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Ariel: ou, La vie de Shelley

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The Project Gutenberg eBook of Ariel: ou, La vie de Shelley

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Title: Ariel: ou, La vie de Shelley

Author: André Maurois

Release date: June 19, 2019 [eBook #59781]

Language: French

Credits: Produced by Laura Natal Rodrigues at Free Literature (Images
generously made available by Hathi Trust.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ARIEL: OU, LA VIE DE SHELLEY ***

ANDRÉ MAUROIS

ARIEL

OU

LA VIE DE SHELLEY

PARIS

BERNARD GRASSET

61, RUE DES SAINT-PÈRES



TABLE

PREMIÈRE PARTIE

I. LA MÉTHODE DU DR KEATE
II. LA MAISON
III. LE CONFIDENT
IV. LE PIN VOISIN
V. QUOD ERAT DEMONSTRADUM
VI. VIGOUREUSE DIALECTIQUE DE M. TIMOTHY
VII. ACADÉMIE DE JEUNES FILLES
VIII. CETTE CHAÎNE AFFREUSE...
IX. ENFANTINES
X. CE QU'ÉTAIT HOGG
XI. CE QU'ÉTAIT HOGG (SUITE)
XII. PREMIÈRES RENCONTRES AVEC L'ÂGE MÛR
XIII. BULLES DE SAVON
XIV. LE VÉNÉRABLE AMI
XV. CE QU'ÉTAIT MISS HITCHENER
XVI. CE QU'ÉTAIT HARRIET
XVII. COMPARAISONS
XVIII. SECONDE INCARNATION DE LA DÉESSE

DEUXIÈME PARTIE

I. UN TOUR DE SIX SEMAINES
II. LES PARIAS
III. CE QU'ÉTAIT GODWIN
IV. DON JUAN CONQUIS
V. ARIEL ET DON JUAN
VI. TOMBEAUX DANS LE JARDIN DE L'AMOUR
VII. LES RÈGLES DU JEU
VIII. «REINE DE MARBRE ET DE BOUE»
IX. LE CIMETIÈRE ROMAIN
X. ANY WIFE TO ANY HUSBAND
XI. LE CAVALIER SERVANT
XII. R. B. HOPPNER À BYRON
XIII. SILENCE DE LORD BYRON
XIV. MIRANDA
XV. LES DISCIPLES
XVI. SAMUEL XIII, 23
XVII. LE REFUGE
XVIII. ARIEL DÉLIVRÉ
XIX. LES DERNIERS ANNEAUX


NOTE POUR LE LECTEUR BIENVEILLANT

On a souhaité faire, en ce livre, œuvre de romancier bien plutôt que d'historien ou de critique. Sans doute les faits sont vrais et l'on ne s'est permis de prêter à Shelley ni une phrase, ni une pensée qui ne soient indiquées dans les mémoires de ses amis, dans ses lettres, dam ses poèmes; mais on s'est efforcé d'ordonner ces éléments véritables de manière à produire l'impression de découverte progressive, de croissance naturelle qui semble le propre du roman. Que le lecteur ne cherche donc id ni érudition, ni révélations, et s'il n'a pas le goût vif des éducations sentimentales, qu'il n'ouvre pas ce petit ouvrage. Ceux qui, curieux d'histoire, désireront confronter ce récit avec d'autres, trouveront à la fin du volume une liste de sources accessibles.

A. M.

So I turn too the Garden of Love
That so many sweet flowers bore;
And I saw it was filled with graves.

William Blake.


PREMIÈRE PARTIE

I. LA MÉTHODE DU DR KEATE

En 1809, le Roi George III d'Angleterre mit à la tête de l'aristocratique collège d'Eton le docteur Keate, petit homme terrible, qui considérait la bastonnade comme une station nécessaire sur le chemin de toute perfection morale, et qui terminait ses sermons en disant: «Soyez charitables, boys, ou je vous battrai jusqu'à ce que vous le deveniez.»

Les gentlemen et les riches marchands dont il élevait les fils voyaient sans déplaisir cette pieuse férocité et tenaient pour singulièrement estimable un homme qui avait fouetté presque tous les premiers ministres, évêques et généraux du pays.

En ce temps-là, toute discipline sévère était approuvée par l'élite. La Révolution française venait de montrer les dangers du libéralisme quand il infecte les classes dirigeantes. L'Angleterre officielle, âme de la Sainte-Alliance, croyait combattre en Napoléon la philosophie couronnée. Elle exigeait de ses écoles publiques une génération sagement hypocrite.

Pour dompter l'ardeur possible des jeunes aristocrates d'Eton, une prudente frivolité organisait leurs études. Après cinq ans d'école, un élève avait lu deux fois Homère, presque tour Virgile, Horace expurgé, et pouvait composer de passables épigrammes latines sur Wellington ou Nelson. Le goût des citations était alors si parfaitement développé chez les jeunes gens de cette classe que Pitt, au Parlement, s'étant interrompu au milieu d'un vers de l'Enéide, toute la Chambre, Whigs et Tories, se leva et termina le vers. Bel exemple de culture homogène. Les sciences étaient facultatives, dons délaissées; la danse obligatoire. Quant à la religion, Keate jugeait criminel d'en douter, inutile d'en parler. Le docteur redoutait le mysticisme beaucoup plus que l'indifférence. Il admettait les rires en chapelle et faisait assez mal observer le repos du dimanche. Il n'est pas inutile de dire ici, pour faire comprendre le machiavélisme, peut-être inconscient, de cet éducateur, qu'il de détestait pas qu'on lui mentît un peu. «Signe de respect», disait-il.

Des coutumes assez barbares réglaient les rapports des élèves entre eux. Les «petits» étaient les fags, ou esclaves des «grands». Chaque fag faisait le lit de son suzerain, lui montait le matin l'eau de la pompe, brossait ses vêtements et ses souliers. Toute désobéissance était punie par des supplices convenables. Un enfant écrivait à ses parents, non pour se plaindre, mais pour raconter sa journée: «Rolls, dont je suis le fag, avait mis des éperons et voulait me faire sauter un fossé trop large. À chaque dérobade, il m'éperonnait. Naturellement ma cuisse saigne, mes «Poètes Grecs» sont en bouillie, et mon vêtement neuf déchiré.»

La boxe était en honneur. Un combat fut si violent qu'un enfant resta mort sur le plancher. Keate vint voir le cadavre et dit: «Ceci est regrettable, mais je tiens avant tout à ce qu'un élève d'Eton soit prêt à rendre coup pour coup.»

Le but profond et caché du système était de former des caractères durs coulés dans un moule unique. L'indépendance des actions était grande, mais l'originalité des pensées, du costume ou du langage le crime le plus détesté. Un intérêt un peu vif pour des études ou des idées passait pour une affectation insupportable qu'il importait de corriger par la force.

Telle qu'elle était, cette vie était loin de déplaire au plus grand nombre des jeunes Anglais. L'orgueil de participer au maintien des traditions d'une école si ancienne, fondée par un roi et de tous temps voisine et protégée des rois, les payait bien de leurs souffrances. Seules quelques âmes sensibles souffraient longtemps. Par exemple, le jeune Percy Bysshe Shelley, fils d'un très riche propriétaire du Sussex et petit-fils de sir Bysshe Shelley, baronnet, ne semblait pas s'acclimater. Cet enfant d'une extrême beauté, aux yeux bleus vif, aux cheveux blonds bouclés, au teint délicat, montrait une inquiétude morale bien extraordinaire chez un homme de son rang et une incroyable tendance à mettre en question les Règles du Jeu.

Au moment de son arrivée à l'école, les capitaines de sixième année, voyant ce corps frêle, ce visage angélique et ces gestes de fille, avaient imaginé un caractère timide, qui demanderait peu de soins à leur autorité. Ils découvrirent vite que toute menace jetait aussitôt le jeune Shelley dans une résistance passionnée. Une volonté inébranlable, dans un corps trop peu vigoureux pour en appuyer les décrets, le prédestinait à la révolte. Ses yeux, d'une douceur rêveuse à l'état de repos, prenaient sous l'influence de l'enthousiasme ou de l'indignation un éclat presque sauvage. La voix, à l'ordinaire grave et douce, devenait alors stridente et douloureuse.

Son amour des livres, son mépris des jeux, ses cheveux au vent, sa chemise ouverte sur un cou féminin, tout en lui choquait les censeurs chargés de maintenir dans cette petite société l'élégante brutalité dont elle était fière. Ayant jugé, dès son premier jour d'Eton, que la tyrannie exercée sur les fags était contraire à la dignité humaine, il avait refusé sèchement de servir, ce qui l'avait mis hors la loi.

On l'appelait «Shelley le fou». Les plus puissants des inquisiteurs entreprirent son salut par la torture, mais renoncèrent à l'attaquer en combat singulier, le trouvant capable de tout. Il se battait comme une fille, les mains ouvertes, giflant et griffant.

La chasse à Shelley, en meute organisée, devint un des grands jeux d'Eton. Quelques chasseurs découvraient l'être singulier lisant un poème au bord de la rivière et donnaient aussitôt de la voix. Les cheveux au vent, à travers les prairies, les rues de la ville, les cloîtres du collège, Shelley prenait la fuite. Enfin cerné contre un mur, pressé comme un sanglier aux abois, il poussait un cri perçant. À coups de balles trempées dans la boue, le peuple d'élèves le clouait au mur. Une voix criait: «Shelley!—Shelley!» reprenait une autre voix. Tous les échos des vieux murs gris renvoyaient des cris de: «Shelley!» hurlés sur un mode aigu. Un fag courtisan tirait les vêtements du supplicié, un autre le pinçait, un troisième s'approchait sans bruit et d'un coup de botte faisait glisser dans la boue le livre que Shelley serrait convulsivement sous son bras. Alors tous les doigts étaient pointés vers la victime, et un nouveau cri de: «Shelley! Shelley! Shelley!» achevait d'ébranler ses nerfs. La crise attendue par les tourmenteurs éclatait enfin, accès de folle fureur qui faisait briller les yeux de l'enfant, pâlir ses joues, trembler tous ses membres.

Fatiguée d'un spectacle monotone, l'école retournait à ses jeux. Shelley relevait ses livres tachés de boue, et, seul, pensif, se dirigeait lentement vers les belles prairies qui bordât la Tamise. Assis sur l'herbe ensoleillée, il regardait glisser la rivière. L'eau courante a, comme la musique, le doux pouvoir de transformer la tristesse en mélancolie. Toutes deux, par la fuite continue de leurs fluides éléments, insinuent doucement dans les âmes la certitude de l'oubli. Les tours massives de Windsor et d'Eton dressaient autour de l'enfant révolté un univers immuable et hostile, mais l'image tremblante des saules l'apaisait par sa fragilité.

Il revenait à ses livres; c'était Diderot, Voltaire, le système de M. d'Holbach. Admirer ces Français détestés par ses maîtres lui paraissait digne de son courage. Un ouvrage qui les résumait: La Justice politique de Godwin, était sa lecture favorite. Dans Godwin, tout paraissait simple. Si tous les hommes l'avaient lu, le monde aurait vécu dans un bonheur idyllique. S'ils avaient écouté la voix de la raison, c'est-à-dire de Godwin, deux heures de travail par jour auraient suffi pour les nourrir. L'amour libre aurait remplacé les sottes conventions du mariage. La vraie philosophie aurait pris la place des terreurs superstitieuses. Hélas! les «préjugés» endurcissaient les cœurs.

Shelley fermait son livre, s'étendait au soleil au milieu des fleurs et méditait sur la misère des hommes. Des bâtiments moyenâgeux de l'école toute proche, le murmure confus des voix de la sottise montait vers ce charmant paysage de bois et de ruisseaux. Autour de lui, dans la calme campagne, aucun visage moqueur ne l'observait. L'enfant laissait enfin couler ses larmes et, serrant avec force ses mains jointes, faisait à haute voix cet étrange serment: «Je jure d'être sage, juste et libre, autant qu'il sera en mon pouvoir; Je jure de ne pas me faire complice, même par mon silence, des égoïstes et des puissants. Je jure de consacrer ma vie à la beauté...»

Si le Dr Keate avait pu être témoin d'un accès d'ardeur religieuse si regrettable dans une maison bien tenue, il eût certainement traité le cas par sa méthode favorite.

II. LA MAISON

Aux vacances, l'esclave réfractaire devenait prince héritier. M. Timothy Shelley, son père, possédait le manoir de Field-Place en Sussex longue maison blanche, bien construite, entourée d'un parc et de grandes forêts. Là Shelley retrouvait ses quatre sœurs, toutes jolies, un petit frère de trois ans auquel il apprenait à crier «Diable!» pour scandaliser les dévots, et sa belle cousine Harriet qui, disaient les gens, lui ressemblait.

Le chef et ancêtre de la famille, sir Bysshe Shelley, habitait dans le village. C'était un gentilhomme de la vieille école anglaise, qui se glorifiait d'être riche comme un duc et de vivre comme un braconnier. Haut de six pieds, imposant, très beau de visage, sir Bysshe avait l'esprit vif et cynique. Les Shelley tenaient de lui leurs yeux bleus et brillants.

Il avait dépensé quatre-vingt mille livres sterling pour se bâtir un château qu'il n'habitait pas, à cause de l'entretien, et logeait dans un petit cottage avec un seul domestique. Il passait ses journées dans la taverne du village, vêtu comme un paysan, à parler politique avec les voyageurs. D'Amérique il avait rapporté une sorte d'humour brutal qui terrifiait ces Anglais bons enfants. Deux de ses filles avaient été si malheureuses chez lui qu'elles s'étaient enfuies: excellent prétexte pour ne pas leur donner de dot. Son seul désir était d'arrondir une fortune déjà immense et de la transmettre intacte à de nombreuses générations de Shelley. Dans ce but il en avait constitué une grande partie en un majorat inaliénable dont Percy devait hériter, à l'exclusion totale de ses frères et sœurs. Considérant son petit-fils comme le support nécessaire de son ambition posthume, il avait pour lui une certaine affection. Quant à son fils Timothy, qui faisait des phrases, il le méprisait.

M. Timothy Shelley, membre du Parlement, était, comme son père, grand et bien fait, très blond, très imposant. Il avait meilleur cœur que sir Bysshe, mais un esprit beaucoup moins ferme. Sir Bysshe, égoïste avoué, plaisait assez par cette sorte de naturel qui est le charme des cyniques. M. Timothy avait de bonnes intentions; cela le rendait insupportable. Il aimait les lettres avec l'irritante maladresse des illettrés. Il affectait un respect mondain pour la religion, une tolérance agressive pour les idées nouvelles, une philosophie pompeuse. Il aimait à se dire libéral dans ses opinions politiques et religieuses, mais tenait à ne point choquer les gens de son monde. Ami des ducs catholiques de Norfolk, il parlait avec complaisance de l'émancipation des Catholiques Irlandais, grande audace dont il était fier et un peu épouvanté. Il avait facilement les larmes aux yeux, mais pouvait devenir féroce si sa vanité était en jeu. Dans la vie privée, il se piquait de manières affables, mais aurait bien voulu concilier la douceur des formes avec le despotisme des actions. Diplomate dans les petites choses, brutal dans les grandes, inoffensif et irritant, il était fait pour donner terriblement sur les nerfs d'un juge sévère et l'agacement causé par la bavarde sottise de son père avait contribué pour beaucoup à jeter Shelley dans la sauvagerie intellectuelle. Quant à Mrs Shelley, elle avait été la plus jolie fille, du Sussex. Elle aimait qu'un homme fût batailleur et cavalier, et voyait avec ironie son fils aîné partir pour la forêt en emportant sous son bras un livre au lieu d'un fusil.

