lendemain, dîner chez Mme de Souvré aux Bergeries, «maison horrible et sale qui tombe de tous côtés... La jaunisse de Mme de Louvois ne fait qu'augmenter.»
A force de parler de la jaunisse des autres Mme de Bombelles est malade à son tour.
«Tout le monde est à Paris, écrit-elle le 21 janvier, et moi j'ai été obligée de revenir hier au soir ici, j'ai décidément la jaunisse... Madame Élisabeth n'était pas partie hier quand je suis arrivée, je l'ai été voir tout de suite, tu ne peux pas t'imaginer avec quelle bonté elle m'a parlé. Elle a chargé Loustaneau sans que je le susse de lui donner tous les jours de mes nouvelles. Elle m'a fait mille caresses pour me consoler de n'être pas à «l'Entrée», enfin elle a été charmante...»
Étant retenue à Versailles, la marquise ne peut, et c'est dommage, sur les fêtes populaires, sur le festin de l'Hôtel de Ville dans la cour couverte décorée de colonnes corinthiennes, nous apporter sa note personnelle. De ces journées mémorables les récits ne manquent pas, officiels ou privés. Rien ne vaut, pour en fixer le souvenir, que cette histoire par l'image dont les échevins de Paris confièrent le soin à Moreau le Jeune. Le choix était heureux, et rarement le graveur devenu célèbre, et déjà favorisé par Marie-Antoinette a mieux rendu et le fourmillement de la foule et le resplendissement sous l'éclat des lustres des habits de Cour. Les plus belles fêtes données par la ville de Paris [174], sous l'ancien régime, ont trouvé leur historien consciencieux et élégant; la collection de planches auxquelles Moreau le Jeune apporta des soins si minutieux est un des plus beaux spécimens de la gravure française [175].
La marquise de Bombelles n'assista pas au repas de soixante-dix couverts où le Roi était servi par Lefebre de Caumartin, prévôt des marchands, qui lui présenta la serviette, et la Reine par Mme de la Porte, nièce de Caumartin; elle n'entendit ni la musique ni les harangues, elle ne souligna pas la fatigue des uns et des autres du cortège royal—partis vers midi de la Muette pour n'y rentrer qu'après minuit;—elle n'eut pas à noter le feu d'artifice représentant le temple de l'Hymen, les exclamations de la foule affairée et curieuse, l'embrasement des eaux et des cascades; elle ne sut pas qu'en se levant de table au bout d'une heure et demie le Roi avait laissé bien des estomacs non satisfaits [176], elle ignora qu'au retour par la rue Saint-Honoré, Marie-Antoinette tint à s'arrêter un instant devant l'hôtel de Noailles où se trouvait le marquis de La Fayette récemment débarqué d'Amérique, que la Reine permit au jeune général couvert de lauriers de venir lui baiser la main...; elle n'assista pas non plus au bal du 23 où la foule était si considérable que l'ordre n'en fut pas irréprochable [177]...
Il restait encore des joies mondaines à connaître [178], et à ces galas de Versailles, Mme de Bombelles put assister et montrer son bel habit.
La fête donnée par les Gardes du corps eut lieu le 30 janvier dans la grande salle de spectacle du Palais de Versailles; elle commença par un bal paré et se termina par un bal masqué. La Reine ouvrit le bal par un menuet qu'elle dansa avec M. de Prisy, un des majors de corps, puis, pour bien honorer le régiment, elle dansa une contredanse avec un simple garde [179] nommé par le corps, et auquel le Roi accorda le bâton d'exempt.
«Ma jaunisse, écrit Mme de Bombelles le 3 février, a été assez aimable pour ne pas m'empêcher d'aller au bal paré, et cela m'a fait un grand plaisir, car c'était la plus agréable chose qu'on ait jamais vue; on prétend qu'il s'en fallait bien que les bals qu'on y a donnés pour le mariage des princes approchassent de la magnificence de celui-ci, parce qu'il y avait un tiers de bougies de plus qu'au dernier; toutes les loges étaient remplies de femmes extrêmement parées; la Cour était de la plus grande magnificence, enfin c'était superbe, et j'étais au désespoir que tu ne fusses pas ici... Ma robe a joué son rôle, elle est superbe... Le bal a commencé à six heures et a fini à neuf. A minuit Madame Élisabeth a été avec Mlle de Condé et plusieurs de ses dames dans une loge au bal masqué; elle m'a proposé d'y venir et, comme je croyais qu'elle n'y passerait qu'une demi-heure, j'ai accepté. Point du tout: elle s'y est amusée comme une reine et y est restée jusqu'à trois heures et demie, de manière qu'il en était quatre lorsque je me suis mise au lit... A la sortie d'une jaunisse cela n'était pas très raisonnable... La Reine m'a traitée à merveille. Elle m'a demandé comment je me portais, s'il était bien prudent de sortir déjà. Elle m'a dit à demi-voix: «Irez-vous au bal masqué?»—Je lui ai répondu en souriant que je n'en savais rien.—Elle a repris: «Oh! l'enfant! Véritablement on ne mérite pas d'être chaperon quand on va au bal, venant d'avoir la jaunisse.» Comme ma petite belle-sœur était avec moi et était entrée chez la Reine sans en avoir le droit, je lui ai dit que je craignais d'avoir fait une grande sottise en faisant entrer ma sœur chez elle; elle m'a répondu que cela ne faisait rien et qu'elle était ravie de la voir. J'ai été charmée que cela se soit passé ainsi, car je craignais vraiment d'avoir fait quelque chose de très mal. Le Roi m'a aussi parlé au bal, il m'a demandé si je trouvais le bal beau... Ensuite il m'a demandé des nouvelles de ma sœur [180], de maman, de ma tante [181]. Il m'a dit: C'est une épidémie, toutes les sous-gouvernantes sont malades.—Je lui ai dit: «Oui, sire, il ne reste que Mme d'Aumale [182].»—Il m'a répondu en riant: «Oh! c'est un beau renfort...»
La petite Travanet devait venir voir le bal avec sa belle-sœur: «Je lui avais fait préparer un joli petit souper, j'en ai été pour mes frais, car elle n'est pas venue. Elle est restée près de son mari qui a été dans le plus grand chagrin, parce que Mlle Saint-Ouen, son ancienne maîtresse, est morte. Je n'ai pu partager son chagrin là-dessus, car cette créature inquiétait ta sœur, parce que son mari l'allait voir quelquefois. Mais elle a fort bien fait de ne pas venir et de donner dans cette occasion-là des marques d'attachement à son mari. Ce que je ne conçois pas, c'est la profonde douleur de M. de Travanet. Qu'il en soit un peu fâché, passe, mais de l'être tant, je trouve cela malhonnête pour sa femme...»
C'est à ce bal qui fit tant de bruit que fut inauguré la mode de porter des Dauphins en or ornés de brillants. Les cheveux de la Reine étaient tombés à la suite de ses couches; elle dut adopter une coiffure basse, dite «à l'enfant», qui fut bientôt en vogue [183].
A cette époque aussi vint l'usage du catogan jusque-là porté par les hommes et que lançaient la Reine et la duchesse de Bourbon. Cette coiffure cavalière relevée de rubans ne manquait pas de piquant, mais elle semblait masculine et ne plaisait pas à tout le monde. Le Roi s'en moquait. Un jour il entra chez la Reine avec un chignon. Comme Marie-Antoinette riait: «C'est tout simple... puisque les femmes ont pris nos modes...» La leçon porta, et les modes masculines disparurent.
Les fêtes n'ont pas fait oublier à Mme de Bombelles la carrière de son mari. La mort imminente de M. d'Usson, ministre de France à Stockholm, allait créer un mouvement diplomatique. Aussitôt la jeune femme court chez Madame Élisabeth et la prie de dire à la Reine que, si M. de Pons allait à Stockholm, elle désirerait bien voir son mari à Berlin. Madame Élisabeth remplit courageusement sa mission périlleuse. La Reine répond vivement et d'assez mauvaise humeur «que cela ne se pouvait pas» sans en dire la raison.
«Tu juges la peine que m'a fait une telle réponse, écrit la marquise le 10 février. J'ai fait chercher le lendemain le comte d'Esterhazy à qui j'ai conté ce qui venait de se passer. Il m'a répondu qu'il n'en était pas étonné, que la peur de déplaire à 91 (?) en était la seule raison. Qu'au reste il fallait que je fisse le lendemain la demande à M. de Vergennes. Je lui ai répondu: «Si la Reine est décidée à barrer à M. de Bombelles dans toutes ses entreprises, il est inutile qu'il reste seulement où il est. J'ai la mort dans le cœur, vous pouvez le dire à la Reine, je ne croyais pas que ma conduite et mon attachement pour elle méritait une telle aversion.» Il m'a répondu: «Soyez sûre que la Reine a la meilleure opinion de vous. Elle vous aime même.»
«—J'ai repris: «Si cela est, dites-lui, je vous en prie, l'état où vous m'avez vue, et que le seul moyen de me consoler serait l'assurance de Constantinople quand M. de Saint-Priest le quitterait.»
M. d'Esterhazy a promis de parler à la Reine tout de suite après les Jours Gras, mais, sans doute, il avait tenu à lui exposer dès le jour même la douleur de la jeune marquise, car le soir il y a bal, et, dès que la Reine a aperçu Mme de Bombelles qui accompagne Madame Élisabeth, elle vient s'asseoir devant elle d'un air un peu embarrassé, et, «voulant lui marquer de la bonté », s'est mise à parler de choses et d'autres. «J'ai tâché de n'avoir pas l'air de mauvaise humeur, mais j'avais une telle palpitation de cœur que j'ai pensé me trouver mal.»
Mme de Bombelles continue démarches sur démarches; elle court chez M. de Rayneval qui ne lui cache pas qu'elle n'obtiendra pas facilement le poste de Berlin, elle va dîner chez Mme de Vergennes qui lui promet son appui, elle écrit à M. de Vergennes qui lui donne enfin une audience. Le ministre la reçoit bien, lui dit qu'en effet son mari avait été la première personne à qui il avait pensé pour le poste de Berlin, mais que «c'eût été l'exposer à toute l'animosité de l'Empereur, peut-être à celle de la Reine, et «en un mot lui casser le col». Il ajoutait que le Roi et lui étaient fort satisfaits des services de M. de Bombelles, «qu'avec ses talents diplomatiques il n'était pas nécessaire d'aller échelon par échelon pour parvenir à une place importante, qu'on avait des vues sur lui, plus élevées que Berlin ou Copenhague, «que cela serait aussi plus loin». Le ministre n'en voulut pas dire davantage, et Mme de Bombelles en est réduite aux conjectures: Constantinople ou Saint-Pétersbourg. Ce dernier poste l'effraierait, vu leur peu de fortune, et elle se reprend de nouveau à espérer que Constantinople pourrait, dans un temps donné, leur être dévolu. Elle a été malade d'émotion depuis trois jours... puis, encore une fois elle se berce d'illusions.
Le 13 février, elle sait à quoi s'en tenir sur le présent, et l'avenir est toujours aussi vague. «Hé bien! mon petit chat, écrit-elle à son mari, c'est M. d'Éterno qui va à Berlin, M. de Sainte-Croix à Liège, et M. de Pons à Stockholm. Qui aurait dit il y a dix mois que M. d'Éterno ferait un si grand saut!» Chez Mme de Vergennes elle s'est trouvée en quatrième entre Mme de Pons, Mme d'Éterno et Mme de Sainte-Croix. «Ces trois dames avaient l'air d'être enchantées, pour moi, je ne l'étais nullement, et je me disais en moi-même: «Voilà ce qui s'appelle boire le calice jusqu'à la lie.»
M. et Mme de Vergennes ont été parfaitement aimables pour Angélique; la femme du ministre affectait de regretter que M. de Bombelles ne fût pas nommé à Berlin et assurait qu'on saurait l'en dédommager. La jeune femme a supporté tout cet entretien avec courage; mais, lorsqu'elle est revenue chez Mme de Mackau, elle étouffait et se mit à pleurer... A la fin de la lettre elle se dit remontée, car le comte d'Esterhazy est «chaud ami» et servira certainement les intérêts de M. de Bombelles. Pauvre petite femme de diplomate ambitieux, comme elle prend au sérieux des promesses vagues qui n'engageaient à rien! Certaine phrase de M. de Vergennes aurait dû pourtant lui faire comprendre que d'ici quelque temps il ne saurait être question de son mari: cette phrase qu'elle rapporte dans une lettre postérieure et qui «l'a fait mourir de rire», la voici: «Comme elle insistait, disant qu'elle allait demander pour son mari le poste de Berlin: «Patience, patience, répondit le ministre. Il n'y a encore que sept ans que M. de Bombelles est à Ratisbonne et MM. de Flavigny et de Barbentane sont depuis vingt-cinq ans en Italie!» Comme Mme de Bombelles insistait pour qu'aucune comparaison ne pût être établie entre ces différents messieurs, M. de Vergennes reprit: «Je conviens que M. de Bombelles est du bois dont on fait les flûtes, mais je n'en crains pas moins, etc...» Assimiler les grands postes diplomatiques à des flûtes avait eu le don d'exciter le rire de Mme de Bombelles... Ce qui est plus rassurant c'est que M. de Vergennes, au dire de M. de Rayneval s'occupe réellement de l'avenir de M. de Bombelles, mais il ne se pressera pas. D'un mot il a défini la situation à Mme de Mackau: «Quand, à quarante ans, M. de Bombelles sera ambassadeur, il n'aura pas à se plaindre.»
Il n'y avait pas en effet tant de temps de perdu, quoi qu'en dît Mme de Bombelles et, même parmi les favoris, les ambassadeurs de moins de quarante ans étaient des exceptions.
M. de Bombelles d'ailleurs est beaucoup plus raisonnable. Il trouve toutes naturelles les nominations faites surtout celle de M. d'Éterno à Berlin [184].
Un deuil se préparait à la Cour. Le 27 février, Mme de Bombelles annonçait à son mari en même temps que Madame Sophie était très malade et que la fille du Roi venait d'avoir des convulsions et était en grand danger. L'enfant, qui devint Madame Royale, fut sauvée. Mais la tante du Roi mourait dans la nuit du 2 au 3 mars.
«Elle a tourné à la mort le 2 au matin. On croyait que les souffrances venaient de l'effet des remèdes, et on était si persuadé qu'elle ne mourrait pas encore que, le soir même, il y avait spectacle au château. En sortant, on est venu avertir le Roi et la Reine que Madame Sophie était très mal. Ils y ont été ainsi que Monsieur, M. le comte d'Artois et Madame Élisabeth, et ils y sont restés jusqu'à son dernier moment. Cette pauvre princesse a eu toute sa connaissance jusqu'à une demi-heure avant sa mort. C'est son hydropisie qui a remonté dans la poitrine et s'est jetée sur le cœur qui l'a tuée. Elle est morte étouffée de la même mort à peu près que l'Impératrice. Elle est partie ce soir pour Saint-Denis. Elle a demandé, en mourant, de n'être pas ouverte et d'être enterrée sans cérémonies [185]. Madame Élisabeth est extrêmement affligée et frappée de l'horrible spectacle de la mort de Madame sa tante. Je ne l'ai presque pas quittée depuis ce moment, et je t'écris de chez elle. Elle a beaucoup pleuré aujourd'hui, elle est plus calme, et, quoiqu'indisposée depuis plusieurs jours, elle n'a pas eu de contre-coup de cette mort, mais elle est très triste. Elle veut absolument faire son testament, elle n'est occupée que de la mort. Il n'est pas étonnant qu'avec la tête aussi vive elle soit aussi frappée; mais j'espère que d'ici à quelques jours son esprit se tranquillisera, et qu'elle n'aura l'idée de la mort qu'autant qu'elle nous est nécessaire pour bien vivre. Mesdames sont dans un état affreux, elles sont véritablement bien à plaindre [186]. M. de Montmorin est au désespoir, ainsi que toutes les femmes qui appartenaient à cette pauvre princesse et dont elle était adorée. Elle a fait par son testament Mesdames ses légataires universelles. Elle a donné une partie de ses diamants à Mme de Montmorin, sa bibliothèque à Mme de Riantz et plusieurs de ses bijoux à différentes de ses dames [187]. Le deuil est de trois semaines... Mme de Louvois qui est venue samedi dernier pour être présentée n'a pas pu l'être, comme tu imagines bien, ce qui l'a avec raison fort contrariée...»
Si regrettée dans son entourage que fût Madame Sophie, sa mort ne devait pas interrompre longtemps le mouvement de la Cour et de la société. Mme de Bombelles est occupée à répéter à Paris la tragédie qui doit être jouée le 10 mars, chez Mme de La Vaupalière. Le même jour, elle assistait à Versailles à la présentation de Mme de Louvois. «Elle était mise à merveille, elle a fort bien fait ses révérences, mais elle avait si peur que cela lui faisait faire la grimace de quelqu'un qui va pleurer et rendait son maintien un peu roide. La Reine m'a dit qu'elle avait un peu de la tournure allemande, mais qu'il était impossible d'avoir l'air plus noble, et il me paraît qu'en général sa belle taille et son port ont fait beaucoup d'effet.»
