← Retour

Ariadne

16px
100%

The Project Gutenberg eBook of Ariadne

This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook.

Title: Ariadne

Author: Henry Gréville

Release date: June 14, 2014 [eBook #45969]
Most recently updated: October 24, 2024

Language: French

Credits: Produced by Clarity, Isabelle Kozsuch and the Online
Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
file was produced from images generously made available
by The Internet Archive/Canadian Libraries)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ARIADNE ***

Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. Les numéros des pages blanches n'ont pas été repris.

[p. I]

ARIADNE

[p. II]

L'auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de traduction et de reproduction à l'étranger.

Ce volume a été déposé au ministère de l'intérieur (section de la librairie) en janvier 1878.

PARIS. TYPOGRAPHIE DE E. PLON ET Cie, 8, RUE GARANCIÈRE.


[p. III]

ARIADNE

PAR
HENRY GRÉVILLE

Sixième Édition

logo

PARIS
E. PLON et Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
RUE GARANCIÈRE, 10.

1878
Tous droits réservés.

[p. IV]


ARIADNE


I

La première classe était plongée dans les douceurs de l'étude, comme d'ailleurs l'institut tout entier. Le lourd soleil d'août brillait sur les toits de tôle verte et se reflétait dans les vitres des immenses fenêtres à demi fermées; un souffle d'orage grondant au loin arrivait par bouffées, et la voix somnolente du professeur détaillait les causes de la décadence de la maison d'Autriche aux élèves à moitié endormies. Les trois premières de la classe, les plus intelligentes, spécialement favorisées du maître, griffonnaient assidûment les brouillons qui devaient leur valoir des notes brillantes aux examens de fin d'année,—ceux qui précéderaient leur sortie de l'institut, et, par conséquent, leur retour dans la famille. La dame de classe, vieille fille pédante et guindée, continuait au crochet un interminable couvre-pieds dont personne dans l'établissement n'avait vu le commencement, et, de temps à autre, son œil vigilant et soupçonneux parcourait les rangs de son troupeau juvénile.

Soudain, dans ce milieu somnolent, correct et routinier, il arriva un événement extraordinaire, dont n'avaient jamais été témoins les murailles de l'institut de demoiselles placé sous le patronage de S. A. I. madame la grande-duchesse X... Le professeur resta bouche bée, les élèves pouffèrent de rire, et la dame de la classe se leva de toute sa hauteur, surprise et indignée... pendant que les dernières vibrations d'une gamme chromatique, filée avec une douceur exquise par une belle voix de contralto, allaient s'éteindre sur les cartes murales frissonnantes d'indignation entre leurs rouleaux de bois noir.

—Ranine! tonna la dame de classe.

La jeune fille ainsi interpellée par son nom de famille, suivant l'usage des instituts, se tint debout, la tête basse, prête à recevoir sa mercuriale.

—Venez ici, Ranine, dit la dame de classe;—ici,—son index menaçant indiquait la chaire en bois verni où trônait d'un air ahuri le professeur encore mal revenu de sa stupéfaction,—venez ici et faites vos excuses à M. le professeur.

La délinquante s'approcha à tout petits pas, les bras pendants, la tête baissée, écrasée, pour ainsi dire, sous le poids non de sa honte, mais de son opulente chevelure blond cendré, aux reflets dorés comme les épis lors de la moisson.

—Pourquoi vous permettez-vous de chanter pendant l'heure de la leçon? interrogea la dame de classe, sans attendre même que la coupable fût arrivée auprès d'elle.

Celle-ci fit encore deux pas, s'arrêta devant la chaire, leva timidement ses yeux gris foncé sur le professeur, et sans répondre directement:

—Je vous prie, monsieur, dit-elle d'une riche voix de contralto, je vous prie sincèrement d'agréer mes excuses. Je ne voulais pas troubler la leçon, je ne l'ai pas fait exprès.

La classe entière avait attendu la fin de cette phrase dans le recueillement de la malignité qui espère,—recueillement auquel rien ne peut se comparer. Le dernier mot provoqua une tempête de fou rire, fort heureusement contenue par la présence de la redoutable dame de classe.

—Comment! pas exprès! s'écria celle-ci au comble de l'indignation. Est-ce qu'il arrive de ne pas chanter exprès? Vous vous moquez de vos supérieurs, Ranine, cela vous coûtera cher.

La jeune fille secoua légèrement ses épaules nues qu'encadrait à merveille la robe brune très-décolletée, uniforme des instituts de Russie.

—Je n'y peux rien, dit-elle; je regrette, mademoiselle et monsieur, d'avoir causé du scandale, mais ce n'est pas ma faute; quand j'ai envie de chanter, cela me fait mal ici,—elle porta la main à son cou rond et blanc comme de la crème,—et il faut que je chante; sans cela, j'étouffe.

Le professeur, de plus en plus ahuri, regarda la dame de classe comme pour s'assurer de la lucidité d'esprit de mademoiselle Ranine; mais la dame de classe avait fourré héroïquement son crochet au cœur de sa pelote de coton, indice des plus grandes colères, et s'était croisé les bras par-dessus le couvre-pieds.

—C'est bien, mademoiselle, nous en reparlerons, proféra-t-elle majestueusement. Retournez à votre place.

Ariadne Ranine, en retournant à sa place, la dernière et la plus mauvaise, récolta sur son passage bon nombre de quolibets charitables.

—Je vous disais donc, mesdemoiselles, reprit le professeur en ajustant sur son nez camus un pince-nez récalcitrant, que, parmi les causes de la décadence de la maison d'Autriche, il faut mettre en première ligne...

Mais cette gamme chromatique, inopinément survenue au milieu des malheurs de la maison d'Autriche, l'avait si fort bouleversé, qu'il oublia deux causes importantes de cette fatale décadence; il s'en aperçut, pataugea, fit une leçon déplorable et mit un zéro à mademoiselle Ranine;—or, le zéro et «très-mal», c'est absolument la même chose. La pauvre fille n'avait pourtant pas ouvert la bouche,—hormis pour chanter.


II

La leçon terminée, la classe tout entière s'envola dans les vastes corridors qui servent de promenoirs, et, naturellement, la gamme chromatique fut le sujet de tous les entretiens. Ariadne, pour la première fois depuis sept ans qu'elle habitait l'institut, se vit entourée et pressée de questions.

—Pourquoi as-tu chanté? Tu voulais lui faire niche, dis? Est-ce que tu avais parié que tu chanterais?

—Non, répondit une grande brune aux yeux moqueurs; c'était pour séduire le maître par les accents enchanteurs de sa voix.

Ariadne secoua négativement la tête.

—Je ne veux séduire personne, moi. Je sais très-bien que je n'ai rien de séduisant, mais j'aime à chanter, cela me fait du bien, et, quand l'envie m'en prend, c'est plus fort que moi, il faut que je chante.

—Quelle poseuse! crièrent en chœur les compagnes charitables. Tu sais que cela ne va pas passer comme cela. La Grabinof est allée faire son rapport à madame l'inspectrice; tu peux t'attendre à être mandée chez madame la directrice! On va peut-être te renvoyer!

—Je n'y peux rien! répéta la jeune fille avec son indifférence stoïque. Elles me renverront si elles veulent; je ne puis pas les obliger à me garder!

Ariadne Ranine n'était pas intéressante, du moment où il n'y avait ni révolte ni parti pris dans son fait. On lui tourna le dos, et elle se retrouva bientôt dans son délaissement habituel.

Pendant ce temps, la Grabinof, comme disaient irrévérencieusement les demoiselles de l'institut, avait été faire son petit cancan,—dans les maisons d'éducation cela s'appelle un rapport, ailleurs aussi, je crois bien. Madame l'inspectrice, après s'être bien et dûment indignée, avait pris clopin-clopant le chemin de l'appartement de madame la directrice. Elle avait les jambes enflées; d'aucunes prétendaient que la nature se vengeait ainsi de la torture des brodequins à laquelle la bonne dame soumettait ses pieds depuis sa tendre enfance.

La grande-duchesse protectrice titulaire de l'institut de N... était représentée, fort à son détriment, par madame Batourof, veuve d'un général aide de camp de l'empereur, mort au service, des suites de ses blessures. Ces titres à la reconnaissance du souverain avaient valu à la veuve le poste éminemment enviable et envié de directrice d'un des plus beaux instituts de Russie.

Ce poste n'était pas seulement honorifique: il rapportait d'abord de fort beaux émoluments, un logement magnifique au centre de la ville, une voiture et des chevaux entretenus aux frais de l'État; puis la nourriture, le bois, l'huile, le service obséquieux et absolument gratuit d'une valetaille nombreuse, assez payée de ce qu'elle pouvait voler pour ne pas chicaner les maigres appointements que donne le gouvernement. De plus, la directrice avait le droit de contrôle et de révision absolu et sans appel sur les comptes présentés chaque mois par l'économe de l'établissement... Honni soit qui mal y pense! D'ailleurs, depuis vingt-sept ans qu'elle administrait l'institut,—les économes n'avaient pas la vie si dure, et il en était mort plusieurs pendant ce laps de temps,—depuis vingt-sept ans, jamais ce fonctionnaire et la directrice n'avaient eu maille à partir ensemble. La directrice, dépourvue de toute fortune personnelle, avait élevé, doté et marié trois filles; quatre fils étaient entrés au service militaire: il faut croire qu'ils émargeaient convenablement, car chacun d'eux avait chevaux et équipages; de nombreuses nichées d'enfants avaient trouvé à se caser convenablement. Où était le mal?

A vrai dire, on eût pu trouver un revers à ce brillant tableau. Les demoiselles de l'institut étaient toutes de bonne famille, presque toutes placées dans l'établissement par la munificence impériale, ou tout au moins admises sur une haute recommandation, en échange d'une belle et bonne pension; ces jeunes filles devaient avoir contracté dans le giron maternel les habitudes de friandise et de goinfrerie les plus révoltantes, car on les entendait se plaindre le plus souvent possible de la mauvaise qualité et de la piètre quantité des aliments.

On les amenait roses et potelées; sept ou huit ans après,—car la règle de l'établissement leur interdisait le retour dans leur famille pendant les vacances,—on les rendait aux mères étonnées, maigres, émaciées, anémiques, douées d'appétits bizarres pour la craie ou les pelures de concombres.

—Ce sont les fortes études, disaient les dames de classe souriantes: ces chères enfants ont tant travaillé pour passer de brillants examens! Elles ont outre-passé leurs forces!

En réalité, les jeunes filles n'avaient ni plus ni moins travaillé que d'autres, mais elles avaient si peu mangé à l'époque de la croissance que deux ou trois années ne suffisaient pas toujours à faire disparaître les teints de cire et les yeux cernés des jeunes «institutes». Par contre, la Providence étendait visiblement sa main sur la famille de madame la directrice: onze petits enfants, joufflus et superbes, venaient le dimanche lui apporter leurs hommages et s'asseoir à sa table somptueusement servie.

La Grabinof et l'inspectrice trouvèrent madame la directrice dans son cabinet, à la place où depuis vingt-sept ans elle écoutait les doléances de ses subordonnées. La même placidité régnait sur son visage grassouillet, où la ruse avait creusé un cercle de fines rides alentour des yeux; le regard avait cette invariable expression de bienveillance banale et voulue, derrière laquelle on trouvait, sans beaucoup creuser, la plus froide indifférence, le cynisme du moi le plus effroyable; mais, parmi ceux qui avaient l'honneur de fréquenter madame la directrice, bien peu étaient capables de déchiffrer son regard, et moins encore auraient osé le faire.

—Eh bien! ma chère, que me voulez-vous? proféra madame Batourof de sa voix grasseyante et un peu enrouée, aussitôt qu'elle aperçut la Grabinof. Quelles nouvelles de notre première classe?

L'essaim de dames de classe en robes bleues qui entourait le fauteuil directorial s'entr'ouvrit pour laisser passer la nouvelle venue et se referma sur elle.

—Un incident fâcheux a marqué cette après-midi la leçon du professeur d'histoire. Ranine s'est mise à chanter tout à coup. Vous jugez le scandale, Votre Excellence! C'était inouï!

Un murmure d'horreur, respectueusement contenu par la présence auguste de la directrice, accueillit cette étrange nouvelle.

—Asseyez-vous donc, ma chère, fit madame Batourof en indiquant seulement alors un siége à l'inspectrice, qui souffrait le martyre sur ses pieds gonflés et serrés.

—Elle a chanté? reprit-elle en s'adressant à la Grabinof. Et qu'est-ce qu'elle a chanté? Des paroles inconvenantes?

—Non, Votre Excellence; une gamme seulement.

Les assistantes en robes bleues, toutes debout, toutes coiffées de bonnets à rubans bleus, levèrent les yeux au ciel. Le ciel ne sembla point s'en émouvoir.

—Une gamme? répéta la directrice; une simple gamme?

—Chromatique, Votre Excellence, rectifia la Grabinof.

Les mains des dames de classe se levèrent presque toutes d'un commun accord vers les astres absents, puis retombèrent avec l'expression du désespoir.

—Que donne-t-elle pour raison? demanda la directrice après avoir réfléchi un moment.

—Elle dit que ce n'est pas sa faute, et qu'une impulsion irrésistible la pousse à chanter... C'est une très-mauvaise élève, Votre Excellence.

—Oui, je sais, dit l'Excellence lentement, en réfléchissant; une fille pauvre, orpheline; pas de famille, pas d'aptitudes... Elle est jolie, blonde?

—Oui, Votre Excellence, blonde; pour jolie... je ne sais pas, je ne la trouve pas jolie; nous avons dans la première classe des demoiselles qui sont véritablement des beautés de premier ordre: Rozof, Naoumof, Orline...

—Oui, je sais, interrompit la directrice avec un sourire caustique, les représentantes de nos plus grandes familles sont des beautés parfaites; mais parmi les demoiselles pauvres il y a aussi de jolies personnes. Il est même bon qu'il y en ait. Ranine est jolie. Une voix superbe?

—Oui, Votre Excellence, dit obséquieusement la Grabinof, qui n'osait plus contredire.

—Elle chante à la chapelle et participe aux leçons de chant?

—Oui, Excellence.

