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Argent et Noblesse

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The Project Gutenberg eBook of Argent et Noblesse

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Title: Argent et Noblesse

Author: Hendrik Conscience

Release date: December 13, 2005 [eBook #17298]
Most recently updated: December 13, 2020

Language: French

Credits: Produced by Frank van Drogen, Pierre Lacaze and the Online Distributed Proofreading Team of Europe. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ARGENT ET NOBLESSE ***

Produced by Frank van Drogen, Pierre Lacaze and the Online

Distributed Proofreading Team of Europe. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr.

OEUVRES COMPLÈTES

DE
HENRI CONSCIENCE

ARGENT ET NOBLESSE

OEUVRES COMPLÈTES

DE
HENRI CONSCIENCE

Publiées dans la collection Michel Lévy.

                                   Vol.
UNE AFFAIRE EMBROUILLÉE 1
L'ANNÉE DES MERVEILLES 1
AURÉLIEN 2
L'AVARE 1
BATAVIA 1
LES BOURGEOIS DE DARLINGEN 1
LE BOURGMESTRE DE LIÈGE 1
LE CANTONNIER 1
LE CHEMIN DE LA FORTUNE 1
LE CONSCRIT 1
LE COUREUR DES GRÈVES 1
LE DÉMON DE L'ARGENT 1
LE DÉMON DU JEU 1
LES DRAMES FLAMANDE 1
LA FIANCÉE DU MAITRE D'ÉCOLE 1
LE FLÉAU DU VILLAGE 1
LE GANT PERDU 1
LE GENTILHOMME PAUVRE 1
LA GUERRE DES PAYSANS 1
LE GUET-APENS 1
HEURES DU SOIR 1
L'ILLUSION D'UNE MÈRE 1
LA JEUNE FEMME PALE 1
LE JEUNE DOCTEUR 1
HISTOIRE DE DEUX ENFANTS D'OUVRIERS 1
LE LION DE FLANDRE 2
LA MAISON BLEUE 1
MAITRE VALENTIN 1
LE MAL DU SIÈCLE 1
LE MARCHAND D'ANVERS 1
LE MARTYRE D'UNE MÈRE 1
LES MARTYRES DE L'HONNEUR 1
LA MÈRE JOB 1
L'ONCLE ET LA NIÈCE 1
L'ONCLE JEAN 1
L'ONCLE REIMOND 1
L'ORPHELINE 1
LE PARADIS DES FOUS 1
LE PAYS DE L'OR 1
LA PRÉFÉRÉE 1
LE REMPLAÇANT 1
UN SACRIFICE 1
LE SANG HUMAIN 1
SCÈNES DE LA VIE FLAMANDE 2
LES SERFS DE FLANDRE 1
LA SORCIÈRE FLAMANDE 1
SOUVENIRS DE JEUNESSE 1
LE SORTILÈGE 1
LE SUPPLICE D'UN PÈRE 1
LE TRÉSOR DE FÉLIX RODBECK 1
LA TOMBE DE FER 1
LE TRIBUN DE GAND 1
LES VEILLÉES FLAMANDES 2
LA VOLEUSE D'ENFANT 1

IMPRIMERIE CENTRALE DES CHEMINS DE FER.—IMPRIMERIE CHAIX.

RUE BERGÈRE, 20, PARIS.—19062-3.

ARGENT

ET
NOBLESSE
PAR
HENRI CONSCIENCE

PARIS CALMANN LÉVY, ÉDITEUR ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES 3, RUE AUBER, 3

1883

ARGENT ET NOBLESSE

I

A une couple d'heures de marche, au sud-ouest de Bruxelles, à côté de la chaussée, s'élèvent une dizaine de maisonnettes dans le voisinage d'une chapelle. Elles sont habitées par de pauvres ouvriers surchargés d'enfants et pour lesquels un loyer dans le village voisin serait une trop lourde charge. Dans ce hameau, d'ailleurs, ils peuvent cultiver un petit lopin de terre où ils récoltent les pommes de terre et les légumes pour leurs provisions d'hiver.

A quelques minutes de là, au milieu des champs, près d'un droit sentier, il y a une maison plus basse, mais plus large aussi, qui a l'air d'une petite métairie.

En effet, elle est de chaque côté ombragée par les branches de deux grands noyers; une vigne fait serpenter ses rameaux flexibles sur la façade et entoure les deux fenêtres.

Dans le jardinet, devant la maison, il y a un puits, et contre le pignon latéral, devant la porte de l'étable, un petit tas de fumier.

La situation de cette petite maison est très pittoresque. Derrière le verger, clos d'une haie, coule à quelque distance un clair ruisseau bordé, dans tout son parcours, de prairies émaillées de fleurs. Du côté du levant le terrain s'affaisse petit à petit pour former la large vallée de la Senne, dont le versant opposé borne l'horizon par des hauteurs d'un vert sombre pareilles à la croupe d'une montagne. Du côté du couchant on voit le village et son clocher qui s'élève au-dessus des arbres, et plus loin, de tous côtés, les champs accidentés dont les ondulations, de même que dans tout le Brabant méridional, feraient croire que la mer est venue un jour jusque-là et que ses flots ont creusé dans le sol les traces de leur puissante houle.

En l'année 1865, cette petite métairie était habitée par le charpentier Jean Wouters et sa famille. Ils étaient allés l'occuper pour trouver dans la culture d'une petite pièce de terre, l'emploi de leurs heures de loisir et un léger accroissement de bien-être. Il y avait moins une vache dans leur petite étable, une vache qui donnait assez de lait pour leur permettre de porter de temps en temps quelques livres de beurre au marché de Hal.

En entrant dans la maison, on pénétrait d'abord dans la chambre commune où brûlait un petit poêle qui servait à la préparation des repas. On y voyait une armoire vitrée où brillaient des verres et des tasses; un coucou suspendu au mur; trois ou quatre estampes coloriées, représentant l'histoire de l'Enfant Prodigue; une dizaine de livres usés (probablement de vieux livres de classe); sur la tablette de la cheminée un petit crucifix entre deux perroquets de plâtre; dans un coin un carreau à faire de la dentelle, et beaucoup d'autres choses encore qu'on trouve dans presque toutes les maisons de paysans ou d'artisans qui ne sont pas dans la misère.

Une porte latérale donnait accès de plain-pied à la chambre à coucher du vieux charpentier Jean Wouters. A côté du lit très propre pendaient quelques vêtements d'homme très soignés—ses habits du dimanche, sans doute—sur lesquels tranchait désagréablement un chapeau roux, déteint et bossué. Dans un coin on voyait un bac en bois contenant une couple de rabots, quelques ciseaux, un maillet et un marteau et une scie à main.

La fille du charpentier, qui était veuve, dormait probablement avec son unique enfant, une fille, dans une petite chambre sous le toit; car, hormis la laverie et l'étable, il n'y avait pas d'autre pièce dans la maison.

Cette humble demeure de travailleur devint, dans le cours de cette année 1865, le théâtre de certains événements qui valent peut-être la peine qu'on les raconte.

Un jour du commencement de mai, à la tombée de la nuit, une femme était occupée à préparer le repas du soir sur le petit poêle. Cette occupation n'exigeait pas une grande tension d'esprit; car le fricot qu'elle remuait ne consistait qu'en quelques pommes de terre avec des morceaux de lard, restes du repas précédent.

Cette femme pouvait être âgée de quarante-cinq ans. Son visage pâle et ses joues creuses lui donnaient une apparence maladive.

Des idées sérieuses devaient préoccuper son esprit; car, par moments, elle oubliait de remuer sa cuiller et secouait la tête d'un air pensif.

Pendant ce temps on entendait résonner au fond de la maison la voix fraîche d'une jeune fille qui accompagnait le grondement de sa baratte d'une chanson au rythme vif et sautillant et, quoique la vache mêlât constamment au refrain joyeux de la chanson la dissonnance de ses beuglements, la jeune fille ne se laissa pas troubler dans l'épanchement de sa gaieté.

A la fin la chanson joyeuse avait cessé de résonner dans la laverie et l'on n'y entendait plus que le bruit d'un tonneau que l'on déplaçait avec effort.

—Pour l'amour de Dieu, Lina, cesse maintenant, cria la femme. Tu as travaillé toute la journée au jardin et voilà que tu continues à trimer sans relâche dans l'obscurité.

—Tout de suite, mère, répondit la voix. Le beurre est fait, je vais m'essuyer les mains.

Un instant après la jeune fille entra dans la pièce.

—Lina, Lina, pourquoi n'écoutes-tu pas mon conseil? dit la femme avec un accent de reproche. Depuis ce matin tu retournes la terre et tu traînes la brouette comme un journalier. Ce n'est pourtant pas là un ouvrage pour une jeune fille telle que toi.

—Mais, ma mère, si je ne le fais pas, qui est-ce qui le fera? Vous devez vous soigner pour le ménage, et d'ailleurs, quand même le bon Dieu exaucerait mes prières et vous procurerait la guérison, vous êtes encore trop faible, ma chère mère… Grand-père, n'est-ce pas? Avant d'aller à son ouvrage de tous les jours ou après en être revenu. Je ne veux pas qu'il s'échine encore comme un esclave après avoir travaillé toute la sainte journée.

—Grand-père est un homme et il est encore robuste, mon enfant. En retournant tous les jours un peu la terre, il en aurait fini en peu de temps sans trop se fatiguer. Ne t'a-t-il pas dit qu'il terminerait cette semaine le travail du jardin et que tu ne dois pas y mettre la main?

—Oui, je le sais bien, dit Lina en riant. Mais ce qui est fini, grand-père ne le recommencera pas.

—Enfant, enfant, tu te fatigueras à travailler, soupira la femme. Et si tu savais combien c'est pénible d'être malade.

—Eh bien, chère mère, travailler est sain, dit Lina. Quand je puis me remuer ainsi toute la journée, je me sens heureuse, et il me semble que je danserais de contentement. Venez, je vais vous aider à couvrir la table.

Caroline Wouters était encore très jeune et n'était ni très grande ni très forte; mais ses joues rondes et fleuries, et ses bras musculeux, l'air de santé que présentait toute sa personne étaient bien en harmonie avec l'idée de courage et d'énergie qu'exprimaient ses paroles. Elle avait la bouche remarquablement petite, le sourire ouvert, l'air ingénu, et toute sa personne respirait un parfum de fraîcheur virginale.

—Grand-père reste longtemps dehors aujourd'hui, dit-elle. Il sera allé, sans doute, chez Coba, le jardinier, chercher des échalas pour les pois. Voulez-vous que j'aille l'appeler?

—Je comprends ce que c'est, répondit la femme. Tu sais que, d'après les ordres de son maître, il devait aller cet après-midi à l'auberge de l'Aigle d'or pour établir un nouveau chantier dans la cave. C'est un ouvrage pressé et on le retiendra probablement là jusqu'à ce que le chantier soit achevé… Nous attendrons, je laisserai le fricot sur le poêle. Assieds-toi et repose-toi un peu, enfant.

La jeune fille prit la chaise qu'on lui offrait et secoua la tête sans rien dire, comme si les dernières paroles de sa mère lui donnaient matière à réflexion.

—A quoi songes-tu comme ça tout à coup? demanda la femme.

—Et vous croyez, mère, que grand-père travaille comme cela au delà de son heure parce que son maître le lui a dit ou commandé?

—Oui, mon enfant.

—Non, non, cela n'est certes pas la raison, répliqua la jeune fille à demi fâchée.

—Et quelle serait donc la raison, Lina?

—Grand-père devient de plus en plus économe. Pour gagner quelques sous au-dessus de sa journée, il travaillerait même toute la nuit, si c'était possible. Le dimanche après-midi, il ne va plus jamais boire une pinte avec ses amis, et il n'allume plus que rarement une pipe, lui qui auparavant avait l'habitude de fumer presque constamment à la maison. Le tabac est trop cher, dit-il. Vraiment, mère, cela me fait peine quand je le vois le soir regarder autour de lui d'un air si préoccupé. Je sais bien ce que ses yeux cherchent; mais il résiste à la tentation, pour épargner une couple de cents, souvent mon coeur se gonfle de pitié et il me prend des envies de pleurer; mais, Dieu merci, cela ne durera plus longtemps.

—Non, cela ne durera plus longtemps, répéta la veuve avec un accent de tristesse, encore quelques mois. Ma grave maladie, qui m'a tenue alitée tout l'hiver, nous a mis en arrière. C'est un crève-coeur pour notre bon père. Jamais il n'a pu supporter l'idée d'avoir des dettes si petites qu'elles soient. Maintenant il travaille et il peine pour soulager nos épaules de ce fardeau. Laisse-le faire, Lina; tu sais que toutes les observations sur ce point restent inutiles.

—Non, je ne le laisserai pas faire, murmura la jeune fille d'un ton résolu. Attendez un peu, je saurai bien le forcer à fumer sa pipe comme devant.

—Le forcer? Comment t'y prendras-tu?

—Vous verrez, ma mère, quand il sera temps.

En achevant ces paroles, elle se dirigea vers un coin de la pièce, prit son carreau de dentellière et vint s'asseoir près de la table. Elle découvrit une large dentelle déjà en partie achevée et se mit à entremêler vivement ses fuseaux en répétant joyeusement:

—Oui, oui, vous le verrez, mère… Vous me regardez si curieusement?
Allons, je vais vous dire ce que j'ai imaginé depuis quelques jours.
Dans une couple de semaines c'est l'anniversaire de grand-père,
n'est-ce pas? Pour ce temps-là ma dentelle sera achevée et
Thérèse, la colporteuse, m'en donnera à peu près dix-neuf francs.

—Et tu veux faire cadeau d'un nouveau chapeau à grand-père? Je le sais depuis longtemps.

—En effet, il va maintenant à l'église avec un vieux chapeau roux et les gens parlent de cela. Puisqu'il ne veut pas en acheter un nouveau, c'est moi qui le ferai sans qu'il le sache… Mais ce n'est pas tout, mère. Baptiste, le fils du charron, a planté l'année dernière une grande pièce de tabac; il en a fait sécher et couper les feuilles; il en a sur son grenier la charge d'au moins trois brouettes. Les gens qui en ont acheté disent que ce tabac est d'une excellente qualité et d'un goût parfait. Eh bien, je vais acheter du charron plein mon tablier de tabac, et quand grand-père verra ce tas dans sa chambre il faudra bien qu'il fume, bon gré, mal gré.

—Plein un tablier, perds-tu la tête, Lina? Tu ne peux pas faire cela.

—Ne sommes-nous pas convenus, ma mère, que je puis disposer librement de l'argent que je gagne, en dehors de ma journée, à faire de la dentelle.

—Oui, mais de cette façon tu ne garderas pas assez pour toi, pour t'acheter un nouveau mouchoir de tête pour l'été.

—Bah, je travaillerai un peu plus tard le soir.

—Non, pas ça, mon enfant, je ne puis pas le permettre. Juste ciel, ne travailles-tu pas déjà assez?

—C'est égal, la conviction que j'ai de posséder un moyen de faire plaisir à grand-père me rend capable de tout. J'exécuterai mon projet, mère.

—Silence là-dessus maintenant, Lina, dit la femme on posant un doigt sur ses lèvres. Voici grand-père qui vient, j'entends son pas.

Un homme d'environ soixante-cinq ans, vêtu comme un ouvrier, avec une veste et un tablier, parut sur le seuil de la porte en murmurant un bonjour à voix basse. Il avait de larges épaules et semblait encore robuste pour son âge; mais son dos légèrement courbé et les plis profonds de son visage attestaient qu'il s'était usé par une vie de labeur incessant. Il entra et plaça sous la fenêtre, à côté de la porte, un sac de toile qui contenait probablement des outils.

Avant qu'il se fût redressé, la jeune fille lui avait jeté les deux bras autour du cou et l'embrassait en lui souhaitant gaiement le bonsoir. Il la serra sur son coeur et lui murmura doucement à l'oreille:

—Merci, ma chère Lina. Depuis quelque temps nous avons la vie assez dure; mais cependant j'ai encore des raisons de remercier Dieu. Il t'a donné un coeur excellent et il a rendu la santé à ta pauvre mère. De quoi pourrais-je me plaindre?

—Allons, allons, prenez place à la table, grand-père, vous devez avoir faim, dit la jeune fille avec une certaine nuance d'inquiétude; car la voix du vieillard avait un ton qui ne lui était pas ordinaire et qui faisait craindre à la jeune fille qu'il ne lui fût arrivé quelque chose de désagréable.

Tous trois prirent place à table et baissèrent la tête pour dire leur prière.

—Bon appétit, grand-père, vite à l'oeuvre maintenant, j'ai une faim de loup. Ah! voilà des pommes de terre bien accommodées; c'est à s'en lécher les doigts. Mère, vous en avez de l'honneur.

Lina avait prononcé ces paroles d'un ton joyeux évidemment pour dissiper les préoccupations du vieillard. Elle remarqua qu'il s'interrompait quelque fois de manger et qu'il secouait la tête.

—Grand-père chéri, dit-elle, vous êtes si taciturne. Allons,
racontez-nous quelque chose. Comment vont les gens de l'Aigle d'or?
Léocadie se mariera-t-elle bientôt avec le fils du fermier Kanteels?
Est-il vrai qu'Isabelle va demeurer à Bruxelles?

—Que Dieu protège ces gens égarés! soupira Jean Wouters. Si le père Mol n'ouvre pas promptement les yeux, il déplorera trop tard son coupable aveuglement. Le malheur et la honte sont suspendus sur cette maison, tout y va mal.

—Mal, comment l'entendez-vous, grand-père?

—Maintenant, mes enfants, desservez d'abord la table et puis je vous dirai ce qui m'a fait de la peine.

La jeune fille se dépêcha de porter dans la laverie le pot, les assiettes et les cuillers, revint, prit une chaise à côté du vieillard et murmura en le regardant curieusement:

—Eh bien? eh bien?

—Ah! mes enfants, dit-il, depuis quelques semaines il se passe de malheureuses choses à l'Aigle d'or; il y vient de temps en temps de riches messieurs de la ville qui y dépensent en un après-midi plus d'argent qu'il n'en faut pour soutenir pendant une année entière une famille d'ouvriers.—Vous croyez que j'exagère? Ils y boivent du vin et ils le font couler par terre à pleins ruisseaux; et ce vin coûte douze francs la bouteille!

—Douze francs! comment est-ce possible? s'écria la veuve, à moins que ce soit de l'argent fondu!

—Non, Anna, au contraire, c'est un breuvage fade. L'aubergiste m'en a fait goûter à la cave, cela a le goût d'eau sucrée et cela pique un peu le nez comme de la bière de Louvain qui est depuis longtemps en bouteille. Ça s'appelle du Champagne. Mais ce breuvage n'est pas aussi inoffensif qu'il le paraît. Il pousse d'abord les gens à la gaieté, il les étourdit ensuite et leur fait perdre la tête….. J'étais à mon travail dans la cave lorsque le jeu a commencé. Comme la porte de la salle du restaurant était presque constamment ouverte, j'entendais les sons de leurs voix confuses et j'entendais en partie ce qu'ils criaient; car ils parlaient tous d'un ton très élevé. Le reste me fut raconté par l'aubergiste ou par la servante, qui descendaient à chaque instant à la cave pour prendre de nouvelles bouteilles. Quelque chose d'incroyable me fit frémir de surprise et de honte. A travers tout le bruit qu'ils faisaient, j'entendais les filles de l'Aigle d'or éclater du rire et crier à l'aide comme des enfants qu'on poursuit en jouant… et, pensez donc, on avait parié là-haut vingt bouteilles que Léocadie avait les bras plus gros que sa soeur Isabelle. Les jeunes filles ne paraissaient pas disposées a laisser mesurer leurs bras par les parieurs en gaieté; mais l'aubergiste les y a forcées!

—Est-ce possible? murmura Lina.

—L'argent, l'argent, mon enfant. L'aubergiste gagne huit francs sur chaque bouteille. Ce pari lui a fait gagner cent soixante francs en moins d'une heure, autant qu'un bon ouvrier en deux mois. Mais ses enfants n'y perdront-elles pas leur bonheur et leur honneur? Voilà la triste question. L'argent qu'on gagne d'une pareille façon ne peut pas profiter. Dieu est trop juste pour ça. La servante a bien voulu me faire accroire qu'Isabelle avait beaucoup de chances de se marier avec un de ces beaux messieurs de la ville; mais la pauvre fille, sans le savoir peut-être, sert de jouet à ces jeunes libertins… Et ce n'est pas encore tout; les choses devaient encore aller plus mal. A peine avaient-ils vidé une partie des vingt bouteilles, que leur gaieté bruyante se changea petit à petit en une scène scandaleuse de débauche. J'entendis tout à coup, au milieu des cris aigus, le bruit des tables et des chaises renversées et des verres qui se brisaient en tombant par terre. Effrayé et voulant venir en aide à l'aubergiste, je montai précipitamment. Il y avait au milieu de la salle de café un très jeune monsieur aux cheveux ébouriffés et aux regards allumés, qui mettait en pièces tout ce qu'il pouvait atteindre. Ses compagnons, l'hôtelier et ses filles assistaient en riant à ces actes de sauvagerie. Je ne savais que penser. Le garde-champêtre accourut pour expulser au nom de la loi ces ivrognes de l'Aigle d'or. J'entendis l'hôtelier lui dire: «Ces Messieurs s'amusent et ne font pas de mal. Si je trouve bon ce qui se passe dans ma maison, personne n'a le droit de s'en mêler.» Et le garde-champêtre s'est éloigné en levant les épaules. Le fait est que l'aubergiste, comme il me l'a dit lui-même à l'oreille, se fera payer au double et au triple la valeur des objets qu'on a brisés chez lui.

—Et ils ont sans doute fini par se battre, grand-père?

—Non, mon enfant. Ces messieurs, en jetant par terre les verres et les bouteilles, n'avaient pas l'air d'être fâchés. Je le comprends, c'est par orgueil qu'ils agissent ainsi. Ils ne peuvent pas dépenser assez d'argent rien qu'à boire, alors ils cassent tout et versent par terre le vin précieux pour montrer que l'argent n'a pas de valeur pour eux.

—Ah! c'est affreux! soupira la femme. Il y a des milliers de pauvres gens, frappés par le malheur ou la maladie, qui souffrent de la faim avec femme et enfants. Quelques francs les sauveraient, les rendraient riches, leur feraient bénir la main qui les aiderait dans leur détresse, et là on gaspille, on dissipe l'argent dans de scandaleuses débauches!

—Mais, mais, comme ces gens-là doivent être riches! murmura la jeune fille, en levant les mains.

