← Retour

Argent et Noblesse

16px
100%

VII

Le jour fixé pour le dîner au château était enfin venu.

Le temps ne paraissait guère favoriser cette fête, car tandis que tout le monde au château était occupé,—les valets et les servantes à la cuisine, les jeunes filles à leur toilette,—la pluie tombait dru au dehors. On était à la fin du mois de mai; après quelques jours des premières chaleurs de l'été, le ciel s'était couvert et chargé d'électricité, et depuis l'aube, de gros nuages d'un noir menaçant passaient, signalant leur passage par des roulements de tonnerre ou par des averses.

Vers cinq heures de l'après-midi, le baron d'Overburg se tenait avec sa femme, son fils Alfred et ses cinq filles,—parmi lesquelles il y en avait deux presque encore enfants,—dans un salon du château, prêts à recevoir leurs invités.

Trois de ceux-ci étaient déjà présents: le chevalier de Saintenoy, le comte de Elsdorp et la douairière Van Langenhove; les deux derniers si vieux, si maigres et si ridés, qu'en additionnant leurs âges ils ne devaient pas compter moins d'un siècle et demi. Cependant, malgré leur taille au-dessus de la moyenne, ils marchaient la tête droite. Il y avait dans leurs paroles et dans leurs gestes quelque chose de solennel, et lors même qu'on les eût revêtus d'une défroque de mendiants, encore leur regard ferme et fier et la dignité hautaine de leur attitude les aurait fait reconnaître pour des gens de haute naissance.

Quant au chevalier de Saintenoy, il était impossible de deviner son âge. Peut-être portait-il le poids de douze lustres; mais sa chevelure était noire, grâce aux inventions de la chimie moderne, et peut-être comprenait-il, comme certaines femmes, l'art de se donner les apparences d'une interminable jeunesse. Cet homme n'avait jamais été marié; il avait laissé échapper toutes les occasions, si avantageuses qu'elles fussent, et toute sa vie s'était passée à papillonner autour des femmes mariées et des jeunes filles. Aussi lui avait-on donné le sobriquet de «voltigeur».

Et il le méritait bien, ce sobriquet, car même ici, où chacun se tenait prêt avec une certaine gravité à recevoir les invités, le chevalier de Saintenoy ne pouvait pas se tenir un moment tranquille. Il allait d'une dame à l'autre, s'inclinant jusqu'à terre, même devant les petites filles, les accablant de fadeurs et de compliments banals, pirouettait comme un danseur sur ses talons, et s'arrêtait devant les glaces pour s'admirer, la main sur la hanche gauche, comme s'il portait une épée.

Un valet en livrée bleu et rouge ouvrit la double porte du salon et annonça:

—Monsieur le marquis de Hooghe!… Monsieur le baron Van Moersbeke!

Les gentilshommes annoncés firent leur entrée, s'inclinèrent devant chacune des personnes présentes en murmurant les saluts d'usage, prirent place dans le cercle, et échangèrent quelques paroles avec leurs voisins. Ils étaient vieux et gris, et même l'un d'eux semblait ployer sous le fardeau des ans tellement il était courbé.

Quelques instants plus tard le valet annonça le nom du chevalier Van
Dievoort.

Celui-ci entra en riant, donna une poignée de main à chacun des nobles convives—qui visiblement, ne s'y prêtaient qu'à contre-coeur,—leur souhaita le bonjour d'une voix retentissante, frappa familièrement sur l'épaule du vieux marquis van Elsdorp, et félicita le chevalier de Saintenoy de la noirceur de ses cheveux à un âge aussi respectable.

Ce gentilhomme peu poli n'était pas le bienvenu, cela se voyait du reste; mais il était un des plus proches parents, très riche et célibataire. Il fallait donc lui faire bon visage et bon accueil, quoique l'on n'eût pour lui que fort peu d'estime; car dans la vie publique il faisait cause commune avec les ennemis de la noblesse, et se vantait d'appartenir au parti populaire ou à la démocratie.

L'entrée du chevalier avait jeté comme un froid sur la noble assemblée. Personne ne disait plus mot, et tous semblaient plus ou moins embarrassés. Mais comme d'ailleurs, l'heure fixée était déjà passée, on commençait à regarder M. d'Overburg comme pour lui demander s'il n'était pas encore temps de se mettre à table.

—Messieurs, dit le baron, j'attends encore deux invités de
Bruxelles, M. Steenvliet et son fils.

—M. Steenvliet? Qui est-ce cela? murmurèrent les assistants, qui n'avaient peut-être jamais entendu parler de l'entrepreneur ou qui feignaient de ne pas le connaître.

—C'est un très estimable bourgeois, reprit M. d'Overburg, riche de nombreux millions, et qui m'a rendu de grands services. Veuillez prendre un peu de patience, Messieurs; ce retard m'étonne de sa part. C'est un homme très exact, et je suis sûr que dans quelques instants il sera ici.

Les invités ne répondirent rien; mais ils se mirent a parler entre eux à voix basse de parvenus assez mal élevés pour faire attendre des nobles, et de millions gagnés par des moyens suspects. Le chevalier de Saintenoy, qui connaissait mieux M. Steenvliet qu'il n'avait voulu en convenir d'abord, dit même à l'oreille de la douairière que l'entrepreneur millionnaire avait commencé par être un simple ouvrier, un maçon. Cette révélation, répandue secrètement parmi les nobles convives, provoqua de leur part un murmure d'indignation. Seul le chevalier Van Dievoort ne paraissait ni étonné ni mécontent.

Enfin on entendit le bruit d'une voiture dans la cour, et bientôt après le valet annonça:

—Monsieur Steenvliet père; monsieur Herman Steenvliet.

Le baron d'Overburg, pour épargner à ses nouveaux convives la mortification d'un premier accueil peu favorable, marcha à leur rencontre, leur serra cordialement la main, les introduisit dans le salon, et les présenta à chacun de ses invités comme ses amis particuliers.

M. Steenvliet s'excusa de son arrivée tardive; c'était, dit-il, la faute d'un de ses valets d'écurie qui avait mal serré l'écrou d'une des roues de sa voiture, ce qui leur avait presque causé un accident en route: heureusement un maréchal-ferrant avait pu réparer le mal. C'est ce qui les avait mis en retard.

L'entrepreneur, flatté et encouragé par les démonstrations d'amitié de M. d'Overburg, parlait librement et à voix haute, et racontait sa mésaventure avec beaucoup de paroles auxquelles les autres ne paraissaient prêter que peu d'attention; il y en avait même qui affectaient de regarder d'un autre côté, comme si les explications du bourgeois enrichi leur étaient absolument indifférentes.

Pendant ce temps, Herman regardait Clémence qui paraissait maladive. Lorsqu'il l'avait saluée à son entrée, elle lui avait rendu son salut d'une façon aimable, mais néanmoins très brève. Maintenant elle tenait les yeux baissés et semblait éviter son regard. Elle était visiblement confuse ou embarrassée, la pauvre jeune fille; mais pourquoi? Craignait-elle, en présence de tous ses parents, de laisser deviner le secret qui lui avait été si strictement recommandé? C'était probablement là la cause, car Alfred lui-même se tenait coi et réservé, comme s'il voulait dissimuler qu'il connaissait particulièrement Herman et que depuis longtemps ils étaient camarades de plaisir.

Sur un signe de la baronne la double porte de la salle à manger s'ouvrit, et un maître-d'hôtel cria:

—Monsieur le baron est servi.

Avec une sollicitude qui s'expliquait facilement, madame d'Overburg s'était tenue à côté de l'entrepreneur, et au moment de passer dans la salle à manger, elle lui demanda son bras, avant qu'aucun autre invité eût pu le prévenir.

Le coeur de M. Steenvliet se gonfla de joie et d'orgueil; il poussa son fils en avant en lui disant que c'était à lui à conduire mademoiselle Clémence dans la salle à manger.

Herman s'avança pour suivre le conseil de son père; mais le chevalier de Saintenoy le prévint, et offrit le bras a Clémence au moment même où Herman s'inclinait devant elle pour lui offrir le sien. Pendant ce temps les autres invités avaient déjà ouvert la marche: la douairière conduite par le comte Van Elsdorp, la soeur puînée de Clémence par le baron de Moersbeke, puis le marquis de Hooghe et le chevalier Van Dievoort.

Il ne restait plus personne qu'une fillette de douze ou treize ans qui, lorsque Herman voulut lui offrir le bras, le laissa en plan et courut en riant rejoindre les autres convives dans la salle à manger.

Chacun d'eux s'assit à la place que lui indiquèrent M. et madame d'Overburg, et lorsqu'ils furent tous assis, voici dans quel ordre ils étaient placés:

Au milieu de la table, à la droite de l'amphitryon, la douairière Van Langenhove, entre celle-ci et l'une des jeunes demoiselles d'Overburg, Herman Steenvliet. A la gauche du baron, l'entrepreneur, une autre jeune fille et le chevalier Van Dievoort.

De l'autre côté de la table, en face de son mari, la baronne d'Overburg avait à sa gauche d'abord le marquis de Hooghe, puis Clémence et à côté de celle-ci le chevalier de Saintenoy, surnommé le voltigeur. Les autres convives et les parents du baron avaient pris place à table selon leur fantaisie.

Herman était donc assis en face de celle qui devait être sa fiancée. Vu la distance qui les séparait, il n'était pas obligé, par la bienséance, de causer beaucoup; mais il pouvait cependant, si l'envie lui en prenait, échanger de temps en temps quelques paroles avec elle, en élevant un peu la voix. Il comprenait les raisons et la prudence de cet arrangement et il l'approuvait intérieurement.

Pour ce qui regarde M. Steenvliet, celui-ci se sentait transporté au septième ciel. Assis à la droite du baron, il occupait la place d'honneur avant tous les nobles invités présents à ce banquet. Si le brillant mariage qu'il espérait pour son fils était une des causes principales de la joie et de la fierté qui rayonnaient sur son visage, d'autre part l'amour-propre flatté et la satisfaction personnelle n'y étaient certes pas étrangers. Il était honoré au-dessus de gentilshommes illustres par leur naissance, lui, l'ancien ouvrier, enrichi par le travail. N'y avait-il pas de quoi être fier?

Le service commença. On ne parlait presque pas. Cela n'était pas étonnant, d'ailleurs; la plupart des convives étaient de vieilles gens, sérieux et naturellement réservés… et qui sait si l'intrusion d'un parvenu et l'amitié que lui témoignait le baron, ne les avait pas blessés et rendus muets? En tous cas, on n'a pas l'habitude de causer beaucoup au commencement d'un dîner, si ce n'est à voix basse avec ses voisins. La satisfaction de l'appétit a le pas sur les attraits de la causerie.

Herman tournait souvent ses regards du côté de Clémence et il épiait toutes les occasions de lui adresser la parole. Quand la politesse ne permettait pas à la jeune fille de se taire, elle lui répondait avec affabilité et le remerciait même d'un sourire, mais ce sourire s'effaçait aussitôt, comme s'il n'était qu'une pénible contraction nerveuse.

Pendant qu'Herman se demandait à part lui quelle pouvait être la cause de cette singulière manière d'être, il remarqua, à son grand étonnement, que mademoiselle Clémence, lorsqu'elle causait avec son voisin le chevalier de Saintenoy, parlait beaucoup plus librement et que le sourire ne disparaissait pas sitôt de ses lèvres.

Qu'est-ce que cela pouvait bien signifier? Son coeur ne pouvait cependant éprouver aucune sympathie pour ce vieux hobereau teint et maquillé. C'était donc sa présence à lui, Herman. qui seule la rendait confuse. Il le comprenait bien, et même il le trouvait naturel, car la réserve et la discrétion qu'on leur avait imposées, devaient être pour la jeune fille une pénible contrainte qui lui enlevait, vis-à-vis de lui du moins, toute liberté d'attitude et de langage.

Quant à lui-même, cette réserve obligée l'aurait peu gêné; mais la conduite de Clémence à son égard le rendait également plus ou moins confus, et il commençait à reconnaître que ce dîner de cérémonie n'aurait rien de bien amusant pour lui.

Pour ne point paraître stupide ou mal élevé, il tenta d'adresser une humble demande à sa voisine la fière douairière Van Langenhove. Elle fit d'abord comme si elle ne l'entendait pas; puis elle lui répondit d'un ton si bref et si sec, que le jeune homme, froissé, se détourna d'elle et parut donner toute son attention aux plats que les valets lui présentaient.

Ne sachant à quoi occuper son esprit, il se mit à regarder autour de la salle à manger et à examiner tout ce qui s'y trouvait.

L'appartement était richement décoré, mais tout ce qui le garnissait avait un cachet d'antiquité. Ni les tentures, ni les rideaux, ni les tapis, ni les meubles, ni la garniture de la cheminée, ni même le surtout et le service de table n'avaient la forme du siècle actuel; rien de tout cela n'était moderne. Dans le fond de la salle, entre quelques portraits de généraux, de gouverneurs et de diplomates, brillait un trophée d'armes composé d'épées, de boucliers, de casques, d'armures et de hallebardes, dont l'aspect évoqua dans l'esprit d'Herman les merveilleux romans de chevalerie qu'il avait lus dans sa première jeunesse.

Il reporta ensuite ses regards sur la table et lorsqu'il eut également contemplé l'un après l'autre tous les convives, un sourire aigre plissa le coin de ses lèvres. Il se dit en lui-même qu'il se trouvait là dans un milieu où tous, les hommes et les choses, appartenaient à un monde vieilli… Et c'est dans ce monde, si antipathique à sa nature et à son origine, qu'il devrait passer sa vie! Cette pensée le fit frémir: ce fut avec un sentiment de tristesse qu'il reprit son couteau et sa fourchette pour découper le morceau de faisan qu'on venait de lui servir.

Le dîner approchait insensiblement de sa fin et les nobles convives, réchauffés par quelques verres d'un vin généreux, devenaient plus communicatifs. Il y en avait même deux ou trois parmi eux qui commençaient à parler si haut qu'on pouvait les entendre d'un bout à l'autre de la table.

—Eh quoi! madame la douairière, s'écriait le marquis de Hooghe, vous souriez et vous paraissez douter du sérieux de mes paroles! Je répète et j'affirme encore que le comte du Wargnies, dont le portrait pend à la muraille là, derrière moi, était l'ami intime d'un de mes ancêtres. Ils portaient tous deux, comme pages d'honneur, la traîne de la robe de l'infante Isabelle, à l'occasion de son entrée solennelle à Bruxelles, en 1599. Je trouve cette particularité dans les archives de ma famille.

—Eh bien, soit, marquis, je vous crois, répondit la douairière, mais alors tous les deux auront assurément connu le comte Van Langenhove, qui était attaché en qualité de Grand-Louvetier à la cour de son royal époux, l'archiduc Albert.

L'affaire était en train maintenant. Chacun des nobles invités sut conduire la conversation de telle sorte qu'elle lui fournît, comme par hasard, l'occasion de mettre sur le tapis ses illustres aïeux. Le chevalier prétendit qu'en 1542, à la bataille de Pavie, un Saintenoy aida à faire prisonnier François Ier, roi de France.

Un comte Van Elsdorp avait été présent, en 1419, à l'assassinat de
Jean-sans-Peur, à Montereau.

Et, remontant plus haut encore dans l'histoire du temps passé, le baron de Moersbeke soutint qu'en 1270, un de ses ancêtres avait été au siège de Tunis avec saint Louis, et qu'il aida même à fermer les yeux du roi, lorsque celui-ci fut emporté par la peste.

On raconta des exploits héroïques; on parla de services éclatants rendus à la patrie, de batailles gagnées, de traités de paix conclus, et de plus personne n'oublia de rappeler les illustres alliances de sa race, pour prouver qu'il était en possession d'un nombre respectable de quartiers de noblesse. Ils mettaient dans le dénombrement de ces particularités tant d'amour-propre et d'animation, qu'ils ne trouvaient ni le temps ni l'occasion de parler d'autre chose, même pour les demoiselles, qui n'écoutaient peut-être pas sans ennui cette leçon d'histoire et de généalogie.

M. Steenvliet, au contraire, semblait s'amuser beaucoup, et ne se privait point, dans son imperturbable attention, de manifester de temps en temps son approbation par de petits cris admiratifs. L'amitié du baron d'Overburg et ses vins vieux l'avaient mis en belle humeur.

Il n'en était pas de même de son fils: celui-ci, assis entre la hautaine douairière,—qui se comportait comme si elle avait complètement oublié qu'il était assis à côté d'elle,—et une fillette, une enfant, qui paraissait avoir peur de lui, était dans un grand embarras pour se donner une contenance. D'ailleurs, quoique les causeurs ne le fissent certainement pas avec intention, tout ce qu'il entendait était une désapprobation implicite, mais sévère, de son futur mariage, et une pénible humiliation pour lui qui, en fait d'ancêtres, ne pouvait en produire d'autres que son grand-père, lequel avait été également un simple maçon.

Il remarqua que Clémence ne ressentait pas moins que lui les piqûres que leur faisaient ces vantardises sur les naissances illustres et les nobles alliances. La jeune fille, depuis le commencement de cet entretien, était devenue beaucoup plus triste, malgré les compliments flatteurs que ne cessait de lui adresser le cérémonieux chevalier de Saintenoy. Herman entendit même Clémence répondre à une question du chevalier, qu'elle ne se sentait pas très bien, et qu'elle avait un peu mal à la tête.

Précisément le marquis de Hooghe venait de prétendre qu'il
pouvait prouver qu'un de ses ancêtres était monté sur les murs de
Jérusalem en même temps que Godefroid de Bouillon, lorsque le sire
Van Dievoort s'écria en riant:

—Bah! tout cela, c'est des sottes histoires! Que m'importe que mes ancêtres aient ou n'aient pas été louvetiers, ambassadeurs ou porte-queue de Charlemagne ou de Jacqueline de Bavière? On est ce qu'on est, et non pas ce que d'autres ont été avant nous. Si l'un de nous était venu au monde à Constantinople, il aurait certainement été Turc. Nous, les Dievoort, nous sommes Bruxellois de père en fils. En 1700, mes parents étaient encore tisserands. Mon grand-père était, en 1740, doyen de sa corporation, et parce que sa grande fortune lui permit de tirer d'embarras le prince de Kaunitz, chancelier de Marie-Thérèse, l'impératrice lui octroya des lettres de noblesse. Oui, oui, je descends d'une famille d'ouvriers, et je m'en vante.

Un vif murmure de désapprobation accueillit cet étrange langage. Ceux qui avaient quelque chose à attendre de la succession de M. Van Dievoort se taisaient et dévoraient leur dépit. Mais ceux qui étaient entièrement indépendants ne lui ripostèrent qu'avec plus d'indignation.

—Dites tout ce que vous voudrez, répondit-il avec chaleur, les mérites personnels sont les plus beaux titres de noblesse. Voici M. Steenvliet, qui possède beaucoup de millions. Il a commencé par être ouvrier… maçon, je crois. Eh bien, personne ne lui a rien laissé; par sa propre intelligence, par son propre travail, il a gagné sa grande fortune. C'est à des hommes tels que lui que j'accorde surtout mon estime… et pour preuve, voici ma main, monsieur Steenvliet, la main d'un véritable ami.

L'entrepreneur, touché jusqu'aux larmes, saisit la main qui lui était tendue, et la serra avec reconnaissance.

Le dépit, l'indignation ou le regret se lisaient sur la figure de tous les autres. Mais le sentiment des convenances les empêchait de donner cours à leur colère à voix haute. La vieille douairière grommelait à voix basse qu'on l'avait entraînée dans un affreux piège; le comte Van Elsdorp murmurait que la place n'était pas tenable pour un gentilhomme qui se respecte; M. d'Overburg était confus et consterné.

Heureusement la baronne avait mieux conservé sa présence d'esprit. Elle jeta un coup d'oeil à travers la table, et voyant que l'on était à la fin du dessert, elle se leva et pria les convives de la suivre dans un autre salon pour prendre le café. Elle interrompit ainsi cette conversation pleine de dangers.

Dans le salon, où le café était servi, le sire Van Dievoort fut bloqué dans un coin par ses contradicteurs les plus acharnés et la discussion parut y continuer, quoique sur un ton plus calme.

Madame d'Overburg fit asseoir sa fille près d'elle, et montra à Herman un siège à côté de Clémence, en l'invitant d'un signe à y prendre place.

Bien qu'il en eût peu d'envie, il obéit par politesse, et adressa, avec une grande liberté d'esprit, quelques phrases banales à la jeune fille.

D'abord elle parut frémir, et ce qu'elle répondit n'était pour ainsi dire qu'un inintelligible murmure. Mais lorsqu'elle s'aperçut que le fiancé qu'on lui destinait ne parlait que de choses indifférentes, et qu'elle crut être assurée qu'elle n'avait à redouter de sa part ni avances, ni paroles indiscrètes, son inquiétude se dissipa complètement.

A partir de ce moment la jeune fille se montra fort aimable pour lui, et parut prendre plaisir à sa conversation,—ou peut-être ne le feignait-elle que par pure politesse.

Ce qu'ils se disaient ne signifiait pas grand'chose; ils parlaient du mauvais temps, des prochaines courses de chevaux, du dernier Longchamps et des modes nouvelles qu'on y avait remarquées. Prenaient-ils plaisir à se trouver ensemble! Il eût été difficile de le dire. Quoi qu'il en fût, il y avait près d'une demi-heure qu'ils étaient en conversation suivie, lorsque la baronne jugea probablement qu'il était temps d'interrompre poliment ce long entretien qui pouvait blesser ses parents. Elle se leva et dit à Clémence:

—Venez, ma fille, M. Herman nous excusera, la douairière nous a déjà deux fois fait signe qu'elle a quelque chose à nous dire.

En achevant ces mots elle s'éloigna avec Clémence pour se rendre auprès de la vieille madame Van Langenhove.

Herman comprit parfaitement ce que cela signifiait; on lui avait accordé cette courte conversation avec sa future femme par bienveillance, par condescendance pure; mais maintenant c'était assez, il ne pouvait plus, sans inconvenance, causer avec Clémence de toute la soirée.