Madame Batourof réfléchit un moment, puis, congédiant du geste la dame de classe ébahie:

—Vous me l'enverrez après le thé, dit-elle. Je veux lui parler moi-même.

La Grabinof sortit; si une telle expression n'était pas absolument bannie du langage bienséant, nous dirions qu'elle était totalement interloquée.


III

Ariadne était plongée dans la méditation, ou plutôt ne pensait à rien, en attendant l'arrêt qui ne pouvait manquer de la frapper; les punitions ne lui faisaient pas peur; elle avait goûté de toutes et ne s'en était pas trouvée beaucoup plus mal, à tout prendre. Quelques travaux de plus, des réprimandes, quelques récréations de moins, tout cela importait peu à son esprit paresseux. Ariadne était ce qu'on appelle une mauvaise élève; elle n'aimait la science ni pour elle-même ni pour les avantages qu'elle confère. A voir les récompenses tomber toujours sur les têtes privilégiées des élues de la fortune et de la naissance, elle avait pris en dédain le labeur patient de ses compagnes de rang plus humble qui travaillaient pour apprendre. De tout l'institut, Ariadne était la plus pauvre et la plus obscure; il n'est donc pas étonnant qu'elle n'eût pas beaucoup d'estime pour les avantages que procure l'instruction. Pour elle, l'instruction ne devait et ne pouvait avoir que des épines.

Elle n'aimait au monde que deux choses: la leçon de chant et les stations à la chapelle de l'institut. La leçon avait bien aussi ses mécomptes; mais, si partiale que fût la maîtresse de chant, elle ne pouvait s'empêcher de rendre justice à la voix magnifique, au goût inné de mademoiselle Ranine. Cependant, toujours louer cette élève eût été faire tort aux autres, moins bien douées par la nature, et il fallait bien trouver quelque chose à blâmer.

—Vous êtes ridicule, Ranine; vous chantez cela comme si vous jouiez l'opéra, dit-elle un jour à Ariadne.

Les jeunes filles étudiaient, pour quelque solennité domestique, un chant à quatre parties dont les paroles, certes, ne justifiaient pas le sentiment profond que mettait Ariadne à l'exécution de son solo.

—C'est qu'elle aspire à l'Opéra, madame, répondit une belle jeune fille qui chantait irréprochablement faux. Ranine veut être cantatrice.

—Elle fera bien, en ce cas, d'apprendre à écrire plus correctement le français, répliqua la maîtresse de chant, de sa voix la plus sèche. Allons, mesdemoiselles, recommençons, et un peu moins d'expression, Ranine, s'il vous plaît.

De ce jour, Ariadne s'efforça de chanter le plus simplement et le plus froidement possible les exercices de solfége dans lesquels elle mettait auparavant tant de chaleur et tant de passion. Elle apaisa les vocalises, diminua l'ampleur des tenues, modéra l'expression des plates et insignifiantes paroles qu'il lui était permis de chanter, en un mot se donna toute la peine imaginable pour chanter mal. Elle ne put y parvenir entièrement, mais au moins elle obtint de récolter moins de quolibets sur sa vocation dramatique.

A la chapelle, c'était autre chose. Elle aimait passionnément la chapelle. Cette petite église d'institut, aux murailles peintes d'un rose pâle extrêmement faux, aux images de saints proprement encadrées dans l'iconostase de bois très-bien doré, pleine d'ouvrages en tapisserie, en broderie sur soie, en perles de verre, de toutes les niaiseries enfin que peut inventer le désœuvrement de quatre cents jeunes recluses, cette église ouvrait à Ariadne la porte d'un monde nouveau.

Le chœur liturgique de cette chapelle était formé des belles voix de l'institut; le diacre et deux chantres veillaient à perfectionner l'exécution des versets et répons, mais leur tâche était aisée: l'admission au chœur étant une faveur accordée seulement sur une demande expresse, on était bien sûr de n'y voir que des élèves de bonne volonté. Seule, Ariadne avait été désignée d'office depuis trois ans déjà. La puissance et la sonorité de son contralto la rendaient indispensable; elle était pour ainsi dire la base fondamentale du chœur.

Aussitôt que, debout devant la porte fermée du Saint des saints, le diacre, de sa voix profonde, entamait le premier verset de l'Ecténia (prière avant l'Offertoire), Ariadne fermait les yeux et se laissait entraîner vers un monde meilleur. Les cordes les plus graves de sa voix veloutée soutenaient le quatuor harmonique qui répétait à chaque verset: «Seigneur, ayez pitié de nous!» Lorsqu'une de ces modulations étrangement douces qui font relever la tête aux profanes prolongeait le répons pour laisser ensuite les sons s'éteindre doucement sur une résolution mineure, triste et vague comme le son d'une harpe éolienne, la riche voix d'Ariadne prenait un accent de prière et de supplication.

Pour elle, la liturgie n'était pas un assemblage de mots canoniques, répété chaque dimanche, chaque fête,—et Dieu sait si les fêtes sont nombreuses dans le rituel gréco-russe! Elle mettait dans ces accents de prière toutes les aspirations étouffées durant la longue semaine. Dans les hymnes qui font partie des offices, elle chantait avec âme les paroles slavonnes presque dénuées de sens; elle y mettait la profondeur d'expression d'une martyre qui confesse sa foi; toute la passion contenue en son être encore imparfaitement développé s'en allait par là et s'épurait en montant vers la voûte avec l'encens.

Jusqu'au printemps de cette année-là, Ariadne n'avait pas trop souffert. Toujours la dernière dans ses études, elle avait fini cependant par arriver à la première classe, celle qui précède la sortie. Encore un an, elle aurait dix-sept ans et elle serait rendue à sa famille.

Ce mot «famille» était une cruelle dérision pour mademoiselle Ranine. Son père et sa mère l'avaient laissée orpheline avant qu'elle sût se tenir sur ses petits pieds incertains. Une tante accablée d'enfants l'avait hébergée par charité; puis l'institut lui avait ouvert ses portes, en rechignant, si l'on en croyait les visages divers, mais tous semblables d'expression, qui avaient accueilli l'entrée d'Ariadne. La tante était morte, les cousins étaient dispersés: sept années d'institut séparent du monde des vivants les filles sans famille et sans fortune, conséquemment sans amis... Ariadne sortirait dans un an, pour aller où?

Elle ne l'avait jamais demandé à personne. Son âme fière et sauvage n'avait jamais connu la douceur des confidences. Si elle avait pleuré sur son isolement, l'oreiller qu'elle avait mis sur sa bouche pour étouffer ses pleurs avait été seul à le savoir. Elle sortirait de l'institut, on l'adresserait sans doute à quelque dame charitable, avec un peu d'argent donné par la bienfaisance du gouvernement à une élève sans ressources,—et là, elle verrait comment est fait le monde, et ce qu'elle pourrait attendre de lui.

Mais tout à coup une soif impérieuse, irrésistible, était née en elle et lui avait créé un besoin nouveau. Elle voulait chanter, elle avait besoin de chanter. Soudain, pendant les classes, pendant l'étude, à la récréation, au réfectoire, la nuit dans le silence du dortoir, elle sentait un chatouillement à la gorge, et les notes prisonnières demandaient à s'écouler à flots pressés. La contrainte horrible que s'imposait Ariadne pour retenir les vocalises, l'effort surhumain qu'elle devait faire pour clore ses lèvres entr'ouvertes malgré elle, devint un supplice inconnu probablement jusqu'alors à tout le monde. Elle maigrit, pâlit sous l'effort; son caractère changea, elle devint morose. La crainte de faire esclandre un jour ou l'autre et d'attirer sur elle les foudres du cabinet directorial devint une véritable obsession.

Heureusement, l'été était venu; la récréation dans le vaste jardin ombragé de tilleuls séculaires donna à Ariadne un peu de la liberté sans laquelle elle eût fait une maladie. Presque toujours seule, elle allait et venait à pas lents dans l'allée la plus écartée, et chantait à demi-voix tout ce qui lui passait par la fantaisie.

C'étaient des airs sans paroles, sans rhythme, sans mesure. Elle laissait couler le trop-plein de son âme bien doucement, comme une colombe captive qui ose à peine roucouler; elle murmurait les mélodies que lui inspirait son imagination d'écolière ignorante et recluse. Elle filait les sons les plus ténus, ménageait son haleine et sa voix pour porter les gammes jusqu'au haut de l'échelle vocale sans être entendue. Elle passa ainsi trois mois délicieux, pendant lesquels sa beauté s'épanouit, et son âme oppressée sembla refleurir.

Mais l'automne vint de bonne heure, comme toujours en Russie: avec le mois d'août on interdit les promenades du soir; quand la journée était pluvieuse, on supprimait celle du matin. Les oppressions et les angoisses recommencèrent pour Ariadne et allèrent si loin qu'un jour, après plusieurs nuits orageuses et plusieurs journées de souffrance, la jeune fille ne put se contenir et causa le scandale que nous avons raconté.

La Grabinof trouva donc son élève dans un état d'indifférence qui lui inspira soudain une colère démesurée.

—Qu'est-ce que vous faites là? dit-elle brusquement de sa voix retentissante, juste dans l'oreille d'Ariadne, de manière à blesser son tympan délicat.

La jeune fille tressaillit, regarda sa persécutrice d'un air dédaigneux et répondit:

—Je ne fais rien.

—Précisément! N'avez-vous pas honte de rester toujours à rien faire? Si vous aviez un peu de sentiment, vous vous occuperiez à quelque chose...

—A vous broder des pantoufles, par exemple, comme mademoiselle Samarine, ou à faire des rangées à votre couvre-pieds, comme mademoiselle Sérof. Je le voudrais, mademoiselle, mais je n'ai pas d'argent pour acheter les pantoufles, et vous ne m'aimez pas assez pour me permettre de travailler auprès de vous à ce cher couvre-pieds. Ce n'est pas ma faute si vous ne m'aimez pas et si je n'ai pas d'argent de poche.

Mademoiselle Grabinof blêmit de rage, chercha une réponse acérée et, ne la trouvant point, s'en alla pleine de fiel.

Après le thé du soir, maigre régal, au moment où les jeunes filles profitaient de leur dernière récréation, la dame de classe sortit de sa chambre, ouverte sur le corridor-promenoir.

—Ranine, cria-t-elle de sa voix la plus perçante, vous êtes mandée chez madame la directrice.

Tous les yeux malins et méchants se tournèrent vers Ariadne, qui se leva tranquillement, déposa le livre d'étude qu'elle lisait, et prit lentement le chemin du grand escalier. Les regards la suivirent.

—On va la renvoyer, murmura une voix compatissante.

—Elle n'aurait que ce qu'elle mérite, répliqua sèchement la Grabinof.

—Vilaine bête, la Grabinof, chuchota une indépendante à l'oreille d'une autre; est-elle assez méchante aujourd'hui! Je voudrais qu'elle eût sur le nez!

—Cela viendra peut-être, répondit l'autre. Viens-tu dans le réfectoire cette nuit?

—Chut! fit l'indépendante, qui s'appelait Olga.

Elle regarda autour d'elle et murmura très-bas:

—Pas cette nuit, mais demain soir.

Les deux amies s'en retournèrent du côté de la dame de classe.

—Eh bien, chère mademoiselle Grabinof, dit Olga, ce couvre-pieds, il y a bien longtemps que je n'y ai fait une petite rangée! Prêtez-moi votre crochet, chère demoiselle, allons, donnez vite.

—Pas ce soir, ma bonne amie, pas ce soir, il est trop tard; mais demain si vous voulez, répondit mademoiselle Grabinof en roulant le précieux ouvrage.

—La vieille momie, elle prend cela pour argent comptant! Tu sais, dit Olga à l'oreille de sa compagne, ce couvre-pieds, elle l'avait commencé pour sa noce avec le prince Miravanti-Fioravanti, cet ambassadeur italien du temps de Pierre le Grand, qu'elle devait épouser;—mais il avait déjà trois femmes en pays étranger!

Les deux bonnes amies, riant, se poussant, se pinçant, chuchotant, allèrent rejoindre les autres à la porte du dortoir, où, par une malice ordinaire et quotidienne, sous prétexte de politesse, elles se faisaient de grandes révérences et s'empêchaient mutuellement d'entrer.

Le long des grands escaliers, des grands corridors, au travers des vastes salles, Ariadne, qui ne se pressait pourtant guère, avait fini par arriver à l'antichambre de l'appartement directorial. Un soldat de service, revêtu d'une pseudo-livrée de petite tenue, se leva devant elle et ouvrit la porte d'un salon d'attente. Là, une femme de charge, confidente de sa maîtresse, se tenait constamment, refusant ou livrant le passage. Elle fit signe d'entrer à Ariadne, restée muette sur le seuil. La jeune fille fit quelques pas, ouvrit un des battants d'une porte à demi recouverte de grands rideaux de laine, entra, fit une révérence, referma le battant sur elle, et attendit, la tête baissée, les mains pendantes le long de son corps jeune et harmonieux.

—Qui est là? demanda la directrice.

—Ranine! répondit la coupable.

—Approchez! fit la directrice d'une voix moins sévère que ne s'y attendait Ariadne.

Elle obéit et arriva jusque sous la lumière d'une grande lampe couverte d'un abat-jour, qui éclairait imparfaitement la vaste pièce aux tentures lourdes et massives.

Le fond du cabinet était occupé par un grand canapé en bois sculpté, de couleur foncée, recouvert, comme tous les meubles, d'une étoffe de damas bleu moyen. Le bleu étant la couleur réglementaire des instituts, cette couleur se retrouvait partout; là où elle était commandée, c'était l'uniforme; là où elle ne l'était pas, c'était une galanterie, une pensée gracieuse, offerte à qui? Au règlement, selon toute probabilité, car nul ne sait à qui cela pouvait être agréable. Donc, les rideaux énormes qui cachaient les embrasures des fenêtres, les portières qui drapaient les portes, tout était bleu, d'un bleu tolérable le jour, mais qui, le soir, devenait noir et funèbre.