—C'est l'argent de leurs parents qu'ils dissipent, répondit le vieillard. Un argent durement gagné peut-être et épargné sou à sou. Qui sait si chaque pièce d'or ne coûte pas des larmes à leur père et surtout à leur mère?… Il y avait dans la bande un des plus extravagants à qui on donnait le nom de baron. Cela m'a rappelé une bien triste histoire. Anna, vous souvenez-vous bien encore de la baronne qui a habité dans le temps le château appartenant actuellement à M. Dalster? Elle était veuve, la bonne et charitable femme, et elle n'avait qu'un fils. Celui-ci fit pendant de longues années comme ces jeunes gens de l'Aigle d'or, peut-être encore pis, rien ne pouvait le retenir, ni le désespoir de sa mère, ni la misère qui approchait à grands pas. Il fallut vendre beaucoup de terres, puis le château, et la pauvre baronne, accablée de honte, le coeur brisé, tomba gravement malade et mourut peu de temps après… Vers cette époque, pendant l'hiver, il y avait un maçon, père de beaucoup d'enfants,—il s'appelle Henri Knop—qui, sans ouvrage depuis longtemps et poussé par la faim, alla voler la nuit dans une ferme un panier de pommes de terre. Il fut condamné à cinq ans de prison, obtint par sa bonne conduite une diminution de peine et fut mis en liberté dès la troisième année. Il déplorait son méfait et était résolu à gagner désormais honnêtement son pain. Cependant personne ne voulut lui donner de l'ouvrage, on l'évita, lui et les siens, comme une famille flétrie, et à la fin il se vit réduit à quitter le village avec sa femme et ses enfants, pour ne pas mourir de faim devant l'impitoyable aversion des habitants. Ce qu'il est devenu depuis personne n'en sait rien.

Le vieillard se tut un moment et les femmes, péniblement affectées par son récit fait d'une voix altérée, ne trahissaient leur émotion qu'en secouant tristement la tête et en murmurant à voix basse.

Il reprit en souriant amèrement:

—Et le fils de la baronne, demanderez-vous? Le parricide sans âme? Lui aussi, croyez-vous, a continué à être poursuivi par le mépris public? Eh bien, pas du tout. Plus tard, il a hérité d'un oncle et il est redevenu riche; maintenant petits et grands lui parlent le chapeau à la main; il est baron et bourgmestre… Ah! mes enfants, les hommes ne sont pas toujours justes, heureusement il y a là-haut un juge suprême qui ne se laisse influencer ni par l'argent ni par la naissance, et celui qui a martyrisé ou humilié sa mère ne trouvera pas de grâce devant ses yeux.

Les deux femmes échangèrent encore tristement quelques réflexions sur la lâche conduite des jeunes gens à l'auberge de l'Aigle d'or; mais Jean Wouters, abîmé dans ses pénibles pensées, ne prit plus part à l'entretien que par quelques monosyllabes.

Lina se leva, passa dans la chambre voisine et revint avec une pipe et une boite à tabac en cuivre.

—Prenez, grand-père, dit-elle, voilà votre tabac. Laissons de côté toutes ces tristes pensées. Nous ne sommes pas riches et nous pouvons nous estimer heureux de n'être pas coupables de ces vilaines choses. Faites-moi le plaisir d'allumer votre pipe.

—Non, je n'en ai pas envie, répondit-il.

—Je vous en prie, faites ça pour moi, j'aime tant l'odeur du tabac. Elle me rafraîchit les idées et me rend toute joyeuse… Allons, ne me refusez pas ce petit plaisir.

Pendant ce temps, elle avait bourré elle-même la pipe et la tendit au vieillard avec une allumette enflammée.

Il commença à fumer; et cela devait véritablement lui faire du bien, car petit à petit son visage s'illumina d'une expression de contentement.

Lina reprit son carreau à dentelles et la mère son tricot.

Alors commença une conversation plus tranquille, où le jardin, le printemps et les vaches eurent la plus grande part.

Pendant qu'ils causaient ainsi, ils entendirent dans le lointain des voix qui chantaient ou qui criaient.

—Ce sont les jeunes messieurs de l'Aigle d'or, dit Jean Wouters. Ils se rendent au chemin de fer pour prendre le dernier train. Leur bamboche a duré jusqu'à présent.

—Il me semble qu'ils se disputent, remarqua Lina.

—Non, ils se connaissent très bien et ils sont habitués à faire une vie pareille. Depuis une couple de mois ils viennent une ou deux fois par semaine à l'Aigle d'or et y font toujours la même vie, à ce que m'a dit la servante… Maintenant, ils chantent et ils crient. Tenez, le bruit cesse. Ils se dépêchent pour arriver au chemin de fer.

Nos braves gens écoutèrent encore un instant le bruit qui allait en s'affaiblissant, puis ils reprirent leur travail et leur conversation.

Une demi-heure après, pendant que le plus profond silence de la nuit régnait autour de la maison solitaire, Lina leva tout à coup la tête avec surprise de dessus son travail et demanda:

—N'avez-vous pas entendu, mère?

—Qu'aurais-je entendu, mon enfant?

—Et vous, grand-père?

—Non, rien, Lina.

—Il m'a semblé que j'entendais soupirer; mais je me suis trompée, ce sera la vache qui aura fait du bruit… Mais non, voilà que je l'entends encore!

—C'est comme s'il y avait à la porte un chien qui gronde, murmura la femme.

—Non, ma mère, c'est un homme qui souffre et qui se plaint.

Et elle prit la lampe pour aller voir.

—Reste, reste, s'écria la mère en la retenant effrayée. Dieu sait ce que c'est!

—C'est une créature humaine, soyez-en sûre. Un homme qui s'est égaré dans les ténèbres et qui est tombé, sans doute. Il s'est peut-être fait mal. Le laisserons-nous, sans pitié, appeler au secours?

—Lina a raison, dit le vieux charpentier. Prends la lampe, mon enfant, nous irons voir.

Lorsqu'elle eut ouvert la porte et envoyé les rayons de sa lumière sur l'avant-cour, ils virent, étendue au pied d'un des noyers, une personne qui remuait les bras et murmurait des menaces inintelligibles comme si elle se croyait entourée d'ennemis.

Le vieillard et la jeune fille s'approchèrent vivement et passèrent tous deux le bras sous la tête de l'inconnu pour le relever.

—Pauvre garçon, dit Lina, qui vous a fait du mal? De méchantes gens? N'ayez plus peur; nous sommes des amis. Allons, levez-vous, nous vous conduirons dans la maison; nous vous donnerons des secours.

Ils furent obligés d'employer toutes leurs forces pour le relever;
il laissait traîner ses jambes et pesait lourdement sur leurs bras.
Cependant, ils parvinrent à le conduire lentement vers la maison.
Pendant ce temps, il grommelait d'une voix rauque:

—Au diable, laissez-moi, je ne vais pas avec vous, je veux retourner à l'Aigle d'or… Eh, l'hôte, vite du Champagne… dix bouteilles… c'est ça, versez… encore, encore…

—C'est un des jeunes messieurs de l'Aigle d'or, murmura Jean Wouters. Oui, oui, le plus débauché de tous. Celui qui a mis la grande glace en pièces. Voilà le résultat de ces scandaleux excès et de…

—Taisez-vous donc, grand-père, et ayez pitié de lui; le pauvre garçon est si malade.

—Étrange maladie; tu as raison cependant, ma chère enfant. Nous sommes des chrétiens et il peut avoir besoin de secours. Ne songeons qu'à remplir notre devoir.

Ils le portèrent à l'intérieur et le placèrent sur une chaise. Il demeura immobile, affaissé sur lui-même et les yeux fermés comme un être inanimé.

—Mère, mère, allez chercher de l'eau, dit la jeune fille. O ciel, voyez, il a du sang sur sa figure! Ah! le pauvre homme!

Le jeune homme, à demi évanoui ou à demi endormi, avait laissé tomber sa tête sur sa poitrine, les yeux toujours fermés et une sorte de râle sourd sortait de sa poitrine haletante.

Il était encore très jeune et, autant qu'on pouvait le voir à travers les taches de sang mal essuyé qui lui souillaient les joues et les mèches de cheveux qui lui pendaient sur le front, les traits de son visage paraissaient très doux. Ses habits, d'une coupe élégante et d'une étoffe riche, étaient en désordre et couverts de boue.

Lina, profondément émue de pitié, se dépêcha de prendre l'eau que sa mère était allée chercher et se mit à laver la figure du jeune homme.

—Dieu soit loué, s'écria-t-elle toute joyeuse, ce n'est rien. Il est tombé, et il s'est fait un peu de mal. Une petite écorchure à la joue.

A peine lui eut-elle rafraîchi le cerveau en l'humectant d'eau froide, qu'il ouvrit les yeux, regarda la jeune fille et balbutia avec un rire abruti:

—Non, Isabelle, enlevez ce verre. Ne me faites plus boire, j'en ai assez pour ce soir… Tiens, tiens, ce n'est pas Isabelle… Qui êtes-vous donc? Ah! que voilà de jolis yeux bleus! Mais maintenant je n'ai pas le temps, demain, demain je vous ferai nager dans le champagne, si vous en avez envie; mais maintenant laissez-moi, je vais dormir.

Tout à coup la jeune fille laissa tomber le linge qu'elle tenait à la main et recula de quelques pas. Elle était devenue pâle et paraissait profondément effrayée. Des larmes brillaient dans ses yeux.

Le grand-père et la mère, pensant que le libre langage du jeune homme avait si fort blessé et attristé Lina, essayèrent de la consoler en lui faisant comprendre qu'un homme qui est dans un pareil état ne sait plus ce qu'il dit et qu'il ne faut pas prendre ses paroles au sérieux.

La jeune fille n'écoutait pas; elle tremblait visiblement d'émotion et ses yeux ne quittaient pas le jeune homme qui paraissait s'être endormi. Elle secoura la tête, comme pour se débarrasser de pensées importunes et dit enfin sans oser faire un pas en avant:

—Mais, grand-père, cet homme ne peut pas rester ici, conduisez-le dans le village, à l'Aigle d'or.

—C'est tout à fait impossible, mon enfant, si loin et dans l'obscurité.

—Le pauvre garçon n'a plus de jambes, ajouta la veuve. Et grand-père ne peut cependant pas le porter.

—Laissez-moi aller chercher le docteur, ma mère, il pourrait devenir dangereusement malade.

—Bah, bah, il n'est pas malade, répliqua le vieux charpentier. Je n'ai jamais été un grand buveur, mais je ne puis pas dire qu'étant jeune je ne me sois pas quelquefois oublié en compagnie de bons camarades; je connais la chose. Ce jeune monsieur, quand il aura dormi pendant quelques heures, ne ressentira plus rien qu'un grand mal de tête. Laissez-le reposer.

—Ciel, il pourrait donc passer toute la nuit dans notre maison? s'écria Lina avec une certaine inquiétude. Non, non, grand-père, conduisons-le à l'Aigle d'or. Là on est habitué à donner à loger. Si c'est absolument nécessaire, je vous aiderai. Avec un peu de peine nous finirons par y arriver.

—Mais pourquoi parais-tu si effrayée, Lina? Ce jeune homme ne fera de mal à personne. Il est tout à fait sans connaissance. A l'Aigle d'or il y a sans doute encore du monde. Pensez donc quelle honte ce serait pour lui si nous l'amenions là dans un pareil état. On rirait et on se moquerait de lui. Nous pouvons et nous devons lui épargner cette confusion.

—C'est vrai, c'est vrai, s'écria la jeune fille; mais que faire alors?

—Rien de plus simple. Je vais tirer les bottines du jeune monsieur et je le coucherai tout habillé sur mon lit où il pourra dormir tout son saoul.

—Mais vous alors, grand-père?

—Je resterai ici, près du poêle, et dormirai sur une chaise.

—Ça ne se peut pas, exposer votre santé!

—Aimerais-tu mieux rester toi-même ici, Lina?

—Moi? Oh! non, j'ai peur.

—Bah, bah. Quand Jacques le jardinier était si gravement malade, j'ai passé plus de dix nuits à veiller auprès de son lit. Cela m'a-t-il fait du mal? Ne discutons pas plus longtemps. Va chercher son chapeau, Lina, il est sous le noyer. Et vous, Anna, aidez-moi à porter cet endormi sur mon lit.

La jeune fille revint avec le chapeau et ne voyant plus personne elle fit quelques pas pour entrer dans la chambre à coucher de son grand-père; mais elle s'arrêta hésitante et recula comme si elle était retenue par une terreur secrète.

Sa mère sortit seule de la chambre et dit d'un air content:

—Il dort comme une pierre, le pauvre garçon. Grand-père est en train de le bien couvrir; car il ne fait pas trop chaud là-dedans. C'est dommage tout de même, n'est-ce pas, ma fille, que de pareils gens qui sont riches et qui peuvent jouir en paix de tout ce que leur coeur désire, s'abîment la santé par des excès et se rendent la vie amère.

Lina prit la main de sa mère et, sans répondre à sa question, lui dit en baissant la voix:

—Savez-vous, mère, pourquoi j'étais si agitée et pourquoi j'avais si peur? Vous ne le croirez pas, car c'est étrange. Ce jeune homme, devinez qui il est?

—Le connais-tu donc, Lina?

—Oui, je le connais, ma mère.—C'est Herman Steenvliet.

—Herman Steenvliet?

—Oui, ce petit garçon avec qui je jouais quand j'étais enfant.

—Ah, tu te trompes, c'est impossible, murmura la femme avec un rire d'incrédulité.

—Non, non, mère, soyez-en sûre; c'est bien lui.

—Père, venez donc ici! cria la femme en voyant paraître le vieillard. Lina a une idée singulière. Elle croit que le jeune monsieur qui dort là dans votre chambre est le fils de Charles Steenvliet.

—Le fils de M. Sleenvliet, le riche entrepreneur? Bah, Lina, tu te trompes certainement.

—Je ne me trompe pas, grand-père; depuis mon enfance je n'ai plus revu Herman Steenvliet, et cependant je ne puis pas me tromper; un seul regard de ses grands yeux bruns a suffi pour me le faire reconnaître.

—Tout est possible, dit le vieux charpentier, nous allons le savoir immédiatement. Il est couché sur le dos, et il dort si profondément qu'un coup de canon ne le réveillerait pas. Regardons-le de près avec la lumière.

Les femmes le suivirent. Tandis qu'il tenait la lampe élevée au-dessus de la tête du dormeur tous les trois regardaient attentivement son visage sans dire un mot; et au bout d'un instant ils quittèrent la chambre, toujours silencieux.

—Ce n'est pas lui, tu t'es trompée, dit le grand-père.

—Il ne lui ressemble pas du tout, affirma la mère. Ç'a été une illusion de tes sens.

—Oui, maintenant qu'il a les yeux fermés je ne sais vraiment pas ce que je dois en penser, dit la jeune fille hésitante. Je me serai peut-être trompée en effet.

Et elle s'assit toute pensive près du poêle.

—C'eût été un hasard surprenant, dit le vieillard. M. Steenvliet, le riche entrepreneur qui habite maintenant à Bruxelles, au quartier Léopold, une maison qui ressemble à un palais, était autrefois, a Ruysbroeck, le voisin de ton père, Lina, un simple manoeuvre de maçon, un ouvrier comme lui.

—Je le sais, grand-père, ils étaient bons amis.

—C'est-à-dire, fit observer la veuve, c'était de bonnes connaissances, mais pas des amis de coeur, car Charles Steenvliet était un peu fier. D'ailleurs feu ton père était charpentier et Steenvliet était maçon. Ils ne fréquentaient pas les mêmes camarades; mais il est vrai cependant, Lina, que tu as joué presque tous les jours avec le fils Steenvliet, un bel et brave enfant, qui ne paraissait prendre plaisir que dans ta compagnie.

—Et comment cet apprenti maçon, ce M. Steenvliet, veux-je dire, est-il devenu depuis lors immensément riche?

—Peuh, les gens en parlent différemment, répondit la femme en levant les épaules.

—Oh! la chose est très simple, dit le grand-père, on voit souvent s'élever de ces fortunes étonnantes. Déjà, lorsque ton père vivait encore, Charles Steenvliet, qui était un bon ouvrier et un gaillard audacieux, avait risqué quelques petites entreprises et amassé ainsi un peu d'argent. Peu à peu il a fait des entreprises plus considérables, et il a fait ses affaires avec tant de bonheur qu'il a trouvé de gros bailleurs de fonds. C'est ainsi que sa fortune s'est accrue rapidement, et enfin, en entreprenant de grands travaux publics en pays étrangers il a gagné des sommes énormes; des millions, à ce qu'on dit.

—Si riche! Se rappellerait-il l'amitié de feu mon père? murmura la jeune fille.

—Je ne le crois pas, mon enfant. Il y a plus de quinze ans que mon pauvre fils a été enlevé subitement par le choléra, et alors Steenvliet était déjà allé demeurer à Bruxelles… Ne nous laissons pas attrister par ces douloureux souvenirs.

Il essuya avec son doigt une larme qui perlait au bord de sa paupière. Lina baissa les yeux et poussa un soupir; mais, n'entendant plus la voix de son grand-père, elle releva la tête et lui demanda, probablement pour dissiper sa tristesse:

—Et n'avez-vous plus jamais vu M. Steenvliet depuis qu'il est devenu riche?

—Oui, quelquefois. J'ai travaillé une fois pour lui pendant plusieurs semaines, et j'ai même causé avec lui à différentes reprises quand il m'interrogeait sur mon travail.

—Et il vous a sans doute reconnu?

—Il ne pouvait pas me reconnaître, Lina. Quand Charles Steenvliet était le voisin de ton père à Ruysbroeck, moi je demeurais à Ternorth.

—Mais vous lui avez parlé de l'amitié de feu mon père, n'est-ce pas? Qu'est-ce qu'il vous répondait?

—Je ne lui en ai jamais parlé. Vois-tu, Lina, les gens riches, quand ils ont été ouvriers, n'aiment pas qu'on leur rappelle leur passé. D'ailleurs M. Steenvliet aurait pu supposer que je lui parlais de pareilles choses par orgueil ou bien pour obtenir de lui une faveur. Le mieux était donc de n'en point parler… Allons, enfants, allons nous coucher, il est déjà tard; vous voyez bien que le jeune monsieur, qui est ici à côté, n'a pas encore remué. Dormez tranquilles, je soignerai pour tout.

—Si vous avez besoin de quelque chose, mon père, vous nous appellerez tout de suite, n'est-ce pas?

—Et si le jeune monsieur se réveillait, s'il sortait de votre chambre à coucher, vous nous appelleriez aussi, n'est-ce pas, grand-père?

—Sans doute, Lina, sois tranquille.

—Eh bien alors, bonne nuit et bon courage, grand-père! dit la jeune fille en l'embrassant.

Les deux femmes montèrent à l'étage. Jean Wouters s'assit près de la table et posa sa tête sur son coude… Au bout de quelques heures il écouta à moitié endormi si aucun bruit ne se faisait entendre dans la chambre à côté, puis il retomba dans un profond sommeil.

II

Lorsque la première clarté du jour se répandit dans le ciel, Jean Wouters ouvrit les yeux, se leva et s'approcha de la chambre voisine dont il ouvrit doucement la porte. Il secoua la tête avec un sourire, referma la porte, retourna s'asseoir en murmurant à part lui:

—Il dort toujours comme un morceau de bois. Tant mieux, cela lui fera du bien… Comme il fait encore froid le matin, je vais me dépêcher d'allumer le poêle et de mettre de l'eau sur le feu; car les enfants ne tarderont pas à se réveiller.

Peu de temps après, les deux femmes descendirent et demandèrent avec une curiosité inquiète comment se portait le jeune homme.

—St, St, plus bas, pas de bruit, répondit le vieillard. Il n'est pas encore éveillé et dort toujours à poings fermés. Laissez-le reposer jusqu'à ce qu'il s'éveille de lui-même; sans cela il aura mal à la tête… Mais, Lina, tu parais prête à sortir? Où vas-tu donc?

—Moi, sortir? pas du tout, grand-père.

—C'est parce que je vois que tu as mis ta robe verte avec des noeuds rouges: ce n'est pas cependant aujourd'hui dimanche, à ce que je crois?

—Non, grand-père, c'est mercredi; mais mes vêtements de travail sont si usés! Et tant que ce jeune monsieur étranger est dans la maison, vous comprenez bien, je n'aimerais pas qu'il se fît une idée défavorable de notre propreté.

—En effet, je comprends cela, mon enfant, tu as raison.

La mère était déjà occupée à faire le café. Lina prit le pain et le couteau pour couper les tartines.

Au bout de quelques instants ils étaient assis tous les trois à table, silencieux et se dépêchaient de déjeuner, ce qui fut bien vite terminé.

—Je vais faire du café un peu plus fort, dit la mère. Car il est probable que ce jeune monsieur en se réveillant aura besoin d'un réconfortant. Et rien de mieux pour l'estomac dérangé que du fort café.

—Et moi, dit Lina, je m'en vais traire la vache. J'aurai fini mon ouvrage le plus pressé lorsque le jeune monsieur se réveillera. Je voudrais bien le regarder encore une fois avec attention avant qu'il s'en aille. J'ai rêvé toute la nuit qu'il pourrait bien être Herman Steenvliet… Oui, oui, ma mère, moquez-vous de moi. Je crois aussi que je me suis trompée; mais tout est possible; les montagnes ne se rencontrent pas; mais les hommes se rencontrent, comme on dit.

En achevant ces derniers mots, elle sortit. La mère continua à verser le café, et le grand-père resta assis sur la chaise auprès du poêle, enfoncé dans ses pensées.

En ce moment le jeune homme se réveilla dans la chambre voisine. La clarté du jour, déjà éclatante, blessa ses yeux enflammés et il se mit machinalement les mains sur le visage; mais cela ne dura que quelques secondes; il se mit sur son séant et regarda avec stupeur autour de la chambre. A mesure qu'il reprenait possession de lui-même, ses lèvres se contractaient en une expression de moquerie et de colère. Bientôt il appuya péniblement sa main sur sa poitrine et murmura:

—Maudit vin, poison qui me brûle comme un feu d'enfer! ma tête, ma tête! Où suis-je ici? A l'Aigle d'or? Ah! je sais! Je n'ai pas voulu retourner à Bruxelles, et je suis revenu ici. Dans quel état, ô ciel.

Il regarda encore une fois autour de lui et remarqua seulement alors l'ameublement singulier de cette chambre.

—Que je suis tombé bas, grommela-t-il. Cet imbécile d'aubergiste et ses mijaurées de filles m'ont jeté au grenier ou peut-être dans un trou comme un animal. Ah! ils me le paieront, qu'ils attendent!

En achevant ces mots, il essaya de se lever et de descendre du lit; mais il était encore si étourdi qu'il fit un faux pas et tomba lourdement par terre.

Pendant qu'il faisait tous ses efforts pour se relever en poussant des grognements de mauvaise humeur, le vieux charpentier, attiré par le bruit de la chute, entra dans la chambre et courut au jeune homme pour le soutenir; mais celui-ci repoussa rudement la main qu'on lui tendait et dit avec colère:

—Laissez-moi tranquille. Croyez-vous que je suis un enfant et que je ne sais pas encore marcher tout seul. Ne restez pas là à me regarder si bêtement et donnez-moi mes souliers.

Cette brutalité blessa le vieillard; mais il réprima son mécontentement et obéit à l'ordre du jeune homme auquel il dit en souriant:

—Soyez tranquille, Monsieur, les charpentiers sont sur votre toit et tapent à grands coups de marteau. C'était à prévoir; on connaît cette maladie et prenez courage, elle passera bientôt.

—Oui, moquez-vous de moi aussi, grossier lourdaud, répondit l'autre. Je le mérite bien. Où est votre maître? Il dort sans doute encore, le grippe-sou? Lui aussi a bu du Champagne; mais s'il pouvait en attraper la crampe éternelle…

—Mon maître? répète le vieillard. Je n'ai pas de maître.

