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Ariadne

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XII

Le lendemain, au réveil, les élèves furent prévenues qu'il y aurait messe à la chapelle. Ce cas arrivait assez fréquemment en dehors des jours fériés, et personne n'y fit grande attention. Cependant l'entrée des dames de classe avec leurs plus beaux bonnets, et la présence de quelques fonctionnaires attachés à l'établissement, firent chuchoter les jeunes filles.

—En l'honneur de quel saint nous fait-on grâce de la leçon du matin? demanda Olga à sa cousine.

Celle-ci, peu satisfaite de voir reculer le déjeuner, ne répondit pas, et la messe s'acheva comme à l'ordinaire.

Après les dernières prières, le prêtre sortit du tabernacle et présenta la croix à baiser à l'assistance. Le défilé processionnel s'accomplit comme de coutume; une certaine gêne cependant commençait à régner sur la foule renfermée dans l'étroite chapelle. Les élèves, petites et grandes, se demandaient pourquoi cette solennité en un jour que rien ne distinguait des autres.

Un effroi soudain serra tous ces jeunes cœurs au moment où la supérieure s'avança au milieu de la chapelle, faisant face aux fidèles et tournant le dos au tabernacle dont la porte s'était fermée et dont le rideau de soie rouge venait de se déplier lentement.

—Mes filles, dit la supérieure, dont les lèvres étaient aussi pâles que ses mains de cire, mon cœur maternel a été blessé dans toutes ses fibres; une de vous s'est rendue indigne des bienfaits du Tsar, elle a enfreint les règlements de cette maison, elle a manqué à ses devoirs...

Un silence horrible régnait dans la multitude épouvantée; on entendit la directrice reprendre péniblement haleine; avant d'achever sa phrase, elle sentait le besoin de ramasser toutes ses forces; peut-être aussi son âme pieuse, mais égarée, invoquait-elle le pardon d'en haut avant de frapper consciemment une innocente. Elle reprit:

—Cette brebis ne peut plus se joindre à notre troupeau. Qu'elle aille dans la paix et l'obscurité faire pénitence de la faute qui l'exclut aujourd'hui de notre sein! Ariadne Ranine ne fait plus partie de l'institut.

Un faible cri répondit à cette sentence, et Olga, pâle de colère et d'indignation, les lèvres comprimées pour retenir ses paroles, se précipita et reçut dans ses bras sa compagne qui venait de s'affaisser sur le sol.

On fit évacuer la chapelle, les demoiselles sortirent sous la garde de leurs dames de classe, dans le plus grand silence. Chacune sentait qu'un arrêt inique venait d'être rendu.

—Laissez cette jeune personne, dit la Grabinof à Olga qui, à genoux, supportait la tête d'Ariadne sur son bras. Laissez-la, elle ne fait plus partie de la classe...

Olga jeta sur la vieille fille un regard qui la rendit muette, et, sans daigner lui répondre, continua à retirer les épingles qui retenaient la magnifique chevelure de sa compagne. La supérieure s'était approchée du groupe, et un large passage s'était ouvert devant elle; le regard d'Olga rencontra le sien; ce n'est pas dans celui de la directrice qu'il y avait le plus de colère. Les yeux noirs indignés de la jeune fille affrontèrent le reproche muet de madame Batourof, et c'est celle-ci qui fut contrainte de baisser la tête.

—Je la soignerai jusqu'au moment où elle nous quittera, dit Olga, sans élever la voix.

—Ce moment ne tardera pas, répliqua la supérieure. Dans une demi-heure elle aura quitté l'établissement.

Elle passa outre, mais le souvenir du regard d'Olga fit monter à son vieux visage la rougeur de la honte bien longtemps après que tous semblaient avoir oublié cette scène.

Ariadne ouvrit bientôt les yeux, et la première personne qu'elle vit fut madame Sékourof, debout au pied du lit d'infirmerie où on l'avait portée. Le sentiment de la honte qui venait de lui être publiquement infligée lui fit détourner la tête, mais la vieille dame vint à son côté et pencha sur elle son visage compatissant.

—Ma maison vous attend, dit-elle; venez, mon enfant.

Ariadne sentit un flot de larmes inonder soudain son visage, sans qu'elle pût savoir comment elles étaient montées à ses yeux.

—Ma pauvre enfant! répéta madame Sékourof, dépêchons-nous, le plus tôt sera le mieux.

Ariadne voulut se mettre sur son séant, mais la tête lui tournait; elle étendit instinctivement la main pour chercher un appui; une main brûlante saisit la sienne, et un bras vigoureux la soutint; surprise, elle tourna la tête.

—Olga! dit-elle, toi, ici, près de moi! mais je suis chassée!

Sans répondre, Olga continua de la soutenir. Quand elle fut assise au bord du lit, les pieds pendants, elle vit avec une surprise croissante la hautaine Olga lui défaire ses souliers d'uniforme.

—Laisse cela! voulut-elle dire.

Toujours silencieuse, Olga retint le pied qui s'échappait et continua à le déchausser. Quand il fut nu, une larme brûlante tomba dessus. Ariadne regarda sa compagne.

—Tu pleures? Tu me regrettes? Je croyais que personne ne m'aimait, toi surtout!

Olga continuait à déshabiller Ariadne, qui ne devait rien emporter de ce qui appartenait à l'institut. On lui mit une robe noire très-simple, achetée toute faite; le reste de son costume, bien modeste aussi, avait été apporté par les soins de madame Sékourof.

Quand la toilette fut terminée, celle-ci prit la main d'Ariadne.

—Allons, dit-elle, encore une épreuve, ce sera la dernière. Madame la supérieure vous attend; il faut prendre congé d'elle.

—A quoi bon? dit Ariadne, elle me renvoie. Je l'ai peut-être mérité, mais je ne me croyais pas si coupable. J'aimerais bien ne pas la voir.

—Attends un peu, dit Olga, qui descendit en courant l'escalier rouge.

Elle frappa chez la supérieure et fut admise. Le cabinet était plein de monde; professeurs et fonctionnaires étaient venus rendre leurs devoirs à madame Batourof et protester de leur attachement. L'entrée d'Olga frappa la vieille femme d'étonnement, car c'était un acte inouï d'audace, surtout dans les circonstances particulièrement délicates où elles se trouvaient vis-à-vis l'une de l'autre.

—Que désirez-vous? demanda la directrice.

—J'ai une grâce à vous demander, «maman», dit avec douceur la jeune patricienne, et ses yeux intelligents se fixèrent sur «maman» avec une expression fort en désaccord avec cette soumission apparente.

La supérieure lut tant de menaces d'orage dans ce regard, que, redoutant de voir perdu par une imprudence le fruit de ses calculs, elle emmena Olga dans la pièce voisine, au grand ébahissement des assistants.

—Elle fait ce qu'elle veut, expliqua le prêtre à ses ouailles interdites; elle est de si grande famille! Et Sa Majesté a daigné la tenir sur les fonts de baptême!

Dans le petit salon voisin, Olga regardait la directrice bien en face, et, malgré son grand âge et sa dignité, celle-ci éprouvait un malaise terrible.

—Ranine désirerait beaucoup ne pas vous voir; ne pourriez-vous, Votre Excellence, lui épargner cette nouvelle secousse?

—Il faut qu'elle subisse la réprimande qu'elle a méritée, dit la directrice en regardant par la fenêtre.

—Elle est hors d'état de la supporter. Puis-je lui annoncer que vous lui permettez de partir tout de suite?

La supérieure sentait du mépris, de la colère, de l'autorité dans le timbre juvénile de la voix qui lui parlait avec les formes du respect. Elle ne put se contenir.

—Vous demandez bien des choses, mademoiselle, dit-elle en français; il me semble pourtant que vos dernières notes ne vous donnent pas le droit d'espérer beaucoup de ma bonté.

—Je conviens que je suis étourdie et dissipée, répondit Olga sans baisser les yeux; mais dorénavant je ferai mieux, et d'ailleurs...

—Quoi, d'ailleurs? dit durement la supérieure.

Olga leva fièrement sa belle tête arrogante.

—Nul de nous n'est sans péché, dit-elle avec hauteur. Dites, «maman», vous me permettez de dire à Ranine qu'elle est libre?

—Allez! répondit la supérieure en tournant le dos à cette élève par trop incommode.

Olga lui fit une profonde révérence et courut au promenoir, où chacune glosait sur ces terribles événements.

—Pour une bonne œuvre, mesdames! dit-elle, accourant essoufflée et tendant son tablier blanc. Pour une bonne œuvre, donnez toutes ce que vous avez.

—Mais, dit madame Banz, il faut savoir quelle bonne œuvre.

La Grabinof n'était pas loin.

—Je ne vous demande rien à vous, chère, dit l'impitoyable Olga; les bonnes œuvres ne courent pas après vous. Pardon! je voulais dire qu'étant la perfection même, tout ce que vous faites est une bonne œuvre. Mais vous, chères dames qui n'êtes point parfaites, vite, chacune une bagatelle, la plus belle et la plus précieuse possible.

Sans répondre aux questions réitérées de l'obtuse madame Banz, Olga courut à la cachette de chacune de ses bonnes amies et dévalisa sans pitié les deux Grâces restantes. Menus bijoux, objets précieux, tout y passa. Elles voulaient résister. Leur vaillante compagne les regarda, comme on dit, dans le blanc des yeux, et elles n'osèrent plus souffler mot.

—Où allez-vous? cria la Grabinof en voyant Olga reprendre son vol avec son tablier plein.

—Consoler les affligés, cria celle-ci dans le corridor. C'est une des sept œuvres de charité.

Et elle disparut.

—Voici les adieux de l'institut, dit-elle à Ariadne qui pleurait silencieusement appuyée sur l'épaule de madame Sékourof, et la supérieure te fait dire que tu peux ne pas te présenter devant elle.

La vieille dame regarda attentivement Olga et devina le drame intime qui se passait dans son cœur.

—Adieu! dit Ariadne; tu remercieras bien ces demoiselles de ma part; et toi, je te remercie, ajouta-t-elle en prenant la main d'Olga. Je t'accusais d'être fière et méchante; je me trompais, tu t'es montrée mon amie dans le malheur...

—Adieu! interrompit Olga en l'embrassant. Va-t'en vite, cette maison n'a pas été bonne pour toi.

Ariadne jeta un coup d'œil sur les murs nus et froids de l'infirmerie... En vérité, cette maison n'avait pas été bonne pour elle. Elle descendit l'escalier, appuyée d'un côté sur madame Sékourof, et de l'autre sur Olga, car ses pas étaient encore bien incertains.

Les jeunes filles accoururent auprès de l'escalier pour la voir. Un renvoi officiel était une chose si rare, que la terreur planait sur l'institut pour plusieurs générations d'élèves. On ne disait rien en voyant passer la malheureuse enfant; un vague sentiment de répulsion faisait imperceptiblement reculer le premier rang des curieuses, mais c'était la seule marque de désapprobation qu'on osât donner.

Parvenue au premier palier, à celui de sa classe, Ariadne sortit de sa torpeur; ses compagnes étaient toutes là; ces yeux qui l'avaient tant de fois poursuivie de leurs railleries allaient-ils encore lui jeter le sarcasme? Elle leva la tête: on la plaignait visiblement, toutes savaient que ce n'était pas elle qui allait la nuit au réfectoire, et, sous son regard, les visages se tournèrent instinctivement vers la Grabinof.

Elle avait osé venir pour assister au départ de l'élève maudite et détestée; elle n'avait pas reculé devant le spectacle de son œuvre d'infamie.

—Soyez heureuse, mademoiselle, lui dit Ariadne qui s'arrêta un instant; puis, se tournant vers ses compagnes: Pardonnez-moi mes offenses, volontaires ou involontaires, pour que je m'en aille en paix.

—Que Dieu te pardonne! murmurèrent gravement les jeunes filles, selon la formule consacrée.

Ariadne descendit les dernières marches, le cœur serré, et toucha le sol du vestibule. La porte était ouverte devant elle. Olga quitta son bras, l'embrassa trois fois, et Ariadne n'eut plus à son côté que la vieille dame.

—Adieu! dit-elle à sa compagne.

Celle-ci prit la main d'Ariadne inerte à son côté, la serra à la briser, et l'élève chassée sentit sur cette main un baiser furtif qui semblait demander grâce. C'était la coupable qui s'humiliait devant l'innocente. Deux pas de plus, et la porte se referma sur Ariadne Ranine, chassée de l'institut pour infractions graves au règlement.


XIII

C'est une impression bien étrange que celle du pavé sous le pied des recluses qui abandonnent leur asile. L'air frais, le mouvement du dehors, le bruit des voitures ne frappent peut-être pas aussi vivement l'esprit que ce contact brutal des pieds qui n'ont connu que les dalles unies ou les parquets cirés, avec la pierre anguleuse des rues.

Ariadne marchait avec peine, et ses pieds délicats souffraient à chaque pas; c'était l'emblème de son existence: elle devait ainsi se heurter à toutes les aspérités de la vie.

Ses premiers jours chez madame Sékourof furent cependant pour elle un bien-être inexprimable. Elle s'y sentait entourée d'une compassion réelle et efficace; et puis le chant, le chant divin, inépuisable, lui ouvrait le ciel pendant de longues heures, si bien que sa protectrice fut obligée de lui défendre de chanter au delà d'un certain temps prescrit.

Au fond de son âme, Ariadne n'était pas malheureuse; elle était bien loin de soupçonner la trame abominable qui avait fait d'elle une victime expiatoire; elle se croyait renvoyée pour avoir manqué la classe le jour qu'elle avait trop chanté, et se trouvait beaucoup trop punie relativement à l'importance de sa faute. Elle attribuait cette sévérité aux machinations de la Grabinof; mais, depuis qu'elle vivait avec sa vieille amie, de la vie la plus retirée et la mieux employée, elle était presque tentée de remercier la méchante dame de classe qui lui avait ainsi épargné huit mois de misères.

Elle avait fait part de ses idées à madame Sékourof, et celle-ci, tout en sentant qu'il faudrait bien instruire Ariadne du motif qu'on avait donné à son expulsion, n'avait pas le courage de souffler sitôt sur la pureté native et l'ignorance de la jeune fille. Il serait toujours temps de lui apprendre de quoi le monde la soupçonnait.

Ariadne n'allait pas au Conservatoire; la manière dont elle avait quitté l'institut lui fermait la porte de tous les établissements publics. Il fallait donc trouver un professeur de chant qui voulût se charger de cette éducation musicale.

Il ne manque pas, dans le monde, de professeurs prêts à entreprendre une semblable tâche; mais on ne peut pas confier une jeune fille à un maître sans discernement, et la situation exceptionnelle d'Ariadne rendait le choix de ce maître encore plus difficile.