Une autre lampe, ou plutôt un quinquet, de la forme la plus élégante, mais revêtue d'un réflecteur,—or, les réflecteurs vus de dos n'ont rien de particulièrement gracieux,—éclairait à merveille un superbe portrait en pied de la grande-duchesse protectrice de l'établissement, situé au-dessus du canapé où trônait toujours madame Batourof. Les mauvaises langues se demandaient en cachette si les fleurs placées sous le portrait et sans cesse renouvelées s'adressaient à la directrice fictive ou à la directrice réelle. Deux autres portraits, ceux de l'empereur et de l'impératrice, également en pied, se faisaient vis-à-vis sur les deux parois avoisinantes. Ceux-ci n'avaient pas de quinquet.

En arrivant près de la lampe, Ariadne s'aperçut que madame Batourof n'était pas seule. Enfoncée dans un grand fauteuil, les mains placidement croisées sur les genoux, une dame d'environ cinquante ans fixait sur la jeune fille un regard scrutateur, mais dépourvu de malveillance. Celui que jetaient sur elle les yeux noirs et perçants de madame Batourof était aussi plus curieux que réprobateur. Ariadne reprit intérieurement possession de son impassibilité.

—C'est vous qui avez chanté pendant la classe? demanda la directrice.

—Oui, madame la supérieure, répondit Ariadne.

Ce titre de supérieure est acquis de droit aux directrices de ces établissements, bien que leurs fonctions soient absolument laïques.

—Quel motif vous a poussée à causer ce scandale? demanda madame Batourof de sa voix calme et un peu enrouée.

Mademoiselle Ranine baissa la tête, elle ne pouvait répondre. Il eût fallu raconter ses angoisses, le besoin irrésistible qui la poussait à chanter... c'était trop long,—et puis à quoi bon? Ne valait-il pas mieux se laisser punir?

—Répondez! fit la supérieure sans colère.

—J'ai besoin de chanter, je souffre quand je dois me taire, répondit, bien malgré elle, la délinquante sans lever la tête.

—Où souffrez-vous?

Ariadne indiqua sa gorge.

—Et maintenant, en ce moment, souffrez-vous?

La jeune fille inclina affirmativement la tête.

—Chantez!

Ce mot fut dit tranquillement, comme si c'eût été la chose la plus simple que de se mettre à chanter ainsi au milieu d'une réprimande officielle. Ariadne regarda le visage impassible de la directrice. Elle ne plaisantait pas; la jeune fille voulut faire une question, mais elle ne trouva pas les mots et resta muette, les yeux grands ouverts, tout son beau visage étonné tourné vers la lumière et recevant en plein la clarté presque aveuglante du quinquet.

—Vous chantez à la chapelle? demanda la dame qui n'avait jusque-là donné aucun signe de vie.

—Oui, madame, répondit Ariadne, mise aussitôt à l'aise par la voix douce et bienveillante de cette nouvelle interlocutrice.

—Chantez l'hymne à la Vierge.

—Je ne sais que ma partie, répondit doucement mademoiselle Ranine.

—Chantez-la, fit la directrice.

Ariadne ouvrit la bouche, et aussitôt l'appartement se remplit d'une vibration chaude et sonore. Un frisson parcourut les objets eux-mêmes; différentes babioles de cristal placées sur des étagères, les bobèches des candélabres et les cristaux du lustre vibrèrent d'une trépidation harmonieuse aux sons de cette voix si ample, si riche, et si douce pourtant qu'elle saisissait le cœur comme dans une étreinte de chair vivante.

Ariadne chantait lentement sa partie de contralto; ses yeux, perdus dans le vague, avaient pris une expression de fixité étrange; on eût dit qu'elle regardait en dedans d'elle-même quelque objet mystérieux, quelque apparition solennelle, mais non mystique. Ce qu'elle voyait n'était pas du ciel.

Elle chantait presque sans mouvement des lèvres, la bouche largement ouverte pour laisser sortir les sons, la tête un peu renversée en arrière, les bras pendants, calme, immobile et comme en extase.

Quand elle eut fini l'hymne, elle se tut, baissa la tête et attendit.

Le charme de cette voix était si puissant, qu'il avait vaincu la colère ou la raillerie; la supérieure échangea un regard avec la visiteuse, et, dans ce regard, il y avait plus que de la surprise: l'admiration y avait sa bonne part.

—Savez-vous autre chose que la liturgie? demanda la supérieure.

—Je sais les vocalises de l'école de chant.

—Chantez très-lentement une gamme mineure, dit tout à coup la dame aux cheveux gris. Très-lentement, vous commencerez au la du diapason.

Ariadne ouvrit de nouveau la bouche. Est-ce la bonté qui vibrait inconsciemment dans la voix de la vieille dame, qui avait éveillé en elle une source d'émotions cachée? Elle vocalisa la gamme demandée avec un tel accent de prière, d'invocation passionnée que, lorsque sa voix mourut sur le la aigu de l'octave, un frisson passa sur le corps des deux femmes, comme si elles avaient entendu la plainte d'un ange.

—Descendez à présent! dit la supérieure.

La voix d'Ariadne, avec l'accent de la colère et du plus sombre désespoir, descendit encore et s'arrêta avec une vibration lente et prolongée sur le mi grave.

—C'est prodigieux! murmura la visiteuse en se laissant retomber dans son fauteuil, d'où l'attention l'avait un instant soulevée.

—Elle a une voix très-remarquable, en effet, corrigea la directrice; mais ce n'est pas une raison pour troubler les classes. Vous avez causé un grand scandale.

—J'ai fait mes excuses à notre dame de classe et à notre professeur, répondit mademoiselle Ranine. Je vous les présente humblement, madame la supérieure.

Elle avait incliné la tête, mais avec tant de dignité, que la visiteuse en fut touchée.

—Pour l'amour de moi, dit-elle en italien à la directrice, faites-lui grâce. Cette enfant sera une grande artiste.

—Pour l'amour de vous, soit! répondit madame Batourof en souriant.

Elle était bien aise de prendre ce prétexte pour une clémence à laquelle elle était résolue d'avance.

—Vous irez tous les jours, pendant la récréation de midi, à la salle de musique, et vous chanterez seule, proféra la supérieure de l'air dont elle eût infligé la plus terrible punition. Allez!

Ariadne, ébahie, regarda les deux femmes; le front de la directrice indiquait la sévérité. La visiteuse avait souri et semblait heureuse de ce dénoûment imprévu.

Suivant l'usage, Ariadne s'inclina et baisa la main de la supérieure, qui se laissa faire; puis, mue par une impulsion passionnée, elle prit la main de l'autre dame et la porta à ses lèvres. Puis, enfin, revenant au sentiment des convenances, elle fit une révérence et se dirigea vers la porte. Au moment où elle allait l'atteindre, la visiteuse, qui lisait en elle probablement, lui dit:

—Chantez une vocalise!

Ariadne s'arrêta sur place et entonna sur-le-champ la plus brillante et la plus aérienne de ses vocalises de solfége. Toute sa joie y passa; les trilles et les arpéges se succédaient pressés et joyeux comme des oiseaux qui prennent leur volée. Quand elle eut fini, sans reprendre haleine:

—Je vous remercie, madame, dit-elle.

Aussitôt la porte se referma sur elle, et elle glissa légère et rapide jusqu'au dortoir, où elle se hâta d'enfouir ses rires et ses larmes de joie dans le creux de son oreiller, son confident ordinaire.

—Je ne suis pas fâchée, disait au même moment la directrice à son amie, de vexer un peu mademoiselle Grabinof. Depuis quelque temps elle se plaint de tout le monde. Cela va lui donner sur le nez!

Ainsi se trouva réalisé le souhait de la belle rieuse brune.


IV

L'étonnement fut grand lorsque, le lendemain, on vit mademoiselle Ranine se diriger vers la salle de musique, et plus grand encore lorsque la Grabinof, qui voulait la retenir, reçut en pleine poitrine cette réponse proférée à haute et intelligible voix:

—C'est par ordre de madame la supérieure, et, d'ailleurs, vous n'êtes pas de service aujourd'hui, mademoiselle.

Mademoiselle Grabinof faillit tomber à la renverse, mais elle se redressa pour courir aux informations. Comme, en effet, elle n'était pas de service, attendu que, dans les instituts, les dames de classe sont alternativement occupées un jour sur deux, elle eut tout le temps de chercher et d'obtenir les renseignements qu'elle désirait. Ariadne n'était pas punie, car il était impossible de considérer comme un châtiment cette heure de chant tant désirée, qui pouvait plutôt passer pour une récompense. Il fallait qu'il y eût quelque chose là-dessous! Aussi mademoiselle Grabinof se promit-elle de dépenser toute son activité pour arriver à découvrir ce qu'il pouvait y avoir.

Au moment où les jeunes filles allaient rentrer en classe, dans le tumulte des cinq dernières minutes, un bruit insaisissable parcourut le promenoir de la première classe; quatre ou cinq demoiselles, parmi les plus âgées et les plus belles, coururent au palier du grand escalier, qui permettait de voir jusque dans le vestibule, et se penchèrent sur la rampe.

En ce moment, deux jeunes officiers, amis d'un des fils de la directrice, ôtaient en bas leurs paletots, avant d'entrer, pour rendre leurs hommages à la vénérable dame.

Des regards se croisèrent, un vague sourire, quelques mouvements des lèvres furent échangés entre les visiteurs et les jolies curieuses.

—Bonjour, monsieur Michel, cria une voix enfantine, vous êtes adorable.

Un murmure confus de rires et de reproches enjoués couvrit la voix de l'effrontée. Le jeune homme ainsi interpellé regarda en l'air et répondit audacieusement:

—A votre service, mademoiselle!

—Une dame de classe! Ce mot circula dans les groupes, les rieuses quittèrent l'escalier, mademoiselle Grabinof apparut trop tard, comme l'autorité elle-même, roide, busquée, pincée, son couvre-pieds sous le bras.

Au même instant, sur les marches tapissées de drap rouge de l'escalier, Ariadne apparaissait, son cahier de musique à la main, pâlie, fatiguée par l'exercice vocal immodéré qu'elle venait de prendre, mais avec ce regard heureux et comme éclairé d'une flamme intérieure qui accompagne et suit l'extase.

—Je vous y prends à faire du scandale et à parler avec les jeunes gens qui viennent voir madame la supérieure! s'écria la Grabinof qui avait saisi un fragment de mot échappé à une imprudente ou chuchoté par une délatrice.

Ariadne la regarda d'un air si stupéfait, qui devint aussitôt si dédaigneux, que la vieille fille tressaillit de rage.

—Si jamais je puis t'attraper, toi, murmura-t-elle. Et elle alla transporter son couvre-pieds avec ses rancunes chez une autre dame de classe également libre ce jour-là, qui demeurait au troisième étage, avec les petites. C'était sa bonne amie, et elles prenaient le café ensemble chez l'une ou chez l'autre, «les jours blancs», c'est-à-dire ceux où elles n'étaient point de service.

Le premier soin de mademoiselle Grabinof fut de raconter à sa chère Annette l'injustice dont elle était victime.

—Figure-toi, ma chère,—ces dames se tutoyaient,—que madame la supérieure, non-seulement n'a pas puni Ranine, mais encore lui a donné la permission de chanter pendant une heure toutes les après-midi.

—C'est affreux! s'écria la chère Annette en ajoutant un morceau de sucre à son café. Et qu'est-ce que tu as dit?

—Que veux-tu que j'aie dit! Je n'ai rien dit du tout, d'autant plus que personne ne m'a rien fait savoir. C'est par cette horrible fille elle-même que j'ai appris les ordres de madame la supérieure.

—On ne t'a rien fait dire? insista l'amie étonnée.

Mademoiselle Grabinof sentit la nécessité de faire une petite rectification.

—L'inspectrice m'a communiqué la décision de madame la supérieure. Sans cela, crois-tu que j'aurais laissé cette grande filasse aller à la salle de musique tantôt?

La chère Annette savait de longue main qu'il ne fallait pas prendre absolument au pied de la lettre les assertions de son amie; aussi n'insista-t-elle point sur cette légère erreur.

—Et, continua la bonne âme, figure-toi qu'en revenant de sa musique elle a eu le temps d'échanger des œillades et des compliments avec les deux Mirsky.

—Quels Mirsky?

—Les frères Mirsky; ils venaient faire visite à madame la supérieure.

La chère Annette garda un instant le silence, puis elle finit sa tasse de café et la reposa sur la soucoupe. Au moment où elle saisissait le manche de la cafetière pour s'en offrir une seconde, elle leva sur son amie des yeux très-intelligents, bien que légèrement éraillés.

—Les Mirsky viennent toujours pendant la récréation. As-tu remarqué cela?

La Grabinof tressaillit et regarda aussi fixement son amie que si celle-ci eût été une réduction efficace de la tête de Méduse.

—Non, fit-elle lentement, je n'avais pas remarqué; mais c'est vrai.

—Eh bien! ma chère, fais attention à cela et à beaucoup d'autres choses.

La dame de classe fut si frappée par le ton dont son amie avait prononcé ces paroles énigmatiques, qu'elle oublia de sucrer sa seconde tasse de café et fit la grimace en le goûtant.

—C'est très-sérieux, reprit Annette piquée au jeu par cette grimace; vous n'avez pas l'œil assez ouvert dans votre classe, et pourtant vous avez là un lot de jolies filles qui ne demandent qu'à faire des sottises.

—Ranine? fit mademoiselle Grabinof, ramenée à son idée fixe.

Annette haussa les épaules.

—Ranine n'a pas le sou et ne connaît personne. Ce ne sont pas les filles pauvres qui font des sottises à l'institut. J'ai été aussi dame de classe de première, et j'en ai vu de toutes les couleurs. Mais je crois bien que tes demoiselles sont en train de t'en faire voir de plus belles que tout ce que j'ai jamais connu.

—Madame Banz est une oie! dit mademoiselle Grabinof, caractérisant ainsi d'un mot le caractère querelleur et bruyant, mais superficiel, de la dame de service qui partageait avec elle l'honneur périlleux de mener à bien la première classe.

—Ce n'est pas uniquement la faute de madame Banz. Tu as bien ta petite responsabilité. Comment! grâce à l'excellent système de nos instituts qui fait monter les dames de classe avec leurs élèves, tu as vu grandir toutes tes péronnelles, tu les connais depuis l'âge de dix ans, et tu ne sais pas reconnaître celles qui sont capables de te jouer un mauvais tour?