—N'êtes-vous pas le domestique de l'Aigle d'or?

—Non, je suis le maître ici.

—Ah! c'est étrange! Où suis-je donc ici?

—Dans une maison d'ouvriers, près du chemin de Loth.

—Et où sont restés mes camarades?

—Nous n'avons vu personne que vous. Vous étiez tombé dans l'obscurité devant notre porte et vous vous étiez sans doute fait mal. Notre Lina et moi, nous vous avons relevé, porté dans la maison et couché sur mon lit pour vous reposer.

Le jeune homme jeta sur le vieillard un regard moins hostile.

—S'il en est ainsi, je vous remercie de tout coeur, brave homme, murmura-t-il. Mais vous auriez beaucoup mieux fait de me laisser coucher dehors.

—Au milieu de la nuit? A l'air froid? Sur le sol humide? Ah!
Monsieur, vous auriez pu y contracter une maladie mortelle.

—C'eût été tant mieux, brave homme; je ne mérite pas de vivre. Je suis un lâche, un mauvais sujet. Personne n'aurait déploré ma perte.

—Vous n'avez donc pas de père, Monsieur?

Le jeune homme leva les épaules.

—Une mère?

—Ah! si j'avais encore ma mère, soupira le jeune monsieur en levant les yeux au ciel, je ne me conduirais pas comme un méprisable libertin.

—Bah! bah! Monsieur, prenez courage, dit le vieillard d'un ton de compassion affectueuse. Votre coeur est encore bon, et quand le repentir est là l'amendement et le salut sont à la porte.

Tout en parlant, le jeune homme s'était approché d'un petit miroir pendu à la muraille, il s'y regarda et recula avec une sorte d'aversion à l'aspect de son image.

—Dieu que je suis laid et sale! s'écria-t-il en tremblant de honte.
Paraître ainsi devant les gens en plein jour!

—Là, sur cette petite table il y a un bassin avec de l'eau de pluie; un essuie-mains et un morceau de savon. Tout ce qui vous est nécessaire, même une brosse à habits. Monsieur veut-il s'habiller et s'arranger? Je vous laisse seul et j'attendrai là dehors que vous ayez fini. Il fait froid, notre poêle brûle bien, ma fille tient toute prête pour vous une tasse de fort café. Cela vous remettra complètement.

A ces mots Jean Wouters sortit et tira la porte derrière lui.

Le jeune homme commença à se laver la figure et les mains en grommelant. Quand il eut fini, il essaya également de nettoyer la terre et la boue qui couvraient ses habits; mais la brosse était très usée et malgré toutes les peines qu'il se donna il ne réussit pas à faire disparaître les nombreuses taches. Il s'en plaignit amèrement et même, dans son dépit et son impatience, il jeta la brosse par terre. Il devint encore plus mécontent lorsqu'il se regarda pour la seconde fois dans la petite glace. Il paraissait terriblement laid avec son linge chiffonné, ses habits malpropres, ses yeux pleins de sang, ses joues tirées, blêmes et jaunes.

Et le vieillard n'avait-il pas parlé de sa fille? Il y avait donc encore d'autres personnes dans la maison? Des femmes? Et il lui faudrait rougir sous leurs yeux? Se sentir humilié en présence de pauvres ouvriers?

Il resta au milieu de la chambre, les lèvres pincées en une pénible grimace qui se changea bientôt en un sourire amer et dédaigneux.

—Bah! bah! murmura-t-il. Je paierai ces gens-là pour leurs peines et je m'en irai sans me commettre avec eux. Au cabaret de l'Aigle d'or je trouverai tout ce qui m'est nécessaire pour refaire ma toilette. Je puis rester là jusqu'à ce que mon affreux mal de tête soit un peu passé. On voudra encore me faire boire? Mais non, non, plus aujourd'hui!

Il ouvrit la porte et entra dans l'autre chambre où une chaise l'attendait auprès de la table.

—Approchez-vous du poêle, Monsieur, dit le vieux charpentier. Je l'ai bourré pour le faire ronfler; voyez, il est rouge. Vous tremblez de froid; je le vois.

—Oui, oui, mon joli Monsieur, asseyez-vous ici, le dos au feu, ajouta la femme d'un air aimable. J'ai fait pour vous du fort café qui va vous remettre tout de suite. Et si notre café n'est pas aussi bon qu'en ville, songez que nous sommes de pauvres gens et que nous donnons ce que nous avons.

Pendant ce temps elle remplit une tasse du breuvage fumant.

Le jeune homme paraissait hésiter et regardait du côté de la porte.

—Vous vous donnez beaucoup de peines, murmura-t-il, mais je n'ai pas le temps et veux m'en aller.

—Vous refusez le café que j'ai préparé pour vous avec tant de soin? Trop de peines! Croyez-vous donc, Monsieur, qu'il ne vous est pas offert de tout coeur? Vous êtes malade. Allons, je vous en prie, asseyez-vous.

Et, joignant l'action à la parole, elle le poussa vers la table et le força avec une douce violence de faire ce qu'elle voulait.

Il se laissa tomber sur la chaise en rechignant, prit la jatte d'une main tremblante, et but une gorgée de café chaud.

Il paraissait avoir hâte de partir. Les regards du vieillard et de la femme qui ne pouvaient pas se détacher de lui, le blessaient et le remplissaient de confusion. Aussi se leva-t-il immédiatement, mit la main à la poche et demanda:

—Qu'est-ce que je dois ici? N'ayez pas peur de demander trop… Vous ne répondez pas? Voilà vingt francs, est-ce assez?

Et posant une pièce d'or sur la table, il se dirigeait déjà vers la porte; mais le vieux charpentier le retint par le bras, le ramena à la table et murmura, d'un ton sévère:

—Restez, Monsieur; vous ne quitterez pas ma maison avant d'avoir remis cet argent dans votre poche. Nous ne tenons pas un cabaret. Ce que nous avons fait pour vous, nous l'avons fait par charité chrétienne et pas autrement.

Le jeune homme regarda ses hôtes avec une expression de surprise en même temps que d'incrédulité moqueuse, et dit en souriant:

—Allons donc, c'est impossible; vous ne parlez pas sérieusement. Vous êtes pauvres, et vous refusez de l'argent? Pour de l'argent, on vend son âme, et même celle des autres. Allez plutôt le demander à l'Aigle d'or, à l'aubergiste et à ses filles.

—Ramassez, Monsieur, ramassez! s'écria Jean Wouters, en colère. Oui, nous sommes pauvres; mais nous ne voulons pas d'argent que nous n'avons pas gagné par notre travail.

Lina, qui jusqu'à ce moment était restée dans le jardin ou dans l'écurie, entendit probablement les sons élevés de la voix de son grand-père. Elle entra dans la chambre avec un visage souriant.

—Monsieur ne me connaît-il pas? demanda-t-elle.

—C'est singulier, murmura-t-il en se frottant le front, il me semble que je vous connais, en effet. Mais où vous ai-je vue? Mes idées sont un peu troubles; il doit y avoir bien longtemps.

—En effet, il y a très longtemps, Monsieur. Ne vous en souvient-il pas? il y avait un enfant, un tout petit enfant, qui jouait avec vous lorsque vous demeuriez encore à Ruysbroeck avec vos parents.

—Un enfant, balbutia-t-il d'une voix presque imperceptible. Un petit enfant, avec des yeux bleus et une chevelure blonde toute bouclée?

—Comme vous dites, Monsieur.

—Ciel! Cet enfant? la petite Caroline Wouters! Vous?

—Moi-même, Monsieur.

—Ah! mon Dieu, et c'est vous, Caroline, qui avez aidé à me ramasser dans la boue?

Et, courbant la tête, il grogna tout bas:

—Damnation! Et la honte ne me fait pas entrer sous terre!

—Voyez-vous bien, mère, s'écria Lina, qu'il ne l'a pas encore oublié.

—Oublié! répéta-t-il avec une confusion douloureuse. Oublié! ces jours d'innocence, de paix et de pureté! C'est la seule lueur, la seule étincelle lumineuse qui brille parfois encore dans mon âme flétrie!

La jeune fille s'approcha de lui et lui dit avec une douceur insinuante:

—Ne soyez pas si contrarié, monsieur Steenvliet. C'est un accident qui peut arriver à tout le monde. Vous êtes un peu malade; mais ça se guérit très vite. Prenez courage. Ça ne vous arrivera plus.

—Ne plus m'arriver? grogna-t-il avec une sombre ironie. Je l'ai dit et espéré tant de fois moi-même. Maintenant il est trop tard. Je suis un être sans force et sans énergie. La vie m'est à charge. Ah! si je pouvais mourir.

Lina poussa un cri d'angoisse. Des larmes brillaient dans ses yeux. Le jeune homme la regarda un instant avec hésitation.

—Vous pleurez? dit-il avec étonnement. Vous avez pitié de moi?
Merci, Caroline; mais je ne le mérite pas.

—Ah! comment est-il possible? gémit la jeune fille. Lui, le bon, le généreux enfant! qui me tira un jour de la rivière au péril de sa vie et qui me sauva de la mort. Il serait devenu un mauvais sujet? un vaurien? un homme corrompu? Et je ne pleurerais pas sur un pareil malheur?

—Je vous ai sauvé la vie? Moi? Mais non; mais non.

—Comment pouvez-vous l'avoir oublié, Monsieur? En moi, du moins, le souvenir reconnaissant de votre bienfait ne s'est point effacé. Et vous revoir ainsi malade, désespéré, malheureux—car vous êtes malheureux—cela me déchire le coeur!

Elle poussa un sanglot et cacha son visage dans ses mains.

Profondément touché de l'affliction de la jeune fille, Herman
Steenvliet sentit les larmes monter à ses yeux.

Il fit un pas vers le vieillard, éleva les mains vers lui en s'écriant:

—Oubliez l'injure que je vous ai faite, je ne vous connaissais pas; je suis un misérable… Pardonnez-moi… Adieu.

En achevant ces mots il quitta ses hôtes ébahis; et s'enfuit hors de la maison dans la direction du village.

III

Dans la rue de la Loi, à Bruxelles, parmi les hôtels et les maisons de maître de ce quartier aristocratique, s'élevait une habitation qui se distinguait des autres par les sculptures de sa façade et par la hauteur de sa porte cochère, sur les panneaux en chêne veiné de laquelle se détachaient deux grandes têtes de lion en bronze.

Derrière cette porte, entre des murs de stuc, se prolongeait une galerie, assez large pour livrer passage aux voitures, jusqu'au jardin, dont une des faces latérales était occupée par de vastes écuries et remises.

Au commencement de cette galerie, du côté gauche, on remarquait deux statues,—deux oeuvres d'art—au pied de l'escalier dans les marches cirées duquel on eût pu facilement se mirer. Les murailles étaient couvertes de grands tableaux dans des cadres dorés. Les marbres polis et les ors brillants des moulures attestaient la richesse et l'opulence des maîtres du logis. A la vue de tout ce luxe, on aurait cru que cet hôtel devait être la demeure d'un prince, ou tout au moins d'un gentilhomme, grand propriétaire foncier; mais sur la première porte qu'on remarquait à droite de la galerie, on lisait ces mots en lettres d'or:

Bureaux. Entrez sans frapper.

Le maître de cette demeure princière était donc un homme qui avait des bureaux et faisait des affaires. En effet, il n'était autre que M. Steenvliet, l'entrepreneur, qui avait été autrefois un simple maçon, et qui, par son habileté et son activité, ou par un concours de circonstances heureuses,—qui pouvait le savoir?—était devenu immensément riche, et voyait encore chaque jour l'argent affluer dans ses coffres.

M. Steenvliet avait son cabinet particulier au bout de la galerie. Ami du calme et du repos, il voulait être à son aise et ne pas être troublé par le bruit incessant de la rue, à ce qu'il disait du moins. Mais la véritable raison était qu'il avait gardé de sa vie d'autrefois certaines habitudes qu'il s'efforçait le plus possible de cacher aux gens de son entourage actuel, et c'est pour cela qu'il craignait d'être surpris par des visites non annoncées d'avance.

Ses précautions étaient bien prises; il recevait, dans un parloir contigu, les gens d'affaires, les propriétaires, les architectes, les entrepreneurs:—et quant aux fermiers, aux ouvriers, et à certains de ses commis qui avaient sa confiance, il les recevait dans son cabinet. Avec beaucoup de ces derniers il se comportait comme s'il prenait plaisir à montrer qu'il se souvenait de sa situation d'autrefois. Mais dès qu'on lui annonçait la visite d'une personne appartenant aux classes élevées de la société, il sortait de son cabinet par une porte dérobée pour aller faire toilette et se transformer autant que possible en ce qui concerne le costume et la manière d'être.

Ce jour-là, vers onze heures du matin, M. Steenvliet était assis devant un pupitre, auquel il tournait à moitié le dos. Il était enveloppé dans une vieille robe de chambre, tenait entre les dents une pipe en écume de mer, et fumait à si grosses bouffées qu'il était entouré d'un nuage bleuâtre. Si son visage soucieux n'avait pas trahi la mauvaise humeur ou la contrariété à laquelle il était en proie, la rapidité fiévreuse avec laquelle il tirait des bouffées de sa pipe eût suffi pour montrer que son esprit devait être assombri par des réflexions inquiétantes.

L'aspect de cette pièce était singulier: les murailles étaient ornées de tableaux et de gravures à cadres dorés; les rideaux des fenêtres étaient assez riches pour un palais; la pendule et les bronzes de la cheminée de marbre étaient de précieux objets d'art; mais le plancher en planches nues, jadis cirées, était çà et là marqué de taches humides, produites par les jets de salive que l'entrepreneur lançait en fumant, le drap vert du pupitre était presque noir de taches d'encre. En un mot, au milieu d'un grand luxe, beaucoup de choses portaient les traces d'une extrême négligence, ou peut-être d'une malpropreté volontaire.

M. Steenvliet pouvait avoir dépassé un peu la cinquantaine; il était d'une taille élevée, solidement bâti, avec de larges mains et de grands pieds. Son visage, d'un rouge brique, était encadré de favoris grisonnants, longs et mal taillés, tandis que ses lèvres, habituellement pincées, laissaient voir, lorsqu'il parlait ou qu'il riait, des dents larges et peu soignées.

Si tout cela accusait une grande force corporelle, et une non moins grande énergie, on en pouvait conclure en même temps que cet homme,—comme dit le proverbe,—n'avait pas été bercé sur les genoux d'une mère et qu'il n'avait pas non plus passé les années de sa jeunesse sur les bancs d'une université.

Sous l'empire d'une réflexion plus désagréable que les autres, M. Steenvliet jeta sa pipe dans un coin, se leva, frappa du pied avec colère, et grommela:

—Depuis la mort de ma pauvre femme, il n'y a plus rien de bon à attendre de cet imbécile! Il a encore découché, le bambocheur!…. Malheur! quelle sera la fin scandaleuse de tout cela? Ah! je rêve pour lui le succès, le bonheur et la considération dans le monde; je me tue à piocher, pour lui laisser une grande fortune et pour le rendre puissant et honoré par l'argent… Et toute cette sollicitude, cette perpétuelle activité n'auraient pas d'autres fruits que la honte et l'humiliation? Mon fils unique ne deviendrait pas autre chose qu'un débauché vulgaire et un ivrogne? Oh! non, non, il m'obéira, ou cette fois je lui casse les reins, aussi vrai que j'existe! Je me remarie, je lui donne une marâtre… ou plutôt je renonce, aux affaires, je dissipe ma fortune, et je me réduis à la pauvreté. Ce sera la récompense de l'ingrat.

Mais la violence de pareilles idées l'effraya. Il se laissa tomber sur une chaise, secoua la tête, et demeura ainsi, profondément découragé, les yeux fixés au parquet.

On frappa à la porte; et comme l'entrepreneur n'entendait pas ou ne voulait pas entendre, on se remit à frapper plus fort.

—Entrez! cria M. Steenvliet avec impatience.

Un domestique en livrée ouvrit la porte.

—Ne vous ai-je pas dit, lourdaud que vous êtes, que je n'y suis pour personne? gronda le maître de la maison.

—En effet, Monsieur, mais c'est un cas particulier, et vous m'en voudriez, sans doute, si je renvoyais encore M. Doureet, et pour la troisième fois.

—Doureet, l'inspecteur des travaux au quartier Louise?

—Oui, Monsieur.

—Eh bien! parlez, qu'est-ce qu'il veut?

—Vous savez, Monsieur, c'est un Liégeois. Il a reçu une lettre qui lui annonce que sa vieille mère est mortellement malade et qu'elle désire le voir. Il a couru toute la matinée pour obtenir de vous l'autorisation d'aller à Liège.

—Sa mère est mortellement malade? répéta l'entrepreneur. Pauvre Doureet, cela est grave. Le remplacer immédiatement est difficile….. Dites-lui néanmoins qu'il parte, et qu'il reste à Liège aussi longtemps que sa mère aura besoin d'aide et de consolation. Allez dans les bureaux, et faites part de cette affaire au chef de bureau. Qu'il envoie au quartier Louise le conducteur Dalmans avec les instructions nécessaires… Et vous, Jacques, oubliez que je vous ai parlé un peu durement. Vous avez bien fait de venir m'avertir. Mon naturel est emporté, vous le savez; n'y faites pas attention. Retenez bien maintenant que je veux qu'on me laisse en paix; je n'y suis pour personne… Dites-moi, mon fils n'est-il pas encore rentré?

—Pas encore, Monsieur.

Le valet quitta le cabinet.

M. Steenvliet le suivit des yeux, puis il se remit à marcher de long en large, grommelant entre ses dents et faisant des gestes irrités, comme s'il menaçait quelqu'un qui lui aurait donné des sujets de colère.

A peine était-il seul depuis quelques minutes, qu'il se retourna vivement en entendant de nouveau frapper à la porte.

—Étourneau, avez-vous déjà oublié mes ordres? grogna-t-il en s'adressant au domestique qui avait ouvert la porte sans attendre de réponse. Filez sur-le-champ, je ne veux rien entendre.

Mais le valet ne parut pas prendre garde à la mauvaise humeur de son maître: il s'approcha sans crainte et dit:

—Monsieur ne désapprouvera pas ma hardiesse. M. le baron d'Overburg lui fait demander un moment d'entretien.

Cette annonce fit un effet surprenant sur M. Steenvliet. Son visage exprima, en même temps, le contentement et l'inquiétude. Il demanda avec une précipitation visible:

—Mon ami le baron d'Overburg vient me voir? L'avez-vous introduit dans le grand salon?

—Naturellement, Monsieur.

—Retournez auprès de lui, et présentez-lui mes excuses. Dites-lui que je le rejoindrai dans quelques instants.

Et, sans attendre que le domestique fut sorti, M. Steenvliet courut dans une pièce voisine, peigna sa chevelure et ses favoris, et se dépêcha de changer de vêtements.

Il n'avait même pas complètement achevé sa toilette lorsqu'il ouvrit la porte du salon le chapeau à main, pour saluer le visiteur. Il n'avait pas seulement changé de vêtements, il avait complètement changé de visage; sa figure exprimait ou simulait maintenant la plus joyeuse humeur.

Le baron d'Overburg était un de ces hommes qui portent, pour ainsi dire, sur le front, le sceau de la noblesse. Tout en lui était élégant et distingué, le visage, le corps et les vêtements. De toute sa personne, de son langage, de ses gestes s'exhalait comme un parfum aristocratique qui n'avait rien de voulu, et qui était évidemment naturel.

Par habitude de politesse, il souriait d'un air aimable, mais au fond de ce sourire, il y avait quelque chose de triste, de profondément douloureux.

Ces deux hommes qui s'abordaient ainsi s'efforçaient donc de dissimuler, pour les mêmes raisons,—au commencement du moins—le chagrin qu'ils portaient au fond du coeur.

Le baron s'inclina en silence en voyant entrer l'entrepreneur; celui-ci lui prit la main, la secoua amicalement, et s'écria:

—Quoi! monsieur le baron, vous me faites l'honneur de venir me rendre visite à l'improviste? C'est bien à vous! Asseyons-nous, nous boirons un verre de vin de liqueur à votre santé.

—Je vous rends grâce, je ne prends jamais rien le matin.

—Monsieur le baron consentira bien à faire une exception en ma faveur? Ah! j'ai un vin comme peu de princes en possèdent. Je ne vous dirai pas combien chaque bouteille me coûte. Sachez seulement que le dernier ministre de France à Bruxelles lorsqu'il était encore ambassadeur auprès de la cour de Portugal, l'avait fait récolter et préparer pour lui-même, à Oporto. Je n'en ai qu'une vingtaine de bouteilles. Il faut que vous le goûtiez bon gré mal gré.

—Eh bien, soit, si cela peut vous faire plaisir.

M. Steenvliet tira un cordon de sonnette, alla au-devant du domestique, lui donna ses ordres, et revint vers son noble visiteur.

—Je suis venu dans l'intention de vous parler d'une affaire très importante, balbutia le baron en hésitant.

—Non, je vous en prie, ne parlons pas encore d'affaires, mon bon monsieur d'Overburg,—mon ami, oserai-je dire.—Causons d'abord un instant de choses agréables. Tout à l'heure je vous écouterai avec plaisir. Veuillez vous asseoir. Comment se porte madame la baronne? Et les enfants, surtout la charmante et spirituelle mademoiselle Clémence?

—Dieu merci, passablement bien, Monsieur. Ils m'ont chargé de vous saluer en leur nom.

—Quel honneur pour moi! Tant de bonté de leur part! Ah! monsieur le baron, je ne l'oublierai de la vie, cet après-midi que j'ai passé à votre château, avec mon fils Herman, au milieu de votre noble famille. Quelle différence avec le monde bourgeois dans lequel je suis obligé de vivre! Ne secouez pas la tête, monsieur le baron. C'est parmi les gens de votre caste qu'il faut chercher la véritable politesse, l'affabilité qui convient, la bienveillance unie à la générosité. Nous autres, bourgeois, nous consacrons toute notre vie à gagner de l'argent. Nous n'avons pas le temps de nous exercer à ces manières exquises et distinguées… Mon fils Herman a bien, il est vrai, reçu une bonne éducation; mais, hélas, il ne me cause que du chagrin et me fait craindre pour son avenir.

Le domestique parut avec un plateau d'argent sur lequel il y avait une carafe de cristal et une couple de verres. Il posa le tout sur un guéridon et s'éloigna.

Après avoir rempli les verres, M. Steenvliet en offrit un à son hôte et lui dit:

—A votre santé, monsieur le baron. Eh bien, que dites-vous de ce
Porto-là?

—Il est exquis, monsieur Steenvliet. Je bois à votre santé et à celle de votre fils.

—De mon fils? répondit l'entrepreneur avec un soupir. Le pauvre garçon se perdra. Il s'oublie complètement dans des plaisirs grossiers. Cette nuit encore… Vous ne pourriez croire combien il me rend malheureux.