Madame Sékourof trouva cependant un artiste de premier ordre, d'une moralité irréprochable, assez honnête homme pour qu'aucune mère ne craignît de lui confier son enfant. Ce phénix s'était plusieurs fois embarqué dans l'entreprise ingrate de préparer pour la scène de superbes voix, sans rétribution aucune pendant la durée des études, mais en stipulant une récompense lorsque les études terminées auraient donné des résultats pécuniaires.

Ce mode de règlement,—très-généreux en réalité, puisque, sur tant de beaux talents qu'on présente au public chaque année dans les conservatoires, il en reste si peu dont le nom se fasse connaître,—avait eu, à ce qu'il paraît, des résultats peu avantageux pour le professeur, car il avait juré de ne plus s'y laisser prendre.

Aux premières paroles de madame Sékourof, il éclata.

—Une belle voix! Eh, parbleu! il y en a douze douzaines de douzaines de belles voix! Vous êtes-vous figuré que c'était rare? Et quelles péronnelles que ces demoiselles à belles voix! J'en ai assez! C'est tant le cachet, et n'en parlons plus.

—Mais, cher maître, écoutez-la seulement! insista madame Sékourof; quand vous l'aurez entendue, vous serez convaincu.

—C'est pardieu bien possible! Je suis si bête! Voilà précisément pourquoi je ne veux pas l'entendre. Est-elle jolie?

—Ravissante, plutôt belle que jolie, et faite à point pour la scène.

—Encore mieux! Vos jolies belles voix sont insupportables; il n'y a que les femmes laides à qui l'on puisse faire entendre raison! Je n'en veux pas, vous dis-je. Comment s'appelle-t-elle?

—Ariadne, un joli nom, n'est-ce pas? et qui ferait bien sur une affiche.

—Une affiche! Déjà! Comme vous y allez! Est-elle grande?

—Très-grande et élégante.

—Quelle calamité que ces belles femmes! grommela le vieux professeur; elles sont vaniteuses comme des paons. Quel âge a-t-elle?

—Dix-sept ans.

—Dix-sept ans! S'il y a du bon sens à commencer le chant à dix-sept ans!

—Trop tôt?

—Trop tard! Que voulez-vous que je fasse avec une voix qui, sans doute, a pris de mauvaises habitudes?...

—Cher maître, mais elle n'a jamais chanté que la liturgie!

—Une bégueule, alors, et vous me parlez de la faire entrer au théâtre?

Madame Sékourof se mit à rire.

—Allons, dit-elle, décidément vous n'en voulez pas; au moins, n'en dites pas tant de mal sans la connaître; il est convenu que lorsqu'on veut tuer son chien...

—Alors, grommela le professeur, un mezzo-soprano, avez-vous dit?

—Un contralto.

—Tout en est plein, de contraltos, en Russie! Il n'y a que cela! Je n'en veux pas.

—Quel jour faut-il que je vous l'amène? demanda la bonne dame qui voyait combien le maître grillait d'entendre Ariadne.

—Eh bien, demain, à onze heures. Et surtout, tâchez de ne pas être en retard; ces jolies filles n'en finissent pas avec leur toilette.

Radieuse, madame Sékourof apporta la bonne nouvelle à sa protégée.

—Vous allez être admise à chanter devant Morini, dit-elle. C'est le premier professeur de chant du monde entier. Si vous lui plaisez, je ne doute pas qu'il ne se charge de vous; mais il est quinteux. Soyez aussi simple que possible, il aime la simplicité, et n'ayez pas peur, car cela vous ferait chanter moins bien.

Ariadne se soumit à tous les conseils, et, à l'heure dite, elle se présenta chez le maître.

C'était la première fois qu'elle se trouvait en présence d'un étranger, car depuis sa sortie de l'institut elle n'avait vu les hommes que dans les rues. Le premier professeur de l'Europe devait être quelque chose de fulgurant et d'idéal. Grande fut sa surprise en trouvant un vieux petit homme qui ressemblait assez à un singe, mais un singe qui aurait eu des yeux noirs énormes, vivants, limpides et pleins d'expressions changeantes. Cet illustre professeur portait dans l'appartement un paletot d'été en drap noisette, éraillé sur les bords, auquel il manquait plusieurs boutons, et des pantoufles en tapisserie, avec des têtes de nègre au petit point,—présent, sans doute, d'une élève bien intentionnée, mais peu experte en esthétique.

—Chantez! dit péremptoirement le maître, qui s'accota dans son fauteuil, croisa les jambes et prit son maigre genou gauche dans sa main droite.

Aux premiers sons il se redressa, lâcha son genou, saisit les bras de son fauteuil et fixa ses yeux sur Ariadne. Mais elle ne le voyait déjà plus. «Elle était partie», comme disait en souriant madame Sékourof. Son esprit était bien loin, bien haut au-dessus du petit salon de musique, si loin et si haut, qu'elle n'avait plus peur.

—Chantez autre chose! dit le maître lorsqu'elle eut terminé sa vocalise.

Ariadne chanta l'hymne de l'offertoire; les sons emplissaient la petite pièce, le piano vibrait en écho. Madame Sékourof écoutait, les mains jointes, sous l'empire irrésistible de cette voix merveilleuse; soudain le vieux professeur bondit de son fauteuil qui s'en alla frapper la muraille, prit la tête d'Ariadne dans ses mains et l'embrassa au front avec une sorte de rage.

—Quelle artiste, mon Dieu! quelle artiste! Mais elle ne sait pas chanter du tout! Tout est à faire. Et tant mieux! Au moins elle n'aura rien à oublier. Tu auras ta leçon trois fois par semaine, ma fille, dit-il à Ariadne stupéfaite, et tu seras une grande cantatrice. Tiens, écoute-moi ça!

Il bouscula Ariadne qui ne lui faisait pas place assez vite; et, avec un art consommé, avec un goût irréprochable, il chanta de sa belle voix de baryton, trop affaiblie pour la scène, mais puissante et riche dans l'appartement, un air tiré d'un oratorio de Hændel, la Fête d'Alexandre.

—Hein! qu'en dis-tu? fit le maître en quittant le piano.

Ariadne écoutait encore et sembla revenir avec peine à la réalité.

—Je chanterai cela? dit-elle enfin.

Le maître se mit à rire.

—Non pas cela, c'est un air pour les messieurs, mais tu en verras bien d'autres! Seulement, pas à présent. Tu en as pour deux ans à chanter oh! ah! ah! sur tous les tons.

—Vous voulez donc bien de moi? murmura la jeune fille qui ne comprenait pas encore.

—Parbleu! Est-elle sotte! Si je ne voulais pas de toi, est-ce que je me serais donné la peine de t'ébahir! Et puis, je ne tutoie que mes élèves,—mais je les tutoie toutes! C'est plus commode. Petit serpent, va! En a-t-elle, du talent! Quelle ingrate cela me fera! Enfin, le monde est fait comme ça!

Madame Sékourof ramena Ariadne encore éblouie et comme stupéfiée. Les leçons commencèrent le lendemain.

La jeune fille travailla avec une ardeur concentrée qui ne se traduisait point en ces excès de travail toujours suivis de découragements qui sont en réalité un véritable gaspillage de temps et de forces. Elle progressait d'une manière lente et sûre; l'exaltation de ses premiers essais avait fait place à une résolution sérieuse. Elle comprenait parfaitement que ses études lui faisaient contracter une dette qu'elle seule pouvait payer, et c'est avec l'effort sérieux d'une conscience honnête qu'elle suivait les leçons et se les appropriait. D'ailleurs, les gammes et les exercices de technique pure que lui faisait chanter son maître ne favorisaient point le développement de ses rêveries enthousiastes.


XIV

Six mois s'écoulèrent ainsi. Le carnaval était venu; c'est en Russie plus que partout ailleurs une époque de distractions et de plaisirs mondains. On s'amuse partout, quitte à s'ennuyer pendant les sept semaines qui suivent. Madame Sékourof ne pouvait pas procurer de grands plaisirs à Ariadne; son peu de fortune s'y opposait, aussi bien que ses goûts presque monastiques. Cependant, elle aurait voulu la conduire à l'Opéra, mais le maître de chant s'y était opposé.

—Pas encore, avait-il dit. Quelle mouche vous pique! quel diable vous presse! Elle aura le temps de se gâter le goût! Vous avez la chance d'avoir une pupille qui n'a rien vu de mauvais ou même de médiocre, et il faut que vous alliez lui pervertir le sens! Voulez-vous qu'elle se mette à roucouler comme les sopranos italiens?

Madame Sékourof prit la bourrade du maître pour ce qu'elle valait, c'est-à-dire pour un excellent conseil, et Ariadne n'alla point à l'Opéra.

En échange, l'excellente femme voulut lui procurer un divertissement moins périlleux et plus populaire. Le dernier samedi du carnaval, elle emmena la jeune fille voir les «Balaganes». On appelle Balaganes des théâtres et des jeux forains établis pour cette époque sur la longue place de l'Amirauté, qui s'étendait entre le Palais d'hiver et le Sénat lorsqu'un square récemment planté ne la diminuait pas de moitié. Depuis les nouveaux embellissements, les Balaganes ont été transportés au Champ de Mars, et le coup d'œil pittoresque que présentait la longue suite de bâtisses en bois ornées de découpures et de peintures a beaucoup perdu de son piquant.

Dans le bon vieux temps, qui est celui dont nous parlons, les théâtres-pantomimes, cirques, ménageries, balançoires, chevaux de bois, montagnes russes, formaient un chapelet non interrompu de plaisirs populaires; les «phénomènes» et les somnambules n'y faisaient pas défaut. L'originalité de ces spectacles n'était donc point dans leur essence même, mais dans le goût qui portait les gens du meilleur monde à en partager les plaisirs grossiers. Il était de bon ton pour la jeunesse élégante d'avoir été dans un ou plusieurs de ces édifices éphémères. Les dames n'y pénétraient guère, à moins que ce ne fût pour satisfaire un caprice de leurs maris ou de leurs enfants; mais les équipages de l'aristocratie pétersbourgeoise défilaient pendant toute l'après-midi, suivant deux courbes concentriques parallèles et très-rapprochées, autour de cette rangée de constructions qui mesurait plus d'un demi-kilomètre de long.

Les rangs étaient contrariés, c'est-à-dire que les deux files d'équipages allaient en sens inverse l'une de l'autre. De là une grande multiplicité de rencontres, pour peu qu'on restât une heure ou deux dans cette procession.

Cette disposition permettait à bien des amoureux d'échanger des signes, à bien des coquettes d'ébaucher des passions; aucune mère prudente, aucune directrice intelligente n'eût dû y conduire ses filles. Cependant, un usage aussi ancien que la fondation des instituts y envoyait les demoiselles les plus méritantes, en plusieurs voitures de gala pompeusement traînées par quatre chevaux et ornées chacune de deux grands laquais vêtus de rouge, sans compter un cocher tout pareil.

Ces équipages magnifiques, tirés, pour la circonstance, des remises de la Cour, allaient prendre les demoiselles à l'institut. On en entassait sept ou huit dans chacune de ces immenses berlines, avec une dame de classe, et le convoi se dirigeait au grand trot vers la place de l'Amirauté. Là, les voitures prenaient leurs rangs dans la file, et pendant une heure ou deux les jeunes recluses jouissaient du spectacle le plus mondain et le moins délicat qu'il fût possible d'imaginer.

Ce n'est pas que le pittoresque y fît défaut. Le plus bizarre véhicule avait le droit de prendre son rang, et nul ne se fût avisé de contester sa place au traîneau bas, traîné par un petit cheval trapu et têtu que remplissait une famille esthonienne non moins trapue et tout aussi têtue.

Puis venaient des officiers de la garde galopant et caracolant de leur mieux sur leurs magnifiques chevaux, des calèches de famille contenant des nichées de bébés blonds et bruns, sérieux comme il convient quand on est dehors; des jeunes filles rieuses, des mamans maussades et enrhumées par ce temps humide de dégel, et cependant accomplissant héroïquement le devoir de montrer leur progéniture aux allants et venants; de riches marchandes vêtues de lourdes étoffes de soie aux couleurs vives, coiffées d'un fichu de soie en pointe attaché d'une épingle sous le menton, qui dessinait strictement l'ovale arrondi de leur visage: celles-ci étaient assises droites comme des cierges dans de superbes voitures à la dernière mode, attelées des plus beaux chevaux qu'on pût rêver, et certes rien n'était plus étrange que le contraste de ces costumes antiques et démodés avec les magnificences du luxe le plus récent.

C'est tout cela et mille détails encore qu'Ariadne contemplait avec curiosité; cette foire aux vanités lui paraissait aussi amusante et aussi peu réelle que ce qu'on voit dans un kaléidoscope. Tout à coup, une apparition vint protester de la réalité du spectacle offert à ses yeux.

Le défilé des voitures de l'institut, débouchant au grand trot sur la place, se joignit au cercle mouvant, qui fut forcé d'interrompre un instant sa marche pour laisser s'introduire ce nouvel élément; après un court arrêt, les voitures se remirent au pas, et les jeunes «institutes» se penchèrent aux portières ouvertes pour mieux savourer le plaisir qui leur était si parcimonieusement refusé.

Malgré les efforts des dames de classe, les jolies têtes curieuses s'avançaient à tout moment, cherchant dans la foule quelque visage de connaissance. Les trois premières voitures contenaient des fillettes, véritables enfants, qui battaient des mains à la vue des grandes affiches collées aux murs des théâtres forains; mais la quatrième voiturait les demoiselles de la classe sortante,—et parmi elles la jolie Olga.

Celle-ci, assise à la portière de gauche, regardait curieusement, mais avec un certain dédain, les plaisirs de la populace; son regard hautain parcourait les équipages qui venaient en sens inverse, et parfois répondait au salut de quelque dame, amie de sa mère, qu'elle avait vue au parloir. Tout à coup elle aperçut Ariadne, modestement assise auprès de sa bienfaitrice dans une petite voiture de louage; elle rougit de honte, et aussi de joie, se pencha vivement à la portière et cria:

—Ranine!

Étonnée d'entendre son nom en public, Ariadne se dressa et aperçut son ancienne compagne. Olga, se voyant reconnue, lui jeta une poignée de baisers, malgré les mouvements désespérés de la Grabinof, qui la tirait par ses jupes avec l'acharnement du désespoir. Pour se débarrasser d'elle, Olga rentra sa tête et lui jeta quelque apostrophe fort dure probablement, car son beau visage n'exprimait rien de respectueux; puis elle se remit à la portière et ne cessa de faire des signes affectueux à Ariadne que lorsqu'il lui fut impossible de l'apercevoir.