Pour se donner une contenance au milieu de la noble compagnie, il se tourna successivement vers Alfred, vers chacune de ses soeurs, et même vers quelques-uns des vieux gentilshommes; mais tous lui répondirent à peine par un oui ou par un non et se détournaient le plus vite possible dès qu'ils le pouvaient sans se montrer grossiers.

Cela le blessa profondément et fit descendre comme un sombre nuage sur son esprit; mais ce qui l'attristait plus encore, c'était de voir que son père s'était laissé entraîner par M. Van Dievoort à prendre part à la discussion sur la noblesse de naissance et les mérites personnels. Il entendait même son père déclarer hautement qu'il était fier d'avoir été un ouvrier; et il remarqua en même temps que le comte Van Elsdorp, le marquis de Hooghe et la douairière Van Langenhove, mécontents et dépités, rapprochaient leurs trois vénérables têtes comme pour comploter quelque chose.

Le comte sortit du salon presque à la dérobée, et rentra de même un instant après.

Quelques minutes plus tard un valet ouvrit la porte et annonça:

—Les voitures de M. le comte, de M. le marquis et de madame la douairière sont avancées.

Le baron d'Overburg pâlit. C'était une conspiration pour lui faire sentir qu'il avait eu tort de réunir ses parents avec des gens de basse extraction et de mauvais esprit. Néanmoins, par politesse, il s'efforça de retenir le comte et le marquis, et eux, par convenance, exprimèrent le sincère regret qu'ils éprouvaient de devoir le quitter si tôt; mais la pluie, l'obscurité, l'orage qui menaçait et le mauvais état des chemins, les forçaient de prendre congé plus vite qu'ils n'auraient voulu.

Et en effet, après avoir serré la main à tout le monde, excepté au sire Van Dievoort, à M. Steenvliet et à son fils, qu'ils se bornèrent à saluer d'un simple mouvement de tête, ils sortirent du salon… Quelques minutes après un bruit de roues roulant sur le pavé annonça que les voitures s'éloignaient du château.

Le baron d'Overburg prit M. Steenvliet à part pour le convaincre que les paroles imprudentes de M. Van Dievoort était la seule cause du brusque départ de ses orgueilleux parents. Il n'eut pas beaucoup de peine à persuader l'entrepreneur, car celui-ci se sentait si heureux et si fier de sa belle soirée, passée au milieu de convives d'une naissance illustre, qu'il eût supporté de bien plus graves offenses sans pouvoir ou sans vouloir les remarquer.

Pendant ce temps Herman, à la clairvoyance duquel rien n'échappait, se tenait dans un coin, réfléchissant à tout ce qui venait de se passer. Il souriait lorsque quelqu'un lui adressait la parole; il causa même un court instant; mais il avait la honte et l'amertume au fond du coeur.

En ce moment le valet cria de nouveau:

—La voiture de M. le baron de Moersbeke est attelée.

Pendant que chacun s'approchait de ce gentilhomme pour lui souhaiter un bon retour et lui manifester le regret de le voir partir de si bonne heure, Herman rejoignit son père et lui dit tout bas:

—Il est temps que nous partions d'ici, mon père; tout le monde s'en va; nous ne pouvons pas rester les derniers, cela ne serait ni poli, ni digne. Je vous en prie, permettez-moi de faire atteler notre voiture.

L'entrepreneur fit d'abord quelques objections, mais il se laissa bientôt persuader, et donna à son fils l'autorisation demandée.

—Vous aussi, mon bon monsieur Steenvliet, vous voulez déjà nous quitter? lui dit le baron d'Overburg. Cela me fait beaucoup de peine, croyez-le bien. Mais vous avez peut-être raison. Des éclairs commencent à briller à l'horizon; il y a un nouvel orage dans l'air. Mais il est encore bien loin, et vous pourrez être chez vous avant qu'il éclate.

M. Steenvliet et son fils prirent congé, Clémence tendit la main à son futur, et lui souhaita le bonsoir d'un air fort aimable. Peut-être était-ce seulement la joie de le voir partir qui illumina pour la première fois son visage d'un sourire qui n'avait rien de contraint.

Lorsque Herman eut pris place à côté de son père dans la voiture, et qu'ils se furent éloignés du château de quelques centaines de mètres, M. Steenvliet se mit à exalter le bonheur qui attendait son fils lorsqu'il serait membre d'une si noble famille. Herman balbutia une timide dénégation.

—Quoi, vous ne serez pas heureux? s'écria l'entrepreneur étonné.

—Je ne le crois pas, mon père, répondit le jeune homme.

—Pas encore content d'une pareille femme? Vous voudriez peut-être épouser une reine!

—Non, je voudrais vivre au milieu de gens qui ne nous regarderaient pas de si haut.

—Allons, allons, tout ça c'est des enfantillages, mon fils. Mademoiselle Clémence n'est-elle pas une fille charmante, aimable et spirituelle?

—Ce n'est pas de Clémence que je veux parler mon père.

—De qui, alors?

—De ses parents, qui ont assez montré qu'ils nous considèrent comme des intrus, comme des ouvriers parvenus, dont le contact les blesse et les humilie.

—Ah çà! Herman, sur quelle épine avez-vous donc marché? Ces nobles seigneurs m'ont témoigné beaucoup d'estime et d'amitié. J'en étais même confus. Pensez donc! j'étais à la place d'honneur au milieu de tous ces comtes et barons! Les millions sont aussi une noblesse, mon fils.

Le jeune homme, sentant bien que le moment était mal choisi pour faire part à son père de ce qu'il avait remarqué et de la façon dont il jugeait la situation, s'étendit au fond de la voiture.

—J'ai la tête un peu lourde et je suis très fatigué, dit-il. D'ailleurs le bruit des roues couvre à moitié le son de vos paroles. Laissez-moi donc reposer un peu, mon père, je vous en prie. Demain je vous dirai quelles réflexions ce dîner a fait naître dans mon esprit.

—Le baron d'Overburg possède une excellente cave. Vous avez peut-être bu un verre de trop, Herman?

—J'ai passablement bu, mon père.

—Et cela vous alourdit? Moi, au contraire, le bon vin me ragaillardit. Il me semble que je n'ai pas trente ans… Mais vous ne m'écoutez pas, je crois… Allons, allons, dormez donc, si vous pouvez.

Herman ne répondit pas, et son père continua à se réjouir à part lui de l'honneur et du plaisir dont il avait joui ce soir-là.

VIII

Le lendemain, en causant avec son père de ce dîner de cérémonie, Herman décrivit l'étrange et blessante conduite des nobles convives à leur égard, et s'efforça de le convaincre que s'il épousait mademoiselle d'Overburg, ce mariage l'exposerait pendant toute sa vie aux mêmes humiliations. Quant à Clémence elle-même, il n'avait aucun mal à dire d'elle. Elle paraissait être, en effet, une douce et aimable fille; mais quel que pût être son sentiment actuel relativement à cette union, plus tard elle la regretterait comme une irréparable erreur.

Toutes ses raisons, si fondées qu'elles fussent, restèrent sans effet sur l'esprit de son père, qui, toujours également heureux et fier de la réception qu'on lui avait faite, était devenu aveugle pour tout ce qui pouvait jeter une ombre sur son horizon, et il ne voyait que le brillant avenir réservé à son fils. Herman n'allait-il pas, en qualité de membre de l'antique maison des Overburg, vivre sur un pied d'égalité avec des barons et des comtes? L'orgueilleux père le croyait du moins, et c'était pour lui le seul point intéressant; tout le reste lui importait peu, et il expliquait l'hésitation d'Herman par ce sentiment naturel à tout jeune homme au moment où il va échanger sa liberté contre l'état de mariage. En tous cas, les millions paternels préserveraient Herman de toute humiliation, et avec une charmante et douce fiancée comme Clémence, il lui paraissait impossible que son fils ne fût pas heureux.

Herman reconnut en lui-même que rien ne pourrait détourner son père de son idée préconçue, et que tous les efforts qu'il pourrait faire pour y parvenir n'auraient d'autre résultat que de l'attrister inutilement. Il cessa donc de lui faire des objections, et l'assura que malgré tout il se soumettrait à son désir, et ne refuserait pas la main de Clémence.

Son père le remercia par une énergique et tendre poignée de main.

Quelques jours plus tard, le baron d'Overburg rendit visite à M. Steenvliet pour lui apprendre qu'il avait conduit Clémence au château d'une de ses tantes dans les environs de Liège, et qu'elle y resterait jusqu'à ce que son parrain, le marquis de la Chesnaie, revînt de Monaco.

Cette nouvelle surprit l'entrepreneur et lui inspira de la méfiance; mais le baron lui fit comprendre que le départ de Clémence n'était pas seulement exigé par les convenances, mais qu'il était même nécessaire pour la bonne réussite de leurs projets. En effet, si leurs intentions relativement au mariage de leurs enfants devaient être connues avant le retour du marquis, celui-ci s'en trouverait peut-être blessé, et en tout cas cela lui déplairait fort. Si Herman faisait des visites répétées au château d'Overburg, il serait impossible de cacher le secret aux domestiques. D'ailleurs, les rencontres d'Herman et de Clémence, pendant qu'ils étaient encore obligés de se taire sur l'unique chose qui les préoccupait, ne pouvaient être que contraintes et par conséquent pénibles. Ils se reverraient avec d'autant plus de plaisir quand le consentement du marquis leur donnerait toute liberté de parler de leur futur mariage.

Comme M. Steenvliet avait une confiance sans bornes dans la loyauté du baron, il se laissa facilement convaincre. L'éloignement momentané de Clémence lui apparaissait même comme une circonstance favorable; car de cette façon son fils n'aurait plus de nouveaux griefs qui le feraient hésiter dans ses bonnes résolutions.

Herman ne se montra ni étonné, ni attristé de l'absence de la jeune fille. Le père et le fils résolurent donc unanimement d'attendre patiemment et avec confiance le retour du marquis. Trois ou quatre semaines seraient d'ailleurs bien vite passées.

Herman n'allait au Club que tous les deux jours, n'y consommait presque rien, et rentrait au logis très tôt dans la soirée.

A la fin de la première semaine, le fils du banquier Dalster l'invita à venir, au château de son père, admirer un jeune poulain de grande espérance, invitation qu'Herman accepta avec empressement et même avec joie. Plus d'une fois déjà il s'était senti porté à aller voir encore une fois Jean Wouters et sa famille; mais la crainte d'être indiscret, d'abuser de leur accueil amical,—peut-être la conscience du danger qu'il pouvait faire courir à la bonne réputation de Lina,—l'avait toujours retenu. Mais maintenant, croyait-il, l'invitation de M. Dalster lui offrait une occasion plausible.

Au jour fixé, il descendit à Loth, et se dirigea par des chemins détournés vers le château du banquier, pour éviter de passer devant l'Aigle d'or.

Après avoir admiré le beau poulain et les autres chevaux dans les belles et vastes écuries de M. Dalster, il trouva un prétexte pour quitter le château.

Son intention, telle qu'il se l'avouait à lui-même, était uniquement de dire en passant un petit bonjour à la veuve Wouters et à sa fille… mais lorsqu'il se présenta dans leur demeure, l'accueil amical qu'il y reçut lui fit bientôt oublier sa résolution.

Durant près de deux heures il resta là, toujours prêt à s'en aller, et toujours retenu par la douce et gaie causerie de Lina.

De quoi parlait-elle si joyeusement, ce qui le faisait rire de si bon coeur, quel sentiment était la source de la bonne humeur et du contentement qui brillaient dans leurs yeux serait chose difficile à expliquer. Ils ne le savaient pas eux-mêmes. Pour Lina, c'était sans doute la présence du compagnon des jeux de son enfance, et la conviction flatteuse que lui, qui l'avait sauvée un jour de la mort, serait à son tour sauvé d'un grand danger par ses conseils à elle, la pauvre fille de paysans. Aussi se montrait-elle on ne peut plus aimable envers lui, pour lui donner le courage de persévérer, et pour l'armer contre l'entraînement de plaisirs bruyants.

Pour Herman, ce n'était pas autre chose que le besoin, qu'il éprouvait au fond du coeur, de revivre par le souvenir les beaux jours de son heureuse enfance. Ces gens simples, leur bonté naïve, leur langage sans apprêt, l'humble petite maisonnette, le verger, l'étable; tout ce qu'il voyait, entendait là, lui parlait du temps où son grand-père et sa mère étaient encore de ce monde, et où le monde lui apparaissait, à lui, l'innocent enfant gâté par cette double affection, comme un paradis que des images ne devaient jamais assombrir.

Il n'était donc nullement étonnant qu'Herman eût inventé, trois jours plus tard, un nouveau prétexte pour leur rendre visite; et que ces visites devinssent de plus en plus fréquentes sans que personne, pas même le vieux charpentier, y vît le moindre mal.

Herman Steenvliet, au contraire, avait compris dès sa seconde visite, qu'il pouvait compromettre la bonne réputation de Lina, si quelqu'un remarquait qu'il venait si souvent dans la petite maison de Jean Wouters. Aussi, désireux de préserver la jeune fille de ce danger, il avait calculé avec le plus grand soin les moyens de tenir ses visites aussi cachées que possible.

Tantôt il allait en chemin de fer jusqu'à Ruysbroeck, à Loth ou à Hal, choisissait rarement le même chemin pour se rendre à la demeure de Jean Wouters et épiait, à cet effet, le moment où il n'y avait personne dans les environs. Il lui était très facile d'atteindre ce but, parce que des chemins creux très profonds coupaient la campagne de tous les côtés.

Il croyait en toute sincérité n'être poussé à prendre ces précautions que par la crainte de voir son amie d'enfance compromise par ses visites réitérées, si elles étaient connues, et d'être privé lui-même, par le fait, du calme et doux plaisir qu'il éprouvait à se trouver dans la société de ces gens simples…

Mais dans le courant de la troisième semaine, une lumière inquiétante se fit dans son esprit, non pas tout à coup, mais petit à petit, insensiblement, et pour ainsi dire malgré lui, car bien qu'il essayât de se dissimuler la vérité à lui-même, le bandeau lui tomba des yeux… Non, ce qui l'attirait avec une force irrésistible vers la maisonnette de Jean Wouters, ce n'était pas seulement l'accueil amical des habitants; ce qui faisait battre son coeur sous le pur regard de Lina, ce n'étaient pas seulement ses souvenirs d'enfance; un autre sentiment, plus intime, plus profond, plus puissant, avait envahi son âme. Il ne pouvait le méconnaître, sa conscience le lui criait tout haut: il aimait Lina.

Sous l'influence de cette découverte, il passa plusieurs jours dans un grand trouble d'esprit; il marchait la tête basse, soupirant et tremblant, et luttant contre cette idée pénible que le devoir lui commandait de cesser désormais ses visites chez le vieux charpentier.

En effet, quelles conséquences une pareille inclination pouvait-elle amener? La bonne renommée, l'honneur de l'innocente jeune fille compromis, son angélique bonté récompensée par une tache ineffaçable, et peut-être la paix de son coeur troublée pour jamais.

Il se disait bien parfois en lui-même qu'il renoncerait volontiers à tout, à l'héritage de son père et à la considération du monde, pour pouvoir faire de Lina sa femme, et pour pouvoir passer sa vie avec elle dans la solitude et l'obscurité… Mais ce n'était qu'un vague souhait de son coeur, et il le refoulait chaque fois en lui-même avec un sourire amer.

Car il n'y fallait point penser. Lui, l'héritier de plusieurs millions, qui devait se marier avec une jeune fille de haute naissance, oserait-il jamais exprimer le désir d'épouser la fille d'un pauvre artisan? Le moindre mot sur ce sujet ferait éclater son père d'une légitime colère, et le rendrait probablement malade… Et combien serait-il raillé et plaisanté, ce pauvre père, par ses amis et connaissances, qui savaient tous parfaitement que l'ambition et l'orgueil de sa vie entière était l'élévation de son fils unique.

Non, non, il n'y avait pas d'hésitation possible; le devoir était évident. Si quelqu'un devait souffrir, cruellement souffrir peut-être à cause de l'erreur de ses sens, ce serait lui seul, lui Herman. Heureusement pas un mot, pas un geste de sa part,—il le croyait du moins—ne pouvait avoir trahi le secret de son âme; il était donc libre de tenir ce secret caché pour tout le monde et pour toujours.

Sa résolution était irrévocablement prise: il ne retournerait plus à la maisonnette de Jean Wouters; il attendrait patiemment le retour du marquis de la Chesnaie, accepterait Clémence pour femme, et, dans sa nouvelle situation, il oublierait insensiblement le sentiment qui lui tenait si fort au coeur.

Il persista dans cette bonne résolution bien que d'autres idées vinssent continuellement l'assaillir et que l'image de Lina, qu'il s'efforçait vainement de chasser, fût toujours devant ses yeux.

Ah! combien la victoire est difficile à remporter dans ces luttes contre notre propre coeur! Le pauvre jeune homme résista courageusement pendant quatre jours, au bout desquels son énergie et sa volonté succombèrent sous l'attraction irrésistible.

Ne plus revoir Lina, jamais, jamais, plus une seule fois, cela était au-dessus de ses forces: mais il se dissimula à lui-même sa défaite et essaya de rassurer sa conscience par la certitude que, s'il voulait retourner encore une fois à la maisonnette de Jean Wouters, c'était uniquement pour colorer son éloignement de l'un ou de l'autre prétexte aux yeux de ces braves gens, et en même temps pour prendre définitivement congé d'eux. Il ne pouvait pas décemment, après avoir été accueilli avec tant d'amitié et de cordialité, s'éloigner tout à coup sans adieu et sans un seul mot d'explication.

A la suite de cette résolution nouvelle, il monta en chemin de fer et descendit à la station de Loth.

A peine avait-il marché pendant quelques minutes dans le chemin creux, qu'il s'arrêta en secouant la tête d'un air pensif. Qu'est-ce qui le faisait hésiter ainsi tout à coup? Pourquoi son coeur battait-il si violemment? Pourquoi frissonnait-il comme un coupable?

Ah! il le sentait bien: Lina n'était plus la même pour lui; elle n'était pas seulement la compagne des jeux de son enfance, dont la présence était pour lui la source des plus doux souvenirs de son passé; non, c'était une femme pour laquelle il nourrissait une secrète mais puissante affection; ses yeux, sa réserve, sa timidité même ne trahiraient-ils pas ce qui se passait dans son coeur? Et comment supporterait-il maintenant le clair regard de la jeune fille?

Retourner sur ses pas?… Il ne pouvait pas s'y décider. Il y avait déjà six jours que les braves gens ne l'avaient plus vu. Sans doute ils étaient inquiets et se demandaient les motifs de sa longue absence; il ne pouvait pas se dispenser d'aller les rassurer. D'ailleurs il y avait un moyen de prévenir toute impression désavantageuse; c'était de prétexter qu'il était très pressé, d'abréger sa visite autant que possible, et de ne pas même consentir à prendre un siège.

Il poursuivit rapidement son chemin sous l'influence de ces idées, et il approcha bientôt de la demeure du père Wouters.

Lina était dans le jardinet devant la maison, près du puits; elle était occupée à puiser de l'eau. A peine eut-elle aperçu le jeune homme, qu'elle leva les bras et se mit à battre des mains si joyeusement que sa mère accourut au bruit. Elle aussi accueillit Herman avec les plus vives démonstrations de joie.

—Entrez, entrez donc, monsieur Herman Steenvliet, dit la veuve en le prenant familièrement par le bras. Ah! que vous nous avez inquiétés en restant si longtemps sans venir nous voir et sans nous donner de vos nouvelles! Lina était bien triste depuis deux ou trois jours.

—Triste? De mon absence? murmura Herman.

—Oui, certes, fort triste, répondit la jeune fille, Nous craignions que vous ne fussiez tombé malade. Pensez donc, monsieur Herman, nous avons prié pour vous tous ensemble; mais Dieu soit loué! notre inquiétude n'était pas fondée. Vous n'avez pas l'air malade du tout; cela me rend si joyeuse que j'ai des envies de chanter.

—Ce n'est pas seulement l'incertitude au sujet de votre santé qui nous rendait inquiètes, ajouta la veuve. Une autre idée nous effrayait; grand-père supposait que vous vous étiez encore une fois laissé… comment dirai-je… entraîner à l'Aigle d'or par ces jeunes messieurs qui… Vous me comprenez bien, n'est-ce pas, monsieur Steenvliet?

—En effet, mes bons amis, je vous comprends, dit le jeune homme avec un sourire de reconnaissance. Heureusement vos craintes étaient également mal fondées sous ce rapport-là. Je ne sais comment expliquer cela, mais vos bons conseils, vos paroles d'encouragement, votre douce compagnie m'ont inspiré un profond dégoût pour ces dissipations et ces plaisirs bruyants. Quoi qu'il advienne de moi par la suite, je n'oublierai jamais que c'est vous qui, par votre amitié désintéressée, m'avez détourné du chemin du vice où sans cela je me serais perdu définitivement…

—Aussi, monsieur Herman, vous ne pouvez plus rester si longtemps sans venir nous voir, interrompit la jeune fille. Quand nous restons tant de jours sans vous voir, il nous vient tout de suite des idées noires, des inquiétudes. Si vous vous laissiez entraîner de nouveau à l'Aigle d'or par vos riches amis, quel malheur!

—Si ce n'est que cette crainte qui vous fait désirer ma présence, soyez pleinement rassurée, Lina. Mais aujourd'hui je suis venu pour…

—Ce n'est pas cette crainte seule, répliqua la mère Wouters. Avouez-le franchement, Lina: dès que deux ou trois jours se sont passés depuis la dernière visite de M. Steenvliet, nous ne savons plus ce qui nous manque. Nous allons constamment sur la porte pour voir s'il ne vient pas, et nous ne parlons que de vous, Monsieur. Vous êtes si bon, vous avez tant d'esprit, et l'on a tant de plaisir à vous entendre parler! Dans notre solitaire et tranquille existence, votre présence n'est pas seulement un grand honneur, c'est aussi un grand bonheur pour nous. Ah! si vous deviez tout à coup cesser de venir ici, il me semble que nous le regretterions longtemps.

Herman avait eu sur les lèvres l'annonce d'une séparation définitive, et il avait déjà commencé à prononcer les premiers mots d'adieu, mais la force lui manqua pour affliger si cruellement ces braves gens. Vaincu, il se laissa tomber sur la chaise qu'on lui offrait vainement depuis qu'il était entré, et écouta, avec une délicieuse émotion, les témoignages d'amitié et de dévouement dont les deux femmes l'accablaient à l'envi.