Aux yeux de ses sœurs, Shelley était un être surhumain. Dès qu'il arrivait d'Eton, la maison se peuplait d'hôtes fantastiques, le parc de M. Timothy s'animait de murmures confus comme le «Songe d'une Nuit d'Été», et les jeunes filles ne vivaient plus que dans une agréable terreur.

Il prenait plaisir à imprégner de mystère les calmes objets quotidiens. Dans chaque trou des vieux murs, il enfonçait un bâton pour chercher des passages secrets. Au grenier, il avait découvert une chambre toujours fermée à clé. Là vivait, disait-il, un vieil alchimiste à longue barbe, le terrible Cornelius Agrippa. Quand on entendait un bruit dans le grenier, c'était Cornelius qui renversait sa lampe. Pendant toute une semaine, la famille Shelley travailla dans le jardin à creuser un abri d'été pour Cornelius.

D'autres monstres se réveillaient à l'arrivée de l'écolier. Il y avait la grande Tortue, qui vivait dans l'étang, et le vieux Serpent, redoutable reptile qui avait réellement fréquenté jadis les halliers du parc et qu'un jardinier de M. Timothy avait tué d'un coup de faux. «Ce jardinier, petites filles, ce jardinier qui avait pourtant l'air d'un homme comme vous et moi était en vérité le Temps lui-même qui fait périr les monstres légendaires.»

Ce qui rendait ces inventions charmantes, c'était que le conteur lui-même n'était pas trop sûr d'inventer. Les histoires de sorcières et de fantômes avaient troublé son enfance nerveuse. Mais plus il craignait les apparitions, plus il s'imposait de les braver. Ayant tracé un cercle à terre et enflammé de l'alcool dans une soucoupe, tout enveloppé d'une flamme bleuâtre, il commençait: «Démons de l'air et du feu...—Ah! ça, que faites-vous Shelley?» interrompit un jour son maître d'Eton, le solennel et magnifique Bethell. «S'il vous plaît, Monsieur, j'évoque le Diable.»

À la campagne aussi le Seigneur des ténèbres fut souvent appelé par une jeune voix suraiguë et ferme. Parfois les enfants, à leur grande joie, recevaient du frère souverain l'ordre de se déguiser en esprits ou en diables. Plus souvent la chimie, dans ces jeux romantiques, prenait la place de l'alchimie. La discipline scientifique était bien étrangère a Shelley, mais il aimait les aspects magiques de la science. Armé d'une machine que l'on venait d'inventer, il électrisait le bataillon respectueux des jeunes filles. Quand la plus jeune, la petite Hellen, le voyait armé d'une bouteille et d'un fil de fer, elle se mettait à pleurer.

Mais ses disciples fidèles et chéries étaient l'aînée de ses sœurs, Elisabeth, et sa belle cousine, Harriet Grove. Une sensualité naissante et une recherche passionnée de la vérité unissaient ces trois enfants. Les premiers mouvements du désir communiquent toujours aux idées le charme naturel et puissant des caresses. Shelley entraînait ses belles élèves vers le cimetière, lieu que la présence mystérieuse des morts paraît à ses yeux d'un poétique prestige. Assis sur une tombe rustique, abrité des recherches de M. Timothy par l'ombre d'une vieille église, il entourait de ses bras les tailles flexibles, et pour de beaux yeux attentifs commentait le Monde et les Dieux.

Le tableau qu'il leur peignait de l'univers était simple. D'un côté, le vice: rois, prêtres et riches; de l'autre, la vertu: philosophes et misérables. D'un côté, la religion mise au service de la tyrannie; de l'autre, Godwin et sa justice politique. Surtout il leur parlait de l'amour.

Les lois prétendent imposer des règles à nos sentiments naturels. Quelle folie! Quand l'œil aperçoit un être charmant, le cœur s'enflamme. Comment l'éviter? L'amour se fane dans une atmosphère de contrainte. Son essence est la liberté. Il n'est compatible ni avec l'obéissance, ni avec la jalousie, ni avec la crainte. Il lui faut la confiance et l'abandon. Le mariage est une prison...

Le scepticisme étendu au mariage est une forme d'esprit que goûtent peu les vierges. L'hérésie métaphysique peut quelquefois les divertir; l'hérésie matrimoniale exhale à leur nez charmant une forte odeur de fagots.

—Des liens? disait Harriet. Sans doute... Mais qu'importe, si ces liens sont doux.

—S'ils sont doux ils sont inutiles. Enchaîne-t-on un prisonnier volontaire?

—Mais la religion...

Shelley appelait d'Holbach au secours de Godwin.

—Si Dieu est juste, comment croire qu'il punisse des créatures qu'il a remplies de faiblesse? S'il est tout-puissant, comment l'offenser, comment lui résister? S'il est raisonnable, comment se mettrait-il en colère contre des malheureux auxquels il a laissé la liberté de déraisonner?

—Les usages...

—Que nous importent les usages de ce court moment de l'éternité que nous appelons le XIXe siècle?

Elisabeth soutenait son frère. Et comment Harriet aurait-elle pu discuter avec un demi-dieu aux yeux brillants, à la chemise entr'ouverte sur un cou délicat, aux cheveux fins comme des soies dorées?

—Travaillons à Zastrozzi, soupirait-elle, pour changer de conversation.

C'était un roman, qu'ils composaient tous trois ensemble. On y trouvait le bandit justicier, le tyran hautain et cynique, l'héroïne «élégamment proportionnée, toute de tendresse et de pureté». À rédiger Zastrozzi, les heures passaient agréablement. Bientôt la nuit les surprenait. Elisabeth, sœur complice, abandonnait dans l'ombre les amants ingénus.

Shelley et Harriet rentraient enlacés dans la blanche vapeur qui, le soir, s'élève des prairies. Dans le petit bois qui masquait la maison, le vent léger balançait devant la lune les plus hautes branches des arbres. Les anémones, fermant leurs corolles blanches, laissaient se courber leurs tiges fatiguées; la mélancolie du paysage nocturne rappelait à Shelley le retour proche aux sombres cloîtres d'Eton. Sentant frémir et vibrer sous sa main le corps tiède de sa belle cousine, il se sentait plein de courage pour une vie de combat et d'apostolat.

III. LE CONFIDENT

En octobre 1810, M. Timothy escorta son fils à l'Université d'Oxford. Le membre du Parlement était d'excellente humeur. Il logeait dans son ancienne auberge, à l'enseigne du «Cheval de plomb». Il y retrouvait le fils de son ancien hôte; il venait inscrire un futur baronnet dans le collège où lui-même avait brillé d'un éclat passager. De telles cérémonies sont toujours agréables à un Anglais. Elles devaient l'être plus particulièrement à l'esprit pompeux de M. Timothy. Il entra chez le libraire Slatter et fit ouvrir au nouvel étudiant un crédit illimité en livres et en papeterie. «Mon fils ici présent, dit-il, en montrant avec bonhomie le grand jeune homme aux cheveux fous et aux yeux éclatants, mon fils, Monsieur Slatter, est un littéraire. Il est déjà l'auteur d'un roman (c'était le fameux Zastrozzi) et s'il désire encore être imprimé tout vif, j'entends que vous le laissiez satisfaire cette fantaisie.»

Le collège enchanta Shelley. Avoir une chambre à soi, être libre d'assister ou non aux cours, pouvoir se livrer aux travaux qu'on a choisis, lire, écrire, se promener comme on l'entendait, c'était combiner tout le charme de la vie monastique avec la liberté d'esprit du philosophe. C'était ainsi qu'il eût rêvé de passer sa vie tout entière.

Le soir, dans le grand hall, il se trouva assis à côté d'un jeune homme, nouveau venu comme lui, qui, après s'être nommé: Jefferson Hogg, observa d'abord une grande réserve comme la mode d'Oxford l'exigeait. Cependant, vers le milieu du repas, les deux voisins, incapables de garder plus longtemps un silence si élégant, se mirent à parler de leurs lectures.

—La meilleure littérature poétique de ce temps, dit Shelley, est la littérature allemande.

Hogg, avec un sourire, objecta que les Allemands manquaient de naturel. Tant de romanesque le fatiguait.

—Quelle littérature moderne pouvez-vous comparer à la leur?

—L'italienne, dit Hogg.

Ce mot réveilla l'impétuosité de Shelley et fit jaillir un discours si intarissable que les domestiques purent desservir avant que les deux jeunes gens se fussent aperçus qu'ils restaient seuls.

—Voulez-vous monter à ma chambre? dit Hogg. Nous y continuerons la discussion.

Shelley accepta avec enthousiasme, mais, en montant l'escalier, perdit à la fois le fil de son discours et tout intérêt pour la littérature allemande. Pendant que Hogg allumait les chandelles, son hôte dit soudain avec calme qu'il ne voyait pas pourquoi cette discussion continuerait, qu'il ignorait également l'italien et l'allemand et qu'il avait parlé pour parler. Hogg répondit en souriant que son indifférence et son ignorance étaient égales, et installa sur une table une bouteille, des verres, des biscuits.

—D'ailleurs, dit Shelley, toute littérature n'est qu'un vain badinage. Qu'est-ce que c'est qu'étudier une langue ancienne ou moderne? Apprendre de nouveaux noms à donner aux choses; mais qu'il serait plus sage d'étudier ces choses elles-mêmes.

—Les choses elles-mêmes? dit Hogg. Mais comment?

—Par la chimie par exemple.

Et, beaucoup plus inspiré que par la littérature allemande, Shelley commença un discours sur l'analyse chimique, sur les nouvelles découvertes de la physique, sur l'électricité. Hogg, que ces sujets n'intéressaient pas, regarda son nouvel ami. Parfaitement habillé, et même avec recherche, mais les vêtements en désordre, mince, fragile, très grand, il paraissait voûté parce que, dans le feu de son enthousiasme, il allongeait toujours la tête en avant. Ses gestes étaient à la fois gracieux et violents; son teint blanc et rose comme celui d'une femme; ses cheveux longs et en broussaille. Tout ce visage respirait un feu, une animation, une intelligence surnaturels. Et l'expression morale n'était pas moins saisissante que l'expression intellectuelle, car on trouvait répandu sur ses traits un air de douceur, de délicatesse, d'ardeur religieuse qui rappelait les visages des saints des grandes fresques de Florence.

Shelley parlait toujours quand l'horloge sonna. Il poussa un cri: Mon cours de minéralogie! et s'envola dans les couloirs.

* * *

Hogg lui avait promis d'aller le voir le lendemain matin. Il le trouva en violente discussion avec le domestique du collège qui voulait mettre la chambre en ordre.

Des livres, des chaussures, des papiers, des pistolets, du linge, des munitions, des fioles, des éprouvettes gisaient sur le plancher. Une machine électrique, une pompe à air, un microscope solaire dominaient cette scène de pillage. Shelley tourna la manivelle de la machine, et des étincelles sèches et brillantes craquèrent de tous côtés. Il monta sur un tabouret de verre, et ses longs cheveux blonds se dressèrent. Hogg, l'œil amusé, suivait ces mouvements avec un peu d'inquiétude, et surveillait surtout les plats et les assiettes. Au moment où son hôte allait servir le thé, il retira précipitamment de sa tasse un sou tout rongé par l'acide chlorhydrique.

Les deux jeunes gens devinrent inséparables. Chaque matin, ils se promenaient à pied: Shelley se conduisait en route comme un enfant, courant sur les talus, sautant les fossés. Quand il rencontrait un étang ou une rivière, il lançait des bateaux de papier et les suivait jusqu'au naufrage, tandis que Hogg exaspéré attendait debout sur la rive.

Après la promenade ils remontaient dans la chambre de Shelley qui, épuisé par sa continuelle dépense d'énergie, était alors envahi par une torpeur invincible. Il s'étendait devant le feu, sur une large couverture, pelotonné sur lui-même comme un chat, et dormait ainsi de six heures à dix heures. À ce moment, il se dressait subitement, se frottait les yeux avec une grande violence, passait, en s'étirant, les doigts dans ses longs cheveux, et commençait aussitôt à discuter un point de métaphysique ou à réciter des vers avec une énergie presque pénible.

À onze heures il soupait, mais ses repas n'étaient jamais compliqués. Hostile à la viande par principe, il adorait le pain. Il en avait toujours les poches pleines, et, quand il marchait, grignotait en lisant, de sorte que son chemin était marqué par un long sillage de miettes. Avec le pain ses mets favoris étaient les raisins de Corinthe et les prunes sèches qu'on achète chez les épiciers. Un repas régulier, à table, était pour lui un ennui insupportable, et il était rare qu'il pût y assister jusqu'à la fin.

Après le souper son esprit était clair et pénétrant, ses discours brillants. Il parlait à Hogg de sa cousine Harriet, à laquelle il écrivait de longues lettres où les élans d'amour alternaient avec la philosophie de Godwin; de sa sœur Elisabeth, si vaillante ennemie des préjugés. Ou bien il lisait la dernière lettre solennelle de Mr Timothy, avec de grands éclats de rire. Puis il saisissait un de ses livres favoris, Locke, Hume ou Voltaire et le commentait avec passion.

Hogg s'était longtemps demandé pourquoi ces sceptiques avaient tant de charme pour l'esprit si évidemment mystique et religieux de son ami. Il semblait qu'en découvrant soudain, au détour de ses immenses lectures, l'infinie variété des systèmes, comme un enchevêtrement de vallées profondes et de précipices rocheux, une sorte de vertige eût saisi Shelley et que seule une doctrine claire et simple, comme celle de Godwin, pût calmer cette ivresse métaphysique. Il se plaisait à remplacer le titanesque et confus entassement de l'Histoire par un transparent édifice de doctrines creuses et limpides, et préférait au monde véritable, dont l'incohérence l'épouvantait, la douce vision que l'esprit a des choses à travers les vaporeuses murailles des Nuées.

Quand l'horloge du collège sonnait deux heures, Hogg se levait, et, malgré les protestations de son ami, allait se coucher: «Quel être surprenant, pensait-il, tout en traversant, pour retrouver sa chambre, les longs couloirs silencieux... La grâce d'une jeune fille, la pureté d'une vierge qui n'est jamais sortie de la maison de sa mère. Et pourtant, une force indomptable... Une âme de moine bénédictin-et des idées de sans-culotte...»

C'était, en effet, un mélange assez digne de réflexion. Mais Maître Jefferson Hogg n'aimait pas les méditations fatigantes et son ami Shelley lui inspirait toujours une invincible envie de dormir.