—N'est-ce que cela qui vous attriste? dit M. d'Overburg en souriant. Je sais ce qui s'est passé hier; mon fils Alfred y était, ils étaient en société avec le comte de Hautmanoir, le chevalier Van Beverhof et avec une douzaine d'autres jeunes sportsmen; ils étaient allés au château de M. Dalster, le banquier, pour voir les nouveaux chevaux qu'il a fait venir récemment d'Angleterre. Là, ils ont dégusté différents vins, ce qui leur a donné une pointe. Il parait qu'au retour ils se sont arrêtés en route et qu'ils ont bu passablement de champagne. Mon fils Alfred, qui n'est revenu qu'au milieu de la nuit, m'a raconté la chose ce matin, et m'a dit que M. Herman n'était pas le moins gai de la bande.

—Fasse Dieu, dit l'entrepreneur, que tout cela n'ait pas de suites irréparables! Moi-même j'ai engagé mon fils,—je l'ai même forcé, je dois le dire,—à fréquenter des jeunes gens de bonne maison; mais il est trop faible, ou il n'a pas assez de raison; Il se perdra tout à fait. Cette crainte me ronge le coeur et me désespère.

—Vous avez tort de vous désoler si fort pour cela, dit le baron. M. Herman n'est probablement pas le plus engagé de tous dans cette voie de dissipation. Nous sommes tous dans le même cas. Quand j'étais jeune, nos parents et le monde nous imposaient la plus grande retenue. Une conduite légère, en public, était sévèrement blâmée. Mais aujourd'hui, il en est tout autrement. Les jeunes gens de bonne maison, comme vous les nommez, se croiraient humiliés s'ils ne pouvaient pas surpasser ou du moins égaler leurs compagnons de plaisir en prodigalités tapageuses. C'est une triste chose, surtout pour les parents; mais la mode, le monde le veut ainsi. Nous devons nous résigner à des choses que nous ne pouvons pas empêcher. Cette vie de dissipation finira bien un jour ou l'autre.

—Oui, mais comment finira-t-elle? Par la perte de la fortune, de la santé ou de l'esprit?

—Oh! non; vous prenez les choses trop au tragique; la fin naturelle est le mariage, et après cela on ne parle plus des péchés de jeunesse.

L'entrepreneur murmura quelques paroles inintelligibles, et demeura pensif.

—Puis-je vous faire connaître maintenant les motifs de ma visite? demanda le baron d'un presque suppliant.

—Excusez mon impolitesse, monsieur le baron je ne suis qu'un égoïste qui ne songe qu'à ce qui assombrit mon esprit. Parlez, je vous écoute.

—C'est une terrible, une affreuse chose que vous allez apprendre, commença le gentilhomme. Vous croyez, monsieur Steenvliet, que je suis riche; du moins mon train de maison et mes propriétés vous le font supposer. Eh bien, je suis un homme ruiné; j'ai tout perdu, tout. Je ne possède plus rien…

—Vous avez tout perdu! Vous ne possédez plus rien! s'écria l'entrepreneur au comble de la surprise. Ciel! comment est-ce possible?

—Permettez-moi, je vous en prie, monsieur Steenvliet, de vous expliquer les causes de ma ruine. Mon père m'a laissé une fortune qui était grevée de dettes assez lourdes. Cependant, dans les premières années de mon mariage, il me fut possible en vivant avec la plus stricte économie, de tenir cachée cette situation embarrassée, et même de l'améliorer sensiblement. Dieu m'a donné sept enfants: deux fils et cinq filles. Ils grandirent. Alors commença pour moi une vie d'épreuves et de chagrin. Mon fils aîné, il est à Paris maintenant, devint un dissipateur insensé. Pour l'empêcher de déshonorer mon nom, j'ai dû m'imposer à différentes reprises les plus pénibles sacrifices. Il y a trois mois seulement, j'ai payé encore, en une seule fois, trente mille francs pour le sauver de la honte. Mon second fils Alfred, vous le savez, suit à peu près la même voie. Ajoutez à cela l'accroissement incessant des dépenses qu'il me faut faire pour tenir ma maison sur un pied convenable; la toilette de mes filles, l'obligation où je me trouve de rendre des dîners ou des soirées, et vous comprendrez, monsieur Steenvliet, que je devais fatalement et rapidement marcher vers la ruine. Il y a quelques années je me suis vu contraint de vendre deux fermes situées en France. Cette situation m'effraya. Il me fallait, si je ne voulais pas déchoir lentement mais certainement, chercher des moyens d'augmenter considérablement mes revenus. Ces moyens j'aurais voulu les chercher dans le commerce ou dans l'industrie; mais nous, gentilshommes de vieille race, cela nous est interdit. C'est dans ces tristes circonstances que je me laissai entraîner par quelques-unes de mes connaissances à prendre part à la fondation de la banque la Prudence. Je grevai mes biens d'une hypothèque de deux cent mille francs, et je devins actionnaire de la banque pour cette somme.

—Ce n'était pas une mauvaise entreprise, fit observer M. Steenvliet. La Prudence donne de bons dividendes et ses actions sont bien au-dessus du pair.

—Hélas! ce n'était qu'une vaine apparence. Tandis que chacun pensait que la banque faisait des brillantes affaires, un caissier infidèle était occupé à creuser un abîme où beaucoup de fortunes devaient s'engloutir.

—Vous m'épouvantez, monsieur le baron.

—Hier, très tard dans la soirée, on m'a apporté la nouvelle de ce malheur. Ce caissier infidèle, après avoir pendant plus de deux ans détourné des millions de sa caisse et surtout des dépôts, a pris la fuite et a disparu sans laisser de traces.

—Mais on le poursuivra, on l'arrêtera, s'écria l'entrepreneur.

—Ah! ce serait parfaitement inutile, dit le baron en soupirant. Chacun croyait qu'il possédait personnellement une grande fortune; il a fait jouer à différentes Bourses en son propre nom et c'est ainsi qu'il a perdu les millions de la banque, perdus depuis plusieurs mois. Pour le moment il n'y a que quatre ou cinq personnes qui connaissent la catastrophe; mais à la Bourse elle sera infailliblement connue, et alors les actions de la Prudence tomberont à rien.

Bien que le baron fit tous ses efforts pour dissimuler son émotion, l'altération de sa voix trahissait assez l'inquiétude et le chagrin auxquels il était en proie.

—C'est très pénible, en effet, dit l'entrepreneur.

Mais cependant vous avez tort, me semble-t-il, monsieur le baron, de vous laisser abattre si fort par ce malheureux événement, Car enfin supposons que vous y perdiez cent cinquante mille francs, ce n'est pas encore là la ruine.

—Hélas! vous ne savez pas encore tout, soupira M. d'Overburg dont les yeux se mouillèrent de larmes. Égaré par les conseils de quelques-uns de mes amis qui faisaient partie de l'administration de la Banque, j'acceptai leur proposition d'entrer dans un syndicat ayant pour but de spéculer à la Bourse pour notre propre compte. A cet effet, on m'ouvrit à la Banque un crédit qui me permit de faire à ce syndicat un apport de deux cent cinquante mille francs. J'avais confiance en ces amis qui avaient l'habitude de manier des sommes aussi considérables et qui étaient connus comme hommes d'affaires capables et prudents. Malheureusement ils avaient, à mon insu, chargé de leurs opérations le même caissier infidèle.

—Et il a trompé également le syndicat?

—Tout le capital de notre syndicat est perdu!

—Quoi? s'écria l'entrepreneur en levant les mains. Vous perdez quatre cent cinquante mille francs, presque un demi-million? Quel coup fatal! Je vous plains, monsieur d'Overburg… Et vous dites que toute votre fortune y est engloutie?

—Tout entière.

—Mais il faut chercher les moyens de vous sauver, vous et vos enfants. Vos parents sont riches, ils vous aideront.

—J'en ai déjà parlé à deux membres de ma famille, les seuls qui pourraient le faire… Ils refusent.

—Tournez-vous vers les autres membres votre famille, ensemble ils peuvent beaucoup. Mais il faut vous presser, la chose ne souffre aucun retard. Cette catastrophe sera connue tout de suite. Vous ne pouvez échapper au déshonneur qu'en versant les deux cent cinquante mille francs à la Banque. Heureusement vous ne faites point partie du conseil d'administration, sans cela on pourrait vous rendre responsable du détournent de l'argent des actionnaires.

—Je n'espère rien de mes parents, murmura le baron. La somme est trop considérable. D'ailleurs je n'ai pas le temps d'attendre.

—Mais, mon pauvre monsieur d'Overburg, que croyez-vous donc pouvoir tenter?

—Je n'ose presque pas vous le dire, répondit le baron d'un air craintif. Vous m'avez témoigné de l'amitié, vous m'avez fait des offres de service. Dans ma détresse j'ai pensé à vous comme à mon dernier recours.

—A moi? grommela l'entrepreneur, peu flatté de la préférence. Je ne dis point que je n'aurais pas plaisir à venir à votre secours; mais deux cinquante mille francs! C'est une fortune.

M. d'Overburg tendit les mains vers lui, et dit sec un ton de supplication:

—Ah! ayez pitié de mon malheur! Vous possédez des millions. Vos grandes entreprises de toute nature amènent encore tous les jours de nouveaux capitaux dans votre caisse. Si vous consentiez à me prêter ce dont j'ai besoin pour acquitter ma dette envers la Banque, vous n'en resteriez pas moins riche.

—Mais, monsieur le baron, lors même que je voudrais, il me serait impossible de tirer un quart de million de ma poche sans me mettre moi-même dans l'embarras.

—Vous avez un crédit illimité, mon bon monsieur Steenvliet.

—En tous cas, on ne prête pas deux ou trois cent mille francs sans garantie.

—Non, en effet; mais je puis vous en donner une. J'évalue au moins deux cent mille francs l'excédent de la valeur de mes biens sur l'hypothèque dont ils sont grevés. Prenez là-dessus une hypothèque de second rang. Quant aux cinquante mille francs restants, pour ceux-là je ne peux pas vous donner de garantie; mais réfléchissez que je dois hériter de différents côtés, entre autres de mon oncle maternel, le marquis de la Chesnaie, qui a plus de soixante-dix ans et qui est tellement malade que depuis six mois il séjourne à Monaco, sur les bords de la Méditerranée, où il espère rétablir sa santé chancelante. Il possède au moins deux millions.

—Eh bien, voilà le moyen, interrompit l'entrepreneur avec joie.
Écrivez à votre oncle, il vous sauvera.

—Oh! non; il est, par malheur, comme beaucoup de vieilles gens, extrêmement avare. Je n'obtiendrais pas seulement mille francs de lui. Vous voyez, monsieur Steenvliet, vous ne risquez rien, ce n'est qu'une affaire de temps. Allons, soyez généreux, montrez votre bon coeur; ne me laissez pas partir d'ici désolé. C'est à vous que nous devrons notre bonheur. Votre conscience vous récompensera; car elle vous donnera la conviction d'avoir sauvé le nom et l'honneur d'une vieille noble famille, qui, sans votre assistance, allait déchoir et s'effondrer. C'est une belle et noble action, monsieur Steenvliet, que de maintenir debout une race que les siècles ont fondée et le temps avait jusqu'à présent respectée.

L'entrepreneur paraissait ému et son irrésolution se lisait dans ses yeux.

—Tenez, mon bon monsieur Steenvliet, s'écria le baron, je vous supplie à mains jointes et les larmes aux yeux, ayez pitié de moi et de mes pauvres enfants!

Au bout d'un moment de silence, M. Steenvliet prit la main de son visiteur et lui dit:

—Croyez-moi, monsieur d'Overburg, votre malheur me touche profondément. Je voudrais pouvoir vous aider; mais je ne puis pas ainsi prendre tout à coup un parti au sujet d'un emprunt aussi considérable, et non seulement j'ai besoin de réfléchir; mais je dois savoir encore s'il me serait possible de tirer cette grosse somme de mes affaires courantes. Revenez demain, je vous ferai connaître ma résolution.

—Puis-je espérer qu'elle me sera favorable?

—Espérer, oui, mais vous comprenez que je ne puis pas encore me lier définitivement.

—Ah! Et si dès aujourd'hui ma situation envers la banque est connue à la Bourse?

—Chargez un de vos amis en ce cas de déclarer tout haut que vous êtes prêt à verser l'argent que vous devez… Par ce moyen, vous prévenez tous les bruits fâcheux. Maintenant, ayez bon courage, monsieur le baron, j'espère que je pourrai vous aider… Allons, prenez encore un verre de vin, cela vous ragaillardira et vous donnera des forces contre le chagrin.

M. d'Overburg à demi consolé vida son verre.

—Ah! puisse le bon Dieu vous inspirer de me sauver! dit-il. Vous me rendriez encore un autre service. Mon fils Alfred, vous le savez, est un désoeuvré, un dissipateur. Il est temps qu'on mette fin aux débordements de sa vie de jeune homme. J'étais en négociations avec le comte van Eeckholt qui ne paraît pas éloigné d'accorder à mon fils la main de sa fille cadette. Votre aide seule peut rendre possible cette brillante alliance.

—Et vous croyez que monsieur Alfred, par ce mariage, renoncerait à sa vie de dissipation?

—Infailliblement.

—Ah! si je pouvais aussi, par le même moyen, ramener mon fils dans le bon chemin! soupira l'entrepreneur.

—Mais vous le pouvez, cherchez une femme pour lui, dit le baron.

—Croyez-vous, monsieur le baron, que cela me serait facile?

—Comment pareille chose serait-elle difficile pour vous qui possédez des millions?

L'entrepreneur secoua un instant la tête d'un air pensif.

—Jusqu'à présent, dit-il, j'ai vainement cherché une femme possible pour Herman. Les offres n'ont certainement pas manqué; mais l'orgueil paternel me pousse, quand il s'agit de mon fils unique, à élever mes vues au-dessus des gens parmi lesquels nous avons vécu jusqu'à présent. Mon travail, mon esprit d'économie, un peu d'intelligence et beaucoup de bonheur m'ont fait gagner quelques millions. Je les ai gagnés honnêtement, personne n'a jamais dit une parole de blâme contre moi. Je me demande si, dans cette situation, je n'ai pas le droit d'espérer pour mon fils un meilleur lot et une place dans les hautes classes de la société.

—Certes, vous avez ce droit, affirma le baron. Vous n'avez qu'à regarder autour de vous, je ne doute pas qu'en cherchant bien vous ne trouviez la bru que vous souhaitez.

L'entrepreneur resta un moment pensif, puis il dit tout à coup:

—Je crois, monsieur le baron, que j'ai découvert le moyen de vous délivrer en une fois de toutes vos inquiétudes…

—Ah! ciel, puissiez-vous ne pas vous tromper! s'écria M. d'Overburg avec joie. Et cet heureux moyen?

—Lorsque vous m'avez fait l'honneur de m'inviter à visiter votre château, mademoiselle Clémence, votre fille, et mon fils ont eu deux ou trois fois l'occasion de passer quelques heures de compagnie. Il paraît que les jeunes gens ne se haïssent point. Je suis disposé à donner à mon fils un million de dot. De plus, sa femme deviendra maîtresse dans ma maison où elle disposera de tout selon son bon plaisir. Qu'est-ce que vous dites de cela?

Le baron le regarda avec stupeur comme s'il n'avait pas compris.

—Si vous consentez à ce mariage, reprit Steenvliet, je vous prête immédiatement deux cent cinquante mille francs sans autre garantie que votre signature.

Le baron parut hésiter ou réfléchir.

—Quoi? vous ne répondez rien? murmura l'entrepreneur d'un ton de mécontentement. Est-ce donc un refus?

—Oh! non, vous vous trompez, s'écria le baron effrayé. J'accepte… avec reconnaissance… avec joie… mais je ne puis pas, comme cela, prendre à l'instant une résolution définitive, sans savoir ce que pensent de cela ma femme et ma fille.

—Madame la baronne ne peut pas refuser, et si elle devait y voir un certain sacrifice, elle s'y résignerait pour le bonheur et pour l'honneur de son époux.

—En effet, soupira le baron.

—Et pour ce qui regarde mademoiselle Clémence, mon fils est un garçon bien tourné et elle paraissait le distinguer particulièrement. De son côté, vous ne rencontrerez pas d'opposition.

—Je crois également pouvoir l'espérer, mon bon monsieur Steenvliet; Clémence m'a parlé avec éloges de M. Herman et surtout de sa politesse et de sa délicate réserve; mais n'en fût-il pas ainsi, cela ne serait pas un obstacle insurmontable. C'est une autre difficulté qui m'empêche d'accepter immédiatement votre généreuse proposition.

—Une difficulté? Avez-vous peut-être pris déjà d'autres engagements pour votre fille?

—Non. Je vais vous expliquer. Vous êtes un homme raisonnable et vous le comprendrez. Au décès de mon oncle, le marquis de la Chesnaie, je dois entrer en possession de plus de deux millions. Il est le parrain de notre Clémence. Si j'allais, sans l'avoir consulté, disposer de la main de ma fille, il en serait tellement irrité qu'il me déshériterait. Vous ne pouvez donc pas exiger que je mette en péril la fortune future de mes enfants.

—Naturellement, je ne vous le conseille même pas. Écrivez-en à votre oncle. Mais qu'attendez-vous? S'il refusait d'approuver ce projet de mariage?

—Refuser, monsieur Steenvliet? Je le craindrais s'il pouvait être assez généreux pour me tirer de l'embarras où je suis; mais, comme je vous le disais, il est d'une avarice extrême et les dissipations de mes fils l'ont rendu inexorable sur ce point.

—Et vous concluez, monsieur le baron?

—Je ne puis pas vous donner ma parole décisive avant de connaître le sentiment de mon oncle. Je courrais le risque de vous tromper ou de le tromper; ma conscience me le défend.

—Je ne vous demande pas une décision. Je vous demande seulement votre parole de gentilhomme que vous ferez sincèrement tout votre possible pour épargner à mon fils un refus humiliant.

—Je vous la donne, monsieur Steenvliet.

—Eh bien, je veux lutter de bonne volonté avec vous, dit l'entrepreneur en lui serrant joyeusement la main. Dès demain, si vous voulez, vous pouvez disposer sur ma maison pour deux cent mille francs, soit en une fois, soit en plusieurs. Il suffira que vous fassiez des mandats à ordre sur ma caisse. La chose vous va-t-elle ainsi?

—Oh! généreux ami; s'écria le baron. Merci; mille fois merci! Vous êtes mon sauveur et celui de toute ma famille!

—Je pousserai même plus loin mon assistance, monsieur d'Overburg. Je me propose, un peu plus tard, de dégrever vos biens patrimoniaux de leurs hypothèques… Mais si, par malheur, on me faisait l'injure de repousser ou de rendre impossible les projets d'union convenus entre nous, alors, vous le comprenez bien, je serais libre de retirer mes promesses et mon aide.

—Ne craignez rien pour cela, répondit le baron. Une pareille alliance, j'en conviens, aurait peut-être rencontré autrefois d'insurmontables obstacles; mais aujourd'hui l'argent est devenu le levier tout-puissant qui abaisse les montagnes, qui comble les abîmes et qui, dans le monde moral, peut rendre possibles les choses qui ne l'étaient pas autrefois.

—En tout cas, baron, au besoin, rappelez à vos parents que je me mettrai au lieu et place de la banque et que je serai votre créancier au même titre et avec les mêmes droits que cet établissement.

—Si mon oncle consent je pourrai bien me passer de l'approbation de mes autres parents; et c'est pourquoi je pense qu'il serait très prudent de ne parler de ce projet de mariage qu'aux membres de nos deux familles et encore en leur recommandant strictement le secret. Sans cela des bruits prématurés pourraient encore nous susciter des difficultés. Par exemple si un de mes parents écrivait au marquis avant que celui-ci m'eût envoyé sa réponse. Mon oncle est un homme bizarre.

—Eh bien, gardons la chose secrète entre nous jusqu'à ce que vous ayez reçu sa lettre. Ce sera, en effet, le plus prudent.

—Je vous en prie, monsieur Steenvliet, permettez-moi de vous quitter pour aujourd'hui, J'ai hâte d'aller me conformer à votre sage conseil pour prévenir tous les bruits défavorables et en même temps d'écrire à mon oncle. Dès que je recevrai sa réponse, je viendrai vous en faire part. D'ailleurs, l'occasion ne me manquera pas pour vous témoigner encore, dans l'entre-temps, ma profonde reconnaissance. Adieu.

—Au revoir, monsieur le buron.

Et l'entrepreneur escorta son hôte jusqu'à la porte en lui prodiguant encore des paroles d'encouragement.

Lorsque le baron se fut éloigné, M. Steenvliet retourna dans son cabinet. Il ne paraissait pas satisfait de la façon dont le baron avait, au commencement du moins, accueilli sa proposition. Son visage exprimait le mécontentement et il secouait la tête d'un air soucieux.

Arrivé dans son cabinet il alluma sa pipe en écume de mer et se mit à fumer à grosses bouffées comme il avait coutume de le faire lorsque des pensées peu agréables assombrissaient son esprit.

Enfin, lorsque ses réflexions et son tabac l'eurent insensiblement mené à envisager l'affaire sous un jour plus favorable, il murmura:

—Le baron n'a pas accueilli ma proposition avec une grande joie. Il en paraissait tout troublé. Pour ce qui le concerne, je crois à son consentement sincère; mais il craint ses parents, surtout son oncle, le marquis. Certes, dans le monde c'est un avantage considérable et un grand honneur d'appartenir à une race illustre; mais, au fond, tous ces gens si fiers ne sont pas faits d'une autre essence que nous tous. Ah! ils pourraient bien refuser. Le baron pourrait faiblir devant leur résistance. Il y aurait donc une lutte entre leur orgueil et mon ambition paternelle? Ils ne me connaissent pas; ils ne savent pas que, jusqu'à présent, je n'ai pas laissé inexécuté un seul de mes projets… Pourquoi donc m'inquiéter du résultat? Le baron peut hésiter, chercher à obtenir des délais; mais est-ce que je ne le tiens point par l'argent? Attendre n'est rien, pourvu que j'aie des chances d'atteindre mon but; et ce but, je veux l'atteindre et je l'atteindrai.

Un valet entra, après avoir frappé légèrement à porte.

—Monsieur, annonça-t-il, monsieur votre fils vient d'entrer. Selon vos ordres, je lui ai dit que vous vouliez lui parler immédiatement.

—Eh bien?

—Il m'a répondu: Allez au diable! Et il est monté.

—Quel air avait-il?

—Très fatigué, pâle et de mauvaise humeur, Monsieur.

—C'est bien.

Le domestique sortit.

—Il me fera avoir une attaque d'apoplexie, s'écria l'entrepreneur en frappant du pied avec colère. Je ne pense qu'à lui, à son bonheur, et lui, après une nuit de désordre et de dissipation, ne daigne pas seulement venir me saluer. Il méprise mes ordres en présence de mes domestiques. Ah! ça ne peut pas durer ainsi! Il faut qu'il sache, et il saura que c'est moi qui suis le maître ici.

En achevant ces menaces il gravit l'escalier de marbre et ouvrit la porte d'une des chambres qui s'ouvraient sur le palier.

Il vit son fils, qui avait déjà ôté sa redingote, debout devant son lit.

—Mauvais sujet, s'écria-t-il, Jacques ne t'a-t-il pas dit que je voulais te voir à ton retour? Pourquoi ne m'obéis-tu pas?

—Je suis malade, grommela le jeune homme d'un ton revêche. Je vais me coucher.

