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Argent et Noblesse

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XIII

Le baron d'Overburg était allé en voiture ouverte à la station du chemin de fer pour aller au-devant de son oncle le marquis qui l'avait averti de son arrivée par télégramme.

Pendant ce temps la baronne se tenait, avec tous ses enfants, dans un des salons du château, prête à recevoir le marquis.

Quoiqu'elle fût intérieurement inquiète et triste, elle feignait une grande liberté d'esprit, et essayait de faire comprendre à ses filles qu'il était de leur devoir de se montrer gaies, afin que M. de la Chesnaie ne doutât pas de leur vif désir de voir s'accomplir le mariage de Clémence avec Herman Steenvliet.

Alfred seul répondit à ces conseils par un murmure de protestation. Malgré sa conduite légère, le jeune homme avait un caractère fier, et parmi toutes ses soeurs, il avait toujours aimé Clémence d'une amitié particulière, à cause de son bon coeur et de sa complaisance. Il savait combien elle était tourmentée et même malade par la seule idée que cette mésalliance allait la faire déchoir de sa noblesse. Il reconnaissait bien, à la vérité, que ce mariage, imposé par la fatalité, ne pouvait pas être évité; mais feindre la joie en ce moment où sa soeur allait être définitivement condamnée, il n'en avait pas la force.

Clémence, au contraire, assurait à sa mère qu'elle exécuterait ses promesses résolument et sans hésiter, et qu'elle ne laisserait pas supposer au marquis, ni par un mot, ni par un geste, qu'elle ne consentait que malgré elle à une alliance dont elle n'espérait aucun bonheur.

Mais ce que la pauvre jeune fille ne pouvait cependant pas cacher, c'était la pâleur de son visage et la fatigue de ses yeux battus. Il ne pouvait pas non plus échapper à l'attention de M. de la Chesnaie que, depuis son départ pour Monaco, Clémence avait sensiblement maigri. Mais en disant qu'elle avait eu la fièvre, et qu'elle n'en était débarrassée que depuis quelques jours, on éviterait toute explication ultérieure à ce sujet.

Quant aux jeunes soeurs de Clémence, celles-là étaient réellement joyeuses. Le mariage de leur aînée les sauvait d'un sort malheureux, et ouvrait devant elles un avenir sans nuages. Sans doute, elles eussent, pour elles-mêmes, repoussé un semblable mariage avec mépris; mais puisque Clémence se déclarait prête à l'accepter, et qu'il n'y avait pas d'autre moyen d'échapper à la déchéance, elles étaient disposées à faire tout ce qu'il fallait pour que le marquis envisageât ce mariage sous le jour le plus favorable.

Tandis que la baronne les confirmait dans ces bonnes résolutions, un domestique vint annoncer que M. le baron et M. le marquis arrivaient au bout de l'avenue.

Madame d'Overburg et ses enfants sortirent pour se rendre dans la cour d'honneur, au sommet du grand escalier du château.

Dès que la voiture eut franchi la grille de fer aux lances dorées, et qu'ils purent apercevoir le marquis, ils se mirent à agiter leurs mouchoirs et à le saluer de loin de leurs compliments de bienvenue.

—Que Clémence aille en avant, dit la baronne, elle est sa filleule, et elle doit l'embrasser la première.

Le marquis de la Chesnaie était un vieillard de plus de soixante-dix ans, très maigre, avec un front profondément ridé et des yeux très enfoncés sous l'orbite. Ses cheveux, blancs comme neige, et quelque chose de sévère dans son regard, lui donnaient un air imposant. Sa physionomie inspirait le respect.

En ce moment-là il ne devait pas être de bonne humeur, car il répondit par un sourire à peine perceptible aux bruyants souhaits de bienvenue de ses nièces.

A peine avait-il mis pied à terre avec l'aide d'Alfred, que Clémence se jeta à son cou et l'embrassa avec une tendresse sincère. Elle avait d'ailleurs pour son parrain un profond respect et une véritable affection.

—Ma pauvre Clémence, dit le marquis, l'amour est aveugle, je le sais; mais cependant je ne me serais pas attendu à pareille chose de votre part; une mésalliance! Vous, ma chère filleule, la femme d'un bourgeois!

La jeune fille fit un effort sur elle-même et répondit d'une voix qui s'étranglait dans sa gorge:

—Mon cher parrain il est si bon; son coeur est si noble!

—Si vous l'aimez, si votre amour est assez profond pour que vous lui fassiez le sacrifice de votre noblesse…

En ce moment les soeurs de Clémence accoururent avec une joyeuse impatience, se jetèrent au cou du vieillard et lui souhaitèrent la bienvenue en le comblant de marques de tendresse et en le félicitant chaleureusement de son heureux rétablissement.

L'entretien de Clémence avec le marquis fut donc momentanément interrompu, et le vieux gentilhomme, traîné par beaucoup de mains amies, se laissa emmener dans le château et introduire au salon où on le fit asseoir dans le fauteuil le plus confortable.

Il eut toutes les peines du monde à répondre aux nombreuses questions qu'on lui adressait de tous côtés sur son séjour à Monaco, sur sa maladie et son heureuse guérison. L'épanchement de la joie générale, la chaleur de ces témoignages de sympathie, paraissaient au marquis quelque chose d'extraordinaire. Même les efforts que faisaient le baron et la baronne pour le flatter et lui plaire, ne lui semblaient pas exempts de contrainte. Quelle raison pouvait-on avoir d'exagérer visiblement les manifestations de l'affection qu'on lui portait? Et pourquoi Clémence, la seule peut-être qui l'aimât sincèrement, était-elle la seule qui restât tranquille et réservée?

Cette pensée lui fit considérer sa filleule avec plus d'attention. Comme elle était pâle! Non, il ne se trompait pas, elle avait beaucoup maigri. Qu'est-ce que cela signifiait?

—Venez donc un peu près de moi, Clémence, lui dit-il, j'ai, quelque chose à vous demander. Votre visage, qui a d'assez fraîches couleurs habituellement, est à présent fort pâle. Avez-vous du chagrin?

—Oui, marquis, vous l'avez deviné, se hâta de répondre le baron. Vous comprenez? L'inquiétude, la crainte de vous voir peut-être vous déclarer contre son mariage; et sans votre consentement elle n'oserait jamais…

—Est-ce vrai, Clémence?

—Oui, mon bon parrain, c'est ainsi. La crainte que…

—Et cette crainte vous aurait fait maigrir?

—Elle a eu la fièvre, interrompit une des soeurs, mais depuis huit jours elle est tout à fait guérie.

Le marquis prit la main de la jeune fille.

—Clémence, dit-il, je ne dois pas vous cacher que votre projet de mariage avec un roturier a été pour moi une source de chagrin. Cela me fait vraiment de la peine de penser que vous, ma chère filleule, vous viviez dorénavant dans un monde inférieur… Mais, si vous croyez que votre bonheur dépend de cette union inégale, si vous courez le danger de devenir gravement malade, si l'on résiste au voeu de votre coeur, je ne serai pas assez cruel pour sacrifier votre santé et votre bonheur pour des motifs de convenances sociales. Venez, affirmez-moi que vous souhaitez ce mariage de toutes les forces de votre âme.

La jeune fille jeta sur lui un regard plaintif et languissant; elle hésitait; le mot fatal se refusait à sortir de ses lèvres.

—Répondez donc, Clémence, dit sa mère d'un ton pressant.

—Eh bien, mon enfant, dites-moi que vous désirez ardemment ce mariage, répéta le vieillard.

—Oui, oui, je le désire ardemment, balbutia-t-elle.

—Votre consentement la rendra si heureuse: ajouta le baron.

—Eh bien, soit, Clémence, reprit le marquis. Puisque vous le voulez, devenez donc la femme de… Mais, ô ciel! vous frémissez? vous devenez encore plus pâle? Qu'est-ce que cela signifie?

La jeune fille poussa un soupir étrange et se mit à trembler si visiblement sur ses jambes que sa mère accourut pour la soutenir, mais elle en profita pour murmurer à son oreille quelques paroles sévères, afin de lui faire comprendre que l'heure était solennelle et qu'elle devait tenir sa promesse.

La pauvre fille rassembla tout son courage, retourna auprès du marquis et lui dit:

—Ah! merci, mon bon parrain, c'est la joie qui m'émeut si profondément.

Mais le marquis ne se laissa pas tromper cette fois. La méfiance s'était glissée dans son esprit, et il commençait à douter si Clémence ne lui cachait pas le véritable état de son coeur sous la pression d'une violence secrète.

Cette pensée le blessa et l'effraya. Il se leva, regarda sévèrement le baron, et dit d'un ton qui n'admettait aucune réplique:

—Ce consentement que l'on attend de moi est, dans tous les cas, une chose de la plus haute importance; il pourrait devenir, à mon insu, une décision fatale. Puisque j'ai à remplir ici le rôle de juge, je veux être bien et complètement éclairé avant de rendre mon arrêt. Laissez-moi causer pendant quelques instants seul avec Clémence. Si dans cet entretien je trouve de quoi dissiper mes doutes, je donnerai mon consentement sans hésiter… Venez, Clémence, ne tremblez pas: votre bonheur est mon unique but. Suivez-moi, mon enfant.

Le baron et sa femme s'efforçaient de cacher l'inquiétude et la crainte que leur inspirait l'intention du marquis. Ils n'osaient pas faire d'objections et se bornaient à engager Clémence à la fermeté par leurs regards suppliants et par leurs gestes significatifs.

—Entrez dans le grand salon, mon oncle, personne ne vous y dérangera, dit M. d'Overburg, très rassuré en apparence sur le résultat de cet entretien.

Mais le marquis, qui connaissait parfaitement les êtres du château, traversa un long corridor, et ouvrit la porte d'une pièce qui avait vue sur le parc.

—Asseyez-vous, Clémence, dit-il en lui avançant un siège. On dirait que vous avez peur. En ce cas, vous avez tort, car je n'ai pas d'autre intention que de bien savoir ce que vous désirez réellement. Je veux me conformer à vos souhaits, et, pour que vous ne craigniez pas de me dire la vérité, je fermerai la porte à clé en dedans.

La jeune fille le suivait de l'oeil en tremblant. Sa situation était véritablement cruelle, son sang se glaçait à l'idée de tromper son bon parrain en ce moment solennel. Si la force lui manquait pour le faire, elle rendait son consentement impossible, et condamnait ses parents et ses soeurs à la pauvreté. Par un suprême effort sur elle-même elle rassembla tout son courage et résolut de se résigner encore à ce dernier sacrifice, le plus pénible de tous. Mais, ô Dieu, ne succomberait-elle pas dans la lutte contre la vérité?