Au moment où elle allait reprendre sa place, son regard rencontra celui du jeune Batourof, le neveu de la supérieure, qui montait un cheval anglais de toute beauté et se donnait le plaisir de le taquiner un peu. Le jeune homme cherchait depuis un instant à rencontrer le regard d'Olga, car il lui en coûtait de laisser inachevé le joli roman qu'il avait espéré clore par un mariage. Il guettait donc la jeune fille, et lui décocha le plus tendre regard que jamais un officier de cavalerie eût trouvé dans son arsenal. Mais, ô surprise! les yeux d'Olga, si doux tout à l'heure quand elle saluait Ariadne, prirent une expression de mépris indicible. Elle regarda Batourof en clignant un peu comme une personne myope qui cherche à reconnaître un visage peu connu, et elle détourna la tête avec l'indifférence d'une demoiselle bien élevée qui ne veut pas s'apercevoir qu'on la trouve jolie.

Le jeune homme fut si stupéfait de cet accueil, qu'il faillit se laisser désarçonner par un écart; s'étant un peu remis, il alla chez lui méditer sur sa mésaventure, pendant qu'Olga et ses compagnes poursuivaient leur promenade. La jeune patricienne venait de comprendre alors seulement l'étendue de son imprudence. Jusqu'alors elle n'avait vu dans ces rendez-vous nocturnes qu'une espièglerie répréhensible: en recevant le regard de cet homme auquel elle avait donné le droit de lui parler ce langage muet, elle comprit qu'elle avait joué son honneur, et sa pitié pour Ariadne, chargée de sa faute, en devint plus douce et plus tendre.

Trois mois plus tard, par une belle matinée de juin, Ariadne, toujours accompagnée de madame Sékourof, qui avait véritablement entrepris la tâche d'une mère, passait devant la porte de l'institut en se rendant à sa leçon de chant. Elle vit nombre de voitures de maître qui attendaient le long du trottoir.

—Que se passe-t-il donc à l'institut? demanda-t-elle à sa mère adoptive.

—C'est la sortie, répondit celle-ci, tout en regrettant de n'avoir pas été informée à temps pour épargner à Ariadne une émotion peut-être pénible. Depuis l'événement qui avait jeté l'orpheline à son foyer, elle n'avait plus eu avec la supérieure que des rapports distants et superficiels. Toute sympathie avait disparu entre les deux femmes à partir du jour où l'innocente avait payé pour les coupables. Madame Sékourof jugeait sévèrement la supérieure, et celle-ci, se sentant blâmée, n'aimait pas la présence ni même le souvenir de son ancienne amie.

Une voiture, qui attendait devant la porte qu'on eût fini de monter, partit au grand trot de deux chevaux de race, et, assise auprès d'une belle personne d'environ trente-six ans, sa mère, Ariadne aperçut Olga.

C'était elle, méconnaissable pourtant, car le costume élégant d'une jeune fille du grand monde avait remplacé l'uniforme de l'institut; vêtue d'une robe de soie rose pâle, coiffée d'un chapeau de paille orné de roses, drapée dans des flots de mousseline brodée, Olga n'était plus que bien peu semblable à elle-même, mais elle était plus belle que jamais.

—Mon Dieu! qu'elle est jolie! s'écria Ariadne.

Madame Sékourof reporta ses regards de l'une à l'autre des jeunes filles. Dans sa robe de laine grise, avec son petit chapeau de paille noire, Ariadne était encore plus jolie que la princesse Olga,—car désormais c'est ainsi qu'on devait la désigner.

Tout cela s'était passé bien vite, car, avant que la voiture eût dépassé les promeneuses, Olga avait aperçu Ariadne. Sa main fine, gantée de gris perle, se posa sur le bord de la portière, et elle salua en souriant sa compagne déshéritée.

—Elle a bon cœur! soupira Ariadne; c'est bien à elle de se souvenir de moi après ce qui s'est passé!

Madame Sékourof étouffa encore le désir d'éclairer la jeune fille sur sa véritable situation. A quoi bon mettre dans cette jeune âme une semence de rancune et de haine?

La voiture s'éloigna rapidement; plusieurs autres la suivirent, dépassant les deux modestes piétonnes; mais personne ne songea plus à saluer Ariadne.

—Je serais sortie aussi aujourd'hui, dit celle-ci en montant l'escalier de son maître.

C'était sa première parole depuis l'apparition d'Olga.

—Le regrettez-vous? demanda madame Sékourof, au moment où sa protégée tirait le bouton de la sonnette.

—Non, certes! Ce que j'ai vaut mieux que tout ce que j'aurais pu avoir, répondit la jeune fille, et j'ai gagné huit mois d'études...—et de tendresse, ajouta-t-elle en regardant sa seconde mère avant de passer sous la porte qui venait de s'ouvrir.


XV

Dix-huit mois s'écoulèrent encore, pendant lesquels mademoiselle Ranine passa par tous les degrés difficiles de l'art du chant. Son vieux maître, qui avait fini par se passionner pour cette belle voix, n'épargnait ni son temps ni sa peine pour l'amener à la perfection, et ses conseils, rudes parfois, préservèrent Ariadne de l'orgueil, écueil naturel des talents en germe.

Il ne lui avait fait chanter encore que des exercices, et la jeune fille n'avait jamais demandé autre chose. Un beau matin,—elle était venue seule, car la santé de madame Sékourof, toujours délicate, demandait des soins de plus en plus minutieux,—il lui dit brusquement:

—Pourrais-tu chanter ça?

Il lui présentait l'air d'Alice au premier acte de Robert le Diable.

Ariadne prit le morceau, déchiffra le chant d'un coup d'œil, lut les paroles à voix basse et commença en hésitant; puis sa voix se raffermit, elle oublia le reste du monde, et avec un sentiment profond, une expression extraordinaire, elle acheva:

Fuis les conseils audacieux
Du séducteur qui m'a perdue.

—Où diable as-tu appris à chanter comme ça? s'écria le vieil Italien en se plantant devant elle.

—Où? ici, avec vous? répondit Ariadne abasourdie.

—Ce n'est pas vrai! Je ne t'ai pas appris à chanter l'opéra! C'est toi qui trouves ça toute seule? Mais tu l'avais appris d'avance!

—Je vous jure que non, répliqua vivement la jeune fille un peu blessée de ce soupçon.

Sans répondre, Morini tira d'un cahier un autre morceau, le présenta à son élève, et, se remettant au piano, entama soudainement l'arioso du Prophète, qui a fait verser tant de larmes. Il espérait surprendre sur le visage de son élève quelque mouvement qui indiquât l'habitude de le chanter, car il n'est pas de contralto qui ne se soit essayé dans cet air si simple et si périlleux. Le visage d'Ariadne garda son expression étonnée, et elle manqua son attaque.

—Mais va donc! cria le maître: c'est à toi!

—Il faut que je chante? demanda innocemment Ariadne.

Le maître haussa les épaules.

—Tâche de compter les mesures, cette fois-ci. Vocalise!

Elle obéit, et, à mesure que le sentiment de cette invocation suprême entrait en elle, son beau visage se transfigurait, ses yeux lançaient des flammes, et ses mains qui tenaient le papier tombaient malgré elle, avec les lambeaux de phrases passionnées; puis elle s'anima, son corps aux lignes nobles et pures sembla grandir, et elle acheva tout émue, toute vibrante.

—Recommence! Les paroles! dit le vieux maître presque aussi ému qu'elle. Joue-le!

Elle recommença. Le premier mot: O mon fils! sembla sortir d'une âme désespérée; le second cri, plein d'espoir et de tendresse, jaillit de ses lèvres comme une prière; elle se laissa enlever par le rôle; ses yeux se dilatèrent, elle posa sur le piano le papier pour en suivre des yeux les paroles, et tendit vers le ciel ses bras magnifiques:

«Sois béni!» chanta-t-elle, et des larmes, de vraies larmes inondèrent son visage.

Morini quitta le piano, courut à elle comme pour l'embrasser; mais, saisi de respect, il s'arrêta, prit la main glacée par l'émotion de la jeune cantatrice restée pâle et tremblante, et la baisa comme celle d'une reine.

—Tu es une grande artiste, dit-il; le monde est à toi maintenant. Tu donneras un concert le mois prochain, car je n'ai plus rien à t'apprendre que ce que tu trouverais seule. Tu joues de nature, cela vaut mieux que toutes les leçons.

—C'est arrivé, n'est-ce pas? lui répondit Ariadne.

—Qu'est-ce qui est arrivé?

—Cette mère qui bénit son fils, ce fils qui a aimé sa mère, mieux que son amour? C'est arrivé? C'est si beau!

—Parbleu, si c'est arrivé! répondit Morini transporté, tout est arrivé! Tiens, voilà la partition; lis, travaille, trouve des rôles, lis les pièces, crois que tout est arrivé, sublime naïve! Et tu feras pleurer l'univers, parce que ça sera arrivé!

Revenant à sa prudence, don de l'étude et des années, le professeur se reprit:

—Lis tout, mais pas à la fois; cherche un rôle et travaille-le. Il ne faut pas gâcher son bien, et la vie est longue.

Six semaines après, les affiches annonçaient le premier concert d'Ariadne; mais elle avait pris pour affronter le public un nom de guerre: Ariadne Mellini. Le maître l'avait conseillé, et madame Sékourof l'avait exigé.


XVI

Le concert eut lieu dans la salle des Chantres de la Cour, petite salle qui a la primeur de tout ce qui se fait de bonne musique à Pétersbourg. Dès les premières notes, le public comprit que ce n'était pas une femme ordinaire qui se présentait devant lui; il y avait là une dignité qui ne s'apprend pas. Ariadne était une artiste de race et ne pouvait rien faire de vulgaire ou de médiocre.

Le maître avait choisi le public; les billets, tous placés par lui,—car Ariadne ne connaissait personne,—avaient été répandus dans cette société presque exclusivement mélomane qui ne manque ni un début d'artiste, ni une séance de musique de chambre. Il y a ainsi, à Pétersbourg, un noyau de trois à quatre cents personnes qui ne craignent pas de dépenser une part appréciable de leur revenu pour l'encouragement des jeunes talents et pour la jouissance des plaisirs fins et délicats que donne la bonne musique irréprochablement exécutée. C'est ce noyau de gens sensés qui fait de Pétersbourg une des capitales du monde musical.

Ariadne eut un grand succès et fut rappelée plusieurs fois par les dilettanti idolâtres. Sa beauté sculpturale ne nuisait certes pas à l'ovation qui lui était faite, mais il serait injuste de prétendre qu'elle y entrât pour la plus grande part.

Où cette jeune fille timide, élevée loin de la foule, trouva-t-elle le talent de marcher avec grâce, de saluer sans embarras, de chanter sans gêne? Elle était née cantatrice; du moins, c'est ce que répondit son maître quand il fut interrogé là-dessus.

Pendant que, après le concert, Ariadne recevait les compliments de quelques amateurs, amis ou élèves de son maître, elle sentit une petite main gantée frapper familièrement sur son épaule nue. Elle se retourna et vit Olga devant elle.

—J'ai dit à maman que tu étais une ancienne compagne; elle est enchantée de toi; tiens, voilà notre adresse, viens nous voir demain.

Tout en débitant ce petit discours, Olga fourrait dans la main d'Ariadne un morceau de papier arraché à un programme où elle venait de griffonner quelques mots. La princesse Orline, la «maman» d'Olga, ajouta quelques paroles bienveillantes avec ce beau sourire tranquille d'une femme du monde qui veut être aimable et bonne; puis la mère et la fille, presque aussi jolies et aussi jeunes l'une que l'autre, s'en allèrent avec un froufrou et un ondoiement moelleux de leurs jupes de soie blanche sur le parquet.

Ariadne rentra chez sa bienfaitrice, le cœur débordant d'émotion, et madame Sékourof, qui se sentait mourir lentement, éprouva peut-être plus de joie que la jeune artiste elle-même en lui entendant raconter son succès dans les moindres détails.

—Quand je n'y serai plus, pensa-t-elle, Ariadne aura, pour se consoler de son abandon, la vie de l'art, si exigeante, si absorbante, qu'elle lui fera oublier le chagrin de ma perte.

Ce fut elle aussi qui conseilla à l'orpheline d'aller voir la princesse Orline dès le lendemain.

—Cela peut être utile, disait-elle, et le talent est souvent mieux servi par les relations que par son propre mérite.

Ainsi conseillée, Ariadne se rendit chez son ancienne compagne. Un luxe dont l'institut n'avait pu lui donner l'idée régnait dès la première marche de l'escalier, orné de fleurs rares dans des vases plus rares encore. Deux dragons japonais en bronze gardaient le vestibule, et deux laquais anglais, aussi immobiles et beaucoup plus roides que les dragons, leur faisaient pendant sur les banquettes.

La petite robe de soie noire que portait Ariadne n'était guère d'accord avec ces splendeurs; aussi la jeune fille attendit-elle assez longtemps avant que la noble valetaille daignât se déranger pour transmettre son nom. Mais à peine une sonnerie de timbre mystérieuse avait-elle retenti au premier étage, qu'Ariadne vit accourir par l'escalier somptueux son ancienne compagne, aussi belle, aussi fantasque, mais plus gracieuse encore qu'autrefois. Elle sauta au cou d'Ariadne, la prit par la taille et la fit monter en courant jusqu'au premier. Une vaste salle tapissée de damas jaune s'ouvrait devant elle; là, debout, leur tournant le dos, la princesse Orline arrangeait des fleurs dans une jardinière.

—Maman! s'écria Olga, la voilà!

La princesse tendit la main à Ariadne avec quelques mots de bienvenue, adressa à sa fille un coup d'œil plein d'avertissements muets et passa dans une autre pièce. Olga se hâta d'emmener Ariadne dans sa chambre.

—Voyons! dit-elle lorsqu'elles se furent assises sur une mignonne causeuse à deux places en lampas blanc et rose, vis-à-vis d'une glace immense qui les reflétait toutes deux en pied; voyons, raconte-moi tes affaires. Qu'as-tu fait, que fais-tu, que feras-tu?

—J'ai travaillé, répondit Ariadne, je travaille et je travaillerai.

—Tout le contraire de moi! s'écria joyeusement Olga. Je n'ai jamais rien fait qui vaille, et j'ai l'intention de continuer ainsi toute ma vie!

Ariadne sourit; un tel programme était bon pour l'héritière d'un demi-million de revenu, mais il ne convenait guère à la chanteuse pauvre.

—Quel succès tu as eu hier, hein! C'est ça qui est beau! J'aurais bien voulu être à ta place. Comme on t'a applaudie!... Ça te fait plaisir quand on t'applaudit?

—Cela m'a fait grand plaisir hier, mais je ne sais pas si cela me ferait plaisir tous les jours; je suppose que oui, cependant.

—Personne ne m'applaudira jamais! soupira mélancoliquement Olga. Pourtant, j'aurais bien aimé en essayer! Il faudra que je joue la comédie de société, pour voir; mais ce sont des amis qui écoutent, et l'on vous applaudit par politesse, tandis que toi... Donneras-tu bientôt un second concert?