D'abord il répondit aux questions pleines de sollicitude de la jeune fille, qu'en effet il se sentait un peu indisposé, et qu'il avait un gros mal de tête, il ne pourrait donc pas rester longtemps; d'ailleurs, des affaires urgentes le rappelaient à la maison.

Mais sa volonté et son courage ne résistèrent pas au charme magique de l'aimable conversation de Lina. L'innocente fille, pensait-il, ne pouvait pas soupçonner ce qui le troublait si profondément en sa présence. Il n'y avait donc pas de danger immédiat. S'il ne trouvait pas la force de lui dire de vive voix adieu pour toujours, il chercherait un autre moyen, dût-il le lendemain écrire une lettre à ce sujet à Jean Wouters.

Bientôt il eut oublié complètement ses bonnes résolutions, et se livra sans arrière-pensée au bonheur de regarder et d'écouter encore une fois Lina aussi longtemps que possible. C'était la dernière, pensait-il.

C'est ainsi qu'il se fit que deux grandes heures s'étaient déjà passées avant que Herman songeât à quitter ces braves gens.

Il se leva et hésita un instant: l'idée lui venait encore une lois de leur déclarer qu'à son grand chagrin il se voyait contraint de leur dire adieu pour longtemps; mais Lina et sa mère l'empêchèrent d'exprimer son intention, en le suppliant toutes deux de ne plus rester plusieurs jours sans venir les voir. Elles lui demandèrent avec de si vives instances de leur épargner ce chagrin, que Herman, retombant dans sa précédente irrésolution, s'en alla en balbutiant une promesse vague de donner satisfaction à leur ardent désir.

Lorsqu'il eut dépassé la haie qui servait de clôture au petit jardinet devant la maison, il remarqua avec une certaine surprise un homme qui se tenait caché derrière un des arbres du chemin, et qui paraissait l'espionner.

Cette supposition le blessa et l'effraya en même temps; il marcha droit à l'homme qui se cachait ainsi, pour lui demander compte de sa hardiesse. Mais l'homme en le voyant venir, poussa un grand éclat de rire, et s'enfuit à toutes jambes dans la direction du village. Herman avait reconnu dans cet espion Pauw le tortu, le domestique de l'Aigle d'or. Il en fut très contrarié, car il devinait ce qui s'était passé, et il prévoyait ce qui allait se passer encore. Quelqu'un devait avoir remarqué ses visites dans la maison de Jean Wouters, et cela était probablement venu aux oreilles du père Mol, l'aubergiste. Celui-ci, aigri contre Herman Steenvliet parce qu'il ne voulait plus venir à l'Aigle d'or, avait envoyé son garçon pour s'assurer de la vérité de la nouvelle.

Quelle en serait maintenant la conséquence? Mol et ses filles ne pouvaient pas se venger sur lui; il était au-dessus de leurs atteintes. Mais Lina, la pauvre Lina? Combien il leur serait facile de ternir la réputation de la noble et pure jeune fille par de méchantes insinuations et des faux bruits.

Et que pouvait-il, lui, l'unique cause du tout le mal, que pouvait-il pour défendre son innocente amie contre la calomnie? Rien, hélas?

Ces pénibles pensées lui gonflaient le coeur. Ce fut en soupirant tout bas et en se plaignant de son sort, qu'il s'éloigna et disparut entre les hauts escarpements du chemin creux.

IX

Ce que Herman Steenvliet avait prévu ne tarda pas a se réaliser. Dès le lendemain déjà les gens du village se réunissaient par petits groupes et se parlaient mystérieusement à l'oreille avec une expression de doute et d'indignation. On levait les bras a ciel, on déplorait la corruption du siècle, on poussait des hélas! hypocrites au sujet de la honte et du scandale qui rejaillissaient sur la commune, mais tout cela si bas, si bas, qu'à un pas de distance il eût été impossible d'entendre ce qui se disait.

Et il en était de même partout: dans les maisons, dans les rues, dans les champs. Tout le monde savait que Lina Wouters recevait presque tous les jours la visite d'un jeune monsieur de la ville, d'un de ces riches dissipateurs qui précédemment avaient mené une vie de polichinelle à l'Aigle d'or.

Sans doute l'aubergiste Mol et ses filles n'étaient pas étrangers à la diffusion de ce bruit; mais comment, en moins d'un jour, pouvait-il avoir pénétré jusqu'au fond des maisons les plus isolées du village, puisque personne ne l'exprimait à haute voix, et qu'on se le disait seulement à l'oreille.

Telle est la nature de la médisance: en apparence une parole de pitié, murmurée à voix basse, sur les défauts du prochain; mais en réalité un monstre invisible, un serpent ailé qui s'avance avec la rapidité de l'éclair, et verse dans tous les coeurs, même dans les plus nobles, le venin qui doit souiller l'honneur ou empoisonner la vie d'une victime souvent innocente.

La médisance se transforme rapidement en calomnie: On ne peut pas toujours rester dans le vague. Il faut que les choses aient un nom. Aussi, c'était chose étonnante, ce que l'on racontait déjà, dès le troisième jour, sur le compte de Lina Wouters et du jeune monsieur de la ville: et comme chacun y ajoutait de son propre chef quelque détail inédit, il était à craindre qu'avant la fin de la semaine la jeune fille ne fût, aux yeux de tous, assez coupable pour mériter d'être chassée du village à coups de pierre.

Comme d'ordinaire, les victimes de la calomnie étaient les seules personnes qui, jusque-là, n'avaient rien appris des bruits qui couraient. S'amuser à dire du mal d'autrui, c'était un plaisir que les villageois voulaient bien se donner; mais assumer vis-à-vis de ceux qu'ils calomniaient la responsabilité de cette mauvaise action, ils ne l'osaient pas.

Ce matin-là, Jean Wouters était dans l'atelier de son maître, occupé à travailler à son établi de menuisier, et maniant la varlope avec ardeur. Deux autres charpentiers étaient derrière lui dans un coin, en train d'ajuster les ais d'une porte. Ils regardaient du coin de l'oeil leur camarade aux cheveux gris, puis échangèrent un regard d'intelligence et haussèrent les épaules en ricanant à demi, mais sans rien dire.

Jean Wouters souriait en travaillant, et paraissait de la meilleure humeur du monde. Il pensait à Lina, à la joie, à l'orgueil de ses vieux jours. Quelle tendre affection elle lui portait. Pauvre enfant, coeur aimant et généreux, n'avait-elle point, pendant des mois, abîmé ses yeux à faire de la dentelle, pour pouvoir acheter un chapeau neuf à son grand-père, un chapeau si fin et d'une forme si nouvelle, que dimanche, à l'église, bien des gens l'avaient remarqué. Et ce n'était pas encore assez: comme elle savait qu'il aimait à fumer une bonne pipe, elle lui avait fait cadeau, pour son anniversaire, d'un gros paquet d'excellent tabac.

Son lot avait été dur sur cette terre. Depuis son enfance, il avait rudement peiné pour gagner son pain quotidien. Il avait perdu de bonne heure sa femme et son fils bien-aimé, et depuis lors il avait lutté plus d'une fois contre le besoin et la maladie; mais cependant, il bénissait Dieu avec une sincère gratitude, d'avoir fait rayonner sur ses cheveux blancs l'amour de Lina, comme le soleil sur la neige.

Un joyeux sourire éclairait son visage. Il murmurait précisément le doux nom de sa chère petite-fille, lorsqu'un des apprentis vint lui annoncer que le maître avait quelque chose à lui dire, et le pria de passer dans l'arrière-boutique.

Jean Wouters déposa sa varlope et quitta l'atelier. Dans le corridor il rencontra son patron.

—Vous m'avez fait demander, patron? lui dit-il.

—Oui, suivez-moi, j'ai à vous parler d'une chose importante, répondit le maître charpentier d'un ton dont le sérieux étonna le vieillard.

Lorsqu'ils furent dans l'arrière-boutique, le maître ferma la porte et dit:

—Wouters, vous devinez probablement ce dont je veux vous parler?

—Non, maître, je ne m'en doute pas.

—Quoi! vous n'avez rien appris des bruits qui courent sur votre compte? Tout le village en est plein.

—Quels bruits, maître? Je n'en connais rien.

—Ce sont des bruits terribles; mais je ne crois pas un mot de ces perfides calomnies. Ne vous ai-je pas, depuis de longues années, connu et estimé comme un honnête homme? Ne sais-je pas que vous êtes incapable de faire ou de tolérer des choses qui pourraient attirer la honte sur vous ou sur la commune?

—J'espère, maître, répondit le vieillard sans s'émouvoir, que je n'ai rien perdu de votre estime. Je resterai honnête homme jusqu'à mon dernier jour.

—Je n'en doute nullement, Wouters, malgré tout le mal que les méchantes langues racontent de vous.

—Mais dites-moi donc ce qu'on raconte de si terrible contre moi?

—Je n'ose presque pas le répéter; tellement cela paraît méchant et ridicule. Mais c'est mon devoir de vous avertir. Vous savez bien, Wouters, que des jeunes gens de la ville venaient de temps en temps à l'Aigle d'or, des dissipateurs, des ivrognes, qui, pour le scandale des habitants, se comportaient là comme une bande de sauvages, sans vergogne et sans foi?

Jean Wouters fit un signe affirmatif.

—Eh bien, savez-vous ce qu'on ose raconter? On prétend qu'un de ces jeunes libertins, un certain M. Steenvliet, vient presque tous les jours dans votre maison, aussi bien pendant que vous y êtes que pendant que vous travaillez ici. Quoique beaucoup de gens soutiennent avoir vu ce M. Steenvliet sortir de chez vous, je ne crois pas que ce soit possible.

—C'est pourtant vrai, dit le vieux charpentier.

—Qu'est-ce qui est vrai?

—Que M. Herman Steenvliet nous honore de temps en temps de sa visite.

—Ciel! ce ne serait donc pas une calomnie! Ce citadin fréquente réellement votre maison, et vous le permettez?

—Mais, cher patron, quel mal y a-t-il à cela?

—Comment, quel mal il y a? C'est vous, Jean Wouters, un homme de soixante-cinq ans, qui me faites pareille question?… Pourquoi, pensez-vous, ce jeune monsieur vient-il si souvent chez vous?

—Nous lui avons rendu un service; il vient nous voir par reconnaissance.

—Par reconnaissance? Pour vous témoigner sa gratitude, à vous ou à la mère Anna? répéta le maître charpentier avec un accent d'amère raillerie. Peut-être êtes-vous sincère dans votre croyance; mais homme simple et naïf que vous êtes, ne comprenez-vous pas ce que veut ce jeune étourneau et ce qu'il vient faire chez vous? C'est un loup; vous avez un tendre agneau dans la maison; il veut le dévorer.

Le vieillard commençait seulement à deviner à qui faisaient allusion les malignes insinuations de son maître. Une expression de mépris plissa ses lèvres, et il répondit d'un ton très calme:

—Ce que d'autres personnes disent de moi ou de notre Lina m'importe fort peu, tant que ma conscience ne me reproche rien; mais que vous, maître, qui avez toujours été bon pour moi, vous paraissiez douter de notre honnêteté, cela me fait de la peine. Le jeune monsieur dont vous parlez se montre chez nous si réservé et si poli, que les gens les plus sévères et les plus scrupuleux ne pourraient rien trouver à redire à sa conduite. Dans tous les cas il n'est pas un étranger pour nous: lorsqu'il était encore enfant, ses parents demeuraient à Ruysbroeck à côté de la maison de mon fils, et alors il jouait tous les jours avec notre Lina.

Le martre charpentier secoua la tête.

—Oui, voilà ce que c'est, murmura-t-il. Le jeune monsieur, le loup vorace, a trouvé là-dedans une occasion de se rapprocher de l'agneau sans défiance… Et vous, Jean Wouters, vous êtes assez innocent pour vous laisser abuser par de pareils prétextes? Hélas! mon ami, je vous plains du fond du coeur. Vous êtes aveugle; vous seul ne savez peut-être pas ce qui se passe: vos yeux s'ouvriront quand il sera trop tard. Ah! si vous saviez ce qu'on raconte dans le village! Ce que beaucoup de gens prétendent avoir vu de leurs propres yeux!

—Eh bien, que raconte-t-on? Je vous en prie, maître, cessez de me parler par énigmes ou par insinuations. Expliquez-vous clairement, dites-moi franchement ce que l'on met à notre charge; je ne crains pas la vérité.

—Tout cela est-il bien vrai, c'est ce que je n'oserais pas affirmer; mais je ne doute pas plus longtemps du terrible danger que vous fait courir votre fatal aveuglement… Voyons, répondez-moi avec sincérité, Wouters. Pendant bien des mois vous êtes allé le dimanche à l'église avec un chapeau usé et bossué, et vous déclariez à qui voulait l'entendre que vous ne pouviez pas en acheter un autre parce que la longue maladie de votre fille vous imposait la plus sévère économie. Il n'y a rien de changé dans votre situation, et cependant vous avez maintenant un beau chapeau à la dernière mode. Comment cela se fait-il?

—Comment cela se fait, maître? dit Jean Wouters en riant. C'est on ne peut plus simple. Notre Lina a travaillé le soir, même la nuit, en dehors des heures ordinaires, à faire de la dentelle, pour gagner un peu d'argent, et quand est venu le jour de mon anniversaire, la brave enfant m'a fait cadeau de ce chapeau.

—Ah! cet argent provient de la dentelle?

—Et d'où proviendrait-il sans cela, maître?

—Et les nouvelles boucles d'oreilles que porte votre petite-fille?

—Quelles boucles d'oreilles? Notre Lina n'en a pas d'autres que celles dont sa grand'mère lui a fait présent à l'occasion de sa première communion.

—Non, non, de nouvelles, de grandes, enrichies de brillants; on les a vues à ses oreilles pas plus tard que dimanche dernier.

Le vieux charpentier, profondément blessé et indigné, releva la tête et dit:

—Ça, maître, cela va trop loin. Je commence seulement à bien comprendre de quoi l'on nous accuse. Ou veut dire que nous recevons de l'argent de M. Steenvliet, n'est-ce pas? Et c'est avec cet argent que notre Lina aurait acheté non seulement mon chapeau, mais aussi de nouveaux pendants d'oreille? Lina n'a point de nouveaux pendants d'oreilles, je l'affirme. Qui donc ose raconter ces méchancetés bêtes?

—Certainement ces choses-là doivent vous être pénibles, répliqua le maître charpentier. Probablement qu'on vous trompe, et que vous êtes en effet très ignorant de ce qui se passe; mais c'est un devoir pour moi, comme maître et comme ami, de vous arracher le bandeau des yeux… Attendez, j'ai un moyen de vous convaincre. Lucas, l'apprenti, a vu les boucles d'oreilles. Je vais l'appeler.

Il sortit en achevant ces mots.

Jean Wouters, lorsqu'il fut seul, posa sa main sur son front brûlant et se mit à réfléchir. Il frémissait d'indignation et s'efforçait de prendre assez d'empire sur lui-même pour mépriser cette vile calomnie; mais un sentiment d'angoisse et de tristesse descendit dans mon coeur à l'idée que sa bonne Lina était l'objet des suppositions malveillantes des villageois. Il déplorait comme un malheur qu'Herman Steenvliet eût mis le pied sur le seuil de sa porte.

Le maître charpentier rentra suivi de l'apprenti. Celui-ci ne paraissait pas à son aise et regardait le vieillard avec frayeur.

—Lucas, dit le maître, vous avez vu les nouvelles boucles d'oreilles de Lina Wouters. Attestez-le à son grand-père… N'ayez pas peur, je vous ordonne de dire franchement ce que vous savez et Jean Wouters vous y invite aussi.

—Je n'ai pas vu les boucles d'oreilles, maître, répondit l'apprenti. C'est Mathieu Romyn qui m'en a parlé.

—Et Romyn les a-t-il vues?

—Il ne les as pas vues non plus.

—Alors qui?

—Puis-je le dire, maître?

—Certes, vous devez le dire.

—Eh bien, il y a un marchand de bestiaux de Ruysbroeck qui connaît bien Lina. Celui-ci a dit à Mathieu Romyn qu'il a rencontré, il y a huit jours, à Bruxelles, Lina Wouters au bras d'un jeune monsieur. Elle portait une robe de soie comme une demoiselle de la ville, et de grandes boucles d'oreilles qui brillaient comme des diamants. Je n'en sais pas davantage.

Le vieillard était devenu tout pâle et ses lèvres tremblaient; mais il ne disait pas un mot, et paraissait muet de colère et de chagrin.

Sur un signe du maître l'apprenti sortit.

—Pauvre Wouters, si pareilles choses n'étaient pas des calomnies, comme ce serait terrible. Le soupçon seul est déjà un malheur, n'est-il pas vrai?

Pour toute réponse le vieux charpentier poussa un cri de désespoir, se laissa tomber sur un siège, cacha sa figure dans ses mains, et sa mit a pleurer amèrement.

Après un moment de silence, son maître lui dit:

—Allons, Wouters, consolez-vous. Il n'est probablement pas trop tard pour ramener Lina dans le bon chemin.

—Mais tout est faux, tout! s'écria le vieillard. Ceux qui répandent ces bruits sont des serpents venimeux qui crachent leur venin sur un ange. Lina est innocente et pure comme l'enfant qui vient de naître.

—Oui, je le crois; vous avez peut-être raison mais vous ne pouvez pas en être tout à fait certain. Qu'allez-vous faire maintenant?

—Je n'en sais rien, maître. Puis-je fermer la bouche aux méchantes gens?

—Oui, vous pouvez le faire et vous le ferez sans retard. Si vous ne montrez pas en cette circonstance que vous êtes resté réellement un honnête homme, je serais contraint de vous donner congé. Qui aime la honte doit la porter lui-même sans faire peser sur les épaules d'autrui une partie de ce lourd fardeau. Écoutez donc mon conseil avec calme et avec bon vouloir. Il importe peu que Lina soit coupable ou ne le soit pas; mais qu'un jeune homme de la ville, un de ces riches désoeuvrés et libertin, fréquente habituellement votre maison, c'est là que gît le scandale de l'affaire, et, quoi que vous fassiez, le nom de votre petite-fille en restera, hélas! à jamais terni. Et s'il y avait quelque chose de vrai dans les bruits qui courent?

—Il ne peut y avoir rien de vrai là-dedans.

—Naturellement, telle est votre idée; mais dans de pareilles affaires il arrive que le plus vigilant soit trompé. En tout cas, votre devoir, comme grand-père et comme homme d'honneur, est de défendre votre porte à ce jeune effronté, sans hésitation et sans faiblesse, et si sévèrement qu'il perde toute velléité de revenir. Quel est votre sentiment à cet égard?

—Vous avez raison, maître. Oui, c'est là mon devoir et je l'accomplirai: mais soupçonner notre Lina? Jamais, jamais; elle est l'innocence et la pureté mêmes!

—Soit, Wouters, vous pouvez penser là-dessus ce que vous voulez. Faites seulement en sorte que ce M, Steenvliet n'ait plus l'occasion de voir ou de rencontrer Lina, alors le temps fera le reste, petit à petit les bruits cesseront et vous oublierez de votre côté… Mais il y a un autre côté de l'affaire qui m'échappe. Auriez-vous par hasard conçu l'espérance insensée qu'un mariage pourrait devenir possible entre votre Lina et ce jeune monsieur?

Un rire d'ironie fut la seule réponse du vieillard.

En ce moment l'apprenti rouvrit la porte et fit signe à son maître qu'il avait quelque chose a lui annoncer. En effet, il lui souffla quelques paroles à l'oreille, puis il repartit immédiatement.

Jean Wouters, dit le maître charpentier, voulez-vous savoir quelle nouvelle Lucas vient de m'apporter là? Pauw le tortu, le domestique de l'Aigle d'Or, vient de Bruxelles. Il affirme qu'il a vu M. Herman Steenvliet descendre du train à la station de Loth. Sans doute le jeune monsieur est déjà chez vous. Voilà une bonne occasion pour vous de mettre fin à cette déplorable affaire. Retournez chez vous, restez-y aussi longtemps qu'il sera nécessaire, prenez courage, pas de faiblesse, faites votre devoir.

—Oui, je ferai mon devoir, répondit le vieux charpentier du ton le plus douloureux, mais avec l'accent d'une ferme résolution. Je vous remercie de votre bonté, maître; mais, je vous en prie, croyez-moi, tout ce que l'on raconte est un tissu de faussetés. Après aujourd'hui, Herman Steenvliet ne mettra plus les pieds dans notre maison. Ce qui m'effraie, c'est de devoir dire à la pauvre Lina des choses dont elle est tellement innocente qu'elle n'en a même pas la moindre idée… Mais au nom du ciel, je le sens bien, il n'y pas moyen de s'y soustraire.

En achevant ces mots il traversa l'atelier à la hâte et quitta la maison de son maître.

Toujours soutenu par la conviction de l'innocence de Lina, il passa par la rue du village la tête droite et en regardant les gens bien en face, mais lorsqu'il eut atteint le chemin de terra et qu'il se trouva tout seul dans la campagne, il pencha lentement sa tête sur sa poitrine et poussa un profond soupir. A quoi cela pouvait-il leur servir, qu'il se révoltât au dedans de lui-même contre la calomnie? Si injustes, si fausses que fussent au fond les accusations contre Lina, n'avait-on pas fait à sa bonne renommée une brèche irréparable? Comme elle allait souffrir! Ne succomberait-elle pas sous le coup de cette honte imméritée?

Le courage du vieillard faiblit à cette idée et des larmes jaillirent de ses yeux.

Il réfléchit, chemin faisant, à tout ce que son maître lui avait dit; sans doute il croyait fermement à l'innocence de Lina… mais pourquoi un frisson glacial lui parcourait-il parfois les membres? D'où venait cette sueur froide qui perlait sur son front?