—Mais, balbutia la Grabinof bouleversée de cette accusation directe, sauf Ranine qui ne vaut absolument rien, ce sont toutes des demoiselles bien élevées, aimables...

—Sais-tu ce qui va t'arriver un de ces quatre matins? dit Annette impatientée. Non? Eh bien! tu perdras tes vingt-deux ans de service et tu seras mise à la retraite avec une demi-pension!

—Pourquoi, seigneur Dieu? s'écria la malheureuse Grabinof, qui sentit ses cheveux se dresser sous son bonnet.

—Parce que tu ne veux ou ne sais rien voir, car, en vérité, je me demande si tu n'y mets pas de la bonne volonté, à voir le mal qu'il faut se donner pour t'expliquer...

—Mais que se passe-t-il donc? cria la Grabinof folle de terreur, en agitant ses bras comme un télégraphe du bon vieux temps.

Annette regarda sa chère amie, et ce coup d'œil la convainquit de la bonne foi de la malheureuse. Alors, se penchant à son oreille, elle lui chuchota une petite phrase très-courte, dont l'effet fut foudroyant. Mademoiselle Grabinof se laissa retomber sur sa chaise, aussi verte qu'un jeune concombre encore mal mûr.

—Dans ma classe, mon Dieu! fit-elle à voix basse. Dans ma classe? Et leurs noms?

—Leurs noms! Mais c'est toi qui devrais me les dire!

Mademoiselle Grabinof se tordit les mains avec un geste tragique.

—Comment as-tu appris cela? dit-elle lorsqu'elle eut recouvré un peu—très-peu—de sang-froid.

—Par ma femme de chambre (chaque dame de classe a sa femme de chambre qu'elle choisit et paye, et l'on peut s'imaginer quelle variété d'éléments haineux cette disposition introduit dans les instituts). Févronia est au mieux avec un des soldats qui sont chargés de veiller au service de propreté des réfectoires; elle prétend même qu'il a l'intention de l'épouser. En attendant, il n'a pas de secrets pour elle, et tous deux ont fait leurs gorges chaudes. On peut dire que voilà des demoiselles bien gardées!

Mademoiselle Grabinof poussa un long soupir.

—Comment savoir leurs noms?

—Ceux des jeunes gens? Mais suppose que ce soient les deux frères Mirsky. C'est assez plausible.

—N'y en a-t-il que deux?

Annette se mit à rire.

—Permets-moi de te faire observer encore une fois que tu intervertis les rôles, et que c'est toi qui devrais me renseigner. Je crois néanmoins qu'ils sont trois.

—Qui les laisse entrer?

—Tout le monde. Avec la clef d'or, tu sais!...

Elles soupirèrent ensemble, cette fois. Jamais aucune clef, ni d'or ni d'argent, n'avait essayé d'ouvrir les grilles qui abritaient la vertu de ces pauvres déshéritées,—déshéritées vraiment, car il leur manquait même ce dernier charme de la femme: la bonté.

—Que faire? gémit la Grabinof. Je vais aller raconter cela à madame la supérieure, car un tel opprobre...

Annette haussa les épaules d'un air de commisération.

—Ma pauvre amie, dit-elle avec douceur, ton malheur te fait perdre la tête, ou bien tu n'es pas pratique. Ce système ne t'a pas assez bien réussi avec mademoiselle Ranine pour que tu l'appliques une seconde fois! Suppose qu'on ne veuille pas que ce soit arrivé... Que feras-tu?

Mademoiselle Grabinof n'essaya pas de trouver ce qu'elle ferait en pareille circonstance: elle joignit ses mains osseuses et suppliantes, et les allongea au bout de ses bras velus jusque auprès du cœur de son amie.

—Conseille-moi, ma chère Annette, je m'incline devant ta sagesse supérieure à la mienne. Je ferai ce que tu me diras.

L'amie triomphante commença une série d'exhortations et de conseils qui se prolongea jusqu'à la fin des classes.

—Et maintenant, conclut Annette au moment où un grand brouhaha, s'élevant de partout à la fois, annonçait le départ des professeurs, va lever les plans de bataille.

Les deux bonnes amies s'étreignirent avec la confiance et la tendresse de deux belles âmes liguées pour une grande cause, et mademoiselle Grabinof, semblable à une biche effarée, se hâta de descendre vers l'étage inférieur.


V

Le dortoir de la première classe était plongé dans le calme du premier sommeil. Les lits blancs sans rideaux, drapés dans leurs housses immaculées, s'allongeaient à la file dans la haute salle éclairée aux deux extrémités par des lampes-veilleuses suspendues devant les images saintes. Les corps souples et gracieux des jeunes filles se dessinaient à peine sous les couvertures, et les têtes brunes ou blondes, recevant toutes la même clarté indécise, perdaient leur personnalité dans ce vague crépuscule.

La dame de classe dormait aussi, derrière un paravent, à l'entrée du dortoir, dans une petite chambre assez semblable à la niche de Cerbère. Ce système devait lui permettre de surveiller les entrées et les sorties; mais vingt ans de surveillance émoussent bien des facultés!

Onze heures venaient de sonner à la grosse horloge placée au-dessus de l'escalier, et le son retentissant du timbre se prolongeait encore sous les arceaux des grands corridors voûtés; une des jeunes dormeuses se mit sur son séant, puis posa ses pieds nus à terre, chaussa ses pantoufles, enfila sa robe de chambre, et, sans trop se préoccuper du bruit qu'elle pouvait faire, s'en alla délibérément à travers le dortoir jusqu'à la porte qui donnait sur le promenoir. C'était Olga.

A son passage, elle frappa légèrement sur l'épaule d'une de ses compagnes endormies, qui suivit son exemple et ne tarda pas à se trouver debout près d'elle; une troisième les attendait et les joignit.

Toutes trois alors, payant d'audace, ouvrirent la porte dont les gonds bien huilés ne produisirent pas le plus léger son, et elles se trouvèrent dans le corridor.

Un léger frisson, froid ou crainte, passa sur les trois indépendantes, car elles se rapprochèrent instinctivement et se prirent par la main. La clarté diminuée des grandes lampes suspendues éclairait tristement les énormes promenoirs, le tapis de lisière extrêmement épais éteignait le bruit des pas; cependant un léger frôlement, comme un grignotement de souris, les fit s'arrêter plus d'une fois pendant qu'elles se dirigeaient vers le grand escalier.

Il fallait descendre un étage, parcourir en sens inverse un autre promenoir et entrer dans le réfectoire situé à l'extrémité du vaste bâtiment. Tout cela fut accompli avec une précision et une assurance qui dénotaient une certaine habitude de cette promenade.

Les trois espiègles entrèrent dans le réfectoire, et là elles trouvèrent trois charmants garçons, tous les trois officiers de la garde, âgés au plus de vingt ans et disposés à rire de leur mieux du bon tour joué aux duègnes. Ils avaient couru moins de risques pour entrer que les jeunes filles pour arriver là. Une petite porte du réfectoire communiquait avec les cuisines, les cuisines avec la cour, et la cour avec une grande porte cochère donnant sur la rue. Cette porte ne fermant qu'à onze heures, et jusque-là chacun étant libre d'aller et de venir pour rendre visite au nombreux personnel d'un tel établissement, rien n'était plus simple que d'entrer. Pour sortir, quelques précautions de plus étaient nécessaires; mais, en payant bien le soldat sans armes qui gardait la porte, que n'eût-on pas obtenu?

Chacune des trois jeunes rôdeuses avait donc son amoureux plus ou moins bien reçu. Le réfectoire était très-peu éclairé, car toute la lumière venait d'une lanterne sourde cachée sous un banc et tournée du côté de la muraille; mais les couples amis n'avaient pas besoin d'un somptueux éclairage pour s'entendre. Ils s'assirent sur des bancs, les uns en face des autres, et la conversation commença.

On parla de bien des choses: d'abord des dames de classe, qu'on arrangea comme il convient, puis du scandale causé par cette grande sotte de Ranine.

—Tiens, c'est une idée, dit un des jeunes gens. Comment est-elle faite, cette Ranine? Je serais curieux de la voir.

Cette curiosité saugrenue fut punie par une petite bouderie et une querelle d'amoureux. Les autres jeunes filles ayant insisté sur la nécessité d'une réconciliation, la belle offensée permit à son chevalier de baiser sa main généreuse qui daignait pardonner, et tout alla pour le mieux.

Les conversations tendaient à devenir plus intimes, les couples s'étaient rapprochés, et pourtant on continuait à causer des choses de l'institut; de quoi ces jeunes filles eussent-elles pu parler? Et quel sujet plus bizarre et plus curieux pouvaient-elles trouver pour alimenter la causerie?

—C'est donc bien bon, la craie? demandait un jeune homme avec un certain dégoût mêlé de curiosité.

—C'est excellent, quand ça croque sous la dent, vous savez? Nous prenons toujours les morceaux qui restent après la leçon, et l'on se les partage. Nous avons bien soin de les entourer avec de belles manchettes en papier doré découpé. Les maîtres se figurent que c'est par politesse pour eux! Pas du tout, c'est pour que leurs vilains doigts sales ne touchent pas à la craie, puisque nous voulons la manger.

—Oh! vous ne me ferez pas croire, interrompit un autre officier, que vous n'avez pas un petit faible pour quelqu'un de vos maîtres, un joli garçon comme le professeur de chimie, par exemple...

—Lui? repartit vivement la perverse innocente, non, pas lui, il est trop timide; mais notre maître d'allemand! on l'adore, celui-là: il a reçu au moins dix-huit déclarations l'hiver dernier. C'était une coqueluche! toute la classe y a passé!

—Ah! Et vous aussi sans doute? repartit l'amoureux d'un ton de belle humeur.

Il reçut pour sa peine un petit soufflet,—pas trop petit,—et de ce côté-là il fallut aussi faire la paix.

—Et vous? demanda à voix basse le troisième visiteur à son amie qui croquait à belles dents un sac entier de pralines. Inutile de dire que nos jeunes gens n'étaient pas venus les mains vides; une grande corbeille pleine de provisions de toute espèce avait fait son apparition dès le commencement et gisait presque vide aux pieds des causeurs.

—Moi? quoi, moi?

—Avez-vous adoré quelque professeur de musique?

—Non, répondit la jeune gourmande; j'ai adoré notre diacre l'année dernière; il était si beau avec ses longs cheveux châtains bien ondés sur ses épaules! il ressemblait au Christ qui est sur la porte de l'iconostase, vous savez! Et puis il avait une manière si imposante de dire à la messe: «Priez le Seigneur!» Ça me résonnait là!

La jeune fille mit la main, non sur son cœur, mais sur ce qu'on appelle vulgairement le creux de l'estomac. C'est peut-être là que, toute sa vie, elle était appelée à ressentir les plus fortes impressions.

—Et maintenant? continua l'amoureux, non sans un peu de jalousie.

—Maintenant, naturellement, c'est vous que j'adore!

Une semblable assertion en un pareil moment méritait bien quelques paroles de tendresse qui ne se firent pas attendre.

Cependant, ces jeunes gens dont le plus âgé n'avait pas vingt ans, avons-nous dit, ces jeunes filles que leur genre de vie livrait pieds et poings liés à la séduction, ne franchissaient pas les limites d'une gaminerie un peu forte. Ils étaient amenés là non par un amour idéal, non même par un entraînement moins pur, mais simplement par révolte contre la loi, la règle, par amour du fruit défendu, par plaisir de tromper qui de droit. C'était le triomphe de la perversité, mais de la perversité enfantine.

—Il est temps de remonter, dit Olga; c'est l'heure où madame Banz éternue.

Il fallut expliquer comment madame Banz éternuait,—ce qui prit quelques minutes,—puis on se fit des adieux, plus légers que tendres. Les jeunes filles bâillaient sans se gêner, la politesse seule empêchait les messieurs d'en faire autant.

—Que faut-il vous apporter la prochaine fois?

—Des harengs salés et des oignons,—beaucoup d'oignons. Et puis, douchka [1], apportez-nous du champagne.

[1] Expression caressante qui signifie mot à mot: «petite âme.»

—C'est cela, du champagne et un pâté de foies gras; nous souperons ensemble.

Sur cette noble résolution, le groupe se sépara.

En remontant à leur dortoir, les jeunes filles, fatiguées par le manque de sommeil, n'étaient pas aussi légères qu'à leur premier passage. L'une d'elles se heurta dans l'escalier, et la croix de baptême en or qu'elle portait sur sa poitrine, au bout d'une chaîne assez longue, suivant l'usage, heurta la rampe.

A ce bruit, la tête longue et menue de la Grabinof se glissa à l'étage supérieur.

Elle avait aussi passé la nuit hors de son lit, mais nul motif attrayant n'avait écarté le sommeil de ses yeux, et elle s'était endormie sur la marche de l'escalier. A la lueur de la lampe, elle reconnut les trois coupables, et un tressaillement d'horreur la secoua de la tête aux pieds.

—Les trois meilleures, se dit-elle, les trois plus jolies, les trois plus nobles et plus riches. Seigneur, où allons-nous?

Sans attendre la réponse du Seigneur, elle alla se coucher dans son propre lit, où elle jouit d'une insomnie affreuse, fruit de ses tristes pensées. Hâtons-nous d'ajouter qu'elle ne souffrit pas autant qu'on aurait pu le craindre, soutenue par deux éléments divers: le petit à-compte sur sa nuit qu'elle avait pris sur l'escalier, et la joie qu'elle éprouverait à dévoiler à tous la stupidité de madame Banz.


VI

Le lendemain matin, ou, pour mieux dire, le même jour, mademoiselle Grabinof reprenait son service dès l'aube; les nuits agitées ne l'embellissaient pas, car elle avait une de ces physionomies qui ne gagnent rien aux émotions vives. Aussi, dès la première faim calmée, à l'heure du thé national, les jeunes filles s'empressèrent-elles de s'informer avec tendresse de la santé de leur chère dame de classe. Comme on peut s'y attendre, ce fut une des promeneuses nocturnes qui entama ce chapitre.