—Le mois prochain, répondit Ariadne. Je vais être deux ans sans me faire entendre. Mon maître veut que je travaille cinq rôles avant de débuter au théâtre. Il y a un mois, je n'avais pas ouvert une partition!

—Tu débuteras au théâtre! Que ce sera beau! Tu as une voix unique, inouïe!

Ariadne sourit. Oui, elle savait que sa voix était inouïe.

—Et d'ici là, que vas-tu faire?

—Travailler! Quatre heures de chant par jour, deux heures de piano, et le reste du temps se trouve vite passé en travaux de ménage et en lectures avec madame Sékourof.

—Tu travailles au ménage! Mais une créature comme toi devrait planer au-dessus de ce monde et n'y descendre que pour charmer nos oreilles, à nous autres mortels! Tu n'es pas une mortelle, toi, tu es une déesse!

—Il faut travailler cependant, reprit doucement Ariadne.

Olga réfléchissait; son beau visage avait pris une expression de douceur et de regret qui l'embellissait encore.

—Dis-moi, fit-elle, non sans hésitation, n'as-tu jamais eu de désagréments pour cette sotte histoire,—ta sortie de l'institut?

—Des désagréments? Pourquoi? Personne ne m'aimait assez pour me gronder de m'être fait renvoyer avant la fin de mes études... qui donc eût pu me faire des désagréments?

Olga regarda sa compagne; elle parlait de l'air le plus innocent.

—Alors, continua-t-elle, personne ne t'en a jamais parlé?

—Je ne vois personne que mon maître et madame Sékourof, et puis une élève renvoyée pour cause d'insubordination; ce n'est pas si intéressant pour qu'on s'en souvienne.

Olga garda le silence.

—Tu peux compter sur moi, dit-elle au bout d'un moment, je te suis plus attachée que tu ne crois: si jamais tu es dans la peine, viens me trouver ou écris-moi. Tu ne m'appelleras pas en vain.

Ariadne voulait se retirer. Son amie la garda pour lui faire voir les mille bagatelles coûteuses et charmantes de son appartement, et ne la laissa enfin partir que comblée de présents et d'amitiés.

En revenant chez sa protectrice, Ariadne ne put s'empêcher de lui faire part de l'étonnement croissant que lui causait l'affection d'Olga.

—Qui eût cru, disait-elle, que cette riche princesse, si dure parfois avec moi à l'institut, deviendrait mon amie dans l'infortune?

—Conservez son amitié, lui dit madame Sékourof. Après moi, ce sera la seule qui vous reste, et je sens que je ne durerai pas longtemps.

En effet, la bonne dame s'affaiblissait de jour en jour. Elle n'avait pas pu chaperonner Ariadne lors de son premier concert. Le second fut annoncé, et elle sentit d'avance qu'elle n'irait pas non plus.

Après avoir surveillé la toilette d'Ariadne, après avoir posé elle-même sur son front la couronne de jasmin blanc qu'elle avait choisie, elle l'embrassa tendrement et s'étendit sur son lit, pendant que sa fille d'adoption partait avec Morini. L'oppression dont elle souffrait toujours disparaissait peu à peu; elle se sentait devenir de plus en plus légère, mais sa tête devenait aussi plus vide et plus faible. Une autre eût cru à un changement en mieux, mais elle avait vu mourir trop de fois pour se méprendre sur son état.

—Pourvu, se dit-elle, que je vive assez pour donner encore quelques conseils à cette pauvre enfant!

Une langueur la saisit; elle voulait lutter contre le sommeil, mais elle n'eut pas la force de résister longtemps, et ses yeux se fermèrent sous la lumière adoucie de la lampe, voilée par un épais abat-jour.


XVII

Le concert d'Ariadne battait son plein; un jeune violoniste, d'un talent inégal, mais incontestable, venait d'enlever la salle avec une polonaise nouvelle d'un brio extraordinaire; les applaudissements, éteints à grand'peine pour lui, venaient de reprendre avec furie pour l'entrée d'Ariadne, qui devait exécuter un duo avec un ténor alors en vogue, et qui ne chantait jamais ailleurs qu'à l'Opéra. L'exception qu'il faisait en faveur de la jeune élève de Morini avait redoublé l'attention et la curiosité des assistants, et tous les yeux étaient braqués sur l'estrade.

Ariadne, pâle comme toujours quand elle chantait, attendait le moment de son entrée, pendant une longue ritournelle au piano; son partenaire, sûr de lui-même, scrutait paisiblement les rangs du public et cherchait des visages connus auxquels il répondait par un petit signe et par un sourire, lorsqu'une voix, tout près d'Ariadne, au premier rang des fauteuils contre l'estrade, prononça une courte phrase, qui fit tressaillir la jeune fille:

—Son vrai nom est Ranine; elle a été renvoyée de l'institut pour une intrigue avec un jeune homme...

—Pas possible!... fit une seconde voix.

—C'est comme je vous le dis. Elle est fort belle, mais cela n'empêche rien, au contraire.

Un murmure de désappointement parcourut la salle: Ariadne avait manqué son entrée.

—Eh bien! lui dit le ténor, qu'avez-vous? A quoi songez-vous?

Ariadne se cramponna machinalement à ce qu'elle rencontra, et c'était la main que le ténor avait étendue en la voyant chanceler.

Un grand brouhaha se produisit: la cantatrice se trouvait mal! Tout le monde se leva, et quelques-uns montèrent sur leurs chaises.

Mais l'alarme fut de courte durée.

Ariadne, victime d'un moment de vertige, n'avait même pas perdu connaissance; il lui avait suffi de sentir un appui pour retrouver son sang-froid.

—Je ne m'appartiens pas, se dit-elle, j'appartiens au public, qui a payé pour m'entendre. Je penserai après.

Elle fit un signe à l'accompagnateur, qui reprit les huit dernières mesures, et chanta avec une voix, une âme, un désespoir que personne n'avait encore soupçonnés. La dernière vibration du duo courait encore dans l'air, que toute la salle s'était levée et trépignait en criant: Bravo!

—Ah! mademoiselle, dit le ténor en la ramenant pour la cinquième fois au public enthousiaste, si j'étais femme, je serais jalouse de votre succès!

Elle devait chanter encore deux morceaux; on voulut lui faire bisser le premier; mais, au lieu d'obéir aux bis réitérés qui partaient de tous les coins de la salle, elle chanta une chanson petite-russienne d'une gaieté exquise, et son triomphe en fut doublé.

La ritournelle du second morceau était assez longue; elle en profita pour chercher des yeux et trouver sans peine celui qui avait proféré sa condamnation en si peu de mots.

C'était un de ces hommes qu'on appelle de bons vivants, probablement parce qu'ils mènent la plus mauvaise vie qui se puisse imaginer. L'œil était insolent, le cou gras; les cheveux, rares, étaient coupés courts, sans doute pour faire illusion sur leur nombre; un visage plein, orné de petites moustaches, contribuait à l'air bon enfant de ce personnage; mais ceux qui le connaissaient l'appelaient mauvais sujet en riant, et parfois sans rire. Une brochette de décorations certifiait de sa noblesse et de ses services: c'était le général Frémof.

Celui-ci examinait la jeune fille comme il eût examiné un beau cheval; aussi fut-il tant soit peu surpris de recevoir le regard plein de mépris et d'indignation que celle-ci lui accorda en échange du sien; il essaya de riposter par un air malin, mais sa peine fut perdue, car Ariadne chantait, et, quand elle chantait, le monde n'existait plus pour elle.

Prétextant son indisposition, elle se hâta de se dérober aux compliments de ceux qui l'attendaient au salon des artistes; après avoir remercié vivement Morini qui l'avait reconduite en voiture, et qu'elle n'engagea pas à monter, elle entra dans la chambre de madame Sékourof avec moins de précaution que de coutume.

La vieille dame ouvrit les yeux au bruit de sa robe de soie, et essaya de faire un mouvement, mais elle ne put.

—Approchez-vous, mon enfant, dit-elle à Ariadne effrayée du rapide changement de ce visage si placide quelques heures auparavant et maintenant ravagé par les approches de la mort; approchez-vous. Vous êtes contente?

—Très-contente! dit Ariadne pensant au concert.

—Je suis fâchée de troubler votre joie, mais mes heures sont comptées, continua madame Sékourof, d'une voix étrangement voilée. Vous trouverez mes derniers conseils et le dernier présent que je puisse vous offrir dans ma cassette sur la table... Soyez une honnête femme comme vous avez été une honnête fille.....

—Ma seconde mère, s'écria Ariadne au désespoir, ma bienfaitrice, mon seul secours! Il s'est trouvé un homme pour dire que j'avais eu une intrigue à l'institut, que j'en avais été chassée pour cela... Il a menti, vous le savez bien, vous!

Les yeux de madame Sékourof s'assombrirent, et deux larmes coulèrent lentement sur ses joues blanchies.

—Je sais que ce n'est pas vrai... mais le monde le croit; on vous a renvoyée de l'institut sous prétexte d'intrigues.

—Ah! s'écria Ariadne, je comprends maintenant pourquoi nous vivons dans l'obscurité. Je suis déshonorée!

Madame Sékourof agita faiblement sa main déjà glacée.

—Vous n'êtes pas déshonorée puisque vous n'avez rien fait de mal... Je savais tout, continua-t-elle; c'est pour cela...

—Pour cela que vous m'avez recueillie, interrompit Ariadne en tombant à genoux près de sa bienfaitrice. Dieu vous doit le paradis, car vous êtes une sainte.

Elle pleurait amèrement sur elle comme sur celle qu'elle allait perdre.

—Dieu vous le doit aussi, dit la mourante en posant sa main sur la tête blonde encore couronnée de fleurs. Vous aussi, vous avez souffert en ce monde! La vie sera dure pour vous, Ariadne; soyez patiente, soyez généreuse.

Ariadne appela du secours,—mais que faire contre la mort? Quand vint l'aube, elle n'avait plus de protectrice. La main qui l'avait ramenée à ce foyer béni devait lui donner encore quelque chose, car, par son testament, madame Sékourof, qui vivait d'une pension, avait placé sur la tête de sa protégée une petite somme bien minime qui lui assurait annuellement deux cents roubles de revenu.

«C'est bien peu de chose, portait une lettre jointe à l'inscription, c'est à peine du pain, littéralement; mais c'est tout ce que je possède, et c'est assez pour vous sauvegarder contre la tentation. Avec cela et le travail que vous pouvez faire, vous terminerez vos études et vous entrerez au théâtre. Ma bénédiction reposera sur vous partout, parce que vous avez une âme honnête qui ne saurait faillir.»

Ariadne se trouva donc, trois jours après la mort de madame Sékourof, dans un appartement qui n'était plus loué que pour deux semaines, et dont les meubles étaient réclamés par des héritiers mécontents qu'on les eût frustrés d'un peu d'argent au profit d'une étrangère. Heureusement, le concert lui avait rapporté quelque chose: elle s'en servit pour payer sa toilette blanche et se faire faire un costume de deuil. Quand tout fut réglé, un matin, en prenant le thé, elle consulta sa bourse: il lui restait cent trente-deux roubles de capital, et seize roubles et demi de revenu à dépenser chaque mois.


XVIII

L'examen de ses ressources n'était pas fait pour inspirer à Ariadne une confiance aveugle dans l'avenir: elle alla trouver son maître pour le supplier de lui permettre de débuter un peu plus tôt. Morini fut inflexible.

—Depuis dix ans, dit-il, j'ai eu dix élèves qui toutes avaient du talent, qui toutes avaient fait de bonnes études, et qui ont voulu débuter avant d'être suffisamment préparées; où sont-elles à présent? Qui sait leurs noms? Elles ont pourtant chanté, les unes un hiver, les autres deux fois, et pour finir leur histoire à toutes en un mot, fiasco complet. Pourquoi? parce qu'elles n'étaient pas préparées! Elles croyaient qu'on arrive comme ça devant le public,—le vieux maître marcha par la chambre les bras ballants et vint se planter devant Ariadne en ouvrant une bouche énorme,—elles ouvraient la bouche, et qu'est-ce qui en sortait? un couac abominable, parce qu'elles avaient peur, ou qu'elles ne savaient pas jouer, ou qu'elles n'avaient pas appris suffisamment leur rôle... Et tu veux faire comme elles?

—Mais, cher maître, je travaillerai double! supplia Ariadne les mains jointes et les yeux pleins de larmes.

—Tu travailleras huit heures par jour pour te casser la voix! C'est une belle idée que tu as là! Rappelle-toi, ma fille, pour ta gouverne, que le travail acquis lentement, par un exercice modéré, est tout; que la précipitation ne fait rien de bon, et pour en finir, que diable! j'ai bien aussi mon intérêt à ce que tu deviennes une vraie artiste, une cantatrice sérieuse! tu n'as pas l'air de t'en souvenir!

Ariadne baissa la tête. Son maître avait raison; elle lui devait de faire tout ce qui était nécessaire pour arriver à l'apogée de son talent; c'était une dette sacrée. Elle se soumit et rentra chez elle en se demandant comment elle s'y prendrait pour vivre avec seize roubles et demi par mois,—un peu plus de cinquante francs. Et il lui fallait des chaussures, des chapeaux, des gants; il fallait tout ce qu'emploie une femme du monde, si modeste et si économe qu'elle puisse être!

—Et les leçons! s'écria Ariadne tout à coup, les leçons! J'avais oublié cela! Je donnerai des leçons de piano.

Elle retourna aussitôt chez son maître pour le prier de lui permettre de donner des leçons. Non-seulement Morini, qui se repentait de sa réponse cruelle, lui octroya la permission demandée, mais il promit de lui chercher des élèves.

Il fallait se loger cependant. Ariadne fit insérer dans les journaux qu'une demoiselle, élève de Morini, cherchait la table et le logement en échange de quelques leçons:—on vint plusieurs fois; à différentes reprises tout paraissait arrangé, puis, le lendemain, Ariadne recevait un petit billet bien sec, dans lequel on avait changé d'avis...

Elle fut quelque temps avant de comprendre la cause de ces changements d'avis. A la troisième ou quatrième tentative, elle devina: on lui demandait toujours où elle avait fait son éducation; elle indiquait l'institut, naturellement. En sortant de chez elle, on allait à l'institut, on apprenait comment elle avait été renvoyée, et, dès lors, on la fuyait comme une pestiférée.

—On a raison, se dit Ariadne, on ne peut pas m'admettre, dans les familles, auprès de jeunes filles innocentes; on se méfie de moi. Je ferais de même à leur place; mais quelle injustice du sort!