—Malade? Tu as encore une fois passé toute la nuit dans une scandaleuse débauche. Tu n'es qu'un méprisable ivrogne.

—Pas encore tout à fait, mon père; mais je crains fort de le devenir. Et à qui la faute?

—Et tu n'es pas honteux, fils ingrat, de me dire pareille chose? s'écria l'entrepreneur affligé et courroucé à la fois, à moi, à ton père qui a pioché et peiné toute sa vie pour te voir heureux?

—Pourquoi vous cacher la vérité, mon père? Vous savez assez vous-même que…

—Ces griffes sur ta joue, qu'est-ce que cela signifie? Tu t'es battu, battu avec des femmes?

—Non, soyez tranquille, mon père, j'étais en bonne compagnie: vous les connaissez bien les jeunes gentilshommes et les autres dissipateurs du club. Chemin faisant nous avons bu du champagne dans un cabaret de village, par seaux, suivant la coutume, et, pour nous amuser, nous avons mis en pièces quelques verres et quelques glaces. Dans l'obscurité, je me suis heurté contre un marbre; de là vient l'égratignure de ma joue. Allons, père, ne me faites pas de reproches inutiles. Ce n'est pas la première fois que pareille chose m'arrive, et ce ne sera probablement pas la dernière. Soyez un peu indulgent et laissez-moi me mettre au lit.

L'entrepreneur, mis dans la plus violente colère par le calme exaspérant de son fils, s'élança vers lui le poing fermé.

—Vaurien sans coeur! vociféra-t-il. Tu n'iras pas te coucher, tu écouteras respectueusement ce qu'il me plaira de te dire!

—Eh! mon Dieu, ne vous mettez pas en colère, mon père. Si vous le désirez, je resterai levé.

—Ah! tu continueras à boire, à bambocher comme un être sans éducation, oses-tu dire! Je comprends: tu crois que je n'ai ni le droit, ni le pouvoir de t'imposer ma volonté. Eh bien! tu te trompes, et joliment! N'oublie pas que quand ta mère mourut je n'avais encore qu'une toute petite fortune. Depuis lors tu m'as coûté et tu as dissipé au moins trois fois autant que ton petit héritage maternel. Ce que je possède m'appartient tout à fait, à moi seul, et s'il me plaisait de te refuser à l'avenir toute monnaie…

—Fasse Dieu que vous me l'eussiez toujours refusée, mon père, murmura le jeune homme sans s'émouvoir. Cet argent que d'autres mettent au dessus de tout, je le hais comme la cause de ma misère et de mon désespoir. Ces paroles vous fâchent, mon père? Vous croyez que je dis cela pour vous faire de la peine! Croyez, que malgré tout, je vous aime et je vous respecte; oui, je voudrais être la joie de vos vieux jours; mais je ne suis plus bon à rien, plus capable de rien. La vie m'ennuie tellement que je voudrais être mort.

L'accent de conviction avec lequel Herman avait prononcé ces dernières paroles, effraya profondément M. Steenvliet et fit tomber sa colère comme par enchantement.

—Mon fils, mon fils, si tu savais comme tu me fais de la peine! Aie pitié de ton père! Je te donne tout ce que ton coeur peut désirer; des chevaux de prix, des voitures de luxe, de l'argent en abondance, et tu ne t'estimes pas encore heureux!

—Je suis malheureux, mon père, profondément malheureux!

—Comment cela est-il possible? As-tu peut-être une cause secrète de chagrin? Confie-la moi, je t'aiderai à en triompher.

—Vous la connaissez, cette cause, répondit le jeune homme. Ce n'est pas la première fois que je vous en parle; mais vous voulez que je vous la répète? Eh bien, soit. Mon excellente mère était une fille de paysans. Malgré votre fortune, qui croissait tous les jours, elle a élevé ma première jeunesse comme elle pouvait; elle m'a inculqué sa simplicité, son amour pour la vérité et pour la vertu, en même temps que son aversion pour le faux luxe; mais les manières distinguées, le vernis spirituel et brillant, l'ambition de s'élever,—qualités que l'on doit avoir sucées avec le lait maternel pour les posséder entièrement,—elle ne pouvait me les apprendre ou me les inspirer, ni vous non plus, mon père. L'argent ne vous avait pas encore poussé à chercher pour moi le bonheur dans la vie inutile et fastueuse de ce qu'on est convenu d'appeler le grand monde. Vous et mère, vous rêviez pour moi une carrière fructueuse et en même temps honorable. Je deviendrais artiste, peintre, et je suivais les leçons de l'Académie. J'eus des professeurs particuliers qui me firent faire quelques progrès; je commençai à peindre. J'avais des dispositions, beaucoup de dispositions; tout présageait qu'après de sérieuses études, je ferais honneur à votre nom et à mon pays. Je regrette ce temps d'enthousiasme, d'amour du beau, d'ardentes croyances en l'avenir. J'étais bien heureux alors! Mais la fortune vous favorisa d'une manière aussi inattendue qu'inespérée et, pour comble de malheur, Dieu rappela à lui ma pauvre mère. Vous m'avez forcé alors, mon père, impitoyablement forcé, de déposer pour jamais le crayon et le pinceau. Le fils d'un millionnaire ne pouvait plus travailler… C'est ainsi que vous avez brisé l'espoir de ma vie et tout mon courage; car j'ai oublié ce que j'avais appris et maintenant il est trop tard.

—Allons, allons, mon fils, dit l'entrepreneur d'un ton très calme. Tout ça n'est qu'une erreur de tes sens. La migraine te rend chagrin et grognon. Tu voulais devenir peintre? Qu'est-ce, au fond, qu'un peintre, sans parler bien entendu de quelques génies exceptionnels presque aussi rares que le merle blanc? Un peintre est un ouvrier qui fait des meubles pour orner les salons des gens riches. Il s'estime heureux lorsqu'il réussit à nouer péniblement les deux bouts de l'année. N'est-ce pas ainsi?

Un sourire triste et improbateur plissa les lèvres du jeune homme.

—Oui, ris de mes paroles, continua le père. Tu ne me feras pas croire qu'il ne serait pas de la dernière stupidité de courir avec un tableau sous le bras pour l'offrir en vente, de se jeter aux genoux des journalistes et des critiques d'art, ou de se laisser traîner dans la boue par des concurrents jaloux, quand on a des millions à sa disposition. Reconnais qu'en ceci du moins j'ai raison.

—En tous cas, cela importe peu actuellement, répliqua le jeune homme. Vous avez jugé qu'il valait mieux pour moi de fréquenter les plus hautes classes de la société et de vivre sans rien faire d'utile. Je vous ai obéi. De quoi pouvez-vous vous plaindre?

—Mais Herman, mon pauvre garçon, ce n'est pas une raison pour te traîner dans une crapuleuse débauche, s'écria l'entrepreneur avec un accent d'indulgence paternelle. Que tu t'amuses dans la compagnie des membres du Club, je n'y trouve rien à redire; mais faut-il pour cela te livrer à de pareils excès de boisson au risque de troubler ton intelligence et de perdre ta santé et ta bonne réputation?

—J'ai profondément réfléchi à cette question, mon père; ce matin encore, pendant des heures. Est-il nécessaire de faire de pareils excès de boisson en telle compagnie? Pour moi, cela est inévitable.

—Inévitable? Mais avec une volonté un peu ferme on peut toujours se retenir.

—On pourrait le croire, mon père, mais cependant ce n'est pas ainsi. Quand je me trouve dans la compagnie de ces jeunes nobles, avant qu'ils soient échauffés par le vin, je me sens à chaque instant profondément humilié; car, même sans le vouloir, ils montrent assez qu'ils ne me considèrent que comme un intrus d'un sang de qualité inférieure. Je dois reconnaître d'ailleurs que je suis réellement bien au-dessous d'eux: je ne parle pas leur langue, je n'ai pas leurs belles manières, je ne puis point parler de mes ancêtres ni de mon blason, de mon oncle le duc, ni de ma tante la comtesse; mais quand le vin déborde sur la table et que les têtes sont allumées, alors je deviens insensiblement leur égal et même je les dépasse tous par la seule puissance dont vous me laissez disposer: par l'argent… Et lorsque, en leur présence, je sème l'or à pleines poignées et que je paie même l'écot des plus riches, alors ils m'admirent et ils m'encensent; alors ils s'écrient que si je ne suis pas d'un sang noble je méritais du moins d'en être. Vous voyez donc bien, mon père, que je ne puis pas échapper à la folle vie qui vous afflige, à moins que je ne dise adieu définitivement et pour toujours à la dangereuse société de ces nobles gentilshommes, le désirez-vous?

—Non, pas cela, Herman, maintenant moins que jamais. Mais si tu t'amusais avec une certaine mesure et si tu t'arrêtais de boire dès que tu sens que le vin va te faire mal?

—Ah! mon père, cela n'est pas possible, je ne suis pas un ange. Pour n'être pas dédaigné par mes nobles amis je dois du moins faire comme eux, et si le vin m'a une fois obscurci l'esprit je n'en ai pour cela moins d'intelligence et de volonté que les autres.

—Essaie du moins, mon fils, promets-moi que tu l'essaieras.

—Je veux bien promettre, murmura Herman en haussant les épaules; promettre est facile, mon père; mais je ne réponds pas que je pourrai tenir ma parole. Ainsi, par exemple, dans huit jours nous avons dans le même cabaret une fête, un banquet, où l'on ne boira pas peu de chose. Le banquier d'Alster a perdu le pari d'un dîner de quinze couverts contre le comte de Hautmanoir. Ce dîner dégénérera probablement en une longue bamboche, car l'hôtelier de l'Aigle d'or, un fin renard, a deux filles qui, malgré leur innocence apparente, connaissent parfaitement le truc pour nous entraîner dans de folles dépenses d'argent. Vous me direz, mon père: «N'allez pas à cette partie». C'est impossible: J'étais avec le baron Arthur d'Overburg le témoin du pari. Si j'y manquais…

—Non, pour cette fois je ne puis pas vous le conseiller, interrompit l'entrepreneur. J'ai pour cela certaines raisons puissantes. Vas-y et tiens-toi un peu bien et ne fais pas de choses dangereuses… Maintenant que tu te montres raisonnable, j'ai bien envie de te parler d'une autre affaire, mais puisque tu es fatigué j'attendrai jusqu'à demain.

—Ma fatigue est passée, mon père.

L'entrepreneur prit la main de son fils:

—Herman, dit-il, écoute mes paroles avec bonne volonté et sans prévention. Tout ce que j'ai fait jusqu'à présent, je l'ai fait par amour pour toi. Mon rêve était de t'élever dans le monde, de te faire jouir dans la société des honneurs et de la considération pour lesquels je ne suis pas né et je n'ai pas été élevé moi-même, j'ai l'espoir maintenant que bientôt je pourrai atteindre ce but de tous mes efforts. Tu as vingt-quatre ans, dis-moi, n'as-tu jamais songé au mariage?

—Jamais, mon père.

—Eh bien si je t'offrais une femme aimable, spirituelle et charmante, repousserais-tu sa main?

—Je n'en sais rien.

—Mais si je te disais que ton consentement me rendrait heureux?

—A ces conditions je pourrais me soumettre à vos désirs. Un changement si radical dans ma position me guérirait peut-être de l'ennui et du dégoût de l'existence.

—Et puis réfléchis, mon fils, qu'une maîtresse de maison est nécessaire ici, une femme distinguée, bien élevée, qui sache recevoir comme il convient. Je voudrais jouir un peu de ma fortune, inviter à des dîners, à des soirées, des gens dans une belle position… Je pourrais me remarier, oui, mais je t'aime trop pour te donner une marâtre. Ta femme sera la maîtresse ici et c'est elle qui tiendra la maison. Ah! Herman, si je réussis cette fois dans mes efforts, il est probable que tu me remercieras éternellement pour un si brillant mariage… Tu connais mademoiselle d'Overburg?… Elle est charmante, elle séduit tout le monde par sa conversation spirituelle et par la grâce de ses manières.

—Quoi? c'est Clémence Overburg que vous voulez me proposer pour fiancée? s'écria Herman avec une expression de surprise mêlée de regret? Une fille de baron de vieille noblesse? Elle est aimable, spirituelle, je le reconnais; mais jolie, je ne l'ai point remarqué.

—Tu te trompes, Herman, sa figure est très bien. Et réfléchis donc quel grand et beau nom! Tu seras donc admis dans une des familles les plus nobles et les plus illustres de tout le pays.

—C'est précisément cela qui m'effraie; en présence de cette demoiselle d'Overburg d'une si haute naissance, je ne me sens qu'un tout petit garçon, mon père. Cela m'humilie profondément. Je ne connais ni les idées, ni les habitudes, ni le langage de ce grand monde. Une femme qui a plus d'esprit que son mari et qui peut lui donner des leçons sur tout, serait-ce bien la condition d'une vie supportable? Et puis il y a les nobles parents, quel accueil feront-ils à l'intrus qui a du sang d'ouvrier dans les veines? Ils ne l'accueilleront qu'avec dédain naturellement.

—Tu n'envisages que le vilain côté de l'affaire, mon fils, répliqua l'entrepreneur. Ma grande fortune te garantira contre l'humiliation que tu as tort de craindre… Allons, Herman, mets-y de la bonne volonté. Promets-moi que tu ne te mettras pas en travers de mon projet; rassure-moi. Dis-moi que tu accepteras Clémence d'Overburg comme femme si on t'offre sa main.

—Je consentirai pour vous plaire, mon père, mademoiselle Clémence ou une autre, ça m'est égal. Je ne puis pas devenir plus malheureux que je ne le suis.

L'entrepreneur, qui s'était attendu à une vive résistance, était étonné autant que joyeux de la condescendance de son fils.

—Eh bien, Herman, je suis content de toi, dit il, nous ne parlerons pas davantage aujourd'hui de cette affaire encore quelque peu incertaine. Va te mettre au lit maintenant et tache de prendre du repos. Cela te fera du bien.

Et après avoir serré encore une fois la main de son fils, il sortit de la chambre avec un joyeux sourire sur les lèvres.

IV

Lorsque le baron d'Overburg eut fait encore deux ou trois courses, toutes relatives à sa situation envers la banque, il se rendit au chemin de fer et monta dans un wagon de première classe. Dans le compartiment où il entra il n'y avait que deux personnes qui causaient à voix basse entre elles et qui ne firent guère attention à lui. Il put donc se livrer, sans être troublé, à ses réflexions, dans le coin où il avait pris place.

Durant quelque temps sa physionomie s'illumina d'un sourire; il réfléchissait qu'il avait été sur le bord d'un abîme. Sa fortune était tout à fait perdue, et sa situation envers la Banque avait été si critique et si menaçante, qu'il n'avait plus eu devant les yeux qu'une déchéance sans espoir, une ruine complète, la honte et la misère pour lui et ses enfants. C'est Dieu lui-même, pensait-il, qui m'a inspiré l'idée d'invoquer le secours de M. Steenvliet, Ce généreux bourgeois lui fournissait les moyens de cacher à tout le monde les brèches de sa fortune, jusqu'à ce que l'autre héritage vînt le délivrer de toute inquiétude. Sa conscience essaya bien de lui faire voir aussi les points noirs de cette affaire. Sa fille devrait se marier avec un jeune homme de sang roturier: elle, rejeton de l'illustre famille des Overburg, alliée avec le fils d'un homme qui, il le savait, avait commencé sa carrière comme journalier, comme simple maçon. Une pareille mésalliance ne souillerait-elle pas d'une tache ineffaçable le nom immaculé de ses ancêtres?… Mais sur ce point-là, pensait-il, le temps a considérablement modifié les idées.

D'ailleurs si Clémence avait de l'inclination pour Herman Steenvliet et acceptait librement sa main? Ce mariage ne faisait pas entrer un bourgeois dans sa famille, à proprement parler, c'était simplement une descendante, un rejeton féminin qui passait à l'état de bourgeoise. Dans tous les cas et de quelque façon que la chose se présentât, il n'avait plus le moyen de résister. Accepter la proposition de M. Steenvliet ou se résigner à la décadence et à la honte, il ne lui restait pas d'autre choix.

Le train s'arrêta dans une petite station. Le baron descendit. Il devait encore marcher pendant six ou sept minutes. Après avoir suivi la grande route pendant quelques centaines de mètres, il prit un chemin de traverse qu'ombrageait une double rangée de hêtres.

Au bout de ce chemin s'élevait une large et pesante construction flanquée d'une tour des deux côtés de la façade. C'était le château patrimonial des barons d'Overburg.

Sans doute, plusieurs siècles avaient passé sur cette noble demeure; car certaines parties portaient la marque d'une haute antiquité; mais chaque époque nouvelle y avait changé quelque chose. La vieille porte seigneuriale existait encore, mais le pont-levis avait depuis longtemps disparu. Les fenêtres ogivales avaient été transformées en fenêtres carrées et les petites vitres enchâssées dans les lamelles de plomb avaient été remplacées par de grandes glaces.

Tel qu'il était actuellement, refait et déformé en partie, le château, par sa grandeur et sa hauteur, donnait une idée favorable de la richesse de ses propriétaires. Il était d'ailleurs précédé d'un magnifique jardin et entouré d'un vaste parc planté d'arbres séculaires. Personne n'eût pu supposer que, sous les riches lambris de cette demeure seigneuriale régnaient la détresse et la crainte de la ruine.

Le baron d'Overburg entra dans son château et ouvrit la porte d'une pièce du rez-de-chaussée dont les fenêtres s'ouvraient sur le parc.

Son retour inattendu surprit la baronne qui était assise auprès de la fenêtre, un ouvrage de tapisserie à la main. Elle paraissait avoir pleuré, car ses yeux étaient encore rouges. Elle se leva comme en sursaut et demanda avec une expression d'angoisse:

—Marcel, vous souriez? Dites-moi vite quelles nouvelles vous apportez.

—De très heureuses nouvelles, Laure, nous sommes sauvés!

—Sauvés? Ah! que Dieu soit béni de sa miséricorde, s'écria la vieille dame en levant les mains vers le ciel. J'ai peine à le croire, j'avais perdu tout espoir. Tranquillisez-moi, Marcel, dites-moi qui nous prête si généreusement son secours. Notre cousin, le chevalier d'Havenport?

Au lieu de lui répondre, M. d'Overburg demanda:

—Où est Clémence?

—Elle est assise sous le berceau, près de l'étang.

—Et les autres enfants?

—Je les ai éloignés. Ils sont allés passer la journée à la campagne de la douairière Van Langenhove.

—Qu'est-ce que Clémence connaît du malheur qui nous a frappés?

—Je lui ai dit seulement que nous avions perdu beaucoup d'argent. Elle en est fort affligée parce qu'elle craint que ce malheur ne soit un obstacle au mariage de son frère. Mais elle ignore absolument que nous étions complètement ruinés par la catastrophe de La Prudence.

—Tant mieux, Laure; il faut que cela reste caché pour tout le monde… Asseyons-nous. Je vous raconterai mon aventure, et j'ai d'ailleurs à vous parler d'une chose fort importante. D'abord, je me suis rendu au château de notre cousin le chevalier d'Havenport. Il m'a refusé complètement toute assistance. Ensuite j'allai rendre visite à Bruxelles à notre riche ami De la Croix. Il m'accueillit avec des conseils humiliants et repoussa ma demande d'une façon presque grossière. J'étais là, sur le pavé, désespéré et ne sachant que tenter, lorsque le ciel m'inspira tout à coup l'idée d'aller invoquer l'aide de M. Steenvliet.

—De M. Steenvliet, l'entrepreneur? demanda madame d'Overburg avec étonnement.

—Oui, de M. Steenvliet, le riche entrepreneur, qui a, deux ou trois fois déjà, passé l'après-midi ici avec son fils Herman. J'avais peu d'espoir en sa générosité, Laure, aussi peu que vous en ce moment. Et ce n'est qu'en hésitant et avec crainte que je me dirigeai vers sa demeure.

—Et il a consenti à votre demande?

—Non seulement il nous prête, sous la seule garantie de ma signature, les deux cent cinquante mille francs dont nous avons besoin; mais il nous ouvre sa caisse et il nous tirera de tous nos embarras. Il le peut; il a des millions à sa disposition.

—Ah! quel bonheur inattendu! s'écria madame d'Overburg. Quelle grandeur d'âme chez un homme de basse extraction! Ah! Marcel, si affligeant que cela soit, il faut pourtant le reconnaître, actuellement il n'est pas rare de trouver parmi les bourgeois enrichis plus de noblesse de coeur et de bonté que parmi les gens de haute naissance.

—N'exagérez pas, Laure, répliqua son mari. Ces bourgeois peuvent exercer le commerce et l'industrie. Quand la chance leur sourit, ils gagnent énormément d'argent, et ils ne sont pas obligés de l'épargner par devoir de famille. Nous, au contraire, si nous ne pouvons pas conserver ce que nos parents nous ont laissé, nous allons insensiblement, mais infailliblement vers la déchéance.

—Mais, maintenant, Marcel, nous sommes délivrés de cette inquiétude, n'est-ce pas?

—Oui; mais M. Steenvliet a mis une condition à son assistance.

—Oh! nous l'acceptons sans hésiter.

—Naturellement, Laure; notre salut est à ce prix.

—Et quelle est cette condition?

—Je vais vous le dire: vous avez vu le fils de M. Steenvliet; c'est un gentil garçon, très poli, intelligent, et de plus, réservé et modeste. Notre Clémence paraissait se plaire particulièrement en sa compagnie, n'est-ce pas?

—En effet, Marcel; mais pourquoi me demandez-vous tout cela?

—C'est parce que M. Steenvliet m'a fait la proposition de permettre que notre Clémence épouse son fils Herman.

La baronne se leva et regarda son mari en face avec autant d'étonnement que si elle apprenait la chose du monde la plus incroyable.

—Permettre que notre Clémence épouse son fils? répéta-t-elle lentement. Mais cela est impossible.

—C'est regrettable à coup sûr, Laure, mais serait-ce la première fois qu'une famille noble, pour sauver son honneur ou son existence, se résigne à un pareil sacrifice?

—Une mésalliance? Notre Clémence, la femme du fils d'un bourgeois qui, à ce qu'on dit, a commencé sa fortune comme simple journalier! Mais à la seule nouvelle d'un pareil mariage votre oncle le marquis se mettra dans une furieuse colère, et nous déshéritera par vengeance.

—Ne vous inquiétez pas de cela, Laure; je vais d'abord lui demander son approbation, et je suis certain qu'il ne me la refusera pas si je puis lui annoncer que vous et Clémence avez donné votre consentement. Voyons, rasseyez-vous… Vous pleurez, Laure? Non, ne luttez pas inutilement contre une inexorable fatalité. Je comprends votre chagrin; mais il y a des circonstances dans la vie où de deux maux on est contraint de choisir le moindre. Vous êtes mère; décidez: la pauvreté, la honte pour nous et nos enfants; la chute définitive de notre race, ou bien le mariage de Clémence avec un fils de bourgeois qui lui apporte en dot un million,—je dis un million. Parlez, que choisissez-vous?

—Situation terrible! Mais, hélas! je le sens bien, il n'y a pas moyen de s'y soustraire, soupira la vieille dame d'un ton de profond découragement.

—Vous consentez, Laure?