Pauvre homme, il luttait contre le doute qui, pareil à un serpent venimeux, voulait, malgré sa résistance, se glisser dans son esprit. Non, non, Lina était incapable de le tromper… Mais, ô ciel, si le jeune monsieur Steenvliet était un trompeur, un séducteur, un loup, comme avait dit le maître charpentier? S'il avait noué un bandeau sur les yeux de la pauvre enfant et s'il lui avait ôté ainsi la conscience du bien et du mal? On avait déjà vu ces choses-là… Cela était-il possible? Herman se comportait envers Lina avec réserve, avec respect, jamais il n'avait laissé échapper une parole douteuse. Un homme ne peut pourtant pas feindre à ce point… Calomnie, rien que calomnie.

Alors il redressait la tête et souriait… mais presque aussitôt son visage redevenait sombre, sous l'influence de réflexions plus inquiétantes.

—Un marchand de bestiaux de Ruysbroeck, murmurait-il, affirme avoir vu Lina à Bruxelles au bras de M. Herman? Et vêtue de soie comme une demoiselle? Ah! quelle sottise! Depuis plusieurs mois elle n'est plus allée à… Ciel! s'interrompit-il tout à coup en cessant de marcher; elle a été à Bruxelles, il y a huit jours… pour m'acheter un chapeau! Aurait-elle rencontré M. Herman? s'est-elle promenée avec lui, à son bras? Me l'aurait-elle caché par crainte, par remords, par honte?

Il tremblait et essuyait machinalement les larmes qui lui troublaient la vue.

L'inquiétude me rend fou, reprit-il, en secouant douloureusement la tête. Que l'homme est faible contre la calomnie! Moi, son grand-père, moi qui l'aime et qui l'admire pour la pureté de son âme, je la soupçonnerais d'hypocrisie et de fausseté! Loin de moi ces sottes et odieuses pensées! Lina est restée ce qu'elle était: innocente et pure.

C'est ainsi que le malheureux vieillard luttait contre les tourments du doute et de l'incertitude, tantôt rejetant toutes les suppositions contraires, tantôt succombant à l'angoisse qui lui étreignait le coeur.

Au moment où il approchait de sa maison, son esprit avait repris un peu de calme et de clarté.

—Ces craintes, ces alternatives d'inquiétude et de sécurité, de doute et de certitude, ne suivent à rien, se disait-il en lui-même. Je vais savoir ce qu'il y a à craindre. Quoi qu'il en soit, le plus coupable, c'est moi. C'est moi qui ai charge d'âmes; je suis vieux, je suis le père, c'était à moi à veiller sur un enfant sans expérience. Ah! fasse Dieu qu'il ne soit point trop tard! Maintenant du moins mes yeux se sont ouverts et je veillerai avec sollicitude, sans me laisser retenir par quoi que ce soit. J'accomplirai mon devoir, pas de respect, pas de pitié! M. Herman doit sortir de ma maison sur-le-champ, pour ne plus jamais y remettre les pieds… De la prudence pourtant, car s'il n'y avait rien, absolument rien de fondé dans tous ces bruits? J'accuserais donc injustement Lina, je la ferais rougir inutilement?

Il traversa le petit jardin devant la maison et entra dans sa demeure.
La mère Anne était seule dans la pièce.

—Où est Lina? demanda-t-il.

—Lina est dans le potager, qui travaille.

—M. Herman n'est pas ici?

—M. Herman? Non. Pourquoi me demandez-vous cela d'un ton si singulier, mon père?

—Appelez Lina, j'ai à lui parler.

—Vous êtes si pâle! On dirait presque que vous avez pleuré! murmura la veuve avec un accent de frayeur. Ciel! est-il arrivé un malheur?

—Non; faites ce que je vous dis: appelez Lina, vous allez le savoir.

La veuve obéit. Il la suivit du regard à travers la porte vitrée du jardin.

Il vit de loin Lina venir à lui, par l'allée du milieu, avec un doux et aimable sourire sur les lèvres. Son regard était si clair, l'expression de son visage si sereine, si pure et si gaie, qu'il eut l'envie de serrer l'innocente enfant dans ses bras et de lui demander pardon; mais sa conscience le cuirassa contre cette faiblesse.

—Bonjour, grand-père, s'écria Lina. Déjà de retour? Vous avez quelque chose à me dire? est-ce une bonne nouvelle?… Mais qu'avez-vous, grand-père? Êtes-vous malade?

—Non, mon enfant, je ne suis pas malade; j'ai beaucoup de chagrin.

—Du chagrin? Pauvre grand-père, venez, asseyez-vous, et racontez-moi ce que c'est, je vous consolerai bien, moi!

Elle lui passa le bras autour du cou et voulut le conduire à un siège; mais il se dégagea et lui dit:

—Lina, ma chère Lina, ce que j'ai à vous demander vous fera aussi beaucoup de peine. Pardonnez-le moi, ce n'est pas ma faute. Soyez-en bien sûre, mon enfant, de tout ce que l'on dit dans le village, je ne crois rien; mais il faut que je soulage mon coeur du poids qui m'étouffe.

—Ah! grand-père, allez-vous écouter maintenant les vains propos des gens?

Mais le vieillard lui prit la main et lui demanda d'un ton presque suppliant:

—Lina, promettez-moi de me dire la vérité, toute la vérité?

—Qu'est-ce que c'est que cette demande-là? grommela la mère Anne stupéfaite. Avez-vous jamais pris Lina en délit de mensonge?

—Non, mais cette fois, si elle me cachait quelque chose, elle me rendrait profondément malheureux.

—Mon cher grand-père, dit la jeune fille, je ne vous comprends vraiment pas. Qu'est-ce que je pourrais vous cacher?

—Eh bien, soyez sincère. Vous êtes allée à Bruxelles, il y a huit jours?

—Oui, pour vous acheter un nouveau chapeau, vous le savez bien.

—Et n'y avez-vous rencontré personne?

—Naturellement; toute sorte de gens; à Bruxelles il y a toujours beaucoup de monde dans les rues. Mais pourquoi me demandez-vous cela, grand-père?

—N'avez-vous pas rencontré M. Herman Steenvliet, à Bruxelles?

—Non.

—Et si vous l'aviez réellement rencontré? Si vous vous étiez promenée avec lui, me l'avoueriez-vous?

—Ah! pauvre grand-père, s'écria-t-elle, si cela était, pourquoi vous en aurais-je fait mystère? M. Herman lui-même vous l'aurait dit. Est-ce là les sottes histoires que l'on raconte dans le village? Et vous vous attristez pour de semblables cancans?

—Mais, mon père, qu'est-ce que vous avez donc dans l'esprit? murmura la veuve d'un ton de reproche. Croyez-vous donc que notre Lina ne sache pas comment une honnête fille doit se conduire? Je suis bien sûre que si M. Steenvliet l'avait rencontrée, elle se serait contentée de lui dire simplement bonjour, et empressée de passer son chemin.

—M. Herman, d'ailleurs, ne m'aborderait pas au milieu de la rue, ajouta Lina, il a beaucoup trop d'esprit pour cela. Laissez donc jaser les ignorants, grand-père, ils ne savent pas ce qu'ils disent.

Jean Wouters demeura un instant silencieux. Il était pleinement convaincu de l'innocence de la jeune fille et il allait renoncer à toute question ultérieure; cependant, obéissant à ce qu'il croyait être de son devoir, il demanda encore:

—Lina, vous n'avez jamais, n'est-ce pas, porté d'autres vêtements que ceux que nous connaissons, votre mère et moi? Jamais un autre bijou que les boucles d'oreilles, de votre grand'mère défunte, n'a brillé à vos oreilles?

Les deux femmes, muettes et comme ahuries, le regardèrent comme si elles ne le comprenaient pas.

—Répondez-moi, je vous en supplie, soupira le grand-père.

—Mais, pour l'amour du ciel, mon père, qu'est-ce qui vous arrive? s'écria la veuve. Des habits, des joyaux, notre Lina? Où sont donc vos esprits?

Le vieillard s'absorba dans ses réflexions; un sourire de satisfaction entr'ouvrait ses lèvres. Mais sa physionomie redevint tout de suite sérieuse, car il se souvint du conseil, de la menace de son patron, et en même temps de la promesse formelle, à lui Jean Wouters. Il secoua tristement la tête et dit:

—Ah! mes enfants, qu'il y a de méchantes gens au monde! Tout ce que l'on raconte n'est que fausseté, calomnie et venin. Mais nous n'avons pas d'autre richesse que notre honneur, et lorsque le soin de notre bonne renommée et la défense de notre réputation exigent de nous certains sacrifices, nous ne pouvons pas hésiter… Asseyez-vous toutes deux, je vous expliquerai ce qui m'a rendu triste et malade. Je ne vous dirai pas tout,—cela n'est pas nécessaire,—mais assez du moins pour vous faire comprendre ce que le devoir nous commande.

Dès qu'ils furent tous assis, il dit avec un embarras visible, et en cherchant ses mots:

—M. Herman Steenvliet vient ici deux ou trois fois par semaine. Nous savons qu'il n'est amené chez nous que par reconnaissance, par amitié peut-être, et cela nous suffit pour l'accueillir sans arrière-pensée. Oui, vous, Lina, et votre mère, vous avez engagé M. Herman à renouveler ses visites le plus souvent possible. Nous croyions que nous pouvions contribuer par là à le tenir éloigné de ses liaisons dangereuses. Notre but, du moins, était louable… Hélas! mes enfants nous sommes des coeurs simples et nous ne connaissons pas le monde. Tandis que nous vivions ici en pleine sécurité, la calomnie courait dans le village pour dire toute sorte de mal de nous. Par exemple, on a l'impudence d'affirmer que nous attirons ici M. Herman par cupidité, par calcul. On ose même prétendre, Lina, que vous portez des robes de soie et des boucles d'oreilles enrichies de brillants, que vous auriez acceptées de M. Herman.

—Moi? des robes de soie, des boucles d'oreilles de M. Herman? répéta la jeune fille en riant. Quelle folie est-ce là? Et qui répand ces bruits absurdes, grand-père?

—Ce sont de méchantes gens, de mauvaises langues, mon enfant. Ne vous en inquiétez pas! s'écria la mère.

—Des langues envenimées, c'est certain, reprit le vieillard; mais elles n'ont pas tout à fait tort; nous sommes coupables du moins d'une grave imprudence. Ce que nous avons perdu de vue, c'est que les visites d'un jeune monsieur si riche dans notre humble petite maison devaient naturellement amener beaucoup de commentaires. En effet, les villageois ne peuvent pas comprendre quel plaisir un monsieur de la ville, riche et instruit, peut trouver dans la société de gens simples, de pauvres ouvriers tels que nous. Dans leur ignorance, ils se forgent toute sorte de mauvaises pensées sur notre compte; ils bavardent entre eux sur nous, et disent des choses dont la seule idée… En un mot ils nous volent notre honneur et ternissent notre bonne renommée.

Jean Wouters, qui avait d'abord l'intention de faire connaître en peu de mots les raisons de son retour inopiné au logis, tombait maintenant d'une hésitation dans l'autre. Il n'osait pas déclarer quelles raisons on attribuait dans le village aux visites d'Herman Steenvliet. L'innocente Lina n'avait pas mérité une si cruelle injure; lui, son grand-père, ne pouvait pas trouver le courage de lui plonger ce poignard dans le coeur.

—Allons, grand-père, ne vous tourmentez pas pour cela, dit la jeune fille. C'est affreux, c'est agir méchamment avec nous qui n'avons jamais fait de mal à personne; mais nous ne pouvons pas empêcher les méchantes langues d'aller leur train. Que nous fait leur bavardage, aussi longtemps que nous n'avons rien à nous reprocher?

—Oui, mon père, pourquoi nous laisser troubler par ces vains cancans tant que notre conscience ne nous reproche rien?

—Nous avons quelque chose à nous reprocher, enfants. Non, nous n'avons pas fait notre devoir comme il convenait de le faire, dit le vieillard d'une voix plus ferme. Il ne suffit pas de ne point faire le mal, il faut également écarter toute apparence de mal, et ne point donner aux gens de prétexte à commentaires malveillants… Ah! je ne sais vraiment pas comment vous faire comprendre ce que je veux dire… Mon maître m'a appelé dans son arrière-boutique et m'a expliqué comment tout le village fait scandale autour de notre nom parce que M. Herman vient chez nous. Un si riche monsieur de la ville dans la maison d'un pauvre ouvrier, cela ne peut pas durer, prétend-il; cela nous ravirait pour toujours notre réputation d'honnêtes gens; tous les habitants du village nous considéreraient comme des gens sans honneur… J'ai promis à mon patron que nous défendrons à M. Steenvliet l'entrée de notre maison, et qu'il ne remettrait plus jamais les pieds chez nous.

—Quoi? que dites-vous là, grand-père? s'écria impétueusement la jeune fille avec incrédulité! Vous chasseriez M. Herman de notre maison? Cela ne se peut pas. Quel mal nous a-t-il fait?

—Oui, oui, mon père, répondez, quel mal ce bon jeune homme nous a-t-il fait? Le chasser pour faire plaisir à quelques langues envenimées du village? Vous n'en aurez certainement pas le courage.

—Dites ce que vous voudrez, mes enfants, il m'est défendu de rien entendre. Herman Steenvliet ne peut plus nous rendre visite. S'il vient encore une fois chez nous après aujourd'hui, mon patron me renverra de l'atelier. Quelle honte! Et d'ailleurs, où trouverai-je alors du travail et du pain?

Ces mots, qui résonnaient à ses oreilles comme une condamnation, arrachèrent à Lina un cri d'angoisse. Elle se cacha la figure dans les mains et se mit à pleurer en silence. Bientôt les larmes ruisselèrent à travers ses doigts.

Jean Wouters la regardait le coeur serré. Cette extrême tristesse à la seule annonce de l'éloignement de Herman, qu'est-ce que cela signifiait? Ciel, allait-il apprendre un déplorable secret? Avait-il en effet été aveugle, aveugle pour un terrible danger? Se verrait-il forcé de bénir les calomniateurs qui l'avaient rappelé à temps à la conscience de ses devoirs paternels?

Pendant qu'il était assailli de ses pénibles pensées, la mère Anne continuait ses efforts pour lui faire comprendre qu'il n'avait pas le droit d'interdire ainsi brusquement et grossièrement à M. Herman l'entrée de leur maison. Certes, elle pensait aussi maintenant qu'il valait mieux que le jeune homme cessât ses visites, mais on pouvait le lui faire sentir petit à petit. Il était, après tout, un jeune homme bien élevé, auquel ils n'avaient rien à reprocher, et on ne chasse pas ainsi des honnêtes gens comme un voleur ou un mendiant.

La vue de la profonde émotion de Lina semblait avoir irrité le vieillard. Un feu sombre brillait dans ses yeux fixes; ses lèvres étaient contractées, et ce fut d'un ton bref et tranchant qu'il répondit enfin:

—Je n'écoute rien, Anna. C'est mon maître qui m'a envoyé ici. Pauw le tortu a vu M. Herman descendre du train à Loth. Il n'est pas ici; je le regrette. S'il vient en mon absence, envoyez immédiatement Lina à l'atelier pour m'appeler. Je ferai connaître à M. Herman ma résolution irrévocable.

—Ah! mon père, réfléchissez encore quelques jours.

—Plus un mot, Anna; le sentiment du devoir me rend inexorable. Je veux être obéi.

Il se dirigea vers la porte, prêt à partir. Mais malgré ses suppositions douloureuses, son coeur s'ouvrit à la pitié; il alla à Lina, lui prit la main, et lui dit tristement:

—Allons, Lina, séchez vos larmes et prenez courage. La pensée que M. Herman ne reviendra plus jamais ici vous afflige profondément; malheureuse enfant, mettez-vous donc le plaisir de sa société au-dessus du soin de votre propre réputation? Reconnaissez votre devoir: soumettez-vous avec résignation à la nécessité, et votre chagrin sera bien vite passé.

—Mon chagrin, grand-père! répéta la jeune fille; mon chagrin n'est rien… Mais lui, le pauvre jeune homme, vous allez donc le chasser comme un mauvais homme?

—Le chasser, Lina? C'est-à-dire que je lui ferai comprendre qu'il ne peut plus venir nous rendre visite, et qu'il doit se comporter dorénavant comme s'il ne nous avait jamais connus. L'intégrité de notre honneur, le repos de notre vie sont à ce prix.

—Oh! grand-père, comment pouvez-vous être devenu tout à coup si cruel et si impitoyable? Vous allez rendre M. Herman malheureux, peut-être pour toujours. N'affirme-t-il pas lui-même que c'est notre amitié seule qui lui prête la force de ne pas retomber dans les écarts de sa conduite passée? Vous voulez l'abandonner maintenant sans aide, sans soutien, à la séduction des plaisirs bruyants. Prenez encore un peu de patience, quelques semaines seulement, jusqu'à ce qu'il se marie.

—Pas de patience, Lina, cela n'est pas possible. Si M. Herman vient encore nous rendre visite aujourd'hui, comme cela est probable, il faut qu'il entende un adieu définitif.

—Mais, grand-père, ce jeune homme m'a sauvée de la mort.

—Oui, je le sais, mon enfant, mais cela ne fait rien, toutes ces paroles sont superflues. Je ne veux pas être chassé de mon atelier avec la crainte douloureuse de l'avoir peut-être mérité. Maintenant que je sais quel est mon devoir de père et d'honnête homme, rien ne peut me faire reculer. Écoutez-moi bien, Lina. Si M. Herman vient encore ici aujourd'hui, courez au village sans perdre une minute pour m'annoncer son arrivée. Je veux, j'ordonne que vous m'obéissiez en cela. Si vous restiez auprès de M. Herman, si vous lui parliez de toutes ces choses, songez-y, je ne vous le pardonnerais jamais. Vous m'avez bien compris, n'est-ce pas?

Les deux femmes tremblaient en écoutant le son de sa voix qui avait pris un accent impérieux. Jamais elles ne l'avaient vu si sévère, si résolu, si implacable. Il était déjà sorti qu'elles tendaient encore les mains vers lui.

Mais tout à coup il rentra en disant précipitamment:

—La-bas, au bas du chemin creux, arrive M. Herman. Montez toutes les deux à l'étage. Dépêchez-vous. Ne m'entendez-vous pas? Montez, vous dis-je.

La jeune fille poussa un cri de désespoir; elle sa laissa tomber à genoux devant son grand-père et lui dit en pleurant:

—Ah! grand-père, ayez pitié de lui! Il est si bon! Ne lui dites point de paroles dures; ne le rejetez pas dans le désespoir.

—Cela dépendra de lui-même, Lina. Je n'aimerais pas de lui dire des paroles dures, mais s'il veut s'insurger contre la raison et le devoir, alors… Anne, obéissez-moi, montez avec Lina, et ne redescendez pas avant que je ne vous appelle. Je veux être tout à fait seul avec M. Steenvliet.

Lina se leva, et quoiqu'elle tremblât de tous ses membres, elle prit le bras de sa mère et monta l'escalier d'un pas ferme.

Le vieillard agité passa sa main sur son front et essaya de reprendre son calme. La profonde tristesse de Lina, la chaleur de ses supplications en faveur de Herman l'avaient rendu inquiet et défiant. Il commençait seulement à comprendre clairement qu'il devait rester impitoyable… Mais d'un autre côté sa raison lui disait qu'il n'avait pas le droit de parler durement ni impoliment au jeune homme, attendu qu'il ne savait pas si, au fond, il avait à lui reprocher autre chose que l'imprudence dont ils s'étaient tous rendus coupables. Il devait donc rester calme et faire connaître à M. Herman sa volonté sans colère. Mais s'il advenait qu'il opposât de la résistance, s'il refusait de cesser définitivement ses visites, alors lui, Jean Wouters, lui prouverait que les sentiments d'honneur peuvent donner même à un vieillard usé par le travail, la force et la volonté d'accomplir son devoir sans crainte.

A peine ses réflexions l'avaient-elles amené à cette résolution, que Herman Steenvliet parut sur la porte, regarda tout autour de la pièce, et demanda son chapeau à la main.

—Bonjour, père Wouters. Quelle chance et quel plaisir de vous rencontrer ici à cette heure? Je ne m'y attendais pas. Vous n'êtes pas seul à la maison, n'est-ce pas?

—Voici une chaise, Monsieur, grogna le vieux charpentier. J'ai à causer avec vous sérieusement, très sérieusement.

Herman, frappé du ton inaccoutumé du vieillard, le regarda avec étonnement.

—Vous me faites trembler, maître. Est-il arrivé ici un accident?

—Un malheur, un grand malheur! répondit l'autre.

—Ciel! Lina est-elle tombée malade?

—Non, personne n'est malade. Allons, je vous en prie, Monsieur, asseyez-vous, et écoutez avec attention ce que j'ai à vous dire. Je n'ai pas beaucoup de temps; notre entretien doit être court… Le hasard vous a conduit dans notre maison; vous avez trouvé bon, après cela, de venir nous voir différentes fois,—trop souvent pour notre bonheur, hélas!—et nous, dans notre simplicité, nous vous avons reçu sans arrière-pensée, avec plaisir même. Nous sommes de pauvres ouvriers; vous, vous êtes le fils d'un homme riche à millions. Il paraît que, à cause de cette grande différence de conditions, vos assiduités dans cette maison sont considérées par le monde comme compromettantes pour nous. Si vous saviez, Monsieur, quelles choses odieuses on raconte de nous dans le village!

—Je le craignais: l'aubergiste de l'Aigle d'or s'est vengé! soupira Herman.

—L'aubergiste de l'Aigle d'or ou d'autres, cela n'y fait rien. La vérité, la triste vérité est que notre pauvre Lina a perdu sa bonne réputation peut-être pour toujours. A peine si j'ose vous déclarer ce que l'on dit et ce que l'on croit d'elle. On assure qu'elle vous attire ici pour avoir de l'argent de vous; que vous lui donnez des robes de soie et des bijoux. Qu'on l'a rencontrée à Bruxelles se promenant a votre bras…

—Ah! les vipères! s'écria le jeune homme qui se leva en serrant les poings. Les serpents, qui crachent leur bave sur Lina, sur cet ange si pur, si noble de coeur!… Ah! cela ne durera pas longtemps: je cours au village, et je saurai bien fermer la bouche à ces lâches calomniateurs.