Lorsque le marquis se fut assis en face d'elle, il lui dit:

—Clémence, vous avez toujours montré, plus que vos frères et soeurs, que vous sentez et que vous savez quels devoirs impose à l'homme le privilège d'être sorti d'une race illustre. J'ai toujours trouvé en vous la conviction que nous devons reculer devant tous les actes qui peuvent ternir l'éclat du nom de nos aïeux ou souiller l'honneur de notre race. Aussi lorsque votre père m'écrivit que vous, vous-même, Clémence, vous imploriez mon consentement pour pouvoir contracter mariage avec le fils d'un bourgeois, je fus comme frappé d'un coup de foudre, et je restai pendant plusieurs heures absorbé par mes tristes réflexions sur ce revirement inattendu dans vos idées. Cela me paraissait absolument impossible; mais les affirmations répétées de votre père ne me permirent point de persister dans mes doutes. Je n'en disconviens pas, ce mariage,—une mésalliance au premier chef,—me rendit pendant quelques semaines triste et malheureux. Certainement j'aurais refusé mon consentement, si, d'un autre côté, je n'avais pas été forcé de reconnaître que ce mariage était un moyen de tirer vos parents d'une situation critique et très difficile. Connaissez-vous cette situation telle qu'elle est?

—Je la connais tout à fait, répondit la jeune fille.

—Eh bien, Clémence, si je m'apercevais cependant que vous n'acceptez la main du jeune M. Steenvliet que d'après les conseils de vos parents, et non sans contrainte, alors, certainement je ne me sentirais pas la force de concourir à votre malheur en vous donnant mon consentement.

—J'espère que je serai heureuse, mon bon parrain. Personne n'exerce la moindre pression sur moi.

—Alors, c'est probablement qu'une sympathie, secrète et réciproque vous attire l'un vers l'autre. En pareil cas, vous ne seriez peut-être pas malheureuse, quoique j'en doute fort. Vous l'aimez donc bien sincèrement? Répondez-moi sans crainte: je suis un vieillard et je suis votre parrain.

—Je l'aimerai.

—Quoi! l'amour doit encore venir?

—Non, non, je l'aime maintenant, depuis longtemps, balbutia la jeune fille.

—C'est donc un bien beau garçon?

—Beau et bon. Il a un million de dot. Son père possède des richesses immenses; il est fils unique, et il héritera de tout.

La jeune fille avait prononcé ces derniers mots avec une sorte d'animation fébrile; le marquis la regarda avec étonnement et secoua la tête d'un air de doute.

—Pauvre Clémence, dit-il, seraient-ce peut-être ses millions qui vous séduisent? Je ne puis le croire. Pour nous surtout, l'argent n'est pas une source d'honneur ni de mérite. Notre richesse consiste dans les services que nos aïeux, de père en fils, ont rendus au roi et au pays, dans notre sang versé, dans les faits héroïques accomplis, dans tous les sacrifices pour conserver pur et sans tache le nom de notre race a travers tous les événements de l'histoire et toutes les séductions du monde.

—Je le sais, mon cher parrain, soupira la jeune fille, et cependant…

—Et cependant vous désirez vous marier avec Herman Steenvliet?

—Oui, je le désire!

—Bien sincèrement?

—De tout mon coeur!

—Vous dites tout cela d'un singulier ton, mon enfant. Enfin soit. Je me permettrai encore une seule réflexion: Je voudrais être convaincu que vous avez aussi envisagé cette affaire importante sous son aspect défavorable… Vous ne pouvez pas avoir oublié, Clémence, que, dans la bourgeoisie où vous voulez entrer, votre noblesse de race ne vous suivra pas. Vous-même et vos enfants vous serez désormais des bourgeois, et bourgeois vous resterez. Avez-vous songé combien il est triste pour une femme de descendre les degrés de l'échelle sociale? Vos frères, vos soeurs, vos parents, moi-même, nous devrons vous regarder d'en haut, et là où nous devions chercher une noble dame, avec un beau nom, une baronne, une comtesse, notre égale enfin, nous ne trouverons plus qu'une certaine madame Steen… Steenvliet, perdue dans la bourgeoisie travailleuse et esclave des affaires. Ah! ma pauvre filleule, j'avais rêvé pour vous un sort brillant, mais, puisque vous le voulez, puisque vous me suppliez de consentir à cette mésalliance, eh bien…

Clémence, succombant aux souffrances de son coeur brisé, avait posé sa tête sur la poitrine du vieillard et pleurait sans rien dire; ses larmes coulaient en silence.

Ce que venait de dire son parrain, ce n'était que la traduction des réflexions amères qu'elle faisait depuis longtemps dans l'insomnie de ses nuits solitaires, et qui la rendaient malade en faisant bouillir son cerveau. La douleur l'avait vaincue, et cependant elle luttait encore pour s'armer d'un nouveau courage et pour reprendre le rôle qu'on l'avait chargée de jouer.

—Ah! Clémence, je le soupçonnais bien, vous me cachez quelque chose, murmura le marquis.

—Non, non, vos paroles sévères m'émeuvent, mon cher parrain, murmura-t-elle en tendant vers lui ses mains suppliantes. Ah! je vous en prie, ne me refusez pas votre consentement, vous me rendriez bien malheureuse!

Mais le marquis se leva et grommela avec amertume:

—On me trompe ici. N'essayez pas de feindre plus longtemps, Clémence, je vois bien que ce mariage vous fait peur. Je ne m'étonne plus de vous voir si pâle et si maigre… Je ne donne pas mon consentement!

—Mon parrain, mon bon parrain, ayez pitié de moi, ayez pitié de mon pauvre père.

—De votre père? C'est donc lui qui vous impose sa volonté? Je comprends maintenant le ton étrange de ses lettres. Il voulait m'arracher mon consentement par la ruse; mais ce jeu indigne doit cesser. Je vais lui parler. S'il ne me dit pas la vérité, qu'il craigne les suites de ma colère.

En achevant cette menace, il se dirigea vers la porte. Mais la jeune fille, avec de nouvelles larmes, courut se jeter à son cou et s'efforça de le retenir. Le vieillard, profondément blessé, demeura sourd à ses prières; il se dégagea de ses bras en grommelant d'un air sombre:

—Non, non, je n'écoute plus rien. Je veux savoir la vérité. Et malheur à votre père si mes soupçons sont fondés!

—Eh bien! restez, mon cher parrain, je vous confesserai toute la vérité, dit tout à coup la jeune fille, encore toute frémissante d'angoisse, mais avec un regard plein de résolution.

Le marquis la regarda avec étonnement:

—Est-ce bien sincère, cette fois, ce que vous me dites-là, Clémence, dit-il. Ne vous abusez pas vous-même, mon enfant, vous n'auriez pas le courage d'accuser votre père.

—En effet, répliqua-t-elle, mais le courage ne me manquera pas pour remplir mon inexorable devoir, pour justifier mon pauvre père à vos yeux et pour vous convaincre que vous ne pouvez pas refuser votre consentement à mon mariage. Puisque nos confidences craintives et notre prudence calculée n'ont pas su vous donner cette conviction, la vérité, la simple et rude vérité le pourra peut-être. Écoutez-moi, mon bon parrain, je ne vous cacherai rien, rien absolument.

—Quel incompréhensible secret pèse donc sur vous, mon enfant? dit le marquis. Vous avez peur du mariage projeté, et vous vous faites violence à vous-même pour m'arracher mon consentement à ce mariage! Parlez donc, parlez, je vous écoute.

—J'ai vu à peine trois fois ce monsieur Herman Steenvliet, dit-elle en hésitant d'abord, mais sa voix reprit insensiblement de l'assurance. C'est un gentil garçon, bon, intelligent, discret et bien élevé. Mais je suis un rameau de l'antique souche des Overburg; mon coeur ne pouvait, sans y être contraint, s'ouvrir pour un homme qui n'a pas de sang noble dans les veines.

—Vous ne l'aimez donc pas, Clémence?

—Lorsque la fatalité m'imposa comme un devoir impérieux et implacable la nécessité d'accepter cette mésalliance, je frémis de tous mes membres d'aversion et de douleur. J'ai pleuré en secret, pendant des semaines entières, dans la solitude de mes nuits sans sommeil; la fleur de la santé a disparu de mes joues, et j'ai maigri affreusement. Ah! je vais faire abstraction de ma naissance, de ma noblesse; c'est comme si j'avais à faire le sacrifice de ma vie même. Et néanmoins, il faut que cela s'accomplisse!

—Est-ce votre père qui vous contraint à ce mariage?

—C'est la fatalité, l'inexorable fatalité.

—Je ne vous comprends pas, mon enfant.

—Mon père, par l'escroquerie du caissier de la banque La Prudence, a perdu énormément d'argent. Nous étions menacés de la ruine, de la pauvreté, de la honte. Tous nos biens, même notre château, le berceau de notre famille, allaient être vendus. Ce malheur ne pouvait être conjuré que par le sacrifice d'une victime expiatoire, et cette victime expiatoire, c'est moi!

—Vous exagérez sans doute, dit le marquis en secouant la tête; votre père a perdu deux cent mille francs dans la faillite de la banque; mais cette perte le laissait bien loin de la ruine. Pourquoi parlez-vous donc de si terribles choses?

—C'est que mon père, de crainte de vous affliger, ne vous a pas tout dit, reprit la jeune fille. Sa perte, à la suite de la faillite de La Prudence, s'élève à près d'un demi-million.

—Un demi-million, ô ciel! Comment cela est-il possible?

—Depuis longtemps, mon cher parrain, mes parents se trouvaient dans une situation pénible; nos revenus n'étaient plus suffisants; nous allions chaque jour en arrière; une déchéance lente, mais certaine, nous menaçait, Alors mon père à cherché des moyens d'augmenter ses ressources; il a grevé nos biens pour une somme de deux cent mille francs, pour laquelle il a pris des actions dans la banque La Prudence.

—Oui. je sais cela, mon enfant, et cet argent est malheureusement perdu.

—Ce que vous ne savez pas,—je tremble, j'hésite à vous le révéler, mais vous devez connaître la vérité, toute la vérité,—ce que vous ne savez pas, c'est que mon père s'est laissé entraîner par deux ou trois administrateurs de cette banque, à jouer avec eux à la Bourse, et qu'il a emprunté, pour cela, à la Banque, deux cent cinquante mille francs.