Elle était si loin de croire au mal que, dans ses accès de colère intérieure les plus violents, elle n'accusait jamais que la Grabinof. Elle n'eût pu croire qu'on avait fait d'elle le bouc émissaire d'une faute constatée, et dont les coupables étaient connues. Il valait mieux pour elle, d'ailleurs, qu'elle ne le sût pas, car, dans le découragement où elle était plongée, cette découverte l'eût peut-être amenée à la dernière limite du désespoir.

Elle était une après-midi à son piano, faisant des vocalises pour se consoler, lorsqu'elle entendit sonner. La femme de chambre de madame Sékourof, qu'elle gardait en attendant une solution à ses incertitudes, alla ouvrir; mais avant qu'elle eût eu le temps d'annoncer la visiteuse, Olga entra rapidement dans le petit salon.

—Ma pauvre Ariadne! dit la jeune princesse, quel malheur que le tien! Mais tu n'es pas venue me le dire; je ne le sais que d'hier; c'est très-mal, très-mal!

—A quoi bon? murmura Ariadne; cela ne pouvait servir à rien. Qui te l'a dit?

—Je ne sais pas. Quelqu'un l'a répété hier chez nous. Eh bien, que vas-tu faire? Quand débutes-tu?

—Dans deux ans, dit tristement la jeune artiste.

—Deux ans! Mon Dieu! que c'est long! Et que vas-tu faire d'ici là?

—Travailler, répondit Ariadne avec résignation.

—Travailler! c'est très-bien, mais il faut vivre. As-tu de la fortune?

Ariadne secoua négativement la tête.

—De quoi vis-tu?

—Des bienfaits d'une protectrice qui m'a accueillie quand tout le monde me repoussait... Pardon, toi aussi tu as été bonne pour moi au moment où j'étais un objet de honte, et d'horreur pour les autres.

Olga avait baissé les yeux. Un sentiment de pudeur insurmontable la prenait toujours au souvenir de ce moment pénible.

—Je vis, continua Ariadne avec une sorte de tendresse contenue dans la voix, je vis de ce que m'a laissé cette femme de bien, qui m'a recueillie, nourrie, vêtue, qui m'a donné les moyens de devenir quelque chose, et dont je n'ai connu la sublime bonté qu'au moment où il était trop tard et où je ne pouvais plus rien faire pour lui témoigner ma reconnaissance.

—Comment! trop tard? dit Olga, non sans une certaine inquiétude.

—Oui, j'ai appris quelques heures avant sa mort que j'avais été, non pas, comme je croyais, renvoyée de l'institut pour insubordination, mais chassée pour cause de mauvaise conduite; chassée pour avoir reçu un jeune homme...

—Ah! fit Olga avec un douloureux soupir.

—Ma honte est si bien connue qu'on en parlait l'autre jour au concert, et pourtant tu sais, toi, si j'ai jamais pensé à autre chose qu'à Dieu et à la musique!

—Ah! certes! fit involontairement Olga, si quelqu'un a jamais eu une mauvaise pensée, ce n'est pas à toi qu'il fallait l'imputer!

—N'importe, continua Ariadne qui laissait déborder le trop-plein de son âme blessée, je suis jugée, condamnée... On me laissera mourir de faim, car je ne puis trouver d'asile... Heureusement, ma bienfaitrice ne me croyait pas coupable, elle; elle savait bien que j'étais innocente de tout; elle m'a laissé ce qu'elle possédait...

—Combien?

—Seize roubles et demi de pension par mois. C'est du pain, comme elle l'a dit. O ma bienfaitrice vénérée, vous m'avez recommandé de ne pas faillir... certes, je ne tromperai pas votre attente! Ce serait une trop noire ingratitude!

Ariadne pleurait amèrement, la tête dans ses mains; elle venait de révéler le secret de ses méditations depuis la perte de madame Sékourof. Dans l'angoisse de son abandon, elle s'était juré de rester honnête fille, quoi qu'elle pût souffrir, afin de faire honneur à celle qui l'avait couverte de sa protection lorsqu'elle était calomniée.

Olga laissa pleurer pendant quelque temps l'orpheline désespérée; ses yeux à elle-même étaient humides, mais un remords cuisant l'empêchait de mêler ses larmes à celles d'Ariadne. Elle n'osait ni ne pouvait rien dire à cette innocente qui portait le fardeau de sa faute à elle.

—Ah! si j'avais su! pensa la princesse Olga, si j'avais su le mal que je faisais à une autre!...

Sa pensée se détourna avec dégoût du souvenir de ces scènes au réfectoire qui avaient coûté si cher à sa compagne. Elle eût donné toute sa fortune pour être innocente et pouvoir se rappeler sans rougir les années écoulées.

—Je n'ai pourtant rien fait de mal! murmurait l'orgueil indompté.

—Et pourtant, vois ce que tu lui as fait souffrir, répondait la conscience.

—Où logeras-tu? dit doucement Olga, quand elle vit les larmes d'Ariadne à peu près épuisées.

Depuis un moment la tête de son amie reposait sur son épaule.

—Nulle part! dit l'abandonnée. Personne ne veut de moi. Mes antécédents m'empêcheront de trouver un asile honorable.

—Tu ne peux pas donner des leçons? suggéra timidement la riche héritière.

—Personne ne veut de mes leçons! s'écria Ariadne en se levant brusquement. Mais comprends donc que je suis déshonorée! que pas une mère ne me laissera parler à sa fille, que je ne puis trouver un logement que dans une maison où l'on ne se soucie pas de l'honnêteté des femmes; qu'enfin je suis perdue! Perdue jusqu'au jour où je monterai sur la scène. Je n'en serai pas moins perdue, mais au moins j'aurai du pain! On n'est pas difficile sur les mœurs, au théâtre!

Elle se détourna avec amertume.

—Écoute, Olga, dit-elle, ta place n'est pas ici; tu te fais du tort en venant me voir; on ne vient pas me voir, moi,—je ne suis pas une personne qu'on puisse fréquenter. Laisse-moi te remercier pour l'amitié que tu m'as montrée; elle date de mon malheur, et par conséquent elle n'en est que plus noble et plus généreuse, mais elle te serait fatale. Adieu, embrasse-moi et ne reviens plus ici.

—Viens me voir! dit humblement Olga qui se sentait bien petite devant l'infortune de sa compagne.

—Non, je ne dois pas aller te voir; d'ailleurs, ta mère ne le permettrait pas.

Olga s'était levée; elle restait debout, indécise, et semblait écouter une voix qui lui parlait intérieurement...

—Au revoir! dit-elle brusquement.

Elle embrassa son amie et disparut.

Ariadne entendit au bout d'un moment le bruit des roues de son équipage.

—Je n'ai plus personne au monde! dit-elle tout haut.

Le ton de sa voix l'effraya; elle était déjà accoutumée à la solitude.

Elle fit quelques tours dans l'appartement désert dont presque tous les meubles avaient été enlevés par les héritiers avides, et, sentant l'amertume grandir et bouillonner au dedans d'elle-même, elle allait lui donner cours en larmes et en paroles véhémentes, lorsqu'elle baissa la tête avec soumission, comme devant une main invisible.

—Sois patiente, sois généreuse! murmura-t-elle; ce sont ses derniers ordres. Je serai patiente et généreuse.

Elle se remit au piano, et peu à peu la paix, la grande paix que lui donnait l'art, descendit sur son âme fatiguée.


XIX

Olga, en rentrant, trouva sa mère absente, ce qui arrivait souvent. Congédiant alors la femme de charge qui l'avait accompagnée dans son expédition, elle alla se plonger dans les méditations les moins réjouissantes, au fond d'une petite serre contiguë au salon jaune. Ce qu'elle pensa et résolut alors communiqua à son visage une expression si nouvelle de courage et de fermeté, que sa mère, à son retour, la regarda à deux fois.

—Mon Dieu! dit-elle, quelle figure! D'où viens-tu avec cet air revêche?

—J'ai quelque chose à vous dire, maman, répondit évasivement la jeune fille. Puis-je vous parler en particulier?

La princesse regarda sa fille avec une stupéfaction profonde.

—Pourvu, pensa-t-elle, qu'elle n'ait point commis quelque grosse sottise!—Venez dans mon cabinet de toilette, dit-elle d'un air sérieux; nous causerons pendant que je m'habillerai pour le dîner.

Elle passa devant, et sa fille la suivit jusque dans la grande pièce fraîche et parfumée qui lui servait de cabinet de toilette. Une femme de chambre, ramenée tout exprès de la Petite-Russie, pour plus de certitude qu'elle ne savait pas le français, s'approcha pour aider la princesse, et Olga s'assit sur un petit canapé bas, en face de sa mère qui se tenait devant un grand miroir.

—Maman, dit-elle, on m'a raconté une histoire bien singulière aujourd'hui; je voudrais vous en faire part.

Enchantée d'apprendre que l'état d'esprit extraordinaire où se trouvait sa fille provenait simplement d'une histoire romanesque, la princesse acquiesça d'un signe de tête pendant qu'on lui ôtait sa robe.

—Figurez-vous, maman, commença la jeune fille, que dans un institut de demoiselles il est arrivé, il y a longtemps déjà, une chose bien étrange: plusieurs élèves de la classe sortante avaient imaginé de s'amuser en cachette des dames de classe, et, comme on ne s'amuse pas beaucoup dans les instituts, où les moyens de se distraire sont rares, elles inventèrent un divertissement assez dangereux.

La princesse souriait d'un air distrait, tout en s'occupant de sa toilette. Olga continua.

—Parmi les jeunes gens que recevait madame la supérieure,—car elle avait une nombreuse famille et connaissait beaucoup de monde,—il y en avait deux qui s'étaient plus d'une fois arrêtés à causer un instant avec les demoiselles qui allaient et venaient dans l'escalier; un troisième, qui avait ses entrées chez la directrice, imagina de proposer à quelques-unes de ces élèves de souper un soir dans le réfectoire quand tout le monde serait couché. Il y avait une jeune fille très-gourmande parmi celles-là;—enfin, elles acceptèrent.

—Quelles sornettes me contez-vous là? fit la princesse en fronçant ses sourcils olympiens.

—C'est la pure vérité, maman, je vous assure. Les élèves—il y en avait trois—sortaient du dortoir à onze heures, passaient devant la dame de classe qui ronflait comme un tuyau d'orgue, descendaient au réfectoire, et là, les jeunes gens, qui avaient apporté des provisions, soupaient avec elles en secret.

—On ne les a pas surpris dans cette belle occupation? demanda la princesse que cela commençait à amuser.

—Précisément, ma chère maman, la directrice les surprit un jour; mais, ce jour-là, les demoiselles n'étaient pas venues,—supposons qu'on les en avait empêchées par une surveillance plus active,—et la supérieure ne trouva que les messieurs.

—Eh bien! je suppose qu'elle ne les a pas mis en pénitence? dit la princesse, riant malgré elle à l'idée de la figure des trois jeunes gens en présence de la vieille dame.

—Non, maman, probablement même il ne serait rien arrivé du tout si une femme de chambre n'avait pas bavardé. Mais, le lendemain, tout l'institut savait l'histoire, il fallait faire un exemple. Vous comprenez, maman, ajouta Olga avec amertume, on ne pouvait pas laisser impunie une telle violation des règlements...

—Je connais cette histoire, dit la princesse en cherchant dans son esprit un souvenir qui n'avait guère laissé de traces.

Cette aventure d'institut avait passé de sa mémoire depuis bien longtemps. Une fois assurée que la coupable était d'extraction obscure, elle n'avait plus de motifs pour s'en souvenir.

—Je crois que oui, maman; du moins on vous l'a probablement racontée dans le temps.

—On a renvoyé la jeune fille, fit la princesse.

Olga chercha péniblement quelques mots, puis elle se leva les joues brûlantes, les yeux pleins de feu.

—Ce que vous ne sauriez vous imaginer, maman, continua-t-elle en regardant sa mère bien en face, c'est que le règlement, qui exigeait une victime, pouvait ne pas exiger que cette victime fût une coupable. On renvoya une jeune fille en effet, et cette jeune fille était innocente.

—Comment! fit la princesse en levant les yeux.

Elle s'arrêta pétrifiée, tant le regard qu'elle reçut de sa fille révélait de sentiments nouveaux et inconnus.

—Oui, ma mère, elle était innocente, et, à l'heure présente, elle ne peut gagner sa vie parce qu'on la croit coupable: elle n'a qu'à se laisser mourir de faim, pendant que les véritables coupables sont tranquilles et heureuses, estimées de tous. N'est-ce pas que c'est horrible?

—Horrible en effet, murmura la princesse; mais n'est-ce pas une invention de la demoiselle pour se rendre intéressante?

—Mère! s'écria Olga pâle d'indignation.

—Car enfin, continua la grande dame, à quel propos aurait-on puni une innocente? Cela supposerait des combinaisons atroces... Je ne crois pas un mot de cette histoire. Qui vous l'a racontée?

—Mère! cria une seconde fois la jeune fille indignée, la victime innocente est Ariadne Ranine, et l'une des coupables... c'était moi.

Olga regarda sa mère en face, non pour la braver, mais pour affirmer la vérité de ses paroles.

—Vous! vous! répéta la princesse, qui crut sa fille folle.

—Moi! Et j'ai eu la lâcheté de laisser renvoyer Ariadne, quand le premier de mes devoirs était de me proclamer coupable. Je l'ai vue tomber sans connaissance. J'ai entendu ses plaintes, je l'ai accompagnée jusqu'à la porte, et je n'ai rien dit. Mais si je n'ai pas parlé, ma mère, c'est qu'en ce moment-là je ne me doutais pas qu'une innocente serait déshonorée pour toute sa vie; je croyais qu'on n'y penserait plus au bout de trois mois. A ce moment, je songeais à vous, ma mère, et à mon père; je pensais au nom que je porte, et je me disais que, si votre fille était ainsi chassée, vous en mourriez tous deux de honte,—et Ariadne n'avait ni père ni mère.

Olga se tut. La princesse avait reculé de quelques pas. Toute cette scène avait eu lieu en français, et la femme de chambre, «voyant qu'on se querellait», avait pris le parti de sortir quelques instants auparavant et de ne plus rentrer.

—Vous, une Orline! répéta la princesse. Vous avez eu des rendez-vous! Vous avez soupé la nuit!...

—Au réfectoire, fit observer doucement la coupable.

—Est-il possible que vous ayez oublié à ce point ce que vous vous deviez?

—Je suis coupable, ma mère, dit Olga, et je m'accuse; mais on ne m'a jamais appris ce que je me devais. A l'institut, on nous a donné des règles banales et pédantes, bonnes pour tout le monde et pour personne; de plus, on m'a toujours répété qu'Olga Orline pouvait faire tout ce qui lui passerait par la tête. Je voyais mes désobéissances impunies; mes malices passaient inaperçues, non parce qu'on n'en avait pas connaissance, mais parce qu'on ne voulait pas me punir. C'est ici seulement, près de vous, ma mère, depuis que j'ai le bonheur de vivre sous votre égide, que j'ai appris mes devoirs et que j'ai rougi de ma faute... C'est aujourd'hui seulement, en voyant le mal que j'avais causé à une innocente, que j'ai compris que mon silence était plus qu'une faute: c'est un crime.