Ayant été dîner chez la douairière des Deux-Ponts, Mme de Bombelles croit convenable de lui parler de ses projets et lui demander conseil. Mme des Deux-Ponts a approuvé ce qui a été fait pour obtenir l'appui de la Reine. Elle m'a conseillé, de plus, de parler à la comtesse Diane, d'avoir l'air de lui demander son avis sur la démarche que j'avais envie de faire, de tâcher de l'intéresser en cette faveur, afin que la Reine, après m'avoir entendue, soit entretenue par les personnes de sa société dans sa bonne volonté. Je t'avouerai que, quoique je sente l'importance de cette démarche, elle me coûte beaucoup, car il est humiliant pour moi et Madame Élisabeth d'être obligée de recourir à d'autres voies qu'à la sienne pour parvenir à la fortune. Je l'ai dit à Mme des Deux-Ponts, elle m'a répondu: «Que voulez-vous? Il faut prendre les gens comme ils sont, et, puisque vous avez besoin de la Reine, il faut faire ce qui peut lui être agréable.» Elle ira encore à Versailles, elle m'a promis de préparer les personnes à m'entendre, de faire ton éloge, et enfin de prendre tous les moyens possibles pour t'être de quelque utilité. Elle m'a répété son conseil sur la comtesse Diane, m'a fait le canevas de ce que je lui dirais. Elle m'a dit qu'il était inutile d'en instruire Madame Élisabeth; mais, mon petit chat, pour rien dans le monde je ne la tromperai... Je ne lui cacherai certainement pas que je parlerai à la comtesse Diane, et c'est justement parce que je ne l'aime pas que je serais fausse si j'allais lui parler à son insu. Je retourne à Versailles, j'entrerai de semaine, je parlerai à Madame Élisabeth et à la comtesse Diane, et ensuite à la Reine.
«La tragédie s'est jouée le 14 avec l'approbation de tous les spectateurs. Les petites de la Vaupalière ont été étonnantes; Mme de Travanet a joué à merveille, moi point mal, et l'ensemble a été parfait.»
Le 20, de Versailles, Mme de Bombelles rend compte à son mari des démarches qu'elle a pu faire en sa faveur. D'abord M. de Vergennes lui a accordé de bonne grâce un congé que M. de Bombelles viendra passer en France. Le ministre n'a pas spécifié la longueur de ce congé qu'on espère faire durer le plus longtemps possible... peut-être jusqu'à vacance d'ambassade.
Fort satisfaite de ce premier succès, Mme de Bombelles s'est rendue chez Madame Élisabeth à qui elle a conté toute son affaire. «Je lui ai dit que pour rien au monde je ne ferais ces démarches (auprès de la comtesse Diane) que si elle-même me les conseillait et que je sois bien sûre de ne pas lui déplaire. Elle m'a répondu qu'elle croyait que je ne pouvais rien faire de mieux, que cela ne lui causerait aucune peine; son amour-propre céderait toujours au désir extrême qu'elle avait de te voir avancer.
«En conséquence, j'ai demandé avant-hier un moment d'entretien à la comtesse Diane et je l'ai vue hier matin. J'ai commencé par lui dire le chagrin que j'avais eu de n'avoir pu obtenir Berlin pour toi, la cause que je craignais du refus qui m'en avait été fait et tout ce qui s'est passé alors: les tracasseries injustes qu'on t'avait faites, il y a trois ans, ta conduite alors, ta parfaite innocence et le renvoi de la personne qui t'avait fait le plus de tort par ses mensonges [188], le désir que j'aurais d'obtenir une audience de la Reine pour te disculper à ses yeux et tâcher d'intéresser ses bontés, afin qu'elle nous prête son appui dans le moment où nous en aurons besoin... Je lui ai alors montré ma petite note à ce sujet, elle l'a lue deux fois et l'a trouvée parfaite. Elle m'a dit qu'elle se chargeait de demander pour moi une audience à la Reine, qu'il fallait que j'eusse le courage de lui répéter tout ce que je venais de lui dire à elle-même, que je lui remisse une note, qu'elle ne croyait pas qu'elle eût d'engagement pour Constantinople et qu'elle me promettait de son côté de lui en parler avec la plus grande chaleur. Elle me prévenait que la Reine ne prendrait pas d'engagements avec moi, mais que cependant, sans me le dire, elle aurait sûrement égard à ma demande et qu'il était essentiel que je la fisse plus tôt que plus tard, qu'elle se concerterait avec le comte d'Esterhazy pour entretenir la Reine dans l'intérêt que sûrement je lui inspirerais.»
Ces bonnes paroles ont contenté Mme de Bombelles. Puisqu'elle s'est décidée à se servir de l'influence des Polignac,—en bonne politique elle aurait dû le faire plus tôt,—elle va pouvoir attendre sans trop d'agitation le moment où la Reine va lui donner audience. Quand ce sera fait, elle a bien la résolution de se tenir tranquille jusqu'au moment décisif.
M. de Bombelles ne partage pas les illusions qu'on a su insuffler à sa femme, et son espoir dans le résultat des démarches conseillées est médiocre. «La personne à qui tu dois t'adresser, écrit-il dans sa lettre du 21 mars, m'a classé parmi ces êtres qui peuvent bien servir le Roi, mais qu'il faut ranger ou comme des ennuyeux ou comme de petits ouvriers incomplets. S'ils se permettent une volonté, d'ailleurs en supposant qu'on eût marché sur une herbe favorable, avec quelle légèreté ne s'emploiera-t-on pour moi! A la plus faible objection on quittera la partie et mon jeu deviendra pire.»
Pendant ce temps la comtesse Diane a été vite en besogne; elle a obtenu sans trop de peine une audience de la Reine pour Mme de Bombelles.
«La Reine m'a reçue avant-hier, écrit la marquise le 24; elle m'a paru encore pénétrée des préventions qu'on lui a données contre toi. Le comte d'Esterhazy et la comtesse Diane avaient eu une grande conversation la veille avec elle à ce sujet-là, et ils l'avaient trouvée si entêtée dans son opinion sur ton sujet qu'ils avaient été au moment de m'empêcher d'y aller parce que, connaissant sa timidité, ils craignaient que je ne pusse pas lui répondre à ce qu'elle me dirait. Mais, comme elle avait déjà donné son heure à Madame Élisabeth, cela n'a pas pu changer. Heureusement, car, malgré ma peur, je lui ai dit tout ce que je voulais dire. J'ai été assez heureuse pour la toucher, et elle a dit à la comtesse Diane que, surtout lorsque je lui avais parlé de mon enfant, je l'avais intéressée au possible. Mais, pour en revenir au commencement, je te dirai donc que je suis arrivée chez la Reine avec une colique enragée. Elle m'a dit: «Eh! bien, Madame, on dit que je vous fais peur. Asseyez-vous et dites-moi avec confiance ce que vous voulez. Je lui ai dit: «Le désir que j'ai de justifier M. de Bombelles aux yeux de Votre Majesté m'a encouragée à prendre la liberté de lui demander une audience. Ayant toujours compté sur ses bontés, je m'étais flattée, lorsque le poste de Berlin est devenu vacant qu'Elle voudrait bien le faire donner à M. de Bombelles. Mais Votre Majesté s'y étant refusée, je lui avouerai que j'ai craint que les préventions que je sais que la Cour de Vienne lui a données contre M. de Bombelles en eussent été cause. Et cette raison m'a bien plus affligée que la chose en elle-même. Je puis protester à Votre Majesté que jamais M. de Bombelles ne s'est permis le plus petit propos au sujet de l'Empereur. Je ne puis pas donner un argument plus fort à Votre Majesté en faveur de l'innocence de M. de Bombelles que de lui représenter que le comte de Neipperg, qui a été celui qui lui a fait le plus de tracasseries a été renvoyé par l'Empereur en raison de ses mensonges perpétuels, et que son successeur a rendu à M. de Bombelles toute la justice qu'il devait à son honnêteté et à sa franchisse. D'ailleurs, si Sa Majesté voulait bien peser combien il aurait été gauche à lui d'offenser la Reine, de laquelle il attend sa fortune et son avancement, en la personne de l'Empereur, en se permettant de lui manquer de respect. Que tu n'avais point cherché d'armes à opposer à la calomnie, espérant qu'elle se détruirait d'elle-même; mais que je ne pouvais me permettre de demander une grâce que je désirais vivement à Sa Majesté.—La Reine m'a répondu: «Je crois bien qu'il a eu moins de torts qu'on ne lui en a donnés. Mandez à M. de Bombelles d'engager M. de Trautsmansdorf à le justifier aux yeux de mon frère, donnez-moi une note bien détaillée de sa conduite, et je serai charmée d'être convaincue d'avoir été trompée.» Je lui ai présenté ma petite note au sujet de Constantinople. Après l'avoir lue, elle m'a dit: «Constantinople me paraît une chose bien difficile, il y a beaucoup de concurrents, et Madame Sophie m'a légué, en mourant, M. de Saluces, qui la demande.»
Avant d'apprendre par Mme de Bombelles ce que fut la fin de son audience, n'est-on pas tenté de s'arrêter un instant et de formuler quelques critiques. Ainsi cette aversion de la Reine pour M. de Bombelles, aversion qu'elle n'a jamais avouée, mais qu'elle laisse deviner en ce jour, vient du rôle joué par notre ministre en 1779. C'est en prenant les intérêts de la France contre l'Empereur—qui à cette époque, et en cela très énergiquement secondé par la Reine, voulait faire intervenir le Roi dans son conflit avec la Prusse—c'est en faisant son devoir d'agent diplomatique français que M. de Bombelles a si fort mécontenté la Reine qu'elle n'a su l'oublier. Restent des formules de respect dont le marquis, contre toute apparence, car ses formes étaient empreintes d'une parfaite courtoisie, se serait départi à l'égard de l'Empereur. On est enclin à croire avec Mme de Bombelles que tout avait été travesti dans le but de nuire à son mari, que le comte Neipperg avait menti, mais que la Reine, volontiers rancunière, en était restée à sa première impression qui satisfaisait son regret de n'avoir pas réussi à entraîner la France contre Frédéric II.
Nous avons déjà noté quelle influence prédominante dans le choix des ambassadeurs Louis XVI avait laissé prendre à Marie-Antoinette. Jamais il n'est question du Roi dans la discussion préliminaire des candidats. Il semble que la liste dût être soumise par le ministre à Marie-Antoinette qui maintenait, biffait ou instaurait au gré de son engouement du moment les ambassadeurs choisis par elle. Ainsi en avait-il été pour le duc de Guines, le vicomte de Polignac, père du comte Jules; nous l'avons aussi noté pour le comte d'Adhémar. Un nouveau candidat surgit, celui-là légué par Mme Sophie dont il était le chevalier d'honneur. On comprend la hardiesse avec laquelle Mme de Bombelles établit un parallèle entre son mari et M. de Saluces.
«J'ai répondu à cela, continuait Mme de Bombelles: J'oserai représenter à Votre Majesté que, si M. de Saluces avait des droits à cette place équivalents à ceux de M. de Bombelles, je respecterais trop la mémoire de Madame Sophie pour me mettre en concurrence. Mais, M. de Saluces n'ayant pas encore été dans la diplomatie, la place de Constantinople ayant été de tous les temps la récompense de services antérieurs, il me semblait qu'il serait bien décourageant pour les personnes employées dans la carrière politique de se voir continuellement passer sur le corps des personnes qui n'ont jamais rien fait; que je désirais cette place avec d'autant plus de vivacité qu'elle était la seule où tu pusses décemment acquérir une aisance qui assurerait un jour à mon fils une existence heureuse, et que je ne pouvais penser sans douleur au triste sort qui l'attendait si Sa Majesté continuait à ne pas s'intéresser à son père.
«La Reine m'a répondu de me tranquilliser, qu'elle ne pouvait pas me promettre Constantinople, mais que cependant elle s'intéresserait à ton avancement et réfléchirait sur les moyens que je lui en donnais, mais qu'avant tout il fallait que tu tâchasses de te raccommoder avec l'Empereur. Là-dessus elle s'est levée et m'a donné mon audience de congé.
«J'ai tout de suite été chez la comtesse Diane qui m'a paru fort contente, m'a promis de reparler à la Reine et m'a dit qu'elle ne désespérait pas que nous eussions Constantinople, qu'il fallait faire la petite note au sujet des griefs présents contre toi à la Reine et qu'il fallait que j'obtinsse de M. de Vergennes qu'il m'écrivît une lettre par laquelle il me mande qu'il était parfaitement content de ta conduite depuis que tu es à Ratisbonne.»
Mme de Bombelles fait faire une note en règle par M. de Brentano, la porte aussitôt à la comtesse Diane qui y fait quelques changements et se déclare toute prête à la remettre à la Reine avec la lettre de M. de Vergennes. La comtesse Diane a accompagné cela des choses les plus honnêtes et m'a dit qu'elle était enchantée que j'eusse vu la Reine, que cette dernière lui avait dit que je lui avais parlé à merveille et qu'elle était surtout fort contente de la manière dont je lui avais parlé des prétentions de M. de Saluces et qu'il lui paraissait que cela avait fait impression à la Reine.»
Mme de Bombelles se déclare ensuite fort satisfaite des notes rédigées en collaboration avec M. de Brentano et prie son mari de remercier celui-ci chaleureusement dès qu'il sera auprès de lui. «Ces notes ont absolument déterminé en ma faveur l'intérêt de la comtesse Diane qui me croit à présent beaucoup d'esprit.» La marquise engageait son mari à éviter toute tracasserie venant de Vienne, puis elle ajoutait ceci qui prouve bien que la jeune femme n'était pas que zélée, mais qu'elle ne manquait pas de clairvoyance:
«Tu peux sans infidélité mettre un frein à ton zèle qui ne sera jamais récompensé par le Roi, puisqu'il est trop faible pour oser reconnaître d'importants services; il ne fera point changer la faiblesse de notre gouvernement, parce que ton avis n'est pas assez prépondérant pour faire adopter d'autres idées et peut te perdre parce que la Reine, ayant plus de crédit que jamais, ne te pardonnera jamais de n'être pas de son avis. Ainsi ne fais d'ici à ton départ que ce dont en conscience tu ne pourras te dispenser et tâche, si tu le peux sans bassesse, d'engager M. de Trautmansdorf à dire du bien de toi à la cour de Vienne. Je te vois d'ici te mettre en fureur, mais je te conjure de ne jamais oublier que tu as un fils. Il n'y a point de sermon qui vaille ce premier point et je m'en tiendrai là...»
Ci-joint les deux notes auxquelles il vient d'être fait allusion. L'une est un exposé officiel de la situation de M. de Bombelles; l'autre, un appel direct à la bienveillance de la Reine. Elles sont assez nécessaires à l'intelligence de ce qui va suivre pour que nous les donnions ici.
NOTE SUR LE MARQUIS DE BOMBELLES
Les griefs présentés à la Reine, contre M. de Bombelles, ne peuvent porter essentiellement que sur l'opposition que les ministres impériaux prétendent avoir rencontrée de la part de M. de Bombelles dans les différentes négociations de ces ministres à la Diète de Ratisbonne ou bien sur des propos imputés à M. de Bombelles contre la Cour impériale. Mme de Bombelles ne s'est jamais permis une recherche indiscrète dans la conduite ministérielle de son mari, et elle ne peut pas répondre au premier point d'accusation qu'on forme peut-être contre lui. Elle s'est toujours flattée que le témoignage de la parfaite satisfaction que M. de Vergennes a constamment rendu de la conduite de M. de Bombelles servirait également à sa justification, et elle croit que la différence d'opinions politiques, s'il en existe une entre lui et les ministres impériaux, ne peut provenir que des instructions dictées à chacun d'eux par leur Cour respective. Mme de Bombelles peut répondre avec plus d'assurance au second point parce que l'objet de cette imputation est plus à sa portée et qu'elle connaît les sentiments et la circonspection de M. de Bombelles. Elle sait qu'on a écrit des faussetés contre lui à Vienne, mais quelle attention peut mériter un homme mal intentionné, puisque, la Cour impériale a reconnu elle-même l'infidélité de ses rapports et lui a ôté le poste qu'il occupait à Ratisbonne. Il serait bien affligeant que cette personne fût écoutée sur un seul objet, lequel influe précisément sur le sort, la fortune et la réputation d'on galant homme qui a été continuellement en but à ses tracasseries et aux calomnies qu'il a débitées contre lui. M. de Bombelles a été traité avec bonté et distinction de leurs Majestés Impériales dans différents voyages qu'il a faits à Vienne. Il a des obligations personnelles à la Reine, qui a daigné approuver sa nomination au poste de Ratisbonne, a bien voulu prendre de l'intérêt au mariage de sa sœur. Il trouve dans son cœur et dans sa reconnaissance des motifs puissants d'être personnellement dévoué à Sa Majesté et à son auguste famille et il ne doit pas être soupçonné de se livrer légèrement à une animosité aussi absurde que mal fondée, comment peut-il être soupçonné d'oublier en un instant ce qu'il leur doit de respect.
J'ose espérer que la Reine, dont l'esprit est aussi juste que le cœur, verra d'un coup d'œil plus favorable la conduite de M. de Bombelles si elle daigne faire attention, quant à la nature de l'accusation et du caractère de l'accusateur.