—Non, Monsieur, vous ne ferez pas cela, je vous le défends, dit le vieillard en lui faisant signe de se rasseoir. Voulez-vous donc par votre intervention publique, donner raison à la malignité des gens et rendre tout le village hostile à notre pauvre Lina? Ce n'est pas par la violence que l'on peut combattre la calomnie: au contraire, ce serait jeter de l'huile sur le feu. Il n'y avait qu'un moyen de prévenir le mal; il n'y a qu'un moyen pour en diminuer l'effet autant que possible, maintenant que le mal s'est produit. Vous avez plus d'esprit, plus d'expérience du monde que nous, vous, Monsieur Steenvliet. Votre conscience, votre coeur devraient vous avoir depuis longtemps indiqué ce moyen.

—Ah! ils me l'ont indiqué, murmura le jeune homme.

—Est-il possible? Et vous n'avez pas écouté leur voix?

—Ce qui est arrivé, je le craignais depuis longtemps. Il y a plus de quinze jours que je voulais vous annoncer ma ferme résolution de ne plus venir vous voir désormais.

—Hélas! pourquoi ne l'avez-vous pas fait?

—Vingt fois j'ai eu l'adieu sur les lèvres, père Wouters; mais chaque fois le courage de le prononcer m'a manqué. Je n'ai pas bien agi, je le reconnais trop tard. Pardonnez-le moi.

—Vous reculiez devant le chagrin que vous pensiez devoir résulter pour Lina de votre départ?

—Non, ce n'était pas là la cause de ma faiblesse. Je ne veux pas vous tromper, c'est l'égoïsme qui m'a retenu. Et qu'il y a-t-il d'étonnant? Réfléchissez un peu, père Wouters: feu ma mère m'a mis au coeur le désir des plaisirs tranquilles, simples, modestes, l'aspiration vers une amitié douce et désintéressée… et malgré cela, j'étais en voie de perdre complètement ma santé, mon intelligence et mon honneur dans les débordements d'un libertinage stupide. Je me méprisais moi-même; j'étais dégoûté de la vie. Ici, dans votre humble maisonnette, mon âme a retrouvé la paix; j'ai été réconcilié avec ma conscience, et la vie m'a souri de nouveau… Renoncer à ce bonheur, à cette délivrance,… me retrouver seul, sans appui, sans consolation, dans un monde que je hais! Ah! c'était trop pénible. Dire pour toujours adieu à vous, à la bonne mère Anne, à Lina, cela m'effrayait; et si bien convaincu que je sois que cet adieu définitif devra tout de même être prononcé une fois, je différais cette triste échéance pour prolonger mon bonheur d'un jour, d'un seul jour.

—Mais maintenant, Monsieur?

—A présent, père Wouters, c'est décidé. Après aujourd'hui, je ne ferai plus aucun effort pour vous revoir, ni votre femme, ni Lina… Ah! si vous saviez, père Wouters, comme cette séparation irrévocable me déchire le coeur!

Jean Wouters était ému.

—Allons, mon jeune ami, dit-il d'un ton consolant, ne perdez pas courage. Nous avons été tous également imprudents. Peut-être, lorsque vous ne viendrez plus chez nous, les gens reconnaîtront-ils leur erreur. Mais si même notre bonne réputation devait en rester atteinte, comme cela est à craindre, eh bien, nous le supporterons sans vous accuser pour cela.

—Oui, vous êtes assez généreux pour me pardonner ma faiblesse, dit Herman d'un ton amer, mais je ne me la pardonne pas moi-même; je ne me pardonne pas d'avoir, par lâche égoïsme, exposé votre bonne Lina à la calomnie des mauvaises langues. Je le regretterai toute ma vie. Hélas, l'innocente compagne de jeux de mon enfance, elle dont la douce amitié m'a tiré de l'abîme de l'abjection et du désespoir, je l'ai jetée en pâture à la malignité publique; je suis cause que son nom est souillé du venin de la calomnie, et restera peut-être souillé. Dieu, qui lit dans mon coeur, sait bien que je donnerais tout au monde pour racheter le mal que je lui ai fait… mais je ne le puis pas!… Pourquoi ne suis-je pas un pauvre ouvrier comme vous? Pourquoi cet argent maudit se trouve-t-il entre nous, si ce n'est pour m'empêcher de vous faire triompher de la calomnie en vous élevant au-dessus d'elle? Ah! ciel, je suis fou de colère et de chagrin. Ma tête tourne… Je ne sais plus ce que je dis!

Herman s'était levé et avait pris la main du vieillard.

—Maintenant, père Wouters, adieu! murmura-t-il les larmes aux yeux.
Je m'en vais: vous ne me reverrez plus.

—Monsieur Herman, nous nous comprenons bien, n'est-ce pas, plus jamais?

—Non, plus jamais… Je vais me marier avec une demoiselle de la haute noblesse. Priez Dieu pour moi, père Wouters, afin que, dans ce brillant mariage, il me fasse retrouver quelques miettes du bonheur, de la paix de l'âme que me fait perdre cette douloureuse séparation.

Il se dirigea vers la porte d'un pas ferme et résolu; mais là il s'arrêta et regarda le charpentier d'un air suppliant, comme pour lui demander quelque chose.

—Soyez généreux, répondit le vieillard à cette prière muette; épargnez-leur cette triste émotion.

—Un mot, un seul mot!

—Les larmes de deux pauvres femmes changeraient-elles quelque chose à la fatalité qui pèse sur nous?

—Non, vous avez raison, maître. Adieu! Adieu! Et, étouffant un cri de désespoir, Herman Steenvliet sortit de la maison en courant et reprit le chemin creux, sans remarquer deux ou trois paysans qui l'épiaient et qui le suivirent des yeux en échangeant de grossières plaisanteries.

X

Herman Steenvliet, le coeur plein d'angoisse et de chagrin, marchait dans le chemin creux qui devait le conduire à Loth, près de la station de chemin de fer; mais, arrivé là, il se sentit un tel dégoût pour la société des hommes, et un tel besoin de solitude, qu'il résolut d'aller à pied jusqu'à Bruxelles, en suivant les bords du canal de Charleroy.

En chemin il s'arrêtait souvent, secouant la tête, se parlait tout haut à lui-même et se faisait violence pour retenir les larmes qui voulaient à chaque instant jaillir de ses yeux.

Sa conscience l'accusait; il comprenait fort bien que l'honneur et la bonne réputation de Lina resteraient compromis, car au village surtout, les souillures que la calomnie répand sur ses victimes sont, de leur nature, ineffaçables. Lui, Herman, avait prévu le mal et l'avait redouté; par égoïsme ou par faiblesse il avait continué ses visites, et conséquemment c'était par sa faute que son amie d'enfance allait rester méprisée et blâmée. C'est ainsi qu'il avait récompensé ces braves gens de l'amitié désintéressée qu'ils lui avaient témoignée.

Cette conviction lui était extrêmement pénible. Il se creusait le cerveau à chercher un moyen de défendre Lina contre les soupçons injurieux des gens du village; mais son esprit restait stérile. Considérant que tout ce qu'il pouvait tenter aurait pour unique résultat de provoquer des calomnies nouvelles et plus odieuses encore contre l'innocente jeune fille, il devait se soumettre avec résignation à la fatalité qui pesait sur lui.

Il ne reverrait plus jamais Lina Wouters; tout était rompu entre elle et lui; leurs relations ne devaient jamais se renouer.

Ah! il mesurait maintenant toute l'étendue, toute la puissance de son amour pour la naïve compagne de son enfance, et il s'en effrayait. Et quoique le serment de fidélité qu'il allait jurer au pied des autels à une autre femme lui fît un devoir devant Dieu d'oublier Lina, il sentait bien, hélas! qu'il ne le pourrait pas. Ah! si les millions de son père ne s'élevaient pas entre lui et la victime de son égoïste imprudence, s'il était pauvre, avec quelle joie triomphante il élèverait Lina au-dessus des atteintes de la calomnie! Mais il ne pouvait pas y penser: il ne pouvait pas se soustraire à son triste sort; il fallait qu'il devînt l'époux de Clémence d'Overburg.

Ces douloureuses pensées tourbillonnaient dans son esprit et lui faisaient saigner le coeur.

Lorsqu'il arriva enfin chez lui, il était tout à fait abattu et découragé. Il monta à sa chambre, se laissa tomber dans un fauteuil et resta là, le regard fixe, perdu dans le vide, luttant contre l'obsession de l'image de Lina qu'il voyait constamment devant lui, tantôt les yeux pleins de larmes, tantôt souriant du plus doux sourire.

Pour échapper à cette vision, il sortit de nouveau et alla se promener très loin sur la route de Tervueren; mais rien n'adoucit sa douleur, et plus cette lutte contre les arrêts du sort se prolongeait, plus profondément s'enracinait en lui la conviction que rien au monde n'était assez puissant pour affaiblir dans son coeur la sentiment qui l'enchaînait à Lina Wouters.

Durant trois jours, il resta en proie aux luttes intérieures les plus pénibles sans parvenir à déterminer clairement ce qui lui restait à faire. Mais le quatrième jour, après de longues heures passées dans sa chambre à réfléchir et à méditer, il se leva tout à coup, l'oeil brillant d'une ferme résolution:

—C'est décidé: attendre plus longtemps ne servirait de rien, Que mon sort s'accomplisse! Mon pauvre père croira que je l'attriste sans hésitation et sans pitié. Ah! s'il pouvait lire dans mon coeur! Ce qu'il désire voir se réaliser lui est inspiré par son affection pour moi, je le sais bien. Mais il se trompe. Je ne peux pas consentir à être pendant toute ma vie la victime d'une erreur de sa tendresse… et, lors même que je le voudrais, je demeurerais impuissant contre une chose qui est plus forte que ma volonté… L'argent est le tyran qui me condamne à l'avenir le plus amer; eh bien, je veux, en ce qui me concerne, briser ce sceptre infernal; je serai pauvre, peut-être, et obligé de gagner mon pain en travaillant; mais libre, du moins, et maître de mon coeur et de mes actions.

En prononçant ces paroles à voix haute, il descendit rapidement et entra sans frapper dans le cabinet de son père.

—Ah! ah! on vous voit donc à la fin! lui dit joyeusement M. Steenvliet. Que diable, mon fils, où donc êtes-vous toute la journée? Je vous ai à peine entrevu deux ou trois fois depuis le commencement de la semaine.

—Mon père, j'ai à vous parler d'une affaire importante, répondit le jeune homme. Je vous en prie, ayez la bonté de m'écouter avec calme.

—Quelle mine sérieuse vous avez, Herman! Vous piquez ma curiosité.
Il ne s'agit pas de votre prochain mariage?

—Si, mon père.

—Mais sur ce point, il n'y a plus rien à dire. Parlez, cependant.
Quelque nouvel enfantillage?

—Jugez-en, mon père. Depuis quatre jours j'ai la tête en feu; depuis quatre jours j'ai la fièvre, mes nerfs sont tendus à se rompre, parce que je m'effraye à l'idée de vous déplaire et de vous faire du chagrin; car, je le reconnais, vous êtes bon pour moi, vous m'aimez, et dans tout ce que vous faites vous n'avez en vue que mon bien-être, tel que vous le comprenez, du moins.

—Ah çà! qu'est-ce que tout cela signifie? Vous n'allez pas pleurer, n'est-ce pas?

—Non, mon père, mais je m'efforce de vous faire comprendre que je vous suis reconnaissant et que je vous respecte…

—Je le sais bien, mon garçon. Laissez là ces détours, et allez droit au but. Que désirez-vous? De l'argent?

—Non; je veux vous faire part d'une résolution, d'une immuable résolution que j'ai prise.

—Immuable! Nous verrons bien. J'écoute.

Le jeune homme hésita et parut rassembler ses forces. Il dit enfin d'un ton décidé:

—Mon père, je n'épouse pas mademoiselle d'Overburg.

—Ne l'avais-je pas deviné? s'écria l'entrepreneur. Vous voilà encore une fois! De pareilles hésitations sont peut-être naturelles; mais elles ne sont certainement pas sérieuses. Quand il en sera temps, vous vous estimerez heureux de pouvoir donner le nom d'épouse à la noble demoiselle Clémence.

—Croyez là-dessus ce qu'il vous plaira, mon père, mais je vous déclare que jamais, non jamais, je n'accepterai la main de Clémence d'Overburg.

M. Steenvliet éclata de rire.

—Ah! ah! vous tournez comme une girouette! dit-il en ricanant; aujourd'hui par-ci, demain par-là. Allez encore vous promener un peu, Herman, et venez me dire ce soir quelles sont vos intentions. Vous aurez encore une fois changé d'avis.

Le jeune homme frémissait d'impatience, mais il se contint, et répondit avec un calme apparent:

—Vous êtes un homme énergique, mon père; tout le monde vante la fermeté de votre volonté. Moi, au contraire, j'ai été jusqu'à présent un être faible et hésitant, parce que l'on a contrarié tous les penchants de ma nature primitive. Mais votre sang coule dans mes veines. Ne vous étonnez donc pas, mon père, qu'après quatre jours de réflexions et de souffrances, je sois arrivé à prendre une résolution si ferme et si irrévocable que rien au monde ne pourrait la changer…

—Pas même la volonté de votre père?

—Non.

—Ni mes prières?

—Je vous demande bien humblement pardon, mon père, mais mon parti est pris. Je n'épouserai pas Clémence d'Overburg.

Cependant M. Steenvliet se refusait à croire que son fils parlait sérieusement, quoique le ton grave du jeune homme, son air décidé, et la résolution de son regard ne fussent point sans inquiéter l'entrepreneur.

—Mais, Herman, dit-il, je ne vous comprends pas. Expliquez-moi donc quelles raisons vous poussent à rompre ainsi vos engagements. Avez-vous appris, sur Clémence ou sur ses parents, quelque chose qui vous blesse?

—Non, mon père. A quoi bon vous répéter encore une fois les raisons qui, dès le premier moment, me firent considérer cette union disproportionnée comme devant faire le malheur de toute ma vie? Avec votre argent vous achetez une bru, rameau d'une antique et illustre souche. Elle ne peut pas m'aimer jamais, moi, le fils d'un ouvrier enrichi, le bourgeois égoïste dont l'orgueil veut anéantir et absorber sa noblesse. Je lirais sans cesse cette accusation dans ses yeux… Ses parents se vengeraient sur moi par une haine irréconciliable, et me mépriseraient… Et moi, moi, je devrais baisser humblement et sans résistance la tête devant cette humiliation! car ma conscience me dirait que je l'ai méritée.

—Bah! bah! folies que tout cela. Cela n'a pas le sens commun. C'est peut-être la quatrième fois que vous me répétez ces réflexions défavorables, et chaque fois vous avez reconnu qu'elles n'étaient pas fondées.

—En effet, mon père, chaque fois je me suis soumis par respect, par affection pour vous. Et s'il n'avait pas surgi d'autres raisons pour me faire reculer, j'aurais probablement accepté mon sort, si triste qu'il me parût.

—Ah! bon, il y a une nouvelle raison?

—Clémence d'Overburg n'a pas la moindre inclination pour moi; au contraire!

—Vous vous trompez, Herman, soyez-en sûr, son père me disait encore dernièrement qu'elle parle de vous dans chacune de ses lettres, et qu'elle s'informe avec intérêt de votre santé.

—Cela se peut; mais son frère Alfred, sans me le déclarer positivement, m'a fait suffisamment comprendre que mademoiselle Clémence redoute le mariage projeté comme une mésalliance déshonorante.

—Vous avez mal compris ses paroles.

—Ah! n'est-ce pas naturel? Clémence courbe la tête sous la volonté de son père, sous la pression de la fatalité. Elle se sacrifie à l'honneur et au bien être de sa race; elle se vend pour sauver ses parents d'une décadence scandaleuse. Certes, cette abnégation de soi-même est un acte digne d'éloges; mais plus noble Clémence se montre, plus lâche et plus cruel serais-je en consentant à conduire à l'abattoir cet innocent agneau. Non, je ne le ferai pas, jamais, jamais! Ce rôle de bourreau me répugne. L'idée que je devrais vivre jusqu'à la fin de mes jours côte à côte avec ma victime, me fait trembler d'horreur… Et je vous le répète, mon père, rien au monde ne peut me faire consentir à épouser mademoiselle d'Overburg.

L'entrepreneur secoua la tête avec impatience.

—Vous êtes de bien mauvaise humeur aujourd'hui, dit-il. Les paroles sans portée d'Alfred d'Overburg vous ont indisposé: mais je veux croire que cet accès de dépit se passera bientôt, comme précédemment; sans cela votre hardiesse, la légèreté avec laquelle vous essayez de reprendre vos promesses, me mettraient dans une juste colère. Ah! mon sang coule dans vos veines? Ah! vous avez une volonté ferme? Mais moi, je suis votre père, et j'ai une volonté qui n'a jamais plié. Si cela devenait nécessaire, je saurais vous montrer que quand une fois j'ai mûrement et fermement décidé quelque chose, tout doit se courber devant moi: vous surtout, qui êtes mon fils… Allons, poussez votre audace jusqu'au bout: osez me répéter que vous refuseriez d'obéir à mes ordres, à mes prières! Est-ce ainsi que vous voulez me récompenser de toute ma vie de dévouement et de sacrifices?

Le jeune homme, qui ne voulait pas répondre à cette question, avait laissé tomber sa tête sur sa poitrine, et regardait obstinément le parquet, sans rien dire. Son attitude humble fut prise par M. Steenvliet pour un signe d'hésitation ou de regret.

—Voyons, mon bon Herman, dit-il, ne vous laissez pas aller à toutes ces sottes idées. Elles vous attristent inutilement; car, à supposer qu'elles soient fondées en partie, à quoi cela vous avancerait-il? L'affaire est poussée trop loin pour que l'on puisse revenir sur ses pas. Puis-je aller dire maintenant au baron d'Overburg que nous refusons la main de sa fille? Je n'oserais jamais lui faire un si sanglant affront. Cela est complètement impossible, et d'ailleurs je ne le voudrais pas. Oubliez-vous donc, Herman, que l'unique but de mes efforts, de mes labeurs, de mes épargnes, de ma vie, a été de préparer et de réaliser votre élévation dans le monde. Et maintenant que mon voeu le plus ardent va s'accomplir, maintenant que vous allez devenir l'époux d'une jeune fille de haute noblesse, maintenant que le vieux maçon,—devenu riche grâce à son habileté et à son travail,—va voir son sang plébéien se mêler au sang illustre des Overburg, vous renonceriez à cette brillante alliance? Ah! ah! quelle folie! Soyez plus avisé; dites-moi que vous acceptez avec gratitude la main de Clémence.

—Je ne l'accepte pas, mon père!

—Ah çà! êtes-vous ensorcelé? s'écria l'entrepreneur irrité. Ne comprenez-vous donc pas que si je prenais au sérieux votre proposition insensée, vous me rendriez profondément malheureux?

—Je le sais, mon père, et pourtant…

—Pourtant quoi?

—Pourtant je dois refuser. Si je n'épouse pas Clémence, vous en aurez du chagrin pendant quelque temps; mais si je l'épouse, je me condamne moi-même à une existence sans amour, sans espoir, sans dignité. Je ne veux pas m'acheminer vers le tombeau, courbé sous l'humiliation et la haine… C'est une loi: de deux maux il faut choisir le moindre. Mademoiselle d'Overburg ne sera jamais ma femme.

—Par le diable, c'est ce que nous verrons!

Herman fit quelques pas en arrière, comme pour s'en aller.

—Restez! commanda M. Steenvliet. Je devrais me fâcher, mais je suis trop fermement convaincu que votre nouvelle lubie ne tiendra pas. Ah! si ce que vous venez de dire était bien mûrement réfléchi et délibéré, si, par hasard, vous persistiez dans votre refus, je me vengerais impitoyablement de votre désobéissance et de votre opiniâtreté. Je puis vivre assez longtemps encore pour dissiper toute ma fortune, et pour m'en aller de ce monde aussi pauvre que j'y suis venu. Alors vous n'auriez rien.

—Agissez en cela comme vous le trouverez bon, mon père, répondit le jeune homme avec le plus grand calme. Je suis assez grand pour gagner ma vie en travaillant.

—Vous allez peut-être devenir peintre? ricana le père.

—Peintre ou autre chose. Votre exemple m'a appris ce que l'on peut avec de la volonté et de la persévérance.

—Allons, Herman, vous perdez la tête. Les millions que j'ai gagnés pour vous ne serviraient donc à rien?

—Ils serviront du moins, mon père, à me faire apprécier l'humilité et à me rendre malheureux pour toute ma vie.

—Ah! c'est ainsi: Monsieur va demander son gagne-pain au travail de ses mains, et dès qu'il gagnera un peu d'argent, il épousera l'une ou l'autre petite paysanne; qui sait? peut-être même la fille de quelque artisan.

—Une femme de cette condition ne reprochera pas, du moins, à mon père d'avoir été maçon, grommela le jeune homme d'un ton acerbe. Ce serait un mariage avec un amour partagé et un respect réciproque.

—Vous radotez. Voyez-vous le fils unique du millionnaire Steenvliet demeurer dans une hutte et souffrir de la faim? Allez vous mettre au lit, Herman, reposez-vous un peu et laissez vos esprits se calmer; car, vraiment, vous êtes à moitié fou. Demain ce sera passé. En tout cas, n'espérez pas que dans cette affaire importante je prête les mains à vos caprices et à vos lubies. Clémence d'Overburg sera votre femme; c'est décidé, et cela reste décidé.

—Est-ce bien votre dernier mot, mon père?

—Mon tout dernier mot.

—Soit donc! Je sais ce qu'il me reste à faire.

En achevant ces paroles, Herman sortit du cabinet.