IV. LE PIN VOISIN

Quelques jours avant Noël, Mr Timothy trouva dans son courrier une lettre d'un éditeur de Londres, un certain Mr Stockdale, qui lui signalait les extraordinaires productions que le jeune Percy Shelley prétendait faire imprimer. Stockdale avait entre les mains le manuscrit d'un roman: Sainte-Irvine ou le Rose-Croix, rempli des idées les plus subversives, et ce commerçant vertueux ne voyait pas sans inquiétude le fils d'un homme aussi respectable s'engager dans un chemin dangereux. Il avait cru de son devoir de prévenir un père de famille, et surtout d'attirer son attention sur le mauvais ange du jeune Mr Shelley, son camarade Jefferson Hogg, fils d'une bonne famille tory du Nord de l'Angleterre, mais esprit faux, froid et dangereux.

Mr Timothy commença par informer Mr Stockdale qu'il ne paierait pas un penny de la note d'impression, ce qui augmenta aussitôt vivement les inquiétudes métaphysiques et doctrinales de l'éditeur. Puis, en attendant l'arrivée de son fils, qui devait venir la même semaine passer les vacances de Noël à Field Place, il prépara un de ses sermons incohérents, sentimentaux et menaçants, solennels et bouffons, genre littéraire où il était maître.

Un raisonnement n'a jamais convaincu personne. Mais croire qu'un raisonnement de père puisse changer les idées d'un fils est le comble de la folie raisonnante. Shelley sortit de cette conversation irrité par la sottise de sa famille, rempli d'une juste fureur contre la conduite, indigne d'un gentleman, de Mr Stockdale, et plus attaché que jamais à son seul ami, Jefferson Hogg. Le soir même, il écrivit à celui-ci une longue lettre de confidences.

«Tout le monde ici attaque mes détestables principes. Je suis un paria... Une terrible tempête se prépare. Pour moi, je reste calme, et comme un phare qui domine la mer agitée, je souris de voir à mes pieds les assauts inutiles des vagues. J'ai essayé d'éclairer mon père, Mirabile dictu! Il a écouté pendant un certain temps mes arguments. Il m'a accordé l'impossibilité de l'intervention directe de la Providence. Il m'a même accordé l'invraisemblance des sorcières, des fantômes et autres miracles légendaires. Mais quand je me suis mis appliquer à ses propres croyances les vérités sur lesquelles nous venions de nous entendre si harmonieusement, il a bondi et m'a imposé silence par un seul argument, éternel il est vrai: «Je crois parce que je crois.» Ma mère, elle, me voit déjà sur la grand'-route du Pandémonium et croit que je veux pervertir mes sœurs. Que tout cela est ridicule!»

La maison, jadis si gaie à l'époque des vacances, avait été tout attristée par cet incident. Mr Shelley recommandait à ses filles de ne pas trop parler avec leur frère, et les petites paraissaient gênées. Par la force de l'habitude on continuait les préparatifs de Noël, mais personne n'y avait goût, et l'on organisait sans ardeur, avec une gaîté forcée, toutes ces petites surprises si douces dans une famille unie.

Seule Elisabeth restait en secret fidèle à Shelley. Malheureusement elle voyait bien que son admiration n'était plus partagée par sa cousine Harriet, qu'elle sentait chaque jour devenir plus froide et plus évasive.

Les lettres que Harriet avait reçues d'Oxford, lettres pleines de dissertations enthousiastes et difficiles à suivre, l'avaient agacée et inquiétée. Les citations de Godwin l'ennuyaient au plus haut point, et l'effrayaient bien davantage. Il est rare que les jolies femmes aient le goût des idées dangereuses. La beauté, forme naturelle de l'ordre, est conservatrice par essence. Elle soutient la religion établie dont elle orne les cérémonies; Vénus a toujours été le meilleur agent de Jupiter.

La belle Harriet avait montré les lettres suspectes à sa mère, puis, sur le conseil de celle-ci, à son père, qui en avait déclaré les doctrines abominables. Autour d'elle on augurait mal l'avenir du jeune Shelley. Fallait-il épouser un original qui, par ses folies, s'aliénait tout le monde? Harriet aimait l'élégance, les bals du comté, le succès. Que serait la vie avec cet enthousiaste qui ne respectait pas même le mariage? Et tout de même, la religion méritait bien aussi qu'on y pensât.

Avant l'arrivée de Percy, les deux jeunes filles avaient eu des discussions assez violentes. Elisabeth défendait son frère. Comment Harriet pouvait-elle mettre en balance quelques vaines satisfactions d'amour-propre et le bonheur de passer sa vie avec le plus merveilleux des hommes?

—Vous faites de votre frère un être bien remarquable, répondait Harriet. Mais est-ce que je sais, moi, s'il l'est vraiment? Nous avons vécu à la campagne, nous sommes ignorantes de tout. Nos parents, votre père lui-même qui est membre du Parlement, et qui a l'expérience du monde, blâment les idées de Percy. Admettons qu'il soit un génie. Quel droit ai-je, alors, à commencer avec lui une vie intime qui finira en désappointement quand il découvrira combien je suis inférieure à l'idée qu'a formée de moi son imagination surchauffée? Je ne suis qu'une humble jeune fille, très semblable à toutes les autres. Il m'a idéalisée. Il serait bien surpris s'il me connaissait telle que je suis.

Une telle modestie était inquiétante et l'amour raisonne moins bien.

Dès l'arrivée de Shelley, Elisabeth le mit au courant. Il courut chez Harriet. Il la trouva comme Elisabeth la lui avait décrite, froide et lointaine. Elle ne souhaitait même pas que Shelley se disculpât; elle lui demandait seulement de la laisser tranquille. Elle lui reprochait d'être un sceptique en toutes choses.

—Mais enfin, Harriet, dit Shelley, il est monstrueux que je ne puisse avouer des convictions auxquelles je suis arrivé par des raisonnements évidents. En quoi mes croyances théologiques peuvent-elles me disqualifier comme frère, comme ami, comme amant?

—Eh! dit Harriet, vous pouvez penser tout ce qu'il vous plaira, je m'en soucie fort peu. Mais ne me demandez pas d'unir mon sort au vôtre.

C'était la première fois que Shelley découvrait cette indifférence des femmes, qui tombe aussi subitement que la nuit au centre de l'Afrique. Il sortit de là fou de douleur. À travers les bois nus et glacés, il revint lentement à Field-Place, et, sans s'apercevoir qu'il était couvert de neige, il arpenta pendant une patrie de la nuit ce cimetière de village qui avait été le décor de ses jeunes amours. Il rentra chez lui vers deux heures du matin, et se coucha en plaçant près de son lit un pistolet chargé et des poisons variés qu'il avait empruntés à son arsenal de chimiste. Mais la pensée du chagrin qu'aurait Elisabeth en retrouvant son corps, l'empêcha de se tuer.

Au matin, il écrivit à Hogg. Contre Harriet elle-même, il n'exprimait aucun ressentiment, pas même contre Mr Timothy ou Mr Grove. La seule responsable de cette tragédie, c'était l'Intolérance. «Mon ami, je jure ici—et si je manque à mon serment, que l'Infinité me frappe—je jure de ne jamais pardonner à l'Intolérance. En principe, je n'admets pas la vengeance, mais ce cas est le seul où je la juge légitime. Chacun de mes moments libres sera consacré à cette mission. L'Intolérance ruine la société, elle encourage les préjugés qui brisent les plus chers, les plus tendres des liens. Oh! que je voudrais être le vengeur, être celui qui écrasera le démon, qui le précipitera dans son enfer natal, pour ne jamais le laisser remonter, celui qui établira enfin la Tolérance universelle.

«J'espère satisfaire un peu cet insatiable sentiment, dans mes vers. Vous verrez, vous entendrez comme le monstre m'a blessé. Elle n'est plus à moi! Elle me hait comme sceptique, comme ce qu'elle était elle-même auparavant! Oh! Bigoterie! Si jamais je te pardonne cette dernière persécution, que le Ciel m'écrase! (Si le Ciel connaît la colère)... Pardonnez-moi, mon cher ami, je crains qu'il n'y ait bien de l'égoïsme dans toute cette passion de l'amour, car il me semble à chaque instant que mon âme va éclater. Je veux fuir ce sentiment; il est égoïste, je ne veux plus mentir que pour les autres... Quant à moi, combien je préférerais périr dans la lutte! Oui, là serait le soulagement... Le suicide est-il un crime? J'ai dormi, la nuit dernière, près de mon pistolet chargé. Si ce n'avait été pour ma sœur, pour vous, je vous aurais dit l'adieu final.»

Il lui restait quinze jours de vacances à passer encore à Field-Place. Tristes jours pendant lesquels il fallait vivre entre un père et une mère furieux, des enfants inquiètes. Harriet, malgré les invitations d'Elisabeth, refusait de venir à Field-Place. Les gens bien informés, en grand mystère, annonçaient ses fiançailles avec un inconnu.

Pour essayer de calmer sa douleur par le spectacle du bonheur des autres, Shelley avait formé le projet de fiancer sa sœur et son ami, qui ne s'étaient jamais vus. Il envoyait à Hogg des vers d'Elisabeth remplis de bonnes intentions, de haine de l'Intolérance et de fautes de prosodie.Tous sont frères, chantait Elisabeth, bonne élève tous sont frères, même l'Africain courbé sous les coups de bâton de l'Anglais au cœur dur... Elle avait écrit toute une élégie dans ce style. En retour, Shelley lui donnait les poèmes de Hogg qu'il déclarait «extrêmement beaux», et où lui-même était comparé à un jeune chêne, Harriet Grove au lierre qui détruit l'arbre après l'avoir enlacé.

—Vous n'avez pas dit, répondit Shelley, que le lierre, ayant détruit le chêne, va par dérision s'enrouler autour du pin voisin.

Le pin voisin était Mr Helyar, riche propriétaire, homme de saines doctrines, créé tout exprès par la Providence pour conduire sa femme aux bals du comté. «Elle est perdue pour moi à tout jamais! Elle mariée! Mariée à une motte de terre! Elle va, comme lui, devenir matière insensible et brute. Tant de belles possibilités se flétriront! N'en parlons plus, mon ami.»

Il aurait bien voulu pouvoir inviter Hogg à Field-Place, pour qu'Elisabeth pût juger elle-même quel homme admirable il était. Mais Mr Timothy conservait le souvenir des avertissements de l'éditeur au sujet d'un certain mauvais ange, et interdit l'invitation.

V. QUOD ERAT DEMONSTRADUM

Un mois environ après ces tristes vacances, MM. Munday et Slatter, ces libraires d'Oxford auxquels Mr Timothy avait recommandé les fantaisies littéraires de son fils, virent entrer le jeune Shelley, cheveux au vent et chemise ouverte. Il portait sous le bras un gros paquet de brochures. Il souhaitait qu'elles fussent vendues six pence l'une, qu'on les étalât bien en vue dans la vitrine, et d'ailleurs pour être certain que celle-ci serait faite à son goût, il allait la faire lui-même.

Aussitôt, écartant les libraires, il se mit au travail. MM. Munday et Slatter, amusés, le regardaient s'agiter avec la bienveillance paternelle et goguenarde que les commerçants des villes d'Université témoignent aux étudiants bien munis d'argent de poche. S'ils avaient mieux regardé, ils auraient été terrifiés par les chargements de matière explosible que leur jeune et aristocratique client entassait en piles élégantes dans leur honorable vitrine. Le titre des brochures était le plus scandaleux qu'on pût afficher dans une ville théologique et prude: La Nécessité de l'Athéisme. Elles étaient signées du nom inconnu de Jérémiah Stukeley, et si MM. Munday et Slatter les avaient feuilletées un seul moment, ils auraient été plus épouvantés encore par l'insolente logique de ce Stukeley imaginaire.

«Les sens sont l'origine de toute connaissance.» C'est par cet axiome téméraire que commençait le pamphlet, qui, rédigé sous forme mathématique, prétendait démontrer l'impossibilité de l'existence de Dieu, et se terminait orgueilleusement par les trois lettres Q. E. D.: quod en demonstrandum.À Shelley qui ne comprenait rien aux mathématiques, cette formule magique était toujours apparue comme une moderne incantation pour évoquer la Vérité. Bien qu'il crût avec une ardeur fervente à un Esprit de bonté universelle, créant et gouvernant toute chose, à la vie future, à toute une théologie personnelle de «Vicaire Savoyard» anglican, le mot «athée» lui plaisait par sa violence. Il aimait à le lancer à la face des bigots. Il relevait ce nom qu'on lui avait jeté jadis à Eton, comme le Chevalier relève un gant. Au courage physique et au courage moral que possède tout bon Anglais, il prétendait ajouter le courage intellectuel: le danger était grand le scandale certain. Mais le lierre inconstant s'enlaçait autour du pin voisin, et l'Intolérance devait être châtiée.

«La Nécessité de l'Athéisme» avait paru depuis vingt minutes seulement quand le Révérend John Walker, homme d'un aspect sinistre et inquisiteur, répétiteur officieux d'un collège médiocre, passa devant la boutique et regarda la vitrine.

«Nécessité de l'Athéisme! Nécessité de Athéisme! Nécessité de l'Athéisme!» lut le Révérend John Walker qui, surpris, offensé, indigné, pénétra dans la librairie et dit avec autorité:

—Monsieur Munday! Monsieur Slatter, que signifie ceci?

—Ma foi, Sir, ma foi, nous n'en savons rien. Nous n'avons pas examiné la publication personnellement...

—«Nécessité de l'Athéisme». Ce titre seul aurait dû vous dire...

—Certainement, Sir. Maintenant que notre attention a été attirée sur ce titre...

—Maintenant que votre attention a été attirée, Monsieur Munday et Monsieur Slatter, vous aurez l'obligeance de faire disparaître immédiatement tous ces exemplaires de votre vitrine et tous autres que vous pouvez posséder, de les emporter dans votre cuisine et de les brûler dans votre poêle.

Mr Walker n'avait aucune autorité légale pour donner de tels ordres. Mais les libraires savaient qu'il lui suffirait de se plaindre pour faire interdire leur magasin aux étudiants. Ils s'inclinèrent avec un sourire obséquieux, et envoyèrent le commis de la librairie prier le jeune Mr Shelley de venir leur parler.

—Nous sommes désolés, Mr Shelley, mais à vérité il nous était impossible de faire autrement. Mr Walker y tenait absolument, et dans votre propre intérêt...

Mais ce propre intérêt était ce qui préoccupait le moins Shelley. De sa voix aiguë, pressante, il maintint devant les libraires inquiets son droit de penser et de communiquer ses pensées à d'autres.

—D'ailleurs, leur dit-il, j'ai fait mieux que de tendre mes appeaux devant les vieux oiseaux aveugles d'Oxford. J'ai envoyé un exemplaire de la «Nécessité de l'Athéisme» à tous les évêques anglais, au Vice-Chancelier et aux maîtres des collèges, avec les compliments de Jérémiah Stukeley, de mon écriture non déguisée.