—Un crime! Vous n'allez pas vous dénoncer, je suppose, fit la princesse avec tout l'orgueil d'une grande dame qui méprise une plébéienne.

—S'il n'y a que ce moyen de réhabiliter Ariadne, il faudra pourtant le faire, répondit bravement Olga.

Le silence se fit.

La princesse regarda autour d'elle, vit qu'il était tard et sonna sa femme de chambre.

—Allez vous habiller, dit-elle à sa fille, nous en parlerons plus tard.

—Ma mère me pardonne-t-elle? demanda doucement Olga avec toute la soumission, toute la grâce qu'elle savait si bien déployer à l'occasion.

La princesse ne put lui tenir rigueur; il y avait si longtemps d'ailleurs! Qui se souvenait de cette histoire? Elle sourit et laissa baiser par sa fille la main que celle-ci caressait tendrement.

—Nous verrons, dit-elle.

Mais elle avait déjà pardonné.


XX

Si la princesse était absolument gâtée par sa vie de femme heureuse et frivole, elle avait le cœur généreux, et son jugement, faussé dans les circonstances ordinaires par l'habitude d'une longue domination despotique sur son entourage, se retrouvait intact dans les occasions graves.

Pendant le dîner et les heures qui suivirent, tout en causant avec ceux qui se trouvaient présents, elle se fit un plan de conduite, et lorsque sa fille vint la trouver à sa toilette, vers minuit, elle avait préparé une solution.

—Si je vous ai bien comprise, dit-elle, vous vous reconnaissez coupable d'un dommage causé à cette jeune fille dont vous m'avez parlé, et vous désirez le réparer.

Olga, pour toute réponse, se jeta au cou de sa mère et l'embrassa à l'étouffer.

Cette marque de tendresse amollit encore le cœur déjà bien disposé de la princesse.

—Mais d'abord, racontez-moi comment vous avez appris les suites de ce malheureux événement.

En quelques mots, Olga mit sa mère au courant de l'existence d'Ariadne depuis son renvoi de l'institut.

—Si vous l'aviez vue, maman, dit-elle en terminant, si vous saviez avec quelle noblesse elle porte son infortune! Et quand on pense qu'elle n'a plus d'asile!...

—J'ai pensé, dit la princesse, que si nous lui faisions une dot convenable, avec le capital, elle pourrait se marier, et avec le revenu, en attendant, elle aurait de quoi vivre...

—Et où voulez-vous, ma chère maman, répliqua Olga, que cette pauvre fille trouve un mari, si elle ne voit pas une société honnête? Les maris n'iront pas la chercher dans une maison autre que convenable, et on ne veut la loger nulle part!

La princesse gardait le silence. En effet, la situation était embarrassante.

—Savez-vous, ma chère maman, reprit la jeune fille, ce qu'il faut faire pour me mettre en paix avec ma conscience?—car ma conscience me fait depuis longtemps tous les reproches que votre bonté m'épargne,—il faut ouvrir votre maison à Ariadne.

—Qu'elle vienne! dit la princesse, je serai très-contente de lui témoigner les sentiments qu'elle mérite. Sait-elle que c'est vous qui êtes la cause involontaire...?

—Non, maman, elle ne sait rien du tout; à peine a-t-elle appris depuis peu de temps de quoi elle était soupçonnée. Mais, maman, lui faire une dot, c'est précisément lui apprendre la vérité,—et moi qui la connais, je puis vous certifier qu'elle refusera vos bienfaits quand elle saura... Savez-vous, ma chère maman, ce qu'il faudrait faire pour être une vraie Orline, grande et généreuse comme tous ceux de notre race? Il faudrait prendre Ariadne chez vous, ici, dans la maison.

—Chez nous! se récria la princesse.

—Chez nous, ma chère maman. Aux yeux du monde, ce serait pour me donner des leçons de musique... Oh! ne craignez rien, je n'en prendrai guère, ajouta la jeune fille;—la princesse n'aimait pas la musique chez elle, en revanche elle l'adorait chez les autres, où elle n'entendait pas les études préliminaires.—Ariadne est une grande artiste, sa musique ne peut vous gêner; elle est si douce, si bien élevée! Je suis souvent seule, il me faudrait une dame de compagnie... Et puis, maman, si elle n'a pas d'asile, c'est ma faute... Si vous m'aimez et si vous m'avez vraiment pardonné, vous ferez ce que je vous demande!

Olga était à genoux et entourait la princesse de ses bras... Quelle mère eût refusé? Ce n'était pas celle-là, qui sentait au fond combien la dette de sa fille envers l'orpheline était lourde et sacrée.

—Soit! dit-elle. Tu iras la chercher demain.

Olga regarda sa montre avec regret; il était vraiment trop tard pour y aller le soir, ou plutôt la nuit même.

Elle couvrit sa mère de caresses reconnaissantes et emporta sa joie dans sa chambre, où elle eut peine à trouver le sommeil.


XXI

Ariadne était installée depuis huit jours dans la maison Orline, qu'il lui semblait encore faire un rêve. Elle avait reçu tant de preuves d'estime et d'amitié de la part de la princesse, Olga la traitait avec tant de délicatesse, que l'orpheline ne pouvait croire à une si belle réalité.

Cependant, elle se fit bien vite à sa nouvelle position, car ses instincts la portaient vers tout ce qui était élégant et riche.

La seule chose pénible pour elle fut de quitter le deuil de sa bienfaitrice, sur une prière réitérée d'Olga.

La princesse, comme la plupart des dames russes de son temps, n'aimait pas qu'on portât le deuil dans sa maison, et il fallut céder sur ce chapitre.

Si douce que fût l'existence d'Ariadne, comparée avec ce qu'elle avait pu craindre, le cœur de la pauvre enfant était cruellement éprouvé par des scrupules chimériques. Elle craignait de faire tort à Olga par sa présence, et finit par le dire à sa compagne.

La princesse rassura l'orpheline, mais d'une manière qui fit une autre plaie à son cœur tant de fois blessé.

—Aucun doute, dit la grande dame, ne peut effleurer celle que je protége de mon hospitalité. Vous êtes saine et sauve chez moi, mademoiselle.

Ariadne remercia, mais le cœur gros. Il lui en coûtait de ne pas être estimée pour elle-même! Il fallait bien se faire à cette idée cependant, car rien ne pouvait réparer l'outrage du passé.

La princesse avait exigé d'Olga qu'elle ne révélerait pas le passé à son amie: c'était la seule condition qu'elle avait mise à l'admission d'Ariadne chez elle.

La maison Orline était grandiosement ouverte et fort bien fréquentée; on y donnait à dîner tous les mardis, on y dansait deux fois par mois pendant l'hiver; une loge aux Italiens employait un autre jour; cette loge fut pour Ariadne une source de joies indescriptibles.

La princesse s'en servait peu; elle y envoya sa fille avec Ariadne et un chaperon quelconque, choisi parmi les nombreuses parentes laides, pauvres et âgées auxquelles elle cherchait charitablement à faire plaisir de temps en temps. Là, Ariadne apprit tout ce que la musique peut donner d'extases à une âme vraiment faite pour la sentir, et son talent y prit plus de force et de maturité.

Elle était chez la princesse depuis deux mois environ, lorsqu'un lundi, à l'opéra Italien, elle remarqua, braquée sur elle, une jumelle obstinée qui semblait vouloir attirer son attention.

Elle feignit d'abord de ne point l'apercevoir, mais les deux verres entêtés la suivaient avec tant de persistance qu'elle prit le seul parti en pareil cas: elle s'arma à son tour de son binocle, promena un regard distrait dans la salle, le laissa tomber dédaigneux et froid sur la jumelle insolente, et revint à son indifférence.

La jumelle disparut, et, au lieu des deux gros verres ronds dans leur gaîne noire, Ariadne aperçut les yeux non moins gros, ronds et noirs, du général Frémof.

La jeune femme ne put réprimer un mouvement; elle n'avait vu le général qu'une fois, à son second concert, mais le souvenir de la plus vive douleur de sa vie était lié à ce visage de viveur, et elle ne pouvait plus l'oublier.

En vain voulut-elle penser à autre chose, s'absorber dans la musique, s'isoler dans des pensées sereines et généreuses, elle ne le put; le regard de cet homme et le souvenir de ses paroles la poursuivirent sans pitié jusqu'au matin, durant les longues heures d'une insomnie fiévreuse.

—Pourvu, se disait-elle, que je ne le revoie jamais!

Elle n'osait l'espérer; pourtant, c'était quelque chose que d'avoir passé deux mois sans rencontrer cet homme qui lui était odieux.

Elle ne fut pas si longtemps avant de le revoir.

Le jeudi suivant, c'était jour de soirée dansante, il arriva de bonne heure, en homme qui veut profiter d'un bon moment de causerie avant l'arrivée des importuns.

—On a été longtemps sans vous voir, général! dit la princesse en lui indiquant un siége auprès d'elle.

—J'ai été faire un tour dans mes terres, répliqua le général, je suis parti le lendemain d'un fort beau concert à la salle des Chantres...

Ses yeux glissaient du côté d'Ariadne, la princesse s'en aperçut.

—Celui de mademoiselle probablement, dit-elle avec un petit geste de son éventail.

Le général profita d'une nouvelle arrivée pour rapprocher son siége de la chaise d'Ariadne.

—Je suis déjà, dit-il, un de vos plus chauds admirateurs, mademoiselle, et—il baissa imperceptiblement la voix—il ne tiendra qu'à vous que je le devienne davantage.

Ariadne sentit l'insulte et rougit de la tête aux pieds. Ses épaules superbes se rosèrent tout à coup, et le général les contempla avec l'air d'un amateur devant un tableau de maître.

Les arrivants entouraient la princesse; la jeune fille se recula pour leur faire place, mais le général n'était pas homme à se laisser décontenancer.

—Inscrivez-moi, au moins, dit-il plus bas encore; si votre cœur est pris pour le moment, souvenez-vous que j'ai retenu mon tour.

—Monsieur! dit Ariadne entre ses dents serrées, vous êtes un lâche!

La princesse se retourna vivement. Seule de tout le groupe elle avait entendu non la provocation, mais la réponse; le regard que le général avait jeté sur Ariadne l'avait sans doute mise en défiance.

—Général, dit-elle, on joue là-bas, et vous ne dansez pas que je sache; faites place aux danseurs.

Le général s'éloigna en se dandinant, non sans ajouter une œillade assassine au bagage de sottises qu'il venait de déposer aux pieds d'Ariadne.

Le seul moyen d'excuser sa conduite est d'avouer qu'il professait la plus mauvaise opinion de toutes les femmes en général et en particulier; c'était un de ces hommes trop faibles pour avoir un caractère, qui en empruntent un tout fait, et qui le plus souvent le choisissent fort mal. Il était tellement sûr de la perversité féminine, qu'il avait calomnié Ariadne exactement comme il eût avalé un verre d'eau; il venait à présent de l'insulter avec la même facilité; il lui croyait un nombre indéfini d'aventures depuis la première; quoi de plus naturel que de rappeler à une jolie femme, pas cruelle, qu'il tenait ses hommages à sa disposition?

La princesse avait vu le mouvement d'Ariadne, elle avait entendu ses paroles; craignant quelque accident, elle essaya une diversion qui réussit.

—Monsieur Constantin Ladof, dit-elle en poussant un jeune homme qui lui parlait devant Ariadne encore pâle; mademoiselle Ranine.

—Mademoiselle, voulez-vous me faire l'honneur de m'accorder la première contredanse? dit la voix musicale de Constantin Ladof.

Ariadne pâlit, rougit, s'inclina machinalement, passa son bras sous celui du cavalier et respira plus à l'aise en se trouvant admise dans les rangs du quadrille.

—Ah! mademoiselle, lui dit son danseur, si vous saviez le mal que je me suis donné pour arriver à vous connaître! Votre voix m'avait fait une telle impression, que je suis resté deux nuits sans dormir. Ce sont les anges qui vous ont appris à chanter de la sorte! Savez-vous que,—c'est bête de l'avouer, ici surtout, pendant qu'on danse,—mais vous m'avez fait pleurer!

Ariadne regarda celui qui lui parlait. Les yeux bleus du jeune homme étaient aussi sincères, aussi honnêtes que ses paroles. Elle sourit et répondit de bonne grâce. Celui-là au moins ne la méprisait pas.

Vers la fin de la soirée, comme on se retirait, le général Frémof, toujours content de lui, s'approcha de la maîtresse du logis pour prendre congé, et reçut un compliment fort inattendu.

—Vous êtes un mauvais sujet, général, dit la princesse à demi-voix d'un air de reproche; c'est fort gentil les mauvais sujets, mais entre célibataires, ou bien chez les vieilles femmes qui ne craignent plus rien; moi, j'ai des demoiselles à marier; vous reviendrez me voir quand il n'y aura plus de jeunes filles dans la maison.

—Entendre, c'est obéir! dit galamment Frémof en baisant la main qui le mettait à la porte. Tâchez que ce soit bientôt, princesse.

La princesse ne put s'empêcher de rire. Cependant Ariadne ne devait pas se remettre de cet affront.


XXII

—On peut me parler ainsi! pensait la jeune cantatrice assise sur le petit canapé de sa chambre dans l'état de découragement qui suit les grandes indignations; il y a des hommes qui croient avoir le droit de m'insulter, froidement, de propos délibéré! Comment me justifier? Qui me sauvera? Qui leur criera à la face: Vous mentez lâchement!

Ariadne n'attendait de secours de personne; aussi prit-elle dès lors la résolution de se retirer de plus en plus du monde au milieu duquel elle vivait. Le sacrifice fut accompli sans apparat, sans retours amers, et même sans regrets. Ce monde n'était pas fait pour elle, elle n'y pouvait rencontrer aucune sympathie sérieuse; elle le traverserait comme un oiseau de passage parcourt les pays qui le séparent du nid. L'art était sa vraie patrie, c'est dans l'art qu'elle trouverait les joies qui la récompenseraient de tant de peines.

Cette résolution lui inspira ce grand calme qui se posait sur elle de temps en temps à la fin de ses luttes intérieures.

Deux années la séparaient encore du terme fixé par elle pour ses peines; elle en prévit la fin sans efforts et sans impatience.

Le lendemain de ce bal, la princesse parut au déjeuner avec l'air affable et courtois qui faisait partie de son visage; cette sérénité qui ne se démentait jamais n'était pas jouée, car la princesse, suivant une expression vulgaire, n'était pas de ceux qui se laissent démonter; les calamités n'avaient pas épargné sa tête aristocratique; elle avait aimé et pleuré un mari jeune; mais, avec les années, elle s'était fait une sorte de philosophie résignée, que son visage annonçait à ceux qui n'étaient pas admis à partager ses pensées secrètes. Disons que le nombre de ceux à qui elle communiquait ses idées était extrêmement restreint.