L'entrepreneur le suivit un instant des yeux d'un air pensif, puis il secoua la tête et se dit à lui-même en souriant:

—Pauvre garçon! La crainte de ne pas être aimé de mademoiselle Clémence le jette maintenant dans un doute pénible. Son coeur est trop sensible, trop tendre. Il tient cela de sa mère. Sans amour sa vie serait triste, en effet; mais il se trompe complètement. Dès le premier abord Clémence a montré une sympathie particulière pour lui. Je lui fournirai les moyens de satisfaire les moindres désirs de sa femme. Et si réellement elle n'éprouvait pas encore un véritable amour pour lui, cela viendra tout seul plus tard. L'argent est une baguette magique toute-puissante sur le coeur des hommes… Si l'on devait décider définitivement aujourd'hui de ce mariage, peut-être Herman n'y consentirait-il pas. Il est singulièrement mal disposé à cet égard; mais l'effet des paroles d'Alfred ne tardera pas à se dissiper. Nous avons tout le temps d'attendre. Ce qui m'inquiète plus que les lubies de mon fils, c'est l'hésitation et les atermoiements du marquis de la Chesnaie. Il ne consentira qu'après avoir ici même en personne examiné la situation de mes affaires. L'idée qu'une demoiselle d'Overburg épouserait le fils d'un ouvrier enrichi le blesse et l'humilie. S'il allait refuser? Je manquerais donc le but de tous mes efforts?… Mais je crois vraiment que la folie de mon fils me rend à mon tour hésitant! Est-ce que je ne les domine pas tous par l'argent? Seraient-ils capables de préférer le déshonneur et la déchéance? Non, non, j'ai tort de m'inquiéter, l'affaire suivra son cours comme je l'ai résolu…

Un valet ouvrit la porte et annonça à son maître que M. le baron d'Overburg était venu pour lui parler, et qu'il l'attendait au salon.

—Ah! le père de Clémence maintenant, grommela l'entrepreneur en ôtant sa robe de chambre. Pourvu que celui-ci ne vienne pas à son tour avec des hésitations et des faux-fuyants. Je finirais par perdre patience. Bah! peut-être m'apporte-t-il, au contraire, de bonnes nouvelles; car lui, du moins, est un homme sensé et il sait ce qu'il fait, ou du moins ce qu'il peut faire. Voyons, nous allons bien savoir.

En entrant dans le salon, il alla à la rencontre de son noble visiteur avec un sourire aimable, lui serra la main et lui dit:

—Bonjour, monsieur le baron. Voilà une agréable surprise, à laquelle je ne m'attendais pas aujourd'hui. Vous deviez être en ville pour vos affaires; et vous n'avez pas voulu retourner à votre château sans m'honorer d'une visite. Je vous remercie du fond du coeur pour cette bonne idée. Veuillez vous asseoir, monsieur le baron… Mais je ne sais pas ce que je vois à l'air de votre visage. Auriez-vous du chagrin? Tout ne marche-t-il pas au gré de vos désirs?

—Non, pas tout, monsieur Steenvliet, répondit le baron. Il y a certaines choses qui m'inquiètent depuis une couple de jours. Je suis venu pour causer de cela très sérieusement avec vous.

Mais d'abord, je dois vous annoncer que mon oncle, le marquis de la Chesnaie, m'a écrit qu'il part aujourd'hui de Monaco, et arrangera son voyage de manière à arriver jeudi prochain à Bruxelles. Vous pouvez donc vous attendre à notre visite pour la fin de la semaine prochaine.

—Peut-être le marquis préférerait-il que je vinsse lui parler à votre château?

—En ce cas, monsieur Steenvliet, je vous le ferais savoir.

—Et peut-on supposer, d'après les termes de sa lettre, qu'il est toujours favorablement disposé?

—Toujours favorablement. Ce n'est que pour la forme qu'il diffère son approbation définitive, jusqu'à ce qu'il ait obtenu par lui-même les renseignements nécessaires. Mais ces renseignements seront-ils bien de nature à le satisfaire complètement? Voilà la question que je me pose, et qui m'inquiète depuis deux jours.

—Et qu'est-ce qui pourrait bien y manquer, monsieur le baron? Vous lui avez fait connaître avec une entière sincérité la véritable situation des choses. N'est-il pas vrai que vous lui avez écrit tout ce qui pouvait exercer quelque influence sur sa décision?… Quoi? Vous secouez la tête?

—Ce que j'ignorais alors, je ne pouvais naturellement pas le lui mander. S'il l'apprend—et je crains fort qu'il ne l'apprenne—alors il est probable qu'il s'opposera au mariage de Clémence. Vous avez ma parole, monsieur Steenvliet, la mauvaise tournure de mes affaires, le généreux secours que vous m'avez prêté, me rendent votre obligé et m'engagent envers vous. Je n'hésiterais pas à conclure ce mariage, même sans le consentement de mon oncle; mais le marquis nous déshériterait et mes enfants y perdraient plus de deux millions. Je vous en prie, mon bon monsieur Steenvliet, ayez pour la seconde fois pitié d'un malheureux gentilhomme! Employez toute votre autorité paternelle pour faire cesser un scandale qui, du moins en présence des projets d'union qui existent entre nous, est déshonorant pour votre fils, pour ma pauvre Clémence, pour vous même et pour toute ma famille.

—Mais parlez donc clairement, monsieur le baron, murmura M.
Steenvliet épouvanté. Un scandale? Que voulez-vous dire?

—C'est difficile à dire, répondit le baron. Ce sont des choses que nous voyons, hélas, se passer trop souvent. Mais nous, qui sommes d'une autre époque, nous reculons devant une pareille publicité.

—Pour l'amour de Dieu, ne mettez pas ma patience à une si rude épreuve! s'écria l'entrepreneur. Un scandale? Et mon fils en serait l'auteur? Vous faites signe que oui? J'espère bien, du moins, qu'il n'a ni volé, ni tué?

—Non, non, calmez-vous, je vais vous dire ce que c'est… D'après des bruits dont la vérité n'est pas douteuse, M. Herman ne va presque plus au Club et il n'y reste que quelques instants quand il y va. Ses camarades d'autrefois ne le rencontrent nulle part. Savez-vous, monsieur Steenvliet, où votre fils passe tout son temps depuis un mois?

—Sans doute que je le sais, répondit l'entrepreneur avec un rire triomphant. Le mariage projeté l'a rendu tout à coup sérieux, beaucoup trop sérieux même à mon avis, le jeune homme se promène, dessine, lit et rêve.

—Ainsi, vous ignorez qu'on peut le trouver du matin au soir dans certaine maison d'ouvriers située au bord d'un chemin isolé, pas bien loin du village où le banquier Dalster a son château?

—Bah! bah! Quelle folie! Que diable mon fils irait-il faire là?

—L'ouvrier a une fille qui, à ce qu'il paraît, n'est pas seulement très jolie, mais aussi très madrée et très artificieuse.

—Et vous voulez dire, monsieur d'Overburg, que c'est là que mon fils s'amuse? Voilà ce que je ne crois pas et, en tous cas, ce que je n'approuverais pas. Mais en serait-il bien ainsi?

—Le mal est déjà assez grave lors même qu'il resterait caché; mais, ce qui ne se peut supporter surtout par nous, gentilshommes, c'est que ce mal soit publié. Votre fils, au vu et au su de tout le monde, passe des journées entières dans cette pauvre maison d'ouvriers, il y mange à la table commune comme s'il faisait partie de la famille, il achète à la fille des robes de soie et des bijoux, il se promène dans les rues de Bruxelles avec cette jeune effrontée à son bras.

Péniblement atteint par cette révélation, l'entrepreneur secoua la tête et répondit après un moment d'hésitation:

—Mais, mon cher monsieur d'Overburg, tout cela ne serait-il pas une simple médisance? Pour des choses de cette nature mon fils était, jusqu'à présent, beaucoup plus réservé que d'autres jeunes gens de son âge.

—Le vieux monsieur Dalster est mon témoin. Informez-vous de la vérité dans le village, vous apprendrez que les habitants sont indignés de la conduite de M. Herman et de celle qui le tient captif dans ses filets. Et si de simples paysans, qui ne sont en rien responsables des actes de la fille de l'ouvrier, se sentent déshonorés par ces relations blâmables, que dois-je dire, moi, gentilhomme, moi, père de la future femme de votre fils?

—Je lui parlerai de cela aujourd'hui même, monsieur le baron, et si vos renseignements sont fondés…

—Ils sont fondés, n'en doutez pas.

—Et bien, je lui ferai comprendre qu'il doit rompre avec cette fille.

Le baron frémissait d'impatience et de dépit.

—Hélas! monsieur Steenvliet, dit-il, je m'effraye de vous voir si calme, et de ne pas vous trouver pénétré de l'impérieuse nécessité d'une rupture immédiate et complète de ces déshonorantes relations. Si ces bruits parvenaient aux oreilles de ma fille Clémence, n'aurait-elle pas le droit de refuser sa main, contre ma volonté, à un homme qui, d'avance et publiquement, manque au respect qu'il doit à sa future femme? Et si mon oncle, le marquis, devait apprendre quelque chose de cette triste affaire, lui si fier et si susceptible sur le point d'honneur, il m'accablerait de reproches et soulèverait toute ma famille contre moi. Vous-même, monsieur Steenvliet, vous regretteriez profondément, n'est-ce pas, que des circonstances imprévues vinssent rendre impossible le mariage de votre fils.

—Mais, jusqu'à présent, ce mariage ne court pas de danger, j'espère?

—Si, un grand danger. Je vous en conjure, prenez des mesures énergiques pour nous préserver de ce malheur; car pour moi, vous le savez, la non-réussite de ce mariage serait une catastrophe. Je n'ai pas d'autre moyen de reconnaître votre bienfait et de mériter la continuation de votre généreux secours.

—Mais, mon digne monsieur d'Overburg, que puis-je faire, sinon de montrer à mon fils son imprudence, son étourderie?

—Lui défendre sévèrement, absolument, de remettre les pieds dans cette maison; lui faire promettre fermement et irrévocablement de rompre désormais toutes relations avec cette méprisable fille.

—N'est-ce que cela que vous désirez, monsieur le baron? Soyez donc bien tranquille: Herman n'ira plus dans ce village. Je vous le promets en son nom.

—Et s'il refusait de vous obéir?

—Non, pas cela. Herman peut avoir une faiblesse et faire une folie; mais c'est un garçon raisonnable et il a un coeur excellent. En tout cas, je n'ai pas l'habitude de voir ma volonté méconnue… Doutez-vous encore? Souhaitez-vous qu'Herman vienne lui-même s'excuser auprès de vous et vous promettre d'éviter désormais tout prétexte de soupçon ou de médisance?

—Oh! non, je n'exige pas cela, s'écria joyeusement M. d'Overburg. Je vous remercie, mon bon monsieur Steenvliet: j'ai foi en votre parole. Il me suffit de pouvoir au besoin déclarer et affirmer que ces bruits n'ont plus de fondement… Allons, écartons toutes ces douloureuses inquiétudes et espérons que rien n'empêchera ni ne retardera le mariage souhaité. A la fin de la semaine prochaine, je viendrai vous rendre visite avec mon oncle le marquis. Nous réglerons tout alors en sa présence… Permettez-moi de vous dire adieu pour aujourd'hui. Je dois partir pour Liège où je vais chercher Clémence. Je vous serre la main, rassuré et consolé.

Près de la porte cochère, et prêt à remonter en voiture, le baron murmura a l'oreille de l'entrepreneur:

—N'oubliez pas vos promesses. Je vous en supplie, soyez énergique.
Notre bonheur à tous en dépend.

—Je n'ai jamais laissé protester une promesse, répondit M.
Steenvliet. Soyez sans aucune crainte.

La voiture s'éloigna, et l'entrepreneur retourna à pas lents à son cabinet, où il se laissa tomber sur une chaise. Il y resta longtemps pensif et immobile.

En présence du baron, il avait caché ses impressions pour amoindrir autant que possible la faute d'Herman; mais, maintenant qu'il se trouvait seul, l'expression de son visage changea et devint amère.

—L'imbécile! grommela-t-il. A quels ridicules enfantillages va-t-il se livrer au moment même où l'on prépare son mariage avec la fille d'un baron! Lui, si indifférent pour toutes les jeunes filles, si riches et si jolies qu'elles soient, se laisserait charmer par une fille d'ouvrier? Il lui achèterait des robes de soie et des bijoux! Il se promènerait avec elle dans les rues de Bruxelles? Tout ce qu'il me disait de son aversion pour une union disproportionnée n'était donc que fausseté? Oui, car la distance entre lui et une simple ouvrière est infiniment plus grande que la distance entre moi et M. d'Overburg. Il repousserait et dédaignerait mes ordres et mes prières, par amour pour une fine mouche de village, qui n'a pas d'autre but que de lui soutirer de l'argent, beaucoup d'argent? Et moi, son père, je devrais céder à une aussi méprisable adversaire? Ah! ah! cela ne sera pas! Il ne jouera pas un jour de plus avec mon honneur, et ne me rendra pas plus longtemps ridicule aux yeux de quiconque nous connaît. Que dis-je, un jour? Non, pas une heure; je vais sur-le-champ lui signifier ma volonté, et malheur à lui s'il ne m'obéit pas immédiatement.

En achevant ces mots, il sortit de son cabinet, monta l'escalier en courant, ouvrit la porte d'Herman, et fit irruption dans la chambre le poing en avant.

Mais il s'arrêta surpris et désappointé, car son fils n'y était pas.

—Il n'est pas là! grommela-t-il. L'entêté coquin serait-il déjà sorti?… Oui, voilà son bonnet grec qui pend là; son chapeau n'y est pas, et je ne vois pas non plus son pardessus. Il veut donc rester dehors jusqu'à la nuit? Où peut-il être?… Ah! je comprends; mais il n'y restera pas, dussé-je aller l'en arracher.

Il alla dans un des angles de la pièce et tira un cordon de sonnette.
Un valet ne tarda pas à paraître.

—Jacques, avez-vous vu sortir mon fils? demanda-t-il.

—Hélas! oui, Monsieur, répondit l'autre, j'en suis encore profondément troublé.

—Troublé? Pourquoi?

—Notre jeune maître avait les larmes aux yeux; il m'a serré la main et m'a dit adieu d'un ton singulier, comme s'il voulait dire que je ne le reverrais jamais.

M. Steenvliet pâlit visiblement; mais il maîtrisa son émotion, et demanda avec un calme simulé:

—Avait-il des bagages?

—Rien que sa petite sacoche de cuir.

—Et où est-il allé?

—Je ne sais pas, Monsieur. Il m'a fait chercher un fiacre, et lorsqu'il y est monté après m'avoir serré encore une fois la main, je l'ai entendu qui disait au cocher: gare du Nord, ventre à terre.

—Êtes-vous bien sûr de ne pas vous tromper, Jacques? Herman n'a-t-il pas dit: gare du Midi?

—Non, Monsieur, j'ai très bien entendu. Il a positivement dit Nord.

—Eh bien, allez aussi me chercher ma voiture; mais pas un mot de tout cela. Entendez-vous. C'est une lubie d'Herman qui sera oubliée demain. Personne n'a à se mêler de cela.

—Je comprends, Monsieur.

—Allez, courez et ramenez-moi une voiture.

L'entrepreneur rentra chez lui, endossa fiévreusement une redingote et courut à la porte cochère avant que le valet, qui n'avait qu'à aller jusqu'au coin de la rue, pût être de retour.

Cette courte attente parut encore trop longue à M. Steenvliet; il marronnait en lui-même, frappait du pied, serrait les poings et paraissait en proie à un profond chagrin et à une vive inquiétude.

Enfin, sans dire un mot de plus à son domestique, il monta en voiture en criant au cocher:

—Au Nord. Double prix si nous allons vite.

Le cocher enleva ses chevaux d'un coup de fouet et les stimula tellement que la voiture faillit verser en tournant l'angle de la rue de la Loi.

M. Steenvliet ne savait que penser. Pourquoi Herman s'était-il fait conduire à la gare du Nord?

Il n'était donc pas allé au village où demeurait la fille de l'ouvrier? Car il ne pouvait y aller que par la ligne du Midi. Où était-il donc allé? Quoique le pauvre père essayât de se persuader que ses craintes n'étaient pas fondées, de temps en temps un frisson glacial parcourait ses membres.

Sous sa froideur et sa dureté apparentes se cachait une tendresse excessive pour son fils; on pouvait même dire que celui-ci était l'unique objet de son amour et de sa sollicitude. Herman avait dit adieu au domestique les larmes aux yeux, un adieu solennel! Qu'est-ce donc que le pauvre jeune homme pouvait bien avoir en tête? Herman paraissait faible et irrésolu, mais l'entrepreneur savait bien qu'une volonté ferme et énergique se cachait au fond du caractère de son fils. C'était dans le sang. Cette résolution ne pouvait-elle pas le rendre capable de prendre le parti le plus insensé? Ah! Dieu, combien son coeur paternel était tourmenté par les plus effrayantes prévisions!… Mais son fils n'était probablement pas encore parti; il le trouverait encore au chemin de fer, il le retiendrait, le menacerait de sa colère, au besoin il le supplierait de renoncer à son projet; et, s'il fallait absolument lui permettre de refuser la main de Clémence, eh bien, M. Steenvliet sacrifierait l'espoir de toute sa vie pour sauver son enfant égaré!

M. Steenvliet n'eut pas beaucoup le temps de réfléchir. La voiture s'arrêta devant la gare. Il sauta à terre, jeta une pièce de cinq francs au cocher et courut dans la station à droite et à gauche, regardant de tous côtés pour voir s'il n'apercevait pas Herman.

Mais toutes ses recherches furent infructueuses. Il se retourna vers les distributeurs de coupons; il s'adressa aux employés, aux hommes d'équipe, aux hommes de peine, leur décrivit la personne et le costume de son fils et leur demanda s'ils ne l'avaient pas remarqué, ou s'ils ne savaient pas dans quelle direction il était parti.

Quelques-uns répondirent qu'ils avaient bien vu un jeune homme répondant au signalement donné; mais l'un affirmait qu'il avait pris un coupon pour Liège; un second disait qu'il l'avait vu monter dans le train d'Anvers, tandis qu'un troisième prétendait qu'il était parti pour Ostende.

Après avoir perdu là plus d'une heure, l'entrepreneur comprit l'inutilité de ses efforts, et monta dans un fiacre pour se faire ramener chez lui.

Alors seulement, et loin des yeux du monde, il se livra au chagrin et à l'inquiétude qui lui serraient le coeur. Il resta longtemps immobile, la tête basse, les yeux fixes, perdu dans la contemplation de visions effrayantes. Peut-être craignait-il de perdre son fils pour toujours.

Sans qu'il s'en aperçût, des larmes coulaient lentement sur ses joues.

Quand la voiture s'arrêta devant sa porte et qu'il vit qu'il était chez lui, alors seulement il s'éveilla de son pénible rêve, et essuya d'un mouvement nerveux ses yeux noyés de pleurs.

Il ouvrit la portière, sauta à terre, paya le cocher sans prononcer une syllabe, rentra chez lui, et hâta le pas pour aller s'enfermer dans son cabinet. Mais Jacques, le vieux domestique, vint à sa rencontre tenant à la main un papier plié.

—Monsieur, lui dit-il, voici un télégramme pour vous.

—Un télégramme? Donnez, donnez vite, s'écria l'entrepreneur. C'est peut-être de lui.

Il ouvrit la dépêche et lut:

«Mon père, je pars pour un pays étranger. Ne soyez pas inquiet de moi. Dès que j'aurai trouvé un séjour fixe, je vous écrirai. Quoi qu'il m'arrive, je vous aimerai toujours, et je vous serai éternellement reconnaissant.

—Hypocrite! grommela le père blessé, en froissant le télégramme avec colère.

—Monsieur, s'il vous plaît, m'est-il permis de vous demander si ce télégramme vient de M. Herman? demanda le vieux domestique.

—Oui, Jacques, il vient de l'étourneau. Mais soyez tranquille, c'est encore une folle lubie sans gravité.

—Ah! Dieu soit loué!

M. Steenvliet entra dans son cabinet et se laissa tomber sur une chaise, épuisé. Mais il se releva aussitôt, serra les poings d'un air menaçant, et murmura avec une expression de colère et d'amertume:

—Le sans coeur! le bourreau! Moi, son père, me faire souffrir ainsi, me faire mourir d'angoisse, d'inquiétude et de peur! Ah! c'est affreux. L'hypocrite! Il m'aime, il me respecte? Il me déchire le coeur sans pitié! Ah! il me le paiera cher, très cher. Pense-t-il donc rendre impossible son mariage avec Clémence d'Overburg? Eh bien, il se trompe. J'ai confiance dans le temps; j'ai une patience que rien ne lasse, et une volonté de fer. Herman n'a pas d'argent; il faudra bien qu'il revienne au bout de quelques mois ou de quelques semaines, cela m'est égal. Il épousera tout de même mademoiselle d'Overburg, ne fût-ce que pour le punir de son affreuse cruauté envers moi. Oui, il se mariera, aussi vrai que j'existe.

Et l'entrepreneur appuya cet arrêt d'un violent coup de poing sur son bureau.

XI

Ce matin-là, Lina était assise près du poêle, la tête penchée sur sa poitrine et aussi immobile que si elle était endormie.

A ses pieds il y avait un chaudron plein d'eau; sur ses genoux une pelure de pomme de terre en spirale, et elle tenait encore à la main le couteau dont elle venait de se servir pour les besoins du ménage.

Sa mère sortit de l'étable et la surprit dans cette attitude. Elle haussa les épaules avec compassion et lui dit:

—Lina, mon enfant, vous avez tort de rêvasser toujours ainsi en vous-même. A quoi réfléchissez-vous si profondément?

—Comment pouvez-vous le demander, ma mère? répondit la jeune fille. A quoi, à qui pensez-vous vous-même du matin au soir? Je voudrais savoir comment il va maintenant, mère. Ah! s'il allait retomber dans ses erreurs passées! La crainte qu'il pourrait devenir malheureux et se perdre peut-être m'afflige profondément. Cela est-il si étonnant!

—Non, mon enfant, je suis aussi inquiète que vous à cet égard, j'en conviens; mais il faut garder une juste mesure en tout. Vous êtes tellement absorbée dans vos idées, que vous laissez là votre ouvrage pour vous abandonner à vos rêveries.

—Mon ouvrage est fini, ma mère, dit la jeune fille en se levant. Je vais allumer le poêle et mettre les pommes de terre sur le feu.

—Innocente, où sont vos esprits? Il est encore une grosse heure trop tôt.

—Alors, je continuerai au jardin à piquer des tuteurs auprès des jeunes pois.

—Cela ne presse pas, Lina. Je vous ferai une autre proposition. J'ai remarqué tout à l'heure qu'il ne nous reste plus assez de pain; demain le café nous manquera également. Il fait un temps superbe; allez au village, cela vous distraira un peu.