* * *

Quelques jours plus tard, un appariteur vint dans la chambre de Hogg prier Mr Shelley, avec les compliments du Doyen, de se présenter aussitôt devant celui-ci. Il descendit dans la salle de réunion du collège, où il trouva réunies toutes les autorités du lieu. C'était un petit groupe de maîtres à la fois érudits et puritains, exemplaires sans fantaisie du christianisme athlétique et classique, qui presque tous détestaient depuis longtemps le jeune Shelley, à cause de ses cheveux longs, de son étrange façon de s'habiller et de son goût vraiment vulgaire pour les expériences scientifiques.

Le Doyen lui montra un exemplaire de la «Nécessité de l'Athéisme», et lui demanda s'il en était l'auteur. Comme l'homme parlait d'une voix rude et insolente, Shelley ne répondit pas.

—Êtes-vous, oui ou non, l'auteur de ce livre?

—Si vous pouvez le prouver, produisez vos témoignages. Il n'est ni juste, ni légal de m'interroger de cette façon. Ce sont des procédés d'inquisiteur, non d'hommes libres dans un pays libre.

—Niez-vous que ceci soit votre œuvre?

—Je ne répondrai pas.

—Dans ce cas, vous êtes expulsé, et je désirs que vous quittiez ce collège demain matin au plus tard.

Une enveloppe scellée du sceau du collège lui fut tendue aussitôt par l'un des assesseurs. Elle contenait la sentence d'expulsion.

Shelley courut à la chambre de Hogg, se laissa tomber sur le divan et répéta en tremblant de rage: «Expulsé! Expulsé!» Ses dents claquaient. La punition était terrible. C'était l'interruption de toutes ses études, l'impossibilité de les recommencer dans une autre Université, la privation certaine de cette belle vie calme qu'il aimait, la fureur durable et bouffonne de son père. Hogg lui-même fut indigne. Emporté par une imprudente générosité, il écrivit sur le champ une note exprimant son chagrin et son étonnement qu'un tel traitement ait pu être infligé à un tel gentleman. Il espérait que la sentence ne serait pas définitive.

Le domestique fut chargé de remettre ce message au triLe domestique fut chargé de remettre ce message au tribunal qui était encore réuni. Il revint immédiatement apporter à Hogg les compliments du Doyen et l'ordre de descendre. L'audience fut courte. «Avez-vous écrit ceci?» C'était la note que Hogg venait d'envoyer, et il la reconnut.

—Et ceci?

Avec une grande force et des habiletés de vieil avocat, Hogg expliqua l'absurdité de la question, l'injustice d'avoir condamné Shelley, l'obligation où se trouvait tout homme conscient de ses droits...

—Bien, vous êtes expulsé, dit le juge d'un voix furieuse.

Il était évidemment d'humeur à expulser ce soir-là tout le collège, et Hogg reçut à son tour une enveloppe cachetée.

Dans l'après-midi, une affiche fut placée aux portes du Hall. Elle donnait les noms des deux coupables et annonçait qu'ils étaient publiquement chassés, pour avoir refusé de répondre aux questions qui leur étaient posées.

VI. VIGOUREUSE DIALECTIQUE DE M. TIMOTHY

La diligence d'Oxford emporta les exilés et leurs bagages. Shelley avait emprunté à ses libraires vingt livres sterling pour se loger et vivre à Londres en attendant des nouvelles de son père.

Les chambres qu'il visita avec Hogg lui parurent toutes inhabitables: la rue était trop bruyante, le quartier trop sale, la servante trop laide. Enfin Poland Street éveilla dans son esprit des associations sympathiques... «Pologne... Varsovie... Liberté», il ne pouvait y avoir dans Poland Street que des chambres dignes d'un homme libre, et, en effet, la première qu'ils y trouvèrent était tapissée d'un papier à grappes vertes et bleues qui leur parut le plus beau du monde.

—Ceci, dit Shelley, sera notre logis définitif. Nous y recommencerons nos journées d'Oxford: lectures au coin du feu, promenades, expériences. Nous y passerons notre vie.

Programme délicieux auquel ne manquaient que l'assentiment de M. Timothy et celui de M. Hogg le père.

* * *

En apprenant les événements d'Oxford, Mr Timothy avait été furieux. Pour un grand propriétaire, membre du Parlement et juge de paix de son comté, l'aventure était désagréable et la disgrâce singulière. Surtout l'accusation d'athéisme le tourmentait, car il était connu comme libéral, hardiesse qui l'obligeait à l'orthodoxie.

Il écrivit une lettre solennelle à Mr Hogg père pour déplorer «cette malheureuse affaire arrivée à Oxford, à mon fils et au vôtre», et pour le prier de rappeler au plus vite «son jeune homme». «Pour moi, ajoutait-il, je recommandera au mien de lire la théologie naturelle de Paley, qui convient à merveille à son cas; je la lirai même avec lui.»

Puis il composa pour «son jeune homme» une lettre sévère et forte: «Bien que j'aie pu comme père, souffrir pour vous la disgrâce amenée par vos opinions criminelles, j'ai des devoirs stricts envers ma propre réputation, envers vos frères et sœurs plus jeunes, envers mes sentiments de chrétien. Si vous désirez recevoir de moi aide, assistance et protection, il faut:

Rentrer immédiatement à Field-Place et renoncer pour longtemps à tout commerce avec Mr Hogg;

Vous placer sous la direction de tels gentlemen que je choisirai et leur obéir». Si ces conditions n'étaient pas acceptées, Mr Timothy abandonnerait son fils à la misère qui s'attache justement à des opinions diaboliques et méchantes.

La réponse fut courte: «Mon cher Père, comme vous me faites l'honneur de me demander mes intentions pour servir de base à votre conduite, je crois de mon devoir (bien qu'il me déplaise de blesser vos sentiments à l'égard de votre propre réputation et de celle de votre famille) de refuser absolument mon consentement aux deux propositions contenues dans votre lettre et de vous affirmer qu'un tel refus suivra à tout jamais de telles offres. Avec tous mes remerciements pour votre bienveillance, je reste votre fils affectueux et respectueux. Percy Shelley».

* * *

La grande difficulté de la diplomatie paternelle, c'est que l'un des négociateurs veut à toute force éviter de rompre, ce qui rend les sanctions difficiles. Ses «conditions» ayant été sèchement repoussées, Mr Timothy ne sut que faire.

Il n'était pas mauvais homme au fond et croyait à la puissance dialectique d'une bouteille de porto. Il résolut d'aller à Londres et d'inviter les rebelles à l'hôtel Miller, où le vin était bon.

«Au fond, se disait-il en attendant les deux étranges créatures, au fond il faut prendre les enfants par la bonhomie, et aller même, quelque ridicule que cela puisse paraître, jusqu'à discuter avec eux... Un esprit mûr et réfléchi a raison sans aucune peine d'un philosophe de dix-huit ans et de grands malheurs peuvent être évités par un discours fait à propos... Après tout, Percy est l'héritier du domaine, c'est à lui que reviendra le titre des Shelley; il importe de le ramener à la raison.» Et le bon Mr Timothy, tout en roulant dans sa tête les arguments théologiques de Paley, se frottait les mains avec satisfaction.

Cependant les jeunes gens venaient à pied de Poland Street en lisant à haute voix dans la rue, avec mille plaisanteries, le Dictionnaire philosophique de Voltaire. Shelley goûtait en particulier ce que le vieux Français disait du peuple juif, de l'intolérance qui paraît partout dans la Bible, de la cruauté de Jéhovah.

Quand ils arrivèrent à l'hôtel, l'homme d'affaires des Shelley, Mr Graham, avait rejoint son client et ami. Mr Timothy reçut Hogg avec une bienveillance pateline et transparente, puis, se tournant vers son fils, lui adressa à brûle-pourpoint un discours long, incompréhensible et ponctué de manifestations dramatiques qui parurent tout à fait ridicules aux deux jeunes gens. Shelley se pencha vers son ami et murmura: «Eh! bien? que pensez-vous de mon père?»

—Ce n'est pas votre père, dit Hogg tout bas, c'est Jéhovah lui-même.

Shelley éclata de rire.

—Qu'avez-vous, Percy? Êtes-vous malade? dit Mr Timothy scandalisé. Êtes-vous fou? Pourquoi riez-vous?

Heureusement, on annonça le dîner. Il fut excellent et à peu près cordial. Au dessert, Mr Timothy envoya son fils commander des chevaux de poste et entreprit la conquête de Hogg.

—Monsieur, vous êtes très différent de ce que j'attendais... Vous êtes un gentleman agréable, modeste, raisonnable... Dites-moi, que pensez-vous que je doive faire de mon pauvre garçon? Il est bien fou, n'est-ce pas?

—Assez, oui. Monsieur.

—Alors, que pensez-vous que je doive faire?

—S'il avait épousé sa cousine, il serait devenu tout différent. Il a besoin de quelqu'un qui prenne soin de lui, d'une bonne femme. Pourquoi ne pas le marier?

—Mais comment? C'est impossible! Si je dis à Percy d'épouser une jeune fille, il refusera certainement; je le connais.

—Il refuserait si vous lui donniez l'ordre de se marier, et je l'approuverais. Mais si vous le mettez sans rien dire en rapports avec une jeune fille bien choisie, il est possible qu'il s'éprenne d'elle. Et d'ailleurs, si la première ne réussit pas, vous pouvez toujours en essayer une autre.

L'homme d'affaires, Mr Graham, dit que c'était un plan admirable, et les deux hommes s'étaient mis, sur un coin de table, à dresser des listes de jeunes filles quand Shelley revint. Mr Timothy fit apporter une bouteille de très vieux porto et commença son propre éloge. Il était très respecté à la Chambre des Communes, respecté par toute la Chambre et en particulier par le Speaker [1]; qui lui disait: «Mr Shelley, je ne sais pas ce que nous ferions sans vous.» Il était très aimé dans son comté de Sussex, et excellent juge de paix... Il raconta une longue histoire de deux braconniers qu'il avait condamnés: «Vous les connaissez, Graham, vous savez ce qu'ils sont?» Graham approuva. «Eh! bien, quand ils sont sortis de prison, ils sont venus me remercier.»

Hogg ne sut jamais pourquoi ces deux malheureux avaient remercié un juge impitoyable, car à ce moment, jugeant la préparation de porto suffisante, Mr Timothy attaqua le sujet essentiel.

—Voyons, dit-il, il y a certainement un Dieu... Il ne peut y avoir aucun doute à ce sujet, aucun doute.

Aucun des auditeurs n'exprima le moindre doute.

—Vous, Monsieur, dit-il en se tournant vers Hogg, vous n'avez aucun doute personnel?

—Pas le moindre, Monsieur.

—Parce que, si vous en avez, je puis vous prouver l'existence de Dieu en une minute.

—Mais, Monsieur, je n'en ai aucun.

—Ah!... Mais peut-être aimeriez-vous néanmoins à entendre mes arguments?

—Avec grand plaisir.

—Eh! bien, je vais vous les lire.

Il fouilla dans toutes ses poches, sortit des lettres, des factures, et pour finir, une feuille qu'il commença à lire. Shelley, penché en avant, écoutait avec une grande attention.

—Mais j'ai déjà entendu tout cela, dit-il au bout de quelques instants; et se tournant vers Hogg:

—Où ai-je déjà entendu cela?

—Mais, dit Hogg, ce sont les arguments de Paley.

—Parfaitement, dit le lecteur avec satisfaction, vous avez raison: ce sont les arguments de Paley. Je les ai copiés dans le livre de Paley ce matin, de ma propre main, mais Paley les tenait de moi; tout le livre de Paley est de moi.

Sur quoi il plia la feuille et la remit dans sa poche, très mécontent. Son fils le regardait avec plus de mépris que jamais, et le dîner se termina sans avoir amené une réconciliation. Shelley refusa de suivre son père, son père de lui donner un penny. Les deux seuls qui se séparèrent assez contents l'un de l'autre furent Hogg et Mr Timothy. Mr Timothy avait trouvé l'ami de son fils beaucoup plus humain que celui-ci: il n'était pas comme Percy, toujours hérissé, tendu, retranché derrière des principes auxquels on ne pouvait toucher sans blesser son infernal orgueil. Pour un homme aussi jeune, il comprenait la vie. Son idée de mariage était sensée. Hogg, de son côté, déclara que le membre du Parlement était décidément d'éloquence un peu obscure, mais bon enfant et hospitalier.

Quelques jours plus tard, il prouva une fois de plus qu'il comprenait la vie en se réconciliant avec son propre père, qui, chef d'une vieille famille conservatrice bien connue pour l'exactitude de ses sentiments religieux, n'avait nul besoin d'afficher la même horreur des actes de son «jeune homme» que le seigneur libéral de Field-Place.

Il conseilla à son fils de faire du droit, et lui trouva une place dans une étude d'avoué à York. Hogg dut alors abandonner Shelley dans la chambre de Poland Street, au milieu des raisins verts et bleus.

[1]Le président.

VII. ACADÉMIE DE JEUNES FILLES

Resté seul à Londres, sans ami, sans occupation, sans argent, Shelley tomba dans le désespoir. Il passait les jours dans sa chambre à composer des vers mélancoliques et à écrire des lettres à Hogg. Le soir, ne sachant que faire, il se couchait à huit heures. Le sommeil seul l'empêchait de se raconter sans fin l'histoire de ses malheurs. Dès qu'il se laissait aller à la rêverie, l'image de sa belle et inconstante cousine s'installait dans sa pensée vide et le torturait. Il essayait de combattre à coup de syllogismes ces apparitions douloureuses.»

«J'aimais un être, se disait-il. Or, l'âme de cet être n'est plus ce qu'elle était. Par conséquent, cet être n'est plus, car j'aimais son âme et non son corps. Je pourrais aussi bien parler d'amour aux vers qu'engendrera quelque jour dans l'horreur du charnier le corps de la bien-aimée.» Ce raisonnement lui paraissait si bon qu'il s'étonnait de n'y trouver aucune consolation.

La question d'argent devenait grave. Mr Timothy ne donnait plus signe de vie. Son fils, l'ayant rencontré par hasard dans les rues de Londres, dit poliment: «Vous allez bien?» Il reçut pour toute réponse un regard noir comme un ciel d'orage et un majestueux: «votre humble serviteur, Monsieur.»

Heureusement ses sœurs ne l'oubliaient pas et lui envoyaient leur argent de poche. C'était tout ce qu'il avait pour vivre. Elisabeth, à Field-Place, était sous bonne garde, mais les deux petites avaient été mises en pension à l'Académie de Jeunes Filles de Mrs Fenning à Clapham, et les élèves de Mrs Fenning connurent bientôt les beaux yeux, les chemises ouvertes et les boucles folles du frère d'Hellen Shelley.

Il arrivait, les poches pleines de biscuits et de raisins secs, et commençait à discourir sur des sujets éternels devant un cercle de petites filles ravies. Il avait entrepris aussitôt «d'éclairer» les plus jolies. Il ne pouvait supporter la pensée que ces beaux visages fussent abandonnés aux «préjugés».

Surtout il admirait la chevelure claire, le teint délicatement rosé de la meilleure amie de ses sœurs, la charmante Harriet Westbrook. C'était une jeune fille de seize ans, toute petite, mais faite à merveille, avec un air de gaieté ingénue et de fraîcheur délicieux. Elle devint bien utile quand Mrs Fenning (sur des ordres reçus de Mr Timothy) exigea que les visites devinssent plus rares. Harriet, dont les parents habitaient Londres, sortait chaque jour, matin et soir, pour aller de la maison à la pension; c'est à elle que furent confiés les envois d'argent et de gâteaux, et naturellement l'ermite de Poland Street devint vite son grand ami.