—Vous avez l'air fatigué, chère mademoiselle, lui dit Olga. Auriez-vous passé une mauvaise nuit? Vous n'étiez cependant pas de service!

Tant d'astuce, tant d'aplomb, et tant de naïveté feinte, de candeur dans le ton de la voix! Mademoiselle Grabinof se sentit tressaillir de colère.

—Vous êtes toute jaune ce matin, reprit une autre. Vous serait-il arrivé quelque désagrément?

Ariadne, qui mangeait silencieusement son petit pain blanc, leva les yeux sur mademoiselle Grabinof. Elle avait bien la conscience d'avoir causé du désagrément à la dame de classe; mais de là à l'avoir fait devenir toute jaune, il devait y avoir quelque différence! Pour juger à quel point l'aimable demoiselle était jaune, la jeune fille se hasarda à lever les yeux. Elle rencontra un regard plein de haine concentrée qui la fit pâlir.

—Oui, proféra l'irascible Grabinof, on m'a fait du désagrément, mais il y a une justice en ce monde, en attendant l'autre.

Tous les yeux se portèrent vers Ariadne, qui sentit bouillonner en elle un sentiment de colère et de mépris pour la sottise humaine. Ce sentiment, hélas! n'était pas nouveau pour elle, et chaque fois il revenait plus amer et plus fort. Mais elle ne pouvait que se taire et patienter; c'est ce qu'elle fit.

La matinée se passa sans encombre. Les trois jeunes criminelles avaient l'air bien endormi; la leçon de géographie leur parut longue, et leurs réponses ne furent pas des plus brillantes; mais ces défaillances n'étaient pas rares, et le professeur n'en fut point offusqué.

La récréation et le dîner étant survenus par là-dessus, tout semblait devoir aller pour le mieux dans le meilleur des mondes, lorsque Ariadne, qui s'en allait à son heure de chant, heurta avec le coin de son portefeuille à musique le dossier d'une chaise sur laquelle reposait, grande ouverte, la boîte à ouvrage de mademoiselle Grabinof, au milieu du corridor. La boîte tomba avec son contenu de menue mercerie, et, pour comble de calamités, le précieux couvre-pieds s'entortilla si bien autour des pieds de la chaise, que plusieurs mailles du crochet furent défaites, et le peloton de fil s'en alla rouler à quelques pas.

—Vous l'avez fait exprès! s'écria la Grabinof en bondissant vers son couvre-pieds qu'elle prit sur son cœur, ainsi qu'une tendre mère étreint son enfant ravi à la dent dévorante d'un animal féroce.

—Vous savez bien que non! dit tranquillement Ariadne, qui, à genoux sur le parquet, remettait méthodiquement en ordre le contenu de la boîte.

—Un démenti! Votre conduite mérite d'être punie, mademoiselle! C'est trop d'insubordination! Je vous prive pour aujourd'hui de votre heure de chant!

Ariadne, toujours à genoux, la tête baissée, avait écouté sans broncher la verte semonce de la dame de classe; mais au dernier mot elle se releva et déposa sur la chaise la boîte fatale.

—Mon heure de chant, dit-elle d'une voix où la colère mettait des vibrations passionnées, c'est une punition infligée par madame la supérieure. Elle seule peut la lever. Le moment est venu d'obéir à ses ordres, je vais à la salle de musique. Si madame la supérieure lève ma punition, vous aurez la bonté de me le faire savoir.

Et, sans plus s'inquiéter de la rage qu'elle laissait derrière elle, Ariadne s'en alla d'un pas tranquille jusqu'au bout du corridor. Lorsqu'elle eut franchi la porte et qu'elle se vit seule, elle courut jusqu'à la salle de musique, s'enferma, et, serrant dans ses bras le piano à queue près duquel elle s'était laissée glisser à genoux, elle coula des larmes amères, larmes de fierté blessée, de bons sentiments froissés, larmes de colère autant que de douleur.

—Méchante, méchante fille! répétait-elle en sanglotant. Pourquoi tout le monde me veut-il du mal, à moi qui ne fais de mal à personne? C'est parce que je suis pauvre!

Elle ne pleura pas longtemps: la colère l'oppressait et étouffait la douleur. Elle s'assit devant l'instrument, plaqua trois accords fermes et prolongés, puis entama l'éternel solfége... L'éternel solfége lui parut écœurant jusqu'au dégoût. Elle s'arrêta, ferma le livre et laissa tomber ses mains inertes. Voilà qu'elle n'aimait plus le chant à présent? Parviendrait-on à la dégoûter même de la musique, sa seule consolation?

—Il y a autre chose que le solfége, se dit Ariadne, et ses doigts encore inhabiles, errant sur les touches, retrouvèrent bientôt l'harmonie bizarre et solennelle des hymnes religieuses qu'elle chantait à la chapelle, et sa voix les accompagna.

Puis elle continua à chanter sans paroles de vagues mélodies nées de son émotion.

Elle ne savait rien de la musique profane, rien de ce qui se chantait au dehors; aussi son inspiration, née en dehors de toutes les formes connues, avait-elle quelque chose d'étrange et d'extatique.

Elle chantait; sa voix grave et puissante jetait des appels passionnés au ciel qui ne voulait pas d'elle, au monde qui la dédaignait; à tout ce qu'elle aurait pu aimer et bénir; aux maîtres qui l'avaient laissée à l'écart, lui jetant à peine les bribes de la science qu'ils distillaient avec tant de soin pour les élèves du premier banc; à la supérieure, que les jeunes filles appelaient «maman», et qui n'avait eu de bienveillance pour elle que l'avant-veille, depuis sept années qu'Ariadne la regardait avec tendresse et vénération; à ses compagnes où elle n'avait trouvé que moqueries cruelles; à tout, tout, tout ce qu'on aime et qu'on implore!

Oui, Ariadne aurait aimé et vénéré tout ce qui s'aime et se vénère; elle avait reçu à sa naissance—don plus précieux que ceux des fées—un cœur tendre, une imagination enthousiaste, une âme d'artiste, en un mot. Elle avait aimé, hélas! tout ce qui l'entourait, et tout s'était refusé à sa tendresse. Qui pouvait avoir besoin de sa tendresse? Chacun n'avait-il pas d'autres soins, d'autres amitiés, d'autres soucis? Dieu seul n'avait rien refusé. Mais Dieu était loin, les amertumes de la terre étaient proches, et c'est à tout ce qu'on peut aimer sur la terre qu'Ariadne adressait son invocation ardente.

Elle chanta, chanta encore; une émotion irrésistible la prit à la gorge et jeta un flot de pleurs dans ses yeux brûlants; elle chanta pourtant, la voix brisée par les sanglots, et un torrent de mélodie poignante, désespérée, roula sous la voûte retentissante de la salle de musique.

Ses larmes coulaient de ses joues pâlies jusque sur le clavier, et elle chantait toujours, s'accompagnant au hasard, et ce qu'elle chanta ce jour-là fut sublime. Mais elle ne s'en souvint jamais.

A la fin, brisée, anéantie, elle laissa mourir les accords sous ses doigts, et pencha sa tête alanguie sur le pupitre. A son grand étonnement, une paix profonde, bien supérieure au calme qu'elle avait connu jusque-là, avait passé dans son âme. Elle se sentait soudain prête à tout affronter, à tout subir. D'élève, elle venait de passer maître.

Sentant vaguement qu'elle était là depuis bien longtemps, elle reprit son cahier et regagna le corridor. O surprise! le corridor était vide! Dans les classes fermées on entendait la voix des professeurs qui péroraient à cœur-joie. Stupéfaite et pleine de frayeur, Ariadne courut à l'escalier pour voir l'heure... Avant qu'elle eût atteint les degrés, l'horloge sonna lentement trois heures.

Trois heures! c'est-à-dire que la leçon, commencée depuis une heure, devait durer encore vingt minutes. Impossible d'entrer dans la classe sous l'œil curieux et moqueur de ses compagnes, sous le regard cruel de mademoiselle Grabinof, sous l'interrogation méticuleuse du professeur pédant. Avouer qu'elle avait chanté à en perdre le sentiment de l'heure, montrer à ces gens bêtes ou méchants son visage pâli par l'extase récente? Impossible. Mieux valait courir tous les risques. Elle s'assit sur une marche du grand escalier et attendit.

Maintes fois d'autres jeunes filles avaient dépassé le terme fixé en jouant du piano pendant les récréations; mais celles-là avaient des amies: au dernier moment une compagne arrivait en courant, dire: On sonne! La dame de classe elle-même réparait cet oubli et faisait prévenir la musicienne trop zélée.

Mais pour cela il fallait avoir une amie, ou tout au moins n'être pas mal avec la dame de classe... Ariadne n'avait rien à attendre de personne.

Cet oubli, que mademoiselle Grabinof eût dû prévenir, parut à la jeune fille gros de menaces terribles.

—Elle a comploté quelque chose contre moi, se dit-elle; elle veut me faire renvoyer, c'est certain.

Le renvoi de l'institut, pour Ariadne, c'était quelque chose d'à peu près semblable à l'exposition d'un nouveau-né sous une porte cochère. Elle se trouvait également sans ressources, sans vêtements, sans asile... C'était la Néva en perspective, après deux ou trois jours consacrés à ressentir les horreurs de la faim et du froid. Ariadne n'envisageait pas et ne pouvait pas envisager d'autre terme à ses souffrances.

Au lieu de se sentir abattue, elle éprouva de nouveau ce grand calme qui était tombé sur elle dans la salle de musique, et qui l'avait quittée devant la porte de sa classe. Une illumination subite se fit en elle.

—Je chanterai! se dit l'orpheline sans fortune. Et son cœur fut soudain plein de confiance. Elle avait un ami, un protecteur: l'art, qui venait de lui apparaître dans l'extase de son rêve éveillé.


VII

Pendant qu'Ariadne s'oubliait dans la salle de musique, mademoiselle Grabinof n'avait pas perdu son temps. Ramassant son cher couvre-pieds, elle avait transporté dans sa chambre, qui ouvrait sur le promenoir, tous les menus objets dispersés dans l'accident, puis, parcourant le vaste corridor de son œil d'aigle, elle attendit qu'un joli groupe, surnommé les Trois Grâces, fût à portée de la voix.

Les Trois Grâces marchaient en se donnant le bras, car la règle des instituts de Russie n'interdit point ces gracieuses familiarités, si naturelles et si douces, qu'un esprit brutal proscrit cruellement dans les établissements de France. Au moment où, passant devant le cerbère, elles baissaient la voix, comme de juste, le cerbère les appela sans affectation.

—Venez ici, belles demoiselles!

Les belles demoiselles levèrent la tête avec un ensemble parfait et virent dans les yeux du cerbère qu'on ne passerait point, même en jetant un gâteau, c'est-à-dire un compliment. Elles entrèrent toutes trois dans la chambre de la dame de classe, et celle-ci referma doucement la porte sur ses prisonnières.

C'était une jolie chambre, haute de plafond. Les murs étaient couverts de portraits. Chez madame la supérieure, c'est la grande-duchesse qui avait la place d'honneur; chez les dames de classe, c'était madame la supérieure. Admirons ici les effets de la hiérarchie. La femme de chambre de la dame de classe mettait à son tour en évidence la carte photographique de sa maîtresse. Rien de plus juste en effet.

Les chaises, le canapé, les tables étaient couverts de menus objets, fruits des heures oisives des jeunes filles, plutôt que de leur enthousiasme. La lumière entrait à flots par une énorme fenêtre cintrée; l'appui de cette fenêtre était orné de plantes à feuillage vivace; tout était gai et avenant dans l'antre du cerbère, et cependant les Trois Grâces sentirent un petit frisson leur passer dans le dos lorsque la porte se referma si doucement sur elles. Mademoiselle Grabinof fermait rarement sa porte quand elle était de service, et celles qui avaient joui de l'honneur du tête-à-tête ne se montraient pas pressées de raconter l'entrevue.

La dame de classe revint auprès de ses chères élèves et les regarda tranquillement, puis dit d'une voix douce:

—J'ai passé la nuit sur le grand escalier.

Deux des coupables rougirent soudain de la tête aux pieds. Leurs bras et leurs épaules, mal couverts par la pèlerine de percale, devinrent d'une couleur à faire envie aux fraises des bois. La troisième, la plus résolue,—c'était Olga, naturellement,—regarda mademoiselle Grabinof d'un air étonné et lui dit avec assurance:

—Quelle drôle d'idée avez-vous eue de passer la nuit sur l'escalier?

Intérieurement, la vieille fille ne put s'empêcher d'admirer le sang-froid de son élève, et s'avoua à elle-même qu'elle n'en aurait pas eu autant à sa place; mais l'occasion n'était pas favorable pour lui faire des compliments.

—Je vous ai vue sortir, ma chère, dit-elle, et je vous ai vue rentrer.

—Où allions-nous? demanda la jeune indomptée.

—Au grand réfectoire, où trois messieurs vous attendaient.

—Chère demoiselle, dit la coupable du ton le plus persuasif, vous avez fait un mauvais rêve et vous aurez pris froid, bien certainement; c'est pour cela que vous vous figurez avoir passé la nuit sur l'escalier.

Mademoiselle Grabinof secoua la tête négativement sans se départir de son calme.

—Non, ma chère; je n'ai rien rêvé, et je m'en vais de ce pas prévenir madame la supérieure. D'ici là, vous resterez dans ma chambre, dont je mettrai la clef dans ma poche, et l'on vous empêchera de prévenir vos complices, de sorte que nous prendrons ces messieurs lors de leur prochaine visite.

La jeune fille avait pâli au nom de la supérieure, mais son orgueil indomptable lui fit prendre le dessus. Elle descendait d'une race illustre; sûre de son nom, de son titre et de sa fortune, elle ne craignait pas grand'chose en ce monde.

—Et vous, chère mademoiselle Grabinof, vous tomberez dans la disgrâce de madame la supérieure pour n'avoir pas eu plus tôt l'idée de passer la nuit sur l'escalier.

A cette réplique malsonnante, la dame de classe perdit le calme qu'elle s'était fabriqué de pièces et de morceaux, et son emportement naturel reprit le dessus.