La marquise de Bombelles à la Reine
«Madame,
«Mme de Bombelles serait parfaitement heureuse si la Reine daignait joindre sa protection à l'intérêt que Madame Élisabeth veut bien lui marquer, pour assurer à l'enfant de Mme de Bombelles un bien-être qu'il ne pourra jamais espérer sans l'appui de Sa Majesté. M. de Bombelles est né sans fortune; son père, mort à la veille d'être fait maréchal de France, ne lui laisse d'autre héritage qu'une mémoire chérie et respectée dans la province où il commandait et une grande réputation militaire. M. de Bombelles a servi dès sa plus tendre jeunesse, il a fait les dernières campagnes d'Allemagne et il a mérité partout l'approbation de ses chefs. Des talents et une application extraordinaire ont engagé le ministère à l'employer dans les affaires étrangères. M. de Vergennes a bien voulu faire de lui les éloges les plus étendus, en différentes occasions, il est malgré cela rencoigné depuis sept ans dans le poste insignifiant de Ratisbonne. L'ambassade de Constantinople, quand M. de Saint-Priest la quittera, offre à M. de Bombelles des moyens de ménager à son enfant une fortune convenable. Il y a beaucoup de places dans la carrière politique et à portée des espérances de M. de Bombelles qui seraient plus agréables par leur position, plus rapprochées de la France, mais il n'y en a aucune où il soit décemment permis d'y porter des vues d'économie, comme dans celle de Constantinople, et c'est sous ce rapport qu'elle convient plus à la situation de M. de Bombelles. Il serait bien flatteur pour lui d'obtenir cette ambassade par la protection de la Reine et d'ajouter cette nouvelle reconnaissance à celle qu'il doit déjà à Sa Majesté pour les bontés qu'Elle a bien voulu témoigner à sa famille. Mme de Bombelles oserait-elle se flatter que la position actuelle de M. de Bombelles et ses services, que le trouble d'une mère tendre et inquiète sur le sort de son enfant pussent assez intéresser la bienfaisance naturelle de la Reine, pour que Sa Majesté voulût bien promettre à Mme de Bombelles ses bontés lorsque M. de Saint-Priest quittera Constantinople.»
Le comte d'Esterhazy mis au courant de ce qui s'était passé chez la Reine avait raison de hocher la tête et de dire à Mme de Bombelles que tout cela ne servirait de rien tant qu'on ne serait pas revenu sur le compte de son mari. Il sait à quoi s'en tenir, lui qui reçoit les confidences de la Reine! Les griefs viennois sont loin d'être apaisés, et M. de Vergennes qui, bien disposé vient de donner à Mme de Bombelles une lettre exposant les bons services de son mari, n'a pas caché à Mme de Mackau son entretien avec le comte de Mercy qui sortait de chez lui: «Monté sur ses grands chevaux», l'ambassadeur lui avait fait les plaintes les plus vives contre M. de Bombelles à l'occasion de sa querelle avec le prince de la Tour [189]; lui était resté ferme comme un roc et lui avait répondu froidement que M. le marquis de Bombelles n'avait fait que suivre les ordres du Roi et qu'il lui était impossible de l'en blâmer. M. de Vergennes ajoutait qu'il avait prévenu le Roi de cette dernière persécution et qu'on ne devait pas s'en inquiéter. Ne pas s'inquiéter est chose facile à dire, mais M. de Bombelles, même avant d'avoir reçu la dernière lettre où sa femme conte l'entretien assez vif de M. de Vergennes avec le comte de Mercy, ne trouve pas que les choses prennent bonne tournure. Sa chère Angélique n'avait-elle pas été un peu vite en besogne, pouvait-on avoir confiance dans la comtesse Diane? Revenir au plus vite en congé et plaider sa cause lui-même est son désir le plus pressant. «Ratisbonne lui pèse sur les épaules, plus il y restera et plus les ministres impériaux lui feront d'horreurs. Il se méfie de Trautmansdorf, malheureux petit homme sans force ni vertu». Tout cela est consigné dans une note explicative qu'il envoie à sa femme avec mission de la faire lire au seul comte Valentin. «Comme dans tout ce qui se fait il n'y a pas moins que de ma fortune un ami aussi vrai que cet honnête comte ne doit pas parcourir à la hâte un écrit qui renfermait de grandes vérités et qui répond à tout ce qu'on m'a jusqu'ici imputé sans pudeur et sans justice... La seconde note est faite pour le cas où l'on se servirait encore contre moi de ce qui se passe en ce moment avec M. le prince de la Tour. Il n'est plus question de plier les genoux, ma chère amie, ma perte serait certaine... Je ne puis rester dans l'attitude d'un étourdi, d'une mauvaise tête, pour qui sa femme demande grâce. Je sais que l'Empereur est implacable dans ses aversions; le motif de la sienne envers moi ne peut cesser parce que je ne trahirai pas mes devoirs, mais il faut que je prouve à la Reine que je suis injustement attaqué, c'est ce que mon compte rendu indique. Alors, quand le comte d'Esterhazy lui en aura dit la teneur, il n'y a plus qu'un parti à prendre puisque la Reine veut envers son frère des ménagements destructifs pour le bien du service du Roi, c'est de m'envoyer en Portugal. Je n'aurai jamais Constantinople: un ambassadeur de France à la Porte qui a du zèle et de bons yeux est un monstre pour la Cour de Vienne. La note que tu as donnée est, je le gagerais, à l'heure qu'il est dans les mains de l'Empereur et ne sera renvoyée à la Reine qu'avec tous les commentaires dictés par la haine et le despotisme. Si, contre mon attente et mon expérience, Mme la comtesse Diane est de bonne foi, tu peux, d'après l'avis du comte d'Esterhazy, lui faire jeter un regard rapide sur ma note, mais en préparant les voies avant mon arrivée; de grâce qu'on n'agisse en rien décisivement.»
Faisant un instant trêve à ses préoccupations personnelles, le marquis dans sa lettre suivante raconte son voyage à Munich où il a été reçu par le pape Pie VI [190]. A l'arrivée dans la capitale bavaroise, le cortège était fort beau. «Le Saint-Père était dans une voiture à deux places avec l'Électeur [191]... Un dais l'attendait au bas de l'escalier et trois cents personnes en grand costume... Arrivé au grand appartement meublé et orné pour feu l'Empereur Charles VII, le Saint-Père a préféré l'appartement de l'Impératrice comme plus commode et plus près de la chapelle... Après quelques compliments qui ont duré quatre à cinq minutes on s'est rendu à la chapelle où le Te Deum a été chanté en musique, plus bruyant qu'agréable. Le Pape n'a vu dans le reste de la soirée que l'Électeur, l'Électrice de Bavière et l'Électeur de Trèves. Nos audiences ont été pour le lendemain matin, samedi 27 avril.
«La mienne a duré dix minutes. En entrant, le nonce m'a nommé, j'ai plié le genou, baisé la main du Saint-Père et le nonce après une profonde génuflexion s'est retiré. Le Pape m'a conduit à la fenêtre. Il parle fort bien le français et m'a donné des nouvelles de M. le baron de Breteuil, m'a remercié d'être venu de près de quarante lieues pour le voir. Sa Sainteté est d'une superbe figure simple, honnête, et noble dans ses manières; il n'a rien d'un prêtre italien. Le dimanche 28, il a dit la messe basse, mais à fort haute voix aux Théatins. Il y avait plus de quatre mille âmes dans l'église, et le silence le plus religieux s'y observait. Je n'ai rien vu de plus édifiant et de plus auguste que cette cérémonie. Les protestants qui y ont assisté convenaient comme nous qu'ils en avaient été émus; on n'a pas plus de grâce que le Pape dans ses moindres mouvements, et il paraît ne les avoir point étudiés. Après la messe, il a vu les dames dans la sacristie; il s'est assis sur un fauteuil, elles sont venues lui baiser la main, et, autant qu'il a été possible, il leur a dit des choses aimables. Entre midi et une heure il s'est rendu en grand cérémonial à la place de la Grande-Garde; il était seul dans le fond d'un carrosse de parade, les deux électeurs Palatin et de Trèves sur le devant. Le Saint-Père est monté dans la maison des États et sur un grand balcon construit exprès il a donné sa bénédiction à quinze mille âmes rassemblées sur la place...»
C'est une des dernières lettres adressées par le marquis à sa femme. Le congé demandé a été accordé, et il est rentré en France. La joie de retrouver sa femme et son enfant lui fait juger moins amers les perpétuels retards que subit sa carrière si brillamment commencée. Nous nous figurons quelles durent être ces premières semaines après une si longue séparation. Il nous est permis, par contre, de regretter de ne pas connaître les impressions de Mme de Bombelles sur le grand-duc et la grande-duchesse Paul de Russie [192] qui, en cet été de 1782, sous le nom étrange de comte et de comtesse du Nord, passèrent près de trois mois à la Cour entre Paris et Versailles. Arrivés à Paris, le 18 mai, le comte et la comtesse du Nord étaient à Versailles le 20.
Le comte est présenté au Roi par M. de la Live, introducteur. Il est accompagné par le prince Bariatinsky, ambassadeur de Russie. La première entrevue est relativement froide, le Roi s'étant montré, comme d'ordinaire, très timide. Pendant ce temps, la comtesse «introduite» par la comtesse de Vergennes est reçue par la Reine. Au premier abord, la grande-duchesse, en raison de sa corpulence, impose à Marie-Antoinette, d'ailleurs prévenue contre la famille impériale de Russie et ne lui plaît pas. La comtesse du Nord est raide dans son maintien et fait montre de son instruction. Par un accident inaccoutumé, la Reine, dont l'accueil est habituellement aimable, s'est sentie gênée devant ses visiteurs impériaux; elle a dû se retirer dans sa chambre comme prise de faiblesse et a dit à Mme Campan, en demandant un verre d'eau, qu'elle venait d'éprouver que le rôle de Reine était plus difficile à jouer en présence d'autres souverains ou de princes appelés à le devenir qu'avec des courtisans. Ce ne fut, du reste, qu'un embarras momentané, et, dès le second entretien, Marie-Antoinette avait retrouvé son aisance et se montrait affable pour ses hôtes. Au dîner l'embarras avait disparu. On trouva le grand-duc, malgré sa laideur [193], charmant et séduisant; quant à la princesse, qu'avec sa haute taille et son buste puissant les Parisiens avaient déclarée un peu homasse, la comparant à la duchesse de Mazarin, il fut proclamé à Versailles que sa beauté massive de cariatide resplendissait dans tout son éclat. La baronne d'Oberkirch a soin de recueillir les appréciations aimables et, pour ne pas paraître partiale envers sa princesse, elle ne manque pas d'ajouter: «La Reine était belle comme le jour, elle animait tout de sa présence.»
Ce voyage eut un retentissement immense, aussi bien pour son but politique que pour les attentions dont le comte et la comtesse du Nord avaient été l'objet comme princes. Pour suivre le chapelet des fêtes données aux princes russes, à Versailles, à Trianon, à Paris, on ne saurait avoir un meilleur guide que la baronne d'Oberkirch [194].
Il faut des pinceaux de femme pour donner une grâce légère à ces récits de cérémonies, qui sous des plumes officielles semblent monocordes. Ainsi, malgré la bienveillance outrée dont fait preuve l'excellente Alsacienne, bien qu'elle se montre plus préoccupée de l'extérieur des choses que de la portée politique de certains événements, ses Mémoires ont-ils fourni aux historiens le meilleur de leurs «informations» sur ces réceptions fastueuses à Versailles.
Pendant son séjour Mme d'Oberkirch a vu souvent Mme de Mackau, «qui ne quitte pour ainsi dire pas Versailles» et est très au courant de la Cour. Elle tient donc une partie de ses renseignements de la sous-gouvernante; la baronne trouve Mme de Bombelles une femme délicieuse. Elle s'est liée avec Mme de Travanet, «une des meilleures, une des plus spirituelles, une des plus charmantes femmes qu'elle connaisse»; elle a vu aussi Mme de Louvois qui vient d'être présentée à la Cour, la troisième femme de ce «mauvais sujet» de marquis de Louvois. Pour nous parler aussi de ceux qui nous occupent, c'est donc le témoin le mieux renseigné.
Ce fut une série de représentations: d'Aline, reine de Golconde, opéra tiré de la nouvelle de Boufflers par Sedaine et mis en musique par Monsigny, à Zémire et Azor, de Grétry, à Jean Fracasse au sérail, ballet de Gardel, qui fut dansé à Trianon; soupers, illuminations, bals parés à Versailles alternaient avec d'autres fêtes données dans les châteaux royaux ou princiers. Le bal paré du 8 juin fut splendide dans la galerie des glaces.
La Reine fit les honneurs de son «chez elle» avec une grâce sans égale; elle combla la princesse de souvenirs et de cadeaux. «Combien j'aimerais vivre avec elle!» disait la comtesse du Nord, le lendemain d'une fête. «Combien je serais charmée que M. le comte du Nord fût dauphin de France», écrivait Mme d'Oberkirch [195].
Après le déplacement à Choisy et à Marly, il y eut aussi réception des princes à Sceaux chez le duc de Penthièvre, au Raincy chez le duc d'Orléans, à Bagatelle chez le comte d'Artois, enfin à Chantilly où le prince de Condé inventa «enchantement sur enchantement», bals, concerts, chasse aux flambeaux pour recevoir ses hôtes. Le bruit des magnificences de Chantilly se répandait dans toute l'Europe, et l'on faisait circuler ce mot glorieux pour les Condé: «Le Roi a reçu M. le comte du Nord en ami, M. le duc d'Orléans l'a reçu en bourgeois, et M. le prince de Condé en souverain.»
Le comte et la comtesse du Nord avaient donc été royalement reçus pendant trois jours par le prince de Condé. Il y eut illumination générale, chasse aux étangs, concerts avec musiques invisibles, soupers à l'île d'Amour ou au hameau de Chantilly. Aux récits des témoins oculaires il convient d'ajouter l'impression psychologique et bien personnelle de la princesse Louise-Adélaïde qui, en l'absence de la duchesse de Bourbon depuis peu séparée de son mari, eut la charge d'aider son père à faire aux princes russes les honneurs de sa magnifique résidence [196]. «La comtesse du Nord a fait ici un petit voyage, écrit la princesse Louise de Condé à sa cousine aimée Clotilde de France, princesse de Piémont [197], et j'aurais bien désiré qu'il fût prolongé. Ils sont venus lundi pour dîner et sont partis hier mercredi à trois heures. Je ne puis dire combien je les ai trouvés aimables l'un et l'autre. Ils l'ont été pour moi d'une manière qui m'a véritablement touchée. Leur politesse est franche, noble et aisée. Ils ont l'air de penser toutes les choses obligeantes qu'ils disent, et cela inspire la reconnaissance. Mon père et mon frère en sont pénétrés pour eux; ils ont comblé de bontés aussi M. le duc d'Enghien. Certainement nous les avons reçus du mieux que nous avons pu et avec le désir qu'ils ne s'ennuient pas pendant leur séjour ici; c'était une chose fort simple, mais ils ont paru y attacher une valeur qui nous a pénétrés de sensibilité. Je vous assure que le moment de leur départ a été une vraie peine pour moi et qu'il m'a fallu prendre beaucoup sur moi pour ne pas pleurer, aussi ai-je mal réussi quand j'ai vu leur voiture s'éloigner. Cela paraîtrait bien étrange à quelques personnes, les ayant si peu vus; mais ils ont l'air si franc et si ouvert qu'on s'y attache facilement. Mme la comtesse du Nord m'a dit de lui écrire, et assurément ce sera avec grand plaisir, car je serais au désespoir qu'elle m'oubliât tout à fait. M. le comte du Nord m'a dit, avec toute l'honnêteté possible, qu'il n'oserait pas m'écrire, mais qu'il entretiendrait un commerce avec moi par vous, ma chère et tendre amie; cela m'a embarrassée. Je n'ai jamais osé lui dire qu'il pouvait m'écrire, ne sachant si je le devais, moi étant fille. C'est peut-être très bête, mandez-moi ce que vous en pensez. Cependant, après, il a fini par me demander s'il ne pouvait ajouter quelques lignes aux lettres de la comtesse du Nord. J'ai cru qu'il était sans conséquence d'accepter cela. J'ai peur qu'il ne m'ait trouvée bien sotte sur tout cela. Peut-être en Russie cela aurait-il été tout simple, mais en France on juge si sévèrement, on aime tant à tout interpréter que, si on avait su que je recevais des lettres du grand-duc que je n'ai vu que deux jours, on aurait peut-être été assez sot pour en faire des plaisanteries... Mais je n'ai pas encore fini de vous parler d'eux. Savez-vous ce qui m'a charmée? C'est la tendresse qu'ils paraissent avoir l'un pour l'autre. On n'est point accoutumé dans ces pays-ci à entendre une femme appeler son mari «mon cher ami». Je suis sûre que nos petites folles et nos petits-maîtres rient de cela, mais, moi, cela m'enchante.»
La princesse Louise s'excuse d'être si longue, mais elle ne peut ennuyer sa cousine en lui parlant de personnes qui l'aiment et qu'elle aime. «Ah! oui, ils vous aiment bien, je vous assure; nous avons souvent parlé de vous et avec bien du plaisir. Il faut que je vous remercie, car, sans doute, vous seule êtes la cause des honnêtetés sans nombre qu'ils m'ont faites.»