Harriet Westbrook avait pour père un ancien cafetier qui avait voulu qu'elle reçût l'éducation d'une fille de gentleman. Sa mère étant morte, elle était dirigée par sa sœur Eliza, fille assez mûre. On imagine à quel point la famille Westbrook s'intéressa à ce fils de baronnet, héritier d'une immense fortune et beau comme un dieu, qui vivait, dans une petite chambre, de pain et de figues sèches, et auquel la plus jeune des Westbrook apportait la bourse de ses sœurs pour l'empêcher de mourir de faim.

Eliza insista pour voir le héros et Harriet l'emmena dans une de ses expéditions. La fille aînée du cafetier effraya un peu Shelley; elle était sèche et maigre; dans le visage d'un blanc terne, couturé de cicatrices, deux yeux éteints regardaient sans intelligence; une masse de cheveux noirs surmontait le tout. Miss Eliza Westbrook était particulièrement fière de sa chevelure. De manières affectées, elle faisait un contraste frappant avec sa jeune sœur dont le rire affirmait la simplicité. Mais Shelley oublia vite une première impression de laideur quand il vit que cette vierge mûrissante montrait pour lui de l'amitié.Non seulement la sœur aînée ne s'opposa pas, comme on aurait pu le craindre, aux visites de Harriet, mais elle s'offrit à servir de chaperon et invita plusieurs fois Shelley à dîner quand Mr Westbrook était absent. Elle gagna tout à fait le cœur du jeune philosophe en demandant à être éclairée à son tour et entreprit sous sa direction la lecture du Dictionnaire Philosophique.

Les promenades d'Harriet avec Shelley furent assez vite remarquées à l'Académie de Jeunes Filles. Une maîtresse lui donna des conseils de prudence: «Ce jeune Mr Shelley est connu pour la hardiesse de ses opinions; il est probable que ses sentiments moraux ne valent pas mieux que ses idées.» Harriet se fit confisquer une lettre toute remplie des raisonnements les plus dangereux. La correspondante de «l'athée» fut menacée d'être renvoyée. Toutes les filles de gentlemen tournèrent le dos à la fille du cafetier et le séjour de l'école lui devint très pénible.

Un jour, comme Shelley, solitaire, lisait au coin de son feu, Eliza lui fit dire qu'Harriet était souffrante et le pria de venir tenir compagnie à la malade. Il trouva son amie couchée, très pâle, mais plus jolie que jamais avec ses cheveux châtains dénoués. Mr Westbrook monta dire bonsoir à Shelley qui fut assez gêné en le voyant entrer quelle que fût son horreur des préjugés, cette visite nocturne dans une chambre de jeune fille lui paraissait indiscrète. Mais Mr Westbrook fut aimable, très aimable: «Je regrette de ne pouvoir rester avec vous, mais j'ai des amis en bas; si vous voulez nous rejoindre un peu plus tard...» Shelley remercia; les amis de Mr Westbrook l'effrayaient.

Il s'assit près du lit de Harriet à côté d'Eliza qui, très éloquente ce soir-là, parla longuement de l'amour. Bientôt Harriet se plaignit d'un violent mal de tête; elle était incapable de supporter le bruit d'une conversation. «Eh! bien, je vais descendre», dit Eliza, et elle laissa seuls les deux enfants. Shelley resta jusqu'à minuit et demie, tandis que les amis de Mr Westbrook riaient et buvaient au-dessous. Le lendemain, Harriet alla mieux.

* * *

Depuis qu'il pouvait dans son exil voir des jeunes filles et éveiller leur esprit, Shelley était beaucoup moins malheureux. Cependant il souffrait d'être séparé de sa sœur Elisabeth. Elle ne répondait même plus à ses lettres; il se demandait si elle était séquestrée, et voulait à tout prix rentrer à Field-Place pour la revoir. Pendant quelque temps il eut l'idée d'y faire une rentrée à l'américaine. Que pouvait-il arriver s'il y allait un soir sans prévenir, s'y installait et ne répondait que par le silence aux malédictions de Mr Timothy? Mais tout fut rendu plus simple quand le frère de Mrs Shelley, le capitaine Pilfold, vint fort à propos fournir à son neveu la tranchée de départ dont il avait besoin pour une attaque sur Field-Place.

Le capitaine Pilfold était un vieux marin, brave et jovial, qui avait commandé une frégate sous Nelson à Trafalgar et qui préférait mille fois son neveu fantaisiste au solennel beau-frère Timothy. Que Percy fût ou non un sceptique, le capitaine s'en moquait bien. L'enfant avait de la volonté, et c'était là l'important. Il l'invita à venir le voir en son domaine de Cuckfield, à dix milles de Field-Place, et le reçut admirablement. Shelley reconnaissant offrit «d'éclairer» son bote, et le capitaine se montra si bon élève qu'au bout de huit jours il étonnait le clergyman et le docteur du village par des syllogismes incendiaires.

À Cuckfield, Shelley fit la connaissance de l'institutrice du lieu, Miss Hitchener, assez belle fille au profil romain, qui approchait de la trentaine. Miss Hitchener était républicaine. Elle avait aussi la réputation dans le village d'être romanesque et pédante; elle se plaignait de son côté de n'être comprise par personne. Shelley, après avoir admiré comme il convenait la noblesse de son attitude, s'aperçut avec chagrin qu'elle était restée déiste, et lui proposa une correspondance au cours de laquelle il entreprendrait la cure de cette infirmité. Elle accepta.

Cependant le brave capitaine Pilfold partait hardiment à l'abordage de son beau-frère Timothy. Il eut l'ingénieuse idée d'enrôler pour son entreprise le duc de Norfolk, chef politique du parti libéral, et le snobisme triompha de la vanité paternelle. Shelley put rentrer à Field-Place avec tous les honneurs de la guerre; on lui accordait une pension annuelle de 200 livret, sans conditions.

* * *

Il pouvait enfin revoir Elisabeth, mais il la trouva si changée qu'il en fût atterré. Elle était plus gaie, plus vivante qu'autrefois, mais d'une incroyable frivolité. Il l'avait connue grave, enthousiaste; maintenant indifférente aux idées, occupée seulement d'amusements puérils, de bals, de conversations niaises, elle ne vivait plus que pour «le Monde».

Il essaya de lui montrer comme jadis les lettres de Hogg.

—Oh! vous et votre absurde ami!... Tous les gens que je connais vous trouvent fous.

Sur quoi elle parla du mariage; elle ne pensait qu'à cela. Rien ne pouvait faire plus horreur à Shelley. Avait-elle oublié leurs lectures, les saines idées de Godwin?

—Le mariage est odieux et détestable, lui dit-il. Je me sens écœuré quand je pense à cette chaîne affreuse, la plus lourde que les hommes aient forgée pour attacher les âmes un peu fières. Le scepticisme et l'amour libre sont aussi nécessairement associés que la religion et le mariage. Les gens d'honneur n'ont pas besoin des lois... Pour l'amour de Dieu, Elisabeth, lisez le service du mariage, et voyez si un honnête homme peut soumettre un être aimable et aimé à une telle dégradation.

—Mais vous voulez pourtant que j'épouse votre Hogg?

—Oui, mais pas devant un clergyman et suivant la loi des hommes; librement et avec l'amour pour grand-prêtre.

—Voilà donc les conseils que vous donnez à une sœur, Percy! dit Elisabeth avec mépris.

Il était inutile d'espérer convaincre un esprit devenu futile au-delà de toute cure possible. «À quoi bon me tromper moi-même? Elle est perdue, complètement perdue. L'intolérance l'a infectée. Elle ne parle plus que de conventions et de sottises. Ce qu'elle voudrait de moi, c'est que, comme un frère du «monde», je fisse le rabatteur dans la chasse au mari, eh! bien, non!»

Il n'était venu à Field-Place que pour revoir Elisabeth; il n'avait plus qu'à partir. Les invitations ne lui manquaient pas; le capitaine Pilfold l'aurait volontiers reçu à Cuckfield; le père Westbrook allait passer les vacances en montagne et ses filles suppliaient Shelley de les rejoindre; Hogg lui demandait de venir passer un mois à York, et c'était bien là ce qui le tentait le plus; mais Mr Timothy, qui attachait sans doute une valeur symbolique à la séparation des deux criminels d'Oxford, aurait été furieux de ce nouveau rapprochement et, comme le premier quart de la pension promise état payable le 1er septembre, il valait mieux être patient. Hogg écrivit, sur un ton plaisant, que sans doute la jolie Harriet Westbrook l'emportait sur un vieil ami. «Vos plaisanteries m'amusent, répondit Shelley. Si j'ai la plus faible idée de ce qu'est l'amour, je n'aime personne en ce moment. Mais j'ai des nouvelles des Westbrook que j'estime hautement toutes les deux.»

Comme il hésitait encore sur la direction à prendre, un cousin de sa mère lui offrit l'hospitalité dans un coin solitaire du Pays de Galles: c'était un moyen de faire des économies en attendant sa pension, et il accepta.

En traversant Londres, il aurait voulu revoir Miss Hitchener et déjeuner avec elle, mais l'institutrice au profil romain craignit que cette rencontre ne fût pas convenable. Puis il y avait une telle inégalité de condition entre elle et Mr Shelley! Mr Shelley, indigné de cette pensée, écrivit une belle lettre sur l'égalité; Miss Hitchener y était appelée «la sœur de son âme». Elle commença à penser que Lady Shelley était un beau nom et à se regarder dans les miroirs.

VIII. CETTE CHAÎNE AFFREUSE...

Les paysages du Pays de Galles sont sauvages et beaux. Les rochers nus, les torrents encaissés, les gorges boisées enchantaient Shelley. Souvent il allait s'asseoir près de quelque chute d'eau ombragée pour lire les lettres de ses amis. Il restait, dans cette retraite, le directeur d'innombrables «âmes»: Miss Hitchener, le fidèle Hogg, le capitaine Pilfold, terreur des dévots, Eliza et Harriet Westbrook, sans compter plus d'un inconnu.

Les Westbrook venaient de rentrer à Londres quand Shelley reçut de Harriet la lettre la plus triste et la plus inquiétante. Son père voulait la contraindre à retourner à cette école de Mrs Fenning où elle avait été si malheureuse, où les élèves ne lui parlaient pas et ne répondaient même plus à ses questions, où les maîtresses la considéraient comme une fille perdue. Plutôt que de rester dans cette prison, elle était prête à se tuer. «Pourquoi vivre? Personne ne m'aime et je n'ai personne que je puisse aimer. Le suicide est-il un crime pour un être inutile aux autres et insupportable à lui-même? Puisqu'il n'y a pas de loi divine, la loi humaine peut-elle interdire un acte aussi naturel?»

Une sorte de terreur saisit Shelley. La logique de l'écolière lui paraissait irréprochable. Ses leçons avaient fait cette élève. Mais pouvait-il lui répondre sèchement et l'abandonner à la mort? Avant de désespérer elle pouvait lutter, refuser d'obéir. Il lui conseilla la fermeté et écrivit lui-même à Mr Westbrook une lettre de reproches.

Le vieux cafetier fut indigné. De quoi se mêlait ce jeune aristocrate qui tournait depuis six mois autour de ses filles? Eliza avait prétendu jadis qu'il épouserait Harriet, mais a-t-on jamais vu un futur baronnet épouser la fille d'un cafetier? Ce monsieur Shelley cherchait sans doute toute autre chose que le mariage. D'ailleurs, Mr Westbrook l'avait jugé le soir où, dans la chambre de sa fille, il l'avait invité à venir prendre un verre avec des amis. Mr Shelley avait refusé avec dédain. Ami du peuple? Égalitaire? Le petit-fils de sir Bysshe Shelley, millionnaire? Allons donc, ces gens-là sont tous pareils.

Harriet reçut l'ordre de se préparer à partir. Elle écrivit une dernière lettre à Shelley. Un projet un peu moins lugubre y prenait la place du suicide. Elle était trop malheureuse, trop persécutée; elle était prête à fuir avec lui s'il y consentait.

Il prit aussitôt la diligence pour Londres, terriblement agité. Qu'il eût des devoirs envers cette enfant, c'était indiscutable. Il l'avait formée; il avait contribué à lui faire une âme courageuse et incapable de supporter l'injustice. Une lettre de lui avait été la cause première de sa disgrâce. Mais s'il fuyait avec elle, de quoi vivraient-ils? Où? Comment? Il n'avait aucune profession, aucun avenir. D'ailleurs, l'aimait-il? Pouvait-il aimer encore après sa grande déception? Pourtant Harriet était charmante et l'idée d'un voyage avec la jolie malade qu'il avait vue un soir les cheveux dénoués, bien enivrante. Il était difficile d'écarter des images trop délicieuses.

Enfin il la vit. Elle était blanche, amaigrie, tragique.

—On vous a donc fait bien souffrir?

—Mais non, mon ami, mais...» Elle hésitait à dire: «Mais je vous aime...» Sa pâleur, ses yeux attachés à ceux de Shelley, son émotion le disaient assez. La vérité était qu'elle l'aimait follement. Cette petite fille avait été transformée par lui. Avant de le connaître, elle avait les goûts normaux de son milieu. Elle admirait les habits rouges des soldats, et quand elle pensait à l'amour ses héros étaient militaires. Toutefois, quand elle pensait au mariage, elle voyait volontiers un mari clergyman. Shelley avait bouleversé ces passions raisonnables. Quand elle l'avait pour la première fois entendu parler de ses idées sur la religion et la politique, elle avait été épouvantée et s'était promise de le convertir. Mais la logique de Shelley l'avait écrasée dès le premier entretien. Matée par un esprit plus vigoureux que le sien, elle s'était humiliée avec délices; elle adorait maintenant et l'homme et la doctrine.

En voyant qu'il ne se décidait pas à les rejoindre, elle avait craint de ne plus jamais le revoir et exagéré ses souffrances pour faire accourir son héros.

Shelley n'admirait pas les Chevaliers Errants; leur conduite n'était pas rationnelle. Il lui semblait condamnable de consacrer à une femme une vie déjà vouée au service de l'humanité. Mais devant ce beau visage anxieux qu'il pouvait d'un seul mot colorer de bonheur, il oublia ses principes. Il tendit sa main à Harriet et lui dit qu'il était tout à elle. Par un reste de prudence il écarta l'idée d'une fuite immédiate; hâter les choses paraissait inutile et dangereux, mais Harriet pouvait se rassurer. Si l'on tentait de lui faire violence, elle n'avait qu'à l'appeler: où qu'il fût, il accourrait et l'emmènerait. Elle avait déjà repris le teint d'une fille de seize ans, et qu'on aime.

* * *

Dès qu'il fut sorti de la chambre et qu'il ne vit plus cette enfant heureuse, Shelley soupira profondément et tomba dans une méditation sans fin.