—Malheureuses que vous êtes! s'écria-t-elle, vous me bravez ici même! Je puis vous faire chasser honteusement de cet établissement, asile des vertus, que vous déshonorez par vos intrigues scandaleuses...

La jeune fille redressa fièrement la tête.

—Nous ne déshonorons rien, dit-elle avec hauteur. Une espièglerie sans conséquence n'est pas un déshonneur, même pour l'établissement qu'honorent vos vertus, mademoiselle. Vous ne pouvez pas supposer qu'une descendante des Rurik ait pu déshonorer quoi que ce soit, surtout elle-même.

Ce n'était plus la duplicité maligne de son langage ordinaire, c'était une insolence de haut parage, qui sentait sa véracité d'une lieue. En se voyant si bien soutenues, les deux compagnes, plus timides, reprirent courage et firent bonne contenance.

—Espièglerie si vous voulez, repartit la dame de classe qui sentit le besoin de céder un peu; toujours est-il que de semblables espiègleries ternissent la réputation des jeunes demoiselles. Vous ne vous seriez pas permis de pareilles espiègleries dans vos familles...

—Dans nos familles on nous laisserait libres de voir les jeunes gens et de causer avec eux; ici l'on s'ennuie à périr, rétorqua la jeune fille.

—Vous êtes à l'institut, répliqua la Grabinof impatientée, et, pendant que vous y êtes, vous êtes tenue d'en observer les règlements. Je vais porter plainte à madame la supérieure, de votre conduite d'abord, et de votre insolence ensuite.

—Et moi, fit la révoltée en frappant du pied, si l'on veut me renvoyer, j'adresserai une supplique à l'empereur, qui est mon parrain, et je lui dirai que notre seul but, en recevant ces messieurs, était d'obtenir un peu de nourriture qu'ils nous apportaient en cachette, parce que nos portions, que la bonté impériale a faites amples et généreuses, sont réduites à rien par le grapillage de nos supérieurs! C'est pour manger, mademoiselle, que nous allions au réfectoire, conclut la jeune fille en regardant la Grabinof dans le blanc des yeux. C'est pour manger! Oui. Voyons, dis, toi, fit-elle, en s'adressant à la plus gourmande des trois, est-ce que ce n'était pas pour manger?

—Oh! si, soupira le pauvre estomac mal content.

—Voilà, mademoiselle, faites ce qu'il vous plaira. Cependant, j'avoue que notre imprudence pourrait nous causer des ennuis, et à vous aussi, chère mademoiselle. Je crois qu'il vaudrait mieux vous abstenir de scandale. Nous sommes assez punies par votre réprimande et par le mal que nous vous avons causé; veuillez, chère mademoiselle, laisser dormir cette affaire, et comptez que nous vous serons pour toujours soumises et... reconnaissantes.

Ce mot fut souligné, juste assez pour porter, assez peu pour paraître naturellement amené. La paix ne fut pas longue à conclure. Les coupables écoutèrent une interminable mercuriale que mademoiselle Grabinof prolongea tant qu'elle put trouver dans sa mémoire des expressions appropriées à la circonstance. Il fut convenu qu'on ne retournerait plus au réfectoire la nuit; que les jeunes gens apprendraient, par celui qui les laissait entrer, qu'il fallait renoncer à leurs expéditions secrètes, et que désormais les Trois Grâces soutiendraient envers et contre tous l'excellente dame de classe qui voulait bien leur épargner la honte d'un scandale public orné de toutes ses conséquences. Cette dernière clause fut présentée en termes moins précis, mais elle n'en fut pas moins bien établie entre les parties contractantes.

—Et maintenant, conclut la Grabinof, vous allez me dire le nom de ces messieurs...

Un haussement d'épaules, qui signifiait le plus clairement du monde un: Allons donc! des moins respectueux, fut la réponse de la belle insoumise.

—... Et le nom du soldat qui les laisse entrer? insista la vieille fille.

Elle obtint la même réponse muette et éloquente.

Mademoiselle Grabinof éprouva une forte tentation d'aller trouver la supérieure; mais son orgueilleuse élève produisit aussitôt un revirement dans cette âme moins fortement trempée que celles des Romains d'autrefois.

—Vous ne voudriez pas, mademoiselle Grabinof, exiger de nous une délation qui serait une lâcheté! Ce n'est pas vous qui pourriez nous demander cela. Cette question était une épreuve, je le vois bien, malgré votre air sévère, et vous êtes fière que nous ayons résisté... Acceptez ce petit rien comme l'hommage d'une élève respectueuse qui sent ce qu'elle vous doit, et aussi comme un gage des bons sentiments que vos paroles ont fait naître dans son cœur.

La cloche sonnait, la noble délinquante serra vigoureusement dans ses bras la Grabinof stupéfaite, lui passa au poignet un cercle d'or qu'elle venait de détacher de son bras, et, dans sa précipitation, ne manqua point de pincer dans le fermoir un peu de la peau sèche et flasque de la dame de classe. Un petit cri de douleur, un autre petit cri d'effroi, des excuses, des baisers, quelques promesses, et, avec une précipitation fiévreuse, toutes les demoiselles s'élancèrent dans le promenoir, où le professeur, chauve et majestueux, apparaissait déjà, prêt à franchir le seuil de la classe.

—Ranine, où est Ranine? Elle a oublié l'heure, crièrent quelques voix compatissantes.

La Grabinof jeta un coup d'œil autour d'elle, s'aperçut qu'Ariadne manquait, et resta un quart de seconde la main sur la poignée de la porte. Fallait-il l'envoyer chercher? Son regard indécis tomba sur le bracelet d'or, symbole de fidélité et de vasselage. On ne sait quelle pensée diabolique traversa le cerveau de la vieille fille, mais elle poussa la porte et alla s'asseoir tranquillement à sa place, avec l'inévitable couvre-pieds qui gagna très-vite quelques rangées de plus.

Pendant que le professeur faisait au tableau une démonstration compliquée, la plus jeune des Grâces dit à l'oreille d'Olga:

—Est-ce que tu vas leur faire dire de ne pas venir?

—Mon Dieu, que tu es bête! fut toute la réponse qu'elle put obtenir.

—Adieu le champagne! soupira la seconde, qui aimait les douceurs.

—Pourquoi donc? répondit fièrement l'aînée: nous irons demain soir. Madame Banz dort comme une marmotte; et elle ronfle, encore!

—Je n'irai pas! murmura la faible jeune fille.

—Sotte! répondit son aînée. J'irai, moi!

Le professeur l'ayant appelée au tableau, la belle insoumise fut forcée d'en rester là et d'aller prendre des mains du maître la craie emmaillottée de papier doré. Mais son explication du problème ne fut pas brillante, on peut le croire.


VIII

La soirée du lendemain fut fertile en événements: depuis bien des années, sauf les visites de l'empereur et de l'impératrice, l'institut n'avait pas été témoin de tant de choses extraordinaires.

D'abord, Ariadne fut mandée chez la supérieure, pour avoir manqué sans excuse valable à la classe de mathématiques. Cette fois, l'insoumission était flagrante; on ne peut pas s'attarder au point de venir plus d'une heure en retard! Et la Grabinof, en faisant son rapport, avait eu soin d'appuyer sur la déclaration d'Ariadne elle-même, qui avait avoué n'être revenue qu'à trois heures.

La jeune fille trouva chez la supérieure la même dame en cheveux gris qui avait été témoin de sa première réprimande.

Madame Sékourof était la voisine plus que l'amie de la directrice; mais une longue habitude l'amenait là dans la soirée plutôt par ennui de son foyer solitaire que par sympathie bien vive pour la vieille supérieure.

De son côté, madame Batourof éprouvait une estime très-sincère et presque respectueuse pour son amie qui, sans grande fortune, trouvait le moyen de faire beaucoup de bien; elle avait une foi illimitée dans son jugement et prenait toujours ses conseils dans les occasions difficiles. Elle les suivait rarement, devons-nous ajouter; mais elle le disait elle-même avec un soupir:

—La théorie de la vie et la pratique font deux, ma chère!

A son entrée, Ariadne rencontra le regard clairvoyant de ces yeux bons et intelligents, et se sentit soudain fortifiée. De son côté, la vieille dame devina aussitôt que, si la jeune fille comparaissait pour la seconde fois en si peu de temps devant son juge, ce n'était pour aucune faute vraiment répréhensible. Le regard honnête d'Ariadne ne bravait pas la censure et ne payait pas d'audace; mais il était de ceux qui ne se baissent pas sous l'outrage immérité.

—C'est encore vous, mademoiselle? proféra la supérieure avec sévérité. Vous êtes donc incorrigible?

—Je me suis oubliée, madame, répondit Ariadne, je vous fais mes excuses. Personne n'est venu me chercher, et je n'ai pas de montre.

—Vous chantiez donc bien haut que vous n'avez pas entendu sonner l'heure de la classe?

—Je n'ai pas entendu.

Au souvenir de son extase, les yeux d'Ariadne avaient repris cette fixité qui la rendait si étrange. Il lui semblait entendre encore les sons de cette musique céleste, née d'elle-même, qui l'avait emportée au delà du réel.

—Eh bien! mademoiselle, puisque vous oubliez l'heure, vous n'irez plus chanter: nous trouverons une autre punition pour vous. Allez!

Ariadne s'inclina en silence et se dirigea vers la porte. A mi-chemin, une impulsion irrésistible lui fit tourner la tête vers madame Sékourof; celle-ci, qui la suivait de l'œil avec un air attristé, lui fit un petit signe amical. Ariadne, on ne sait pourquoi, se sentit le cœur moins oppressé et retourna d'un pas moins tardif à l'éternel promenoir où la Grabinof triomphante l'attendait à la façon de l'araignée qui attend une mouche.

Quand les deux dames furent seules, madame Sékourof garda pendant un moment le silence.

—C'est une fille bien extraordinaire, dit-elle très-doucement afin de ne pas rompre le fil des pensées de sa voisine, si par hasard celle-ci pensait à autre chose.

—Oui, répondit la directrice avec une promptitude qui prouva qu'elle avait suivi un cours d'idées analogue. Seulement, elle a une chose contre elle: sa pauvreté. Chez une fille de grande maison, cette originalité serait un grand charme; chez une fille sans fortune, c'est un tort grave.

—N'a-t-elle absolument rien?

—Rien.

—Mais où ira-t-elle en sortant d'ici?

La supérieure fit un geste vague qui signifiait: n'importe où.

—Je suis sûre, insista madame Sékourof, que, si on lui donnait un bon maître, elle ferait une artiste de premier ordre; elle a une voix extraordinaire, et avec cela une chaleur concentrée qui la rendraient, je crois, très-propice à la scène.

—Vous voilà bien avec votre marotte de théâtre! Vous vendriez vos dernières robes pour un opéra nouveau! dit en souriant la directrice.

—Pas absolument. Mais cette jeune fille m'étonne. Est-elle d'un caractère difficile?

—Jusqu'ici l'on ne s'était jamais plaint d'elle. Mais vous savez, cette dernière classe nous donne parfois bien du tourment... C'est l'âge des révoltes et autres choses...

La supérieure se tut et réprima un soupir.

Depuis quelques jours, avant même l'entretien de la Grabinof avec sa chère Annette, des rumeurs insaisissables étaient venues se concentrer dans cette espèce de cornet acoustique qu'on appelait le cabinet directorial. On avait reparlé d'une vieille histoire, désormais oubliée, qui avait failli coûter à la supérieure sa place et ses ressources; l'histoire était vieille de vingt ans au moins. Pourquoi l'avait-on tirée de l'oubli?

Et puis, voilà que de sottes femmes de chambre s'étaient mises aussi à parler d'ombres qui se promenaient dans les salles de service. On prétendait que le portier était toujours ivre depuis quelque temps; tout cela en soi était peu de chose, et pourtant la directrice, qui connaissait toutes les épines de son métier, n'avait pas l'âme tranquille.

—Ranine est exaltée, reprit-elle, car il importait de ne pas laisser lire dans son âme, même à une ancienne et fidèle amie, même à la plus discrète des femmes; ces filles exaltées finissent mal pour la plupart.

—Oui, quand on ne leur donne pas les moyens de tourner leur exaltation vers les sommets de l'idéal. La Malibran aussi était exaltée, et toutes celles qui se sont fait un nom dans les arts.

—Voyons, ma bonne, on ne peut pourtant pas fonder des bourses au Conservatoire pour toutes les filles qui se prennent d'idée de chanter!

—Pour toutes, non; mais cela existe pour quelques-unes. Heureuses celles qui les obtiennent! Voudriez-vous me laisser causer avec cette jeune fille?

—Volontiers! Mais attendez quelques jours si vous avez l'intention de la gâter. Je ne voudrais pas que ce fût immédiatement après mes réprimandes.

—C'est trop juste, répondit madame Sékourof. Je vous en reparlerai dans quelque temps.

La conversation effleura quelques sujets, mais sans se fixer. Chacune des deux dames avait l'esprit ailleurs, et elles se séparèrent bientôt. Madame Sékourof emporta dans sa bonne âme libérale et enthousiaste la pensée de faire une artiste d'Ariadne, et la directrice s'enferma dans les souvenirs de cette vieille histoire qu'on lui avait rappelée si mal à propos les jours derniers. C'était dans le réfectoire qu'on avait surpris les coupables... Ce réfectoire n'était vraiment pas gardé! Mais qui pouvait s'imaginer que le démon de la perversité pousserait une jeune fille à sortir du dortoir, à tromper la surveillance d'une dame de classe et à traverser cet énorme bâtiment?... Il fallait que le génie du mal fût bien fort. Cependant les faits étaient là! Il avait fallu renvoyer la jeune fille.

Onze heures sonnèrent; la directrice, mue par une inquiétude secrète, se leva péniblement de sa bergère. Elle avait soixante-six ans révolus, et ses jambes engourdies par sa vie sédentaire n'aimaient pas les longues promenades. Elle sortit cependant de son salon et trouva dans sa salle d'attente sa fidèle femme de charge, aussi rigide, aussi refrognée que jamais.

—Vous, madame! s'écria-t-elle, vous n'avez pas sonné pourtant?

—Non, viens avec moi, Groucha, prends une lampe: nous allons faire une ronde.