—Et cette somme énorme?

—Est également perdue.

—Quoi? Que dites-vous? s'écria le marquis en se levant brusquement. Votre père a joué à la Bourse avec de l'argent qui ne lui appartenait pas? Mais cela est affreux!

—Il s'est laissé entraîner par des hommes qui jouissaient de l'estime générale, par des nobles, ses amis, entre autres par le baron Van Listerberg, qui est devenu comme lui la victime de la fortune adverse.

Le vieillard, profondément troublé, n'écoutait plus ses explications; il se passait fiévreusement les mains dans les cheveux, ses yeux enflammés regardaient dans le vide, et il grommelait d'indistinctes menaces.

—Je vous en prie, cher parrain, écoutez-moi jusqu'au bout, supplia la jeune fille. Je vous ai dit la vérité, dans l'espoir de vous convaincre que vous devez donner votre consentement à mon mariage. Nous sommes pauvres, nous serons chassés du château de nos pères, si je refuse la main de M. Herman Steenvliet, Mes parents, mes frères et soeurs,… toute notre famille doit être sauvée de la misère et de la honte. Le sacrifice est pour moi pénible et effrayant; mais le devoir commande. Dieu, dans sa miséricorde, soutiendra mes forces et me récompensera.

—Mais cela est inouï, cela est horrible! s'écria le marquis, répondant à ses propres pensées. Quoi! il dissipe un demi-million à des spéculations de Bourse, et quand il a livré ainsi à des chevaliers d'industrie le restant de son héritage paternel, il vous vend, vous, Clémence, la plus noble de ses enfants! Il vend votre naissance, votre sang, votre bonheur, pour payer sa folle imprudence! Marché honteux et qui crie vengeance. Et j'y consentirais? Non, non, jamais! Cessez, Clémence, ma colère est légitime, je suis inexorable. Laissez-moi sortir: votre père doit rendre compte de sa duplicité à mon égard. Je veux lui parler sans retard; il saura ce qu'il en coûte de me tromper si effrontément!

Il se tourna vers la porte. La jeune fille tomba à genoux devant lui et l'implora, les larmes aux yeux, pour son malheureux père. Mais le marquis, tremblant d'indignation, la repoussa doucement en disant:

—Restez ici, Clémence, restez. Séchez vos larmes, mon enfant: vous n'épouserez pas ce bourgeois enrichi. Je reviens près de vous tout de suite.

Et, sans s'arrêter davantage aux plaintes désespérées de la jeune fille, il sortit de l'appartement.

Clémence, pâle comme une morte d'inquiétude et d'effroi, sa laissa tomber sur une chaise. Elle pleurait à chaudes larmes, et frémissait à l'idée qu'en déclarant la vérité, elle ne fût la cause de plus grands malheurs. Non seulement le marquis allait accabler son père de cruels reproches, mais il le déshériterait probablement. Et ainsi toute espérance leur était enlevée, même dans l'avenir!

Mais, parmi les réflexions qui traversaient son esprit troublé avec la rapidité de l'éclair, il y en avait une moins pénible et moins inquiétante.

Son parrain avait dit: Vous ne serez pas la femme de ce bourgeois. Quelle était donc son intention? Aurait-il le projet magnanime de payer la dette de M. d'Overburg envers l'entrepreneur, et de le libérer ainsi de la contrainte qui pesait sur lui? C'était peu probable, mais qui pouvait le savoir?… et d'ailleurs, en supposant qu'il n'en fût rien et que son père fût déshérité, ne lui restait-il pas la ressource d'accepter la main d'Herman Steenvliet, et d'ouvrir à ses parents une nouvelle source de prospérité?

Son attention fut attirée par un bruit de voix qui parvenait indistinctement à son oreille, à travers le mur mitoyen de la salle voisine. Ce bruit devint insensiblement plus fort, et bientôt elle distingua les voix de son père et du marquis, sans comprendre cependant ce qu'ils disaient. On discutait, on disputait même violemment; la voix de son parrain éclatait parfois en sons aigus qui trahissaient la colère et l'amertume.

Clémence s'était levée et écoutait toute tremblante. Combien elle regrettait maintenant son imprudence! Elle implorait à mains jointes la protection de Dieu pour son malheureux père.

Mais elle entendit tout à coup la porte du salon s'ouvrir avec violence, et sa mère pousser un cri déchirant de détresse. Elle sortit rapidement de la pièce où elle se tenait, et vit le marquis paraître au fond du couloir.

—Non, s'écriait-il, en se retournant encore du côté du salon, non, je ne vous connais plus. Vendez votre enfant, bourreaux que vous êtes; moi je retourne à Monaco, et je veux y finir mes jours. Et, quant à mon héritage, vous n'en aurez pas un sou. Adieu!

Et il dirigea ses pas avec une hâte fiévreuse vers la porte de sortie.

La jeune fille, pleurant et gémissant, courut après lui, le rejoignit dans la cour d'honneur, lui jeta les bras autour du cou, et essaya de le ramener au château par ses pleurs, par ses supplications, par la violence même.

—Clémence, ma pauvre filleule, ne n'empêchez pas de partir, dit tristement le marquis, je ne puis plus rien pour vous; hélas, vous êtes condamnée!

—Oh! mon cher parrain, vous, mon unique espoir, mon seul refuge, ne m'abandonnez pas. Venez, venez, pardonnez à mon père; je vous aimerai, je vous remercierai, je bénirai votre nom jusqu'à mon dernier soupir!

Des larmes jaillirent des yeux du vieillard, et épuisé par ces scènes successives, vaincu par le chaleureux appel de sa chère filleule, il se laissa ramener au château.

XIV

Quatre jours s'étaient écoulés depuis que Herman avait quitté la maison de son père, et l'on n'avait pas encore reçu de ses nouvelles.

Cette absence inquiétait singulièrement M. Steenvliet, et du matin au soir il ne faisait que penser à son fils, quoi qu'il fût bien convaincu qu'Herman ne tarderait pas à revenir, du moins chez Caroline Wouters, et celle-ci le persuaderait sans doute qu'il devait prendre pour femme mademoiselle d'Overburg. Alors, le chemin serait définitivement déblayé de tous les obstacles, et l'entrepreneur pourrait dire encore une fois que son inébranlable volonté avait triomphé.

Il était assis dans son cabinet et souriait en pensant à cette affaire. Avec quelle habileté il l'avait conduite, ou plutôt, comme le hasard l'avait servi! Caroline Wouters, qui pouvait être un obstacle insurmontable à la réalisation de ses voeux, allait devenir l'instrument de la soumission volontaire d'Herman! Au cours de ses réflexions, M. Steenvliet se demanda de quelle façon il pourrait le mieux récompenser Caroline Wouters et ses parents de leurs bons offices et de leur désintéressement. Cela lui serait facile, pensait-il. Le vieux père Wouters était charpentier et, comme M. Steenvliet l'avait appris dans le village, c'était un humble mais habile ouvrier. Eh bien, dès que le mariage d'Herman avec Clémence serait célébré, Steenvliet prêterait ou donnerait de l'argent au vieux Wouters pour se construire un atelier. Il lui procurerait même de petites entreprises de charpente, lui donnerait des conseils, de l'assistance, en un mot il le favoriserait de telle sorte qu'il lui ferait gagner au moins quatre ou cinq mille francs par an, et probablement même davantage, pourvu que le courage et l'habileté ne lui fissent pas défaut. Et ainsi Caroline et sa mère seraient également récompensées; et, s'il arrivait que plus tard la jeune fille voulût entrer en ménage avec un brave garçon de sa condition, l'entrepreneur lui donnerait une bonne dot, et il protégerait et pousserait aussi son mari.

Pendant qu'il se frottait les mains avec une visible satisfaction, résultat de ses réflexions agréables, un valet entra dans son cabinet et déposa sur le pupitre devant son maître quelques lettres que le facteur de la poste venait d'apporter; puis il se retira sans rien dire.

M. Steenvliet continua à suivre le cours de ses réflexions sans faire attention aux lettres.

—En effet, se disait-il en lui-même, ces Wouters sont des gens simples et honnêtes, de braves gens dans toute la force du terme. Et feu Victor Wouters, je m'en souviens maintenant, a toujours eu beaucoup d'amitié pour moi et m'a rendu mille petits services. A mon tour maintenant! Que peut-il m'en coûter de tirer ces braves gens de leur situation gênée et de les rendre relativement riches? Presque rien. J'emploie des centaines de gens, et que je fasse gagner de l'argent au vieux Wouters ou à d'autres petits entrepreneurs, c'est la même chose pour moi. Je ferai plus pour eux, je veux les rendre heureux; cette idée me sourit; mais il faut d'abord que mon fils soit marié avec mademoiselle d'Overburg.

Il prit alors les lettres qu'on venait de lui apporter, et les ouvrit l'une après l'autre. Elles ne contenaient évidemment rien de bien intéressant, car il les mit de côté avec indifférence. Mais, lorsqu'il jeta les yeux sur la dernière lettre, il poussa un cri de joie et lut à haute voix: «J'ai eu le plaisir de rencontrer hier à Anvers votre fils Herman. Il m'a dit qu'il était en parfaite santé, ce qui m'a fait beaucoup de plaisir…»

—Ah! ah! le farceur! s'écria l'entrepreneur. C'est à Anvers qu'il s'est réfugié, C'est là le pays étranger dont il me menaçait. Il pense que son absence me fléchira et me fera renoncer à mes projets relativement à son mariage? En quoi il se trompe fort, car il ne se passera pas longtemps avant qu'il ne soit fatigué lui-même; il aura certainement besoin d'argent, et il se sentira invinciblement attiré à revenir près de Caroline.

Il reprit la lecture de la lettre.

—Que veut dire ceci? grommela-t-il d'un air inquiet, oui, ça y est bien en toutes lettres:

«J'ai instamment prié M. Herman de venir visiter avec moi les travaux d'écluse, pour qu'il puisse vous annoncer que tout ici est pour le mieux, mais il n'avait absolument pas le temps, disait-il, et il m'a quitté pour se rendre à bord du steamer américain Philadelphie, qui part samedi pour New-York. J'aurais voulu lui souhaiter un bon voyage, mais, j'eus beau attendre, je ne réussis pas à le revoir.»

—Ciel! qu'ai-je lu? s'écria l'entrepreneur. Sur un steamer américain? Le malheureux veut-il aller en Amérique? L'Océan entre mon fils et moi! Ne plus le voir pondant des années! Oh non, cela ne sera pas, cela ne peut pas être.