Hogg, auquel il écrivit pour lui raconter la scène, répondit par une lettre vigoureuse dans laquelle il suppliait son ami de ne pas fuir avec Harriet sans l'épouser. Il savait Shelley hostile au mariage, mais essaya d'arguments puissants: «Si vous ne l'épousez pas, qui court un risque? Vous ou elle? Elle seule à coup sûr; c'est elle que le monde méprisera; c'est elle qui fera le sacrifice de sa réputation et de sa sécurité. Avez-vous le droit de le lui imposer?» L'appel était adroit. L'égoïsme était de tous les sentiments celui qui faisait le plus horreur à Shelley. Mais il avait le sentiment de commettre, en se mariant, un acte honteux et immoral. Les chapitres de _Political Justice_ contre les «chaînes matrimoniales» inquiétaient sa conscience. À ce moment, quelqu'un lui dit que le grand Godwin lui-même s'était marié deux fois, et cet exemple le rassura: «Oui, répondit-il à Hogg, il est inutile d'essayer par un exemple particulier de renouveler la forme de la société, jusqu'à ce que la raison ait opéré un changement si complet que l'innovateur cesse d'être exposé à des maux nombreux.»

Toutefois, il n'était pas pressé d'appliquer ses nouvelles idées. Son oncle Pilfold l'appelait à Cuckfield; il savait y revoir la belle institutrice au profil romain, «sœur de son âme», dont il désirait achever l'initiation à la doctrine. En partant, il promit encore à Harriet de revenir à Londres à son premier appel.

Il fallait avoir dix-neuf ans pour concevoir le moindre doute sur ce qui allait se passer. Une jeune fille amoureuse, et qui se sait armée d'une telle promesse, ne peut résister longtemps. Avant qu'une semaine se fût écoulée un message urgent rappelait Shelley à Londres. Les persécuteurs voulaient une fois de plus livrer Andromède au Dragon Scolaire, Shelley vit le mal sans remède, offrit la fuite et le mariage immédiat.

Le lendemain, la diligence d'Édimbourg emmenait vers le Nord ces deux enfants qui avaient ensemble trente-cinq ans. «Acte de volonté, non de passion», pensait le jeune Chevalier, tandis que la diligence le cahotait en face de son exquise fiancée.

IX. ENFANTINES

Un couple d'amants jeunes, charmants et persécutés exerce une séduction à peu près irrésistible. Les habitants d'Édimbourg, qui ne passent pas pour sentimentaux quand on fait appel à leur bourse, ne purent s'empêcher d'accueillir avec une indulgence amusée ce ménage enfantin qui leur arrivait dans une misère si rayonnante. En quittant Londres Shelley avait emprunté quelques livres à un ami; en arrivant à Édimbourg, il ne lui restait pas un penny. Il était inutile d'espérer recevoir aucun secours de Mr Timothy que l'annonce de la fuite de son fils avait dû rendre fou furieux.

Cependant un propriétaire se contenta, pour louer un agréable rez-de-chaussée, du récit de leur aventure, de la vue de la beauté de Harriet et de la promesse d'un paiement rapide. Il fit mieux; il leur prêta la somme nécessaire pour manger pendant quelques jours et pour faire célébrer leur mariage suivant les lois si simples de l'Écosse. Sa seule condition fut que, le soir des noces, Shelley et sa femme accepteraient de dîner avec lui et ses amis.

Ce fut donc au milieu de commerçants d'Édimbourg que le petit-fils de sir Bysshe célébra les fêtes de ses noces. Les vins et le spectacle de ces «jeunes époux» rendirent les honnêtes puritains un peu trop égrillards pour le goût de Shelley. Les plaisanteries devinrent risquées. La jolie Harriet, qui était modeste, rougit beaucoup et Shelley annonça que lui et sa femme allaient se retirer dans leur chambre. Un grand éclat de rire accueillit cette nouvelle.

Un peu plus tard, on frappa à leur porte. Shelley ouvrit: c'était leur hôte. «C'est l'usage, ici, dit-il un peu ivre, que les invités à un mariage montent au milieu de la nuit et lavent la mariée dans le whisky.

—Je brûle la cervelle au premier qui pénétrera dans cette chambre, dit Shelley en montrant ses pistolets.

Sa voix tremblait, ses yeux brillaient comme jadis à Eton. Les commerçants d'Édimbourg jugèrent que ce jeune homme à tête de fille était plus dangereux qu'il n'en avait l'air, et lui souhaitant le bonsoir avec respect, redescendirent à toute vitesse.

Ainsi Shelley et Harriet se trouvaient mariés, libres et seuls dans une grande ville inconnue. Ils se regardèrent avec ravissement.

Quelques jours avaient suffi pour que le jeune mari, qui dans la diligence pensait avec mélancolie: «Action volontaire, non mouvement de passion», fût devenu tout à fait amoureux. Harriet était vraiment agréable à regarder; toujours jolie, toujours fraîche et vive, toujours bien coiffée, sans mèches folles, elle avait l'air d'une fleur blanche et rose. Elle s'habillait très simplement, mais elle était toujours nette. Sans être vraiment cultivée, elle était remarquablement instruite. Surtout elle avait lu un nombre prodigieux de livres. Elle lisait d'ailleurs toute la journée et, par goût, des ouvrages moraux.

Son maître et amant lui avait communiqué le respect de la Vertu, et le Télémaque de Fénelon était son héros favori. Elle s'essayait souvent à prononcer les mots magiques «Intolérance, Égalité, Justice», et cette bouche enfantine tenait des propos qui eussent inquiété le lord Chancelier. Quant à la religion anglicane, elle l'ignorait aussi naïvement qu'eussent pu le faire Calypso ou Nausicaa.

Les enfants sont délicieux, mais leur société fatigante; bien que Shelley fût sensible à tant de grâce, de gentillesse, de dévotion, il lui arrivait de regretter la conversation caustique de Hogg et l'enthousiasme éloquent de miss Hitchener. Il se demandait avec inquiétude ce que celle-ci allait penser de son mariage.

«Ma très chère amie, lui écrivait-il, puis-je encore vous appeler ainsi ou ai-je perdu par l'équivoque de ma conduite l'estime des êtres sages et vertueux?... Combien tous mes projets ont changé en une semaine, et que nous sommes esclaves des circonstances!... Vous vous demanderez comment moi, un athée, j'ai pu me soumettre à la cérémonie du mariage, comment ma conscience a pu y consentir?... C'est ce que je veux vous expliquer.» Sur quoi il démontrait à la suite de Hogg que la bonne réputation et les avantages qui y sont liés sont des biens dont on n'a pas le droit de dépouiller un être aimé. «Blâme-moi si tu veux, ô la plus chère des amies, car tu es encore pour moi la plus chère!... Si Harriet n'est pas à seize ans ce que vous êtes à un âge plus avancé, aidez-moi à former en toutes choses cette âme vraiment noble et digne de vos soins... Charmante, elle l'est dès maintenant, ou je suis le plus faible des esclaves de l'erreur.» La lettre se terminait par une invitation à venir les rejoindre à Édimbourg où la présence de Harriet enlèverait toute inconvenance à cette réunion. Miss Hitchener n'accepta pas. Peut-être le tutoiement poétique n'avait-il pas suffi à faire passer la phrase, vraiment malheureuse, sur les seize ans et l'âge plus avancé.

Mais si la vierge de Cuckpoint ne vint pas aider au modelage de l'âme d'Harriet, Shelley, entendant par un matin ensoleillé frapper à la fenêtre de son rez-de-chaussée, eut la joie de découvrir dans la rue, debout et un sac à la main, son ami Hogg qui, ayant obtenu de l'avoué de York quelques semaines de vacances, venait les passer à Édimbourg.

Hogg eut une réception triomphale. «Enfin nous nous retrouvons! Nous ne nous séparerons plus jamais! Il faut qu'on vous prépare un lit dans la maison.» Harriet parut; Hogg fut charmé. Jamais il n'avait vu une femme aussi éclatante de jeunesse, de bonheur et de beauté. Le propriétaire fut amené de force. «Il faut un lit! Tout de suite! Un lit dans cette maison, c'est urgent, indispensable...» Quand on permit au pauvre homme de répondre, il put offrir une chambre au dernier étage.

Les trois amis avaient mille choses à se dire et à se demander; tous parlaient en même temps, tandis qu'une petite servante apportait du thé avec de grands cris. Quand la joie fut un peu calmée, Shelley proposa une promenade et ils allèrent visiter le palais de Marie Stuart. Harriet, bonne élève de l'Académie de Jeunes Filles et grande lectrice de romans historiques, expliqua mille détails intéressants. En sortant de là Shelley s'excusa, il devait rentrer pour écrire des lettres, mais il désirait que Harriet fît faire à Hogg l'ascension de la colline d'où l'on découvre toute la ville.

Hogg admira beaucoup la vue et ils restèrent longtemps assis au sommet. Peut-être son guide lui plaisait-il assez pour lui faire trouver toute promenade agréable.

En descendant, Harriet s'aperçut que le vent violent relevait ses jupes et que Hogg, à la dérobée, regardait ses chevilles avec intérêt. Elle s'assit de nouveau sur le rocher et déclara qu'elle resterait là jusqu'à ce que le vent fût tombé. Hogg, qui mourait de faim, fit de grandes protestations et partit seul. Elle le suivit en courant. Ainsi commencèrent quelques semaines d'une vie délicieuse.

Seule la question d'argent était bien inquiétante, mais le brave oncle Pilfold envoyait de nombreux cadeaux. «Être furieux contre son fils c'est très bien, disait-il, mais l'affamer, c'est une autre affaire.» D'ailleurs Hogg avait un peu d'argent, bien que Mr Timothy eût pris la peine d'écrire à Mr Hogg le père: «Je crois de mon devoir de vous prévenir que mon jeune homme vient de fuir en Écosse avec une jeune personne du sexe et que votre jeune homme les a rejoints.»

Tous les matins, Shelley sortait pour aller chercher ses lettres, dont le nombre demeurait prodigieux. Après le breakfast, il écrivait ou travaillait à une traduction de Buffon qu'il avait entreprise. Harriet et Hogg allaient se promener. Si le temps était mauvais, Harriet faisait la lecture à Hogg. Elle aimait beaucoup lire à haute voix et lisait d'ailleurs très bien, avec une grande netteté d'articulation. Hogg entendit ainsi une grande partie du Télémaque et ne se plaignit jamais. Le sage Idoménée donnant des lois à la Crète était terriblement ennuyeux, mais la lectrice était si jolie qu'il l'eût écoutée sans ennui pendant des jours entiers. Shelley, moins poli, s'endormait parfois et se faisait rabrouer. Son ami se joignait à sa femme pour l'accabler de reproches comiques et Hogg trouvait un plaisir inconscient à faire cause commune avec Harriet.

On était en 1811, l'année de la comète et du bon vin. Les nuits étaient claires et brillantes.

X. CE QU'ÉTAIT HOGG

Comme les vacances de Hogg finissaient et qu'il lui fallait rejoindre son poste chez l'avoué de York, Shelley et Harriet qui n'avaient rien à faire à Édimbourg, ni d'ailleurs en nul lieu au monde, se décidèrent à le suivre. Devant eux un plan de vie se développait, simple et nécessaire. Ils resteraient à York, avec leur inséparable ami, pendant les quelques mois de la fin de son apprentissage, puis tous trois iraient à Londres et y passeraient le reste de leurs jours à écrire, à lire et à se faire la lecture les uns aux autres.

Pour ne pas trop fatiguer Harriet, ils louèrent une chaise de poste. Des deux côtés de la route les champs d'orge et de betteraves alternaient avec monotonie.

—Mais où est l'orge? Où est la betterave? disait Harriet.

—Oh! petite fille des villes! répondait Shelley avec indignation.

Hogg le moqueur se demandait dans son coin comment le sage Idoménée, si grand docteur en agriculture, n'avait pas mieux instruit sa disciple.

Pour charmer le long voyage, Harriet continuait à haute voix la lecture de Télémaque, Shelley poussait de grands soupirs: «Harriet chérie, est-il indispensable de tout lire?

—ui, absolument.

—Vous ne pouvez pas sauter un peu?

—Non, c'est impossible.

Au premier relai Shelley disparut. Il avait toujours eu l'étonnant pouvoir de s'évanouir dans les airs comme une Elfe. Hogg finit par le retrouver au bord de la mer; il regardait le soleil couchant d'un air mélancolique.

York lui déplut tout de suite, et vivement. La grandeur théologienne et civile de la vieille capitale du Nord ne pouvait le toucher. Ils n'y trouvèrent pour tout logement que des chambres misérables. «Nous ne pouvons rester ici», dit Shelley.

Mais pour partir, il fallait de l'argent. Il décida d'aller à Cuckfield voir le brave capitaine Pilfold, protecteur des bons esprits. Là il pourrait rendre à revenir avec lui à York, et en passant par Londres il ramènerait Eliza dont Harriet désirait la visite. Ainsi se trouveraient réunies, pour la première fois, toutes les sœurs spirituelles de Shelley.

Il prit donc la diligence; Harriet et Hogg restèrent seuls. C'était une étrange et délicieuse situation. Ils étaient aussi libres dans cette ville étrangère qu'ils l'eussent été dans une île déserte, et Harriet trouvait un plaisir enfantin à jouer «au ménage» avec un compagnon si jeune et si divertissant. Le ton sarcastique de Hogg l'amusait beaucoup et faisait un contraste reposant avec la gravité ardente, d'ailleurs si admirée par elle, de Shelley. Hogg lui avait fait à Édimbourg et pendant le voyage mille compliments, ce qu'elle ne trouvait pas si ridicule. Percy était toujours un peu «le professeur»; il lui avait appris ce qu'elle savait; il corrigeait gravement ses erreurs; il connaissait ses talents. Hogg, au contraire, admirait tout. Il remarquait ses robes, ses coiffures. Il écoutait Télémaque en louant la voix de la lectrice. Il était toujours de bonne humeur. C'était bien agréable.

L'état d'esprit de Hogg était différent et beaucoup moins pur. À vivre tout le jour auprès de cette charmante fille avec laquelle Shelley le laissait si volontiers seul et que la famille des Westbrook n'avait peut-être pas élevée à observer toute la réserve qu'il eût fallu, il s'était pris rapidement à la désirer avec force. D'abord il s'était dit que c'était là une pensée affreuse, et que la femme d'un ami aussi tendrement aimé ne pouvait être une femme pour lui. Mais l'Intelligence est une procureuse, et la sienne, qui était vive, s'était mise, comme elle fait toujours, au service de ses instincts soulevés.

«Est-ce ma faute, se disait-il, si Shelley la jette dans mes bras? A-t-on idée de passer les jours à écrire des lettres sur la Vertu quand on a chez soi cette merveille? Car elle est ravissante. Quand elle passe dans les rues d'York, les plus cagots se mettent aux fenêtres... D'ailleurs Shelley l'aime-t-il? Il la traite avec un air de protection affectueux, mais assez méprisant, et il n'a pas tout à fait tort... Qu'est-ce que Harriet? La fille d'un cafetier... elle ne peut être bien farouche.»