Groucha, effrayée, regarda sa maîtresse. Une ronde! voilà quinze ans qu'on n'en faisait plus! Dans les années qui avaient suivi le fâcheux événement récemment tiré de l'oubli, la supérieure avait prodigué les rondes et les inspections; mais, depuis, la surveillance s'était ralentie: la sécurité est un bien bon oreiller; et deux ou trois ans s'étaient écoulés sans que l'idée de faire une ronde eût seulement effleuré la pensée de la directrice.

—Oui, Groucha, je dis bien: une ronde. Allons!

Groucha, revenue au sentiment de ses devoirs, prit une lampe d'une main, offrit l'autre bras comme appui à sa maîtresse, après lui avoir jeté un châle sur les épaules, et les deux femmes entrèrent dans le grand vestibule.

Tout était calme. Les lampes brûlaient paisiblement; les marches du grand escalier, tapissées de drap écarlate, s'enfonçaient dans une demi-obscurité, mais sans mystère; la grande horloge battait la fuite du temps à coups égaux, et les soldats de service,—car les instituts sont desservis et gardés par des soldats en congé illimité,—les soldats ronflaient, tranquillement couchés sur les bancs de bois qui garnissaient le péristyle. Le suisse, solennel le jour avec son uniforme écarlate galonné d'aigles noirs et blancs sur fond jaune, dormait dans sa chambre, voisine du grand tambour qui garantit la porte d'entrée. Nul ne veillait sur l'institut; mais n'était-il pas capable de se garder tout seul? Les bonnes serrures, les portes de chêne et les épaisses murailles ne constituaient-elles pas une défense suffisante?

—Voilà comment nous sommes gardées! soupira la supérieure. Allons, Groucha, par ici.

Au lieu de se diriger vers les dortoirs, comme elle s'y attendait, la suivante vit avec étonnement sa maîtresse prendre le chemin du réfectoire. Se rappelant qu'en effet c'était là que, vingt ans auparavant, on avait appris la vérité, elle reconnut en son for intérieur le bon sens de sa maîtresse. Groucha croyait bien qu'il y avait quelque chose, et, comme elle détestait également toutes les dames de classe, elle n'était pas fâchée de prévoir quelques désagréments pour au moins l'une d'entre elles.

Elles avançaient lentement; la supérieure s'arrêtait devant chaque porte ouvrant sur le vaste corridor et constatait d'un coup d'œil qu'aucun filet de lumière ne passait à travers les joints. L'appartement de l'inspectrice était ouvert, suivant le règlement, mais tout le monde y dormait du meilleur sommeil.

Enfin les deux femmes s'arrêtèrent devant le réfectoire; la supérieure prêta l'oreille avec une sorte de crainte superstitieuse. Allait-elle ou non entendre des voix comme alors? Non, rien. Plus rassurée, elle ouvrit la porte, et, dans la pénombre, elle vit devant elles trois belles têtes intelligentes et effarées, trois jeunes officiers qui se levèrent brusquement à son apparition et restèrent cloués à leur place.

Le silence le plus effrayant régna un moment. Le visage de la vieille femme avait pris une expression d'indignation et de fureur qui la rendait terrible.

—Vous ici, messieurs! dit-elle enfin en foudroyant les Mirsky de son regard. Vous, que j'accueillais avec confiance, à qui j'offrais le pain et le sel! Vous! des voleurs d'honneur, qui vous introduisez la nuit dans cet asile pour débaucher les enfants que Dieu et le Tsar m'ont confiées! Vous! Ah! messieurs!

En ce moment, elle ne jouait pas un rôle; tout sentiment mesquin était loin de son cœur. Elle se détourna avec un geste de dégoût si auguste et si grand, que les jeunes gens ne purent que baisser la tête et murmurer:

—Pardon!

Les yeux de la vieille dame tombèrent sur le panier de victuailles, d'où sortaient les goulots des bouteilles de champagne promises, et elle haussa les épaules avec un geste de mépris.

—Certes, reprit-elle, mes filles sont coupables, bien coupables, et je ne chercherai point à les excuser; mais ce n'est pas elles qui sont entrées nuitamment chez vous, trompant la surveillance et corrompant les gardiens! Qu'espériez-vous, messieurs? Êtes-vous venus au moins dans le but de consacrer par le mariage des promesses obtenues? Mais elles, ces enfants, savent-elles seulement ce que vous êtes? Leurs positions, leurs fortunes sont-elles en rapport avec les vôtres?

—Nous ne sommes point guidés par l'intérêt, ma tante, dit le troisième officier qui s'était tenu jusque-là dans l'ombre, et, d'ailleurs, seul, je venais pour une jeune fille; mes camarades ne faisaient que m'accompagner.

—Vous, mon neveu! Ah! c'en est trop, fit la tante indignée. Quel est le nom de celle que vous attiriez ici?

—Je ne puis vous le dire, ma tante. Vous le saurez sans doute facilement, mais ce n'est pas ma bouche qui doit le proférer.

Madame Batourof resta silencieuse un moment, puis prit rapidement son parti.

—Venez, messieurs, il ne faut pas que le règlement soit violé plus longtemps. C'est moi qui vais vous faire ouvrir la porte, car on ne doit pas croire ici que la supérieure peut être trompée. Elle ouvre et ferme les yeux quand il lui plaît.

Se dirigeant aussitôt vers la porte qui reliait le réfectoire aux communs, elle appela d'une voix forte:

—Quelqu'un!

Le soldat de garde se présenta aussitôt, défait, blême et tremblant.

—Reconduis ces messieurs, dit la supérieure, et viens me parler demain matin. Messieurs, vous voudrez bien rester au régiment comme si vous gardiez les arrêts, jusqu'au moment où je vous ferai savoir ce que j'aurai décidé.

Les trois officiers s'inclinèrent profondément devant madame Batourof, qui leur répondit par un bref signe de tête, puis ils sortirent, et elle resta seule avec Groucha au milieu de la salle.

—Dieu m'a épargnée pour cette fois, dit-elle en faisant le signe de la croix; au moins n'ai-je pas vu mes filles dans leur honte. Groucha, il faut que je sache leurs noms demain matin. Informe-toi!

La supérieure, soutenue par sa servante, parcourut encore une fois les corridors, gravit l'escalier et se livra à des investigations prudentes dans les dortoirs. Tout était dans un ordre parfait. Une odeur d'éther assez prononcée régnait aux abords de la chambre de mademoiselle Grabinof, mais les dames de classe sont souvent nerveuses, et cette odeur n'avait rien d'insolite à l'institut. La supérieure passa outre et rentra chez elle, l'esprit chagrin.


IX

Mademoiselle Grabinof n'avait pas eu besoin d'éther pour elle-même cependant, bien que ses nerfs eussent été soumis à une assez forte alerte. Elle était certainement pleine de confiance dans la bonne foi de ses élèves, et leur promesse de ne point s'échapper la nuit du dortoir la rassurait pleinement; aussi nul ne pourrait expliquer pourquoi, au lieu de se coucher tranquillement comme tout le monde, puisqu'elle n'était pas de service ce jour-là, elle se mit en embuscade derrière la porte de sa chambre qui donnait en face du dortoir.

Elle se reprochait cette veille, car elle était très-lasse des deux mauvaises nuits précédentes, et cependant un intérêt secret la retenait: elle avait presque la certitude de voir quelque chose cette nuit-là.

En effet, peu après onze heures, elle entendit ouvrir doucement la porte, bien doucement la porte du dortoir, et Olga, l'aînée des Grâces, apparut, un peu inquiète, sa jolie tête tendue, l'oreille aux aguets, pour s'assurer de l'impunité... Elle n'avait pas fait trois pas, que mademoiselle Grabinof se plaça devant elle, muette et menaçante, comme l'ange qui gardait le Paradis terrestre. La jeune fille tressaillit, mais avec une présence d'esprit extraordinaire:

—Chère mademoiselle, vous n'êtes pas couchée? Tant mieux, je venais vous demander des gouttes. J'ai un accès d'étranglement nerveux, je souffre horriblement. Donnez-moi des gouttes, je vous en prie!

Elle se frottait le cou avec tant de grâce, avec un geste si naturel, que mademoiselle Grabinof, bien persuadée au fond que tout cela n'était qu'un affreux mensonge, ne put faire autrement que de l'emmener dans sa chambre et de lui préparer un verre d'eau sucrée.

—Pourquoi ne vous êtes-vous pas adressée à madame Banz? demanda la dame de classe soupçonneuse, tout en faisant fondre le sucre avec une petite cuiller. C'est votre dame de service, et votre devoir était de la réveiller au lieu de sortir du dortoir.

—Chère petite mademoiselle, repartit la friponne, est-ce que madame Banz a un cœur? Elle a une écrevisse cuite à la place, bien sûr! D'abord, elle ronfle si fort qu'il n'y a point moyen de la réveiller, elle prend tout ce qu'on lui dit pour ses propres ronflements; et puis, elle n'a ni bonté, ni complaisance! Ce n'est pas comme vous, ma chérie! Et puis encore, vous savez bien que nous sommes liées d'amitié à présent. Je ne veux plus rien devoir qu'à vous.

Madame Grabinof lui présenta un verre avec quelques gouttes d'éther et la reconduisit jusqu'à son lit, la prévenant que, si elle se sentait encore malade, elle n'avait qu'à venir la trouver, attendu qu'elle laisserait sa porte ouverte toute la nuit et serait sur pied au moindre bruit. Cet avertissement charitable fut le meilleur de tous les calmants pour mademoiselle Olga, car, à peine seule au milieu du dortoir endormi, elle se mit à rire en pensant à la sotte figure que devaient faire les trois jeunes gens en bas. Ses deux compagnes furent bientôt auprès de son lit pour obtenir des détails de son escapade; elle leur raconta sa déconvenue.

—De sorte qu'il n'y a rien à manger, soupira l'estomac sensible; tu avais promis de nous apporter quelque chose!

—Si tu veux que j'aille te chercher des gouttes calmantes, répondit Olga, il y en a encore dans le flacon de mademoiselle Grabinof!

Dix minutes après, tout le monde dormait dans le dortoir, excepté Ariadne, qui réfléchissait à son triste avenir. Ces petites scènes nocturnes ne la troublaient pas; il y avait bien longtemps qu'elle avait pris l'habitude d'être le témoin impassible et muet.


X

Le lendemain matin, en s'éveillant, l'institut tout entier apprit qu'on avait trouvé «du monde» au réfectoire, la nuit.

Le panier de gourmandises était resté à l'abandon, et le premier qui l'avait trouvé se l'était approprié, non sans se demander d'où il venait. Le soldat de service, sûr d'être renvoyé et puni par-dessus le marché, avait réclamé au moins quelque petite consolation sous forme de victuailles, et l'avait obtenue. Aussi, quand la directrice se souvint de cette pièce de conviction et l'envoya demander, il se trouva qu'il n'était jamais entré de panier semblable dans l'institut; au moins, personne ne l'avait vu.

Qui parla le premier de cette aventure? Comment le bruit courut-il de couloir en couloir? Nul ne saurait le dire, mais, à sept heures du matin, les Trois Grâces savaient à n'en point douter que leur secret était découvert.

—Bah! j'avais toujours pensé que cela finirait par là! dit philosophiquement Olga, en réponse aux lamentations de ses compagnes.

—Mais nous allons être renvoyées!

—On n'avoue pas! proféra la jeune fille en peignant, sans se presser, les nattes merveilleuses de ses cheveux moirés qui lui tombaient plus bas que le genou. On n'avoue jamais! Ce sont les imbéciles qui avouent!

—Mais, alors, on punira toute la classe!

—On ne renvoie pas toute une classe, c'est ça qui ferait du scandale! Sois tranquille, madame la supérieure est plus en peine que nous de la manière dont tout cela va finir!

Cette jeune personne, profondément versée dans la science du cœur humain, se trouvait avoir parfaitement raison: la supérieure eût donné beaucoup pour que nul, hormis elle, n'eût eu connaissance de l'affaire. Elle alla même jusqu'à regretter l'inspiration qui l'avait conduite au réfectoire, et, dans son inquiétude, elle se décida à envoyer chercher madame Sékourof, dont les conseils étaient toujours si excellents au fond et si impraticables dans la forme.

—Il y a donc du nouveau chez vous? dit celle-ci en entrant.

—Comment! fit la directrice, tombant des nues; vous savez?

—Je l'ai appris en me levant. Voyons, est-ce toute une classe séduite par tout un régiment, ou bien n'est-ce qu'une abominable plaisanterie?

Madame Batourof mit son amie au fait, sans rien lui déguiser, car c'était une conscience avec laquelle il fallait parler clair.

—Et vous ne savez pas le nom des demoiselles? demanda madame Sékourof quand elle eut tout entendu.

La supérieure réfléchit un moment.

—Je me demande, dit-elle ensuite, si je ne ferais pas mieux de ne pas le savoir.

—Il faut le savoir à tout prix; la chose est trop connue, grâce à ce monde de rapporteurs et de cancanières qui grouille autour de vous. Il faudra une satisfaction à l'opinion publique.

—On la lui donnera! soupira madame Batourof.

Cinq minutes après, Groucha apparut à la porte. Sa maîtresse devina qu'elle avait quelque chose à lui apprendre, et sortit un instant. Elle revint, la figure tellement bouleversée que madame Sékourof en fut effrayée.

—Qu'y a-t-il? un nouveau malheur?

—Non, non, ma chère amie; mais je suis bouleversée! je viens d'apprendre leurs noms.

—Eh bien!

—Impossible de les dire, même à vous. Jugez de ma position!

—Mais est-ce bien certain?

—Absolument sûr. La femme de chambre de ce dortoir-là savait tout depuis la rentrée des classes, et ce matin, prise de frayeur, elle est venue se confesser à Groucha.

—Ce sont de grandes familles?

La supérieure fit un signe affirmatif.

—Conseillez-moi, reprit-elle.

—Je ne puis rien vous conseiller; il est des circonstances où le plus grand service qu'on puisse rendre à un ami est de ne lui rien dire, afin qu'il ne se repente pas de vous avoir écouté.

Madame Sékourof s'en retourna chez elle, et la supérieure fit venir l'inspectrice.