Ce fut donc avec un visage souriant qu'elle déjeuna en compagnie des deux jeunes filles. En se levant de table, après avoir écarté sa fille sous un prétexte insignifiant, elle passa dans la serre pour y prendre le café, comme d'habitude, et tout en marchant, elle dit à Ariadne de sa voix mélodieuse:

—Le général Frémof s'est permis, je crois, avec vous, quelque plaisanterie peu convenable?

La jeune artiste pâlit et réprima un frisson, mais elle devait répondre et répondit:

—Oui, princesse.

—Eh bien! fit la grande dame en s'asseyant, il ne reviendra plus. Je vous dis ceci, mon enfant, pour que vous compreniez combien j'ai à cœur de vous défendre contre toute impertinence. Vous ne serez point offensée si je vous demande, de votre côté, d'être aussi prudente que possible. Sur ce point, d'ailleurs, je n'ai point d'inquiétude.

Elle sourit; ce sourire congédiait Ariadne, qui murmura quelques paroles de remercîment et se retira plus loin.

C'était une protection, celle-là, et bien inespérée; pourtant, la jeune fille se sentit froissée; la princesse aurait dû comprendre qu'elle n'avait pas besoin de lui conseiller la prudence. Cependant, Ariadne fit taire ce regret et s'imposa de ne penser qu'au bienfait.

L'hiver s'écoula de la sorte. Rien ne dérangea l'ordre des soirées des théâtres, des réceptions de toute espèce, jusqu'au carême.

Ariadne apparaissait aux bals de la princesse, dansant avec quelques jeunes gens insignifiants quand on manquait de vis-à-vis, et se renfermait dans une atmosphère de glace si elle voyait s'approcher quelque cavalier plus brillant.

Cette sage conduite lui valut en mainte circonstance les éloges de la princesse, qui ne pouvait s'empêcher d'admirer tant de retenue et de discrétion. A plusieurs reprises elle lui exprima toute la satisfaction qu'elle ressentait à la trouver digne de son estime et de sa confiance. Par là Ariadne se fit une amie, et la princesse n'était pas femme à donner facilement son amitié.

Parmi les jeunes gens insignifiants avec lesquels Ariadne dansait parfois se trouvait Constantin Ladof. Il était de bonne famille; autrement, la porte de la noble maison ne se fût pas ouverte devant lui. Il possédait quelques milliers de roubles de revenu, mais c'était peu de chose dans un milieu où le luxe le plus extravagant était considéré comme une des premières conditions de l'existence. Il avait pour lui un grand avantage: c'était de n'avoir aucune parenté et d'être absolument libre de ses actions; mais qu'importait cet avantage à des gens accoutumés à chercher, dans les familles des gens qui les entouraient, des leviers ou des marchepieds vers une fortune plus rapide ou plus considérable?

Constantin Ladof était donc un jeune homme aimable et sans conséquence. De plus, au lieu de revêtir l'habit militaire, qui donne tant de grâces et qui conduit rapidement aux places en vue, il avait eu la malencontreuse idée de prendre du service dans un ministère. Or, un fonctionnaire civil est à cent piques, comme prestige, au-dessous d'un militaire. Officier de la garde, Ladof eût été un brillant jeune homme; employé dans un ministère, il n'était plus qu'un gentil garçon, ce qui n'était pas du tout la même chose.

Les mères russes laissent trop volontiers voltiger autour de leurs filles ces jeunes gens sans conséquence qu'elles ont vu grandir, qu'elles tutoient souvent; ils leur paraissent aussi insignifiants que les insectes des soirs d'été; peut-être elles-mêmes trouvent-elles une jouissance secrète d'amour-propre à se voir courtisées, adorées par ces gamins aimables. Elles sont pour eux moins que des mères, presque des tantes; avec l'âge, l'enthousiasme juvénile disparaît; mais l'amitié, la confiance, l'estime réciproque restent presque toujours. C'est là ce qui explique la grande quantité de jeunes gens de vingt-cinq à trente-cinq ans qu'on rencontre dans les salons des femmes d'environ quarante ans, qui ont renoncé à la coquetterie, mais non au délicat plaisir d'être flattées et encensées.

Malheureusement, ce beau tableau a son côté sombre. Les jeunes filles qui grandissent dans cette atmosphère de déférence courtoise et chevaleresque y prennent l'habitude de la coquetterie journalière, passée presque à l'état de nécessité. Maman est si belle et rit si bien avec les jeunes gens! Pourquoi sa fille n'en ferait-elle pas autant?

Mais «maman», si elle le voyait, gronderait sévèrement sa fille; aussi la jeune demoiselle se garde-t-elle bien d'employer son petit arsenal de gentillesses et de ruses sous les yeux de sa mère; elle fait la coquette dans les petits coins, en présidant au thé qu'elle fait servir dans le grand salon, pendant qu'elle-même retient autour de la table, couverte de friandises, les jeunes gens encore en disponibilité, ou bien qui sont relayés dans leur office de cavaliers servants auprès de la châtelaine par les nouveaux arrivés.

Constantin Ladof papillonnait donc à l'aise chez la princesse Orline, et celle-ci lui accordait autant d'attention et de bienveillance qu'à quelque beau chien de race habitué à venir manger du sucre dans sa main. Ladof étant sans conséquence, rien ne l'empêchait d'aller et de venir, l'après-midi ou le soir, d'apporter de la musique, d'accompagner Ariadne quand on la priait de chanter, de jouer à quatre mains avec Olga quand celle-ci était contrainte de se mettre au piano, ce qui lui arrivait le plus rarement possible; c'était Ladof qui se chargeait de procurer des billets de concert ou de spectacle; c'était lui encore qu'on envoyait chercher des glaces quand on avait trop soif; mais ce n'était pas lui qui les payait, la princesse ayant déclaré une fois pour toutes qu'elle n'acceptait rien de personne, excepté les attentions et les politesses.

Ariadne savait que Ladof était un jeune homme sans conséquence; la princesse s'était librement expliquée à ce sujet, un jour qu'Olga s'étendait un peu trop longuement sur les mérites de cet aimable garçon; aussi s'était-elle permis de causer quelquefois avec lui, et même de lui donner une sorte de clef de son âme.

Constantin Ladof, seul au monde, savait à quoi pensait Ariadne lorsque ses yeux étranges semblaient se retirer du monde des vivants pour regarder un rêve intérieur. Il le savait pour l'avoir demandé.

—A quoi donc pensez-vous, mademoiselle, quand vous ne voyez plus personne?

Ariadne l'avait regardé un instant, et avait répondu de sa voix grave:

—J'entends quelque chose qui chante en dedans de moi.

Constantin l'avait regardée à son tour et n'avait pas répondu. Ce silence, par lequel elle s'était vue comprise, avait ouvert le cœur d'Ariadne; avec Ladof, elle pouvait parler d'art, car il aimait passionnément la musique; avec lui, elle se sentait estimée et honorée.

Un jour, s'enhardissant à parler pendant que tout son être était glacé de terreur à la pensée de la réponse qu'il pouvait lui faire, elle lui avait demandé:

—Savez-vous, monsieur Constantin, qu'on a dit beaucoup de mal de moi?

A quoi le jeune homme, qui avait entendu en effet répéter ces calomnies dont Ariadne était victime, avait répondu en haussant les épaules:

—Les imbéciles! Qu'est-ce que ça fait? Vous êtes bien trop bonne de vous en souvenir.

A ces paroles, Ariadne avait fermé les yeux pour savourer la joie chaude et lumineuse qui venait de passer en elle. Elle était donc estimée de ce jeune homme blond, aux yeux bleus, au visage honnête et intelligent. Elle avait un ami!

Un autre jour, cet ami, après avoir causé une heure avec elle,—Olga avait fait tous les frais de leur conversation,—lui dit tout à coup:

—Vous êtes la meilleure créature qu'il y ait au monde! Si j'avais une sœur, je la voudrais comme vous, ou plutôt je voudrais que ce fût vous.

—Je ne voudrais pas que vous fussiez mon frère, pensa Ariadne.

Mais elle ne mit aucune amertume à cette pensée, et tendit amicalement la main à celui qu'elle eût voulu voir lui appartenir par un lien plus proche et plus intime que la fraternité.

Peu à peu elle s'habitua à laisser Ladof pénétrer dans son cœur; il eut une place dans ses pensées de chaque heure. Jusqu'alors elle avait cherché dans les rôles qu'elle étudiait l'expression poétique et passionnée du sentiment maternel; elle y chercha l'amour et le trouva. Sa voix magnifique fit frémir les cordes du piano dans des accents de tendresse exaltée qu'elle n'avait jamais soupçonnée.

—Il y a donc autre chose que l'art! se dit Ariadne vaincue, en sentant pénétrer en elle la douceur d'un sentiment qui amollissait les fibres trop tendues de son âme. Je ne m'appartiens plus. S'il le voulait, je renoncerais au théâtre.

C'était le plus grand sacrifice qu'Ariadne pût faire; elle l'offrit à Constantin dans le fond de son cœur, mais personne n'en eut connaissance, car les résolutions d'Ariadne étaient un secret entre elle et sa conscience.

Constantin était loin de rêver ce sacrifice,—aussi loin de le rêver que d'en soupçonner la cause. Il allait et venait comme un maître dans le cœur de l'orpheline sans s'en apercevoir, car il avait dit l'expression exacte de sa pensée: il l'eût voulue sa sœur, et rien de plus. Il l'eût voulue sa sœur parce qu'elle aimait Olga, et qu'il était amoureux fou de la jeune princesse Orline.

Olga, tout en marivaudant pour ne pas perdre ses droits, n'était pas d'humeur à se laisser entraîner dans une coquetterie réglée; elle se souvenait encore trop bien de l'institut pour que l'idée de se compromettre le moindre peu par une parole ou un simple regard ne lui fît pas éprouver une impression désagréable.

Aussi avait-elle brusqué Ladof dès l'offrande timide de ses premiers hommages, et brusqué assez pour qu'il crût prudent de se retirer pendant quelque temps. C'est pendant ce temps où, amoureux timide, mais résolu, il regardait son idole, qu'il fit mieux connaissance avec Ariadne et qu'il s'en fit aimer certes sans le vouloir.

L'hiver s'était écoulé, puis le printemps; la princesse avait loué une magnifique villa à Pavlovsk, car elle aimait la vie mondaine et se décidait rarement à «aller s'enfouir», selon sa propre expression, dans ses terres lointaines.

Cet été-là fut plein de jouissances exquises pour Ariadne. Elle ne savait de la nature que ce que les arbres du jardin de l'institut avaient pu lui apprendre. Les fleurs, la verdure, les nids et les ombrages du grand parc de Pavlovsk versèrent à flots dans son âme les émotions neuves et délicieuses d'un aveugle qui ouvrirait les yeux à la lumière. Elle ignorait si c'était l'amour naissant ou la beauté des vieux arbres qui faisait chanter en elle tant de voix inconnues. Que lui importait? Les voix chantaient, et elle les écoutait en extase; cela suffisait à la remplir de joie.


XXIII

Un soir de juillet, c'était un lundi, jour aristocratique, une assemblée de choix écoutait l'orchestre de Johann Strauss, alors dans le plus fort de sa vogue, et naturellement la princesse Orline, avec sa fille et la jeune cantatrice, siégeait à l'endroit le plus commode du jardin, dans l'éclat d'une toilette arrivée la veille de Paris. Son escorte habituelle, un peu moins nombreuse peut-être qu'en ville, lui formait une garde d'honneur, et Constantin Ladof, venu par le train de sept heures et demie, jouissait de la société de mademoiselle Olga, ce soir-là plus humaine que de coutume. Ariadne écoutait l'orchestre; elle avait donné son cœur à Ladof; mais quand l'art parlait, sa voix était encore plus puissante que tout le reste.

—Bah! répondit Olga à une phrase de Ladof, les hommes se répandent tous en promesses, et, quand on veut les amener à agir, ils reculent bravement.

—Les livres qui vous ont dit cela vous ont trompée, mademoiselle, répliqua Constantin, car je puis vous jurer...

—Quoi?

—Que si vous daigniez m'ordonner quelque chose...

Olga regarda dédaigneusement le jeune homme au travers de ses longs cils à demi baissés.

—Je le ferais! conclut Ladof,—je le ferais au prix de ma vie.

—Quelle idée!... murmura Olga troublée malgré elle par l'accent chaleureux et le regard sincère de Ladof.

—Mettez-moi à l'épreuve! dit le jeune homme, enhardi par un crescendo de l'orchestre qui devait continuer quelque temps encore et finir par un tutti bruyant.

—Pourquoi voulez-vous que je vous mette à l'épreuve? demanda faiblement Olga, qui entendait la réponse avant qu'elle fût prononcée.

—Parce qu'un pauvre diable comme moi ne peut se permettre d'aimer une personne telle que vous que s'il a fait quelque chose pour se rapprocher d'elle. Vous êtes trop riche, mademoiselle, et d'une famille trop illustre pour que j'ose demander votre main, et pourtant je vous aime; oui, je vous aime plus que ma vie!

Constantin parlait d'une voix contenue, les yeux baissés, car deux cents personnes pouvaient se retourner au plus léger bruit, et la princesse était à deux pas. Mais, en terminant, il leva les yeux sur la jeune fille et rencontra un regard bien étrange; il y avait là une interrogation et presque une promesse à la fois.

—Feriez-vous vraiment quelque chose pour moi? demanda Olga en jouant avec son éventail.

—Tout!

—Eh bien! arrangez-vous pour que ce monsieur quitte Pavlovsk; je ne puis pas le voir!

Ladof suivit la direction de l'éventail, et aperçut le neveu de madame Batourof, qui avait fait partie du trio de l'institut.

—Que vous a-t-il fait? demanda ingénument le jeune homme.

—Qu'importe? murmura Olga. Je le hais.

Constantin devint sérieux; une telle parole dans la bouche d'une jeune fille du grand monde prenait une portée extraordinaire.

—Vous voyez bien, reprit Olga en souriant d'un air railleur, que j'avais raison de dire: tout se passe en promesses!

—Non, mademoiselle! fit résolûment Ladof; mais un homme que vous haïssez, que vous avez des raisons pour haïr, doit en effet disparaître, et disparaîtra. Mais il faudrait savoir...

—Venez demain, dans l'après-midi, dit Olga; nous trouverons un moment pour causer, et je vous dirai pourquoi je le hais.

Le morceau finissait. Il leur fut impossible d'échanger un mot de plus. La soirée s'acheva de même.

Olga, rentrée chez elle, se demanda pourquoi elle avait dit une chose si compromettante à Ladof. Il lui était maintenant bien difficile de reculer... La vérité est que ce séjour de Pavlovsk, si délicieux pour Ariadne, était pour la jeune princesse un supplice de tous les instants.

A tout moment, elle rencontrait Batourof, et celui-ci mettait à la regarder une affectation de malice sournoise qui réduisait à la fureur la fière Olga, jusque-là si hautaine. Elle eût voulu réduire en poudre l'insolent qui lui rappelait le souvenir d'une sottise qu'elle croyait avoir oubliée. Et quand il la regardait, non-seulement elle souffrait dans son orgueil de femme, mais elle sentait peser sur elle l'infortune d'Ariadne, et les aiguillons du remords et de la honte déchiraient son âme altière.

Batourof n'avait pourtant pas le cœur méchant, mais il était taquin; il lui plaisait, comme il disait, de «vexer la petite Orline».

Il n'avait pas eu de vues vraiment ambitieuses en visitant l'institut; aucune parole, aucune action inconvenante n'avait été commise pendant les visites; Olga n'avait à rougir d'aucune familiarité malséante de sa part, ces visites ayant été de simples gamineries; et, s'il avait su combien il irritait la jeune fille, il eût peut-être renoncé au plaisir de la regarder ainsi; mais, en attendant, c'était une taquinerie excellente, et il n'avait garde de s'en priver.

Olga, cependant, était arrivée à un degré de rage concentrée qui la rendait dangereuse: elle eût tué Batourof sans regret pour le faire disparaître de ce monde.

En parlant à Ladof, elle avait agi sous l'empire d'une surexcitation nerveuse, produit de sa longue colère comprimée; le sang-froid lui revenant, elle eut grande envie de se rétracter; mais elle était peut-être moins insensible à l'amour de Constantin qu'elle ne voulait se l'avouer à elle-même. A vrai dire, elle pensait à lui depuis le jour où sa mère avait arrêté par une réprimande indirecte l'expression naïve de sa sympathie pour ce jeune homme.

Beaucoup de passions romanesques se sont développées en secret dans le cœur des jeunes filles parce que leur mère avait réprimé sévèrement leur première expansion confiante sur le compte d'un monsieur quelconque.

Olga espérait vaguement que Ladof ne viendrait pas: peine perdue!

A quatre heures, il était sur la terrasse, causant avec la princesse, d'un air moins indifférent qu'à l'ordinaire, toutefois.

Il n'était pas de ceux qui promettent pour ne pas tenir, et la conduite d'Olga avait été assez étrange pour lui permettre les suppositions les plus variées et les moins rassurantes.

Une heure s'écoula avant qu'il pût descendre au jardin; enfin, une dame invitée pour le dîner ayant fait son apparition, le jeune homme s'empressa de descendre les quelques marches qui séparaient la terrasse du jardin: il y trouva Olga qui, depuis une heure au moins, tournait autour du parterre avec toute la patience et la régularité d'une jeune lionne en cage.

Cette heure d'attente lui avait fait beaucoup de mal, car, en commençant sa promenade, elle était décidée à tourner tout en plaisanterie; mais, vers le second quart d'heure, elle avait vu passer Batourof qui l'avait saluée en clignant de l'œil, et cette apparition avait complétement retourné ses idées; elle attendait désormais Ladof comme un ange libérateur.

—Eh bien! mademoiselle? dit celui-ci en arrivant auprès d'elle.

—Eh bien! monsieur, il faut que M. Batourof meure, ou bien qu'il cesse la conduite indigne qu'il tient avec moi depuis si longtemps.

Ladof, stupéfait, restait devant elle, pâle d'indignation, n'osant croire ses oreilles.

—Oui, s'écria Olga; parce que j'ai eu la faiblesse de vouloir rire un jour à l'institut,—pas seule, monsieur, avec d'autres,—parce que M. Batourof s'est dit mon amoureux et m'a apporté des bonbons, il se croit en droit maintenant de me regarder de la façon la plus offensante... Je le hais, je le hais! répéta Olga en frappant du pied.

Elle fondit en larmes tout à coup. Heureusement les buissons du parterre les cachaient aux yeux des spectateurs de la terrasse. Ladof osa l'interroger, et apprit enfin de quoi au juste se composaient les torts et les griefs de la jeune princesse Orline.

—C'est très-grave, dit-il.

A vingt-trois ans, on trouve ces choses-là très-graves.

—Vous serez obéie, mademoiselle, reprit-il, quoi qu'il puisse arriver.

Olga se repentit d'avoir parlé. En théorie, il est très-commode de faire disparaître un homme; mais quand la pratique se compose d'un duel,—et la jeune fille était assez intelligente pour comprendre qu'il y aurait un duel,—le point de vue change totalement.

—Monsieur, dit-elle timidement, n'y aurait-il pas moyen?...

—Olga, fit la voix de la princesse, Olga, où donc es-tu?

La jeune fille s'enfuit, non sans avoir offert la main à Ladof, qui n'eut pas seulement le temps de la baiser.

Pendant la soirée, Olga fut d'une pâleur qui parut de mauvais augure à la princesse; on l'envoya se coucher à neuf heures, et la pauvre enfant en fut enchantée, car elle était en proie à des inquiétudes sans nombre.

Quand elle se fut mise au lit, avec une soumission qui provenait uniquement de la crainte d'une visite de sa mère, elle appela Ariadne, dont la chambre était contiguë à la sienne.

—Écoute, Ariadne, fit la jeune enthousiaste, il faut que j'allége ma conscience; je suis bien coupable envers toi!

Tout en parlant, Olga se demandait à quel propos ce débordement de confession, mais elle était sur la voie des épanchements; sa nature honnête, longtemps comprimée, demandait à se redresser.

—Toi! envers moi? fit Ariadne.

—Oui, assieds-toi sur le lit et donne-moi ta main. Et d'abord, jure-moi que, quoi que je te dise, tu ne cesseras pas de m'aimer.

—Je te le promets! dit Ariadne en souriant.

—Eh bien! vois-tu, quand on t'a si méchamment renvoyée de l'institut, il y avait des coupables, tu le sais?

Ariadne fit un signe de tête. Il lui coûtait d'entendre rappeler ce souvenir douloureux.

Olga détourna un moment la tête, mais sa droiture et son courage reprirent le dessus.

—Il y avait des demoiselles qui avaient fait des sottises, et parmi elles, il y avait...

—Qui? fit innocemment Ariadne.

—Moi! répondit Olga en s'accoudant sur son oreiller.

—Toi! répéta Ariadne d'un air rêveur, mais moins étonnée que son amie et elle-même l'auraient pensé. Toi! C'est pour cela que tu as été si bonne!

—Tu m'en veux beaucoup, dis? fit Olga en lui secouant fortement la main.

—Non, répliqua lentement Ariadne, non... tu m'as montré beaucoup d'amitié... et ce n'est pas toi qui m'as fait renvoyer!

—Pour cela, non! s'écria Olga en s'asseyant dans son lit; non et non! C'est cette horrible Grabinof qui a tout inventé, et la supérieure, qui ne valait pas mieux, savait très-bien que c'était moi!

Alors la jeune princesse raconta à son humble amie les scènes qui avaient accompagné son départ, et elles finirent par rire toutes deux au souvenir des niches sans nombre faites alors à leurs dames de classe.

Les souvenirs d'enfance, même ceux des plus mauvais jours, ont la propriété de tourner facilement au comique.

Malgré la gravité de la confession d'Olga, malgré les tristesses de toute sorte que cette confession remuait dans le cœur d'Ariadne, la princesse, en venant s'assurer de l'état de sa fille, les trouva toutes deux en train de rire jusqu'aux larmes.

—Mais vous avez la fièvre, Olga, dit-elle à sa fille. Est-il permis de s'agiter de la sorte!

Elle arrangea ses couvertures et son oreiller, et se retira quand la chambre eut pris l'apparence calme et somnifère qui convenait à un petit accès de fièvre.

En effet, Olga souffrait et devait passer une nuit d'insomnie cruelle.

Il en fut de même pour Ariadne, mais celle-ci se rappelait les amertumes de sa vie passée, tandis qu'Olga, le cœur allégé par ses confessions, voyait l'avenir gros de nuages menaçants.


XXIV

Constantin Ladof, bouillant d'une noble colère, se dirigeait vers la caserne du régiment de Batourof; mais il se rappela fort à propos que tout le monde était probablement à table, et lui-même se dirigea vers le restaurant du Vauxhall.

—Que faut-il servir à monsieur? fit le garçon empressé, car il n'y avait guère de consommateurs.

—Ce que vous aurez de bon, répondit Ladof distrait.

On lui servit un dîner excellent et très-copieux, qu'il mangea par distraction; sa distraction devait être bien forte, car, en lisant l'addition, il fit un soubresaut.

—Comment! j'ai mangé tout cela? dit-il au garçon ébahi.

—Mais oui, monsieur, rappelez-vous: le caneton aux petits pois, le...

—Oui, oui, murmura Ladof, je pensais à autre chose, en effet...

Il paya et sortit, stupéfait de voir qu'on peut manger prodigieusement au moment où les sentiments les plus contradictoires luttent dans le cœur.

Après avoir pris une tasse de café et fumé un cigare, Ladof se rendit à la caserne. Batourof venait précisément de rentrer, et changeait de toilette pour la soirée. Constantin se rendit à sa chambre.

—Tiens, bonjour! s'écria le jeune officier en voyant entrer son ex-ami, c'est gentil à toi de venir me voir.

—Je ne viens pas te voir, répondit Ladof, que cet accueil cordial mettait mal à l'aise, c'est-à-dire...

Batourof éclata de rire.

—Si tu n'es pas venu me voir, dit-il, admettons que je rêve. Prends un cigare pendant que j'achève ma toilette, tu permets? Il y en a d'excellents dans la boîte en dessous, pas celle de dessus, ceux-là sont pour les intrus, mais toi, tu es un ami, un vrai! Prends-en un bien sec, ceux de dessus sont humides.

Machinalement, Constantin étendait la main vers la table; mais il se souvint qu'il n'était pas venu pour fumer les cigares de Batourof, et rentra dans son rôle.

—Je désirerais avoir une explication avec toi, dit-il d'un ton sévère.

—Une explication? Dix explications, mon cher, autant d'explications que tu voudras. Tiens, passe-moi donc la brosse qui est sous ta main gauche. Mon animal de brosseur n'a qu'une idée bien vague de ses devoirs.

Constantin prit la brosse et la tendit à son ex-ami, qui se mit à brosser son uniforme avec énergie.

—Eh bien! que veux-tu que je t'explique? dit-il tout en travaillant ferme.

—Ta conduite n'est pas convenable, et je suis venu t'en demander raison.

Constantin termina cette phrase par un ouf! intérieur. Il ne s'était pas imaginé qu'il fût si difficile de provoquer un jeune fat.

—Hein? fit Batourof, qui resta la brosse en l'air, l'uniforme suspendu à sa main gauche, les yeux écarquillés, la bouche ouverte, tel enfin que, si Ladof l'avait regardé, il aurait probablement éclaté de rire; mais il regardait ailleurs, dans le vide.

—Tu as bien entendu, reprit le champion de la princesse Olga; je viens te demander raison de ta conduite.

—Quelle conduite? Quelle raison? Ma parole d'honneur, tu as perdu l'esprit, Ladof!

Les bras de Batourof retombèrent, et son uniforme aussi; ce que voyant, il le ramassa, l'endossa, et vint s'asseoir en face de Constantin d'un air fort grave.

—Tu viens me provoquer en duel? Et pourquoi, s'il vous plaît? Ai-je marché sur la patte de ton chien, cravaché ton cheval, ou...?

—Trêve de plaisanteries, fit Ladof d'un ton irrité. Tu persistes lâchement...

—Eh? fit le jeune officier en se levant.

—... Lâchement, répéta Ladof, à insulter par tes railleries une jeune fille digne de tous les respects; cette conduite est indigne d'un galant homme.

—J'insulte une jeune fille, moi? dit Batourof en se frottant les yeux. Mais je rêve! Je rêve, ou tu es fou, Ladof! Je n'ai jamais insulté de jeune fille.

—Il est inutile de nier. Vous ne faites qu'aggraver vos torts, répéta Constantin, entré, non sans peine, dans son rôle de provocateur. Je désire épouser la jeune fille à laquelle vous manquez journellement de respect...

—Mais nomme-la, ta jeune fille! Du diable, si j'ai manqué de respect à quelqu'un! du moins, à quelqu'un que tu veuilles épouser, car je ne suis pas toujours très-respectueux, j'en conviens, mais ce n'est pas dans un monde où tu irais chercher une fiancée...

—Cessez de railler. La jeune fille qui m'envoie...

—Elle t'envoie, à présent! Eh bien, c'est complet! Puis-je au moins savoir son nom?

—Toute feinte est inutile, répliqua Constantin d'un ton ferme. Quand pourrai-je vous envoyer mes témoins?

Batourof regarda son ami, fit un geste d'humeur et s'assit à son bureau.

—Tout de suite, si tu veux, dit-il d'un ton bourru. S'il faut que je me batte avec un fou j'aime autant en avoir fini le plus tôt possible.

Ladof se leva, salua gravement son ami et sortit d'un pas compassé.

Il eut quelque peine à trouver des témoins,—non que la chose en soi fût difficile,—mais tout le monde était à la musique ou à la promenade, et il finit par se résigner à aller chercher ceux qui pouvaient le servir là où il y avait quelque chance de les rencontrer.

C'est au Vauxhall, entre une valse de Strauss et l'ouverture du Barbier, qu'il racola un premier témoin; il put se procurer le second une demi-heure plus tard, pendant l'exécution du pot pourri fort en vogue alors et qu'on appelait le Tour de l'Europe. La France y était peu fastueusement représentée par Malbrough s'en va-t-en guerre, et c'est sur cet accompagnement belliqueux que Ladof expliqua sa querelle à un jeune sous-lieutenant frais émoulu du corps des porte-enseigne.

Les témoins se rendirent chez Batourof, qui fumait avec rage. Aux premiers mots, dès que le nom de Ladof fut prononcé:

—L'imbécile! Il m'a fait perdre une soirée, s'écria Batourof, une soirée superbe, et j'avais rendez-vous...

Il se mordit les lèvres, et se mit plus posément aux ordres des deux jeunes gens. Il n'avait pas encore de témoins; mais, l'heure s'avançant, il trouva dans la caserne des amis disposés à le seconder.

Le lieu fut choisi: c'était le fossé du fortin qui défend les derrières de Pavlovsk; l'arme était le pistolet; vingt-cinq pas de distance, et le moment, quatre heures du matin, car, dès cinq heures, il aurait fait trop clair.

Là-dessus, on se sépara, et les deux belligérants passèrent, chacun de son côté, une nuit détestable.


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