Ce que ne raconte pas la future abbesse de Remiremont, c'est le mot dit au moment de la séparation par le prince de Condé: «Nous serons bien éloignés l'un de l'autre, dit le prince au grand-duc; mais, si Votre Altesse le permet et que le Roi ne s'y oppose pas, je pourrai aller lui rendre à Saint-Pétersbourg la visite qu'elle a bien voulu me faire.»—«Nous vous recevrons avec enthousiasme, Monsieur, et l'Impératrice sera trop heureuse de vous voir dans notre pays sauvage.»—«Hélas! ce sont des rêves», reprit le prince de Condé en soupirant. Pouvait-il prévoir que, quinze ans plus tard, ce voyage de Russie, il le ferait en proscrit, tandis que sa demeure éblouissante ne serait plus qu'une ruine aux murs pantelants?
Mais, on le sait, les princes russes ne se contentèrent pas des fêtes de Cour. Ils se firent voir à l'Opéra, au Théâtre-Français où on leur lut des vers, à l'Académie française où La Harpe leur lut une pièce de vers assez malencontreusement choisie sur Pierre III; à l'Académie des Sciences où Condorcet leur fit un discours; ils furent à l'École Militaire, visitèrent les principaux monuments, même l'hôtel Beaujon et l'hôtel de La Reynière. Partout, sur le parcours, ils furent reçus avec enthousiasme comme ils l'avaient été à Saint-Étienne et à Lyon. Dans ce voyage des princes russes, on entrevoyait autre chose qu'une visite de politesse, on savait l'impératrice Catherine désireuse de se rapprocher de la France [198], et cette visite opportune surexcite la badauderie. Le commerce parisien, toujours à l'affût de la réclame, profita de cette vogue russe comme il devait en profiter lors des visites récentes du descendant de Paul Ier. Ce n'étaient partout que bannières aux armes moscovites; on citait un tailleur qui fit fortune avec un vêtement d'enfant, blouse flottante dont Catherine avait envoyé le dessin à la plume de Grimm et qu'elle avait imaginé pour son petit-fils Alexandre. Catherine, qui raille tout, ne manqua pas de railler cet enthousiasme pour la Russie: «Les Français, écrira-t-elle, se sont engoués de moi comme d'une plume à leur coiffure, mais patience, cela ne durera pas plus que toute mode chez eux», et il lui arrivera parfois de demander à Grimm si le vertigo a pris fin.
Il était temps que galas et fêtes prissent fin. Chacun était sur les dents. «Nous les avons tant et tant divertis, écrivait le chevalier de l'Isle au comte de Riocour, qu'ils n'en peuvent plus. Je serais aussi las qu'eux si je vous faisais le détail de toutes les fêtes, et je crois que vous le seriez bien aussi de l'avoir lu. Je ne saurais pourtant m'empêcher de vous dire que le bal paré de Versailles a été comme le Paradis, ce que l'œil de l'homme n'a point vu et ce que son esprit ne peut comprendre. Il n'a jamais paru sur la terre un spectacle plus imposant et plus magnifique. Aucun Roi du monde n'en a donné qui lui ressemble ni qui puisse même en avoir approché [199].»
Après les premières semaines données à la tendresse conjugale, M. de Bombelles se met comme de coutume facilement en route. Il a des devoirs de famille ou d'amitié à rendre; il est tour à tour chez Mme de Travanet à Paris, ou à Viarmes, chez Mme de Bombelles sa belle-sœur, à Dangu chez Mme de Matignon. Son plus long séjour est celui d'Anci-le-Franc chez son beau-frère M. de Louvois. Mme de Bombelles, qui commence une grossesse, n'a pu l'accompagner: il y est une première fois en juillet, il y retournera à la fin de novembre. Glissons sur les descriptions du pays qu'il parcourt de Sens à Anci, glissons surtout sur les petits vers badins dont M. de Bombelles a la fâcheuse manie d'émailler ses lettres, et supposons que le roman conjugal qui, un instant, a repris terre lors de la réunion des deux époux, a revêtu de nouveau la forme tendre et lyrique à laquelle le condamne l'éloignement des amoureux. Ils sont de nouveau ensemble en septembre et octobre, ils assistent donc à la «Sérénissime» banqueroute du prince de Guéménée.
Un Rohan en faillite, et quelle faillite!
Le scandale est terrible, la consternation règne à Paris comme à Versailles, car toutes les classes sont frappées, le monde de la Cour en tête, des académiciens, puis les petites bourses, plus intéressantes encore: des artisans, des matelots bretons qui, aveuglés par le prestige du prince, lui avaient apporté leurs épargnes. Lauzun y était plus qu'à moitié ruiné. Sophie Arnould y perdait trente mille livres de rentes. «Que voulez-vous, disait-elle gaiement, ce qui vient de la flûte retourne au tambour [200].»
Pouvait-on empêcher cette faillite sans exemple qui causa la ruine de tant de gens? Les contemporains se montrèrent fort sévères pour les Rohan très jalousés. Malgré les grands sacrifices faits par la comtesse de Marsan, par les Montbazon, par le célèbre cardinal même [201], malgré le rachat par le Trésor du port de Lorient, les créanciers ne furent que très lentement et imparfaitement indemnisés [202].
Une des conséquences de la «Sérénissime banqueroute» sera la mise en vente du beau domaine qu'habitait la princesse de Guéménée. Celle-ci s'était fait l'illusion qu'elle resterait Gouvernante des Enfants de France [203] et avait même continué les travaux de Montreuil [204]. D'abord disposée à sauver la princesse en séparant ses intérêts de ceux de son mari, Marie-Antoinette, sur les représentations de Mercy, songeant peut-être déjà à la duchesse de Polignac pour les fonctions de Gouvernante des Enfants de France, accepta la démission de la princesse de Guéménée. Celle-ci se retira à Vigny, près de Pontoise, dans une propriété du maréchal de Soubise [205]. «Elle va vivre là, écrit le chevalier de l'Isle au prince de Ligne, presque dans la gêne, en un château inhabité depuis un siècle, ayant pour tout ornement quelques vieilles tapisseries à grandes vilaines figures, obligée de regarder à un louis...» Et le chevalier ajoute: «Rappelez-vous, mon prince, la grandeur où nous l'avons vue le 22 décembre de l'année dernière, à deux heures après-midi, portant dans ses bras M. le Dauphin aux acclamations du peuple et le bas de sa robe tenu par Madame Adélaïde; songez que c'est à pareil jour, à pareille heure, qu'elle est sortie de Versailles dans l'abaissement et l'humiliation, et voyez ensuite si vous croyez qu'il faille attacher un grand prix aux honneurs de ce monde... Je crois qu'aucuns ne valent que nous nous en tourmentions. C'est ce qu'a pensé notre bonne petite duchesse de Polignac que les honneurs vont toujours trouver, témoin la charge de gouvernante qu'assurément elle ne cherchait pas et à laquelle pourtant elle sera publiquement nommée demain [206]...»
La place est donnée, la maison est à vendre. Au commencement de décembre, il en est question, puisque Mme de Bombelles en informe son mari. Celui-ci lui répond, le 8, d'Anci-le-Franc, où il est allé rejoindre Mme de Louvois, dont les couches sont proches: «Ce que tu me mandes des grâces de Madame Élisabeth avec toi me fait autant de plaisir que l'acquisition que le Roi va faire de Montreuil, pour elle. Ce sera un objet de dissipation et d'agrément qui lui est nécessaire. Ma première idée a été de savoir quel parti elle prendra sur la petite maison qu'avait ma belle-mère. J'augure assez bien des conseils qui seront donnés à Madame Élisabeth et trop bien de sa façon de penser pour n'être pas sûr qu'elle ne disposera de ce petit casin en faveur de personne ou qu'elle le fera retourner à celle qui le possédait.»
M. de Bombelles prenait grand intérêt à sa belle-mère: «La manière dont elle s'est conduite dans ces derniers temps a été si parfaite, si noble, si maternelle, qu'elle m'a encore plus attaché à elle.» Nous verrons que son désir de lui voir conserver la petite maison qu'elle habitait sera exaucé; Madame Élisabeth, aussitôt en possession de Montreuil, se fera un plaisir de la lui donner.
En attendant que Mme de Louvois se décide à mettre au monde l'héritier attendu, M. de Bombelles, pour ronger son impatience, taquine sa femme par ce commencement de lettre datée du 11 décembre:
«Elle est accouchée très heureusement entre quatre et cinq heures du soir, et je me hâte, ma chère amie, de te donner cette bonne nouvelle. Je suis sûre qu'elle te charmera... et que tu seras également surprise lorsque tu sauras que c'est de Follette dont il est question. Quant à ma sœur, nous attendons toujours qu'elle en fasse autant... et tu vois que nous nous divertissons à te mettre en colère.»
Mme de Louvois accoucha, le 20 décembre, d'un enfant si grêle et si chétif qu'on ne pensait pas pouvoir l'élever. Quelques jours après le départ de M. de Bombelles pour Versailles, il mourut en effet. Deux ans plus tard, la marquise devait mettre au monde un second fils que nous retrouverons postérieurement.
Pour le moment, mieux encore que les couches de sa sœur, la grossesse d'Angélique sera l'objet des préoccupations de M. de Bombelles. De quelle sollicitude la jeune femme va être entourée à Versailles et à Montreuil, on se le figure...
CHAPITRE VIII
1783-1786
Naissance de Bitche.—Le marquis voyage en Angleterre.—Chez le duc de Marlborough.—Accident de cheval de Madame Élisabeth.—Nouvelles de Cour.—Ascension des frères Robert.—Chez la duchesse de Polignac.—L'intimité à Versailles et à Montreuil.—Pauvre Jacques.—Visites princières.—Le Mariage de Figaro et l'affaire du Collier.—Le duc et la duchesse de Saxe-Teschen.—L'ambassade de Portugal.
Au début de l'automne 1783, Mme de Bombelles mit au monde son deuxième fils qui reçut au baptême les noms de François-Bitche-Henri-Louis-Ange. Le prénom de Bitche était donné sur la demande expresse de la Municipalité de Bitche en mémoire des services rendus par le lieutenant général de Bombelles [207].
L'enfant fut baptisé en l'église de Saint-Louis de Versailles. Le parrain était le comte de Tressan [208], maréchal de camp, membre de l'Académie française; la marraine, la baronne de Mackau.
M. de Bombelles a quitté Ratisbonne, d'abord officieusement, puis officiellement, dans l'attente d'un poste effectif d'ambassadeur qu'on lui fait toujours entrevoir et dont l'échéance est perpétuellement reculée. Il est nommé en principe à Lisbonne, mais à condition que le titulaire actuel consente à partir. Quand il n'est pas auprès de sa femme, le marquis souffre de son oisiveté et emploie ses loisirs forcés à des voyages utiles, à des missions ethnographiques.
Des devoirs de famille ou d'amitié l'ont appelé en Normandie au printemps de 1784. Il écrit de Dangu, où il est l'hôte de Mme de Matignon, fille du baron de Breteuil: «La verdure est lente à venir», et la nature lui paraît un peu maussade... Ce qui est encore plus lent à venir, c'est la réponse du «vieil ambassadeur»» à Lisbonne, M. O'Dune, que nous avons connu ministre de France à Munich en 1779. Cette réponse c'est tout simplement sa démission que M. O'Dune ne se presse point de donner, et M. de Bombelles préférerait qu'on n'attendît pas, pour agir, le désistement de l'ambassadeur et qu'enfin un «langage bien positif de volonté triomphât du peu de bonne volonté qu'on a pour lui». Il ajoute: «Vieil ambassadeur, bientôt cette épithète me conviendra; en attendant je sens qu'on ne vieillît pas tout à fait quand on aime, et tu as à toi seule, oui, mon ange, à toi seule, l'art de rajeunir ton vieux chat.»
La réponse de Mme de Bombelles est plutôt réconfortante, puisque la comtesse Diane est partie pour Paris avec la promesse de parler au baron de Breteuil de leurs affaires. Rabelais n'est pas le seul à avoir trouvé que «Faulte d'argent» est un grand mal, car, c'est l'objet des préoccupations constantes du ménage. Mais ne nous exagérons pas la tristesse de leur esprit, car, à part l'antienne périodique touchant la carrière, le marquis est plutôt enjoué dans ses notes de voyage. Laissons-le visiter Rouen en compagnie de l'évêque, M. de la Ferronnays et de l'intendant général de Brou, passer au Havre, admirer à Bolbec les jolies mines et les coiffures originales. «L'habillement du pays diffère de celui des environs de Paris qu'on pourrait se croire dans un autre royaume... J'ai traversé tout à l'heure celui d'Yvetôt. Sa capitale, qui n'est aussi qu'un bourg fort beau, renferme quinze mille âmes. M. d'Albon vient de renouveler ses baux, et son royaume va lui rapporter 45.000 livres de rentes. En entrant sur ses terres, deux grands piliers, et sur ces piliers est écrit: «Franchises de la principauté d'Yvetôt.»
Voici des nouvelles de Versailles du 21 avril: «J'étais encore hier si fatiguée de la chasse d'avant-hier, où j'avais été avec Madame Élisabeth, écrit Mme de Bombelles, que je n'ai pas eu la force de t'écrire. Il est pourtant bon que tu saches que la Reine a accueilli parfaitement la proposition que Madame Élisabeth lui a faite dimanche dernier et a trouvé le conseil de Rayneval fort raisonnable en promettant bien de ne pas te nommer à M. de Vergennes, mais cependant de faire en sorte que ce soit lui qui soit chargé d'écrire à M. O'Dune. J'ai écrit le lendemain matin, avant de partir pour la chasse, à Rayneval, afin qu'il sût qu'on était heureux de l'avoir pour conseil. J'irai voir sa femme, et je saurai si on a déjà parlé à la Reine. Le soir, chez Mme de Lamballe, la Reine m'a traitée à merveille, de sorte que j'ai fort bien fait d'y aller et que plusieurs personnes croyaient que ton affaire venait de se terminer et sont venues me faire compliment. Ce qu'il y a de moins heureux, c'est que j'ai perdu mon argent; mais, quand on est aussi bien en fonds, c'est un petit malheur.»
Elle croit près de se réaliser ce qu'elle désire, la petite ambitieuse, mais les affaires de son mari, comme d'ordinaire, ne vont pas vite.
La lettre du 25 avril est moins remplie d'illusions. La Reine n'a pas encore parlé... Le ministre l'a bien accueillie, et c'est tout... Au fond sa coquetterie avec M. de Vergennes «pourrait faire jaser», mais lui s'est mis moins en frais qu'elle... Comme consolation la Reine a parlé d'eux avec intérêt à M. de Breteuil, et la comtesse Diane s'est montrée d'une grande amabilité. «Tout cela me sert comme des bombons qui amusent mon estomac quand il a bien faim.»
Les époux sont réunis au début de l'été et passent un mois ensemble dans différents châteaux des environs de Rouen. De là, en août, le marquis part pour l'Angleterre. Il a été l'hôte du duc de Marlborough et vante la magnificence de sa demeure seigneuriale de Blenheim, «ce superbe château bâti aux frais de la nation anglaise en récompense des succès du duc de Marlborough». Bien des maisons de nos grands seigneurs, si j'en excepte nos princes, n'approchent de la grandeur et de la noblesse de Blenheim. Le duc de Marlborough d'aujourd'hui y vit en souverain: son jardin et son parc forment tout un pays, où rien n'a été négligé pour embellir la nature et en rapprocher les beautés; nos jardins anglais sont des plateaux de désert en comparaison de ces vastes et ingénieuses promenades; les bandes de daims, de beaux chevaux, des vaches, aussi belles que celles de Suisse, des troupeaux de moutons garnissent les pelouses, dont la verdure sert de base à cent autres nuances de tous les arbres divers, qui, soit en touffes, soit en allées, varient les points de vue, en masquent de moins agréables et préparent à de plus surprenants.»
Veut-il oublier ses préoccupations? La petite marquise se charge de les lui rappeler, car, jour par jour, elle le tient au courant de ses négociations, de ses démarches.
Pendant que la Reine et Madame Élisabeth sont à Trianon, elle se rend à Paris où son frère, victime d'un accident à la jambe, l'a fait demander. «M. de Florian vient de remporter un prix à l'Académie, écrit Mme de Bombelles, le 1er septembre. J'ai été hier à Trianon; Madame Élisabeth m'avait fait chercher en chaise pour monter à cheval avec elle. J'ai vu la Reine qui m'a traitée avec toutes sortes de bontés, Madame Élisabeth est revenue dîner avec la Reine, et la comtesse Diane m'a ramenée à Montreuil, où elle m'a donné à dîner. Elle m'a parlé de toi avec le plus grand intérêt et m'a promis, dès que nous aurions une réponse de Lisbonne, de faire tout ce que nous pourrions désirer.
La pauvre princesse des Deux-Ponts n'est-elle pas bien à plaindre d'avoir perdu son fils? C'est un malheur affreux et, en vérité, le prince Max n'est guère digne de toutes les prospérités qui se préparent à l'accabler...»
Le 11 septembre, nouveaux détails sur l'affaire de Lisbonne. Décidément, il n'est pas aisé, ni de décider le ministre harcelé par le baron de Breteuil à écrire à M. O'Dune pour obtenir sa démission, ni à déterminer celui-ci à signer son arrêt.
Un accident de la princesse Élisabeth est le sujet principal de la lettre suivante: Du 17 septembre.