—Ah! il le faut bien; nous ne pouvons faire autrement. Pauvre
Clémence!

—Pauvre Clémence, dites-vous, mais elle acceptera probablement avec joie la main d'Herman Steenvliet. Il ne lui est pas antipathique; le million que son père lui donne en dot plaidera aussi quelque peu en sa faveur… Que pensez-vous Laure, des dispositions de Clémence à l'égard de Herman Steenvliet?

—Elle m'a, en effet, parlé quelquefois de lui avec éloge; mais éprouve-t-elle pour lui une sympathie particulière, c'est ce que je ne saurais dire.

—Nous allons le savoir tout de suite, Laure. Allons, prenez courage, et cachez votre tristesse. Je vais faire venir Clémence.

Il sortit pour donner un ordre à un domestique, et revint auprès de sa femme.

Laure, dit-il, quel que soit le sentiment de notre fille, n'oubliez pas qu'il faut qu'elle consente; il le faut! Ainsi, point de faiblesse; au contraire, vous m'aiderez franchement et sans hésiter. En ne le faisant pas, vous m'affligeriez inutilement; s'il le faut, faites violence à votre compassion maternelle. Eh bien, que puis-je attendre de vous?

—Je vous aiderai de tout mon pouvoir; c'est mon devoir, je le sens bien, répondit la vieille dame d'un ton résolu.

—Merci, Laure, vous me faciliterez ma pénible tâche. Maintenant tâchez de faire bon visage et de ne pas avoir l'air triste. J'entends venir Clémence.

—Laissez-moi entamer l'affaire, dit madame d'Overburg. Vous y mettriez trop de précipitation, et pourriez l'effrayer.

La jeune fille ouvrit la porte de l'appartement. Elle n'était point particulièrement jolie de visage; mais sa taille svelte et bien prise, et l'élégante richesse de sa claire toilette du matin lui donnaient un extérieur des plus agréables.

Elle se jeta au cou du baron en s'écriant:

—Ah! vous souriez, mon cher père; vous êtes de bonne humeur; votre chagrin est passé! Mon frère Alfred pourra-t-il devenir le fiancé de la jeune comtesse van Eeckholt?

—Oui, mon enfant, répondit M. d'Overburg, mais votre mère a, de son côté, à vous communiquer une heureuse nouvelle qui vous intéresse particulièrement.

—Qui me concerne, moi! Parlez, mère chérie! qu'est-ce que c'est? s'écria la jeune fille avec une vive curiosité. Me donnez-vous la belle robe de soie bleue que nous avons admirée Montagne-de-la-Cour à Bruxelles?

—Il s'agit de tout autre chose; d'une chose de la plus haute importance et du plus brillant résultat, dit la vieille dame en saisissant les deux mains de sa fille. Vous allez aussi vous marier, enfant.

—Moi, me marier?

—Oui; vous voulez bien, n'est-ce pas?

—Sans doute, je veux bien, mère… Et qui sera mon fiancé? Est-ce un joli homme?

—Oui, Clémence, un très joli garçon, qui apporte un million de dot.

—L'ai-je déjà vu, mère?

—Vous l'avez vu plus d'une fois et vous avez causé avec lui; vous le trouviez même très aimable.

—Mais qui est-ce?

—Devinez.

La jeune fille posa l'index sur son front et murmura toute pensive:

—Le chevalier Van Rietwyck?… Pas celui-là! Guillaume de Hooghe?…
Pas non plus? Paul de Deule? M. de Garchamp?

A chaque nom la vieille dame secouait la tête en signe de dénégation.

Le visage du baron prit une expression d'inquiétude. Cette conversation prenait une tournure peu favorable, à ce qu'il lui semblait. En effet, si Clémence avait éprouvé la moindre inclination pour Herman Steenvliet, n'est-ce pas à lui qu'elle eût songé tout d'abord?

—Ah! je sais qui vous voulez dire, s'écria la fille: M. de Menting.

—Non, pas celui-là non plus, dit la mère.

—C'est cependant un comte ou un baron pour moins, ma mère?

—Non, mais son père possède des millions; vous pourrez briller au-dessus des plus riches.

—Vous ma faites frémir d'impatience. Dites-moi vite de qui il s'agit.

—Il s'appelle Herman.

—Herman? Herman? Quel Herman? répéta la une fille toute surprise.

—Herman Steenvliet, mon enfant. N'est-ce pas un joli jeune homme distingué et digne d'être aimé?

Une expression de pitié dédaigneuse contracta le visage de la jeune fille, qui murmura:

—Oui, peut-être bien, ma mère… mais le pauvre garçon n'est même pas de sang noble.

Et elle ajouta en riant presque aux éclats;

—Ah! ah! moi la fiancée d'Herman Steenvliet! Alfred dit que son père a été maçon. Mère, mère, vous avez voulu vous amuser à mes dépens. Quoi: mon frère va épouser une comtesse, et moi je deviendrais la femme d'un fils d'ouvrier. Quelle mauvaise plaisanterie est-ce là?… Vous vous taisez, mon père? Vous paraissez contrarié? Je commence à avoir peur. Je vous en prie, rassurez-moi; dites-moi que les paroles de ma mère n'étaient sérieuses.

—Elles sont très sérieuses, au contraire, mon enfant, répondit le baron. Asseyez-vous là devant moi, Clémence. Je vais tâcher de vous faire comprendre que vous avez les meilleures raisons du monde d'accepter cette union avec une grande joie. Herman Steenvliet est un joli garçon, bien élevé et plein de coeur. De ce côté, vous n'avez certes pas à vous plaindre. Son père, qui est veuf et immensément riche, lui donne un million de dot et vous installe dans son hôtel en souveraine maîtresse. Vous jouirez donc, à partir du jour de votre mariage, de tout ce qui peut rendre une femme heureuse: une demeure princière, des équipages magnifiques, de nombreux serviteurs, des fêtes splendides où vous pourrez éclipser les plus riches par le luxe de vos toilettes et l'éclat de vos diamants.

—Mais tout cela ne lui donne pas une goutte de sang noble! interrompit pour la troisième fois la jeune fille.

Le baron, contrarié parce qu'il entrevoyait l'insuccès de ses efforts, secoua la tête et grommela avec impatience:

—Puisque les mérites personnels de votre futur époux, et la grande fortune qu'il vous apporte vous laissent indifférente, j'invoquerai d'autres raisons.

—C'est superflu, mon père: Je ne ressens pas la moindre sympathie pour ce M. Herman Steenvliet, et je n'ai aucune envie de vendre ma naissance pour de l'argent.

—Votre volonté n'est pas plus libre que la nôtre en cette affaire, Clémence. La fatalité le veut ainsi, et au besoin j'userais de mon autorité paternelle pour vous imposer ce mariage.

La jeune fille s'aperçut seulement alors au ton ferme de la voix de son père, que tout cela était sérieux. Elle prit peur, et se jeta en pleurant au cou de la baronne.

—Mère, mère, protégez votre enfant! gémit-elle.

—Vous avez tort, ma chère Clémence, dit la vieille dame en faisant violence à sa propre douleur. Cent autres à ta place béniraient le ciel d'une union si avantageuse.

—Mais vous me repoussez de la famille, vous me jetez dans les bras d'un fils d'ouvrier! s'écria la jeune fille. Je perds ma noblesse et mon mari n'en restera pas moins un roturier…

—Soyons calmes, Clémence, ordonna M. d'Overburg. Asseyez-vous, et comprimez vos larmes, je le veux!

Lorsque sa fille eut obéi, il reprit d'une voix sombre et impérieuse.

—Ah! vous vous montrez rebelle aux conseils et aux désirs de vos parents! Je me vois donc contraint de vous apprendre dans quelle situation le sort nous a placés? Eh bien, écoutez, je vais vous le dire. Pour faire honneur à notre position dans le monde, pour pourvoir aux frais du l'éducation de vos soeurs et des prodigalités de vos frères, à demi ruiné par des pertes antérieures, j'ai été obligé de grever nos biens d'hypothèques. En outre j'ai emprunté une somme considérable à la société La Prudence et je l'ai confiée à des amis afin de spéculer à la Bourse pour notre compte commun. Un serviteur infidèle a volé des millions à la banque La Prudence, et dans cette catastrophe nous avons perdu toute notre fortune. Nous ne possédons plus rien; il ne nous reste rien au monde qu'une dette que nous ne pouvons pas payer…

La pauvre jeune fille, pâle comme un linge, regardait son père en tremblant et versait d'abondantes larmes, sans dire un mot.

—S'il vous était possible de refuser ce mariage, Clémence, savez-vous ce qu'il arriverait? poursuivit son père. Je dois à la Banque deux cent cinquante mille francs. Pour se rembourser de cette somme, les créanciers feraient vendre aux enchères publiques tous nos biens, même notre château patrimonial, et nous mettraient impitoyablement sur la rue. Que nous resterait-il à faire, alors, poursuivis, déshonorés et réduits à la plus profonde misère? Oui, peut-être pourrions-nous trouver, les uns ici, les autres plus loin, un asile passager chez nos parents; mais néanmoins il nous faudrait recevoir de mains étrangères le pain de l'aumône et le manger dans la douleur et l'humiliation, nous, nous, rejetons de l'illustre maison des Overburg! Acceptez la main d'Herman Steenvliet et vous vous sauvez vous-même, et nous tous avec vous. Le père de votre mari ne m'aide pas seulement à éteindre complètement ma dette, il purge mes propriétés de toutes les hypothèques dont elles sont grevées… Vous ne dites rien, Clémence.

—Sacrifier ma noblesse! Moi, devenir la femme d'un bourgeois! Irrévocablement, pour toujours! murmura la jeune fille frémissante de douleur et presque de dégoût!

—O Clémence, ayez pitié de votre malheureux père, de votre mère, de vos frères et soeurs, dit le baron d'un ton suppliant. Soyez notre ange protecteur à tous, dévouez-vous pour sauver l'honneur de notre race.

La jeune fille parut hésiter.

—Allons, ma chère enfant, soumettez-vous à la fatalité. S'il vous en coûte de faire ce sacrifice pour notre bonheur à tous, consolez-vous à l'idée qu'à l'époque où nous vivons, de pareilles unions, entre nobles et bourgeois, ne sont plus, comme autrefois, chose extraordinaire. Souvenez-vous des demoiselles Van Wiegers et Van Sackel, et même du jeune baron de Dorp, qui a épousé récemment la fille d'un banquier.

—Être pour toujours déchue de noblesse, rejetée hors de notre famille! soupira la jeune fille luttant encore.

—Ah! Clémence, ma chère Clémence, s'écria le baron en tendant les mains vers sa fille, voyez votre père qui vous implore les larmes aux yeux! Soyez généreuse, sauvez-nous de la honte, de la déchéance! consentez!

La jeune fille releva la tête, essuya ses larmes, et répondit avec une résolution surprenante:

—Eh bien, mon père et vous, ma mère, peut-être que la conviction que je me sacrifie pour l'honneur d'un grand nom—que je ne porterai plus, hélas—suffira-t-elle pour me donner la force de subir mon triste sort avec résignation. Je consens! Qu'Herman Steenvliet devienne mon époux!

—Viens sur mon coeur, ma chère, ma noble enfant, dit la vieille dame en embrassant sa fille avec transport. Tu es l'ange gardien de la maison d'Overburg.

Le baron serra aussi sa fille dans ses bras avec une effusion pleine de reconnaissance. Après ces épanchements, il reprit:

—Clémence, une bonne oeuvre ne doit pas rester inachevée. Puisque vous acceptez par dévouement filial le mariage qu'on vous propose, vous ne pouvez pas laisser supposer que cette alliance vous afflige ou que vous n'y consentez que sous la pression d'une inéluctable nécessité. Si l'on surprenait des larmes dans vos yeux…

—Je pleurerai dans la solitude, mon père, quand je serai sûre que personne ne peut me voir.

—Et la première fois que M. Steenvliet viendra nous rendre visite, accompagné de son fils? On ne se marie pas sans se rencontrer un certain nombre de fois au préalable. Vous pâlissez, Clémence? Comment accueillerez-vous votre futur?

—L'idée de la première visite m'effraie, en effet, mon père. J'essaierai de cacher ce qui se passe dans mon coeur; je me montrerai envers lui aussi jolie, aussi aimable que possible… Mais, ô ciel, s'il s'enhardissait à me parler de sympathie et d'amour.

—Ne craignez pas cela, dit le baron, il y a une raison qui s'y oppose. Je n'ai accepté moi-même ce projet de mariage que sous la condition bien expresse qu'il ne pourra être, de part ni d'autre, considéré comme décidé qu'après l'approbation de mon oncle, le marquis de la Chesnaie.

—Ah! mon sort dépend de mon parrain le marquis? s'écria la jeune fille dont le regard s'illumina d'un rayon d'espoir. Il refusera.

—Non, Clémence, il ne peut pas refuser. Je vais lui écrire. Il aura, comme nous, à choisir entre cette union et une chute irrémédiable. Pour pouvoir refuser, il devrait me prêter plus d'un quart de million. L'en croyez-vous capable?

—Hélas, non! Je suis condamnée! soupira la jeune fille en baissant la tête avec un profond découragement.

—Ne vous découragez pas ainsi, mon enfant, dit le baron. Vous vous accoutumerez petit à petit à l'idée de cette union. La possession de millions compense bien des choses. Puisez des forces dans la conviction que vous serez la bienfaitrice de toute votre famille. Je me retire dans mon appartement pour écrire au marquis. Votre consentement contribuera pour beaucoup à le…

—Ah! mon père, mon père, allez-vous déjà lui annoncer que je consens?…

—Que vous consentez avec joie, il le faut Clémence!

—Oh! je vous en prie, ne faites pas cela!

—Voudriez-vous déjà retirer votre parole? Choisissez-vous donc la misère et la honte pour nous tous?

—Non, non, écrivez que je consens, c'est la vérité.

—Eh bien! prenez courage; les choses iront mieux que vous ne croyez.
En attendant, pas un mot de cette affaire à personne, songez-y bien.
Je me charge d'apprendre à vos frères et soeurs ce qu'ils ont besoin
d'en savoir.

En achevant ces mots, il sortit du salon pour se rendre dans son cabinet. Là, il se dirigea lentement vers son bureau, mais il ne s'y assit pas, et resta debout, la tête baissée et le regard fixé à terre.

Une larme vint mouiller sa paupière; il se parlait à voix basse, et dans son triste monologue, le nom de sa chère fille et le mot de mésalliance revenaient souvent. Cependant, après qu'il fut resté absorbé pendant assez longtemps dans ses pénibles réflexions, il redressa tout à coup la tête en se disant à lui-même:

«Mais à quoi bon toutes ces douloureuses réflexions? Il faut que cela se passe. Hésiter serait une folie; allons, prenons courage!» Il s'assit devant son bureau et se mit à écrire. De temps en temps il s'interrompait pour peser ses mots et pour chercher des tournures de phrase propres à ménager les susceptibilités de son oncle, en même temps que pour réfléchir à ce qu'il devait lui confier et à ce dont il devait lui faire mystère. En effet, un refus du marquis ou une exhérédation prononcée par lui étaient un malheur irréparable qu'il devait éviter a tout prix.

C'est en vue du résultat à obtenir qu'il raconta la catastrophe de la banque La Prudence et la perte immense qui résultait pour lui comme pour beaucoup d'autres, des abominables malversations d'un caissier infidèle. Il ne dit pas un mot, naturellement, de ses spéculations à la Bourse et des spéculations qu'il avait laissé faire en son nom par un syndicat. Il expliqua à son oncle qu'un généreux ami l'avait sauvé de sa situation sans issue, en lui prêtant deux cent cinquante mille francs. Il arriva à la fin à confesser que cette personne,—un entrepreneur de grands travaux publics, riche de plusieurs millions, et généralement entouré de l'estime de la bourgeoisie,—avait demandé pour son fils la main de Clémence. Ce serait, malgré la roture de M. Steenvliet, un brillant mariage, que sa femme et lui, mais surtout Clémence, désiraient ardemment voir se réaliser; mais ni la baronne, ni M. d'Overburg, ni Clémence, ne voulaient rien décider à ce sujet sans avoir obtenu l'approbation de leur cher et respectable oncle et parrain. C'est à l'effet de solliciter cette approbation qu'il lui écrivait, et ils espéraient tous qu'il ne tarderait pas à leur envoyer une réponse favorable.

Il relut attentivement sa lettre, la ferma, la cacheta du sceau à ses armes et tira un cordon de sonnette.

Un domestique parut.

—Tenez, lui dit le baron, remettez cette lettre à Vincent le chasseur. Qu'il coure à la gare du chemin de fer, et qu'il la jette dans la boîte de la poste.

V

M. d'Overburg, inquiété par les bruits qui couraient en ville sur la chute de la banque La Prudence, avait déjà depuis quatre jours disposé des deux cent cinquante mille francs et versé cette somme dans la caisse de la Banque.

A cette occasion, il était venu lui-même chez M. Steenvliet et lui avait dit de quelle façon pressante il avait écrit à son oncle le marquis. La réponse ne lui était pas encore parvenue, mais il ne doutait nullement qu'elle ne fût favorable.

A la demande de l'entrepreneur, il fut convenu entre eux que le baron donnerait, une dizaine de jours plus tard, un grand dîner auquel il inviterait quelques-uns de ses parents les plus considérables, ainsi que M. Steenvliet et son fils. Et à ce dîner on ferait connaître le projet de mariage.

Mais néanmoins, dès que la réponse approbative du marquis arriverait, le baron la ferait connaître à l'entrepreneur, et celui-ci viendrait avec son fils au château, pour que Herman et Clémence, devenus fiancés, pussent faire plus ample connaissance. Les convenances exigeaient que jusque-là on ne ménageât pas aux jeunes gens d'occasions de se rencontrer.

Lorsque M. Steenvliet fit part à son fils de la joie que lui causait la tournure favorable des choses relativement au mariage d'Herman avec mademoiselle d'Overburg, le jeune homme se montra très froid. Il déclara qu'il était prêt à se conformer aux désirs de son père; mais que ce mariage réussît ou non, cela le laissait fort indifférent.

En attendant, le jeune Steenvliet allait tous les jours au club. Il devait, d'après les conseils de son père, faire tous ses efforts pour pénétrer plus avant dans l'amitié de M. Alfred, car celui-ci pouvait contribuer pour beaucoup à disposer favorablement le coeur de sa soeur.

Il en résulta naturellement que Herman, qui, sans cela, n'était déjà que trop enclin à boire, courut le danger de s'oublier dans le vin et dans de bruyantes orgies. En effet, il rentra plus d'une fois au logis très tard dans la nuit et avec un violent mal de tête; mais heureusement, dans ces derniers jours, il ne se présenta pas au club de nouvelles occasions de plaisirs excessifs.

Plusieurs fois Herman avait pensé à la maisonnette du vieux charpentier Jean Wouters. Parfois, lorsqu'un long repos avait éclairci ses esprits, l'image de Lina Wouters se dressait devant ses yeux, et alors il éprouvait un sentiment de regret et de honte, et il chassait l'image avec un triste sourire d'ironie. Lina n'avait-elle pas aidé à le ramasser dans la boue du chemin? Ne devait-elle pas le considérer comme un misérable ivrogne?… Il s'efforcerait d'oublier cette rencontre. S'il était devenu indifférent à l'opinion que le monde pouvait avoir de lui, il ne voulait pas du moins avoir à rougir devant les innocents compagnons des jeux de son enfance…

Sur ces entrefaites, arriva le jour fixé pour le banquet à l'Aigle d'Or.

Pendant toute la matinée, Herman fut comme poursuivi par la question de savoir s'il n'était pas de son devoir de profiter de cette occasion pour aller féliciter le charpentier et sa famille de leur généreuse conduite envers lui. Il lutta longtemps contre cette idée, et la repoussa plus d'une fois; mais elle se représenta si souvent qu'il finit par l'admettre, et résolut de faire une courte visite au charpentier, afin de lui exprimer en quelques mots sa reconnaissance.

S'il prenait le chemin de fer, il risquait de rencontrer ses compagnons du club. Ils voudraient savoir pourquoi il les quittait en route, et le suivraient probablement. Pouvait-il fournir à ces jeunes gens ironiques et railleurs l'occasion de mettre le pied sur le seuil du charpentier? Serait-ce là la récompense qu'il devait apporter en guise de remerciement à ces braves gens si simples? Oh! non, ce serait une lâcheté…

Il y avait un moyen, pensait-il, d'éviter cet inconvénient. Il partirait par le chemin de fer, mais beaucoup plus tôt que ses amis.

Lorsque, mettant à exécution cette résolution, il descendit peu après quatre heures à la station de Loth, il vit le garçon de l'hôtel de l'Aigle d'or et un ouvrier qui emportaient un panier et deux grandes caisses qu'on venait de descendre d'un wagon de bagages. C'étaient probablement des fruits, des tartes et du dessert pour le banquet.

Herman se déroba, autant que possible, à l'attention de ces deux individus, et marcha rapidement sur la chaussée.

Après avoir marché pendant quelques minutes dans cette direction, il prit un chemin de terre à droite, et le suivit d'un pas rapide, jusqu'à ce que, à quelques centaines de pas plus loin, il vît se dresser la maisonnette de Jean Wouters.

L'humble maison d'ouvriers où on l'avait si généreusement soigné et hébergé, était là solitaire en plein champ, à demi cachée sous le feuillage sombre de ses noyers géants, et égayée par la verdure plus claire des cerisiers et des pommiers du verger. Au-dessus de la haie d'épines qui servait de clôture au jardinet précédant la maison, s'élevaient deux buissons de syringa chargés de fleurs, dont le parfum pénétrant se répandait au loin et que le jeune homme respirait avec délices.

Le clair soleil de mai versait sa lumière bienfaisante sur cette tranquille oasis, quelques pigeons roucoulants se promenaient sur le toit de cette pittoresque demeure, et du feuillage touffu d'un cerisier s'élevait la chanson mélodieuse d'un rossignol.

Herman s'arrêta impressionné: une expression étrange parut sur son visage; l'enthousiasme et le bonheur brillaient dans ses yeux, et il se mit à murmurer en lui-même:

—Comme nous sentons tout à coup raviver nos souvenirs en voyant des lieux familiers, en entendant des sons connus, en respirant des parfums aimés!… Je revois ma grand-mère et mon vieux grand-père qui me sourient derrière la haie de leur jardin. Ils demeuraient dans une maisonnette pareille à celle-ci, un peu plus grande… ma mère me tient par la main, guidant mes pas encore chancelants. Nous venons d'entrer dans le joli mois de mai, comme à présent; c'est le jour anniversaire de mon grand-père. Je porte un gros bouquet de fleurs; je balbutie mon compliment de fête; le vieillard me serre en tremblant sur son coeur; je sens une larme tomber sur mon front… Hélas! ils ne sont plus, ces nobles coeurs… et morte aussi est ma bonne mère!

Il secoua la tête avec tristesse, et lutta pendant un instant contre ces pensées affligeantes. Enfin il marcha résolument vers la maison.