—Au village, ma mère? Et dimanche, suivant votre conseil, je suis allée à la messe à Hal pour ne pas rencontrer une de ces méchantes langues.

—Bah! Lina, depuis lors les commérages ont bien diminué; d'ailleurs, vous ne pouvez pas rester éternellement sans vous montrer au village; cela paraîtrait encore plus étrange. Il vaut encore mieux que l'on vous voie, mon enfant. De cette façon vous pourrez du moins convaincre nos amis qu'ils se sont trompés sur notre compte… Allez, Lina, cette promenade vous fera du bien; allez au village chercher du pain et du café.

—Eh bien, j'irai, ma mère, si vous le désirez. Au fond, je n'ai pas d'objection à y faire. On peut penser de moi ce qu'on veut; ma conscience est pure, et l'on ne me mangera pas là-bas.

La jeune fille ôta son tablier, se coiffa d'un autre bonnet, et se dirigea vers le village par le chemin de terre.

Le ciel n'avait pas un nuage; un doux vent d'ouest susurrait dans le feuillage vert des arbres et tempérait l'ardeur du soleil. Des milliers de fleurs étoilaient les champs et les prairies, et les oiseaux célébraient par leurs chansons amoureuses le retour du gai printemps.

Sous l'influence heureuse de ce beau temps, Lina redressait la tête et respirait à pleins poumons l'air chargé de senteurs printanières. Des idées consolantes surgissaient dans son esprit; un doux sourire entr'ouvrait ses lèvres, et elle marchait d'un pas allègre sous les arbres du chemin.

Insensiblement, cependant, elle ralentit le pas, et l'expression de son visage redevint sérieuse. Elle s'arrêta même tout à fait et demeura immobile, les yeux fixés au sol comme si elle interrogeait la terre sur des choses douteuses dont la solution lui tenait au coeur. La réponse qui se présentait à son esprit ne devait pas être favorable, car elle secoua la tête avec un certain découragement.

Tout à coup un sourire éclaira de nouveau ses traits rassérénés, et elle dirigea joyeusement son regard sur les champs longeant le chemin, où elle voyait s'agiter au-dessus des fleurs jaunes des pissenlits une foule de boules floconneuses.

C'est la coutume, parmi les jeunes villageoises de certaines contrées, lorsqu'elles désirent ardemment quoique chose, de consulter, en soufflant dessus, les têtes floconneuses des pissenlits montés en graine. C'est ce que Lina voulait faire également.

Elle entra dans la prairie, choisit une de ces touffes de graines, l'approcha de sa bouche, et demanda à haute voix:

—Est-il malade? Est-il bien portant?

Elle répéta plusieurs fois ces questions, et chaque fois elle souffla avec force sur la touffe, jusqu'à ce que le dernier flocon de graine se fût envolé et eût ainsi répondu affirmativement à la dernière question posée.

Le résultat final de cette consultation fut sans doute favorable, car le visage de Lina respirait le contentement, et elle jeta vers le ciel un coup d'oeil furtif, comme si elle éprouvait le besoin de remercier Dieu.

Elle s'était déjà retournée et se disposait à sortir de la prairie, lorsqu'une idée lui vint; Elle s'arrêta, regarda les pissenlits en hésitant, et, obéissant à une attraction mystérieuse, elle cueillit une nouvelle tête floconneuse de pissenlit, et demanda d'une voix à peine perceptible:

—Le reverrai-je encore?… Ne le reverrai-je plus jamais?

Sa main tremblait; elle osait à peine souffler, et à mesure que les graines se détachaient de la tige, son anxiété grandissait. Elle craignait évidemment une réponse défavorable.

Sans attendre le résultat final de l'épreuve, elle jeta la tête du pissenlit, éclata de rire et s'écria:

—Ah! folle que je suis! Qu'est-ce que cette innocente fleur sait de ces choses-là?

Elle ajouta d'une voix plus contenue:

—Je ne peux plus le revoir, et je ne désire pas le voir encore… Que c'est cruel, cependant! C'est comme si une autre Lina vivait en moi, une Lina qui pense, qui souhaite et qui espère, sans ma participation, et même contre mon gré… Mais tout cela, ce sont des folies. Que dirait ma mère si elle me voyait dans la prairie, interrogeant les pissenlits comme une enfant? Allons, allons, acquittons-nous de notre commission.

Elle rentra dans le chemin de terre, pressa le pas, et atteignit peu de temps après les premières maisons du village.

Elle ne remarqua point que çà et là, lorsqu'elle passait, certaines gens venaient sur le seuil de leur porte pour la suivre des yeux, et que même un vieux paysan tendit vers elle son poing menaçant.

Dans la première rue, elle vit venir la petite Catherine, la fille du forgeron, qui avait toujours été une de ses bonnes amies. Elle voulait aller au-devant d'elle et prononçait déjà son nom; mais à peine la petite Catherine eut-elle reconnu celle qui l'appelait, qu'une expression de mépris et d'aversion se montra sur sa figure, et qu'elle s'enfuit en toute hâte dans le village.

Lina soupçonnait les raisons de cette étrange conduite. La bonne petite Catherine s'était laissé tromper par les commérages. Lina en fut profondément affligée, mais Catherine était une fille naïve et crédule. Lina, après avoir fini ses commissions, se proposait d'aller chez elle, et quelques paroles suffiraient pour convaincre le forgeron, qui était un homme raisonnable, et sa fille, qu'ils s'étaient laissé conter des fables ridicules par de méchantes langues.

C'est dans ces consolantes dispositions d'esprit que Lina arriva sur la grand'place du village. L'auberge de l'Aigle d'or était droit devant elle. Elle vit les deux filles, Léocadie et Isabelle, qui se tenaient derrière la fenêtre, et la regardaient avec une expression de haine et de mépris, en lui faisant des gestes de menace.

Loin d'être embarrassée ou confuse, Lina regarda de son côté les deux filles bien en face, d'un air de bravade. Les gens de l'Aigle d'or n'étaient-ils pas les ennemis d'Herman? Léocadie et Isabelle, par dépit de ce qu'il ne voulait plus venir à l'Aigle d'or, n'avaient-elles pas été les premières à répandre sur son compte la médisance et la calomnie?

Cela suffisait pour rendre à Lina tout le courage, tonte la fierté de l'innocence. Elle passa devant l'Aigle d'or avec un sourire moqueur, et l'expression de son visage signifiait qu'elle ne faisait aucun cas de l'estime de personnes telles qu'Isabelle et Léocadie.

Préoccupée de cette circonstance, elle ne remarqua pas, bien loin, à côté de l'église, un groupe nombreux de gens qui la regardaient. On y procédait à la vente à la criée du mobilier et du bétail de la veuve Struyf, récemment décédée, et à cette occasion la maison mortuaire était pleine de monde.

Lina entra dans la boutique de l'épicier. Deux autres chalands se tenaient devant le comptoir, attendant leur tour d'être servis. C'étaient une jeune fille et un garçon bien connus de Lina. Au village, tout le monde se connaît.

—Bonjour, Fifine Bals. Beau temps aujourd'hui, n'est-ce pas? Bonjour, Martin Palinck. On nous a dit que vous aviez la fièvre; mais, Dieu soit loué! vous paraissez frais comme une rose. Votre vache tachetée est-elle vendue?

La seule réponse qu'elle obtint fut un grognement inintelligible, et elle remarqua avec un certain effroi que la jeune fille et le jeune garçon reculaient insensiblement pour s'éloigner d'elle le plus possible.

—Mais, braves gens, dit-elle d'un ton plaintif, pensez-vous que j'aie le choléra et que je vous le communiquerai?

—C'est tout comme, grommela Fifine Bals. Qui traîne sa réputation dans la boue doit rester éloigné des honnêtes gens.

—Ah! vous aussi, vous avez ajouté foi à la calomnie? répliqua
Lina. Mais de tout ce qu'on dit il n'y a rien de vrai.

—Vous nous prenez donc pour des enfants innocents? ricana Martin Palinck. Beaucoup de gens,—et moi-même,—ont vu de leurs propres yeux, vu, depuis bien des semaines, qu'un riche monsieur de la ville vient presque tous les jours dans votre maison. Cela n'est pas vrai non plus, dites?

Lina parut déconcertée.

—Oui, cela est vrai, balbutia-t-elle, mais il venait par pure amitié.

—Naturellement; ce n'est pas la haine qui l'amenait, c'est certain.

—Dès qu'il a appris qu'on interprétait mal ses visites, il est parti pour ne plus jamais revenir.

—Faites croire cela aux oies.

—Mais, mon ami, soyez donc raisonnable, et laissez-moi vous expliquer…

—Mon ami, osez-vous dire! Fi, je vous le défends. Appelez votre ami celui qui vous donne des boucles d'oreilles de diamant.

Attristée jusqu'aux larmes, Lina essaya encore de se justifier; mais le jeune homme, aigri et irrité, l'interrompit aussitôt et dit à la boutiquière:

—Je ne sais pas comment cette impudente linotte ose encore mettre les pieds dans votre boutique. Dépêchez-vous de la servir, patronne, pour qu'elle s'en aille bien vite.

—Oui, alors nous serons délivrés de sa déshonorable présence, ajouta Finie.

Lina avait le coeur brisé. Elle s'approcha du comptoir d'un air craintif et demanda timidement ce dont elle avait besoin, en regardant l'épicière dans les yeux tristement et avec une supplication muette, comme pour implorer sa pitié.

La boutiquière haussa les épaules et se mit à peser sans rien dire le café demandé.

Pendant ce temps, on entendait dans la rue un bruit de voix qui se rapprochait insensiblement, et qui, redoublant de force, semblait s'arrêter devant la boutique.

Lina n'avait plus le coeur de regarder vers la porte. Au frémissement de ses membres, aux grosses larmes qui brillaient dans ses yeux, on voyait qu'elle comprenait ce que signifiait ce rassemblement des villageois devant la boutique de l'épicière.

En effet, dès qu'Isabelle et Léocadie eurent annoncé à leur père la présence de Lina Wouters dans le village, celui-ci s'était rendu auprès de son valet d'écurie, un lourd et méchant imbécile, et l'avait envoyé sur la Grand'Place pour exciter les gens contre la jeune fille. Pauw le tortu s'était immédiatement acquitté de cette commission, et il se tenait maintenant au milieu d'une trentaine de jeunes garçons, de femmes, et d'hommes âgés, devant la porte de la boutique.

D'abord on n'entendait pas distinctement ce qui se disait dans les rangs de cette foule malveillante; la plupart des assistants n'étaient venus là que par curiosité, et les autres n'étaient pas encore assez montés pour se répandre en injures et en paroles grossières.

Mais le valet d'écurie de l'Aigle d'or éleva la voix, et cria tout haut de manière à être entendu jusqu'au fond de la boutique:

—Jetez cette sale coureuse à la porte! Ahou! Ahou!

Et il ajouta un chapelet de paroles si grossières, qu'en tout autres circonstances elles eussent fait rougir de honte les auditeurs.

—Tenez, malheureuse fille, voilà le café demandé, dit la boutiquière. Les gens sont bien montés contre vous. Vous voyez maintenant ce qu'il en coûte de ne pas conserver sa bonne renommée. Retournez bien vite chez vous, c'est le mieux que vous pouvez faire.

Lina aurait bien voulu suivre ce conseil, mais elle avait encore à chercher du pain chez le boulanger. De plus, elle était blessée et indignée d'entendre le valet de l'Aigle d'or élever la voix et exciter la foule contre elle. Elle n'ignorait pas quel rôle actif et méchant Pauw le tortu avait joué dans les calomnies répandues contre Herman Steenvliet et contre elle-même.

Avec une sorte de résolution virile elle redressa la tête et sortit hardiment de la boutique. Son attitude décidée fit reculer les jeunes garçons groupés dans la rue, qui lui livrèrent passage pour se rendre à la boulangerie. Mais elle fut immédiatement suivie à deux ou trois pas de distance, et accablée des injures les plus grossières.

Malgré les excitations de Pauw, Lina atteignit pourtant la maison du boulanger, où elle entra pendant que l'on criait furieusement derrière elle:

—Pas de pain pour la coureuse, ne lui donnez pas de pain!

—Sortez de ma maison, et n'y rentrez plus jamais, dit la boulangère à la pauvre fille terrifiée.

Comment osez-vous encore vous montrer au village après une conduite aussi déshonorante? N'êtes-vous pas honteuse? Allez, allez, hors d'ici, et dites à votre mère qu'il n'y a plus de pain ici pour elle.

Combien Lina se sentait malheureuse en ce moment! Elle était donc pour tous un objet de haine et de mépris, comme une criminelle! Évitée, repoussée, redoutée comme une pestiférée! On lui refusait du pain, et si on l'avait pu, on aurait, à cause d'elle, condamné son grand-père et sa mère à mourir de faim!

L'injustice des gens lui semblait si grande qu'elle se révoltait au fond de sa conscience, et qu'elle reparut au milieu des villageois résolue et la tête haute.

De même que la première fois on la laissa faire quelques pas en avant, sans autre obstacle que des injures: mais Pauw le tortu, s'apercevant qu'elle voulait quitter le village et retourner chez elle, courut en avant avec trois ou quatre polissons, et lui barra le chemin.

—Que voulez-vous de moi, méchante langue que vous êtes? dit Lina au valet d'écurie de l'Aigle d'or. Ne vous suffit-il pas d'avoir dit toute sorte de mal de moi comme un calomniateur que vous êtes, et faut-il encore que vous excitiez ces jeunes gens simples et crédules à me maltraiter? Mais je vous préviens que le premier qui ose me toucher apprendra à ses dépens qu'il n'a pas affaire à un enfant.

Comme pour répondre à cette bravade, Pauw saisit le ruban qui pendait sur son épaule et lui arracha son bonnet de la tête. Mais mal lui en prit, car il reçut de la jeune fille un soufflet si bien appliqué qu'il tomba à la renverse dans la poussière.

Tandis que Lina ramassait son bonnet et tâchait de le rajuster sur ses cheveux qui s'étaient dénoués, le valet d'écurie se releva et, écumant de rage, il cria à ses compagnons de jeter de la boue et des pierres après cette fille sans vergogne, pour la chasser du village. Joignant l'action aux paroles, il se baissa, et, ne trouvant pas de pierres sous la main, il ramassa de la boue dans l'ornière et la lui jeta à la figure.

Excités par ces paroles haineuses, beaucoup de jeunes garçons et même quelques femmes suivirent son exemple. Les mottes de terre et la boue volaient comme un nuage autour de la tête de la malheureuse Lina, qui, voyant bien qu'elle était impuissante à résister plus longtemps, essaya d'atteindre la sortie du village.

Mais, hélas! elle en fut également empêchée. Le nombre de ses ennemis s'était tellement accru, qu'elle se vit bientôt entourée de tous côtés et que, perdant courage, elle se résigna à supporter l'orage la tête basse et les yeux fermés, jusqu'à ce que ses agresseurs fassent fatigués de leur jeu cruel, ou qu'elle-même y succombât.

Mais alors parut tout à coup au milieu du groupe hostile un vieillard de haute taille qui frappait sur eux avec un mètre en bois de chêne, et les dispersa.

Un cri de délivrance s'échappa de la poitrine oppressée de Lina; elle s'élança vers son sauveur, se jeta à son cou, et s'écria:

—Ah! grand-père, c'est Dieu qui vous envoie. Si vous n'étiez pas arrivé, ces méchantes gens m'auraient peut-être tuée à coups de pierre.

—Ah! ma pauvre Lina, vous voir traitée ainsi; soupira Jean Wouters. Me fallait-il encore, dans mes vieux jours, voir chose pareille? J'ai beaucoup souffert, mais aujourd'hui……

Il ne put en dire davantage et se mit à pleurer: ses larmes se mêlaient aux larmes de l'enfant qu'il aimait plus que la prunelle de ses yeux, et qu'il voyait maintenant injustement condamnée à une honte et à une douleur éternelles…

Pauw et sa bande s'étaient mis prudemment hors des atteintes du vieux charpentier, mais ils continuaient à crier de loin de scandaleuses injures qui perçaient le coeur de Jean Wouters comme autant de coups de couteau. Quoi! l'on osait articuler de pareilles infamies contre son innocente petite-fille. C'était à mourir de douleur; c'était à rentrer sous terre, de honte.

—Venez, mon enfant, retournons à la maison, dit-il. Mon sang bout: je pourrais faire un malheur et cela serait encore bien pis. Vous tremblez, et vous êtes effrayée? Ne craignez plus rien; j'ai encore assez de courage et de force pour vous défendre.

Il la prit par la main et se dirigea avec elle, à pas lents, vers la rue latérale qui devait le conduire dans la campagne. Mais Pauw et ses compagnons, devinant son intention, parurent enflammés d'une rage nouvelle. Ils se rapprochèrent jusqu'à une certaine distance, redoublèrent d'injures et de gros mots contre la malheureuse Lina, et se remirent à lui lancer de la boue et des mottes de terre.

En ce moment un gros morceau de terre durcie l'atteignit si violemment à l'épaule qu'elle poussa un cri de douleur.

—Bourreaux stupides, brutes sans âme! cria Jean Wouters en tournant ses yeux qui lançaient des éclairs vers cette foule tumultueuse, pour voir qui avait jeté; mais le groupe était si nombreux et les agresseurs étaient entourés de tant de gens simplement indifférents ou curieux, qu'il dut reconnaître son impuissance et renoncer à toute idée de résistance.

—Lina, Lina, venez vite, dépêchons-nous, dit-il, il n'y a pas d'autre moyen…

A ces mots il doubla le pas et enfila la rue latérale, suivi par la foule qui ne le quitta qu'aux dernières maisons du village, et remplissait l'air de ses cris furieux et de ses vociférations injurieuses.

XII

Lorsque Jean Wouters, rentrant dans sa maison, raconta à la mère de Lina le traitement barbare que l'on avait infligé à la pauvre enfant dans le village, la maisonnette fut remplie pendant quelque temps de cris de désespoir et de pleurs de colère.

Malgré sa propre douleur, Lina s'efforça de consoler sa mère et son grand-père en se mettant, en apparence du moins, au-dessus de la calomnie, et indifférente à la lâche agression des villageois égarés.

Elle réussit à calmer quelque peu les vieilles gens et à les décider à prendre leur repas: l'heure habituelle était passée depuis longtemps, et le grand-père ne pouvait pas arriver trop tard à son travail. Tous sentaient qu'en ce moment plus qu'en tout autre une pareille négligence pourrait être fatale.

Aussi, à peine Jean Wouters eut-il mangé, bien à contre-coeur, quelques pommes de terre, qu'il se leva de table, et sortit pour se rendre au village, où il travaillait.

Lina continua ses efforts pour dépeindre à sa mère, sous des couleurs moins sombres, les scènes qui s'étaient passées le matin. Que leur importait, au fond, que les gens du village, excités par les filles de l'Aigle d'or et leur valet d'écurie, fussent montés contre eux? Leur conscience leur reprochait-elle quelque chose, et tout ce qui se racontait là-bas était-il autre chose que fausseté et calomnie? D'ailleurs, cela changerait bientôt, dès que l'on saurait que M. Herman ne mettait plus le pied chez eux. En attendant, ils n'avaient pas besoin de conserver des relations avec le village; ils pouvaient aller aux offices à Loth, et s'y approvisionner de tout ce dont ils avaient besoin, comme Lina avait d'ailleurs l'intention de le faire cet après-midi même, dès que la table serait desservie et la vaisselle lavée.

En causant ainsi de leur triste situation, Lina avait encore assez d'empire sur elle-même pour esquisser de temps en temps un sourire, et pour parler en plaisantant de la méchanceté des villageois. Sous l'influence de ces paroles consolantes, la tristesse de la veuve se changea petit à petit en une vive rancune contre l'aubergiste de l'Aigle d'or et son stupide valet. L'épanchement de sa colère soulagea son coeur, et ramena un repos relatif dans son âme endolorie.

D'abord elle avait approuvé le projet de sa fille d'aller chercher à Loth le pain qu'on lui avait refusé au village. Elle se mit à réfléchir pourtant, non sans effroi, que Lina pouvait rencontrer encore sur son chemin de méchantes gens qui l'insulteraient et l'injurieraient.

Aussi manifesta-t-elle l'intention d'aller elle-même à Loth, prétendant qu'elle éprouvait le besoin de prendre un peu l'air. Elle avait la tête lourde, et cette promenade la remettrait tout à fait.

La jeune fille ne fit pas d'objections et elle sourit même sans contrainte en souhaitant à sa mère une bonne promenade.

Mais lorsque la veuve fut partie et eut disparu dans le chemin creux, Lina rentra dans sa chambre, s'affaissa sur une chaise, mit ses mains sur ses yeux, et commença à pleurer à chaudes larmes.

Elle resta longtemps ainsi, soulageant à force de pleurer son coeur meurtri du poids qui l'oppressait.

Enfin, le courage lui revint; elle se leva, secoua la tête et essuya ses larmes. Elle prit une houe, alla au jardin tout contre la haie, s'agenouilla sur le bord d'un parterre de verdure, et se mit à sarcler les jeunes carottes.

Parfois elle restait immobile tout à coup, et s'absorbait dans ses pensées, puis après une courte interruption elle reprenait de nouveau son travail avec activité. Sans doute, lorsque son visage exprimait la tristesse et l'indignation, elle pensait aux grossières injures auxquelles elle avait été en butte; mais souvent un doux sourire entr'ouvrait ses lèvres, et une sorte d'orgueil brillait dans ses yeux. A quoi, à qui pensait-elle alors?

Tandis que la jeune fille travaillait ainsi tout absorbée, un monsieur déjà avancé en âge s'avançait par le chemin de terre qui vient du village. Il cherchait évidemment à reconnaître le pays, car il regardait de tous côtés et paraissait fort impatienté.

Heureusement, un paysan sorti d'un sentier latéral déboucha en ce moment sur le chemin.

Le monsieur lui demanda quelque chose. L'homme, continuant sa route, lui désigna du doigt la maisonnette de Jean Wouters et murmura:

—C'est là, derrière cette haie d'épine.

Un sourire amer plissa les lèvres du vieux monsieur, tandis qu'il dirigeait ses regards vers l'humble demeure.