«Imagine-toi que Madame Élisabeth, mercredi dernier, galopant à la chasse, est tombée de cheval [209]. Son corps a roulé sous les pieds du cheval de M. de Menou [210] et j'ai vu le moment où cette bête, en faisant le moindre mouvement, lui fracassait la tête ou quelque membre. Heureusement, j'en ai été quitte pour la peur, et elle ne s'est pas fait le moindre mal. Tu penses bien que j'ai eu subitement sauté à bas de mon cheval et volé à son secours. Lorsqu'elle a vu ma pâleur et mon effroi, elle m'a embrassée en m'assurant qu'elle n'éprouvait pas la plus petite douleur. Nous l'avons remise sur son cheval, j'ai remonté le mien et nous avons couru le reste de la chasse comme si de rien n'était. L'effort que j'ai fait pour surmonter mon tremblement, pour renfoncer mes larmes, m'a tellement bouleversée que, depuis ce moment-là, j'ai souffert des entrailles, de l'estomac, de la tête, tout ce qu'il est possible de souffrir. Cette petite maladie s'est terminée ce matin par une attaque de nerfs très forte, après laquelle j'ai été à la chasse, et il ne me reste, ce soir, qu'une si grande lassitude qu'après t'avoir écrit, je me coucherai...
«J'ai cependant cru ne pouvoir me dispenser, malgré toutes mes douleurs, d'aller avant-hier à Trianon, et j'ai d'autant mieux fait que j'y ai été traitée à merveille par le Roi, par la Reine et, conséquemment, par le reste des personnes qui y étaient. J'y ai perdu mon argent, suivant ma louable coutume; j'y étais très bien mise, et je me serais consolée des frais de ma parure s'ils avaient pu exciter ton admiration, car, étant uniquement occupée du désir que tu m'aimes bien, je voudrais ne perdre aucune occasion d'augmenter, ne fût-ce que d'une ligne, ton intérêt pour moi... J'y ai vu M. d'Adhémar qui m'a beaucoup parlé de toi et de tout le plaisir qu'il avait eu à te recevoir à Londres. Il me paraît toujours occupé tendrement de la favorite, et il ne m'a pas semblé que les principaux personnages le traitassent d'une manière très distinguée.»
Mme de Bombelles n'a pas manqué de se rendre à Saint-Cloud chez le baron de Breteuil [211]; elle y a vu M. de Rayneval et la question de Lisbonne a été de nouveau agitée. Pourquoi M. O'Dune met-il tant de temps à se décider puisque, après tout, des compensations lui sont offertes? Elle a vu Mme de Vergennes et, chez celle-ci, le ministre et le chevalier de la Luzerne.
Voici, dans une lettre suivante, une anecdote gentiment contée: «J'ai encore été à Trianon, samedi dernier. Si je ne connaissais pas ton peu de goût pour les agréments que je te pourrais procurer en un certain genre, je te dirais que le Roi a joué au loto à côté de moi et m'a traitée avec la plus grande distinction. Mais, craignant de t'affliger, je ne me suis pas conduite de manière à alimenter son sentiment, de sorte qu'il y a toute apparence qu'un aussi joli début n'aura pas de suites. C'est vraiment dommage, mais tu ne le veux pas, il faut bien obéir...»
Puis des petites nouvelles:
«L'opéra de Dardanus qu'on a joué est superbe, et j'espère que nous chanterons ensemble tout l'opéra, cela n'ira pas sans nous quereller, mais, malgré cela, tu t'amuseras... Bitche a été malade, mais ce sont deux dents prêtes à percer... Madame Élisabeth me charge de te prier de lui rapporter de Londres du papier à écrire qui est rayé, c'est-à-dire qui sert de guide... Elle voudrait encore des chapeaux de paille, dont le fond serait bien profond, et elle te prie surtout de lui faire exactement payer tout ce qu'elle te devra...
«L'ascension des frères Robert a causé de grandes émotions. Ils sont partis dimanche à midi dans leur ballon; ils sont arrivés avant six heures à Béthune chez M. le prince de Ghimstelle, se portant à merveille. Tout le monde était d'une inquiétude horrible sur leur compte, parce que, trois heures après leur départ, il y a eu un orage assez considérable. Le soir et le lendemain, *n'ayant pas de leurs nouvelles, on croyait qu'il leur était arrivé malheur, et la femme de M. Robert l'aîné a été dans un état si affreux, qu'on a été obligé de la soigner et elle était exactement mourante lorsqu'elle a reçu la nouvelle de l'arrivée de son mari sur terre... La malheureuse, je l'ai bien plainte...»
M. de Bombelles continue à adresser à sa femme des bulletins que celle-ci voudrait plus nombreux, puisqu'elle se plaint de ce silence relatif; ce que nous en possédons ne nous apporte pas de révélation transportante. Glissons sur des impressions de route d'ordre secondaire, y compris les treize enfants de l'archevêque d'York, «l'homme le plus compassé du monde»; glissons surtout sur les considérants de carrière, dont monotonement, le marquis émaille ses lettres... et retournons à sa prolixe correspondante qui, au milieu de son gentil gazouillement, nous apporte toujours quelque anecdote de Cour.
«Pour te donner de la bonne humeur, écrit-elle le 31 septembre, je te dirai que, dimanche dernier, la Reine est venue à moi, m'a dit qu'elle était charmée que nos affaires avançassent et qu'elle désirait bien qu'elles fussent déjà terminées, et que je devais savoir qu'elle y prenait le plus grand intérêt. J'ai répondu à cela qu'elle m'avait donné trop de preuves de bonté pour que je pusse en douter et que ce serait à elle seule à qui je devrais le bonheur de ma vie.»
La petite marquise se remonte vite, et quelques bonnes paroles de la Reine lui donnent un espoir sans doute peu en rapport avec les opérations entamées. La duchesse de Polignac a été très malade de la dysenterie, avec vomissements, etc.; elle reste très faible et affaissée. «On a fait le conte dans le monde que c'était la diminution de sa faveur qui l'avait mise dans cet état-là.» Ceci doit être bientôt démenti par les faits, puisque, aussitôt remise, la duchesse a rouvert son salon, et le Roi y soupera deux fois au commencement d'octobre. Le baron de Breteuil s'est trouvé aux deux soupers, et Mme de Bombelles en augure bien, puisqu'il aura pu veiller de près aux intérêts de ses amis.
Gros événement de Cour: «La Reine ou du moins le Roi vient d'acheter Saint-Cloud, écrit la marquise le 16 octobre. La Reine en est dans la plus grande joie; c'est le baron de Breteuil qui a négocié le marché et il paraît qu'on lui en sait le plus grand gré, excepté M. de Calonne qui sera obligé de donner six millions et à qui cela ne fait pas le moindre plaisir, cela se conçoit [212].»
... Le marquis a continué son voyage en lequel «il noie son oisiveté». D'Angleterre il est passé en Écosse, il a franchi le détroit et visité une partie de l'Irlande. A Dublin tout s'acharne à lui rappeler cette ambassade de Lisbonne, but incessant de ses désirs, puisque, donnant à son nom une désinence portugaise, on s'est plu à l'annoncer comme le marquis de Pombal. C'est là qu'après tant d'autres alternativement remplies d'espoir et de déception M. de Bombelles reçoit, en novembre, une lettre nerveuse, où sa femme, sortant de sa réserve ordinaire, déverse dans son cœur le trop-plein de ses découragements.
«... Tu ne peux pas te faire d'idée des angoisses où je suis... Imagine-toi qu'il y a quatre jours que Rayneval dit franchement à maman que ce courrier (de Portugal) n'est donc pas arrivé, et que, toute réflexion faite, il fallait oublier cette affaire d'ici à quelques mois, parce qu'elle n'était pas faisable dans ce moment, et qu'au fait on ne pouvait pas épuiser le Trésor pour te faire placer. Quand maman m'a rendu cela, j'ai sauté aux nues, j'étais comme une enragée, j'en parle à la comtesse Diane à qui cela paraît tout simple. J'attends le lendemain le baron de Breteuil. Il est vrai qu'il avait eu la veille une attaque d'apoplexie (qui n'est pas bien véritable et n'a eu aucune suite) et qu'on me dit qu'il est dans l'état le plus inquiétant... Enfin j'écris à Paris d'où on me mande qu'il va bien. Un peu tranquillisée sur cet objet, j'écris à la duchesse de Polignac pour lui demander un rendez-vous, et elle m'a reçue hier matin. Maman m'a proposé d'y venir avec moi, ce que j'ai accepté très volontiers. Après nous avoir fait asseoir, je lui ai dit que je venais lui exposer la position horrible où tu te trouverais, si elle ne voulait s'occuper essentiellement de toi...»
Après des considérations sur la situation bizarre de M. de Bombelles auquel l'ambassade vient d'être donnée à la condition que le titulaire veuille bien demander son congé, la marquise avait ajouté: «Ce serait une bassesse à M. de Bombelles de ne pas remplir son devoir, il en est incapable, et ce devoir l'oblige d'aller remplir sa place si on ne veut pas la lui ôter. Ce sera un malheur affreux pour lui de déplaire à la Reine, et j'en prévois toutes les suites. Arrachez-le donc, Madame, du précipice où il va être entraîné et dites que la Reine veut qu'il soit nommé et dites-le vous-même, car on ne croit au véritable intérêt de la Reine que lorsque vous en êtes l'interprète et les ordres que vous portez de sa part sont la sanction de ses volontés. Je n'ai plus qu'une chose à ajouter à ce que je viens de dire, c'est que M. le baron de Breteuil, notre ami, éprouvera le chagrin le plus vif si cette affaire ne se décide pas, son sentiment et son amour-propre y sont intéressés. Le public sait qu'il aime M. de Bombelles comme son propre enfant, quelle idée aurait-on de son crédit si la chose qu'il désire le plus dans ce pays-ci ne pouvait s'effectuer, au moment où il est de la plus grande conséquence qu'elle le soit...»
La fin de la lettre se reprend déjà à l'espoir à condition que Mme de Polignac tienne ses demi-engagements: «La duchesse m'a promis de faire venir M. de Vergennes. Je me flatte, par la manière, dont elle m'a écoutée et l'intérêt que cela a paru lui inspirer, qu'elle lui parlera avec fermeté. J'oubliais de te dire qu'elle avait paru craindre que M. de Vergennes ne mît en avant la nécessité de ne pas laisser Lisbonne sans ambassadeur, et que je l'ai autorisé à lui dire que tu partirais sur-le-champ si cela était nécessaire. Le cœur m'a bien battu en le disant... Madame Élisabeth de son côté parlera, aujourd'hui ou demain, à la Reine...»
Qu'est-ce que l'influence de Madame Élisabeth quand il s'agit d'un poste diplomatique? L'ingérence de la duchesse de Polignac aurait été d'un autre poids, si tant est qu'elle eût voulu sincèrement donner ses soins à cette affaire au risque peut-être d'aller à l'encontre des entêtements, ou même des rancunes de la Reine. Mais, il faut bien s'en convaincre, autant il était difficile de dire non en face à une aussi charmante femme que l'était Mme de Bombelles, autant il était aisé de faire traîner en longueur une affaire dont le héros principal n'était ni une puissance future à ménager ni un de ces favoris de la «coterie» devant lesquels hommes et événements mêmes avaient coutume de s'incliner.
Durant ce temps Mme de Bombelles prend sa part de la vie de Cour: elle est souvent, le plus souvent possible, de service auprès de Madame Élisabeth, qui réclame sa confidente aimée; elle suit sa princesse dans les déplacements de Marly et de Fontainebleau. Ce dernier séjour est très apprécié de Madame Élisabeth: c'est là qu'elle peut faire de longues promenades à cheval, là qu'elle profite avec usure des conseils de botanique donnés par le Dr Dassy. En raison de la prédilection de la princesse pour Fontainebleau il sera question de créer pour elle un petit Trianon, une habitation spéciale, où elle serait bien chez elle comme à Montreuil.
A Versailles la vie est assez régulière. Madame Élisabeth habite toujours l'extrémité de l'aile méridionale du château [213]. Minutieusement les inventaires de l'époque en retracent l'ameublement et la distribution. Deux antichambres somptueuses garnies de banquettes en tapisseries de la Savonnerie, de paravents de toile d'Alençon cramoisie, de tabourets de panne, de larges fauteuils à clous dorés. Dans la seconde sont des commodes plaquées de bois de rose et de violettes rehaussés de cuivres; le soir, derrière des paravents, sont dressés les lits des femmes de service. De cette pièce on passe dans la chambre des nobles dont le meuble est de damas de Gênes garni de franges d'or. Cheminée immense; consoles de marqueterie et de bronze doré; merveilleuse pendule en marbre blanc qui représente un portique d'architecture orné dans la frise de trois bas-reliefs, l'un caractérisant l'Abondance, l'autre la Paix, le troisième la Gloire sous les traits de Henri IV; girandoles du même style que la pendule.
Cette salle précédait la chambre à coucher tendue de soie rouge et de tapisseries de Beauvais. Le lit «à la duchesse» occupait le milieu avec ses rideaux, ses «bonnes grâces», ses cantonnières, ses bouquets de plumes et d'aigrettes. Venaient ensuite le grand cabinet en gros de Tours blanc et bleu, la salle de billard, enfin le boudoir, jolie petite pièce aux meubles ouvragés dont les fenêtres donnaient sur la pièce d'eau des Suisses et sur la route de Saint-Cyr [214].
Il est des soirs où cet appartement, orné de tableaux et d'objets d'art, s'illumine de l'éclat des torchères: Madame Élisabeth reçoit sa maison, qui est fort nombreuse et quelques personnes de la Cour; elle aime avant tout, fuyant la représentation, à y vivre dans l'intimité de ses dames, à y deviser avec celles de ses amies qu'elle n'a pas entraînées à sa suite à Montreuil.
Là bien plus qu'au palais revit le souvenir de la princesse.
Le petit domaine est devenu sa propriété, peu après la faillite du prince de Guéménée; Louis XVI a mis certaine galanterie à faire cadeau à sa sœur d'une propriété qu'elle aimait.
Marie-Antoinette à voulu se charger d'annoncer à sa belle-sœur la nouvelle qui la comblera de joie, et, après avoir fait aménager et meubler la maison de Montreuil, elle y a emmené la jeune princesse: «Ma sœur, lui dit la Reine, vous êtes chez vous, ce sera votre Trianon. Le Roi, qui se fait un plaisir de vous l'offrir, m'a laissé celui de vous le dire [215].»
Il a été bien souvent décrit, ce domaine où Madame Élisabeth passa le meilleur de ses journées, pendant les six dernières années de son séjour à Versailles. Il existe encore, à peine modifié, depuis l'espace de temps écoulé, comme si les différents propriétaires qui se sont succédé avaient tenu à respecter la demeure devenue sacrée de la sœur de Louis XVI.
Le parc est situé à droite de la barrière lorsqu'on entre à Versailles. Il longe l'avenue de Paris et s'étend de la rue du Bon-Conseil à la rue Saint-Jules et à la rue Champ-la-Garde et a une contenance de 8 hectares. L'entrée était autrefois, 2, rue du Bon-Conseil; elle est maintenant, 41 bis, avenue de Paris. Ce parc amoindri sous la Révolution a retrouvé ses anciennes limites et ses différents propriétaires, résistant à la tentation d'en faire un quartier de villas lui ont conservé son aspect d'autrefois [216]. Seuls les arbres en grandissant ont donné à cette propriété jadis riante un aspect plus mélancolique et sévère.
Au centre de pelouses encadrées d'arbres magnifiques et émaillées de massifs de fleurs s'élève la maison dont quatre colonnes de pierre soutiennent le péristyle. La partie du bâtiment central est telle qu'elle était du temps de Madame Élisabeth; les deux ailes, abattues pendant la Révolution ont été rebâties au commencement du siècle sur leurs anciens fondements.
Au fond et à gauche, on voit la ferme de cette laiterie que l'histoire du Pauvre Jacques devait rendre célèbre «en dépit de la modestie de sa propriétaire, qui ne consentait à profiter des œufs de ses poules et du lait de ses vaches, que lorsqu'était terminée sa quotidienne distribution aux malades, aux vieillards et aux enfants de Montreuil [217]».
Un des premiers actes de Madame Élisabeth fut de donner à Mme de Mackau la maison qu'elle habitait rue Champ-la-Garde. «La petite maison de ma mère, a dit Mme de Bombelles, avait une porte qui communiquait dans le jardin de Madame Élisabeth. M. de Bombelles y eut une maladie, qui lui causa des douleurs horribles; la princesse qui avait pour lui des bontés extrêmes venait le voir journellement, l'encourageait, le consolait et partageait les peines que me causait cet état comme aurait pu faire la sœur la plus tendre.»
A Montreuil aussi, nous le savons, Madame Élisabeth retrouvait de précieux souvenirs. A quelques pas de là s'élevait le pavillon ayant appartenu à Mme de Marsan et où elle avait passé les heures les plus heureuses de son enfance. Après la mort de Mme de Marsan ce pavillon devint la propriété de Lemonnier, premier médecin du Roi, professeur de botanique de la princesse qui était resté son ami et son conseil.
Le Roi avait décidé que sa sœur ne passerait la nuit à Montreuil, que lorsqu'elle aurait atteint sa vingt-cinquième année. De 1783 à 1789, elle obéit à cette exigence.