Arrivé dans le jardinet qui la précédait, il s'arrêta de nouveau pour contempler avec une satisfaction intime les humbles fleurettes qui bordaient le chemin, et qui semblaient lui sourire comme à une ancienne connaissance. C'étaient en effet des amies de son heureuse enfance, et il se souvint, en ce moment, combien de fois il en avait paré, en jouant, la tête blonde de la petite Caroline Wouters; la violette odorante, la marguerite blanche au coeur rose, l'églantine pourprée, le joli bouton d'or; diamants bruts de la couronne de son innocente compagne de jeux, bien autrement beaux et précieux pour son coeur que les fleurs rares et chères qu'il avait vues depuis lors dans le jardin de son père ou dans les magnifiques serres de ses nobles camarades du Club.

Peut-être fût-il resté longtemps absorbé dans ces souvenirs et dans cette rêverie, si une voix de femme n'avait tout à coup frappé son oreille.

—Eh quoi, c'est vous, M. Steenvliet; ne restez donc pas à la porte; entrez, je vous en prie.

—Bonjour, mère Wouters, N'y a-t-il pas d'empêchement?

—De l'empêchement? Il n'y a jamais d'empêchement, Monsieur. Et dans tous les cas il n'y en aurait jamais pour vous. Entrez donc. Et comment vous portez-vous maintenant? Vous paraissez en parfaite santé et de bonne humeur. Ah! maintenant je vous retrouve; mais l'autre soir, j'aurais eu peine à vous reconnaître; vous aviez un si drôle d'air! Asseyez-vous, monsieur Steenvliet. Non, pas sur cette chaise-là: en voici une meilleure… et à quoi devons-nous l'honneur de votre visite, s'il n'y a pas d'indiscrétion à vous le demander?

—Je venais vous remercier tous de vos bontés envers moi, répondit le jeune homme.

—C'était bien ce que je pensais, Monsieur, mais cela n'était pas nécessaire, car en pareille circonstance nous en eussions fait autant pour tout le monde.

—Je vous crois, mère Wouters; mais cela n'empêche cependant pas que je ne doive de la reconnaissance à votre père et à votre fille pour la pitié généreuse qu'ils m'ont témoignée. C'est surtout au père Wouters que je veux exprimer ma gratitude.

—Mon père est à son travail, au village; notre Lina est allée à
Hal…

—Alors, je vais vous dire adieu, et je viendrai vous revoir un autre jour.

—A votre place, j'attendrais plutôt un peu, Monsieur, notre Lina est allée porter à la facteuse la dentelle qu'elle venait d'achever; elle devrait déjà être de retour: je l'attends à chaque instant… Vous en aller sans avoir vu mon père ou ma fille? Et vous vous êtes donné la peine de venir de Bruxelles pour cela?

—Pas précisément, la mère; nous avons une petite fête d'amis à l'Aigle d'or.

La bonne femme le regarda avec étonnement.

—Vous allez à l'Aigle d'or? murmura-t-elle. Oh! Monsieur, pour l'amour de Dieu, ne faites pas cela! Vous allez encore vous rendre malade… Voici justement notre Lina qui arrive. Je l'entends qui chante.

Un joyeux sourire éclaira la physionomie du jeune homme, pendant qu'il prêtait l'oreille aux sons encore lointains. Il chantonnait lui-même à demi-voix:

    Gais bergers, bergères jolies,
    Sur l'herbe verte des prairies
    Menez vos moutons bondissants;
    Voici venir le doux printemps.

—Vous connaissez la chanson, Monsieur? demanda la femme.

—Si je la connais, mère Wouters? Je l'ai chantée des centaines de fois. Ma mère m'a bercé avec cette chanson-là.

Il se rapprocha de la porte et se mit sur le seuil. De là il vit de loin Lina qui arrivait par le chemin de terre.

La jeune fille, pour aller à Hal, avait mis ses habits des dimanches. Le costume original des paysannes brabançonnes lui seyait à merveille, surtout le madras aux couleurs tendres épinglé sur sa tête, et qui retombait sur ses épaules en encadrant ses joues fraîches.

Quoique, jusqu'à ce moment, la seule cause des dispositions joyeuses du jeune homme eût été le souvenir de son heureuse enfance que lui rappelaient les lieux où il se trouvait, il ne put pas s'empêcher de reconnaître pourtant que l'innocente compagne de ses jeux d'autrefois était devenue une jolie et charmante jeune fille. Cela lui fit véritablement plaisir pour elle.

—Bonjour, monsieur Steenvliet, dit Lina on entrant dans la maison. Que je suis contente de vous voir! J'étais si curieuse de savoir si vous n'étiez pas devenu sérieusement malade après la triste nuit de la semaine dernière; mais, Dieu soit loué, ma crainte n'était pas fondée.

—Je vous remercie, ma bonne Lina, répondit-il: je ne mérite pas un si vif intérêt.

Tout en parlant, la jeune fille avait ôté le mouchoir qui lui couvrait la tête, et l'avait déposé sur un buffet. Elle s'approcha de la table en disant:

—Je suis un peu fatiguée d'avoir marché vite. Si monsieur Steenvliet daignait prendre une chaise, je pourrais m'asseoir également.

Le jeune homme déféra à son désir tout en déclarant qu'il ne pouvait pas rester longtemps. Il n'était venu que pour les remercier des bontés qu'ils avaient tous eues pour lui. On l'attendait à l'Aigle d'or.

—Juste ciel! s'écria Lina, allez-vous encore à l'Aigle d'or? Ah!
Monsieur, vous me faites trembler!

—En effet, vous paraissez tout effrayée, dit-il en souriant.
Pourquoi?

—Comment pouvez-vous le demander? Je ne suis qu'une pauvre paysanne, et vous un riche monsieur; Je n'ai pas le droit de vous donner des conseils, mais je n'oublie pas cependant que, tout enfant, j'ai joué avec vous, et que vous m'avez sauvé la vie… Si vous étiez mon frère, je me jetterais à vos genoux et vous supplierais, les larmes aux yeux, de ne pas aller à l'Aigle d'or.

—Vous prenez la chose trop au sérieux, Lina.

—Que ne donnerais-je pas pour vous retenir d'aller à l'Aigle d'or! dit la jeune fille en soupirant. Grand-père me l'a assez fait comprendre. Si vous retournez à l'Aigle d'or, vous deviendrez de nouveau… de nouveau… malade. Sur cette pente on glisse toujours de plus en plus, et l'on est perdu avant qu'on le sache.

—Avec votre permission, Monsieur, ma fille a raison, ajouta la mère. Un si gentil garçon, ah! ce serait vraiment dommage. N'oubliez pas le proverbe qui dit: évitez les endroits où tombent les fléaux.

—Oui, bonnes gens, murmura Herman devenu pensif, je ne dis pas qu'il ne vaudrait point infiniment mieux pour moi de suivre votre conseil; mais à présent cela ne se peut pas. Cet après-midi, à cinq heures, il y aura un banquet d'amis à l'Aigle d'or, et il faut absolument que j'y assiste.

Il y eut un moment de silence; la jeune fille avait laissé retomber sa tête sur sa poitrine, et ses yeux demeuraient baissés.

—Lina, dit-il, je vois avec peine que mes paroles vous affligent. Je vous remercie de l'intérêt et de l'amitié que vous me témoignez… Pour vous prouver que je vous en suis sincèrement reconnaissant, je vous promets que je me conduirai avec retenue à l'Aigle d'or et de ne pas y boire plus de vin qu'il ne convient à quelqu'un qui a résolu de garder son sang-froid. Ne secouez pas la tête, Lina; plus d'une fois on a exigé de moi semblable promesse, sans que j'aie pu la tenir. Mais, faite à vous, cette fois, elle sera sacrée.

Il avait prononcé ces mots avec un tel accent de conviction que Lina, heureuse et fière de son triomphe, releva la tête et regarda le jeune homme avec un gai sourire.

—Merci, merci, monsieur Steenvliet, s'écria-t-elle en battant des mains. Je vous crois; maintenant je suis contente.

Herman se leva comme pour prendre congé.

—Vous allez déjà nous dire adieu? demanda la mère. Il est a peine quatre heures. Vous avez encore trois quarts d'heure de temps.

—En effet, mère Wouters, mais je crains de vous déranger.

—Mais pas du tout, Monsieur: je vous en prie, restez assis.

Après un moment de silence, pendant lequel Herman regarda tout autour de la chambre, il dit à la jeune fille, comme s'il voulait donner un autre tour à la conversation:

—Je le vois bien, Lina, vous n'êtes pas riche; mais néanmoins tout respire ici le bien-être et le bonheur. Vous croyez que les grandes richesses rendent toujours l'homme heureux? Comme vous vous trompez! Mon père possède des millions, je puis dépenser de l'argent, en dissiper même autant que je veux. Ah! je donnerais volontiers toute cette richesse pour pouvoir revivre dans le passé, pour retrouver avec la naïveté de l'enfance, la pureté de l'âme et la paix du coeur… Vous le rappelez-vous encore, Lina, le jour, le beau jour où je remportai à l'école le premier prix de lecture, tandis que vous obteniez, vous, le premier prix d'écriture? Ma grand'mère, dans sa petite ferme, avait préparé une grande marmite de riz au lait avec du sucre et de la cannelle, et invité à la fête une vingtaine de nos condisciples… Comme nous avons couru, dansé et sauté dans le verger, toute cette journée-là!

—Si je m'en souviens! murmura la jeune fille émue. Pendant que vous en parlez, Monsieur, je vois revivre tout cela devant mes yeux.

—Mais ce que vous ne savez probablement plus, Lina, et ce qui vit toujours dans ma mémoire, c'est la figure de ma mère qui, à la fin de la fête, nous prit tous les deux dans ses bras, et prétendit que le roi et la reine,—c'est ainsi qu'on nous nommait ce jour-là,—devaient s'embrasser entre eux.

—Non, je n'ai pas souvenir de cela, dit Lina on riant.

—C'est bien ainsi, j'étais là, s'écria la mère Wouters en battant joyeusement des mains. C'était une joie! Et la mère Steenvliet paraissait si heureuse!

—Ma mère était une femme d'un excellent coeur, n'est-ce pas?

—La bonté même: un coeur d'ange, Monsieur.

—Ah! J'ai gardé un doux souvenir de cette journée-là, dit
Lina. Vous rappelez-vous, Herman…—pardon, je veux dire monsieur
Steenvliet.

—Non, je vous en prie, appelez-moi simplement Herman; sans cela vous m'obligeriez à vous appeler mademoiselle.

—Eh bien, monsieur Herman, vous rappelez-vous encore quel livre vous avez reçu en prix? Non? Il avait pour titre: les Pauvres Orphelins, et l'histoire qu'il contenait était si belle et si touchante que j'en pleurais tous les soirs quand votre mère nous en faisait la lecture.

—Oui, certes, je m'en souviens, répondit le jeune homme.

—Un jour que le grand Nicolas du forgeron m'avait battue dans la prairie, et que je pleurais amèrement, vous m'avez donné ce livre pour me consoler, monsieur Herman, du consentement de votre mère, car vous n'ignoriez pas combien ce cadeau devait me faire plaisir.

Elle se leva, s'approcha de la muraille et revint avec un petit livre en s'écriant joyeusement:

—Tenez, le voici, votre cadeau. Votre nom s'y trouve inscrit par le maître d'école… Si je pense encore quelquefois à ces jours heureux? Presque tous les dimanches je relis le soir ce joli petit livre, et alors je revois en pensée toutes les personnes, grandes et petites, dont il me rappelle la tendre amitié.

—Oh! les souvenirs du coeur, quelle source de douces et pures jouissances! dit Herman en soupirant. Laissez-moi feuilleter ce cher petit livre… Ah! voilà mon nom; et vous, bonne Lina, pour ne pas l'oublier, vous avez écrit dessous, de votre propre main, que je vous en ai fait présent à Ruysbroeck, le 20 septembre 1840.

—Lisez, donc à la page 30, monsieur Herman: ce livre raconte que les pauvres orphelins sont sur le point de mourir de froid et de faim, et comment la dame charitable leur donne a manger et leur distribue de chauds vêtements. C'est surtout à ce passage que je versais des larmes, monsieur Herman.

Le jeune homme avait cherché la page désignée et se mit à lire à voix basse, assez haut cependant pour être entendu de Lina, le récit de l'extrême détresse des enfants abandonnés.

Pendant ce temps la femme Wouters s'occupait de faire le café, et tirait de l'armoire un pain bis et une assiette avec du beurre.

Lorsque Herman arriva à l'endroit où les enfants affamés sont secourus par une dame charitable, sa vue s'obscurcit tout à coup. Il regarda la jeune fille et vit qu'à travers son sourire brillaient deux larmes qui roulèrent sur ses joues comme deux perles.

—Ah ah! c'est étrange! s'écria-t-il en riant également. Nous étions redevenus enfants. Il me semblait voir ma mère qui m'écoutait, et à côté d'elle une petite fille avec deux yeux bleus pleins de larmes…

—Allons, allons, mettez ce livre de côté maintenant, dit la mère qui se préparait à étendre sur la table une nappe rayée. Vous nous feriez oublier notre café du goûter. Si Monsieur Steenvliet voulait nous faire l'honneur…

—Je prendrai volontiers une tasse de café pour vous faire plaisir, répondit-il; mais après cela il faut que je parte; mes amis m'attendent probablement déjà depuis longtemps.

—Comme il vous plaira, Monsieur… Maintenant, Lina, mettez-vous à table: nous prendrons aussi notre part.

Et les deux femmes mordirent avec appétit dans leurs tartines bises.

Herman les regardait silencieusement avec une expression singulière, comme s'il éprouvait un sentiment d'envie.

—Nous avons également du pain blanc dans la maison, dit la veuve. Mon père a l'estomac un peu débile et ne supporte pas bien le pain de seigle. Si Monsieur a envie de goûter notre pain de froment…

—Ah! que l'homme est un être bizarre! Un dîner princier m'attend à l'Aigle d'or; il y a un chef de cuisine de Bruxelles; on nous servira toutes les primeurs, tous les mets rares et chers… et maintenant je vous envie, et j'ai faim d'une bouchée de ce lourd pain de seigle! Allons, la mère, je vous en prie, donnez-moi une tartine.

La mère Wouters, grandement étonnée, s'empressa de déférer à son désir, et il mordit à belles dents dans la tranche de pain dur, pendant que ses yeux brillaient de plaisir.

—Lina, Lina, vous souvient-il encore, demanda-t-il, que ma mère, quand nous revenions ensemble de l'école, nous tendait à tous deux une tartine de pain bis, pareille à celle-ci, et que nous nous jetions dessus comme deux jeunes loups? Des tranches de pain assez grosses et assez lourdes, disait ma mère, pour jeter un paysan à bas de son cheval?… Mais comme cela nous paraissait bon et savoureux! Voilà plus de quinze ans que je n'avais plus goûté de ce pain-là.

—Mais ce dont je me souviens mieux encore, répondit la jeune fille avec animation, c'est que nous allions courir dans la prairie avec les petits vachers, et que nous y allumions un feu de bois sec et de feuilles sèches pour cuire nos pommes de terre dans la cendre.

—Des pommes de terre et des cuisses de grenouilles, Lina.

—Et comme nous jouions à la dînette alors, n'est-ce pas?

—Et moi, comme je savais que vous aimiez beaucoup les navets, j'allais en arracher une pleine brassée dans le champ du fermier Christian.

—Oui, oui, je me rappelle même qu'un jour le garde-champêtre vous attrapa et vous arracha presque les oreilles, tant il vous les secoua; et vous, au lieu de pleurer, vous n'en fîtes que rire.

—Je le crois bien, Lina, j'avais fait cela pour vous; cela faisait mon orgueil et ma force.

—C'est dans une de ces folles journées que vous avez sauté dans le ruisseau le Malbeek pour m'en retirer et me placer sur le bord, moi qui étais déjà à moitié noyée. Voire père était très fâché et vous gronda sévèrement parce que vous rentriez à la maison couvert de boue; mais votre mère vous approuva et dit qu'elle était fière de votre courage et de votre bon coeur.

—Non, je ne me rappelle pas cela.

Herman se leva.

Immédiatement la jeune fille ajouta comme si elle voulait le retenir:

—N'avez-vous pas oublié comment nos mères,—elles sont ensemble au ciel maintenant,—nous avaient travestis une fois le jour des Innocents? Vous portiez la veste de votre père, et on vous avait tracé au-dessus de la lèvre de grosses moustaches noires avec un morceau de tison brûlé; moi, j'étais affublée de la jaquette et du bonnet plissé de ma mère. Nous devions aller manger des Couquebacques[1] chez grand'mère Steenvliet; mais vous me paraissiez si laid, et j'avais tellement peur de vos grosses moustaches noires, que je vous plantai là, et pris la fuite…

[Note 1: Espèce de crêpes.]

—Je dois me dépêcher d'aller à l'Aigle d'or, interrompit le jeune homme. Ah! Lina, que ne peut-on passer sa vie au milieu de ces souvenirs rayonnants de son enfance! Je ne sais pas ce qui m'arrive, mais je suis très heureux; il y a comme une lumière, une consolante lumière qui est descendue dans mon coeur; mais l'illusion ne peut pas durer toujours. Maintenant il faut que, bon gré, mal gré, je me décide à prendre congé de vous.

—Mais il n'est pas encore quatre heures et demie, je vous en prie, monsieur Herman, restez encore quelques minutes, dit la jeune fille avec un regard suppliant.

—Votre coucou retarde. Je commence réellement à croire, Lina, que vous cherchez à m'empêcher d'aller à l'Aigle d'or.

—Eh bien, oui, j'en conviens. Il me semble même que je sacrifierais volontiers deux années de ma vie pour vous en empêcher.

—Allons, allons, votre bon coeur vous fait craindre sans raison. Je tiendrai la promesse que je vous ai faite. Croyez-moi, ce soir du moins je serai très sobre, très modéré… D'ailleurs ma vie orageuse de jeune homme va bientôt prendre fin. Je vais me marier.

—Ah! c'est bien! s'écria joyeusement Lina. Votre future est sans doute très riche.

—C'est la fille d'un baron.

—Et vous vous aimez sincèrement, n'est-il pas vrai? demanda la mère
Wouters.

—Cela viendra peut-être, murmura Herman en levant les épaules.

—Se marie-t-on donc sans amour chez les gens riches?

—Quelquefois. J'épouse une très noble demoiselle que je n'ai vue que deux fois et très peu de temps; mais je l'épouse parce que mon père dit que ce mariage le rendra heureux.

—Ah! c'est une autre affaire, Monsieur; comme cela je comprends la chose.

—Maintenant, bonnes gens, dit le jeune homme en se tournant vers la porte, je vous renouvelle l'expression de mes sincères remerciements, et je vous prie d'annoncer au père Wouters que je considère comme un devoir pour moi de venir à la première occasion lui témoigner aussi ma reconnaissance.

—Si vous vouliez de temps en temps nous honorer d'une visite en passant, vous nous feriez beaucoup de plaisir, murmura la jeune fille. Pas vrai, ma mère, M. Herman sera toujours le bienvenu ici?

—Oui, oui, Monsieur, toujours le bienvenu, affirma la vieille femme.

—Portez-vous bien toutes deux: au revoir!

Et Herman Steenvliet, traversant le jardinet devant la maison, enfila le chemin de terre.

Il pressa le pas dans la direction de l'auberge de l'Aigle d'or; mais il secouait la tête en se parlant à lui-même, et souriait en évoquant l'un après l'autre tous les doux souvenirs qui lui avaient fait revoir, comme dans un beau rêve, les jours heureux de son enfance.

Il avait déjà fait un bon bout de chemin lorsque, dans sa préoccupation, il faillit renverser en le heurtant, un vieillard qui venait en sens contraire avec un sac de toile sur le bras.

—Ah! père Wouters, je vous demande pardon, balbutia-t-il. J'étais tellement distrait et absorbé que je ne vous avais pas vu.

—Maintenant je vous reconnais bien aussi, dit le vieillard; vous êtes M. Herman Steenvliet.

—Oui, et je suis allé chez vous pour vous remercier de vos bons soins. Je suis enchanté de vous rencontrer. Croyez que je vous garderai une profonde reconnaissance.

—Vous paraissez tout à fait rétabli et bien portant, tant mieux! répondit le vieux paysan. Malheureusement je n'ai pas besoin de demander à Monsieur où il se rend encore une fois, C'est facile à deviner, car on chante et on fait déjà assez de tapage à l'Aigle d'or.

—En effet, c'est là que je vais.

—Permettez à un vieillard de vous le dire, grommela Jean Wouters avec une expression de profond mécontentement, qui s'expose ainsi volontairement au danger et compromet sa santé dans de folles orgies, ne mérite ni estime ni pitié… Et, puisqu'il en est ainsi, Monsieur, je dois vous avertir que si je vous rencontrais encore une fois dans le même état que la semaine dernière, je ne prendrais plus la peine de vous ramasser.

Sans écouter les excuses du jeune homme ébahi, le père Wouters s'éloigna en grommelant un adieu sec et bref.

Au moment où il allait atteindre sa demeure, il se retourna pour suivre M. Steenvliet du regard.

—Ah çà! pourquoi diable m'arrêté-je ainsi en chemin? se dit le vieillard à lui-même. Hésiterait-il? Ah! si une bonne pensée pouvait le retenir! Il y aura un fameux train ce soir à l'Aigle d'or; on y chante déjà si fort que le vacarme s'entend jusqu'au milieu de la Place… Tiens, le voilà qui tourne à gauche et qui disparaît entre les arbres!

Jean Wouters regarda encore un moment, puis il continua son chemin. Rentré chez lui, il dit aux deux femmes qui commencèrent à lui parler de M. Steenvliet.

—Oui, oui, je sais, je l'ai rencontré. Je n'ai pas le temps d'écouter maintenant. Il n'y avait pas beaucoup d'ouvrage à l'atelier. Je reviens, avec la permission de notre patron, pour pouvoir planter encore avant le noir, dans notre petit jardin, ces féveroles que j'ai été chercher chez Kobe le jardinier. Le temps est favorable, il faut en profiter… Non, j'ai déjà mangé les tartines de mon bissac; je ne veux pas de café.

En achevant ces mots il sortit, alla prendre dans l'étable une bêche et un rateau, et se mit immédiatement à l'oeuvre pour planter, comme il l'avait annoncé, les féveroles qu'il venait de rapporter…

Il pouvait avoir fait à peu près la moitié de sa tâche lorsque le pas précipité d'un passant lui fit lever la tête.

—Eh quoi! monsieur Steenvliet, déjà de retour! demanda-t-il. Je pensais précisément à vous. Je vous voyais en pensée buvant du vin mousseux à l'auberge de l'Aigle d'or.

—Je n'y suis pas allé, répondit le jeune homme. Votre sévère mais sage avertissement, les conseils amicaux de la mère Wouters et de Lina m'ont fait réfléchir, et m'ont donné la force de volonté nécessaire pour prendre une bonne résolution. On ne me verra pas à l'Aigle d'or aujourd'hui.

—Entrez donc, monsieur Steenvliet. Les femmes seront bien heureuses d'apprendre cela.

—Je ne peux pas; j'ai à peine le temps d'arriver au chemin de fer avant le départ du train pour Bruxelles.

—Mais il y a encore plusieurs départs, Monsieur.

—Non, non, il ne fait pas bon ici pour moi. Je pourrais encore changer de résolution. Adieu, adieu, jusqu'à la prochaine occasion!