Celle-ci arriva aussi consternée que ses plus chers ennemis eussent pu le désirer; elle aussi savait les noms des jeunes filles, et certes, si l'Esprit malin s'en fût mêlé, il eût précisément choisi ces trois-là, «la fleur de notre institut», comme disaient avec complaisance les autorités de ce lieu lors des visites impériales.

—Je ne vous ferai pas de reproches en ce moment, commença la supérieure, de son air le plus gourmé; nous en reparlerons plus tard. Actuellement, il faut aviser. Peut-on punir ces trois jeunes filles? Croyez-vous possible de faire un éclat?

L'inspectrice répondit par un signe négatif.

—Cependant, reprit madame Batourof, le bruit en est répandu partout; impossible de l'étouffer à présent, d'autant plus que très-probablement les jeunes gens auront parlé à leurs compagnons d'armes... Mon Dieu, mon Dieu! quel embarras! A quoi pensaient les dames de classe? Et vous-même... Mais je ne veux pas aborder ce sujet à présent. Comment faire?

La supérieure s'assit dans le coin le plus éloigné de la porte, et l'inspectrice se rapprochant, elles se mirent à chuchoter ensemble. La conversation dura une bonne demi-heure, après quoi madame Batourof se leva et fit le signe de la croix, en disant:

—Que le Seigneur me soit en aide! Il est des nécessités cruelles, et le cœur me saigne en pensant... Mais, vous l'avez dit, un éclat est impossible! Envoyez-moi mademoiselle Grabinof.


XI

Mademoiselle Grabinof ne tarda point à paraître. A vrai dire, elle n'était pas plus grosse qu'un rat, tant elle se faisait petite et menue. L'orage qu'elle attendait n'éclata point,—en entier du moins, car elle reçut la foudre dans un regard, mais le tonnerre ne gronda pas, ce qui ne laissa pas de la surprendre.

—Vous avez une élève gravement compromise, mademoiselle! proféra la supérieure.

Mademoiselle Grabinof crut avoir mal entendu, car elle regarda la directrice pour comprendre.

—Ne feignez pas l'ignorance et n'aggravez pas votre situation par quelque maladresse. Une de vos élèves est compromise dans une sotte histoire de rendez-vous. On a prétendu dans l'institut que c'était l'une des plus nobles et des riches...

—C'est faux, Votre Excellence! interrompit la Grabinof, fidèle à son pacte d'alliance.

—Je sais bien que c'est faux, reprit la directrice, mais ne m'interrompez pas, je vous prie. J'aurais désiré que tous ces bruits fussent réduits à néant; malheureusement, ils ont déjà pris trop de consistance, et la calomnie va toujours en grossissant. Si nous ne donnons pas satisfaction à la morale publique, on dira que l'institut entier se livre au dévergondage le plus affreux. Il faut me livrer le nom de l'élève qui a manqué à ses devoirs.

La Grabinof baissa la tête. Bien que très-vive, son intelligence se refusait à admettre ce qu'on demandait d'elle.

—Excellence, murmura-t-elle, je vous assure que les noms qu'on a mis en avant sont une pure invention, une calomnie abominable; j'ai constaté moi-même combien les jeunes filles qu'on accuse sont au-dessus de ces mensonges odieux...

—Et madame Banz, qu'a-t-elle constaté? interrompit la supérieure, qui n'avait pas une opinion très-haute de ladite dame.

—Elle n'a rien constaté du tout, Excellence; c'est pendant son service que les désordres se produisaient. Jamais, pendant que je surveillais les jeunes filles, pareil scandale n'a pu se produire. Mais elle a le sommeil si lourd, elle est si épaisse...

—Vous avouez donc les désordres, fit madame Batourof avec une vivacité qui prouva combien elle était satisfaite d'avoir, comme on dit, «trouvé le joint».

—Sans doute, Excellence, je ne puis nier...

—Eh bien! trouvez-moi la coupable. Il faut une coupable: vous connaissez vos élèves, c'est à vous de la trouver. Revenez dans une demi-heure avec tous les éclaircissements désirables.

La supérieure congédia du geste sa dame de classe, qui s'en alla à peu près aussi abasourdie que si l'institut lui fût tombé sur la tête.

Il fallait une victime à l'opinion publique! Elle ne devait être ni riche, ni de famille illustre ou seulement notable; il fallait qu'elle n'eût ni parents, ni amis capables de se révolter et de provoquer une enquête. Laquelle, parmi ses élèves, réunissait ces conditions assez rares dans les instituts? Qui? Eh mais! Ranine, l'odieuse, la malfaisante Ranine, que le destin semblait avoir désignée d'avance en préparant son renvoi par des châtiments réitérés!

Ranine! elle allait donc se débarrasser de Ranine!

Elle eut beaucoup de peine à se contenir durant la demi-heure accordée par la directrice pour chercher l'agneau qu'on devait immoler. Vingt fois elle regarda à sa montre et fut contrainte d'attendre; mais, au moment où elle sonnait la demie, elle se présenta à l'audience.

—Eh bien! fit la supérieure en la voyant, vous avez découvert?

—Oui, Excellence, et ce ne pouvait être une autre que l'élève qui s'est fait remarquer dernièrement par son insubordination et sa paresse.

—Vous la nommez?

—Ranine.

Ce mot fut proféré sans honte, sans hésitation; on eût dit le sang-froid d'un boucher qui égorge un chevreau. La supérieure regarda attentivement sa dame de classe.

—Vous êtes bien sûre que c'est elle? Songez que vous êtes responsable devant Dieu et devant les hommes.

—C'est elle-même, Excellence. Et quelle autre?

Cette réplique atteignit la supérieure entre les deux yeux, et elle détourna la tête sans affectation.

—Comme elles ont dû la payer cher! pensa-t-elle aussitôt.

Elle se trompait. La Grabinof était plus méchante qu'intéressée. Si quelqu'un fût venu lui proposer pour de l'argent le trafic qu'elle faisait sans remords, elle eût probablement refusé. Mais se débarrasser d'une élève haïe et s'attacher les autres par les liens de la reconnaissance, c'était beaucoup plus facile et plus acceptable, surtout pour une conscience calleuse.

—Ranine avoue-t-elle sa faute? demanda la supérieure.

—Avouer? Oh! Excellence, vous ne la connaissez pas! C'est l'orgueil incarné, elle n'avouera jamais!

—Est-elle prévenue?

—Elle ignore tout, Excellence. Elle ne se croit pas découverte.

—C'est bien: allez et gardez le silence!

La Grabinof sortit, le cœur rempli de joie. Sa mission périlleuse s'était accomplie avec une facilité dont elle était surprise; mais c'était fait. Quel bon débarras!

On envoya aussitôt chercher madame Sékourof, qui ne se fit pas attendre plus que la première fois. Mais, en présence de son amie, la directrice se troubla; devant cette conscience droite, elle n'osait lever les yeux. Cependant, comme vingt-sept années de gouvernement despotique l'avaient bronzée sur la dissimulation, elle essaya de faire bonne contenance, et réussit.

—Nous avons trouvé une coupable, dit-elle, cela suffira, je pense.

—Vous allez la renvoyer?

—Immédiatement.

—Alors, vous pouvez me la faire connaître?

Ici la directrice hésita encore une fois; puis, se reprochant cette faiblesse, elle dit d'une voix à peu près assurée:

—C'est mademoiselle Ranine.

—Celle qui chantait l'autre jour?

—Elle-même.

Madame Sékourof s'assit, posa ses mains jointes sur ses genoux, et dit tranquillement:

—Cela ne se peut pas.

—Ceux qui sont en mesure de le savoir me l'ont affirmé.

—On vous trompe, vous dis-je. Cette fille ignore tout ce qu'il faut savoir pour se lancer dans une aventure pareille. Il faut pour cela des lectures frivoles, une curiosité malsaine, un dédain des formes reçues; cette enfant est incapable d'avoir fait ce dont vous l'accusez. C'est faux, vous dis-je.

La supérieure se tut un moment.

—Il faut bien que ce soit quelqu'un, dit-elle lentement, et elle est la seule sur qui puissent se porter les soupçons.

—Ah! fit madame Sékourof qui n'ajouta rien.

Elle avait compris: la raison d'État existe pour les instituts comme pour les empires. La famille la plus modeste et la plus ignorée a aussi sa petite raison d'État à laquelle on sacrifie parfois des existences.

—Et vous allez comme cela la jeter sur le pavé?

La supérieure haussa les épaules comme pour dire: Cela ne change pas beaucoup sa destinée.

—Et elle est, m'avez-vous dit, absolument sans ressources?

—Oui, fit à regret l'autocrate féminin.

—Ne ferez-vous rien pour elle?

—La manière dont elle nous quitte m'interdit de lui offrir aucun secours ostensiblement, mais je dispose d'un fonds secret pour certaines charités... nous prendrons dessus de quoi lui faire un petit trousseau.

—Elle refusera, soyez-en certaine. Vous la déshonorerez...

—Je le regretterais beaucoup, mais...

—Chargez-moi d'employer de l'argent pour elle, voulez-vous?

—Ah! de grand cœur! s'écria madame Batourof, qui vit une issue à la situation.

—Est-elle informée de ce qui l'attend?

—Non.

—Eh bien! envoyez-la-moi. Je voudrais l'avoir vue avant le coup qui va la frapper. Vous n'avez pas l'âme tendre, vous, ma chère, mais ces jeunes filles ont parfois le cerveau délicat; si elle allait devenir folle en se voyant injustement chassée pour une faute qui n'est pas la sienne!

Un geste de la supérieure fit sourire la bonne dame.

—Oui, reprit-elle avec amertume, c'est sa faute évidemment, puisque vous la renvoyez pour cela! L'autorité supérieure ne se trompe pas. Voulez-vous me la faire voir?

—Soit!

La directrice sonna et donna l'ordre de faire venir Ariadne. Pendant qu'on allait la chercher:

—Vous reculez l'exécution de mes projets, dit-elle; il faut qu'il s'écoule un peu de temps entre ce que vous allez lui dire et ce que je lui dirai; mais je n'ai rien à vous refuser.

Là-dessus, la directrice quitta le salon, et, quelques instants après, Ariadne entra, le front serein, le regard franc.

—Vous me connaissez, mademoiselle, dit madame Sékourof en admirant la pureté de ce beau visage honnête.

—Je crois, madame, vous avoir vue ici... C'est vous qui m'avez fait chanter?

—Précisément. Seriez-vous bien aise, mademoiselle, de vous consacrer exclusivement au chant avec un bon maître?

—Oh! madame! fit Ariadne en joignant les mains.

Elle leva les yeux sur la bonne dame, et resta muette de joie...

—Je ne suis pas riche, et je puis peu de chose pour vous; mais si vous voulez vous contenter d'une existence très-modeste, vivre de peu, vous priver absolument de toilettes et de plaisirs, je puis vous mettre à même d'apprendre l'art du chant, avec des maîtres capables, qui vous prépareront pour le théâtre si vous avez des aptitudes suffisantes.

—Le théâtre! répéta Ariadne, le chant! Madame, vous ne plaisantez pas?

—Je parle sérieusement. Si vous n'êtes pas capable d'atteindre ce but, il faudra vous résigner à gagner votre vie, à donner des leçons...

—Oh! madame, je ferai tout ce qu'on voudra, pourvu que je puisse chanter!

—Eh bien! c'est entendu. Vous vivrez avec moi; il y a une petite chambre auprès de la mienne, très-petite et très-simple: celle de mon ancienne femme de chambre, qui m'a servie trente ans et qui s'est retirée dans un asile pour les vieillards. Vous l'habiterez; ma femme de chambre actuelle partage la chambre de la cuisinière. Vous ne sortirez que pour vos leçons; je ne puis vous mener dans le monde, que je ne fréquente plus; vous serez ma petite amie...

Madame Sékourof devenait de plus en plus affectueuse à mesure qu'elle voyait une joie plus intense et plus profonde remplir les yeux d'Ariadne. En terminant sa phrase, elle s'était rapprochée de la jeune fille et l'attirait à elle pour l'embrasser; mais celle-ci glissa entre ses bras et se trouva à genoux devant elle, pleurant et riant à la fois.

—Ma mère, disait-elle, ma seconde mère! bénissez-moi, que je sente votre protection sur moi!

Elle restait prosternée; la vieille dame, émue elle-même jusqu'aux larmes, fit le signe de la croix sur la tête blonde, et releva Ariadne dans ses bras.

—Quand vous quitterez l'institut, dit-elle, vous m'entendez, quand vous quitterez l'institut, ma maison sera prête à vous recevoir. Vous ne serez pas une heure sans asile ni sans amitié!

—Ah! soupira Ariadne, votre amitié est la seule que j'aie connue depuis la mort de ma tante.

—Quoi! pas d'amies ici, pas de parents au dehors?

—Personne! Il y a cinq ans que je n'ai reçu de lettres.

—Pauvre enfant! Tant mieux, vous ne regretterez rien en quittant l'institut.

—C'est si loin encore, dit tristement Ariadne, jusqu'au mois de juin!

Madame Sékourof n'eut pas le courage de répondre directement.

—Allons, mon enfant, dit-elle, aujourd'hui comme demain, ma maison vous attend. Pensez-y dans vos moments d'épreuve, et, quoi qu'il puisse vous arriver de triste ou même d'affreux, songez à ce que je vous ai promis.

Ariadne ne songeait guère aux tristesses de la vie. Elle courut au piano et l'ouvrit d'un geste rapide.

—Voulez-vous que je vous chante quelque chose? dit-elle à sa bienfaitrice.

C'était tout ce qu'elle avait à lui offrir, et elle le lui offrait de si bonne grâce!

—Non, non, le moment serait mal choisi. Retournez à la classe, mon enfant; à bientôt!

Comme une fille soumise aux ordres de sa mère, Ariadne referma le piano et baisa la main qui la tirait de la misère la plus horrible, en reconnaissance d'un bienfait dont elle ne soupçonnait pas l'étendue, et rejoignit ses compagnes. Rien d'insolite ne se passait au promenoir ni dans les salles d'étude. Le jour s'acheva sans encombre, et les classes se terminèrent dans l'ordre accoutumé.


Chargement de la publicité...