Elle entendait chaque matin la messe dans la chapelle de Versailles et montait ensuite à cheval ou en voiture pour se rendre chez elle. Mme de Bombelles a raconté à M. Ferrand, l'auteur de l'Éloge de Madame Élisabeth, comment se passaient les journées dans ce domaine aimé de la princesse et de ses amies:
«Notre vie à Montreuil était uniforme, pareille à celle que la famille la plus unie passe dans un château à cent lieues de Paris. Heures de travail, de promenade, de lecture, vie isolée ou en commun, tout y était réglé avec méthode. L'heure du dîner réunissait autour de la même table la princesse et ses dames. Elle avait ainsi fixé ses habitudes. Vers le soir, avant l'heure de retourner à la Cour, on se réunissait dans le salon, et conformément à l'usage de quelques familles nous faisions en commun la prière du soir.»
Madame Élisabeth a du goût pour les sciences physiques et mathématiques; elle continue à recevoir les leçons de l'abbé Nollet, de Leblond et de Mauduit; n'a-t-elle pas imaginé une table de logarithmes fort ingénieuse [218]? Ce qu'elle aime par-dessus tout, après ses pauvres et ses amies, c'est l'équitation [219] et la botanique. Avec Lemonnier et Dassy ses aptitudes devaient se développer; son parc de Montreuil bénéficiait de ce goût éclairé des plantes et des arbres: le prince de Ligne [220], qui vantait tant le jardin de la princesse de Guéménée, n'aurait eu garde de monter au superlatif, s'il eût eu à décrire le même domaine transformé par Madame Élisabeth [221].
Transportons-nous par la pensée dans cette maison animée de la présence de jeunes femmes, dans ce parc où elles aiment à promener leurs rêveries ou à échanger leurs impressions, dans cette ferme où chaque jour des distributions de lait et d'œufs sont faites aux malades et aux indigents, rappelons, sans pouvoir nous y arrêter [222], l'inlassable charité d'une princesse que la calomnie, même à l'approche des jours sombres, au milieu du déchaînement des libelles injurieux et des pamphlets infâmes, n'était pas parvenue à atteindre; figurons-nous ce que peut être la vie calme de la princesse et de ses dames [223], troublée, de temps à autre, par des visites princières. Celle du roi de Suède, Gustave III, suivie de celle du prince Henri de Prusse a été tant de fois contée, qu'il suffit d'en évoquer le souvenir [224]. On s'imagine le peu d'enthousiasme de Mme Élisabeth à suivre le mouvement de Cour, on se figure par contre la princesse accompagnée d'Angélique de Bombelles, assistant avec joie à l'ascension de l'aéronaute Pilâtre des Roziers, dans la cour des ministres. La nouveauté à la mode, c'étaient les ballons. «On en perdait, dit un chroniqueur, non pas le boire et le manger, mais le loto [225].»
La paix conclue, une apparente prospérité éclatait; les affaires, auparavant languissantes, s'étaient soudain ranimées; l'indépendance de l'Amérique, en ouvrant de nouveaux débouchés à l'industrie et au commerce, leur imprima un nouvel essor. Les récoltes des années 1784 et 1785 se montrèrent «admirables»: autant de circonstances qui servirent Calonne et devaient rendre encore plus grande son audace. Qui prévoyait alors qu'il serait le principal artisan du discrédit et de la ruine? Revenant de la guerre d'Amérique, le jeune comte de Ségur trouvait le royaume avec un aspect si florissant et la société de Paris si brillante «qu'à moins d'être doué du triste don de prophétie il était impossible, disait-il, d'entrevoir l'abîme prochain vers lequel un courant rapide nous entraînait [226].» Certes elles avaient tressailli de joie, ces jeunes femmes, à la nouvelle de la signature du traité qui, grâce surtout aux armes françaises, assurait l'indépendance du nouvel État d'Amérique. La naissance, en mars 1785, d'un second fils de Marie-Antoinette, semblait un nouveau sourire de la Providence. A Montreuil plus qu'en aucune autre demeure princière on devait s'en réjouir. Au baptême de l'enfant de France, Mme de Bombelles accompagnait Madame Élisabeth, qui représentait Marie-Caroline, reine des Deux-Siciles...
Mais les événements sombres alternaient avec les événements heureux. Parmi les habitantes de Montreuil, chacune put s'émouvoir du bruit fait autour des représentations du Mariage de Figaro au Théâtre-Français, comédie qui fut, a-t-on pu dire, «une sorte de levier qui contribua à faire sauter l'ancien régime [227]»; elles s'étonnèrent de voir le Barbier de Séville à Trianon, elles purent trembler en pensant aux suites d'un événement plus immédiatement grave.
Quand la Reine montait sur le petit théâtre de Trianon pour y jouer un peu bien inconsidérément le rôle de Rosine, un coup de tonnerre venait d'éclater: en août 1785, on était en plein procès du Collier. Sur ce dramatique épisode dont le retentissement devait être si considérable et les conséquences si funestes pour la monarchie, on regrette de ne posséder aucune impression des Bombelles; l'histoire en elle-même de ce triste prologue de la Révolution a été définitivement établie, et il ne saurait y avoir lieu d'insister [228].
Dans l'été de 1786 [229], Mme de Bombelles a l'occasion d'accompagner la princesse aux fêtes données en l'honneur des archiducs Ferdinand et Maximilien, puis du duc et de la duchesse de Saxe-Teschen. La duchesse Marie-Christine est la plus jeune sœur de la Reine, celle avec qui Marie-Antoinette,—qui préfère Marie-Caroline de Naples,—entretient la moindre intimité. Le séjour des princes allemands s'inaugura assez tièdement; au bout de quelques jours, ils étaient gagnés par l'affabilité de la Reine. L'Empereur Joseph II leur a indiqué ce qu'ils devaient voir dans Paris, «ce séjour des plaisirs et des inconséquences [230]». Peut-être y ont-ils entendu les murmures de la calomnie que, depuis le Mariage de Figaro et l'affaire du Collier, on n'épargne pas à Marie-Antoinette en attendant qu'on la surnomme Madame Déficit... Ont-ils pressenti, comme quelques autres, les premiers grondements de l'orage?
Certes notre aimable héroïne n'est pas de ceux qui constatent le rembrunissement de l'horizon. Dans l'atmosphère optimiste de Montreuil nulle disposition à voir les choses au sombre. Il n'en est pas de même du marquis: malade de l'estomac, l'attente d'une ambassade jointe aux inquiétudes politiques l'a jeté dans une mélancolie profonde, dont ne le tirent guère que de fréquents voyages, une fois que son état de santé le lui a de nouveau permis. La touchante tendresse d'Angélique, mère et épouse adorable, s'offre toujours comme le sourire aimable de sa vie sérieuse. Quant à Madame Élisabeth, elle continue à marquer à son amie une affection si profonde et sincère, et toujours de plus en plus vive, que l'on doit supposer qu'une nouvelle longue séparation d'avec Mme de Bombelles lui semblera très pénible. Elle a trop désiré pourtant que le marquis reçoive effectivement enfin l'ambassade dès longtemps promise, qu'elle sait refouler ses larmes quand Angélique termine ses apprêts pour suivre son mari à Lisbonne où, définitivement, il va remplacer M. O'Dune.
CHAPITRE IX
1786-1788
Départ pour Lisbonne.—La marquise de Travanet.—Lettres de Madame Élisabeth.—Projet de mariage entre le duc de Cadaval et la princesse Charlotte de Rohan-Rochefort.—Correspondance entre la comtesse de Marsan et les Bombelles.—Longues négociations.—Rupture, reprise et seconde rupture des pourparlers.—Les Bombelles rentrent en France.
Ce ne fut qu'à la fin d'octobre 1786 [231] que le marquis de Bombelles partit pour Lisbonne. Il emmenait avec lui sa femme, ses trois enfants âgés de six ans, de trois ans et de dix mois, et sa sœur, la marquise de Travanet, qui vivait alors séparée de son mari.
Tout ce qu'on pouvait craindre au début de cette union peu rassurante s'était réalisé; le marquis n'avait pas su renoncer à sa passion du jeu: de là des brêches importantes faites à sa fortune, le repos du ménage tout à fait compromis, et la jeune délaissée obligée encore une fois de chercher aide et protection auprès de son frère.
Les deux belles-sœurs éprouvaient l'une pour l'autre une solide affection—les lettres déjà citées et d'autres, postérieures, le prouvent abondamment,—mais leurs caractères ne battaient pas au même unisson que leurs cœurs: à certaines réticences ou tout bonnement à de franches récriminations on devine aisément que ces deux femmes sensibles et un peu tyranniques dans l'attachement—amoureux ou tendre—dont elles enlaçaient le marquis, étaient jalouses l'une de l'autre. Cette jalousie amène querelles et scènes, on se déteste et on se hait en paroles, qui n'ont rien du classique «tendrement»; mais ce ne sont là que courts orages, le doux et trop aimé Bombelles ramène au plus vite l'arc-en-ciel sur ces jolis fronts courroucés.
Ce séjour de deux ans des Bombelles en Portugal, alors que les époux ne se quittèrent point, pouvait nous menacer d'une bien longue et fâcheuse lacune dans l'histoire d'Angélique, si, d'une part, quelques lettres de Madame Élisabeth ne reliaient le fil interrompu entre Lisbonne et Versailles, si, de l'autre, des projets de mariage entre le duc de Cadaval, appartenant à une des branches de la maison de Bragance, et la princesse Charlotte de Rohan-Rochefort [232] n'avaient donné lieu à une correspondance assez curieuse entre le marquis et la marquise de Bombelles et la comtesse de Marsan, tante de Mlle de Rohan.
Mme de Bombelles a été fort bien accueillie à la Cour de la Reine [233] et dans la société. Gentiment elle a conté à la princesse les attentions flatteuses dont elle a été l'objet. Il n'est femme—si peu coquette qu'elle soit—qui ne se réjouisse de semer un peu d'admiration sur sa route. Madame Élisabeth, loin de gronder son amie de ce petit grain de vanité, se montre joyeuse d'avoir à la féliciter. «Je suis convaincue de ce que tu me mandes de tes succès, écrit-elle le 27 novembre, tu es faite pour en avoir. Si en France on a le mauvais goût de ne pas admirer ta grâce, au moins tu as la consolation de savoir que l'on t'aime pour de meilleures raisons.»
On reconnaît la princesse à de petites taquineries: «Je ne serais pas fâchée que la nécessité de faire des frais et de te rendre aimable te donne un peu plus d'habitude du monde, quoique tu aies ce qu'il faut pour y être bien, et qu'en effet tu y sois très joliment. Un peu plus d'habitude ne te fera pas de mal. Je suis bien insolente ou bien mondaine, n'est-il pas vrai, mon cœur? Tu me pardonnes, j'espère, le premier, et tu ne crois pas au second. Ne va pourtant pas prendre les manières portugaises. Elles peuvent être parfaites, mais j'aime que tu ne te formes pas sur elles. Tu es bien bête d'avoir eu peur à ces audiences. Puisque ton compliment était fait, je trouve qu'il n'est embarrassant de parler que lorsque l'on ne s'est pas fait un discours. Était-il de toi?...»
Suivaient de petites nouvelles de la Cour et de Montreuil: «Il fait un temps charmant, je me suis promenée avec R(aigecourt) pendant une heure trois quarts. Lastic est restée avec Amédée qui est grandie et embellie que c'est incroyable [234]... La duchesse de Duras que j'ai vue hier (et avec qui je suis comme un bijou) est un peu fâchée contre ton mari. Il lui avait promis des instructions pour son fils, devait les lui porter, ensuite les lui envoyer de Brest; mais il en a été comme de mon voyage, il est parti sans les lui donner. Elle m'en a parlé d'une manière qui t'aurait touchée, sans aucune aigreur; mais les larmes lui sont venues aux yeux en pensant que c'était un moyen de moins pour préserver son fils des dangers auxquels il va être exposé. Que ton mari répare bien vite avec toute la grâce dont il est capable...»
Avec Mme de Travanet dont le caractère est très vif, nous le savons, il y a parfois des discussions. D'où le conseil donné par Madame Élisabeth de tenir bon: «Si tu cédais une fois, tu serais perdue, et deux ans sont bien longs à passer ensemble.»
Le 5 mars (1787), Madame Élisabeth écrit une longue lettre pleine d'entrain et d'humour à son amie. Récemment mise au jour et inconnue du plus grand nombre, cette lettre [235] mérite d'être citée presque tout entière, moins pour l'importance des faits qu'elle relate que pour l'originalité du style et de l'allure. Grâce à M. Léonce Pingaud, très respectueux de l'orthographe de la princesse, nous donnons la missive dans sa saveur première:
«Vous verré, Mamoiselle de Bombe, que nous sommes très exactes à remplir vos ordres, puisque la petite [236] et moi, nous vous écrivons aujourd'hui, elle vous mandera les nouvelles comme elle pourra, car la poste n'est pas ce qu'il y a de plus fidelle, et surtout je crois, dans ce moment cy pour les pays étrangés, au reste pourtant, comme ce n'est pas la personne qui les écrit qui les fait, il seroit injuste de s'en prendre à elle: on croiroit d'après ceci, que je vais te révéler tout le secret de l'État, mais rassure-toi je ne suis pas encore admis au Conseil, et je ne sais que ce que charitablement le public m'aprend, et je n'en saurai pas davantage cette semaine.»
La princesse se plaint de quelques-unes de ses dames qui parlent «comme des pies borgnes» et la fatiguent. «Il faut que je convienne que le bavardage de Mme Invil [237] et la vivacité de Démon [238] m'avoit tuée la semaine passée, je trouve assez doux celle-cy de n'avoir rien à répondre parce que la conversation se soutient, et même de n'avoir point à écouter. Par exemple pendant la dinée je me suis un peu livrée à mes réflections. L'une disoit qu'elle n'avoit pas fait une politesse à une femme parce qu'elle ne lui en faissoit pas, une autre qu'il étoit indifférent d'en faire à tout le monde, même aux gens décriés, qu'il n'étoit pas suffisant d'avoir une politesse générale comme de leur faire la révérence, mais qu'il falloit jouer, manger avec eux plutôt que de les laisser seul: moi qui suis pénétrée du proverbe (dis-moi qui tu ente et je te dirai qui tu es) je me suis réjouis de ne pas penser comme elle. Il faut convenir qu'on se met peu en pratique, j'ai vue cela de prêt cet hivert, les jeunes femme n'ont aucune idée des nuances que l'on doit mettre dans ses liaisons, il suffit que l'on se plaise pour se dire amie intime; qu'un beau jour il y aura des gens détrompés à leur dépent, et c'est bien la manière la plus fâcheuse; je crois qu'il n'y a rien de pis que de revenir de l'opinion que l'on as vue sur quelqu'un; le sentiment, l'amour-propre, tout est choqué. Pour n'avoir pas ce décompte à faire il faut examiner avant que d'agir, mais c'est ce que l'on acquerre qu'avec de l'âge, de la Religion... Cette bonne Religion, elle sert à tout! que la personne qui dissoit que s'il n'y en avoit pas, il faudroit en inventer avoit raison, mais l'on auroit beau cherchés, il n'y en a point, comme celle que Dieu nous a donnée. Les sermons continuent à être superbes, il ne faut pas que je me hasarde beaucoup à parler de celui d'hier, parceque, sans avoir la moindre envie de dormire, je n'en ai pas entendue un mot, j'en suis honteuse et affligée parce qu'on le dit très beau, j'espère demain. Les petits de Monstiés et de Blangy, ont été baptisés hier et ont fait un bruit infernal. Les mères m'ont un peu ennuiés toute la semaine pour leur habillement, mais Dieu mercie, c'est passé. Mme de Fournèse [239] qui, comme je te l'ai mandée, va être à moi, c'était rangée à la loi commune et était déjà grosse, mais le ciel en as ordonnés autrement, elle a fait une fausse couche qui ne t'intéresse guere, c'était seulement pour vous montrer que la bénédiction du ciel étoit toujours répandue sur ma maison. J'espère qu'elle montera à cheval, je ne sais si elle me plaira, je n'ai pas trop d'idée sur cela.
«J'ai vu hier le pauvre frère de M. de Vergenne [240] qui faissait une grande pitiée, je ne puis te rendre combien ta lettre me serre le cœur lorsque tu m'en parle, je le regrette véritablement beaucoup, et tout bon français doit penser de même; ont dit que sa femme a 20,000 l. et chacun de ses enfants, 8.000 l. Comme les vertus ne sont point a l'abri de la méchancetée, l'on avait dit qu'il l'aissait 14,000,000 l. et qu'un de ses amis avait reprit, non pas 14 mais bien 11, le fait est qu'il laisse 93,000 l. de rente, ce n'est assurément pas beaucoup lorsque l'on a été longtemps à la Porte, et treize ans ministre. M. de Montmorin [241] a déjà pensée être punit de sa fortune, car sa fille cadette, qu'il aime le mieux, a une fièvre maligne, mais elle va mieux.
«Tu as raison de dire que je serai bien contente de toi lorsque je saurai que tu te nourrit d'orange, je te pardonne, parce qu'il le faut bien d'abord et puis a cause du très petit paquet de sucre que tu établit dedans. La petite ma racontée toute l'histoire du duc de Polignac, sa lettre m'a paru pleine d'esprit, malgrée cela, je suis fachée de cette betise de la poste.