Il appuya sa tête dans ses mains et se mit à réfléchir profondément aux moyens de détourner de lui un coup si douloureux. D'après la date de la lettre, le Philadelphie ne devait partir que le surlendemain. Il avait donc tout le temps d'aller à Anvers et de tâcher de retrouver son fils. Oui, c'était ce qu'il voulait faire. Mais comment s'y prendre pour retenir Herman? Le supplier? le menacer et, au besoin, invoquer son autorité paternelle? Mais tout cela pouvait échouer contre une résolution arrêtée de son fils. Le jeune homme était majeur, et, d'après la loi, parfaitement libre et maître de ses actions. Herman voulait partir pour l'Amérique sans avoir revu Caroline Wouters? Il était donc bien clair qu'il avait pour but unique de se soustraire au mariage projeté avec Clémence d'Overburg. Le seul moyen qui restât, et qui pût exercer une influence décisive sur le jeune homme, était donc, pour M. Steenvliet, de lui dire qu'il renonçait à ce mariage… Mais il n'était pas possible à l'entrepreneur de renoncer au voeu de toute sa vie. Comment donc faire? Que lui dire? Combien il regrettait qu'Herman n'eût pas fait une dernière visite à Caroline Wouters. Elle seule eût été capable de le retenir. Mais maintenant, hélas, cette dernière espérance était également perdue.

Pendant quelque temps M. Steenvliet resta absorbé dans ces tristes pensées. Vingt fois il se demanda s'il ne ferait pas mieux de ne plus s'occuper du mariage de son fils; mais alors son ambition et son orgueil paternel s'élevaient violemment contre cette idée humiliante, et ainsi le malheureux entrepreneur luttait péniblement avec lui-même sans savoir à quel parti se résoudre pour aboutir à un résultat satisfaisant.

Nonobstant l'incertitude de la réussite de sa tentative, il résolut d'aller le lendemain à Anvers.

Il prit en main le cordon de sonnette pour appeler son valet de chambre et lui ordonna de faire atteler le coupé, pondant qu'il se préparerait lui-même à se mettre en route…

Mais voilà que tout à coup la porte s'ouvrit, et à sa grande stupéfaction, son fils Herman se présenta devant ses yeux.

Le jeune homme paraissait triste et abattu.

—Je vous croyais sur l'Océan, en route pour l'Amérique, dit M.
Steenvliet. Vous avez donc renoncé à votre projet insensé?

—Non, mon père, le paquebot ne part qu'après-demain, répondit
Herman d'une voix étranglée.

—Je comprends: vous avez besoin d'argent; mais n'attendez pas de secours de moi pour l'exécution d'un projet qui me déplaît souverainement.

—Je n'ai pas besoin de secours, mon père. Un ami à qui j'ai prêté maintes fois de l'argent, vient de m'en prêter à son tour.

—Il paraît, mon garçon, que ce voyage lointain vous sourit médiocrement? Votre voix est altérée, vous êtes pâle, vous vous sentez malheureux, je le vois bien. Eh bien, Herman, soyez mieux avisé: restez ici, et ne pensez plus a voyager.

—Personne ne peut plus me retenir, mon père.

—Que venez-vous donc faire ici?

Le jeune homme répondit d'un ton suppliant:

—Mon père, je vais vous quitter, peut-être pour plusieurs années. Je puis juger par ma propre douleur combien vous seriez affligé si je partais pour l'Amérique sans avoir pris d'abord congé de vous, et sans vous avoir donné l'assurance que ni le respect ni l'amour de mon bon père ne se sont affaiblis dans mon coeur. Vous ne souhaitez que mon bien-être, j'en suis convaincu, mais vous vous trompez sur les moyens de me rendre heureux. Je suis dominé par une nécessité implacable, et je dois fuir une destinée qui m'inspire de l'effroi, Que mon éloignement temporaire ne vous afflige pas trop, et n'ayez nulle crainte quant au sort qui m'attend. Je ne cesserai point de penser à vous avec reconnaissance, je resterai honnête homme et je ne m'exposerai pas inutilement au danger… Soyez généreux jusqu'au bout, mon père, donnez-moi, avec votre bénédiction, le courage nécessaire de ne pas succomber, sur cette terre lointaine, au regret et au chagrin… Permettez-moi de vous serrer dans mes bras en vous disant adieu.

A ces mots il se jeta au cou de son père.

Celui-ci, remué jusqu'aux entrailles, se prêta avec bonheur à cette effusion filiale, et serra vigoureusement son fils contre son coeur. Tous deux avaient les larmes aux yeux; ils restèrent un moment sans rien dire.

—Étrange, singulier garçon! murmura l'entrepreneur. Vous me chérissez, je le sais. Comment pouvez-vous donc me faire volontairement un si amer chagrin? Cela n'est pas naturel. Allons, dites-moi que vous ne voulez plus me quitter… Vous secouez la tête? Vous persistez dans votre fatale résolution? Je me suis trop hâté, peut-être. Je ne vous ai pas laissé assez de temps pour vous accoutumer à l'idée de ce mariage avec mademoiselle d'Overburg? Eh bien, je veux me montrer accommodant: Restez ici, je ferai retarder le mariage, fût-ce de plusieurs mois. Que risquez-vous à accepter ce temps d'épreuve?

—Cela ne peut point changer ma résolution, murmura Herman.

—Vous exigez donc que je fasse au baron d'Overburg l'injure de repousser la main de sa fille?

—Même cette preuve de votre immense bonté ne pourrait pas me retenir.

—Cette fois je n'y comprends plus rien! s'écria l'entrepreneur. Je commence à croire, Herman, que vous avez quelque fêlure au cerveau. Asseyez-vous là, devant moi, et causons avec calme… Dites-moi franchement quel est en réalité votre projet.

—Je vais à New-York, mon père et de là à Chicago.

—A Chicago? à trois cents lieues dans l'intérieur du pays?

—C'est dans cette ville, vous le savez, mon père, que demeure M. Patteels, votre ancien associé dans vos entreprises. Il y a quelques mois il vous écrivait encore qu'il était surchargé de travaux de toute espèce, et vous demandait si vous ne pouviez pas lui envoyer quelques jeunes gens qui eussent une certaine connaissance de la peinture décorative ou ornementale. Je sais dessiner; j'ai appris autrefois à manier le pinceau; il me donnera de l'occupation. M. Patteels était pour vous un ami dévoué, et il m'a toujours témoigné beaucoup d'intérêt. Lorsque j'aurai acquis l'expérience nécessaire, je risquerai, avec son aide, et avec votre exemple sous les yeux, je risquerai à mon tour quelques petites entreprises.

—C'est donc pour gagner un peu d'argent que vous voulez quitter votre patrie? ricana M. Steenvliet. Mais, innocent enfant, n'en possédons-nous pas assez, de cet argent? Vous ai-je jamais rien refusé?

—Gagner de l'argent n'est pas mon unique but, mon père.

—Vraiment? Et quoi donc encore?

—Je veux me faire une existence indépendante: je veux devenir libre, pour disposer de mon coeur, et de mon sort en ce monde.

—Ah! ah! c'est donc une révolte contre moi? grommela l'entrepreneur froissé. Monsieur veut chercher les moyens de m'ôter toute influence sur sa destinée?

—Oh! non, mon père, je veux seulement éviter le malheur de me voir imposer une épouse que je n'aurai pas choisie moi-même. Pour tout le reste, croyez-moi, je suis prêt à me soumettre avec le plus profond respect à vos moindres désirs.

M. Steenvliet secoua la tête d'un air pensif; un sourire, moitié triste, moitié ironique, entr'ouvrait ses lèvres. Peut-être commençait-il à soupçonner quelles pouvaient être les causes de l'incompréhensible conduite de son fils.

—Eh bien, supposons qu'au bout de quelques années vous ayez plus ou moins atteint votre but; quoi, alors? demanda-t-il.

—Alors, je reviens, mon père.

—Et vous vous mariez?

—Et je me marie.

—Vous n'êtes pas sincère avec moi, dit l'entrepreneur avec ironie. Pensez-vous que je ne sache pas quelles folles idées vous trottent par la tête? Oui, vous reviendrez aussitôt que vous le pourrez, et alors vous voudrez vous marier. Avec qui!… Parlez donc. Vous vous taisez? Vous n'osez pas confier à votre père le nom de cette étrange fiancée. Vous avez peur qu'il ne se moque de vous. Ne serait-ce pas la fille d'un simple ouvrier charpentier, votre ancienne compagne de jeux, qui vous a ainsi tourné l'esprit? Il est inutile de chercher à me le cacher, Herman, je sais tout. Ah! ce serait donc là le résultat, la récompense de ma paisible et laborieuse existence, de voir mon fils épouser la fille de pauvres ouvriers, une fille dont les doux yeux et le sourire séduisent.

—Ah! je vous en supplie, mon père, s'écria le jeune homme en lui tendant les mains, ne dites pas de mal d'elle en ma présence! Elle est bonne; son coeur est noble et pur comme celui d'un ange…

—Je ne dirai pas de mal d'elle, mon fils, au contraire, je le reconnais volontiers, elle est aimable, intelligente, et elle a un grand coeur.

—Ciel, vous l'avez donc vue, mon père?

—Je l'ai vue et je lui ai parlé.

—Est-il possible? Eh bien?

—Ah! mon fils, si Caroline Wouters était seulement la fille d'un bon bourgeois, peut-être je comprendrais que vous désiriez la prendre pour femme; mais ayez du moins un peu de bon sens, mon garçon. N'est-il pas absolument impossible que le fils unique d'un millionnaire épouse une fille qui habite une chaumière et qui n'a pour vivre que le salaire quotidien d'un charpentier? Le monde entier se rirait de moi.

—Les moqueries du monde ne durent pas longtemps, mon père, répondit le jeune homme d'un ton pénétré, mais un mariage sans amour est une chaîne, un fardeau, un malheur, qui durent jusqu'au tombeau. Que m'importe le monde si je dois acheter son approbation au prix du bonheur de toute ma vie et du bonheur de mon père lui-même.

—De mon bonheur?

—Oui, mon père, de la joie de vos vieux jours.

—Vous êtes fou. Mon bonheur consisterait donc dans l'anéantissement de tout ce que j'ai rêvé pour vous?