Et sans se retourner vers le vieillard, il suivit en toute hâte le chemin de terre qui passait devant la maison.

VI

Plus de huit jours s'étaient écoulés depuis que le baron d'Overburg avait écrit à son oncle le marquis de la Chesnaie, et aucune réponse ne lui était encore parvenue.

Cela le mit dans un grand embarras. Il commençait à croire que c'était par mécontentement que le marquis le faisait attendre si longtemps, et à craindre que la réponse tant retardée ne fût un refus. D'ailleurs, la baron avait invité quelques-uns de ses plus proches parents à un dîner où il se proposait de leur présenter le file de M. Steenvliet comme le futur époux de sa fille.

Ce dîner devait avoir lieu dans quatre jours. Faute d'une réponse approbative de son oncle, le baron ne pouvait pas prendre sur lui d'annoncer ces fiançailles, car dans sa lettre au marquis il avait promis de la façon la plus formelle de garder secret ce projet d'union jusqu'à ce qu'il eût obtenu son consentement.

L'entrepreneur aussi montrait de l'impatience et de la méfiance à cause du long silence du marquis; mais M. d'Overburg le rassura plus ou moins en lui disant que son oncle était un homme bizarre, qui ne pouvait jamais se décider à prendre un parti avant d'y avoir réfléchi d'abord pendant toute une semaine.

Quant au dîner au château, il était trop tard pour l'ajourner ou le contremander. Si la réponse du marquis n'arrivait pas avant le jour fixé, on ne parlerait pas encore du mariage; dans ce cas, cette réunion ne serait pas autre chose qu'un moyen de faire connaissance—et même ce serait peut-être là une circonstance favorable, attendu que plus tard l'annonce définitive du mariage surprendrait moins les parents de M. d'Overburg et leur paraîtrait moins extraordinaire.

Lorsque l'entrepreneur causait de ces choses avec son fils, Herman continuait à montrer la même bonne volonté, mais aussi la même indifférence. M. Steenvliet se figurait que cette froideur était en grande partie simulée; car sans cela, comment expliquer que, depuis qu'il était question de cette union, la conduite du jeune homme se fût si profondément modifiée? En effet, pendant la dernière semaine écoulée, Herman n'était allé que trois fois au Club; et encore ne s'y était-il rendu que sur l'invitation de son père. Et chaque fois il était rentré au logis avant onze heures, la tête fraîche et l'esprit parfaitement dispos, Les autres soirées il les avait passées dans sa chambre à lire ou à dessiner, chose qui ne lui était plus arrivée depuis bien longtemps.

M. Steenvliet ne pouvait donc pas douter qu'Herman ne songeât continuellement à la charmante et noble fiancée que lui donnait ce projet d'union. Ce n'était qu'un vif et profond sentiment d'amour qui se développait dans le coeur du jeune homme, et qu'il cherchait à cacher aux autres et à lui-même.

Cette espérance, cette conviction, pour parler plus exactement, réjouissait d'autant plus l'entrepreneur, qu'il croyait pouvoir considérer la douceur, la soumission d'Herman à son égard, comme une marque de reconnaissance pour le brillant mariage que M. Steenvliet allait lui permettre de contracter, au prix des plus grands sacrifices. Dans l'intervalle, Herman était retourné une fois dans la maison de Jean Wouters. Il avait eu envie plutôt de revoir les lieux où s'était passée son enfance, et qui lui rappelaient des souvenirs si chers à son coeur. Herman choisit pour sa seconde visite un dimanche après-midi, afin de rencontrer le vieux charpentier au logis.

Il fut reçu par le vieillard, par Lina et par sa mère avec une cordialité et une amabilité qui n'avaient rien de contraint. La joie de ces gens simples fut grande, lorsqu'ils apprirent de sa bouche que, depuis sa dernière visite, il ne s'était pas seulement abstenu d'aller à l'Aigle d'or, mais qu'il n'avait pas une seule fois pris assez de vin pour être plus animé que d'habitude.

C'était à eux, à leurs sages et bienveillants conseils, qu'il devait ce bonheur, oui, ce bonheur inappréciable, car c'était maintenant seulement qu'il vivait en paix avec sa conscience, qu'il avait l'esprit calme, le coeur content, et que l'avenir lui souriait de nouveau…

Quoi qu'il pût lui advenir par la suite, il n'oublierait jamais ce bienfait… Ils étaient pauvres; l'argent avait pour lui peu de valeur. Il pouvait dissiper des milliers de francs pour satisfaire une fantaisie; mais il n'osait pas leur offrir de l'argent, car il pensait là-dessus comme maître Wouters, et il craignait que, si l'argent s'en mêlait, il ne vînt diminuer leur estime réciproque, et flétrir peut-être, ou du moins altérer dans sa pureté, leur amitié désintéressée. Conséquemment, quoi qu'il fût tout dispos à leur donner de l'or, beaucoup d'or même, pour les récompenser, il leur déclara que de son propre mouvement, il ne leur ferait jamais une pareille offre.

Cette manière de voir plut tellement à l'honnête ouvrier, qu'il avait les yeux humides de larmes en serrant la main du jeune homme, et qu'il le remercia avec effusion de ses bons sentiments à leur égard; car vraiment, s'il avait osé leur offrir de l'argent, ne fût-ce qu'une simple pièce d'or, il l'aurait prié, ou plutôt il lui aurait enjoint de passer désormais devant la porte de leur humble maisonnette.

Ils étaient donc enchantés l'un de l'autre, et se remirent à parler du temps passé, lorsqu'ils demeuraient tous à Ruysbroeck, sauf le grand-père, et qu'Herman et Lina étaient d'inséparables compagnons de jeu. En évoquant ces souvenirs tantôt ils riaient et battaient gaiement des mains, tantôt leurs yeux se mouillaient de douces larmes d'émotion. Herman se sentait comme emporté dans un monde enchanté. Il redevenait enfant, courait à la ronde, encore mal affermi sur ses petites jambes, et tenant la petite Caroline par la main, au milieu d'une nature aimable et riante, avec un soleil plus chaud, un air plus doux, des fleurs plus odorantes, et où les sources du bonheur et de la force n'étaient pas l'argent, mais la pureté de l'âme, la bonté du coeur et l'amour du prochain.

Il resta pour prendre le café de l'après-midi avec ses amis pauvres, mais nobles à ses yeux; il mangea encore avec le même plaisir des tartines de pain de seigle, et parla, à cette occasion, de sa bonne mère, avec un si vif regret et une tendresse si touchante et si communicative, que ses auditeurs avaient toutes les peines du monde à se retenir de pleurer.

Puis il parla de son futur mariage, et répondit aux questions de Lina et de sa mère que sa fiancée, quoique fille d'une baronne, était une jeune fille simple, affable et intelligente. A la vérité elle n'avait pas des joues fleuries comme une personne dont le sang est tonifié par le soleil, le grand air et le travail des champs; mais elle était bien faite, distinguée, élégante, pleine de charme dans ses manières, dans sa démarche et dans son langage. Il n'éprouvait pas pour elle une inclination particulière; mais comme son père y tenait si fort et que, d'ailleurs, ce mariage le retiendrait probablement, lui Herman, de retomber dans cette vie de dissipation dont il avait horreur aujourd'hui comme d'une chose vile et méprisable, il accepterait cette union disproportionnée, quoi qu'il n'espérât pas y trouver une vie agréable.

Lina et ses parents s'efforcèrent de le consoler et de l'encourager. D'après leur sentiment, son inquiétude était sans aucun fondement. Comment pouvait-il craindre de n'être pas heureux avec une fiancée noble et riche qu'il dépeignait lui-même comme aimable, douce et distinguée. Et quant à l'amour, il viendrait insensiblement, de lui-même.

Là-dessus, Herman avait secoué la tête et poussé un profond soupir, sans répondre un mot.

Ils se levèrent de table. Jean Wouters voulut montrer à Herman le verger et le potager. On se promena pendant quelque temps dans les sentiers du petit jardin, on cueillit çà et là une fleur, qui rappela naturellement aux deux jeunes gens les doux souvenirs de leur heureuse enfance, on causa, on rit, joyeusement et naïvement, jusqu'à l'heure où les approches du soir firent sentir à Herman que sa visite avait assez duré. Il se leva et annonça qu'il allait retourner à Bruxelles.

—Quand pouvons-nous espérer que monsieur Herman nous honorera d'une nouvelle visite? demanda Lina en lui adressant un regard suppliant.

—Ah! répondit-il, un pareil après-dîner d'intime et amicale causerie a plus de prix pour moi que toutes les fêtes et les plaisirs coûteux du soi-disant grand monde. Vous revoir, bonnes gens, pouvoir passer de temps en temps quelques instants en votre réconfortante compagnie, cela seul, j'en suis convaincu, me donnerait la force de ne pas retomber dans les excès de ma vie désespérée; mais je n'ose vraiment pas vous demander la permission…

—Vous serez toujours le très bien venu chez nous, Monsieur, dit le charpentier.

—Votre visite nous honorera et nous fera plaisir, ajouta la veuve.

—N'oubliez pas, monsieur Steenvliet, que vous m'avez sauvé la vie, et que nous vous devons, pour cela seul, une reconnaissance éternelle, dit la jeune fille d'un ton très sérieux.

—Soit, Lina, répondit le jeune homme avec un doux sourire. Et maintenant, vous voulez, à votre tour, sauver mon âme, n'est-ce pas? Ne secouez pas la tête, je pénètre votre généreuse intention. Si vous atteignez votre but, lequel de nous deux devra le plus à l'autre? Allons, allons, il vaut mieux ne pas discuter là-dessus. Bonjour, au revoir!

Herman reprit, les pas et le coeur légers, le chemin de terre qui conduit à Loth. Il se frottait les mains, murmurait des phrases joyeuses; il avait devant les yeux les images de Jean Wouters et de sa fille, mais surtout l'image de Lina qui le précédait en lui souriant.

Cela l'amena à la fin à faire cette réflexion, qu'il était né bien certainement pour la vie simple et tranquille de la campagne. Et maintenant il allait se marier avec une jeune fille noble qui ne chercherait son bonheur que dans une vie de luxe. Ce n'était pas l'amour qui les avait poussés l'un vers l'autre; elle ne lui apportait rien que ses quartiers de noblesse; lui, pas autre chose que les richesses paternelles… Pour d'autres, une pareille union était peut-être désirable; mais pour lui, il n'y paraissait destiné ni par la volonté de Dieu, ni par sa nature intime. Mais quoi qu'il en fût, il avait promis à son père d'accepter la main de Clémence de bonne volonté, et il voulait tenir sa promesse. D'ailleurs, c'était encore le mieux qu'il eût à faire, car sans cela sa triste vie devenait encore inutile et sans but comme auparavant.

Ces pensées occupèrent son esprit jusqu'au moment où il descendit du train à Bruxelles, et où il se disposait à rentrer en ville.

Mais alors il sentit tout à coup que quelqu'un lui frappait sur l'épaule. Il se retourna et vit un homme d'une forte corpulence, avec des joues rouges et bouffies, portant une blouse bleue et une casquette en peau de loutre. C'était Pierre Mol, l'aubergiste de l'Aigle d'or, qui lui prit familièrement la main en lui disant:

—Ah! ah! c'est vous, monsieur Herman. Bien le bonjour. Que diable, vous avez une mine excellente; êtes-vous tout à fait guéri?

—Guéri? répéta le jeune homme avec étonnement. Dieu soit loué, je n'ai pas été malade, maître Mol. Pourquoi me demandez-vous cela?

—Mais, parce que vous n'avez pas assisté à la fête de mercredi dernier. On vous a attendu si longtemps! Notre Isabelle aurait bien pleuré de ne pas vous voir… Ç'a été vraiment un banquet royal. Mais à cause de votre absence on ne s'est pas trop amusé. Je m'en suis bien aperçu à ma cave: on n'a pas bu seulement une bouteille de champagne par tête, et à dix heures tout le monde était déjà parti. C'est vous, monsieur Herman, qui êtes le grand boute-en-train, et quand vous n'êtes pas là, cela ne va pas du tout… Deux jours après, M. Dalster nous a dit que vous étiez malade, et qu'on ne vous avait pas encore vu au Club. Notre Léocadie ne cesse pas de marcher la tête basse, et notre Isabelle pleure quand elle est seule. Oui, vous comprenez cela, n'est-ce pas? La pauvre fille vous est si attachée, si dévouée, que pendant des journées entières elle ne pense qu'à vous.

—A moi? s'écria le jeune homme stupéfait et quelque peu indigné.
Isabelle pense à moi? Je voudrais bien savoir pourquoi.

—Allons, allons, fine mouche, répondit Pierre Mol en riant, ne faites donc pas l'innocent. Vous savez parfaitement que notre Isabelle n'est heureuse que lorsqu'elle vous voit.

—Moi? grommela Herman, je n'en sais rien du tout.

L'aubergiste pencha sa tête sur l'épaule d'Herman et lui souffla à l'oreille:

—Avez-vous donc déjà oublié ce que vous disiez à Isabelle? Vous lui avez avoué que vous ne pouviez pas la regarder sans que votre coeur se mît à battre… Et naturellement la pauvre enfant a fini par raffoler tout à fait de vous.

—Ah çà, maître Mol, interrompit Herman sans chercher à dissimuler sa mauvaise humeur, je vous prie de ne pas m'ennuyer davantage avec vos ridicules bavardages. Je ne sais qu'une chose, c'est que vos deux filles—Léocadie aussi bien qu'Isabelle,—nous flattent et excitent notre amour-propre pour nous engager à boire à l'envi et a dépenser le plus d'argent possible. Tout ce que j'ai consommé ou cassé chez vous, je l'ai payé; par conséquent nous sommes absolument quittes. Passez donc votre chemin et laissez-moi tranquille.

Pierre Mol retint le jeune homme par le bras; Herman, de crainte d'ameuter les curieux, ne voulut pas employer la violence pour se débarrasser de cet importun personnage.

—Mais, monsieur Herman, consolez-moi donc un peu, je vous en prie, dit l'aubergiste d'un ton obséquieux. Avant-hier le chevalier Van Beverhof est venu chez nous. Il nous a fait beaucoup de peine à tous eu nous affirmant que vous ne viendriez plus jamais à l'Aigle d'or! Ce n'était qu'une plaisanterie, il nous a trompés, n'est-ce pas?

—Je n'ai jamais rien dit de pareil, répondit Herman, mais j'entends être entièrement libre de mes actions, et je n'ai de comptes à en rendre à personne.

—Ah! Monsieur, je vous en prie, ayez pitié de moi et de mes enfants! Si vous ne venez plus chez nous, je suis tout à fait perdu. Ces nobles jeunes gens, vos amis, cesseront également de venir, et ainsi tout le vin dont j'ai rempli ma cave me restera pour compte. Soyez généreux, Monsieur, promettez-moi de venir encore dans mon auberge.

—Eh bien, oui, si j'en ai l'occasion. Adieu! grommela Herman, en s'éloignant en toute hâte.

Il sauta dans une voiture de place et ordonna au cocher de le conduire rue de la Loi.

Chemin faisant il réfléchit aux étranges paroles de Pierre Mol. Isabelle éprouverait pour lui une inclination particulière, et même, pour employer le mot propre, un véritable amour? Que pouvait bien signifier ce mot-là dans la bouche de jeunes filles qui adressaient en même temps leurs sourires à vingt jeunes gens différents, comme un appât pour les décider à s'amuser et à dépenser de l'argent? Si jamais il avait dit à Isabelle, même en plaisantant, quelque chose qui fût de nature à lui donner le ridicule espoir d'être distinguée par lui, la sympathie de la jeune fille se comprendrait. Mais il ne lui avait jamais rien dit de pareil. Ce n'était donc encore qu'un prétexte inventé par le rusé père Mol pour flatter la vanité du jeune homme, et le ramener ainsi à l'Aigle d'or. Mais cette ruse ne pouvait pas réussir; si, précédemment, il n'avait ressenti ni sympathie ni estime pour les filles intéressées de l'aubergiste, maintenant que ses yeux s'étaient ouverts, il n'avait plus pour elles que de l'aversion et du mépris.

L'amour, pensait-il, est bien certainement l'effluve qui s'exhale d'une âme encore pure; une attraction inconsciente, une abnégation candide et désintéressée; mais il y a, auprès du coeur de l'homme, un démon jaloux pour ternir la pureté de cette flamme ou pour l'étouffer tout à fait: l'or, l'idole matérielle, qui fausse et corrompt tout.

La voiture, en s'arrêtant rue de la Loi, coupa court à ces rêveries. Les becs de gaz étaient déjà en partie allumés.

Il paya le cocher et entra sous la porte cochère. Le domestique de M. Steenvliet, Jacques, vint à sa rencontre et lui annonça que son père désirait lui parler.

Lorsqu'il fut entré dans le cabinet, M. Steenvliet lui dit:

—Herman, j'ai reçu des nouvelles de Monaco. M. d'Overburg est venu et m'a montré la lettre.

—Et le marquis de la Chesnaie consent-il à mon mariage, mon père?

—Oui; mais comment cette affaire se terminera-t-elle, voilà la question. Le marquis doit être un homme hardi autant qu'orgueilleux pour oser donner une semblable réponse; mais en tout cas ce n'est pas la faute du baron d'Overburg, qui en est encore plus affligé que moi.

—Affligé? Les nouvelles sont-elles donc mauvaises?

—Pas précisément mauvaises, Herman, mais elles ne sont pas comme je les aurais souhaitées, Asseyez-vous là, je vais vous expliquer la chose. Le marquis écrit que le projet d'une pareille mésalliance,—il dit «mésalliance»! l'afflige au plus haut point; mais que comme Clémence pense que ce mariage la rendra heureuse, et que, d'autre part, il en reconnaît lui-même la nécessité, il est prêt à y donner son consentement dès qu'il se sera personnellement convaincu que tout ce que son neveu le baron lui a écrit à ce sujet n'est ni mal fondé ni exagéré. A cet effet il viendra lui-même à Bruxelles… dans trois semaines! Car bien que sa santé soit beaucoup meilleure maintenant, le médecin de Monaco le menace d'une inévitable rechute, si pendant près d'un mois encore il ne continue pas à prendre des bains chauds d'eau de mer. Le marquis défend strictement à son neveu, et sur un ton d'autorité qu'il suppose irrésistible, de faire ou de décider rien concernant ce mariage avant qu'il soit venu en personne donner son consentement. Ainsi, encore un mois de délai assurément. Comment trouvez-vous cela, Herman?

—Eh bien, pour vous dire la vérité, mon père, répondit le jeune homme, je trouve cela une circonstance heureuse.

—Comment, une circonstance heureuse?

—C'est naturel, mon père; on ne passe pas sans hésitation de la vie libre de jeune homme dans la chaîne indissoluble du mariage. Ce mois de répit me permettra de m'habituer à l'idée de mon nouvel état.

—Vous n'espérez ou vous ne désirez pas cependant que votre mariage échoue?

—Oh! non, pas cela, mon père.

—Du reste, cela y ferait peu de chose. Je me suis mis fermement dans la tête que vous deviendrez l'époux de mademoiselle Clémence… Et cela se passera comme ça, malgré le monde entier. J'ai votre parole, et quant aux autres, je les tiens tous dans ma main grâce à mon argent.

—Ne vous fâchez pas, mon père; puisque le marquis écrit qu'il consentira…

—Oui, mais cette méfiance et ces délais m'humilient et m'énervent. M. de la Chesnaie veut probablement prendre d'abord des informations pour s'assurer que ma fortune n'est pas une illusion. Eh bien soit, qu'il vienne!… Ah! oui, j'oublie de vous parler du dîner qui a lieu au château après-demain. Pour obéir au voeu, ou plutôt à l'ordre du marquis, nous sommes convenus qu'à cette fête il ne sera pas encore fait allusion au mariage projeté. Vous y verrez votre fiancée et vous ferez plus ample connaissance en causant avec elle; mais vous devez également éviter tous les deux de parler de mariage. Aurez-vous bien assez d'empire sur vous-mêmes?…

—Oh! rien de plus facile, mon père.

—Eh bien, alors c'est parfait. Mais je veux vous donner encore un autre conseil. Cette entrevue peut avoir des conséquences graves, Vous devez tâcher de produire une impression favorable sur Clémence et sur ses nobles parents. Quoi qu'on on dise, c'est d'après son plumage qu'on juge l'oiseau. Apportez le plus grand soin à votre toilette, et n'épargnez pas l'argent.

—Mais, mon père, répondit Herman, j'ai ma toilette noire de cérémonie toute neuve, je n'ai pas besoin d'autre chose.

—Vous ferez du moins friser vos cheveux?

—Naturellement, mon père.

—Il y a quelques mois, Herman, j'ai remarqué au doigt du baron d'Alterre un diamant qui brillait et jetait des étincelles comme un charbon ardent. J'ai acheté une bague comme celle-là. Elle est un peu grande pour votre doigt, mais vous irez chez le bijoutier, et la ferez rétrécir. Ce diamant attirera tous les regards.

—Vous voulez, mon père, que je mette cette bague?

—Oui, elle attestera notre richesse.

—En cela il faut pourtant que je résiste à votre désir, mon père. Que des personnes âgées portent de pareils joyaux, c'est peut-être une habitude dans la haute noblesse. Mais ce que je sais fort bien, c'est que cela ne sied pas aux jeunes gens. D'ailleurs, si mademoiselle Clémence et les autres attendent après cela pour me témoigner de la sympathie ou de l'estime…

—Cela suffit: assez là-dessus; je porterai moi-même la bague à mon doigt, ça fait qu'on la verra tout de même… Dites donc, Herman, si nous attelions nos quatre chevaux à la voiture, cela ferait joliment de l'effet là-bas!

—Mais, mon père, les nobles convives de M. le baron ne viendront qu'avec deux chevaux tout ou plus. Le luxe de notre train les blesserait profondément.

—Eh bien, quel mal y aurait-il là-dedans?

—Ce n'est pas le moyen de se faire accueillir favorablement, mon père.

—En effet, vous avez peut-être raison. Je renonce à mon idée. Ce n'est pas pour moi que je veux convaincre tout le monde de notre richesse. Au fond, je me moque pas mal de ce que les gens pensent de moi; mais c'est pour vous, mon cher Herman, pour votre bonheur… Pour finir, encore une recommandation. Le baron me fait comprendre chaque fois que son fils Alfred n'est pas très porté pour votre mariage. Pourquoi n'essayez-vous pas de vaincre cette résistance? Voici le soir: allez au Club, vous y trouverez Alfred, car les membres se réunissent aujourd'hui pour délibérer sur les courses de chevaux de cet été.

—Je n'en ai pas grande envie, mon père.

—Pourquoi?

—Parce que M. Alfred, depuis que son père lui a parlé de mon mariage, est visiblement embarrassé en ma présence, et qu'il m'évite.

—Bah! bah! c'est probablement une supposition sans fondement,
Faites-moi ce plaisir, allez au Club.

—Eh bien, soit! J'y mangerai quelque chose. A tantôt, mon père, car je n'y resterai pas tard.

Et le jeune homme sortit du cabinet, après avoir reçu une cordiale et vigoureuse poignée de main en récompense de son bon vouloir.

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