«J'admire et respecte ton zèle pour le portugais, j'aie envie de l'aprendre pour pouvoir te parler quand tu reviendra, car je suis sûre que tu ne saura plus un mot de français. Je suis bien aise que Mme de Travanette s'en amuse, elle grognera pas pendant ce temps, et l'occupation lui fera un bien prodigieux.»
Décidément les deux belles-sœurs, tout en s'aimant beaucoup, éprouvent le besoin de disputes continuelles, puisque sur ce sujet dont elle a parlé dans la précédente lettre Madame Élisabeth revient encore:
«A tu évité de toute petite prise ensemble depuis le tems? Ce seroit un miracle si il n'y en avait pas eu.»
Voici la fin de sa lettre qui jusqu'à la dernière ligne reste badine: «La petite baronne [242] m'a aprit que ton habit avait subit le sort que nous lui avions promis, ce vilain Charles [243] en est cause, cela ne m'étonne pas du tout, tu fais bien de le gâter, pendant que tu n'as personne pour te faire enragée, il sera bien aimable à son retour. Embrasse le malgrée cela pour moi et Bitche, et le sage bombon [244].»
... La lettre se termine en affectueuse boutade. «A dieu, Mademoiselle, priées Dieu pour nous. Je vous embrasse de tout mon cœur, et ne vous aime nullement, j'ose le dire, quoique dans le saint temps de carême.»
Le Journal que Madame Élisabeth adresse en avril à son amie nous met au courant des événements politiques. «M. de Calonne est renvoyé d'hier [245], écrit la princesse le 9; sa malversation est si prouvée que le Roi s'y est décidé, et que je ne crains pas de te mander la joie excessive que j'en ressens et que tout le monde partage. Il a eu ordre de rester à Versailles jusqu'au moment où son successeur sera nommé pour lui rendre compte des affaires et de ses projets.»
C'est M. de Fourqueux qui le remplace, et le président de Lamoignon est nommé garde des sceaux. «Je sais toujours si mal les nouvelles que je n'ose t'assurer les dernières. Mais pour M. de Calonne, j'en suis bien sûre. Une de mes amies disait, il y a quelque temps que je ne l'aimais pas, mais que dans peu je changerais. Je ne sais si son renvoi y contribuera; il aurait fallu qu'il fît bien des choses pour me faire changée sur son compte. Il doit être un peu inquiet sur son sort [246]. On dit que ses amis font bonne contenance. Je crois que le diable n'y perd rien, et qu'ils sont loin d'être satisfaits.»
On voudrait connaître les premières impressions de Madame Élisabeth sur Loménie de Brienne, archevêque de Toulouse, dont l'influence de la Reine va faire un ministre des finances, plus incapable encore que celui qu'il remplaçait. La Princesse se contente d'enregistrer les noms des ministres, la rentrée au Conseil du duc de Nivernais et de Malesherbes.
En revanche, un souvenir triste donné à la seconde fille de Louis XVI, Sophie-Hélène-Béatrix, qui vient de mourir à onze mois.
«Tes parents t'auront mandé que Sophie est morte le 8 (juin). La pauvre petite avait mille raisons pour mourir, et rien n'aurait pu la sauver. Je trouve que c'est une consolation. Ma nièce a été charmante; elle a montré une sensibilité extraordinaire pour son âge et qui était bien naturelle. Sa pauvre petite sœur est bien heureuse; elle a échappé à tous les périls. Ma paresse se serait bien trouvée de partager, plus jeune, son sort. Pour m'en consoler, je l'ai bien soignée, espérant qu'elle prierait pour moi. J'y compte beaucoup. Si tu savais comme elle était jolie en mourant, c'est incroyable. *La veille encore elle était blanche et couleur de rose, point maigrie, enfin charmante. Si tu l'avais vue, tu t'y serais attachée. Pour moi, quoique je l'aie peu connue, j'ai été vraiment fâchée, et je suis presqu'attendrie lorsque j'y pense.
«Ta sœur [247] a été parfaite et tout le monde en a fait l'éloge. Elle a été bien fatiguée, et la pauvre mère aussi...»
Mme de Bombelles a été souffrante, elle continue à tousser, Madame Élisabeth l'engage à se soigner. «Tiens bien la parole que tu me donnes de te ménager; je te le demande en grâce, mon cœur. Pense beaucoup à tes amies; cela te donnera le courage de t'occuper de toi. L'amitié, vois-tu, ma chère Bombelles, est une seconde vie qui nous soutient en ce monde.»
Sur cette toux qui l'inquiète Madame Élisabeth revient encore dans une lettre suivante: «Souffres-tu en toussant? Ton lait te fait-il du bien? Calme-t-il ta toux? Enfin, quand il fait chaud, souffres-tu d'avantage? Es-tu maigrie? Voilà, mon cœur, beaucoup de questions qui ne te plairont guère, mais auxquelles je te demande en grâce de répondre avec franchise.»
Des gentillesses et encore des gentillesses. D'abord au sujet d'un des enfants: «On fait bien et très bien de gâter Bitche. D'abord tu n'y peux rien; tu sais bien qu'il doit être médiocre sujet; cela est impossible autrement, parce que je l'aime, et tu sais que c'est la preuve la plus claire qu'on puisse en donner.»
Puis des excuses pour certaine lettre qui, semble-t-il, aurait un peu froissé Mme de Bombelles. Regrets si elle a choqué plutôt que des excuses, car elle continue sur le même ton: «Je crois que vraiment tu es un peu choquée du persiflage dont j'ai usé envers Votre Grandeur; je lui en demande pardon, et en même temps la permission de recommencer au premier jour. Au reste tu as peut-être cru que j'avais été choquée; je t'assure, mon cœur, que j'en serai toujours loin vis-à-vis de toi, quand même il y aurait de quoi. Mon amitié ne connaîtra jamais ce sentiment, et je juge de la tienne par la mienne. C'est me satisfaire, car je t'aime bien tendrement.» Par ces petites phrases tendres qui reviennent en chaque lettre comme un leitmotiv, on voit que l'amitié de Madame Élisabeth ne fait que croître avec l'absence.
La princesse a recommencé à suivre les chasses à Rambouillet avec la duchesse de Duras. La Reine va venir la chercher. «Nous devons aller ensemble à Saint-Cyr qu'elle appelle mon berceau. Elle appelle Montreuil mon petit Trianon. J'ai été au sien sans aucune suite ces jours derniers avec elle, et il n'y a pas d'attention qu'elle ne m'y ait montrée. Elle y avait fait préparer une de ces surprises dans quoi elle excelle. Mais ce que nous avons fait le plus, c'est de pleurer sur la mort de ma pauvre petite nièce.»
La disgrâce de Calonne devait être plus que sensible au clan Polignac. Malicieusement Madame Élisabeth remarque: «La Société est revenue et me paraît en fort bon état. Le petit échec qu'elle a eu ne peut que lui être utile, à ce que je crois, puisqu'elle n'est pas tombée [248]...»
Un dernier mot nous conduit directement en Portugal. «J'ai été très aise de ce que le discours du Roi avait été si approuvé à Lisbonne. Les pauvres gens, je crois, ne sont pas gâtés. Tout cela me ravit davantage, et malgré les belles oranges que tu m'as envoyées et dont je crois ne pas t'avoir remerciée je rends grâce au ciel de tout mon cœur de ne m'avoir pas fait naître pour être leur reine.»
Si Madame Élisabeth n'éprouvait pas d'attrait à devenir princesse portugaise, elle n'était pas la seule à la Cour de France. L'éloignement, la réputation d'ennui qui s'accrochait exagérément à la Cour de Lisbonne effrayaient les filles de haute naissance dont la main était recherchée par de grands seigneurs portugais.
L'idée d'un mariage entre le duc de Cadaval appartenant à la maison de Bragance [249] et Mlle de Rohan-Rochefort était du fait de la marquise de Bombelles.
On n'est pas sans se souvenir comment Mme de Marsan avait affectueusement protégé les débuts dans ses fonctions de cour de la baronne de Mackau, quelle affection elle témoignait à la «charmante et aimable Angélique»; de son côté, celle-ci avait voué à l'ancienne gouvernante des Enfants de France une sincère gratitude. Ces divers éléments de sympathie d'une part, et de reconnaissance de l'autre, allaient prêter à cette négociation un tour de toute particulière courtoisie.
L'idée est éclose au printemps de 1787, la diplomatie entre en ligne au début de l'été. La baronne de Mackau a été chargée par son gendre d'appuyer auprès de Mme de Marsan une lettre que vient de lui adresser M. de Bombelles.
De Montreuil, Mme de Mackau écrit le 6 août, après avoir vu Mme de Marsan: «J'ai trouvé cette bonne princesse pénétrée de reconnaissance de la lettre de votre mari. Je lui ai lu ce qui la regardait dans la vôtre, elle en a été touchée jusqu'aux larmes et a pensé m'en faire répandre en me disant d'un ton déchirant pour le cœur: «Hélas! Mme de Mackau, je suis tout étonnée de trouver encore des marques d'affection, et qu'il existe encore quelques êtres, qui me marquent de l'attachement et cherchent à me faire plaisir.» Elle m'a chargée de vous mander, qu'elle allait s'occuper à trouver des moyens de réussite dans l'affaire en question et qu'elle désire très vivement. Ce qu'il y a d'embarrassant est de ne pouvoir s'adresser à une mère folle [250] et à un père qui n'est pas mal bête.»
Folle était peut-être beaucoup dire, mais en tout cas plus occupée, dans le brillant été de ses quarante-quatre ans, de ses plaisirs et du charme d'une intimité choisie [251] que de l'établissement de sa fille.
Dans ce mariage lointain, mais en somme brillant au point de vue des alliances et de la fortune future, Mme de Marsan entrevoyait une consolante revanche des déconvenues et des malheurs, qui depuis quelques années avaient assailli son orgueilleuse maison. Elle s'entremit avec d'autant plus d'ardeur que les parents se montraient presque indifférents sur le sort de la jeune fille. Elle va tâcher de se procurer un portrait de sa nièce, et, dès qu'elle aura l'autorisation des parents, elle en avertira M. de Bombelles.
A celui-ci, du reste, Mme de Marsan écrit directement le 10 août...: «Je suis en effet fort occupée de procurer un sort à Mlle de Rohan-Rochefort, sa personne m'intéresse infiniment. Elle est aimable, raisonnable, et je vois avec peine qu'il sera difficile de l'établir convenablement. Si c'était ma fille, je n'hésiterais pas à la décider pour un mariage qui me paraît à tous égards fort avantageux, s'il ne fallait pas renoncer à sa famille et à sa patrie. Elle a dix-neuf ans et doit être consultée. J'ai choisi dans ses parents les plus proches la personne que j'ai crue la plus discrète et la plus à portée de traiter cette affaire vis-à-vis du père et de la mère et de la terminer avec succès. Cette personne seule est dans la confidence. Elle pense, comme moi, que cette alliance est très désirable, mais elle voudrait quelques détails sur la vie intérieure, sur le caractère de M. le duc de Cadaval, de sa mère, sur l'espèce de dépendance où sa belle-fille sera, dans quel temps pourra se faire le mariage. On demande huit jours pour avoir le portrait de Mlle de Rohan-Rochefort, ainsi je ne pourrais le faire partir que l'ordinaire prochain, et, s'il était possible, on serait bien aise d'avoir celui de M. le duc de Cadaval. Pendant cet intervalle on préparera les esprits et l'on prendra toutes les précautions qu'exige un secret dont nous sentons la nécessité. J'ai malheureusement perdu mon frère le maréchal prince de Soubise qui nous aurait été d'un grand secours dans cette négociation...»
Nouvelle lettre, le 11, adressée à la marquise de Bombelles, où, après avoir réitéré ses remercîments au mari, elle tient à remercier la femme: «... Dans ces preuves d'intérêt j'ai bien reconnu cette charmante et aimable Angélique qui n'a point démenti ce qu'elle promettait dès son enfance. J'ai toujours conservé les sentiments qu'elle m'a inspirés dès ce moment, et je suis bien touchée de ceux dont elle me donne des preuves dans une occasion qui m'intéresse infiniment... Le prince Victor aura pu vous dire qu'elle mérite d'être heureuse. Je ne saurais donner trop d'éloges à son caractère et à sa raison. J'espère qu'elle la déterminera à prendre le parti que nous désirons.»
Plusieurs semaines se passent sans rien amener de nouveau. Le 30 septembre, le portrait annoncé a enfin été remis à la comtesse de Marsan qui se hâte de l'envoyer à Mme de Bombelles non sans beaucoup de recommandations. En échange, il s'agirait d'obtenir le portrait du duc de Cadaval que le prince Victor dit ressembler beaucoup au prince de Vaudémont [252], «ce qui n'était pas étonnant, étant si proche parent». L'idée de mariage continue à lui sourire: «sa jeune cousine n'est pas gâtée sur les plaisirs et est assez raisonnable pour ne les pas regretter.» De plus, elle a de l'esprit, elle est aimable, et «l'agrément de cette alliance rejaillirait sur mes neveux». Elle devra à «sa chère Angélique» le bonheur d'une cousine qu'elle aime. Mme de Marsan termine par la recommandation expresse de «garder le secret de cette affaire même aux père et mère jusqu'à ce qu'elle soit plus avancée»... Peut-être pensera-t-on qu'il eût été préférable, avant d'entamer des négociations sérieuses, de commencer par consulter les parents et les proches...
Non seulement l'affaire n'avance pas, mais on la croit manquée au commencement de décembre. Du côté portugais, il a surgi de grosses difficultés venant de l'état embrouillé de la fortune du duc de Cadaval. Du côté Rohan, il est survenu un tas d'objections.
Le baron de Mackau, écrivant à son beau-frère, le 11 décembre, ne lui cache pas l'ennui qu'en éprouve Mme de Marsan. Tout cet embarras «viendrait de la comtesse de Brionne qui serait dirigée par deux motifs: le premier, c'est qu'il lui est difficile, pour ne pas dire impossible, d'approuver ce qui émane de Mme de Marsan (les malheurs de cette famille ne leur ont pas fait sentir la nécessité de l'union); le second motif vient d'un autre projet de mariage que Mme de Brionne a en tête; qu'enfin, au lieu de déterminer Mlle de Rochefort, elle lui a fait voir tous les inconvénients de votre projet, qui, tous, reposent sur l'éloignement et le peu de bonheur qu'ont éprouvé les autres princesses de Rohan qui se sont établies dans ce pays. Cette conversation m'a amené à la connaissance d'un fait: Mme de Brionne a seule le crédit de déterminer M. et Mme de Rochefort, il faut donc tâcher de ramener cette grande dame. J'ai imaginé d'engager Boistel à cette négociation. La princesse Charles a fort approuvé cette marche; elle sent que sa belle-sœur faisait la plus haute des sottises... J'avoue que ce qui m'occupe le plus, dans tout ceci, c'est la crainte que vous ne soyez compromis, et je serais charmé si l'affaire manquait du côté du jeune homme. C'est là ce qui me fait tout entreprendre pour tâcher de ramener ici les esprits. La démarche que devait faire la reine de Portugal double mon inquiétude pour vous. Je n'en conserve pas moins toute confiance, mon frère, dans votre sagacité, pour vous tirer avec avantage des pas épineux. Mais je n'en sens pas moins combien il serait désagréable d'avoir de tels embarras pour avoir voulu nous obliger. Je ne pourrai plus laisser ignorer à Mme de Brionne combien il est ridicule d'envoyer un portrait quand on n'a pas l'intention de conclure.»
Voici maintenant un rapport détaillé sur la fortune du duc de Cadaval que l'abbé Garnier adresse à M. de Bombelles et que nous donnons pour faciliter l'intelligence des lettres qui vont suivre.
Au premier aperçu des comptes la maison de Cadaval doit:
| Livres. | |
| Tant de capitaux portant intérêts que sans intérêt | 690.625 |
| La dot de Mlle de Rochefort sera de | 250.000 |
| Et pourra éteindre les dettes jusqu'à la somme de | 440.625 |
| En la réduisant par des remboursements sagement et habilement faits, on voudrait savoir si ces réductions pourraient diminuer le capital des dettes jusqu'à la concurrence de 100.000 cruzades neuves ou | 500.000 |
ce qui, au denier 5, ne ferait plus qu'une somme de 15.000 livres à payer annuellement en intérêts.
1o On a trompé en jetant des doutes sur la naissance illustre tant de père que de mère de Mlle de Rohan-Rochefort.
2o On a trompé, en disant que le duc de Cadaval n'était pas assez riche pour se marier: ce sont des énoncés de gens intéressés à le tenir en tutelle, pour abuser de sa fortune. Il peut, et cela est prouvé, payer ses dettes en dix ans et cependant toucher annuellement jusqu'à l'époque de sa liquidation, 8.000 ducats, somme bien suffisante pour vivre marié comme il convient à son rang.
3o On a trompé, en disant qu'il était sans vaisselle et sans meuble: il est amplement pourvu à ces divers égards et ses richesses en argenterie feraient deux superbes vaisselles; le surplus payerait les façons.
4o On a trompé, en disant que son mariage le jetterait en des dépenses au-dessus de ses moyens. On lui apporte une dot de 100.000 cruzades, qui accélérera le paiement des dettes, quoiqu'elles puissent l'être sans secours en dix ans.