Le jeune homme, comme décidé à un suprême effort, prit la main de son père, et dit avec animation:

—Caroline Wouters est si douce, si aimante, si reconnaissante! Elle vous aimerait, elle vous respecterait, elle chercherait à lire dans vos yeux vos moindres désirs. J'irais demeurer avec elle dans une maison de campagne, loin du monde, dont vous redoutez les jugements. Nous y vivrions tranquilles, aspirant après les heures qu'il vous plairait de venir passer auprès de nous. Vous y trouveriez un lieu de repos, après vos travaux de la ville, où tout vous sourirait avec amour, où tout le monde n'aurait qu'un seul but: vous aimer et vous rendre la vie douce… Là, personne ne se rappellerait que vous avez été un ouvrier, si ce n'est pour admirer l'énergie de votre volonté et la force de votre intelligence, pour bénir ces nobles mains dont le travail a créé notre bien-être… Et si la fatigue de la vieillesse arrive un jour pour vous, vous trouverez là des enfants dans les prières desquels votre nom aurait place à côté du nom du Seigneur…

L'entrepreneur était profondément ému par les paroles éloquentes de son fils; mais il cherchait à dissimuler son émotion sous un rire d'incrédulité.

—Ah! mon cher père, convenez-en, s'écria Herman, un pareil sort serait sans doute infiniment plus beau que si nous devions, notre vie durant, mendier un regard d'estime dans les salons de nobles gentilshommes. Quoi de plus noble et de plus digne que de savoir que tout ce qui nous entoure nous doit son bonheur, et que pas un regard ne se lève vers nous qui ne soit brillant de reconnaissance et d'amour!

M. Steenvliet se tut un moment: il paraissait lutter contre ses propres idées. Peut-être, sous l'impression du touchant appel d'Herman, était-il sur le point de consentir à son mariage avec Caroline Wouters; mais en tout cas cette hésitation ne fut pas longue, un sourire de mécontentement ne tarda pas à plisser les coins de sa bouche.

—Je ne vous savais pas si éloquent, mon fils, dit-il. Vous rêvez tout éveillé, et vous me feriez presque perdre à moi-même le sentiment de la réalité; mais ce sont là des enfantillages impossibles que vous m'avez racontés. Votre mariage avec Clémence est une affaire décidée, du moins en ce qui me concerne. Je suis lié envers le baron d'Overburg, et je ne puis retirer ma parole… D'ailleurs, il y a un autre obstacle: Caroline Wouters ne vous aime pas.

—Elle ne m'aime pas? répéta Herman! Ah! mon père, si vous saviez!

—Je ne le sais que trop bien. Parce que vous vous sentez attiré vers Caroline Wouters, vous vous figurez que son coeur doit avoir la même inclination pour vous. Quelle naïveté!… Voyons, dites-moi, lui avez-vous jamais demandé comment elle est disposée envers vous à cet égard?

—Non, en effet; mais cela n'était pas nécessaire; par ses yeux je pouvais lire jusqu'au fond de son âme.

—Pauvre garçon! Croyez-vous cela réellement? Comme vous vous trompez pourtant!

—Ciel! Avez-vous des raisons sérieuses d'en douter, mon père? s'écria Herman pâlissant.

—Certes! Elle m'a dit à moi-même qu'elle vous est reconnaissante parce que vous lui avez sauvé la vie autrefois, mais qu'elle ne vous aime pas du tout de la manière que vous l'entendez. Je sais par Caroline que vous ne lui avez jamais laissé soupçonner votre amour pour elle. Comment pouvez-vous donc savoir quels sont ses sentiments à votre égard?

—C'est vrai! soupira le jeune homme avec consternation.

—Et maintenant, vous alliez partir pour un autre monde sans rien savoir de ses dispositions envers vous! Innocent rêveur, ne comprenez-vous pas ce qui se passerait pendant votre absence? Caroline ferait la connaissance d'un autre jeune homme de sa condition, et à votre retour vous la trouveriez mariée.

—Mais je lui écrirai, balbutia Herman tout déconcerté.

M. Steenvliet paraissait vouloir atteindre un but caché; un sourire malin se jouait sur ses lèvres. Sans doute, il voulait, par détour, pousser son fils à faire encore une visite à Caroline Wouters, bien convaincu qu'il était que la jeune fille le ferait renoncer à son voyage en Amérique, et le persuaderait qu'il devait accepter la main de mademoiselle d'Overburg. Telle était, en tout cas, la dernière espérance de l'entrepreneur.

—Vous lui écririez? de Chicago? dit-il avec ironie. A quoi cela servirait-il? Ses parents l'empêcheraient de vous répondre, et elle-même ne l'oserait pas. Les pauvres gens ont tellement peur des commérages du monde, que leur esprit s'épouvanterait à l'idée d'entretenir des relations secrètes avec vous, qui les rendraient coupables à leurs propres yeux.

—Vous exagérez, mon père. J'ai promis au père Wouters que je n'essayerais plus de revoir Lina, et je veux rester fidèle à ma parole; mais, une fois l'Océan entre eux et moi, ils ne craindront plus la calomnie, et ils répondront à mes lettres, j'en suis certain.

L'entrepreneur paraissait triste et désappointé. Il avait espéré amener son fils à retourner auprès de Caroline Wouters, et voilà que cet espoir lui échappait aussi. Cependant il ne voulut pas abandonner la partie sans faire une dernière tentative.

—Mais vous ne savez pas, rêveur obstiné, ce qui s'est passé là-bas pendant votre courte absence, insista-t-il. Ce sont des choses si pénibles, si terribles même, que pour vous épargner un plus grand chagrin, j'aurais préféré les taire. Pauvre Caroline, une pareille honte, méritée ou imméritée, fait une blessure dont on conserve toujours la trace.

—Ciel, que voulez-vous dire, mon père? soupira le jeune homme effrayé.

—C'est une chose à peine croyable, Herman. Il y a quatre ou cinq jours, Caroline était allée au village. Les paysans l'ont accablée des plus odieuses injures, lui ont jeté de la boue au visage, et l'ont chassée de la commune à coups de pierres. Si elle en faisait une maladie mortelle, ce ne serait pas…

—Ah Dieu! est-il possible! s'écria le jeune homme tremblant d'angoisse et d'indignation. On a chassé la pauvre Lina du village à coups de pierres? Et je suis, hélas! la seule cause de ce sort affreux!… Ah! mon père, ce qui n'était en moi qu'un sentiment égoïste d'amour, ou soif de bonheur, se change maintenant en la conscience d'un devoir impérieux!… Je vais voir Lina Wouters… Vous avez raison, mon père; avant de partir il faut que je sache si l'on me permettra de réparer le mal que je lui ai fait.

—Je veillerai à cette réparation, Herman, si vous voulez écouter avec calme et avec bon vouloir ce que Caroline vous dira; car elle est, en effet, une fille intelligente et raisonnable.

—Laissez-moi aller auprès d'elle, mon père, j'en meurs d'impatience. Aujourd'hui même je saurai ce que j'ai à espérer ou à déplorer.

—Reviendrez-vous ici, Herman? Je suis aussi curieux que vous.

—Mon intention est de rester avec vous jusqu'à demain soir, mon père.

—C'est bien, je vous attendrai.

Il serra la main de son fils et lui conseilla encore de s'armer contre toute déception, contre toute désillusion. Quoi qu'il pût advenir, après son retour ils examineraient ce qu'il y avait à faire pour tarir définitivement cette source de chagrins et d'inquiétudes. Caroline avait un noble coeur, et elle était incapable de cacher la vérité ou de la travestir; Herman devait donc avoir une foi entière en ses paroles.

Le jeune homme sortit de l'appartement après avoir salué son père.

Un sourire de triomphe illumina le visage de l'entrepreneur, et il se frotta joyeusement les mains en disant:

—Ah! ah! voilà le candide jouvenceau en route pour aller trouver Caroline Wouters! Il en a coûté assez de peine pour le décider à cette nouvelle visite. Maintenant je suis tranquille. Caroline lui persuadera que ce serait une grande folie de sa part de refuser la main de mademoiselle d'Overburg, et une cruauté de rendre son père malheureux par ce refus. J'ai sa promesse solennelle; elle est éloquente… Herman a un excellent coeur au fond, et cela lui fait beaucoup de peine de m'affliger ainsi. Il hésitait déjà visiblement. Dieu merci, malgré toutes ces contrariétés, mon voeu le plus ardent se réalisera, Clémence d'Overburg deviendra la femme de mon fils.

On frappa à la porte. Un valet entra et tendit à son maître une carte de visite qui, de loin, répandait un doux parfum d'ambre et de musc.

—Quelle visite m'annoncez-vous, Jacques? demanda M. Steenvliet en souriant. C'est au moins une comtesse, n'est-ce pas?

—Non, c'est un vieux monsieur. Il attend au salon.

—Le marquis de la Chesnaie! se dit l'entrepreneur à lui-même après avoir jeté un coup d'oeil sur la carte. Il aurait bien pu rester encore une couple de semaines à Monaco… Il m'apporte son consentement… Que lui répondrai-je? Bah, il n'a pas besoin de savoir qu'Herman a hésité… Allez, Jacques, annoncez au marquis de la Chesnaie que je viens tout de suite.

Lorsque l'entrepreneur entra dans le salon, il vit un vieillard de haute stature, qui devait être âgé d'au moins soixante-dix ans, et dont le visage imposant et la chevelure blanche comme la neige imposait le respect.

—Bonjour, monsieur le marquis, dit M. Steenvliet en s'inclinant profondément. J'attendais une invitation de votre part pour me rendre au château de M. le baron d'Overburg, mais puisque vous avez la bonté de m'honorer le premier d'une visite, c'est du plus profond de mon coeur que je vous souhaite la bienvenue. Permettez-moi de vous serrer la main.

Il prit en effet la main du gentilhomme qui la lui abandonna, mais qui ne répondit à son étreinte qu'avec une froideur marquée.

Un frémissement parcourut les membres de M. Steenvliet. Il se sentait humilié sans savoir au juste pourquoi; car il ne pouvait évidemment pas exiger que le marquis, qui ne le connaissait pas encore, le traitât comme un vieil ami dès sa première visite.

Cette réflexion lui fit dominer son dépit.

—Veuilles vous asseoir, monsieur de la Chesnaie, dit-il en lui présentant un fauteuil. Nous avons à causer d'une chose très importante pour nous; mais, comme je suis prêt à accepter toutes les conditions qu'il vous plaira de mettre à ce mariage, nous pourrons échanger tout de suite un consentement réciproque.

Le marquis secoua la tête d'un mouvement lent.

—Douteriez-vous? Croyez-vous avoir des motifs d'hésitation? murmura l'entrepreneur qui commençait à craindre un refus.

—Je vous en prie, monsieur Steenvliet, permettez-moi, avant de répondre à votre question, de faire un appel à la bonté de votre coeur et à vos sentiments paternels, dit le marquis. Lorsque mon neveu, le baron d'Overburg, fut frappé si cruellement et d'une manière si inattendue d'un revers de fortune, et qu'il ne put trouver d'aide nulle part pour sauver son honneur et sa position sociale, vous lui avez généreusement ouvert votre caisse, et à cette occasion vous lui avez demandé la main de Clémence, ma filleule, pour votre fils Herman. Sans aucun doute, vous pensiez assurer par là le bonheur des deux jeunes gens. Eh bien, Monsieur, vous vous êtes trompé dans votre généreuse intention, complètement trompé, je vous demande la permission de vous en convaincre, et je ne doute pas que votre amour pour votre fils ne vous décide à renoncer au mariage projeté.

—Mon fils a-t-il dit qu'il n'accepte qu'à contre-coeur la main de mademoiselle Clémence?

—Non, Monsieur, je suppose même qu'il souhaite ardemment devenir son fiancé; mais le trop confiant jeune homme ne prévoit pas, hélas, le triste sort qui l'attend, surtout s'il éprouve pour Clémence une affection sincère.

Mécontent et blessé par la prévision d'un refus catégorique, M.
Steenvliet répondit avec un dépit visible:

—Oui, je comprends parfaitement votre but, monsieur le marquis. Vous voudriez délier le baron de ses engagements envers moi, et ce que vous avez résolu de me dire ne sert qu'à enguirlander l'affront; mais je ne me laisserai pas égarer ainsi.

—Ah! Monsieur, que pensez-vous donc de moi?

—Je pense que vous êtes venu pour reprendre la parole solennelle du baron; mais cela ne réussira point. La promesse réciproque doit être tenue, sinon…

—Calmez-vous, mon bon monsieur Steenvliet, dit le marquis. Je vous prie, avant de suspecter ma loyauté, de vouloir bien écouter mes raisons. Après cela, vous jugerez si vous devez, oui ou non, ajouter foi à mes paroles.

—Soit, j'écoute.

—Vous avez un noble coeur, monsieur Steenvliet; je suis certain que vous ne consentiriez jamais sciemment et volontairement à condamner une innocente jeune fille à un chagrin éternel, au désespoir, et peut-être même à la mort.

—Vous parlez de mademoiselle Clémence?

—Oui; depuis longtemps elle a la fièvre, elle pleure jour et nuit, elle est pâle et amaigrie; elle se consume d'inquiétude et d'effroi.

—Quoi donc, monsieur la marquis, l'idée de devenir bientôt la femme de mon fils l'effrayerait et la rendrait malade?

—En effet, Monsieur.

—Non, monsieur le marquis, il n'en est pas ainsi; son père m'a encore assuré, il y a cinq ou six jours, que Clémence accepte avec joie la main de mon fils.

—Ah! mon neveu n'osait pas vous révéler la vérité. Son coeur paternel reculait bien devant le sacrifice de sa pauvre fille, mais il était dominé par les fatales nécessités de sa situation. Il craignait que vous ne lui retirassiez votre aide et qu'il ne retombât de nouveau dans l'abîme dont vous l'avez si généreusement tiré.

—Vraiment? Et maintenant il ne le craint plus?

—Je lui ai fait espérer que, pris de pitié pour la malheureuse
Clémence, vous lui rendriez sa parole.

L'entrepreneur, qui croyait réellement qu'on cherchait à le tromper, se leva avec impétuosité et grommela d'un ton amer:

—Eh bien, monsieur le marquis, vous avez eu tort, la chose est trop avancée maintenant: je ne renonce point à ce mariage. Quoi! vous vous imaginez qu'il me serait possible de laisser faire à mon fils ce sanglant outrage? Si nous ne sommes pas d'un sang illustre, nous ne sommes cependant pas, moins que vous tous, sensibles à l'humiliation.

—Je vous crois, monsieur Steenvliet, répondit le gentilhomme avec un calme imperturbable, mais je crois également que, comme père, vous ne reculeriez pas moins que nous devant un fait qui condamnerait votre enfant à une douleur éternelle.

—Prétextes que tout cela! s'écria l'entrepreneur. Mon fils rendra mademoiselle Clémence heureuse, et il sera heureux avec elle.

—Fatal aveuglement! soupira le marquis. La rendre heureuse, elle, qui ne pourrait voir en lui que la cause de son malheur et peut-être de sa fin prématurée!

L'entrepreneur bondit de nouveau de sa chaise; il avait peine à maîtriser sa colère, et il répondit vivement d'un ton presque brutal:

—Ah çà, marquis, permettez-moi de vous le dire: notre entretien ne peut pas continuer sur ce pied-là. Jouons cartes sur table: Vous voulez refuser votre consentement, mais vous paraissez oublier que le mariage de mademoiselle Clémence avec mon fils est une des conditions du prêt que j'ai fait à son père. Quelles sont vos intentions à cet égard?

—Je suis prêt à donner mes biens en garantie de la dette de mon neveu, et à vous assurer le paiement d'un bon intérêt.

—Cela n'est pas suffisant, monsieur le marquis.

—Fût-ce même six pour cent?

—Pensez-vous donc que je sois un usurier? Ce n'est pas ainsi que je comprends la chose. Si vous refusez réellement votre consentement au mariage de mon fils, je veux recevoir en une seule fois le remboursement intégral du capital prêté, qui est de deux cent cinquante mille francs.

—Ah! soyez plus accommodant, monsieur Steenvliet. Il m'est impossible, sans beaucoup de peine, et surtout sans grande perte, de rassembler une pareille somme en si peu de temps. Je voudrais vendre quelques fermes, de la main à la main et sans publicité. Accordez-moi, je vous en prie, le délai nécessaire pour attendre les circonstances favorables à cette réalisation. J'acquitterai la dette de mon neveu par des versements partiels, en trois ou quatre fois.

—On est impitoyable pour moi, répliqua l'entrepreneur. Pourquoi donc aurais-je des complaisances pour ceux qui me font un sanglant outrage dans mon honneur et dans mes sentiments paternels? Vous consentirez au mariage de Clémence avec mon fils, ou je poursuis immédiatement le remboursement de la dette de M. d'Overburg envers moi.

Le marquis avait courbé la tête et paraissait absorbé dans de pénibles réflexions.

Un nouveau rayon d'espoir descendit dans le coeur de l'entrepreneur. Il pensait pouvoir s'attendre à ce que le marquis finît par changer de résolution et par donner son consentement.

M. de la Chesnaie releva la tête comme s'il s'éveillait d'un songe.
Ses yeux étaient humides.

—Ce que vous exigez de moi est impossible, dit-il. Je vous en supplie, ayez pitié de la pauvre Clémence, ne la laissez pas mourir de chagrin.

—Mourir? répéta M. Steenvliet en ricanant à demi. Si la jeune demoiselle est malade, par hasard, si elle a la fièvre comme vous le dites, cela se passera bien, allez!

—Vous vous montrez sans pitié pour nous. Eh bien, soit! Mais êtes-vous donc aussi sans coeur pour votre fils, pour pouvoir le vouer en riant au sort le plus malheureux? s'écria le vieux gentilhomme d'un ton qui trahissait suffisamment toute la peine qu'il avait à contenir son indignation et son courroux.

—Mon fils? Ne vous inquiétez pas de lui, monsieur le marquis.

—Alors, ayez du moins pitié de vous-même.

—De moi-même! Est-ce une menace?

—Mais monsieur Steenvliet, ne sentez-vous pas que ce mariage, s'il était possible, vous condamnerait tous les deux à une existence insupportable? Vous croyez que cette alliance vous rehausserait aux yeux du monde? que votre sang deviendrait plus noble, parce que vous auriez acheté à prix d'argent la main d'une fille de noble maison? Détrompez-vous. Votre pauvre victime accuserait ses bourreaux jusqu'à son dernier soupir… et nous, membres de la vieille noblesse, nous vous haïrions et vous mépriserions.

—Nous mépriser, ô ciel!

—Oui, car vous ne seriez pour nous que la preuve éternelle de notre abaissement et de notre honte.

L'entrepreneur fut si profondément blessé de l'injustice de ces reproches, qu'il regardait le marquis d'un air furieux et paraissait prêt à l'assaillir à poings fermés; mais il fut retenu par le regard froid et impérieux du vieux gentilhomme.

—Vous êtes fous d'orgueil, grommela M. Steenvliet. Oser me dire en face que l'on nous haïra et que l'on nous méprisera parce que nous sommes des bourgeois, parce que nous avons travaillé depuis notre jeune âge et que nous avons apporté notre part au bien-être général! N'est-il pas vrai, marquis, c'est pour cette raison-là seule que vous nous méprisez?

—Non, ce n'est pas pour cela, répliqua l'autre avec un calme exaspérant. Pour nous, tous les gens ont le même droit d'être estimés et respectés, excepté pourtant ces ambitieux qui, au moyen d'intrigue ou d'argent, s'insinuent dans nos rangs, et ont assez peu de vergogne pour venir implorer de nous des regards d'indulgence, avec le vain espoir que par là ils oublieront eux-mêmes et que d'autres oublieront comme eux où était placé leur berceau. De quel côté est l'orgueil insensé?

—Assez, assez! s'écria l'entrepreneur frémissant de rage. Sortez de ma maison, monsieur le marquis, sortez sur-le-champ, car je le sens, je ne resterais pas maître de moi. Dès demain matin je donnerai les ordres nécessaires pour faire poursuivre judiciairement le remboursement immédiat des deux cent cinquante mille francs!… Mais vous pouvez encore revenir sur votre résolution; je vous donne du temps jusqu'à demain matin à dix heures.

—Ceci est devenu tout à fait inutile, Monsieur, dit le marquis avec un tranquille sourire. Jusqu'à présent j'ai reculé à l'idée d'entamer si profondément ma fortune. J'espérais en votre générosité. Mais votre invincible aveuglement me décide; j'aime mieux vendre une grande partie de mes biens que de sacrifier ma pauvre Clémence à votre égarement. Je vous annonce, monsieur Steenvliet, qu'avant quatre jours les deux cent cinquante mille francs vous seront payés, capital et intérêts. En conséquence, j'ai le droit de reprendre et je reprends complètement la parole du baron d'Overburg.

L'entrepreneur était comme frappé de la foudre. Le baron ne lui avait-il pas affirmé, à différentes reprises, que son oncle était un avare endurci, qui ne donnerait pas seulement mille francs pour sauver son neveu.