Depuis qu'il connaissait Shelley, deux sentiments contradictoires avaient toujours lutté dans son esprit. Il admirait le courage moral, la franchise de son ami, sa loyauté ardente. Il reconnaissait dans cette âme un diamant pur et unique, mais, en même temps, le côté «humoriste» de son esprit était sensible au comique de tant de déclamations véhémentes, de cette activité fébrile qui travaillait toujours à vide. Il avait été à Oxford le Sancho cultivé, humaniste et railleur de ce don Quichotte à boucles blondes; il s'était fait rosser avec lui par de terribles moulins à vent. Pendant les premiers temps de leur amitié et jusqu'à leur rencontre à Édimbourg, l'admiration l'avait emporté, l'ironie se contentant de colorer sa rivale victorieuse d'un reflet fugitif et tendre. Maintenant, attisée par une passion complice, l'ironie grandissait à vue d'œil.

Le premier jour de l'absence de Shelley, en sortant de son étude, il alla chercher Harriet pour la promener au bord de la rivière. Il la regardait avec ravissement et lui dit mille folies. Elle parlait de son mari dont elle attendait impatiemment le retour, d'abord pour le revoir, ensuite parce qu'il devait lui ramener sa chère sœur Eliza: «Eliza est très belle, vous verrez; elle a de beaux cheveux noirs; elle est très intelligente... C'est elle qui m'a toujours guidée dans les moments importants de ma vie...

—Vous avez donc eu des moments importants dans votre vie, petite fille?

Harriet raconta ses malheurs à l'école, son mariage; elle resta un moment silencieuse, occupée par des souvenirs, puis demanda:

—Que pensez-vous du suicide? Vous n'avez jamais songé à vous tuer?

—Jamais, dit Hogg, vous non plus, j'espère.

—Si, moi, très souvent... Même à l'école il m'arrivait de me lever la nuit avec l'intention de me tuer. Je regardais par la fenêtre... Je disais adieu à la lune, aux étoiles, aux élèves endormies... Et puis je me recouchais et me rendormais.

Ils continuèrent leur promenade en échangeant des confidences, puis rentrèrent à la maison et se mirent à faire le thé, cérémonie pendant laquelle Hogg était toujours très amusant. Puis Harriet proposa de lire à haute voix. Hogg ne sut jamais ce qu'elle avait lu ce soir-là, et quand elle lui dit: «Bonne nuit!» en se retirant dans sa chambre, il pensa: «Peut-elle être bonne?»

Le lendemain, dès qu'il la revit, il lui dit qu'il l'aimait follement.

Harriet fut très émue et très indignée. Et pour une petite fille de seize ans elle se défendit assez bien. Elle parla de Shelley, de la vertu: «Est-ce que vous ne voyez pas l'horreur de votre conduite? Percy m'a confiée à votre protection et vous abusez de sa confiance... Mais je suis sûre que vous êtes déjà guéri... Je vous supplie de ne plus me dire un mot de tout cela... Même, pour ne pas attrister Shelley qui a tant de foi en vous, je ne lui en dirai rien.»

Elle parlait avec animation. Les déclarations sont les batailles de la jolie femme et le bon soldat ne déteste pas le combat. La vaillante Harriet fut victorieuse; Hogg promit d'être sage.

Le soir, quand il rentra de l'étude, il vit, assise à côté de Harriet, sur le divan, une grande femme aux cheveux noir corbeau, au teint blafard, à l'aspect chevalin: «Hogg, dit Harriet, c'est Eliza... Elle est venue: c'est gentil, n'est-ce pas?... Eliza, c'est Hogg, notre grand ami, dont Shelley vous a si souvent parlé.»

Eliza inclina sèchement la tête: «Je croyais que vous deviez rentrer avec Shelley, dit Hogg.

Oh! dear no! dit Eliza, et elle continua sa conversation avec Harriet, sans s'occuper de l'arrivant. Hogg n'était pas habitué à un tel traitement dans cette maison: «C'est cela, Eliza? pensa-t-il. Elle est affreuse et vulgaire... Voici mon tête-à-tête interrompu... peut-être est-ce mieux ainsi... mais c'est odieux tout de même... Harriet chérie, dit-il à haute voix, est-ce qu'on ne prend pas le thé aujourd'hui? Vous ne prenez pas le thé, Miss Westbrook? dit-il poliment en se tournant vers Eliza?

Oh! dear no! dit Eliza.

—Et vous, Harriet?

—Moi non plus.

Hogg résigné fit son thé lui-même et le but seul en silence.

À partir de ce moment, cet intérieur lui devint insupportable. Eliza avait pris le commandement, ou plutôt elle l'avait repris. Elle avait dirigé Harriet pendant toute son enfance; elle avait dû l'abandonner à Shelley pendant les quelques semaines indispensables au mariage; elle rentrait maintenant dans ce ménage comme un capitaine sur son bateau, hissait son pavillon au mât et ne tolérait plus d'autre maître à bord.

Elle commença par critiquer sévèrement la conduite de Shelley: «Alors, si je n'étais pas arrivée, il vous laissait ainsi seule avec un jeune homme... C'est inconcevable... Juste ciel! Que dirait Miss Warne?... Et ce jeune homme vous appelle Harriet chérie? Et vous le tolérez!»

Dès que Hogg proposait une promenade:

—Vous n'y pensez pas, disait Eliza, Harriet est très fatiguée, très souffrante...

—Harriet? disait Hogg stupéfait... Qu'est-ce qu'elle a, mon Dieu?

—Elle a les nerfs en très mauvais état; il faut être aveugle pour ne pas le voir.

Et si Harriet voulait lire à Hogg les chastes préceptes d'Idoménée, dont il avait si grand besoin: «Lire à haute voix, Harriet? disait Eliza. Et vos pauvres nerfs?... Juste ciel!... Que dirait Miss Warne?...

—Mais qui diable est Miss Warne? demanda Hogg à voix basse à Harriet, profitant d'un moment où la redoutable Eliza s'était enfermée dans sa chambre.

—C'est la grande amie d'Eliza... Nous tenons beaucoup à son opinion.

—Pourquoi? Est-ce une personne remarquable par sa naissance, par son éducation?

—Miss Warne? Oh! non. C'est la fille du propriétaire d'un bar, comme nous-mêmes.

Hogg soupira et leva les yeux au ciel.

—Et qu'est-ce qu'elle fait, Eliza, dans sa chambre? Est-ce qu'elle lit?

—Non.

Harriet se pencha vers lui et dit d'un air mystérieux:

—Elle se brosse les cheveux.

—Alors sortons, Harriet.

Harriet refusa d'abord, mais comme le brossage de cheveux se prolongeait, elle consentit à accompagner Hogg pendant quelques minutes.

Il avait, depuis sa première tentative, respecté sa promesse d'être sage et elle en était à la fois heureuse et désappointée. Sûre de sa vertueuse force de résistance, il ne lui déplaisait pas de l'éprouver. Sur le pont, Hogg s'arrêta. La rivière gonflée charriait, avec une extrême rapidité, toutes sortes de débris tournoyants.

—Harriet chérie, ne trouvez-vous pas qu'Eliza ferait très bien au fil de l'eau... Elle tourbillonnerait avec ses cheveux noirs comme cette poutre de bois... Et, juste ciel! que dirait Miss Warne?

Harriet détourna la tête et éclata de rire: Hogg était sacrilège, mais bien drôle vraiment.

—Comme vous avez un joli rire... si sain, si gai, dear Harriet!

La vaillante Harriet sentit le combat proche.

XI. CE QUÉTAIT HOGG (SUITE)

Shelley revint le lendemain plus tôt qu'on ne l'attendait. Rien ne lui avait réussi. M. Timothy refusait de le voir; pour des motifs très différents de ceux de son fils, il considérait lui aussi la cérémonie du mariage comme le crime essentiel.

—J'aurais volontiers, dit-il au capitaine Pilfold, payé l'entretien d'enfants illégitimes. Mais épouser?... Ne me parlez plus de lui.

Miss Hitchener, effrayée des calomnies possibles, avait refusé d'accompagner Shelley; en traversant Londres, il avait appris qu'Eliza ne l'avait pas attendu; il rentrait fatigué et mélancolique et espérait trouver le repos entre sa femme et son ami.

Dès son arrivée il sentit dans toute cette petite société un air de gêne et de contrainte. Eliza, enfermée dans sa chambre, brossait ses cheveux tout le long du jour. Hogg et Harriet, au lieu de se taquiner autour de la théière avec de grands éclats de rire, se tenaient très loin l'un de l'autre, et lorsque Hogg parlait à Harriet, elle lui répondait d'un ton sec et plein de mystère.

—Dear Harriet, dit Shelley, dès qu'ils furent seuls, je n'aime pas l'attitude hautaine que vous prenez à l'égard de Hogg... Il est mon meilleur ami; il vient de vous tenir compagnie pendant mon absence. Si vous avez maintenant votre sœur, ce n'est pas une raison pour négliger un homme que je considère, moi, comme un frère.

Harriet soupira. «Joli ami», dit-elle, d'un air tout chargé d'insinuations.

Shelley, étonné, la pressa de s'expliquer. Elle raconta: «Il m'a fait deux déclarations... Une première fois il m'a dit qu'il m'aimait follement... J'ai essayé de plaisanter... Je l'ai fait taire... J'ai cru que c'était fini et me proposais même, pour ne pas vous inquiéter, de ne pas vous en parler... Mais hier il a recommencé... Il m'a dit qu'il ne pouvait plus vivre sans moi, qu'il se tuerait si je n'étais pas à lui.

Shelley se sentit devenir glacé. Une étrange sensation de mort subite arrêta son cœur.

—Hogg? Hogg a fait cela... mais ne lui avez-vous pas montré?...

—Oh! je lui ai dit tout ce qu'on pouvait dire... qu'il manquait à l'amitié... qu'il trahissait votre confiance... «Qu'importe tout cela quand on aime? m'a-t-il répondu. Il convient à Shelley qui est un froid et pur esprit de discourir sur la vertu, mais moi je vous aime, le reste n'est rien... D'ailleurs, quel mal ferions-nous à Shelley? Il ignorera toujours. Pourquoi ne pas me promettre votre amour si vous lui gardez votre affection? S'occupe-t-il donc tellement de vous?...»

—Il a dit cela?

—Oui, et bien d'autres choses... Il a dit que vous mêlez le raisonnement partout où il n'a que faire, que vous êtes ardent pour des chimères et glacial pour les sentiments qui, seuls, comptent dans la vie. J'ai répondu aussi bien que j'ai pu.

Shelley s'était laissé tomber sur un divan. Il lui sembla que sur le monde s'étendait soudain un voile gris. Un affreux vertige moral faisait tourbillonner ses idées. Il frissonnait.

«Que Hogg ait essayé de séduire ma femme, et qu'il ait choisi pour cela le moment où je l'avais confiée à sa protection... Ce visage que je regardais avec tant d'affection... Je pensais que si le monde pouvait le regarder comme moi, son air de loyauté y ramènerait la paix... Jamais rien de plus scélérat... Et pourtant sa conduite à Oxford, si noble, si désintéressée... Il faut que je lui parle, il faut que je raisonne avec lui...»

Il embrassa Harriet longuement et pria Hogg de le suivre hors de la ville. Hogg s'attendait à une scène et s'y était préparé. Il ne nia rien.

—Oui, c'est vrai... J'ai aimé Harriet depuis le premier jour où je l'ai vue Édimbourg... Est-ce ma faute? Je suis ainsi fait que la beauté des femmes me transporte. Harriet est admirablement belle... Je vous le répète, je l'ai aimée tout de suite.

—Ce n'est pas de l'amour, c'est du désir. C'est un instinct vulgaire. Ce n'est pas cette noble passion qui arrache l'homme à l'animal... De l'amour? Réfléchissez, Hogg: l'amour suppose l'oubli de soi-même et la recherche du bonheur de son objet; vous ne pouvez faire que le malheur de Harriet... Donc votre sentiment n'est pas de l'amour; c'est au contraire de l'égoïsme...

—Appelez-le comme vous voulez... Qu'importe le mot?... C'est une passion terrible; j'aurais essayé de lui résister si je ne l'avais sentie invincible.

—Aucune passion n'est invincible... La volonté vient à bout de tout... Si vous aviez pensé à moi... Je vous assure que je me sens plus vieux, plus fané par cette révélation que par vingt ans de misère... Je sens mon cœur flétri... Et cette pauvre Harriet... croyez-vous que tout ceci ne soit pas pénible pour elle?»

Hogg était pâle, affaissé, il semblait honteux et malheureux, et il l'était. Lui aussi aimait Shelley et se jugeait sévèrement: «Pas une femme, pensait-il, ne vaut le sacrifice d'un tel ami.» Et tout haut: «Je regrette ce qui s'est passé, Shelley; j'essaierai d'oublier; je voudrais votre pardon et celui de Harriet, et nous pourrons reprendre la vie comme avant. Ne soyez plus irrité contre moi.

—Je n'ai aucune colère contre vous; je hais votre faute, non vous-même. J'espère que le moment viendra où vous regarderez votre horrible erreur avec autant de dégoût que moi. Ce jour-là, vous n'en serez plus responsable. L'homme qui regrette n'est plus l'homme qui a été coupable. Et ce n'est certes pas moi qui reprocherai à votre Moi présent et purifié les erreurs de votre Moi disparu.

Il se sentait si heureux d'avoir dominé sa colère et sa jalousie, et trouvé pour Hogg le chemin du salut, qu'il en avait presque oublié l'offense.

Mais les femmes sont moins indulgentes. Quand Shelley rentra et raconta qu'il avait pardonné au coupable: «Quoi! dit Eliza, vous prétendez continuer à vivre avec cet homme?... Juste Ciel! que deviendraient les pauvres nerfs de Harriet?...» Le lendemain, lorsque Hogg rentra de l'étude, il trouva la maison vide.

XII. PREMIÈRES RENCONTRES AVEC L'ÂGE MÛR

Shelley et ses femmes, en fuyant le déplorable Hogg, avaient décidé de se diriger vers la délicieuse région des Lacs. Une raison sentimentale, assez semblable à celle qui lui avait fait aimer la rue de la Pologne, l'attirait dans cette province. Deux grands poètes libéraux, Southey et Coleridge, l'habitaient depuis longtemps, et un heureux hasard pouvait faire que Shelley les rencontrât. Rien ne lui aurait été plus agréable que de connaître enfin les rares grands hommes qui partageaient ses idées.

Ils louèrent à Keswick un petit cottage fleuri. Ils n'avaient pas la jouissance du jardin, mais le propriétaire (qui considérait Shelley et Harriet comme des enfants égarés) les autorisa à y jouer. Bientôt le facteur sentit le poids du courrier de Shelley.

Il y avait d'abord la correspondance avec Hogg, qui était bien décourageante. Il écrivait à Harriet de longues lettres où il lui jurait en même temps de la respecter et de l'adorer éternellement. De cet amour trop constant Harriet était excédée et fière. Quand Shelley disait: «Avec le temps et l'éloignement Hogg oubliera», elle secouait la tête d'un air sceptique. Sincèrement désolée des blessures infligées à son admirateur, elle l'eût été presque autant de découvrir que ces blessures n'étaient pas mortelles: «L'éloignement, disait-elle, apaise les petites passions, mais il augmente les grandes.» Quand Hogg écrivit: «J'aurai le pardon de Harriet où je me brûlerai la cervelle à ses pieds», elle triompha tristement. Aucun coup de feu ne vint troubler leur solitude fleurie; elle en fut rassurée et désappointée.