—Ah! c'est là, derrière la haie d'épine, répéta-t-il en ricanant. C'est dans cette misérable hutte qu'elle demeure, la sorcière villageoise, la grossière sirène qui tient le fils de Steenvliet le millionnaire captif dans ses filets! Je sens mon front rougir de honte et d'humiliation. C'est donc là le pays étranger pour lequel mon imbécile de fils est parti? Me tromper ainsi! Ah! ah! nous allons mettre définitivement fin à cette indigne comédie.

Cependant, lorsqu'il eut pénétré dans le jardinet à l'intérieur de la haie, il s'arrêta tout à coup en regardant les belles fleurs si bien entretenues qui parfumaient l'air aux deux côtés du sentier conduisant à la maison. Un sourire d'une douceur singulière éclaira son visage.

Ces fleurs communes étaient pour lui aussi des amies d'enfance, et elles lui rappelaient les beaux jours de son premier amour, lorsque son âme n'avait pas encore perdu sa candeur printanière dans la bataille de la vie et la poursuite de la fortune.

Ces idées l'amenèrent à considérer la maisonnette avec moins de prévention. Elle ressemblait réellement à la demeure des parents de sa défunte femme. Elle était plus petite, à la vérité; mais ce noyer, cette vigne, ces fenêtres vertes avec leurs petits rideaux plissés! Combien de fois n'avait-il pas, avec des battements de coeur, fait pour elle un petit bouquet de ces mêmes fleurs! Et comme le bon grand-père lui souriait amicalement derrière de petits rideaux blancs pareils à ceux-ci! Ah! il se le rappelait encore: le puits avait entendu le premier, le pudique aveu de son amour pour elle. Elle était venue puiser de l'eau, et il avait profité de l'occasion pour lui balbutier à l'oreille ce qu'il avait sur le coeur. Cette larme de bonheur sur sa joue, quel diamant pouvait avoir pour lui plus de prix que cette perle humide?

Il secoua la tête comme pour chasser des idées importunes et grommela d'un ton mécontent:

—Ah çà! est-ce que je deviens aussi bête que mon fils? Vais-je me laisser attendrir follement par des choses qu'on trouve dans toutes les maisons de paysan? Il ne manquerait plus que cela! Allons, allons, pas de folie; arrachons un fils dénaturé aux griffes de cette enchanteresse!

La porte était grande ouverte; il entra, mais ne rencontra personne.

Au lieu d'appeler, il fit l'inspection de la chambre, probablement dans l'espoir d'y découvrir quelque chose qui trahît la présence de son fils.

—Rien, absolument rien! grommela-t-il. S'il est vrai, ainsi que l'affirment les gens du village, qu'il lui donne beaucoup d'argent, elle ne l'a certainement pas employé à acheter de beaux meubles. Tout ici indique la gêne et la pauvreté… Mais comme tout est propre, pourtant, et reluisant! Ce sable blanc sur les carreaux, cette draperie de cheminée finement plissée, ce crucifix avec sa branche de buis bénit entre ces deux perroquets de plâtre peints en vert… C'est comme dans la maison de ma mère. Je la vois encore; j'étais un petit garçon alors; elle me joint les mains et m'apprend à bégayer «Notre père qui êtes aux cieux…» Mais est-ce que je perds la tête? Qu'est-ce qui m'arrive donc? Me voilà tout prêt à pleurer. J'oublie que j'ai une tâche sérieuse à remplir ici… Personne? Mon fils doit être ici cependant. Il est peut-être au jardin avec elle.

Poussé par cette idée, il marcha vers la porte de derrière qui était également ouverte. Il se disposait à appeler, lorsqu'il aperçut au bout du jardin une jeune fille agenouillée et profondément courbée vers la terre, en train d'arracher les mauvaises herbes d'une couche de jeunes carottes.

C'était donc là l'ennemie de son bonheur, l'obstacle à l'élévation de son fils dans le monde. Il ne pouvait pas se tromper, car on lui avait dit dans le village qu'il n'y avait qu'une seule fille dans la maison.

Pendant un instant ses yeux restèrent fixés avec amertume sur la jeune fille occupée à sarcler; un sourire de mépris plissa même ses lèvres lorsqu'il contempla ses vêtements; son corsage brun, sa jupe verte et son mouchoir de cou en coton à fleurs, pauvres et usés, quoique portés avec une certaine élégance?

Un mouvement qu'elle fit permit en cet instant à M. Steenvliet de voir les traits de son visage. Il frémit de crainte pour son fils. Ah! il comprenait maintenant comment un jeune homme inexpérimenté avait pu se laisser charmer et séduire par une fille qui, sous le masque d'un frais et ravissant visage, cachait sa fausseté et sa cupidité. Maintenant elle paraissait travailler d'arrache-pied sans penser à rien; mais probablement ils l'avaient vu venir; Herman s'était caché quelque part, et la jeune fille rusée faisait semblant de ne rien savoir.

—Holà! Y a-t-il quelqu'un au logis? cria-t-il!

La jeune fille se leva, le regarda un instant avec étonnement, puis accourut vers lui avec un cri de joie et lui dit:

—Bonjour, monsieur Steenvliet! Quel bonheur de vous voir ici! Et comment se porte M. Herman?

—Quoi, M. Steenvliet? grommela l'entrepreneur, à la fois surpris et blessé. D'où savez-vous mon nom?

—Je vous reconnais, Monsieur; votre fils vous ressemble étonnamment.

—Voilà la première fois qu'on me dit cela. Vous croyez me flatter… Herman m'a vu venir, n'est-il pas vrai?

—Ah! je vous en supplie, monsieur Steenvliet, tranquillisez-moi. Lorsque M. Herman nous a quittés pour la dernière fois, il était si triste, si désespéré! N'est-il pas malade?

—Ne faites donc pas l'ignorante, dit l'entrepreneur d'un ton acerbe. Vous cherchez à me faire sortir du jardin; mais ces grosses malices ne peuvent pas réussir avec moi. Herman est ici, et je veux le voir, tout de suite, sans retard.

—Mais pourquoi avez-vous l'air si fâché contre moi, Monsieur? murmura Lina de plus en plus étonnée. M. Herman serait ici? Je n'en sais rien. Il y a cinq jours qu'il nous a honorés la dernière fois de sa visite.

—Vous me trompez.

—Ah! Monsieur, moi vous tromper? Pourquoi?

—Mon fils vient ici tous les jours.

—Oui, précédemment nous le voyions deux ou trois fois par semaine; mais à présent il ne viendra plus jamais ici.

—Alors, vous voulez me faire croire qu'il a rompu tout à fait avec vous?

—Je ne comprends pas bien. Mon grand-père a interdit à M. Herman l'accès de notre maison, et M. Herman a promis d'obéir, si pénible que lui fût cet adieu définitif.

—Serait-il possible? On a chassé mon fils d'ici?

—On l'a prié, supplié, d'oublier désormais le chemin de notre humble maisonnette.

—S'était-il donc mal conduit, même envers vous?

—Non, il est la bonté et l'honnêteté même. Mais les gens du village disaient de nous toute sorte de mal à cause des visites que M. Herman nous rendait. Ils croyaient que nous l'attirions chez nous pour nous faire donner de l'argent, ils osaient même répandre le bruit que j'avais accepté de lui des robes de soie et des pendants d'oreilles en brillants.

—Je viens du village; un honnête habitant m'a affirmé avoir vu de ses propres yeux vos robes de soie et vos boucles d'oreille en brillants… Et cela ne serait pas vrai?

—Oh! Monsieur, les gens du village ne savent pas ce qu'ils disent. Votre fils respectait trop notre pauvreté pour nous offrir quelque chose, et nous attachions un trop haut prix à son estime et à son amitié pour accepter quelque chose de lui.

L'entrepreneur ne savait que penser. Il luttait vainement contre l'influence enchanteresse de la naïve jeune fille, dont les doux yeux, la voix musicale et le langage calme et réservé étaient l'indice certain d'une âme pure et d'un coeur sincère.

—Mais c'est incompréhensible, murmura-t-il. Vous ne me ferez pourtant pas croire que mon fils passait ici des journées entières à boire du lait battu. Que venait-il donc y faire, suivant vous?

—La calomnie est une bête venimeuse, dit-elle en poussant un profond soupir. Ce que les villageois égarés pensent de moi peut m'affliger, mais non pas me décourager. Mais que vous, monsieur Steenvliet, vous, son père, pour qui il a tant d'affection et de respect, ayez pu croire aux méchants bruits répandus contre lui et contre moi, cela me fait saigner le coeur. Ah! permettez-moi de vous faire connaître la vérité. Je vous en supplie, entrez dans la maison, asseyez-vous, et veuillez m'écouter pendant quelques instants. Je vous dirai ce que M. Herman venait faire ici. Nous ne demandons rien de lui ni de vous que votre estime, et je suis bien sûre qu'après mes explications vous reconnaîtrez que vous n'avez pas le droit de nous la refuser.

Dominé par sa résolution, l'entrepreneur la suivit dans la maison et accepta la chaise qu'elle lui offrait.

—Eh bien, parlez maintenant, dit-il.

—Je ne sais pas, commença la jeune fille en hésitant, comment vous raconter quel singulier hasard amena M. Herman chez nous pour la première fois. Il y avait eu une fête entre amis à l'Aigle d'or, et l'on y avait, paraît-il, bu beaucoup de vin. Très tard dans la soirée nous trouvâmes, sous le plus grand noyer qui est là devant la porte, un jeune monsieur étendu tout de son long par terre. Il était malade. Nous le portâmes dans la maison et nous le soignâmes. C'était M. Herman, votre fils. Je le reconnus du premier coup d'oeil, et dès qu'il se fut un peu reposé et qu'il eut repris ses sens, il me reconnut également. Nous nous mîmes à parler des belles années de notre enfance, lorsque nous allions tous les jours ensemble à l'école, la main dans la main, et que nous jouions gaiement tous les deux.

—Qu'est-ce que vous me racontez là? interrompit l'entrepreneur—Qui êtes-vous donc?

—Ah! innocente que je suis, s'écria la jeune fille, ne le savez-vous pas, Monsieur? Mon père était autrefois votre ami, et moi j'étais l'inséparable compagne de jeux de votre fils.

—En effet, Wouters, Victor Wouters…

—C'est le nom de mon père, Monsieur.

—Avez-vous donc demeuré précédemment à Ruysbroeck?

—Oui, Monsieur, juste en face de votre maison.

—Victor Wouters vit-il encore?

—Non, Dieu l'a rappelé à lui. Ma mère est veuve depuis longtemps, mais son vieux père demeure avec nous.

—Et vous êtes fille de Victor Wouters? Il me semble qu'il me souvient d'une petite fille…

—Mais, Monsieur, j'ai été si souvent assise sur un de vos genoux, tandis que Herman enfourchait l'autre. Vous nous faisiez aller à dada ensemble. Ne vous en souvenez-vous plus? La petite Caroline Wouters avec sa tête blonde bouclée? L'enfant gâtée de la mère et de la grand'mère Steenvliet.

—Quoi! comment! Vous êtes la petite Caroline Wouters? s'écria l'entrepreneur, la jolie et aimable enfant qui charmait tout le monde par sa douceur?

Et, s'oubliant pendant un instant, il saisit les deux mains de la jeune fille et les serra dans les siennes, en la regardant avec une sorte de joyeux enthousiasme.

—Vous, Caroline, murmura-t-il, vous seriez une mauvaise femme, vous seriez devenue une créature sans coeur et sans honneur? Impossible! Je ne puis, je ne veux pas le croire. Venez, mon enfant, asseyez-vous aussi et continuez; donnez-moi la conviction que les gens du village vous ont calomniée, je vous en serai reconnaissant.

—Eh bien, reprit Lina, quelques jours plus tard M. Herman est revenu. Il nous avait dit lui-même qu'il craignait d'être conduit à sa perte par cette funeste habitude de boire tant de vin avec ses amis. Cela m'attristait profondément. Lorsque nous étions encore enfants, Herman m'a sauvé un jour la vie en me tirant du ruisseau le Malbeck où j'étais tombée, vous devez vous le rappeler, Monsieur, car vous n'aviez pas voulu le croire et vous l'aviez puni parce qu'il était rentré au logis tout couvert de boue.

—En effet, je me le rappelle, pauvre garçon, il a reçu une volée de giffles, tandis qu'il méritait plutôt une médaille d'honneur. Ah! Caroline, quel joli couple d'enfants vous formiez à vous deux! Lui, hardi et déjà généreux, vous, aimable et douce. Je vois encore ma bonne et défunte femme vous serrer tous les deux dans ses bras, avec autant d'amour et d'orgueil que si vous aviez été aussi son enfant. Quelle douce et noble femme c'était, n'est-ce pas?

—Elle me sourit encore souvent dans mes rêves, Monsieur.

—Ne parlons plus de cela, Caroline, il n'est pas bon de penser à ces choses qui sont passées depuis si longtemps, il y a, hélas, dans ces souvenirs, tant de places devenues vides!

—Comme je vous le disais, Monsieur, poursuivit la jeune fille, la reconnaissance me fit former le projet de sauver M. Herman à mon tour. Je conviens que pour atteindre ce but j'ai fait tout ce qui était possible pour l'attirer ici. Nuit et jour j'ai calculé les moyens d'y parvenir et ma mère m'y a aidée. Le bon Dieu ne devait pas désapprouver mon intention, puisqu'il a secondé mes efforts. Oui, Monsieur, mon unique désir était de tenir M. Herman éloigné des plaisirs malsains et des orgies où l'entraînaient ses amis. Ce but, je l'ai atteint. M. Herman, depuis qu'il est venu chez nous, évite les occasions qui pouvaient l'entraîner à boire. Il est guéri et sauvé. Il est vrai que j'ai à souffrir cruellement à cause de cela. Ce matin même on m'a chassée du village en me jetant de la boue et des pierres; mais je ne regrette pas ce que j'ai fait, au contraire, je bénis le ciel qui m'a permis de m'acquitter envers M. Herman du bienfait que j'ai reçu de lui dans mon enfance.

L'entrepreneur la regardait avec des yeux qui ne brillaient pas seulement d'admiration, mais qui se mouillaient aussi d'attendrissement. Il comprenait parfaitement maintenant comment il se faisait que son fils se fût laissé charmer par l'aimable fille qui avait été son amie d'enfance. Lui-même, son père, malgré ses cheveux gris, se sentait tellement sous le charme, qu'il oubliait sa propre situation. Il se leva, posa son bras sur l'épaule de la jeune fille et effleura son front pur d'un baiser paternel.

—C'est donc vous, ma bonne Caroline, dit-il doucement, qui avez tiré Herman du chemin dangereux de la dissipation et du vice? Oh! soyez-en bénie, mon enfant! Et moi qui croyais que vous étiez la seule cause de mon chagrin.

—Moi, la cause de votre chagrin, Monsieur?

—Herman devait se marier avec une jeune fille de haute noblesse. Il refuse… Ce rayon de bonheur dans vos yeux! Ce refus vous réjouit donc?

—Oh! non, il me surprend et m'étonne. Il nous avait pourtant si fermement assuré qu'il était positivement décidé à se conformer à vos désirs!

—A moi aussi il a promis la même chose plusieurs fois. C'était le voeu, le rêve de toute ma vie; j'allais toucher au but de tous mes efforts et maintenant, maintenant il refuse obstinément. Oui, pour se soustraire à mes ordres, à mes prières, peut-être pour me tromper, il ose m'écrire qu'il est parti pour un pays étranger.

—Pour un pays étranger? Herman? O mon Dieu! s'écria la jeune fille dont les yeux se mouillèrent de larmes. Lui, s'en aller courir loin de sa patrie, loin de son père? Maintenant je comprends votre chagrin, Monsieur, il est votre unique enfant. Pour moi il n'est qu'un ancien compagnon de jeux, un ami, et cependant mon coeur se brise d'angoisse et de pitié.

—Oui, oui, je le vois bien, dit l'entrepreneur avec inquiétude, un ami et probablement aussi quelque chose de plus. Il est nécessaire que je voie clair là-dedans. Je vais savoir, Caroline, si vous êtes réellement sincère et si vous ne reculez pas devant un aveu bien franc… Mon fils vous aime. Vous le savez, n'est-il pas vrai?

Pendant un instant la jeune fille le regarda avec stupeur, comme si elle ne l'avait pas bien compris; mais sans doute un rayon de lumière descendit tout à coup dans son esprit, car une vive rougeur s'épanouit sur son visage.

—Eh bien, vous ne répondez rien? C'est donc vrai? Ce n'est probablement pas votre faute, Caroline; mais du moins vous étiez maîtresse de votre propre coeur. L'aimez-vous?

—Ah! Monsieur, que pensez-vous de moi, répondit la jeune fille en balbutiant et sans lever les yeux. M. Herman ne m'a jamais parlé de pareilles choses.

—Soit, mais je répète ma réponse, l'aimez-vous?

—L'aimer? Qu'est-ce que c'est qu'aimer, Monsieur? dit-elle en soupirant. Être capable de se dévouer pour quelqu'un, sacrifier pour lui sa bonne réputation et le repos de sa vie, et n'espérer rien, ne souhaiter aucune autre récompense que le plaisir de le rendre heureux, est-ce là aimer?

—Cela y ressemble fort, du moins: c'est peut-être plus noble et plus beau.

—Eh bien, oui, Monsieur, c'est ainsi que j'aime celui qui m'a sauvée d'une mort certaine… mais non pas comme le racontent méchamment les gens du village, non pas comme vous, son père, semblez le croire également. Non, pas ainsi.

En achevant ces mots, elle avait relevé la tête et regardait M.
Steenvliet sans aucune crainte.

Il y eut un moment de silence.

—Je vous remercie, ma bonne Caroline, dit l'entrepreneur. Vous êtes une fille intelligente. Beaucoup de dames du grand monde n'ont pas le coeur si haut placé que vous. Je suis millionnaire; Herman est mon unique héritier, il doit se marier avec une personne de sa condition. Vous n'avez d'ailleurs jamais eu l'idée, n'est-ce pas, que vous pourriez devenir sa femme?

—Ah! Monsieur, ne me traitez pas si durement! s'écria Lina d'un ton suppliant. Nous sommes des ouvriers, de pauvres gens qui doivent gagner leur quotidien à la sueur de leur front. Croyez-vous que nous soyons capables de l'oublier? Les idées dont vous parlez seraient insensées et ridicules.

—Par conséquent, vous ne souhaitez pas que le mariage d'Herman avec
Clémence d'Overburg soit rompu?

—Pas le moins du monde.

—Et si Herman revenait ici, vous sentiriez-vous assez forte pour lui conseiller ce mariage?

—Certes, Monsieur.

—Et même pour user de toute votre influence sur lui afin de l'y décider, et même, au besoin, de l'y contraindre?

—Ce mariage le rendra heureux ainsi que vous, je n'en doute pas, et cela me suffit. Oui, Monsieur, je le sens, j'ai assez d'empire sur son esprit pour le convaincre qu'il ne peut pas résister à votre voeu paternel; mais il ne reviendra plus jamais ici.

—J'ai les plus sérieuses raisons de croire le contraire. Eh bien, promettez-moi que vous le ramènerez à des idées meilleures, et, une fois mon fils marié, je ne vous oublierai pas, et je vous récompenserai largement, vous et vos parents, de votre généreux sacrifice.

—Ne nous méprisez pas, Monsieur, telle est la seule récompense à laquelle nous tenons.

—Vous mépriser, Caroline! exclama l'entrepreneur. Oh! pourquoi Dieu ne vous a-t-il pas donné un grand nom, ou seulement une belle position dans le monde… Mais ayez bon espoir, Caroline: Dieu est juste, vous serez heureuse, car vous le méritez… Je dois vous quitter, mon enfant. Donnez-moi la main; je la serre avec estime et avec une sympathie véritable. Saluez vos parents de ma part… Vous me promettez donc, si mon fils revient ici, de lui persuader qu'il doit accepter la main de mademoiselle d'Overburg?

—Oui, Monsieur.

—Et que vous ne cesserez pas, jusqu'à ce que sa résistance soit entièrement vaincue?

—Jusqu'à ce que je sois certaine de son consentement sincère.

—C'est parfait comme cela, Caroline. Je ne suis pas un ingrat; nous nous reverrons encore; portez-vous bien.

La jeune fille le salua et le suivit des yeux jusqu'à ce qu'il eût disparu derrière la haie. Alors elle revint à pas lents dans la maison, et demeura un instant immobile, les yeux cloués au sol.

Tout à coup, un étrange sourire illumina son visage, et elle s'écria:

—Il m'aimerait, lui?

Mais cette parole lui paraissait un péché; sa joie s'évanouit comme par enchantement. Elle s'agenouilla, et soupira en levant les yeux vers le ciel:

—O Dieu, ne le punissez pas pour cette erreur de son bon coeur. Ne lui retirez pas votre protection.

Elle baissa la tête sur sa poitrine, et continua à prier en silence.

Pendant ce temps, M. Steenvliet, la tête pleine de pensers contradictoires, se dirigeait vers le village. Il admirait la générosité de cette naïve jeune fille qui, par reconnaissance, par simple esprit de sacrifice, s'était exposée volontairement à la calomnie, et avait accepté un martyre moral pour retirer son fils à lui du chemin du vice. Avec l'aide d'une si puissante alliée, il était impossible qu'il n'eût pas raison de la résistance de son fils, Herman deviendrait le mari de mademoiselle d'Overburg, et ainsi le but de sa vie serait atteint.

Ces idées consolantes caressaient encore son esprit lorsqu'il rencontra, à l'entrée du village, l'aubergiste de l'Aigle d'or qui lui demanda:

—Eh bien, Monsieur, ne vous ai-je pas dit la vérité? La perfide sorcière n'a-t-elle pas scandaleusement séduit votre fils?

—Au diable! laissez-moi tranquille, grogna M. Steenvliet d'un ton menaçant. Vous êtes un vil et infâme calomniateur; vous n'êtes pas même digne d'essuyer les souliers de Caroline Wouters. Si je ne méprisais pas les cancans de la foule, je vous citerais devant le tribunal et vous ferais expier par quelques mois de prison vos lâches calomnies.

Chargement de la publicité...