Le rouge de la colère et de la honte lui montait au front, et il murmura, stupéfait et décontenancé.

—Vous, marquis, vous paierez la somme entière, en une seule fois, avant qu'il se soit passé quatre jours?

—Cela vous étonne? Moi aussi je possède des millions, en biens-fonds il est vrai, mais mes précautions sont prises; je sais où je puis lever l'argent nécessaire.

—Il ne reste donc plus d'espoir pour mon fils? soupira l'entrepreneur découragé.

—Allons, mon pauvre monsieur Steenvliet, soyez raisonnable, répondit le vieux gentilhomme avec une expression de pitié qui perça le coeur de son interlocuteur comme un coup de poignard. De pareilles mésalliances sont toujours malheureuses, aussi bien pour ceux qui s'élèvent que pour ceux qui s'abaissent. Vous le reconnaîtrez plus tard, et vous m'en saurez gré, car je n'aurai pas seulement préservé Clémence d'une existence douloureuse, mais en même temps je vous aurai rendu, à votre fils et à vous, un inappréciable service… Et maintenant, Monsieur, adieu, et sans rancune.

Et M. de la Chesnaie sortit du salon.

L'entrepreneur était tellement écrasé de dépit, de honte et de chagrin, qu'il ne songea pas à sonner pour faire reconduire le marquis.

Il s'affaissa sur une chaise, les mains dans les cheveux, grommelant, tremblant, crispant les poings, riant convulsivement comme un homme qui lutte contre une effrayante catastrophe, mais qui n'a pas encore perdu tout espoir.

Tout à coup il se leva, poussa un cri de triomphe, tira violemment le cordon de la sonnette, et murmura d'une voix étranglée et stridente:

—Oui, ce sera ma vengeance.

Un valet accourut immédiatement. M. Steenvliet lui dit:

—Qu'on tire le grand landau de la remise, et qu'on y attelle les grands trotteurs. Vite, vite, Jacques; il faut que tout soit prêt dans cinq minutes.

Le domestique sortit pour aller exécuter les ordres de son maître.

M. Steenvliet se mit à arpenter le salon en long et en large, en proie à la plus vive agitation; il se parlait à lui-même, frappait du pied le plancher, riait fiévreusement et battait l'air de ses poings fermés.

Quelqu'un qui l'eût surpris dans cet état aurait infailliblement supposé qu'il venait d'être frappé d'une attaque de démence.

XV

Dans la matinée du même jour, la mère Wouters était assise près de son poêle, occupée à éplucher les légumes pour le dîner.

De temps en temps elle regardait du côté de la fenêtre. Il tombait une grosse pluie, et la bonne femme poussa un soupir en pensant qu'il ne serait pas possible, par une pareille averse, de continuer au jardin le travail commencé.

Bientôt son attention fut détournée par un léger bruit qu'elle entendit dans l'étable. Elle écouta un instant, puis elle se dit à elle-même à voix basse:

—Pauvre Lina, elle ne chante plus jamais. A peine puis-je l'entendre quand elle travaille pourtant si près de moi… Son coeur est plein de chagrin; elle s'efforce de nous le cacher, mais je le vois bien… Certes, cela me fait également beaucoup de peine que M. Herman, pour ne pas être obligé de se marier, s'est enfui en pays étranger et a si grandement attristé son pauvre père. Mais est-ce notre faute à nous? Y pouvons-nous quelque chose? Si nous ne songions qu'à notre propre bien-être, ne devrions-nous pas nous en réjouir, au contraire? Car maintenant M. Herman ne viendra certainement plus ici, et, Dieu merci, les gens finiront par reconnaître qu'ils nous ont calomniés…

Lina entra et s'arrêta au milieu de la pièce sans prononcer une syllabe; elle regardait autour d'elle et avait l'air de chercher quelque chose. Sa mère la regarda à la dérobée et secoua la tête avec compassion. La jeune fille se dirigea à pas lents vers un des angles de la pièce, prit un carreau de dentellière, s'assit de l'autre côté du poêle sans rien dire, et se mit a entremêler ses fuseaux.

—Lina, vous voilà encore bien triste aujourd'hui, dit la veuve.

—Le mauvais temps me chasse hors du potager, ma mère, répondit-elle.

—Non, ce n'est pas cela: vous pensez sans cesse à M. Herman.

—Je l'avoue, mère.

—Vous n'êtes pas raisonnable, mon enfant. Avoir pitié de ceux qui sont malheureux, même par leur propre faute, c'est assurément louable; mais cela ne doit pas aller jusqu'au point de se rendre malade soi-même.

—Mais je ne suis pas malade, et ne le deviendrai pas, dit la jeune fille avec un sourire plutôt triste que joyeux.

—Vous aviez pourtant fermement promis à grand-père de chasser ces idées tristes.

—Ah! ma mère, nous avons beau promettre, nos idées vont et viennent malgré nous.

—Puisque M. Herman est parti maintenant pour un pays étranger, nous ne le verrons probablement plus. Penser à lui plus longtemps ne peut lui faire ni bien ni mal; vous devriez donc l'oublier tout à fait, mon enfant.

—Je le voudrais, mère, mais cela m'est impossible: son image est toujours devant mes yeux. Cette nuit même je l'ai vu, les yeux pleins de larmes, et me suppliant d'avoir pitié de son sort amer.

La mère Wouters regarda sa fille avec étonnement; mais elle chassa immédiatement de son esprit le soupçon qui venait d'y pénétrer, et lui dit:

—Allons, allons, Lina, vous êtes encore une innocente enfant. Les songes doivent toujours se prendre au contre-pied; nous avons donc des raisons de croire que M. Herman n'est pas aussi malheureux que vous pensez.

—Pas malheureux, mère? répéta Lina avec une triste ironie. Son père a cherché et trouvé pour lui une fiancée, une demoiselle noble et riche. Le bon M. Steenvliet,—car son coeur est excellent au fond, croyez-le, ma mère,—était si satisfait, si joyeux de ce brillant mariage, qu'il considérait comme la récompense de sa longue vie de travail… Mais M. Herman, qui paraît avoir une aversion pour le mariage, s'enfuit en pays étranger et laisse son pauvre père tout seul! Ah! Herman a agi sans doute dans un moment d'égarement; mais, quoi qu'il en soit, pensez-vous, ma mère, qu'après une pareille action un homme puisse avoir encore un seul jour de repos? Savoir qu'on a rendu son vieux père malheureux, cette douloureuse conviction doit lui ronger le coeur comme un ver. Et vous et grand-père vous trouvez étonnant que j'aie pitié de celui sans la généreuse amitié duquel je ne serais plus de ce monde.

—Il y a bien quelque chose de vrai dans vos paroles, Lina, mais vous exagérez.

—Ah! mère, comment pouvez-vous dire cela? Supposez donc que vous ayez résolu, grand-père et vous, de me faire épouser quelqu'un, un bon et brave jeune homme, et que je m'enfuie loin d'ici; ne vous plaindriez-vous pas au ciel de mon ingratitude et de ma cruauté? Et moi, comme punition, ne mourrais-je pas de chagrin et de regret?

—Oui, certes, mon enfant, mais ce n'est pas la même chose. Et, en tout cas, que pouvons-nous y faire?

—Ah! je pourrais bien y faire quelque chose, mère, si je pouvais causer encore une fois avec M. Herman.

—Cela est complètement impossible. Dieu sait s'il n'est pas déjà à plus de cent lieues d'ici?

—Son père m'a dit pourtant qu'il reviendrait bientôt.

—Ce n'était qu'une supposition, et d'ailleurs, innocente rêveuse que vous êtes, oubliez-vous donc que grand-père nous a défendu, très strictement défendu, de parler encore avec Herman? Et ne devez-vous pas, s'il reparaissait ici, fuir immédiatement sa présence? La calomnie veille et nous épie, mon enfant.

—Que m'importe la calomnie, ma mère?

—Soit! mais le chagrin, la colère de grand-père?

—Cela est pis, en effet! soupira Lina découragée. Allons, mère, ne parlons plus de ces tristes choses, il a cessé de pleuvoir, je vais reprendre mon travail dans le potager.

En achevant ces mots elle mit son carreau à dentelles de côté, le recouvrit d'un drap blanc et sortit de la pièce. La veuve, de son côté, continua à faire sa cuisine. Elle plaça un pot de fer sur le poêle, le remplit à moitié d'eau et recommença à peler ses pommes de terre.

A peine s'était-elle remise à l'ouvrage qu'elle poussa un cri de surprise et d'angoisse. Elle ne pouvait en croire ses yeux, Herman, Herman Steenvliet, venait d'entrer.

Son visage était très pâle et ses lèvres tremblaient pendant qu'il regardait de tous côtés autour de lui.

La femme Wouters se leva précipitamment, courut à la porte du jardin pour la fermer, revint, éleva ses mains devant le jeune homme comme pour l'empêcher d'avancer et s'écria d'une vois étouffée:

—Ah! monsieur Steenvliet, que venez-vous faire ici? Partez, je vous en prie. Voulez-vous encore nous exposer à la calomnie?

—Je veux voir Lina, répondit-il.

—Mais grand-père l'a strictement défendu, si Lina savait que vous êtes venu, elle s'enfuirait.

—Je dois lui parler et je lui parlerai. Où est-elle? Au jardin?

Il se dirigeait déjà vers la porte du jardin, mais la veuve effrayée se plaça devant lui et le supplia à mains jointes.

—Pour l'amour de Dieu, Monsieur, allez-vous-en. Il y a peut-être des gens qui vous ont vu entrer chez nous. Que va-t-on dire encore dans le village?

—Ça m'est égal! s'écria-t-il fiévreusement. Je pars demain pour l'Amérique.

—Pour l'Amérique! Est-il possible? A l'autre bout du monde?

—Mais je ne partirai pas sans avoir vu Lina et sans lui avoir parlé.
Ce que j'ai à lui dire doit décider de mon sort et de ma vie.
Allons, mère Wouters, pour la dernière fois peut-être, soyez bonne
pour moi, rappelez Lina du jardin.

—Je n'ose pas, répondit la veuve en soupirant.

Mais la porte de la cour s'ouvrit et Lina rentra. Un gai sourire illuminait son visage.

—Bonjour, monsieur Steenvliet, je vous attendais, dit-elle.

—Vous m'attendiez? Ah! merci, Lina! s'écria-t-il. Le doute, le désespoir me déchiraient le coeur. Votre seule voix me rend le courage. Veuillez m'écouter et vous aussi, mère Wouters.