5o On a trompé, en disant que sa maison du Roccio ne pouvait loger une duchesse: avec très peu de frais on en fera une habitation agréable; telle qu'elle est on y résiderait très décemment.
Tous ces faits prouvés, ce qui se peut, en vingt-quatre heures, serait-il croyable qu'on voulût empêcher un mariage dont la seule idée l'a raccommodé avec madame sa mère. Tandis que celui qu'on voulait lui faire contracter [253] le brouillait avec cette mère et l'éloignait de toutes les bonnes dispositions qu'il montre depuis que le langage de l'honnêteté et du respect filial lui est tenu.
Dans l'intervalle sont arrivées à Lisbonne deux lettres de Mme de Marsan, datées des 14 et 15 décembre, qui, selon toute apparence, vont renverser tout l'échafaudage.
La première semblerait faire croire qu'une «tendresse déplacée» de la princesse de Rohan aurait amené sa fille à lui sacrifier par respect filial un établissement si convenable à tous égards. «Ces idées chimériques renversent toutes les miennes. On ne m'a pas cependant donné de réponses positives, mais je ne veux pas vous compromettre, et malgré leur indécision je leur ai signifié hier que j'allais vous prier de suspendre toutes démarches. Je crains même que ma lettre n'arrive trop tard pour arrêter celle que vous projetiez de faire, mais je n'ai pu vous en avertir plutôt, étant dans la confiance qu'il ne serait pas possible qu'on ne sacrifie pas un intérêt personnel à celui de sa fille et de toute sa maison qui aurait été flattée d'un pareil établissement. Le malheur me poursuit et toujours par les miens; le prince Victor est désolé. Il part aujourd'hui pour aller prendre le commandement d'une frégate à Toulon; il aurait bien désiré que sa mission l'eût encore conduit à Lisbonne et me charge de vous assurer de son respect et de sa reconnaissance. J'en conserverai une bien tendre de toutes les marques de zèle et d'amitié que j'ai reçues de vous, Madame, etc.
«... Si mes parents se déterminent à prendre un parti plus raisonnable, je vous le manderais avec empressement, mais je ne l'espère pas...»
Il n'y a pas qu'une respectueuse soumission aux regrets de sa mère dans le refus de Mlle de Rohan, comme le prouve un court billet de Mme de Marsan suivant de quelques jours la lettre du 14 décembre: «Je suis désolée, Madame, Mlle de Rohan a attendu au dernier moment à nous faire l'aveu d'une infirmité qui est la conséquence d'une chute malheureuse et à laquelle on n'avait pas fait attention.» Après l'expression de nouveaux regrets Mme de Marsan annonçait l'envoi d'une lettre ostensible.
«Mlle de Rohan, est-il dit dans cette lettre, avait senti comme nous tout l'avantage d'une alliance aussi flatteuse et aussi désirable et y avait consenti. Depuis ce temps, elle avait fait une chute qui n'avait point alarmé, mais qui a laissé une suite fâcheuse, dont on ne s'est point aperçu. Sa modestie, sa timidité, l'incertitude du succès de cette affaire l'ont engagée à garder le silence; cependant sa délicatesse a surmonté tous les motifs de se taire et elle nous en a fait l'aveu d'une manière si touchante qu'à peine nous avons eu le courage de lui en faire des reproches. Elle nous a dit qu'elle avait sacrifié sa vie, mais qu'elle ne pouvait risquer les inconvénients qui pouvaient en résulter pour la postérité si illustre et si précieuse de M. le duc de Cadaval. C'est donc à lui, Madame, qu'elle et nous ferons le sacrifice de la chose du monde que nous avions le plus désirée. Si la Reine en est instruite, elle ne peut qu'approuver ces sentiments... Je suis persuadée qu'elle vous estimera encore davantage lorsqu'elle saura les motifs qui vous ont fait agir avec tant de zèle par reconnaissance pour une seconde mère; j'en ai bien toute la tendresse et vous seule m'occupez dans le moment. Remplie d'amertume, ma vie en est abreuvée, comme vous savez, depuis longtemps, mais j'ai peu éprouvé de chagrins plus cuisants...»
Le portrait est enfin arrivé. Tandis qu'à Paris on croit tout détruit, à Lisbonne on est toute flamme.
«Nous n'avons plus à presser le duc de Cadaval, écrit le marquis de Bombelles, le 19 décembre. C'est lui qui cherche maintenant à accélérer le mariage qui nous intéresse. Sa mère, comblée d'aise que nous lui ayons ramené le cœur et les égards de son fils, regarde déjà Mlle de Rochefort comme l'ange de paix de sa maison... Nous avons pour nous tout ce qui est bien famé, bien vu de la Reine, et la duchesse de Cadaval a très justement observé que, le jour où le mariage de son fils serait su à Lisbonne, il rallierait à lui toutes les maisons qui ont eu des Rohan pour mères.»
«Attendez-vous, Madame, à ce qu'il soit très possible que, quinze jours ou trois semaines après l'arrivée de ma lettre, vous receviez celle par laquelle M. le duc de Cadaval demandera la main de Mlle de Rochefort en vous priant, dans les termes les plus convenables, de faire parvenir ses vœux au père et à la mère de cette jeune princesse...»
«Le marquis ne voudrait pas, ayant été vite en besogne, risquer d'être désapprouvé ou démenti. «Si Mlle de Rochefort ou ses parents n'avaient pas senti l'avantage de cette alliance, nous aurions été avertis depuis longtemps de ne plus suivre ce projet, et sûrement vous ne nous auriez pas autorisé, Princesse, à montrer le portrait confié à Mme de Bombelles. Je sais qu'il ne faut pas sacrifier le bonheur à des calculs souvent en défaut; mais, lorsque je vois les sœurs du cardinal de Rohan épouser MM. de Ribeira et de Vasconcelles, gens sûrement d'une grande naissance, je pense que, comme leur existence ne peut cependant pas entrer en comparaison avec un duc de Cadaval, quand ce duc est honnête, bon enfant, facile à vivre, riche de plus de deux cent mille livres de rentes, quand toutes les dettes de sa maison seront payées... je pense, dis-je, que Mlle de Rochefort ne pourra jamais regarder qu'elle ait été sacrifiée en devenant Mme de Cadaval. Il n'est point de seigneur français qui ait les chances d'un duc issu en légitime descendance de la maison de Bragance.»
De son côté, la marquise amplifiait sur les détails. «La Reine aime sincèrement le duc de Cadaval. Elle vient de faire enfermer un gueux de précepteur qui voulait le perdre au physique et au moral. Une femme d'esprit et vertueuse développera, si je ne me trompe, le germe de bien des vertus en lui. Il vient à présent nous voir comme un fils qui se trouve à son aise chez des parents raisonnables... Au milieu des peines de l'expatriation, Mlle de Rochefort, si elle est raisonnable, doit trouver ici un bonheur solide et que son cœur appréciera d'autant plus en pensant qu'après les malheurs de sa maison l'éclat de son mariage rejaillira sur tout ce qui lui est cher.»
Croyant le mariage prêt à se conclure, Mme de Bombelles est entrée avec le duc dans mille détails de maison. Bien que suivant l'usage il ait déjà à nourrir plus de vingt femmes attachées au service de sa mère et de sa grand'mère, M. de Cadaval trouverait naturel que Mlle de Rochefort amenât des femmes à elle et aussi des domestiques mâles. La dot de la jeune princesse sera-t-elle de 100.000 écus ou de 250.000 livres? On se préoccupe, du côté Cadaval, des «reprises» de la femme en cas de mort du duc... Il semble que les deux parties soient d'accord et qu'il n'y ait plus qu'à signer le contrat, toutes conditions bien stipulées.
Et voici que les dernières lettres venues de France renversent tout l'édifice, causant les plus grands ennuis aux Bombelles qui, d'après les lettres de Mme de Marsan, se sont crus en droit de marcher de l'avant et se trouvent en très mauvaise posture en face de la maison de Cadaval.
De là un flot de lettres écrites par le marquis et la marquise à la comtesse de Marsan, à la baronne et au baron de Mackau.
D'abord une lettre de l'ambassadeur:
Madame,
«Vous aviez bien raison de craindre que la lettre dont vous honorez Mme de Bombelles, en date du 14 de décembre, n'arrivât trop tard; elle ne l'a reçue que ce matin au moment où M. le duc de Cadaval, voyant toute sa famille applaudir à ses vues, partait de chez lui pour en aller faire part à la Reine et lui demander la permission d'offrir sa main à Mlle de Rochefort. Avant de se rendre au Palais, il s'est heureusement arrêté chez moi. Il a vu, avec une honnêteté qui nous le rendra à jamais cher, notre affliction de l'avoir aussi cruellement compromis. Revenus tous des premiers mouvements de surprise, il a été décidé que cette lettre vous serait portée par un courrier, afin que par le retour de ce courrier nous sachions avec moins de perte de temps quelles seront les réflexions que le concours des circonstances auront pu faire naître en faveur d'un mariage, qui vous paraissait, Madame, aussi beau, aussi brillant, aussi désirable qu'il l'est en effet. D'ici au retour du courrier, nous sommes convenus de dire à la famille de M. le duc de Cadaval que Mlle de Rochefort était attaquée d'une fièvre maligne qui suspendait les démarches à faire ici. Ce seigneur ne veut pas se persuader qu'une grande dame, dont il a eu le portrait entre les mains, puisse, sur de frivoles prétextes, lui être refusée. Je vous transmets ses observations sans en ajouter qui me soient personnelles. Je m'en réfère à tout ce que j'ai eu l'honneur de vous mander, dans mes lettres précédentes et particulièrement dans celle du 19 décembre. Je ne dirai que peu de mots relativement au portrait, il n'est sorti d'entre nos mains [254] qu'après que la négociation a été heureusement terminée. C'était la condition qu'énonçait votre lettre du 30 septembre à Mme de Bombelles. Dès le mois de novembre, M. le duc de Cadaval nous avait donné sa parole, et tout nous prouve qu'elle vaut mieux que les écrits que nous eussions exigés de lui. Sa conduite ne peut donc qu'ajouter, Madame, qu'aux regrets que vous donne à son alliance. Je ne puis encore me persuader que les parents de Mlle de Rochefort n'en sentent pas les avantages. Mais, si mon espoir était vain, je m'en rapporte uniquement à vous, Madame, parce que j'aurai à dire à ce seigneur quelques difficultés qu'il y aura à donner alors à mon langage tout ce qui pourra le faire agréer. Je suis bien sûr que des expressions que vous me dicterez seront dignes de Mme la comtesse de Marsan et de M. le duc de Cadaval.»
Par le même courrier, Mme de Bombelles fait son rapport circonstancié à Mme de Marsan. Sa douleur de voir tout s'écrouler n'a d'égale que la surprise du duc de Cadaval très décidé à épouser Mlle de Rohan, et fort attristé de cette fin de non-recevoir. Malgré tout, elle insiste encore, ne pouvant admettre qu'une si belle alliance puisse être refusée par les Rohan.
«Dire tout ce que votre lettre m'a fait éprouver, est impossible. Un instant après l'avoir reçue, paraît le duc de Cadaval dans ma chambre, pour m'annoncer qu'il va demander la permission de se marier à la Reine et qu'il sait devoir en être bien reçu. Cette souveraine étant déjà instruite par son oncle, le marquis de Marialva, de ses projets. Confondue, interdite, je fus obligée de lui montrer la lettre que je venais de recevoir. Vous peindre son étonnement serait difficile. Après l'avoir lue, il me dit: qu'il n'aurait jamais dû s'attendre à un pareil dégoût, n'y à se voir abuser par la confiance entière avec laquelle il s'était laissé diriger par nous. Qu'au reste il était convaincu que, notre intention n'ayant pas été de le tromper, il pensait que nous ferions bien, Madame la comtesse, de vous instruire de tout ce que le désir de s'unir à la maison de Rohan lui avait fait faire et qu'il espérait encore que la réflexion aurait ramené Mlle de Rochefort. Sur cela M. de Bombelles s'est déterminé à envoyer un courrier à Paris, pour vous donner une nouvelle preuve de l'empressement du duc de Cadaval et lui sauver quinze jours de l'anxiété où il va rester, jusqu'au retour du courrier; car il est, je ne vous le cacherai pas, au désespoir. Il serait, cependant, bien digne du bonheur que nous sommes parvenus à lui faire désirer si ardemment. Je puis vous assurer que Mlle de Rochefort serait fort heureuse avec lui et que, sous tous les rapports, elle ferait bien mal de se refuser à une alliance qui lui sera plus avantageuse qu'aucune de celles qu'elle pourra jamais contracter. Quant à nous, Madame la comtesse, vous sentez sûrement le tort que cette rupture fera à M. de Bombelles dans l'esprit de tous les gens auxquels il est le plus intéressé d'inspirer de la confiance. Comme vous n'aviez pas prescrit de bornes à nos démarches, notre respect pour tout ce qui émane de vous, nous interdisait toute défiance. Tels ont été les principes qui nous ont fait agir. Se pourrait-il réellement que Mlle de Rochefort résiste à toutes les bonnes raisons que vous aurez la bonté de lui donner pour la décider à se marier au plus grand seigneur du Portugal, à un jeune homme de la plus belle figure et dont le caractère est excellent? Elle aura dix occasions, dans sa vie, de revoir sa famille...
«Le duc compte bien, quelque temps après son mariage, aller en France, avec elle. Enfin son projet de bien bonne foi est de faire tout ce qui pourra contribuer au bonheur de sa femme et Mlle de Rochefort peut être sûre qu'elle serait souveraine maîtresse dans la maison de son mari, si comme j'espère encore, elle juge mieux de ce qui doit lui procurer un sort heureux et digne d'elle, envoyez-nous par le courrier les conditions qui devront être mises dans le contrat de mariage. Soyez assurée du zèle avec lequel M. de Bombelles soutiendra les intérêts de Mlle de Rochefort et alors qu'elle puisse nous arriver ici au mois d'avril. Déjà nous sommes sûrs d'un bâtiment excellent qui sera prêt au Havre, quand on voudra. Enfin Madame la comtesse, qu'on s'en rapporte à nous et l'on verra si la maison de Rohan n'a jamais obligé que des ingrats. Mlle de Rochefort pourrait-elle croire que nous nous fussions occupés avec tant de chaleur d'arracher le duc de Cadaval à toutes les grandes maisons du Portugal, qui sollicitent son alliance, si nous n'eussions été certains que nous travaillons autant à son bonheur personnel qu'à lui procurer un établissement distingué. Le prince Victor m'a fait si souvent l'éloge de la raison et de l'esprit de sa cousine, que j'aime à penser qu'ils la conseilleront mieux que la terreur qu'elle peut avoir des inconvénients du Portugal; quant à M. et Mme la princesse de Rochefort, ils seront sûrement les premiers à empêcher que Mademoiselle leur fille sacrifie à quelque considération que ce soit les avantages qui lui sont offerts. Quelques grands du pays, piqués d'entendre que le duc voulût se marier en France, se sont imaginés de dire que Mlle de Rochefort n'était pas de la maison de Rohan, qu'il n'existait pas de demoiselles de Rohan, que M. le prince de Rochefort était tout au plus allié de cette maison, et que quant à la mère ce n'était point une fille de qualité. M. de Bombelles d'après les recherches qu'il a faites dans sa bibliothèque a fait le résumé, que je prends la liberté de vous envoyer. Il a infiniment satisfait le duc et impose silence à ceux qui affectaient des doutes sur l'illustre naissance de Mlle de Rochefort. Je n'ai plus rien à ajouter à cette lettre, si ce n'est que le chagrin que je ressens dans ce moment-ci est un des plus grands que j'ai connus de ma vie. Qu'il m'est affreux d'avoir contribué, de toutes mes forces, à ce que M. de Bombelles se compromît. Que je suis également affligée de la peine du duc et de pouvoir passer à ses yeux, pour avoir eu l'intention de le tromper».
Le même jour, M. de Bombelles écrit au baron de Mackau. Avec son beau-frère il parle à cœur ouvert et ne cache pas son légitime mécontentement. On les a laissés agir sans leur faire entrevoir le moindre doute sur le consentement de Mlle de Rochefort, et sa femme et lui ont été entraînés à des démarches compromettantes. «Néanmoins, se hâte-t-il d'ajouter, les personnes qui ont été si peu attentives sont ou trop chères ou trop respectables pour que je m'exhale en plaintes.» Au point de vue politique il eût été fort à désirer que Mlle de Rochefort consentît à être la plus grande dame du Portugal [255], puisque son mariage n'aurait précédé que de peu celui de plusieurs françaises.» Déjà le marquis de Marialva, grand-écuyer de la Reine, un des plus nobles et plus riches seigneurs d'ici et dont la fille épouse le duc de la Foens veut avoir pour son fils une de nos compatriotes. Alors Mlle de Rochefort verrait arriver de son pays des compagnes qui, sans jamais être ses égales, ajouteraient ici à son agrément.»
Ce courrier du 5 janvier va emporter des volumes, car Mme de Bombelles arrivée au paroxysme de l'agitation écrit à ceux qu'elle aime et qui peuvent s'intéresser au mariage de Mlle de Rohan-Rochefort. Elle écrit à sa mère, à sa petite belle-sœur de Mackau, elle écrit à Madame Élisabeth.
Voici d'abord la lettre adressée à la princesse: