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Ariadne

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XXV

Le lendemain, à l'heure dite, dans la clarté grise du petit jour, un peu avant le moment où les oiseaux s'éveillent, les six conspirateurs, drapés dans leurs longs manteaux, s'avancèrent à la rencontre les uns des autres, en deux groupes de trois.

L'herbe était humide, une bonne odeur de verdure montait du fossé, et les combattants foulaient aux pieds, sans pitié, le plus joli lacis de perles que jamais rosée eût étendu sur les fines toiles des araignées d'août. Mais ils avaient en tête bien autre chose que le ciel gris perle et les bandes roses de l'orient!

La distance fut mesurée; d'un air aussi résigné que possible, Batourof prit l'arme qu'on lui tendait.

—Permettez, messieurs, dit le plus âgé des témoins, avant de commettre une action irréparable, une explication n'est-elle pas possible entre vous?

Batourof haussa les épaules, et, indiquant Ladof du bout de son pistolet:

—Demandez-lui, dit-il, s'il sait seulement pourquoi il veut se battre!

Le témoin se tourna vers Ladof, et reçut pour réponse:

—Tout arrangement est impossible entre nous.

Les deux adversaires prirent leurs places respectives, et un profond silence régna dans l'attente du signal.

Batourof mâchonnait sa moustache et regardait Ladof en dessous. Ses pensées peuvent se traduire en quelques mots:

—Nigaud, pourquoi veux-tu que je te casse un bras ou une jambe? Tu viens te planter en face de moi sans savoir le danger que tu cours! Je tire très-bien, vois-tu, grand imbécile, et, si je le voulais, je te ferais passer au lit six semaines pour t'apprendre à réfléchir! Mais je me demande pourquoi je te ferais du mal, car tu es évidemment poussé par une main étrangère, et tu n'es pas seulement responsable de ta sottise!

De son côté, Constantin pensa ce qui suit:

—Pauvre Batourof! Il est bien gentil pourtant, et il y a quatorze ans que je le connais. Je portais encore des chemises de soie rouge avec des galons d'or sur des pantalons en velours noir quand j'ai fait sa connaissance chez ma tante, à un arbre de Noël. Mon Dieu! qu'il y a longtemps! Je ne peux pas tuer un vieux camarade qui a toujours été parfait pour moi. Vous l'avez voulu, cruelle Olga, je mourrai pour vous, si le destin le veut.

—Une, deux, trois! fit le témoin en frappant dans ses mains.

Les deux coups partirent, la fumée monta lentement dans l'air humide, et des deux côtés on entendit s'écrier:

—Il a tiré en l'air!

—Il a tiré en l'air, répétèrent Constantin et Batourof, qui franchirent en deux bonds la distance qui les séparait, et tombèrent dans les bras l'un de l'autre en s'appelant: «Mon cher ami!»

Cette effusion terminée, les témoins s'approchèrent, on échangea une quantité prodigieuse de poignées de main, et, l'honneur étant satisfait, on prit rendez-vous pour déjeuner, à onze heures, au restaurant du Chalet; puis les témoins allèrent faire un somme pour compléter leur nuit écourtée, pendant que les adversaires réconciliés, plus intimes que jamais, s'en allaient bras dessus bras dessous faire un tour dans le parc, dont les grilles s'ouvraient aux premiers rayons du soleil.

—Voyons, dit Batourof, à présent qu'il est convenu que tout est fini, dis-moi pourquoi tu étais si féroce hier soir, car je te jure que, sans ton secours, je ne saurais jamais pourquoi nous avons failli nous tuer mutuellement?

—Oh! mon ami, s'écria Ladof, je suis amoureux fou.

Batourof leva les mains au ciel, comme pour le prendre à témoin que tout était expliqué, puis il reprit le bras de Constantin et le serra avec énergie sous le sien.

—Raconte-moi ça, fit-il avec la supériorité que donne le service militaire.

—Vois-tu, reprit Constantin, je suis amoureux d'une étoile; elle est infiniment plus riche que moi, elle est d'une famille...

—Ce n'est pas une grande-duchesse? interrompit Batourof inquiet.

—Non, non!

—Eh bien, alors, tu peux l'épouser; les Ladof peuvent s'allier à tout le monde.

—C'est que sa mère est si fière... et, mon ami, après ce qui s'est passé, j'ai peine à te le dire, mais tu n'es pas gentil avec elle! Je sais bien qu'elle a été imprudente, mais...

—Mais qui donc? s'écria Batourof, en se plantant au milieu du sentier; saurai-je enfin mes torts?

—Olga Orline! murmura Ladof assez embarrassé, et plus vexé qu'il ne voulait le paraître.

—Olga Orline! Ah! je comprends, fit Batourof en riant de si bon cœur qu'il fut obligé de s'asseoir sur un banc qui se trouvait là tout à point. Je comprends sa colère, et la tienne... Il n'y a pas de quoi fouetter un chat, mon cher. Mais d'abord, dis-moi la vérité, c'est elle qui t'a envoyé pour m'expédier dans l'autre monde?

Ladof, confus, répondit par un signe de tête.

—Peste! c'est une femme qui sait se venger! Eh bien! voici la vérité, et je te jure que c'est bien la vérité. On ne s'amusait guère dans le noble institut de ma tante. A son jour de nom, qui se trouvait être au mois de juillet, j'y allai passer la soirée. Après les salutations d'usage, ma vénérable tante, qui, entre nous, ne vaut pas le diable, avait invité ses plus jolies pensionnaires pour servir le thé et émailler de quelques fleurs le corps enseignant. On causa; ces demoiselles se plaignirent de mourir de faim; je proposai, par plaisanterie, de leur apporter à manger,—les Mirsky étaient de la partie;—la belle princesse, avec ses airs mutins que tu connais, nous mit au défi de le faire. Je jurai d'avaler ma tante en travers si elle osait nous en empêcher; un rendez-vous fut pris, un pari engagé, et nous gagnâmes le pari, car nous étions au rendez-vous avec des victuailles... C'est une très-bonne fourchette que ta bien-aimée... elle a un joli appétit!

—Batourof! supplia Constantin.

Son ami sourit et continua:

—Eh bien! si cela te contrarie, je te dirai qu'elle ne mange rien, c'est un sylphe; toujours est-il que le panier y passa. Tu comprends bien que c'était une plaisanterie assez bonne pour durer, et elle a duré,—ce que vivent les roses,—quelques semaines, jusqu'au jour où ma redoutable tante a été avertie; et ce jour-là, ma foi, je n'ai pas pu tenir mon imprudente gageure... C'est elle qui nous a mis à la porte.

Constantin restait soucieux.

Batourof reprit:

—Que veut-elle, ta jolie princesse? Que je cesse de lui faire la grimace quand je la rencontre? Rien de plus facile! Si j'avais cru que cela la fâchât, je ne me serais pas aventuré si loin. Si cela peut te faire plaisir, elle aura mes excuses en ta présence. Est-ce cela?

—J'avoue, dit Ladof rasséréné, que ce sera pour le mieux.

—Eh bien! c'est entendu; quand tu voudras, je serai à tes ordres; et maintenant, si nous voulons faire honneur au déjeuner, je crois qu'il serait sage d'aller dormir une couple d'heures.

Les amis se séparèrent en se serrant la main plus étroitement que jamais.


XXVI

Le soir de ce même jour si héroïquement commencé, tout le monde élégant savait qu'un duel avait eu lieu, entre un civil et un militaire, pour l'honneur d'une demoiselle de l'institut. Comment le motif du duel avait-il été porté à la connaissance du public? c'est ce qu'il serait peut-être difficile d'expliquer sans les toasts répétés qui avaient clos le déjeuner, et parmi lesquels: «A la santé de l'institut de ma tante!» avait été le plus souvent ramené par Batourof. A cela près, tout le mystère désirable avait enveloppé l'affaire.

Quand Ladof, un peu ému,—les mauvaises langues auraient pu prétendre que c'était par suite des libations d'un déjeuner très-prolongé, mais au fond il n'en était rien: c'était uniquement la pensée de l'accueil qu'il allait recevoir d'Olga qui bouleversait l'âme du jeune homme,—quand Ladof se présenta devant la princesse Orline, celle-ci, étendue sur sa chaise longue comme à l'ordinaire, le menaça du doigt en le voyant entrer.

—Arrivez ici, bon sujet, dit-elle en riant; que se passe-t-il donc? Vous pourfendez nos jeunes hussards pour l'honneur des dames? Quel don Quichotte!

Olga, très-pâle, assise à quelques pas derrière sa mère, leva sur Constantin un regard plein de reconnaissance, et peut-être quelque chose de plus. Le pauvre garçon perdit contenance.

—Mon Dieu, princesse, balbutia-t-il, je ne sais quelle sottise on a pu vous dire...

—Probablement la même que vous avez faite, répliqua la princesse avec un sourire qui démentait la sévérité de ses paroles. Voyons, confessez-vous, preux chevalier; qu'est-il arrivé?

—Je ne saurais vraiment... fit piteusement Constantin.

La princesse leva l'index d'un air de commandement; il chercha un prétexte et le trouva.

—On a dit entre jeunes gens, reprit-il, que les demoiselles de l'institut, en général, étaient mal élevées... Je n'ai pu supporter ce dire, qui m'a semblé une injure pour... pour plusieurs maisons que... où j'ai l'honneur d'être admis...

—Notamment la mienne, interrompit la princesse avec un signe de tête approbateur tout à fait grave et digne.

En ce moment, Ariadne entrait sur la terrasse, où avait lieu cette conversation; elle s'arrêta, surprise de la tenue peu héroïque de Ladof, qui avait assez l'air d'un chien de chasse attendant une correction méritée.

—La vôtre, certainement, princesse... et aussi...

—Ainsi, vous avez compromis tout un institut! ajouta gaiement la princesse. Qui de vous deux est mort? ajouta-t-elle d'un ton très-calme, ce qui acheva Constantin.

—Mais, princesse, personne, comme vous le voyez...

La princesse éclata de rire, mais si bien que sa fille ne put résister à la contagion, et cacha son beau visage empourpré dans son mouchoir.

—Vous vous êtes battu, monsieur? dit Ariadne à Ladof d'une voix un peu tremblante.

Heureux de se voir arriver du renfort au moment où Olga, l'ingrate! l'abandonnait si cruellement, Constantin se tourna vers la jeune fille avec reconnaissance.

—Une bagatelle, mademoiselle... Trop heureux d'avoir pu procurer un peu de gaieté à la princesse et à mademoiselle Olga...

Celles-ci avaient retrouvé leur sérieux ou à peu près; la princesse tendit la main à Constantin, qui la baisa d'assez mauvaise grâce.

—Allons, mesdemoiselles, dit madame Orline, donnez vos menottes à baiser à M. Ladof; c'est bien le moins que vous puissiez faire pour lui, après ce qu'il a fait pour vous. Mais qu'il ne s'avise pas de recommencer, sans quoi je le consigne à la porte!

D'un mouvement généreux et irréfléchi, Ariadne tendit la main au jeune homme, qui la porta respectueusement à ses lèvres. Elle pâlit, et retira sa main. Ce froid baiser n'était pas ce qu'elle attendait; mais elle était si ignorante de l'amour qu'au bout d'un moment elle se reprocha ce sentiment d'injustice envers un homme qui avait risqué sa vie pour elle.

N'était-ce pas pour elle? Sans doute un propos malséant, dans le genre de ceux qu'affectionnait le général Frémof, avait frappé les oreilles de Ladof, et celui-ci l'avait vengée. Quelle meilleure preuve d'estime et de tendresse! Mais, s'il ne parlait pas, c'est que sans doute il ne trouvait pas le moment bien choisi; n'était-ce pas à lui d'être juge? Ariadne se consola de cette idée, mais sans pouvoir rendre à son âme la paix qu'elle avait possédée auparavant.

Olga n'avait point fait tant de façons; elle avait abandonné sa main à Constantin, et une imperceptible pression avait récompensé celui-ci de ses peines.

A l'heure ordinaire des visites, les jeunes gens, comme de coutume, descendirent dans le jardin. Olga prétexta son malaise de la veille pour prier Ariadne de lui faire apporter un châle, et, dès que son amie eut disparu dans la maison, la malicieuse jeune fille prit rapidement un sentier qui tournoyait derrière les massifs, et ne s'arrêta que hors de la vue du balcon.

—Eh bien? fit-elle hors d'haleine.

—Eh bien! mademoiselle, il doit être là, derrière la haie. Je lui ai dit de s'y trouver à cinq heures.

Ils prirent l'allée qui longeait la route, et, en effet, ils aperçurent le dos de Batourof, en ce moment occupé à promener ses ennuis le long de la palissade.

—Eh! cria Constantin avec précaution, si tant est qu'on puisse crier avec précaution.

Batourof se retourna, et vint rapidement à eux.

—Princesse, dit-il à Olga en s'inclinant profondément, toujours de l'autre côté de la haie, je suis au désespoir d'avoir mérité votre déplaisir. Veuillez excuser mes gamineries d'écolier mal élevé, et rester persuadée du profond respect que je n'ai jamais cessé de vous porter.

Olga répondit par un geste fort noble qui toucha Batourof. Il ne put cependant retenir un sourire, et ajouta:

—Avouez pourtant, princesse, que c'était bien amusant!

Olga sourit en réponse.

—On ne pense pas à ce qu'on fait, dit-elle ensuite d'un air grave, et plus tard on est obligé de s'en repentir. Nous voulions nous amuser, et nous avons fait beaucoup, beaucoup de mal...

La voix d'Ariadne se fit entendre; elle appelait Olga dans le jardin. Batourof n'avait pas compris; mais Constantin, plus au courant et d'une intelligence plus prompte, saisit l'allusion. Pendant qu'Olga regagnait le parterre, il lui dit, tout en prenant sa main qu'elle ne lui refusa pas:

—Alors, mademoiselle Ranine?...

—Oui, répondit Olga. Elle a supporté son malheur avec un courage indomptable, et, de plus, elle m'a généreusement pardonné le mal que je lui avais fait.

—Vous lui avez dit? fit Constantin transporté d'admiration. Que vous êtes généreuse, princesse! Qui pourrait assez vous aimer?

Ladof, comme il convient à un amoureux bien épris, profita de cette révélation pour exhausser un peu le piédestal sur lequel il plaçait son idole. Cependant, il serait injuste de ne pas ajouter qu'il ressentit pour Ariadne une sympathie plus vive encore à la pensée de ce qu'elle avait dû supporter d'affronts immérités.

Ladof avait une de ces âmes tendres qui aiment facilement et fidèlement. Cette tendresse facile et expansive devait continuer à tromper Ariadne, pendant qu'Olga elle-même se laissait prendre au charme de cette aimable nature, faible et bonne, qu'elle était sûre de dominer d'un geste ou d'un coup d'œil.

Ariadne aurait voulu voir un maître dans l'homme quelle aimait; elle rêvait pour tout bonheur de se mettre tout entière aux pieds de son époux, et de brûler devant lui le meilleur de son âme, comme un parfum sur un autel; ce n'était pas le rêve d'Olga, mais chacun a sa manière de comprendre le bonheur.

Une douce familiarité régna de ce jour-là, plus que jamais, entre les trois amis. Nombre de jeunes gens papillonnaient autour de la princesse Orline et de sa charmante fille; aussi les assiduités de Ladof, d'ailleurs couvertes d'un vernis superficiel d'attentions adressées à Ariadne, ne furent remarquées de personne.

Olga ne cachait pas à Ladof l'affection qu'elle lui portait; mais elle avait appris à connaître sa mère, et savait combien ce mariage rencontrerait d'obstacles. Sans être ambitieuse, la princesse pouvait rêver pour sa fille une alliance plus brillante que celle-là; c'est ce que Ladof ne cessait de répéter piteusement à sa fiancée, qui, de son côté, lui répondait invariablement, en le tutoyant, selon l'usage des promis russes:

—Mais qu'est-ce que ça peut te faire, puisque je t'aime comme ça? Ce n'est pas ma mère qui se mariera, c'est moi!

Cependant il fut convenu qu'on attendrait un moment favorable pour parler de ce projet à la princesse. Si le lecteur veut savoir ce qu'Olga entendait par «un moment favorable», nous serons contraints de lui avouer qu'Olga elle-même n'avait que des idées bien vagues à ce sujet. Peut-être était-ce le moment où un autre prétendant demanderait sa main: cependant, à tout prendre, ce moment-là ne serait guère favorable... Mais c'était son affaire, et non la nôtre.


XXVII

Quelques jours après le duel de Batourof, duel qui resta légendaire chez les hussards, en raison de la façon charmante dont tout le monde s'était comporté, Morini arriva chez la princesse par le train du matin, à la grandissime surprise de tout le personnel,—c'est ainsi qu'on désignait la valetaille,—qui n'avait jamais vu de visiteur si matinal.

Sans écouter les récriminations des domestiques, il se fit indiquer par une femme de chambre stupéfaite l'appartement d'Ariadne, et s'arrêta seulement devant le verrou que celle-ci, éveillée en sursaut, lui ferma sur le nez, dans l'excès de sa surprise indignée.

—Ah! fit le professeur, en entendant claquer le verrou qui se voyait fermer pour la première fois depuis qu'il était posé, tu n'es pas prête? C'est bon, j'attendrai.

Il s'assit sur un coffre à bois, sans vouloir en démordre. Il avait son idée, et ne s'en laissait pas distraire; il lui fallait Ariadne tout de suite. Du reste, il la vit bientôt paraître.

Avant qu'elle eût le temps de parler, il la prit par le bras, et elle le conduisit vers un salon sans qu'il s'en aperçût.

—Tu débutes dans huit jours, dit-il en continuant le fil de sa pensée, et dans le rôle de Fidès. La Boulkof est tombée malade, et le théâtre n'a préparé que cela pour la réouverture, de sorte que...

Il aurait continué indéfiniment, si Ariadne ne s'était cramponnée à son bras de peur de tomber.

—Qu'est-ce que tu as? Ah! oui, je t'aurai réveillée en sursaut! Ces jeunes filles, pour un oui, pour un non, les voilà qui se trouvent mal.

—Ce n'est pas cela, fit Ariadne en s'asseyant sur le premier siége venu, c'est ce que vous dites... répétez donc. Je n'ai pas bien entendu.

—Le théâtre n'a rien préparé... commençait le professeur.

—Non! non, vous avez dit que je débute?

—Parbleu! sans ça, est-ce que je serais venu si matin?

Ariadne poussa un grand soupir et resta étendue dans le fauteuil, les yeux fermés, si pâle que le professeur de chant prit peur, et se mit à lui frapper dans les mains, qu'elle retira aussitôt.

—Je ne me trouve pas mal, cher maître, dit-elle en rouvrant les yeux, mais vous m'avez annoncé cette nouvelle si brusquement que j'ai cru sentir la terre manquer sous mes pieds. C'est le rêve de ma vie, voyez-vous.

—Et de la mienne, donc! s'écria Morini en parcourant à grands pas le salon, sans pitié pour les chaises et les fauteuils qu'il cognait à tort et à travers. Une élève que j'ai formée, je puis le dire, avec tout le soin et tout l'amour d'un père... Mais tu auras un succès! Tu verras.

—Je ne sais pas le rôle, fit Ariadne en joignant les mains.

—Ça ne fait rien; tu as le feu sacré, et tu sais chanter. On apprend un rôle en trois jours.

—Et je n'ai jamais mis les pieds sur un théâtre! continua la jeune fille avec effroi.

—La belle affaire! répliqua l'italien en haussant les épaules. Tout le monde sait ce que c'est; des planches, et voilà tout! Tu répètes cette après-midi...

—Déjà! fit Ariadne, qui croyait rêver.

—Si tu veux jouer d'aujourd'hui en huit, il faut bien commencer tout de suite. Allons, va faire ton petit paquet...

Ariadne eut grand'peine à obtenir du maître qu'il voulût bien lui laisser attendre le réveil de la princesse. Il retourna sur-le-champ à Pétersbourg pour annoncer qu'elle acceptait le rôle qu'il était venu lui proposer, et elle resta seule à mesurer l'espace qui s'ouvrait devant elle.

C'était un rêve inouï. Après s'être résignée à passer encore dix-huit mois dans l'obscurité, se voir appelée devant le public d'une façon si inopinée, et, faveur extrême! un public qui lui tiendrait compte de sa jeunesse et de son inexpérience comme d'autant de qualités! Un public disposé à tout accepter d'elle, parce qu'elle arrivait, armée de sa bonne volonté, pour remplacer une cantatrice empêchée; dans de telles circonstances, sa bonne volonté seule lui eût tenu lieu de talent!

Elle pensait à tout cela, et le sentiment de son impuissance s'estompait peu à peu dans une brume dorée; elle voyait défiler les splendeurs du Prophète; les masses étincelantes de cuirasses et de drapeaux, les décors vertigineux, tels qu'on les voit de la salle, flamboyaient pour elle; la puissance des chœurs et de l'orchestre lui donnait le vertige, et tout à coup, elle se leva, droite, les yeux perdus dans le vague, où elle voyait, visible pour elle seule, un guerrier revêtu de laine blanche, qui détournait les yeux et la repoussait.

—Non! ce n'est pas mon fils!

Ce cri où le désespoir, le mépris et la colère doivent se fondre en une expression unique, s'échappa de ses lèvres. Ariadne était entrée dans son rôle.

Quelques heures après, accompagnée des vœux d'Olga, qui jalousait un peu son bonheur,—paraître sur la scène, être applaudie, chargée de couronnes peut-être,—Ariadne quitta Pavlovsk pour aller débuter à Pétersbourg, où elle devait habiter le palais de la princesse, tant que son avenir ne serait pas décidé.


XXVIII

Pendant les répétitions, Ariadne ne vit rien de ce qui se passait autour d'elle. Uniquement préoccupée de chanter en mesure avec l'orchestre et de bien dire, elle ne s'inquiéta pas des étrangetés qui l'entouraient. Ce n'était pas la scène pour elle, cette grande halle où pendaient des cordes, où traînaient d'énormes morceaux de bois peint, où le parquet était semé de trappes et de fentes. Les acteurs jouaient en costume de ville; l'illusion était nulle, et ce genre de travail, si nouveau qu'il fût pour la jeune cantatrice, était du travail et non de l'art;—du moins, ce n'était pas l'art comme elle l'avait vu dans ses rêves.

Cette semaine s'écoula sans qu'elle parlât à personne au théâtre, sauf pour les nécessités de la répétition; elle entrevoyait bien dans les coulisses des gens qui la regardaient,—le plus souvent sans bienveillance, quelquefois d'un air irrité;—ces figures passaient de sa mémoire comme les ombres chinoises s'effacent de la toile; elle n'en gardait aucune impression. Morini, qui l'accompagnait toujours, la prenait à part dès qu'elle quittait la scène; il avait sans cesse de nouvelles observations à faire, des conseils à donner. Bref, la débutante ne vit rien du théâtre pendant ces quelques jours.

—Mais, dit-elle, la veille de la représentation, je ne pourrai jamais jouer si je n'ai pas vu la salle éclairée. Ce gouffre lumineux devant moi me fera peur si je ne m'y suis pas accoutumée.

—C'est trop juste, dit le professeur, qui courut aussitôt expliquer au régisseur la demande d'Ariadne.

Quelques instants après, en entrant en scène, la jeune fille vit le lustre allumé; la salle lui apparut vide et froide, entourée de ses housses comme de linceuls, mais illuminée et béante. Elle recula, et manqua son entrée. Un murmure de désapprobation parcourut les rangs des choristes, des machinistes, de tout le public qui assiste aux répétitions.

—Cela arrive à tout le monde la première fois! s'écria Morini, en roulant à droite et à gauche des regards terribles.

—Silence donc! fit le régisseur.

Ariadne éprouva la même sensation que si tout ce public hostile lui avait jeté une injure à la face. Avec sa sensibilité exagérée, il lui parut que tout était perdu, et elle chanta avec un découragement qui mit la mort dans l'âme de son vieux professeur.

La répétition terminée, il la reconduisit au palais de la princesse, et là, il commença un sermon en dix-neuf points. Mais, pour la première fois, il trouva Ariadne insoumise.

—Écoutez, mon cher professeur, dit-elle, si vous voulez que je chante demain, laissez-moi tranquille aujourd'hui. Les oreilles me tintent, et je n'entends plus ce que vous me dites.

—Tu as, parbleu! raison, s'écria Morini, et je suis un grand animal. Dors bien, petite, lève-toi tard, mange peu demain, et surtout ne crains rien, tous les imbéciles qui t'ont ennuyée aujourd'hui seront à tes genoux demain soir,—moi tout le premier.

Il s'en alla prestement, et laissa Ariadne avec ses pensées.

Celle-ci resta un moment la tête dans ses mains, puis une idée lui vint; elle sortit, et s'en alla au tombeau de sa bienfaitrice. Il se faisait tard, les journées sont courtes au commencement de septembre. Quand elle arriva, la nuit tombait; le gardien eut quelque peine à l'admettre dans le cimetière, mais un pourboire leva ses scrupules, et l'orpheline put aller jusqu'à la croix qu'elle avait fait placer sur le cercueil de sa seconde mère.

Les arbres perdaient déjà leurs feuilles, les teintes de l'automne enrichissaient la verdure, et leurs tons chauds semblaient conserver un peu de la lumière du soleil disparu. Ariadne sut distinguer dans l'ombre croissante la pierre blanche de la croix; elle s'y agenouilla un instant sur la terre humide; elle n'avait pas apporté de fleurs,—sa prière suffisait comme offrande, car elle était aussi pure et aussi désintéressée que celle d'un tout petit enfant.

Quand Ariadne rentra en ville, les réverbères étaient allumés, et la ville avait cet air d'animation joyeuse qui signale le retour des Pétersbourgeois en villégiature. L'Opéra italien jouait ce soir-là, et les voitures amenaient un flot d'amateurs pressés de ne rien perdre de la saison. L'Opéra russe, en face, était énorme et désert.

—Demain, se dit Ariadne, ce sera pour moi que les voitures amèneront le monde! Si j'allais chanter mal!

Elle rentra chez elle, et, suivant le conseil de Morini, se coucha de bonne heure. Elle s'était dit qu'elle n'aurait aucun succès, et s'était résignée à tout.

—Je n'ai pas de chance, pensait-elle. Pourquoi réussirais-je cette fois?

La journée du lendemain passa comme un éclair. La princesse était venue avec Olga pour le dîner, afin de ne pas manquer le lever du rideau.

Olga ne se tenait pas de joie; elle embrassait à tout moment son amie, et lui prédisait le succès le plus étourdissant.

Elle voulait à toute force l'accompagner dans sa loge, et la princesse dut user d'autorité pour l'en empêcher.

Le Prophète commença; Ariadne, occupée à achever sa toilette, ne se trouvait pas sur la scène pour le commencement; on l'appela, elle accourut en hâte, encore embarrassée de son costume, auquel elle n'avait pas eu le temps de s'accoutumer.

—Allez donc! lui dit le régisseur; il n'est que temps!

L'actrice qui jouait Bertha pour la trentième fois, peut-être, lui saisit la main et l'entraîna sur la scène.

Ariadne reçut un coup en plein cœur en voyant la salle éclairée, chaude, peuplée de têtes dont les yeux étaient braqués sur elle; elle tremblait si fort que Bertha lui dit à l'oreille:

—Regardez la scène; sans cela, vous allez tomber, vous aurez le vertige.

Elle suivit ce conseil, et eut le temps de se remettre pendant la romance de Bertha. Au moment où elle chantait la première note, elle éprouva une impression singulière, comme si sa voix n'était pas à elle; mais elle avait pris son parti de toutes les étrangetés, et continua bravement.

L'attention du public était fixée sur elle; sa beauté sculpturale donnait à son personnage un caractère de grandeur qui faisait un contraste frappant avec l'actrice petite et ramassée qu'elle remplaçait dans ce rôle; sa grande taille, noble et svelte, ne pouvait disparaître entièrement sous le costume de la matrone; elle eut, dès le premier moment, un grand succès de beauté.

—Eh bien! lui dit son maître quand elle entra dans la coulisse, c'est fini, tu n'as plus peur?

—Non, répondit Ariadne; mais est-ce que c'est cela, l'opéra?

—Et que voudrais-tu donc que ce fût? demanda l'Italien ébahi.

—Je ne sais pas... Il me semblait que c'était autre chose.

Personne ne lui adressa la parole, sauf le régisseur qui lui dit quelques mots d'encouragement; on attendait ce qui allait sortir de cette «nouvelle».

Enfin arriva pour Ariadne le moment de paraître vraiment devant le public attentif et sérieux.

Dans le décor sombre et simple, elle entra, pâle, roide, d'un mouvement presque automatique. Les premières notes de l'arioso frémirent dans l'orchestre.

Ariadne sentit un frissonnement dans tout son être; quelque chose cria au dedans de son âme que l'art venait de luire pour elle;—elle mit sa main, devenue tout à coup calme et ferme, sur l'épaule de Jean, abîmé dans sa douleur.

O mon fils!

dit-elle plutôt qu'elle ne le chanta,—et un frisson parcourut la salle. Quelques regards s'échangèrent entre amis et dilettanti. De ce moment, on espéra tout.

Ariadne ne voyait plus cette salle qui l'avait tant effrayée; elle chantait avec un sentiment profond jusqu'à en être douloureux cet arioso qui lui avait révélé la passion dans l'art, là où jusqu'alors elle n'avait connu que de vagues aspirations. Elle acheva, et soudain fut comme réveillée de son extase par des battements de mains enthousiastes. On l'acclamait de partout. D'en bas, d'en haut, des voix retentissantes criaient: Bravo! et la nommaient par son nom.

—Mais saluez donc! lui dit le ténor, c'est vous qu'on applaudit.

Ariadne, encore mal revenue de son rêve, leva les yeux sur la salle et s'inclina... Bis! criait-on de toutes parts.

Le chef d'orchestre leva son bâton, et fit un signe à la cantatrice; les plaintes frémissantes de l'accompagnement avertirent celle-ci qu'elle devait recommencer, car elle n'avait pas compris. Elle recommença donc. Mais cette fois, sûre d'elle-même, sûre de l'auditoire, elle osa se livrer, elle osa être elle-même, et la salle entendit des accents dont jusque-là jamais rien n'avait approché!

Ce fut un délire: l'orchestre applaudissait en frappant sur ses pupitres; Ariadne fut rappelée six fois. La représentation interrompue, les bravos frénétiques, enfin tout ce qui caractérise les folies musicales des plus beaux jours lui fut offert par le public, qui ne se connaissait plus; jamais débutante n'avait eu de semblable ovation.

Quand elle rentra dans la coulisse, tout avait changé: les artistes, choristes, machinistes, tout le personnel du théâtre, en un mot, se précipita au-devant d'elle pour l'acclamer.

—Te voilà passée cantatrice, dit Morini en embrassant son élève tremblante d'émotion; mais ne crois pas un mot de ce qu'ils te disent. Ils t'en feraient accroire, et tu deviendrais un âne au lieu d'un rossignol.

Ariadne ne courait aucun risque d'être changée en âne;—du moins, ce ne seraient pas les louanges de ses camarades qui auraient pu accomplir ce miracle: elle comparait mentalement la froideur de la veille aux protestations du moment, et prenait en pitié la faiblesse et la bassesse humaine.

—C'est comme au premier acte des Huguenots, dit-elle à son maître; dès qu'ils voient quelqu'un en faveur, ils protestent de leur dévouement. Comment jouer la comédie devant le public ne dégoûte-t-il pas de la jouer pour eux-mêmes?

—Tu es une petite philosophe! répondit Morini ravi. Repose-toi pour continuer ton succès, le plus dur n'est pas fait.

Ariadne était sous l'empire d'une surexcitation extraordinaire, rien ne l'effrayait plus; elle avait pris possession de son rôle et du public en un moment. Elle joua et chanta la scène de l'anathème avec une grandeur si poétique, que les vrais amateurs déclarèrent ne rien avoir entendu de pareil depuis madame Viardot. Les enthousiastes lui avaient fait faire pendant un entr'acte un énorme bouquet où la date du jour était écrite en roses blanches; enfin le rideau se baissa sur un tumulte qui dut faire envie aux échos du Théâtre italien, plus coutumier des triomphes bruyants.

Olga attendait son amie avec une impatience fébrile dans la voiture de sa mère, devant le perron des artistes; nombre de curieux avaient renoncé à la fin de l'opéra pour voir sortir la débutante. Elle parut coiffée d'un châle de laine blanche posé sur ses beaux cheveux blonds, pâle encore d'émotion, mais souriant déjà à Olga, dont elle voyait la tête à la portière.

Mellini! crièrent une cinquantaine de dilettanti ravis, brava! brava!

Ce dernier écho du succès vainquit la fermeté d'Ariadne; des larmes inondèrent ses yeux; elle fit un signe de tête reconnaissant à cette foule amie.

—Une fleur de votre bouquet! cria-t-on, une fleur en souvenir!

D'un geste charmant, Ariadne arracha par poignées les violettes de Parme et les roses, et les lança à la foule. La portière se referma sur elle, et la voiture partit au grand trot, pendant que les acclamations remerciaient la gracieuseté de la cantatrice.

—Tu es contente? dit Olga, en serrant son amie dans ses bras pendant que la princesse faisait à Ariadne des compliments sincères et chaleureux.

—Je suis heureuse! répondit celle-ci; et quand je pense que madame Sékourof, à qui je dois tout cela, ne peut pas jouir de son ouvrage!

En entrant dans le salon, Ariadne aperçut Ladof, qui les avait devancées; il était invité à prendre le thé au sortir du théâtre. La princesse, qui croyait à un attachement naissant entre lui et la jeune cantatrice, avait cru favoriser son vœu secret en lui procurant le moyen de la voir aussitôt. En effet, Constantin, heureux, ému, complimenta Ariadne avec une chaleur qui aurait trompé tout le monde. Olga seule savait que c'était pure amitié et dilettantisme musical; aussi n'en fut-elle point jalouse.

Ariadne, encore imparfaitement revenue aux réalités de la vie, se laissait complimenter comme elle se laissait verser du thé, d'un air heureux et distrait; elle revoyait toujours cette salle bien éclairée, ces visages tendus vers elle, ces bouches ouvertes pour crier son nom, et un frisson passait sur ses épaules. Elle était contente et elle avait peur. Comme un enfant qui passerait sa main sur la tête d'un lion, il lui semblait que cet être énorme qui la flattait ce soir pourrait bien avoir envie, un jour, de la dévorer.

—Vous devez être bien heureuse! lui dit Ladof, qui s'était assis près d'elle.

La nature tendre et caressante de ce jeune homme, encore enfant sous plus d'un rapport, le portait à se rapprocher le plus possible de ceux vers qui le mouvement passager de son cœur l'entraînait.

—Oui, répondit Ariadne avec son beau sourire vague et rêveur. Et vous, êtes-vous content?

Elle avait mis dans ce mot toute son âme. Elle offrait à Constantin le succès de la soirée, comme l'arome de son bouquet, qui était sur une table à côté.

—Donnez-moi une fleur en souvenir de ce soir, dit le jeune homme en tendant la main.

—Tout le monde en a eu, dit Ariadne, ils m'en ont demandé dans la rue... J'aime mieux vous donner autre chose.

Elle déroula un grand ruban blanc qui entourait le pied du bouquet; mais, au moment de l'offrir à Constantin, elle se rappela qu'ils n'étaient pas seuls. Prenant sur la table le couteau à couper le pain, elle sépara le satin en deux parts, dont elle donna une à Olga et l'autre à Constantin.

—Vous êtes mes deux meilleurs amis, dit-elle, et moi, je me souviendrai sans cela.

Les deux amoureux échangèrent un regard furtif en recevant les deux moitiés du ruban... Ce regard tomba sur le cœur d'Ariadne comme un morceau de glace... Avait-elle si bien vécu jusque-là dans le rêve, qu'elle eût méconnu la vérité?

Mais Constantin lui baisa la main avec tant de reconnaissance, il mit tant de chaleur dans l'expression de sa joie, que la jeune fille crut s'être trompée.

Cependant les ailes de son bonheur étaient tombées et ne repoussèrent pas.

Le lendemain, avant midi, les restes de son bouquet brillaient sur la tombe de sa bienfaitrice: les fleurs du succès étaient les seules qu'Ariadne voulût désormais lui offrir.

Les journaux ne manquèrent pas de signaler le succès de la débutante. Deux jours après, un journal inconnu au monde éclairé publia sur Ariadne un article payé, où l'histoire de la pauvre enfant était racontée de la manière la plus odieuse; l'auteur de l'article avait eu à cœur de gagner son argent, car il avait traîné Ariadne dans la boue. Pour qu'elle n'en ignorât, une main soigneuse avait marqué l'article au crayon rouge, et puis l'avait déposé, sous enveloppe cachetée, chez le suisse de la princesse.

Ariadne lut ce ramas d'horreurs, non de sang-froid, mais avec l'apparence du calme. Olga, qui se trouvait là, voulut le lire après elle. La jeune artiste le lui retira tranquillement des mains.

—Comment! dit Olga piquée de rencontrer de la résistance, tu ne veux pas que je prenne connaissance des compliments qu'on te fait?

—Ce ne sont pas des compliments, répondit Ariadne, et cela te ferait de la peine.

—Qu'est-ce donc? demanda Olga.

—C'est le revers de la médaille. Si je n'avais pas d'ennemis, c'est que je n'aurais pas de talent.

Ariadne savait faire bon visage quand elle était frappée dans son honneur, mais la plaie restait longtemps sanglante. On ne se priva guère, d'ailleurs, de la mettre au vif pendant les jours qui suivirent. L'article émanait, comme on peut le supposer, de l'actrice qu'Ariadne remplaçait momentanément.

Celle-ci, qui n'avait jamais produit d'effet dans aucun rôle et qui se contentait de les tenir tous passablement, sentait combien il lui serait difficile, pour ne pas dire impossible, de jouer le Prophète après la débutante. Aussi s'était-elle arrangée pour la dénigrer par tous les moyens en son pouvoir.

Il n'était que trop facile d'atteindre Ariadne; celle-ci, dès la seconde représentation, reçut des mots à double entente et des sarcasmes qui venaient d'une main très-exercée. Ceux-là même parmi les artistes qui avaient participé à l'ovation du premier soir, sentant qu'ils avaient à se faire pardonner leur désertion par le titulaire de l'emploi, cherchèrent à se rendre désagréables à Ariadne. Elle apprit alors qu'au théâtre, plus que partout ailleurs, il faut lutter pour vivre, et que, sauf de rares exceptions, dans un milieu exceptionnel, les bons sont les victimes des méchants.

Ce fut une persécution sourde. Le ténor lui adressait quelques plaisanteries avant de lui donner la réplique, et Ariadne, peu au fait de ce genre de divertissement, se sentait troublée et jouait froidement. Au moment d'entamer un duo, Bertha lui disait:

—Votre rouge est tombé à gauche; vous avez l'air d'une poupée de modiste lavée à grande eau.

Une coryphée lui marchait sur sa robe lorsqu'elle s'élançait vers la rampe. La sonnette de sa loge se trouvait pleine de papier. Qui accuser?... C'était, en un mot, un système de persécutions dont tout le monde était complice et où chacun était innocent.

La patience d'Ariadne, déjà fort éprouvée, n'y tint pas; elle alla se plaindre au régisseur.

—Pouvez-vous, dit-il, me désigner quelqu'un dont vous ayez à vous plaindre?

—Non, répondit Ariadne; c'est tout le monde et ce n'est personne.

—Eh bien! alors, que voulez-vous que j'y fasse? répondit l'homme pratique, accoutumé à toutes les plaintes imaginables.

Morini se mit à rire quand Ariadne lui fit ces confidences.

—Tu en verras bien d'autres, dit-il. De mon temps, on se faisait des farces abominables sur la scène; il y avait une basse dont j'étais le confident, et qui, tout en chantant sa petite affaire, le bras sur mon épaule, s'amusait à me faire tomber la visière de mon casque sur le nez toutes les fois que j'ouvrais la bouche pour chanter. Il me le faisait dix fois par soirée. Crois-tu que je sois allé chez le régisseur pour m'en débarrasser? C'est alors que je n'aurais plus eu de repos!

—Qu'est-ce que vous avez fait?

—Je n'ai rien fait du tout; il s'en est ennuyé et est allé en tourmenter un autre. Tâche d'être la plus habile ou la plus méchante. Ça forme le caractère!

Ariadne n'était pas disposée à se former le caractère de cette façon-là. Toujours en méfiance de quelque mauvais tour, elle devint inquiète et joua froidement. A la quatrième représentation, on commença à se demander si l'on ne s'était pas trompé sur le compte de la débutante. La feuille ennemie s'empara de ce changement dans les dispositions du public, et s'en servit pour écraser Ariadne.

Le jour de la cinquième représentation, Morini tomba comme un obus dans le petit salon où son élève travaillait.

—Tu m'as fait passer une nuit blanche, dit-il avec autant de mauvaise humeur qu'il est possible de l'imaginer; si tu chantes aussi mal ce soir que mercredi dernier, il n'y a plus qu'à tirer l'échelle. Basta! plus de Mellini!

—Mais, cher maître, répondit Ariadne, les larmes aux yeux, ce n'est pas ma faute! Je ne demandais qu'à bien faire: on me paralyse par tous les moyens! Voilà le chef d'orchestre qui s'est mis à ne plus m'attendre pour les cadences! C'est tout au plus si je puis chanter en mesure, en y mettant tous mes soins!

—Eh! s'écria Morini, d'autant plus furieux qu'il sentait qu'Ariadne avait raison, on lui fait des scènes, au chef d'orchestre! Que diable! il y a tant de moyens de prendre les gens...

Ariadne regarda fixement son maître qui baissa les yeux.

—Il ne s'agit pas, reprit-il d'un ton plus calme, de faire rien de répréhensible, mais avec de bonnes paroles on amadoue les uns et les autres: on sourit, on cause, on se rend agréable... Tu passes à travers tous ces gens-là comme s'ils ne t'étaient de rien...

—Me sont-ils de quelque chose? demanda Ariadne d'un ton assuré.

Morini haussa les épaules.

—Qu'ils te soient de peu ou de beaucoup, n'importe, dit-il, l'essentiel est que tu ne te fasses pas haïr. Tu te conduis avec ces gens-là comme si tu étais la Fodor ou la Malibran; mais, ma chère, ils se comptent pour aussi bons que toi! Tu les blesses inutilement; ce n'est pas comme cela que tu te feras une position au théâtre.

—Si ce que j'ai vu jusqu'à présent est le théâtre, dit Ariadne dégoûtée, je préfère rentrer dans mon obscurité et ne chanter que pour moi-même.

—Tu en parles bien à ton aise, s'écria Morini exaspéré; ce n'est pas pour que tu rentres dans l'obscurité que je t'ai donné deux ans et demi de leçons!

—C'est juste, fit Ariadne en courbant la tête; je ne suis pas libre, excusez-moi. Je chanterai bien ce soir, je vous le promets.

—Voyons, ma petite fille, dit le vieil Italien, s'apercevant que la fierté d'Ariadne avait mal interprété son langage, auquel il était d'ailleurs facile de se méprendre, ne te fâche pas, je n'ai pas eu la pensée que tu me prêtes; je voulais dire que j'ai fondé sur toi beaucoup d'espérances, j'ai cru que l'on répéterait ton nom un jour, en disant que tu avais été mon élève, et que, de la sorte, ton vieux maître passerait avec toi à la postérité. Tu ne peux pas m'en vouloir d'une telle pensée, n'est-ce pas?

—Mon cher maître, répondit Ariadne en prenant la main ridée du professeur, je ne vous en veux de rien. Vous n'êtes pas responsable du malheur de ma destinée qui m'a fait naître pauvre et dépendante. Telle que je suis, je serais une ingrate si je n'éprouvais pas de reconnaissance pour ceux qui ont travaillé à améliorer mon sort.

Elle rassura l'Italien, qui partit plus tranquille.

—D'ailleurs, lui dit-il en s'en allant, c'est la dernière fois que tu chantes pour le présent; tu vas avoir l'hiver pour te reposer, et probablement tu débuteras aux Italiens la saison prochaine. Pour cette unique fois, fais de ton mieux. Je suis curieux cependant de voir comment le public recevra la Boulkof quand elle reprendra le rôle après toi. C'est alors que l'on saura ce que tu vaux!

Il sortit, et Ariadne, restée seule, joignit les mains sur sa poitrine pour comprimer les sanglots qui la gonflaient.

—Non, je ne suis pas libre, dit-elle amèrement; les pauvres ne sont jamais libres!

La porte s'ouvrit doucement, et Olga entra avec précaution.

Ariadne la regarda, non sans un reste d'amertume. Elle devait à cette fille riche et heureuse son pain quotidien. Fallait-il qu'elle dût toujours quelque chose à quelqu'un?

Olga avançait avec un air de modestie et même d'humilité qui ne lui était pas ordinaire; elle tenait à la main un petit portefeuille si richement orné, qu'il avait plutôt l'air d'un bijou que d'un objet utile.

—Ton maître t'a grondée, dit-elle, n'est-ce pas? J'ai entendu, j'ai même un peu écouté; pardonne-moi, chère Ariadne.

La jeune artiste fit un geste indifférent. Que lui importait? Sa dépendance n'était un secret pour personne.

—Je ne sais comment t'expliquer ce que j'ai à te dire, reprit Olga; c'est très-difficile, et ta fierté ne rend pas la tâche plus aisée. Nous avons préparé, ma mère et moi, un petit souvenir pour te rappeler le triomphe de ton premier début... nous y avons fait mettre nos portraits...

Ariadne étendit la main vers l'objet que lui présentait son amie. Celle-ci le retenait encore avec une sorte de crainte.

—Comprends-moi bien, chère Ariadne, dit-elle; tu sais quelle est l'étendue de la dette que j'ai contractée envers toi, et tu sais que je n'espère pas pouvoir la payer jamais. Ce que nous t'offrons ici n'est donc pas autre chose que le moyen de te libérer en partie du fardeau qui te pèse, je le sens.

Elle embrassa affectueusement son amie, lui mit le portefeuille dans la main, et voulut s'enfuir; Ariadne la retint d'un geste impérieux.

—Attends, dit-elle.

Elle ouvrit l'objet, qui contenait, en effet, les portraits de madame Orline et de sa fille, et dans une poche elle trouva un paquet de billets de banque pliés dans une enveloppe qui portait pour suscription: «Prix des leçons de M. Morini.»

Le premier mouvement d'Ariadne fut de repousser l'argent; le second, de fondre en larmes. Olga l'attira dans ses bras.

—Ne vaut-il pas mieux, dit-elle avec une douceur et une humilité que personne, hormis sa compagne, n'aurait soupçonnées en elle, ne vaut-il pas mieux mille fois te sentir libre envers ton maître? Suppose que tu sois malade ou que la scène te déplaise, tu es libre désormais de ne plus chanter—tu l'as dit—que pour toi-même, et peut-être un peu pour tes amis. Dis-moi, aurais-tu le cœur de refuser?

—Non! dit Ariadne en levant sur son amie ses yeux noyés de larmes et son beau visage couvert de confusion: je n'ai pas le droit de refuser. Morini est vieux, pas riche; je lui dois beaucoup. Si, en effet, je tombais malade, ou si je mourais avant d'avoir payé ma dette!...

—Veux-tu bien ne pas parler de ces choses-là! s'écria Olga en mettant la main sur la bouche de la jeune artiste, qui se dégagea.

—Pourquoi pas? La mort n'a rien d'effrayant pour moi; elle est redoutable pour ceux qui sont riches, heureux, aimés...

—Mais tu seras aimée, dit Olga avec enthousiasme.

—Le crois-tu? fit Ariadne sans oser la regarder.

—J'en suis sûre, répondit Olga; tu es trop belle, trop grande artiste, pour ne pas être adorée. Qui pourrait ne pas partager l'amour qu'il t'aurait inspiré?

Olga était sincère. Ariadne avait muré son âme d'une façon si impénétrable, que jamais son amie n'avait supposé que Ladof eût produit quelque effet sur elle. D'ailleurs, n'est-ce pas le propre de ceux qui aiment de ne pas s'apercevoir de l'amour des autres?

Ariadne ne répondit pas; les paroles d'Olga correspondaient trop aux désirs secrets de son cœur. Elle se raccrocha à l'espérance qu'on lui présentait, comme à une planche de salut. La vie du théâtre lui déplaisait, sa dépendance pesait lourdement sur elle; mais Constantin, s'il l'aimait, la mettrait au-dessus de toutes ces misères: elle se sentait belle, en effet, et bien digne d'être aimée... Elle espéra.

—Je te quitte, dit Olga, en voyant les traits d'Ariadne reprendre leur harmonie et leur douceur accoutumées: tu as besoin de repos, puisque tu chantes ce soir. Songe au moins que, si tu le veux, tu peux chanter aujourd'hui pour la dernière fois. Ma mère me charge de te dire que ta place est auprès de nous, et que tu ne dois point rêver d'autre asile, aussi longtemps que tu seras heureuse à notre foyer.

Elle s'échappa sur ces paroles consolantes, et Ariadne resta livrée à ses méditations.

—Non, pensa-t-elle après un peu de réflexion, je ne donnerai point cet argent à mon maître, ce serait lui manquer de reconnaissance; il y avait autre chose que de l'intérêt dans les leçons qu'il m'a données. Mais s'il m'arrivait un malheur, si je perdais la voix par exemple...

Elle soupira; son esprit, fatigué d'une lutte incessante avec les infortunes de la vie, ne lui présageait plus rien que de funèbre.

Le soir venu, elle chanta mieux encore que le jour de ses débuts; la cabale montée contre elle n'osa souffler mot, tant l'ascendant que la jeune cantatrice prenait sur le public était puissant: quiconque eût essayé de lutter contre le succès eût été honni sans pitié.

Couronnes, rappels, cris enthousiastes, tout égala, dépassa même l'ovation du premier soir, et Ariadne sortit du théâtre consacrée «étoile» par les deux mille spectateurs enivrés.

—Eh bien! lui dit Morini en la reconduisant, t'es-tu réconciliée avec le théâtre?

Il se frottait les mains d'un air joyeux; Ariadne ne voulut pas souffler sur sa joie, et répondit évasivement. En rentrant chez elle, quand elle fut seule dans le calme de sa chambre de jeune fille, elle soupesa ce qu'il entre d'amour-propre, d'engouement, de moutonnerie humaine dans un succès de premier ordre, et elle se dit comme le sage: Tout n'est que vanité.

—Ah! mon cher grand art, se dit-elle avec le découragement le plus profond, je t'aimais mieux quand je chantais seule à l'institut, et quand je pleurais au son de ma propre voix, sans savoir pourquoi!


XXIX

—Vous ne chantez plus cet hiver, Ariadne? demanda la princesse pendant le déjeuner, le lendemain de ce jour.

—Pas au théâtre, du moins, princesse, répondit Ariadne. Je compte donner un concert...

—Nous sommes loin de la saison des concerts, interrompit madame Orline; puisque rien ne vous retient à Pétersbourg, voulez-vous nous accompagner dans un voyage que nous allons faire à l'étranger?

Olga ouvrit ses yeux tout grands et regarda sa mère d'un air plus surpris qu'enchanté.

—C'est une surprise que je ménageais à ma fille, reprit madame Orline; il y a assez longtemps qu'elle me persécute pour faire ce voyage! J'ai calculé que, la saison des pluies étant très-vilaine ici et le mois d'octobre très-beau en France, nous aurions tout avantage à passer six semaines là-bas; nous reviendrons pour le traînage.

—Six semaines, maman! s'écria Olga.

—Eh bien! n'es-tu pas contente?

—Oh! si, je vous remercie, maman, dit la jeune dissimulée, qui courut embrasser sa mère.

Une heure après, une femme de chambre mettait à la poste un petit billet ainsi conçu:

«Maman veut partir pour l'étranger, mon cher Constantin; demande un congé au ministère, et viens annoncer chez nous que ta santé exige ce voyage; il faut absolument que tu viennes avec nous. Il est hors de doute que, pendant ce voyage, nous trouverons l'occasion de parler de nos projets.»

Le message arriva à destination dans le délai convenu, et, le surlendemain soir, Ladof, en venant passer la soirée, prévint la princesse de ses projets de voyage.

—Ah! fit la princesse étonnée, nous partons aussi...

—Me permettrez-vous de vous accompagner, aussi longtemps, du moins, que ma présence ne vous sera pas importune?

La princesse fronça le sourcil et regarda Ariadne. Celle-ci, les joues couvertes de rougeur, levait sur Constantin des yeux émus et surpris. Madame Orline sourit; s'il y avait connivence, ce ne pouvait être que dans un but louable, et d'ailleurs Ariadne avait l'air bien naturellement étonné.

—Qui vous a prévenu de notre voyage? dit subitement la princesse.

Constantin, décontenancé, faillit rester muet; mais comme il fallait répondre:

—Ce sont vos gens, dit-il; je suis venu hier dans l'après-midi sans vous trouver, et j'ai appris que vous partiez...

La princesse, tout à fait rassurée, ne vit plus là qu'une preuve d'amour de la part de Ladof à l'adresse d'Ariadne.

—Eh bien, soit! dit-elle; tant que votre présence ne sera pas opportune, ces demoiselles seront bien aises d'avoir quelqu'un à faire courir pour leurs caprices. Mais vous partirez le premier, mon cher Constantin. Je ne tiens pas à ce que les méchantes langues répandent dans Pétersbourg le bruit que je vous enlève.

—Oh! princesse! fit Ladof heureux et confus.

—Mais, certes! je ne suis pas encore assez vieille pour me permettre de voyager avec un jeune homme.

La princesse se leva avec un sourire, développant sa haute stature, sa taille élégante et sa beauté encore dans son été. Olga se gardait bien d'échanger regard ni parole avec Ladof; celui-ci, ne sachant que faire de sa personne, se rapprocha d'Ariadne.

—Et vous, mademoiselle, me permettez-vous de vous infliger ma société? dit-il en plaisantant.

—Oui, répondit Ariadne sans lever les yeux.

Le paradis s'ouvrait devant elle.

Huit jours après, les trois dames, en mettant le pied sur le quai de la gare, à Berlin, se trouvaient abordées par Ladof, heureux et rougissant, qui leur avait préparé un hôtel, une voiture et tout ce qui s'ensuit.

—Eh! mais c'est charmant, dit la princesse d'un ton railleur, où perçait l'amitié qu'elle portait au jeune homme; vous faites les choses mieux qu'un courrier, et l'on n'a pas besoin de vous gronder pour vous faire comprendre ce qu'on veut! Je vous attache à ma personne.

—Trop heureux! murmura Constantin en s'efforçant de lui frayer un passage.

Il avait reçu d'Olga le plus délicieux sourire; la vie pour lui se teignait en rose.

Au bout de huit jours, Ariadne ne conservait que bien peu de ses illusions: elles étaient parties une à une, comme les feuilles que le vent d'automne arrache aux arbres. Elle avait voulu se défendre contre la conviction envahissante de sa nullité aux yeux de Constantin; elle avait lutté avec énergie contre l'évidence, puis la réaction était venue, apportant son cortége de tristesses et d'amertumes.

—C'est elle qu'il aime, se disait-elle à tout moment du jour.

Et pourtant, si Ladof s'approchait d'elle, s'il lui prenait son châle ou son petit sac, elle croyait voir dans cette prévenance une marque d'affection... De l'affection, oui, certes, le jeune homme en éprouvait pour elle; mais la réserve qu'il affectait avec Olga était bien plus éloquente que ces démonstrations de politesse banale.

Au lieu de s'arrêter dans les capitales, et d'y arriver par les moyens vulgaires, la princesse, au bout de quelques jours de voyage, avait conçu une idée fantasque, celle de gagner Paris par le littoral. Elle était allée de Bruxelles à Ostende, et là, l'air de la mer l'avait saisie et charmée. Ces jours d'octobre ont au bord de l'Océan une douceur sans pareille; même gris et voilés, sauf les moments où souffle la bise, ils sont moins des jours d'automne qu'au sein des terres, et surtout dans les villes.

Là, les falaises ou les dunes se dépouillent moins vite de leur verdure; si les arbres sont bientôt mis à nu par les rafales d'équinoxe, le gazon, ras et dru, garde sa fraîcheur; les roches sont les mêmes en toute saison, et la mer est aussi souriante au soleil de janvier qu'à celui de juillet.

Le princesse se donna donc le plaisir de voyager à petites journées de l'embouchure de la Somme à celle de la Seine. Tous ces ports presque déserts, alors fréquentés seulement par les habitants du lieu et quelques amateurs de brises salines, eurent sa visite de grande dame désœuvrée.

Olga s'amusait prodigieusement: dormir sans cesse dans des hôtels nouveaux, manger à ces tables d'hôtes de province où les notables célibataires de l'endroit viennent prendre leur repas et causer des événements de la ville, tout cela avait pour elle l'attrait de la nouveauté. Elle croyait lire un roman, et sa joie était sans limites.

Ladof, au contraire, était fort mal à son aise. Il sentait que le malentendu grâce auquel sa présence était tolérée ne pouvait manquer de s'éclaircir prochainement, et l'idée de ce qui se passerait alors lui donnait la chair de poule.

Constantin était de ceux qui sont braves devant la gueule d'un canon et pusillanimes devant la colère d'une femme. Il craignait d'être malmené par la princesse, et de perdre toute chance d'obtenir la main d'Olga; mais ce qu'il craignait peut-être plus encore, c'était de se voir un jour interpellé par Ariadne, lui disant:

—Pourquoi vous êtes-vous joué de moi?

Ce qu'Olga ne voyait pas, en enfant frivole et un peu égoïste qu'elle était, Ladof le ressentait jusqu'au plus profond de son être; telle devait, d'ailleurs, être sa destinée, et il ne l'ignorait pas; leur amour était de ceux où l'un a tous les devoirs, toutes les charges, et l'autre tous les priviléges, toutes les douceurs; mais, à l'inverse du sort commun, c'était Olga qui devait dominer son époux et rester toujours adorée, malgré ses défauts; non parce que le mari les ignorait, mais parce qu'il l'aimerait telle qu'elle était, avec ses défauts.

Il est des êtres qui ont besoin de se sacrifier: Ladof était de ceux-là.

Il sentait bien en lui-même qu'il s'était joué d'Ariadne; sa conscience lui reprochait mainte prévenance, mainte parole flatteuse qu'il n'eût pas adressée à la jeune fille sous la présence de la princesse. En agissant ainsi, il obéissait à un mot d'ordre donné par Olga.

—Mais si Ariadne s'en aperçoit? avait-il dit un jour, essayant de résister à la domination adorée qui lui ôtait toutes ses forces.

—S'apercevoir de quoi? Que tu lui fais la cour? Grand malheur! Une si sage personne, une fille aussi sérieuse ne va pas se soucier d'un nigaud comme toi. Il n'y a que moi au monde d'assez bête pour t'aimer!

Ainsi morigéné avec accompagnement de petites tapes et de sourires enchanteurs, Constantin avait étouffé la voix de sa conscience. Mais, en voyant Ariadne de jour en jour plus pâle, plus élancée, moins terrestre pour ainsi dire, il avait senti revenir les remords.

Ariadne paraissait le fuir, loin de vouloir lui rien reprocher; sans affectation, elle se tenait à l'écart, et c'était la princesse qui l'appelait pour qu'elle se joignît à leur groupe. La princesse n'était pas contente; le mariage qu'elle avait daigné favoriser de sa bonté complaisante semblait reculer au lieu d'approcher, et madame Orline se demandait parfois ce que cela voulait dire. Le changement visible qui s'opérait en Ariadne avait frappé ses yeux vigilants; elle voulait une explication, mais la position dépendante de l'orpheline dans sa maison rendait cette explication si difficile qu'elle la remettait de jour en jour.


XXX

Un soir, en arrivant à Fécamp, les voyageurs virent annoncé pour le lendemain un concert d'amateurs, au profit des pauvres.

—Ariadne, s'écria Olga, tu devrais chanter pour ces malheureux! Il y a longtemps que nous ne t'avons entendue, et je crois que les naturels du pays n'ont jamais imaginé rien de pareil à ta voix.

—Ce serait une bonne action, mademoiselle Ariadne, dit Ladof, et vous feriez plaisir à tout le monde!

Ariadne se taisait: la princesse crut qu'elle attendait son avis.

—Si cela vous fait plaisir, mon enfant, dit-elle, je n'y mets pas opposition.

Ariadne voulut parler, mais un flot de larmes lui monta à la gorge. Elle essuya d'un geste rapide et violent les pleurs qui l'aveuglaient, se contraignit à paraître calme, et parvint à dire d'une voix brisée:

—Je ne peux plus chanter.

—Comment? firent à la fois les trois personnes présentes.

—J'ai perdu la voix depuis plus de quinze jours.

—Tu as perdu la voix, s'écria Olga, et tu n'en as rien dit à personne!

—A quoi bon parler? fit Ariadne avec un geste de découragement, ça ne sert à rien du tout. Quand on n'a rien de bon à dire, il vaut mieux se taire.

Le silence régna. Chacun avait le cœur plein de tristes pensées.

—Vous souffrez, mon enfant? dit doucement la princesse, profondément émue à la vue du visage décoloré de la jeune artiste.

—Un peu; ce ne sera rien; je vous remercie, madame.

Ariadne fit un effort, et sourit à la princesse, qui lui posa la main sur la tête. Ce sourire était si douloureux, si navré, que madame Orline posa un baiser de mère sur le front de l'orpheline.

—Nous irons demain à Étretat, puisque je vous l'ai promis, dit-elle à sa fille d'un ton sérieux; puis nous retournerons directement à Paris; j'ai assez de ces pérégrinations. Nous avons tellement fatigué mademoiselle Ranine, qu'elle n'a plus que le souffle.

La princesse avait parlé avec tant de sévérité, que sa fille se sentit punie. Olga sortit sans avoir osé chercher à causer avec Ladof. Celui-ci, de son côté, sentait une montagne lui peser sur les épaules.

Les deux jeunes filles partageaient la même chambre. Olga, ce soir-là, fit attention à sa compagne, et fut frappée de la langueur et de la fatigue que décelaient ses moindres gestes.

—Qu'as-tu? lui dit-elle avec inquiétude, en constatant les yeux cernés, la respiration courte et les mains brûlantes de son amie.

—Rien, répondit mademoiselle Ranine avec un sourire.

Ce sourire, qui apparaissait sur son visage depuis quelque temps, avait une expression de douleur contenue qui la rendait plus belle et plus touchante que jamais.

—Mais on a quelque chose quand on maigrit comme tu le fais...

—Je me guérirai avec le temps, dit Ariadne.

Au bout d'un moment, elle ajouta:

—Si je ne guérissais pas, n'oublie pas mon vieux maître: le prix de ses leçons est resté dans le portefeuille à Pétersbourg.

—Mais, Ariadne, s'écria Olga effrayée, tu ne vas pas mourir?

—J'espère bien que non! fit la cantatrice en se redressant avec un retour d'énergie; mais maintenant j'aurai l'esprit plus tranquille; bonsoir!

Elle se laissa retomber sur l'oreiller, et s'endormit sur-le-champ.

Bientôt sa respiration devint plus régulière, ses mains plus fraîches, et Olga, penchée sur elle, vit revenir l'expression qui était familière au beau visage de marbre endormi sous ses yeux.

—Elle a pourtant l'air triste, se dit la jeune princesse; autrefois elle paraissait plus heureuse... Elle est peut-être affligée de n'avoir personne à aimer, tandis que moi... Je ne sais pas pourquoi j'ai fait des cachotteries avec elle... nous aurions bien pu lui dire tout. C'est peut-être ce manque de confiance qui lui aura fait du chagrin... elle aura pensé que je ne l'aimais plus! Je le lui dirai demain, sans faute.

Olga s'endormit sur cette bonne pensée.


XXXI

La journée du lendemain fut claire et superbe; on aurait dit que la Manche s'était mise en frais pour les voyageurs étrangers qui lui rendaient leur dernière visite.

La calèche qui contenait la princesse et sa petite famille roulait rapidement sur la route d'Étretat; mais ceux qui l'occupaient n'accordaient pas grande attention au joli pays qu'ils traversaient. Chacun était préoccupé de ses pensées, plus noires que roses, et le voyage se fit en silence.

La princesse commençait à se demander si depuis plusieurs mois on ne se moquait pas d'elle, et ses soupçons se portaient non pas sur Ariadne, ni sur Ladof, mais sur sa propre fille.

L'équipée de cette dernière à l'institut lui était revenue en mémoire. Elle se disait que le caractère d'Olga la poussant inévitablement vers tout ce qui était hasardeux, rien n'était plus plausible qu'un petit complot, arrangé en cachette pour lui faire accepter Ladof comme gendre.

Mais à quoi bon tant de détours? La princesse avait aimé son mari, non parce qu'il était prince, mais parce qu'il était à ses yeux le seul être digne d'être aimé. Elle eût donc consenti, sans trop de résistance, au mariage de sa fille avec n'importe quel homme du monde, pourvu qu'il eût les qualités morales qui commandent l'estime, et les apparences extérieures qui justifient un mariage que les gens avides appelleraient mal proportionné. Constantin Ladof possédait à un degré suffisant ces qualités et ces apparences; qu'est-ce qui pouvait empêcher Olga de dire à sa mère qu'elle le désirait pour époux?

La princesse regardait le pâle visage d'Ariadne assise auprès d'elle, et se demandait quelle douleur avait ravagé ses traits harmonieux.

Si elle aimait Ladof, qu'attendait-il pour se déclarer?...

Le résultat de ses réflexions fut qu'il fallait en finir le jour même.

Les voyageurs descendirent la route qui conduit au village d'Étretat. Cette rampe douce, ornée de maisons superbes, alors désertes, bordée de fleurs tardives dans les grands jardins en pente, les conduisit jusqu'au fond de la vallée. Le déjeuner était commandé d'avance; on s'assit autour de la table, mais personne ne fit honneur au repas. Quand le dessert fut enlevé, la princesse jeta sa serviette avec un mouvement d'impatience. Olga frémit. Elle avait appris à connaître assez sa mère pour savoir qu'un orage terrible les menaçait.

—Allez voir la falaise, puisqu'il paraît que c'est curieux, dit la princesse, et elle ajouta plus bas en indiquant Ariadne qui était déjà sur le seuil de la porte: Finissez-en, monsieur Ladof, cette situation est intolérable.

Les deux coupables sortirent la tête basse. Un moment après, la princesse les vit partir et tourner à droite, afin de jeter un coup d'œil d'ensemble sur la falaise opposée, avant d'aller l'examiner en détail.

Elle ne put retenir un sourire de mère heureuse à la vue de sa fille.

Olga marchait en avant avec son pas délibéré; ses longues nattes, qu'en voyage elle ne prenait pas la peine de relever avec un peigne, flottaient jusque bien au delà de sa ceinture. Son pas alerte, son port agile faisaient un étrange contraste avec l'air alangui d'Ariadne.

Malgré les quelques mois qu'elle avait de plus, elle paraissait un oiseau heureux et insouciant, tandis qu'Ariadne avait reçu sur son visage et sur toute sa personne l'empreinte que la vie laisse impitoyablement sur ceux pour lesquels elle n'a point de clémence.

—Enfin, pensa la princesse en rentrant dans l'hôtel, quand ils reviendront, tout sera éclairci.

Constantin avait offert son bras à Ariadne, sur un signe d'Olga; celle-ci avait accepté avec toute la réserve qu'elle apportait désormais dans leurs relations; elle avait accepté pour éviter sous les yeux de la princesse une explication douloureuse et superflue que son refus n'eût pas manqué de provoquer; mais, aussitôt qu'ils furent hors de vue, elle retira son bras, en disant qu'elle aimait mieux marcher seule.

Un guide vint s'offrir, on le refusa; les jeunes gens voulaient causer librement, et d'ailleurs on leur avait assuré que, de ce côté, la falaise ne présentait aucun danger.

Ils montèrent en silence, et, une fois arrivés au point culminant, loin des yeux et des oreilles, sans s'inquiéter du paysage, Olga tourna le dos à la mer et s'adressa à Ariadne.

—Chère amie, lui dit-elle en lui prenant la main, je suis bien coupable; j'ai manqué de confiance envers toi; et pourtant, plus que personne au monde, tu méritais mes confidences. Tu me pardonneras pourtant, car, avant d'en parler à ma mère, je veux t'apprendre que Constantin et moi nous sommes fiancés.

Ariadne leva les yeux sur son amie, un léger tressaillement parcourut son corps, mais elle ne donna point d'autre signe d'émotion.

—Depuis longtemps? dit-elle avec effort.

—Depuis le mois d'août dernier.

La jeune artiste regarda Ladof, qui, lui, contemplait attentivement la mer sans la voir.

—Je vous souhaite d'être très-heureux, dit-elle doucement.

Ses lèvres avaient blanchi, ses joues étaient devenues livides. Elle chercha du regard un appui quelconque. Une pierre était à quelques pas, elle alla s'y asseoir.

—Je suis bien fatiguée, dit-elle; je vous demande pardon d'accueillir avec cette froideur apparente une nouvelle que... Soyez assurés tous les deux que je vous souhaite le bonheur du fond de mon âme.

Elle leur tendit à chacun une main. Olga sauta impétueusement au cou de son amie et la couvrit de caresses. Ladof prit timidement la main offerte et la serra; il n'osait la baiser. Ariadne la leva elle-même jusqu'à ses lèvres.

—C'est la Mellini qui vous complimente, monsieur, dit-elle avec un faible sourire. Olga ne sera pas jalouse.

—Jalouse, moi? s'écria Olga, jalouse de toi! Jamais pareille idée ne m'a passé par la tête! Alors tu es contente?

—Très-contente, répondit Ariadne.

Le soleil brillait sur la mer, le gazon était vert et épais, un vent léger venu du nord agitait avec un bruit joyeux les fleurettes desséchées du gazon d'Olympe; les amoureux s'assirent à terre. Ils se trouvaient presque à l'extrémité de la falaise du côté nord; la haute muraille crayeuse qui continue jusqu'à Dieppe tranchait sur le bleu du ciel; tout était paix et joie.

—Je suis bien heureuse, reprit Olga.

Son fiancé tenait sa main emprisonnée, et vraiment le visage de la jeune princesse exprimait le bonheur le plus complet; elle jouissait pleinement de la vie. Ariadne se leva et fit deux pas en avant du côté de la mer.

—N'approche pas si près du bord, lui cria Olga, tu me donnes le vertige. Est-ce très-haut?

—Très-haut! répondit Ariadne de sa voix calme.

—Tu vois la mer?

—Oui.

—Et le fond?

—Le fond est une dalle plate et polie, toute blanche; la vague vient régulièrement se briser contre la falaise, juste au-dessous de nous.

—Il n'y a pas de cailloux?

—Pas un seul.

—Cela doit être joli! je vais aller voir, dit Olga en voulant se lever.

—Je t'en supplie, n'y va pas, dit Ladof en la retenant. Si tu allais tomber!

Ariadne se retourna, c'était la première fois qu'elle les entendait se tutoyer. Elle les regarda étonnée, puis pensa que c'était bien naturel, et se remit à regarder le gouffre.

—Mademoiselle Ariadne, vous me faites peur, dit Ladof; venez ici, je vous en prie!

La jeune fille lui jeta un regard que Constantin se rappela toute sa vie.

—Que vous importe? disaient les yeux d'Ariadne, mais sans colère, je ne suis rien pour vous, ce n'est pas moi que vous aimez!

Elle se rapprocha cependant de quelques pas.

—Écoute, Ariadne, reprit Olga, nous sommes dans une position fort embarrassante, vois-tu. Maman s'est mis dans la tête, je ne sais à quel propos,—la rougeur qui envahit son visage annonçait pourtant que sa conscience lui faisait quelques reproches,—que c'est de toi que Constantin s'occupait. Elle voudrait déjà vous voir mariés.

Ladof n'y tint pas; quittant brusquement la main d'Olga, il se tourna vers Ariadne.

—J'ai bien mal agi envers vous, mademoiselle, je le sens et j'en suis désolé. Voulez-vous bien me dire que vous me pardonnez? Sans cela, je n'oserais...

—Je vous pardonne, dit Ariadne.

Son regard, plein de pitié miséricordieuse, tomba sur le jeune homme comme un rayon d'en haut; tout l'amour qu'elle avait ressenti s'y fondit en une expression suprême de tendresse et de pardon.

—Mais ce n'est pas encore assez, reprit Olga; ma mère n'acceptera jamais l'idée de ce mariage, après s'être figuré que c'était toi la fiancée. Il faut que tu nous rendes un service, ma bonne Ariadne; dis-lui, toi, que nous nous aimons, et supplie-la de consentir... elle ne te le refusera pas: si tu savais quelle confiance elle a en toi et combien elle t'aime! Veux-tu nous faire ce plaisir?

—Dire à la princesse que vous vous aimez? fit Ariadne lentement. Pourquoi moi, et non toi?

—Parce qu'elle pensait que c'était toi... elle ne pourra pas se mettre en colère contre toi, au moins! dit naïvement Olga.

Constantin ne disait rien; il était au supplice. Le visage d'Ariadne, sur lequel Olga, dans son égoïsme inconscient, ne lisait que la fatigue, trahissait pour lui les mouvements d'une âme désespérée.

—J'essayerai, dit doucement Ariadne; mais si j'échoue, il ne faudra pas m'en vouloir.

Elle les quitta et retourna au bord de la falaise.

—Regardez, dit-elle, qu'est-ce que c'est que cela?

Elle indiquait une masse de brouillard blanc qui s'élevait de la mer comme une fumée. Les fiancés tournèrent la tête; de leur place, ils voyaient toute la falaise sur une étendue de plusieurs lieues.

La brume venait du nord et flottait lentement en apparence, mais très-vite en réalité, poussée par une brise rapide. On eût dit les vapeurs qui s'élèvent d'une chaudière en ébullition, mais plus dense, plus compacte; la masse venait à eux, s'accrochant à la falaise, cachant et découvrant par intervalles les sinuosités de la côte; parfois elle entrait dans les terres, et, après qu'elle avait passé, des flocons de brouillard semblables à de la laine restaient dans les arbres des grandes fermes; une barque de caboteur, qui louvoyait à peu de distance, se trouva prise dans le nuage; elle disparut aux yeux des spectateurs comme si quelque géant l'avait escamotée, et la nuée continua de s'avancer vers la pointe.

—C'est bien drôle! continua Olga. Est-ce que le brouillard va venir ici?

—Sans doute, répondit Constantin; redescendons.

—Non, non, restons; je veux voir comment cela est de près.

Ariadne, toujours debout à l'extrémité de la falaise, détachait sur le ciel bleu sa silhouette élégante et sévère. Les mains pressées sur sa poitrine comme pour comprimer sa souffrance, elle regardait le ciel, la mer, la nuée, et se demandait pourquoi tout est si beau, si grand, si poétique, lorsqu'un être humain souffre une agonie plus affreuse que celle de la mort.

—Dis, Ariadne, fit tout à coup Olga, est-il possible que tu aies perdu la voix?

—Oui, répondit l'artiste sans se retourner.

—Essaye donc!

Ariadne rejeta la tête un peu en arrière, et chanta une gamme chromatique comme celle qui avait fait scandale à l'institut, deux ans auparavant.

La voix était aussi pure, aussi veloutée, mais on eût dit l'écho de l'ancienne voix, tant elle était affaiblie.

—Chante: «O mon fils!» dit Olga.

Ariadne commença la cantilène; mais à la quatrième mesure elle s'arrêta.

—Regardez le nuage, dit-elle, le voici!

En effet, tout à coup la nuée fondit sur la falaise; le jour disparut et fut remplacé par une clarté blafarde, comme si l'on appliquait une couche de ouate sur les vitres d'une fenêtre; un froid humide envahit les promeneurs, et pénétra jusque sous leurs vêtements.

—Fi! dit Olga, c'est plus joli de loin que de près.

—Ainsi fait la vie, pensa Ariadne.

—Allons-nous-en! fit la voix d'Olga.

Les fiancés ne s'étaient pas quittés, mais ils ne voyaient plus Ariadne, debout à quelques pas seulement.

—Ne bougeons pas! s'écria Constantin. Nous ne verrions pas où nous allons; ce serait la mort à coup sûr! La mer est de trois côtés!

—Que c'est ennuyeux d'attendre! Je suis gelée! fit Olga d'un ton boudeur.

—Mademoiselle Ariadne, ne bougez pas, répéta Ladof. Ce nuage va passer, c'est l'affaire d'un moment; vous, surtout, vous êtes si près du bord. M'entendez-vous?

—Oui, répondit Ariadne.

Sa voix semblait venir de très-loin.

Elle pensait:

—Je suis de trop en ce monde, et Olga évidemment a été placée sur mon chemin pour me l'apprendre; une première fois, j'ai souffert pour elle; aujourd'hui, l'homme que j'aimais l'a choisie. Je suis un être inutile... L'art m'a trompée... Je ne puis plus chanter... Quelle sera ma vie?...

Une idée superstitieuse s'empara d'elle.

—Mon heure est venue. Je vais connaître ma destinée; si je dois vivre, mon étoile me conduira vers le salut; si je dois mourir...

Elle n'acheva ni sa phrase ni sa pensée. Elle fit deux ou trois pas dans la brume opaque, les mains en avant, comme pour écarter les obstacles...

—Ariadne! cria Olga.

Rien ne lui répondit.

Le brouillard s'éclaircissait; on voyait déjà une lueur jaune dans le ciel qui indiquait l'endroit où brillait le soleil.

—Ariadne! cria la voix plus mâle de Constantin.

La brume s'enleva de terre, légère et molle, en tournoyant sur elle-même; les deux jeunes gens furent debout en un clin d'œil; leurs regards se tournèrent vers la place où la silhouette d'Ariadne se détachait sur le ciel... Il n'y avait plus rien...

Glacé d'horreur, Constantin se traîna, en rampant sur le gazon, jusqu'au bord de la falaise.

—Va-t'en! va-t'en! cria-t-il à Olga, qui voulait le suivre. Va-t'en!

—Elle est morte! dit celle-ci en se cramponnant à lui.

Constantin recula un peu, s'assit sur le gazon, et, passant sa main sur ses yeux hagards et ses cheveux hérissés:

—Nous l'avons tuée! dit-il.

La marée baissait; quand les deux jeunes gens eurent atteint l'hôtel, quand la princesse les eut vus revenir seuls, et que les pêcheurs, pleins de pitié, eurent fait le tour de la falaise alors presque à sec, on trouva Ariadne étendue sur la grande dalle blanche et polie qu'elle avait admirée. La vague pieuse avait rassemblé ses vêtements autour d'elle, et son visage portait ce sourire navré qu'on avait si souvent vu sur ses lèvres depuis quelque temps.

La princesse apprit d'un seul coup la catastrophe et l'amour de sa fille pour Ladof; tout avait jailli ensemble des lèvres d'Olga avec les sanglots.

—Vous croyez que c'est un accident, vous? dit-elle aux jeunes gens avec mépris; et je vous dis, moi, que vous l'avez tuée! J'aimerais mieux avoir eu pour fille celle qui est là morte, que l'enfant égoïste et sans cœur que Dieu m'a donnée!

Cependant toute mère pardonne, et les deux amoureux revinrent en Russie, quelques jours après, ostensiblement fiancés.

Ariadne dort dans le petit cimetière d'Étretat. Abandonnée pendant sa vie, elle devait l'être après sa mort. La princesse paye un jardinier pour entretenir richement sa tombe; mais il n'y met des fleurs que pendant la saison des bains. A quoi bon soigner en hiver une tombe que personne ne visite?

Morini a reçu le prix de ses leçons, et il a juré qu'il ne ferait plus d'élèves. Il pleure toutes les fois qu'il parle d'Ariadne.

Une si belle voix! dit-il, et tant de talent! Une si belle âme! mais pas faite pour le théâtre!

De temps en temps Ladof se souvient d'Ariadne. Il est très-heureux avec Olga, mais il y a des jours où il pense que celle qui est morte savait mieux aimer.

FIN

PARIS. TYPOGRAPHIE DE E. PLON ET Cie, RUE GARANCIÈRE, 8.

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