—Nous ne pouvons pas, répliqua la vieille avec angoisse. Il faut partir, Monsieur… Lina, songez à grand-père, montez à votre chambre.

—Non, ma mère, laissez parler M. Herman. Il vient nous annoncer qu'il ne quitte point sa patrie et qu'il accepte la main de mademoiselle Clémence.

—Erreur, folie! grommela le jeune homme avec un sourire convulsif.
Moi, le mari de Clémence? Jamais, jamais! j'aimerais mieux mourir!

Les deux femmes le regardèrent avec une expression d'épouvante.
Elles paraissaient croire qu'il avait perdu l'esprit.

—L'impatience de connaître mon sort me brûle le sang, poursuivit-il. Je n'ai pas le temps de prendre des détours… Lina, j'ouvre mon coeur devant vous, lisez-y… Nous avons joué ensemble étant enfants: nous étions des amis inséparables. Oui, je vous ai sauvé la vie au péril de la mienne. Qu'est-ce qui me donna à moi, faible et innocent enfant, la force et le courage d'un pareil dévouement? Ah! c'est qu'alors déjà Dieu avait déposé dans mon âme le germe qui, après seize ans de séparation, devait se changer en un sentiment irrésistible. Je vous ai revue, Lina; ce que personne n'aurait probablement pu faire, vous l'avez accompli facilement; vous m'avez retiré du chemin du vice, et vous m'avez réconcilié avec ma conscience. Vous êtes pour moi le vivant souvenir de mon passé regretté, l'image de ma mère! votre bonté simple et naïve, la pureté de votre coeur,—et qui sait? la volonté du ciel,—tout me pénètre de la conviction qu'il n'y a pas de bonheur sur terre à espérer pour moi, sinon à vos côtés…

Lina s'était affaissée sur une chaise; elle tenait la tête baissée et luttait contre les larmes qui voulaient jaillir de ses yeux. La femme Wouters, dominée par la voix frémissante du jeune homme, le contemplait avec un véritable ébahissement. Il lui eût été impossible d'articuler une parole, de sorte qu'Herman put continuer sans être interrompu:

—Et c'est alors que l'on vient me dire: épousez Clémence d'Overburg, une jeune fille noble que je connais à peine, qui est d'une autre race et d'un autre sang que moi? Serais-je assez faible, assez lâche pour laisser ainsi séparer violemment deux âmes que Dieu lui-même a prédestinées à rester unies jusqu'au tombeau! Non, non, Lina, vous serez ma femme, vous ou jamais personne!

—Mais Monsieur, Monsieur, que dites-vous? balbutia la veuve. Pour l'amour du ciel, calmez vos esprits égarés.

—O Herman, songez à votre père! s'écria la jeune fille en tendant vers lui des mains suppliantes.

—Mes esprits égarés? répéta le jeune homme. Il ne serait pas étonnant qu'ils le fussent en effet: mais je m'efforcerai de me calmer, et je vous dirai ce que je viens faire ici. Mon père, abusé par sa tendresse exagérée pour moi, reste inexorable et veut me contraindre à prendre Clémence pour femme. Moi, je ne le veux pas, je pars demain pour l'Amérique, à trois cents lieues dans l'intérieur du pays. Je vais essayer si je ne puis pas y gagner par mon propre travail assez d'argent pour être libre de toute contrainte et pour pouvoir offrir à la femme que mon coeur a choisie une existence modeste avec une honnête aisance. J'ai besoin de quelques années pour cela, et pendant ce temps je resterai éloigné de ma patrie; mais alors je reviens triomphant pour vous supplier, Lina, de me donner avec votre main le bonheur de toute ma vie… Oui, tel est mon projet; mais lorsque j'en ai fait part à mon père, il a énervé tout mon courage en m'assurant, Lina, que vous ne m'aimez pas, et que vous n'attendrez pas mon retour. Si cela était vrai, hélas, il ne me resterait plus qu'à courber la tête sous le poids de ma misère, et à me résigner à un avenir sans espoir… Que dois-je croire, Lina? Prononcez mon arrêt et délivrez-moi de cet affreux doute. Est-il vrai que vous ne m'aimez pas?

La jeune fille jeta sur lui un regard plein de pitié, mais elle laissa sa question sans réponse.

—Soit, reprit le jeune homme. Je comprends que vos lèvres si pures ne veuillent pas prononcer un tel aveu. Mais savez-vous ce que mon père m'a dit encore? Il m'a dit que pendant mon absence vous pourriez choisir un autre mari. C'est une crainte que je ne veux pas emporter dans mon long voyage. Ah! tandis que je travaillerais, que je peinerais là-bas comme un esclave, avec l'espérance de vous avoir un jour pour femme; tandis que cette espérance brillerait devant mes yeux comme une radieuse étoile, on briserait ici pour jamais le bonheur de ma vie? Je vous en conjure, Lina, dites-moi que vous attendrez mon retour!

La mère Wouters essuya avec le coin de son tablier les larmes qui coulaient sur ses joues; la jeune fille aussi avait les yeux humides; elle avait frémi plus d'une fois au chaleureux appel d'Herman, et elle était pâle d'émotion. Mais elle avait conservé assez d'empire sur elle-même pour pouvoir discerner ce que le devoir exigeait d'elle et ce qu'elle avait promis au vieux M. Steenvliet.

Elle se leva et dit d'une voix qui, quoique trahissant une émotion profonde, attestait néanmoins une ferme résolution:

—Monsieur Herman, vous m'avez ouvert votre coeur, lisez aussi dans le mien maintenant. Je suis si sensible à votre extrême sympathie pour moi que je voudrais vous baiser les mains en signe de reconnaissance. Vous me demandez si je voudrais devenir votre femme? Si j'étais une fille de votre condition et que votre père pût bénir notre union, alors, oui, je vous attendrais, fût-ce pendant vingt ans, et fallût-il sacrifier la moitié des jours qui me restent a vivre, pour mériter cette grâce du ciel, je le ferais avec bonheur…

—Lina, malheureuse enfant! s'écria la veuve effrayée.

—Ah! cela me suffit, s'écria Herman, ivre de joie.

—Non, vous vous trompez, cela ne suffit pas, répliqua Lina. Je ne séparerai pas le père du fils, et ne vous rendrai pas malheureux tous les deux.

—Mon père finira par consentir à notre mariage, Lina.

—N'espérez pas cela. Que serais-je pour lui? La cause de votre désobéissance, une ennemie qui lui aurait ravi l'amour de son unique enfant. Je ne pourrais pas vivre ainsi, Herman.

—C'était donc la vérité, l'affreuse vérité! s'écria le jeune homme d'un ton plaintif. Vous ne voulez pas faire pour moi le plus léger sacrifice? Lina, Lina, non, vous ne m'aimez pas!

—D'ailleurs, Dieu sait ce que je lui ai confessé si souvent depuis votre dernière visite.

—Eh bien, alors?

—Mais cette affection même m'impose le devoir de vous réconcilier avec votre père.

—Et le moyen pour cela?

—C'est d'épouser mademoiselle Clémence.

—Mais, Lina, vous ne savez pas ce que vous dites.

—Je le sais parfaitement, Herman.

—Vous me déchirez le coeur.

—Votre chagrin se dissipera à la longue. L'inimitié entre votre père et vous serait un malheur irréparable.

—Ainsi, vous ne voulez pas être ma femme?

—Sans le consentement de votre père? Non, positivement non… Voyons, écoutez-moi avec bienveillance, Herman, je vous convaincrai que vous devez accepter la main de mademoiselle Clémence.

Mais le jeune homme, écrasé par cet arrêt, se laissa tomber sur une chaise et cacha sa tête dans ses mains en sanglotant.

La vue de ses larmes brisa le courage des deux femmes; elles se mirent à pleurer aussi.

Lina continua cependant à l'exhorter à se soumettre à la volonté paternelle; elle parla de la vie laborieuse de M. Steenvliet, de sa bonté, de son amour pour son fils unique, de son chagrin. Troublée au dernier point par le mutisme obstiné du jeune homme, elle finit par s'agenouiller devant lui.

—Herman, mon cher Herman, s'écriait-elle en l'implorant à mains jointes, écoutez mes prières. Donnez-moi cette dernière preuve de votre généreuse amitié: Acceptez Clémence pour femme!

Le jeune homme se leva d'un bond, pâle comme un linge, avec un amer ricanement sur les lèvres.

—Vous! c'est vous qui me condamnez! exclama-t-il d'un ton de reproche. Eh bien, que mon sort cruel s'accomplisse. Je serai l'époux de Clémence, avec l'espoir que le poignard acéré que vous m'enfoncez dans le coeur me délivrera bientôt de ce fatal lien en m'ôtant la vie qui m'est à charge. Adieu, pour toujours, adieu!

Et sans faire attention aux cris des deux femmes, il courut vers la porte.

Mais à peine eut-il fait quelques pas, qu'il s'arrêta frappé de stupeur ou d'épouvante, en s'écriant:

—Grand Dieu! mon père!

Les deux femmes regardèrent également au dehors, pâles et blêmes d'inquiétude.

Deux hommes descendaient d'une voiture qui venait de s'arrêter devant la maisonnette: M. Steenvliet et Jean Wouters. L'entrepreneur entra le premier.

—Vous voulez partir? restez, je vous l'ordonne, dit-il à son fils.

Il se dirigea immédiatement vers la jeune fille tremblante comme la feuille, lui prit la main et lui dit:

—Caroline, vous aimez Herman, j'en suis certain. Vous sentez-vous capable de m'accorder une petite place dans votre coeur? Pourriez-vous aimer le vieux Steenvliet comme un père?

—Ah! je vous aimais déjà de toutes les forces de mon âme, bégaya-t-elle.

—Eh bien, Herman, eh bien, Caroline, écoutez bien ce que je vais vous dire. Voilà M. Jean Wouters, maître, charpentier et entrepreneur. Il a donné son consentement et je donne le mien. Venez, Herman, mon entêté, mon brave fils, tendez la main à Caroline; elle devient votre femme.

Herman poussa un cri de bonheur, et serra son père et sa fiancée sur son coeur dans une même étreinte passionnée.

Jean Wouters et la mère Anne, priant et pleins de reconnaissance, levaient vers le ciel leurs yeux mouillés de douces larmes.

FIN

* * * * *

IMPRIMERIE CHAIX, RUE BERGÈRE, 20, PARIS.—19062-3.
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