Puis il y avait les lettres de Miss Hitchener qui, depuis la décadence de Hogg, était devenue la seule confidente. Presque chaque jour partaient à son adresse quelques pages pressantes et vertueuses. Harriet elle-même ajoutait aux discours passionnés de son mari de chaudes invitations à venir les rejoindre.

Le duc de Norfolk habitait dans les environs. Il avait une première fois réconcilié Shelley avec son père, et comme la question d'argent se faisait de plus en plus grave, ils décidèrent de lui écrire. Sa Grâce répondit aimablement en invitant Mr Shelley, sa femme et sa belle-sœur à venir passer le week-end [1] au château. Elle s'intéressait au jeune rebelle, peut-être par naturelle bienveillance, peut-être aussi parce qu'il était de son devoir de chef de parti politique de s'assurer les bons sentiments d'un jeune homme qui semblait destiné à devenir, à sa majorité, membre du Parlement et héritier de 6.000 livres de rente.

Harriet fut bonne figure au château de Greystoke. La duchesse, à laquelle on avait raconté l'étrange mariage de Shelley, fut agréablement surprise par la bonne mine et la culture de sa femme. Même Eliza ne déplut point. Ce voyage eut le meilleur résultat. Mr Westbrook, quand il sut que ses deux filles avaient passé quelques jours chez un duc, et que son gendre y était arrivé avec une guinée dans sa poche, se sentit tout â coup porté à une grande générosité et il accorda au jeune couple une pension de deux cents livres par an. Mr Timothy ne pouvait se montrer plus avare, surtout quand son suzerain et chef lui demandait d'être pitoyable. Il rétablit, lui aussi, ses deux cents livres par an: tout danger de misère était écarté.

Mais le plus important, aux yeux de Shelley, était d'avoir obtenu ce résultat sans faire aucune concession: «Je crois de mon devoir, écrivit-il à son père, de vous dire que, quelque avantage qui puisse en résulter pour moi, je ne puis promettre de dissimuler mes opinions en matière religieuse ou politique... Une telle méthode serait indigne de vous et de moi.» Mr Timothy répondit: «Si je vous accorde une pension, c'est uniquement pour vous empêcher d'escroquer les étrangers.» Il était décidément incapable de comprendre certaine hauteur de sentiments.

* * *

Chez le duc de Norfolk, Shelley avait rencontré un ami de Southey qui lui avait offert de l'emmener chez le poète. Ainsi, pour la première fois, il allait voir en chair et en os un écrivain qu'il admirait.

Southey surprit au plus haut point Shelley qui associait l'idée d'un poète aux objets les plus charmants et les plus aériens. Il trouva, dans une maison assez riche et bien chauffée, une Mrs Southey qui ressemblait beaucoup plus à une ménagère qu'à une Muse. Elle avait été couturière et reliait les livres de son mari avec des morceaux d'étoffe. Ses armoires à linge étaient les lieux consacrés où elle exerçait son génie, et elle parlait d'argent, de cuisine et de servantes comme les matrones les plus détestables. Le poète ne paraissait pas s'apercevoir de tant d'ignominie. Il semblait brave homme, mais raisonnait mal. Il avouait que la société devait être transformée, mais ajoutait qu'elle ne pouvait l'être que très lentement. Il se servait de l'horrible formule: «Nous ne le verrons, ni vous, ni moi»; il était hostile à l'émancipation des Catholiques Irlandais et à toutes les mesures vraiment radicales. Disgrâce suprême, il se disait chrétien. Shelley sortit de là désolé.

Le bon Southey était loin de se douter de l'impression produite: «Étrange garçon, pensait-il après le départ de son visiteur... Son plus grand chagrin paraît être de se savoir l'héritier d'un immense domaine, et il est aussi inquiet de ses six mille livres par an que je l'étais à son âge de n'avoir pas un penny... À part cela, je crois voir mon propre fantôme. Il se croit athée; il n'est que panthéiste. C'est une maladie de jeunesse par laquelle nous passons tous. Il est bien tombé, et ne pouvait venir chez un meilleur médecin. Je lui ai prescrit une cure de Berkeley et à la fin de la semaine il sera berkeleyen... Il a été bien surpris de rencontrer pour la première fois de sa vie un homme qui le comprenne... Enfin que Dieu nous aide! Le monde a besoin d'être amélioré. Ce jeune monsieur Shelley ne s'y prend pas tout à fait comme il faudrait, mais je ne désespère pas de le convaincre qu'il peut faire beaucoup de bien avec ses six mille livres par an».

Ainsi la Jeunesse et l'Âge Mûr s'étaient rencontrés en chemin, la Jeunesse regardait l'Âge Mûr avec un respect impatient, l'Âge Mûr contemplait la Jeunesse avec une bienveillante ironie et se promettait de la dominer aisément par la force d'un esprit plus formé. L'Âge Mûr oubliait que les esprits des générations successives sont aussi imperméables les uns aux autres que les monades de M. Leibniz.

Southey et sa femme firent tout ce qui était en leur pouvoir pour aider le ménage Shelley. Le poète, très populaire dans le pays, alla voir le propriétaire du cottage et obtint que le loyer fût diminué. Mrs Southey donna à Harriet, si incompétente en choses du ménage, de très bons conseils sur la cuisine et le blanchissage. Même elle lui prêta du linge de lit et de table. C'était là de sa part la plus grande marque de bienveillance. Mais une découverte que fit Shelley vint rendre inutiles ces timides avances de l'Âge Mûr.

Il trouva par hasard dans une revue un article de Southey où l'abominable vieux roi d'Angleterre était appelé «le meilleur monarque qui eût jamais occupé un trône». C'était évidemment une flatterie un peu grosse, mais Southey désirait devenir poète lauréat et le chemin des honneurs officiels est difficile à parcourir. Shelley ne pardonnait pas ce genre de bassesse; il informa Southey qu'il le considérait désormais comme un esclave à gages, un champion du crime, et renonçait à le voir.

* * *

Il se souciait d'ailleurs bien peu, à ce moment précis, de Southey. Ne venait-il pas de découvrir que Godwin, le grand Godwin, l'auteur de «Political Justice», le destructeur du mariage, l'ennemi de la divinité, l'athée, le républicain, le révolutionnaire Godwin vivait encore, habitait Londres, avait une adresse comme tout le monde, enfin qu'il était possible d'envoyer des lettres vertueuses au prophète même de la vertu.

«Vous serez surpris, écrivit-il, de recevoir une lettre d'un étranger. Aucune présentation autorisée (et aucune probablement n'autorisera) ce que le vulgaire appellerait cette liberté; c'est une liberté qui, bien que non sanctionnée par l'usage, est loin d'être blâmée par la raison. Les plus chers intérêts de l'humanité demandent impérieusement que l'étiquette à la mode ne tienne pas l'homme à distance de l'homme.

«Le nom de Godwin a toujours excité en moi des sentiments de respect et d'admiration. Je m'étais accoutumé à le considérer comme une lumière trop brillante pour l'obscurité qui l'entoure... Vous ne serez donc pas surpris de l'inconcevable émotion avec laquelle j'ai appris votre existence et votre logement. J'avais fait figurer votre nom sur la liste des morts illustres; il n'en est pas ainsi, vous vivez et, j'en suis convaincu, préparez encore le bonheur du genre humain.

«Pour moi, je viens seulement d'entrer sur le théâtre de mes travaux, et pourtant mes sentiments et mes raisonnements sont ce qu'étaient les vôtres. Ma vie a été courte, mais agitée... Les mauvais traitements que j'ai soufferts ont imprimé plus profondément dans mon esprit la vérité de mes principes...»

Quand William Godwin reçut cette lettre, elle lui fit un plaisir assez vif. Après avoir été célèbre au moment de la publication de «Political Justice», il était retombé dans une relative obscurité. Lui aussi et plus justement que son romanesque disciple pouvait parler de sa vie agitée. Clergyman dans sa jeunesse, il était devenu à trente ans athée et républicain. En 1793, il avait publié son fameux livre. Mr Pitt avait failli lui faire l'honneur de poursuites judiciaires, mais le prix élevé de l'ouvrage, qui se vendait six guinées, avait paru au ministre une suffisante protection contre les dangers de la doctrine. Quatre ans plus tard Godwin avait épousé Mary Wollstonecraft, femme de lettres géniale avec laquelle il vivait. Elle était morte en mettant au monde une fille, et l'adversaire enragé du mariage s'était presque aussitôt remarié avec une veuve, Mrs Clairmont, qui habitait la maison voisine et lui avait dit, de son balcon: «Est-il possible, vraiment, que je contemple l'immortel Godwin?»

La vie de ce ménage était pénible. Il y avait cinq enfants, produits de quatre croisements différents: une fille de Mary Wollstonecraft et de Godwin, fille du génie par le génie, qui se nommait Mary; deux enfants du premier mariage de Mrs Clairmont, Jane et Charles; un très jeune garçon, fils de Godwin et de Mrs Clairmont; et enfin une jeune fille qui n'appartenait plus à personne de la maison, reste d'un premier mariage de Mary Wollstonecraft. C'était la douce et charmante Fanny Imlay, Cendrillon de la maison Godwin.

La seconde Mrs Godwin portait des lunettes vertes, avait mauvais caractère et traitait durement Mary et Fanny. Pour faire vivre toutes ces familles, Godwin avait entrepris une affaire d'édition pour enfants, et Mrs Godwin tenait la librairie. La vie du philosophe était triste et difficile, terriblement privée de joies de vanité. Un disciple tombant de Keswick et qui écrivait élégamment arrivait bien à propos. Pour un éditeur de livres d'enfants, submergé par les lettres de change, rien de plus nécessaire que de connaître un homme au moins qui le considère comme une lumière trop brillante pour qu'on la contemple.

Il répondit que la lettre l'avait intéressé, mais qu'il aimerait avoir sur son correspondant des détails un peu plus personnels. Il reçut par retour du courrier une autobiographie complète où Mr Timothy et le doyen d'Oxford jouaient des rôles peu honorables. Il fut informé que Shelley était héritier de six mille livres de rente, qu'il avait épousé une femme ayant les mêmes idées que lui, qu'il avait publié deux romans, une brochure et que d'ailleurs il enverrait le tout à son maître. Cette lettre si romanesque fut lue avec un grand intérêt par toutes les jeunes filles de la famille Godwin-Clairmont, mais embarrassa un peu l'auteur de «Political Justice», Depuis qu'il était père de famille, il en était venu à reconnaître l'autorité paternelle. Il conseilla l'humilité. Peut-être ce Mr Timothy Shelley avait-il agi pour le bien de son fils. Il ne faut pas trop juger quand on est jeune et surtout ne pas publier ses jugements. «À l'âge où l'on doit être un élève, pourquoi avoir l'intolérable démangeaison de devenir un maître?»

Si tout autre que le vénérable Godwin avait écrit cette lettre, il eût été classé aussitôt parmi les champions payés de l'intolérance, mais la jeunesse a tellement besoin de hiérarchie et d'autorité que, même révoltée, elle adopte un directeur de Conscience devant lequel elle s'abaisse avec délices. Plus que toute autre l'âme mystique de Shelley avait besoin d'adorer. «Je ne demande, répéta-t-il, qu'à être un élève; mon humilité et ma confiance sont complètes, quand je suis certain qu'on ne cherche pas à me tromper et que je me trouve en présence d'un talent indiscutablement supérieur.»

Enthousiasmé d'avoir trouvé Godwin, il se mit à bâtir les projets les plus vastes. Transformer et joindre à la sienne la destinée d'autres âmes lui paraissait tout à fait facile. N'avait-il pas réussi dans le cas de Harriet et d'Eliza? Rien de plus simple que de louer une immense villa au Pays de Galles et d'y réunir Miss Hitchener, son «vénérable ami» Godwin et la «charmante famille» de celui-ci.

Mais auparavant, un peu piqué du scepticisme de son maître, il voulait prouver par un exemple éclatant que malgré son âge il pouvait agir. Avant de s'installer pour la vie dans la Maison de la Méditation, il irait passer quelques mois en Irlande avec Harriet et Eliza et tous trois y travailleraient à hâter l'émancipation des Catholiques et, de façon plus générale, à améliorer le sort de ce triste pays. Comment la blonde Harriet et Eliza aux cheveux bien brossés pourraient-elles émanciper les Catholiques? Cela n'était pas clairement expliqué. Mais Shelley emportait avec lui une «Adresse aux Irlandais» si remplie de philosophie, d'amour et d'humanité et de sages conseils, qu'il semblait impossible que par sa seule lecture les cœurs ne fussent pas touchés.

Ainsi le jeune chevalier aux yeux étincelants s'embarqua pour conquérir l'Ile Verte. Un manuscrit était sa lance; la belle Harriet, sa dame; la noire Eliza, son écuyer, chargé de l'argent, du ménage et de toutes les basses besognes.

[1]La fin de la semaine.

XIII. BULLES DE SAVON

Le Chevalier de la Triste Figure s'était fait lapider par les galériens qu'il avait voulu délivrer. Shelley fut reçu à coups de sifflet quand, dans un meeting de Catholiques, il déclara qu'on avait bien tort d'écarter les Irlandais des fonctions publiques à cause de leur religion, car toutes les religions se valent. Ses auditeurs préféraient cent fois le fanatisme de leurs persécuteurs au scepticisme de leur défenseur.

La fameuse Adresse était sur le même thème. Elle démontrait que l'émancipation des Catholiques est un pas sur le chemin de l'émancipation totale, que la bonté et non l'habileté doit être le principe de toute politique, et qu'enfin, avant d'attendre leur libération des Anglais, les Irlandais devaient se libérer eux-mêmes en devenant tempérants, justes et charitables. Shelley croyait que sa doctrine irait droit au cœur des pauvres gens de Dublin. Pour prêcher cet évangile, il était prêt au martyre.

Harriet n'était pas moins enthousiaste et l'activité réformatrice prenait en elle un aspect charmant. Les poches bourrées de pamphlets, le ménage enfantin se promenait dans Sackville Street. Quand ils rencontraient un homme ou une femme «à l'air possible», ils lui glissaient un papier rédempteur. Du balcon de leur petit appartement, ils répandaient encore les saines doctrines en laissant tomber des Adresses sous le nez des passants sympathiques. Quand Shelley en jetait une adroitement dans le capuchon d'une vieille dame distraite, Harriet s'enfuyait en éclatant de rire. L'évangélisation des Irlandais était le plus drôle des jeux.

Les amis de Shelley, Godwin, Miss Hitchener, s'attendaient chaque jour à ce qu'il fût arrêté; l'institutrice évoquait même les assassinats politiques. Mais le château de Dublin parut apprendre sans terreur qu'un jeune Anglais, de seize à vingt ans, avait fait un discours moral. La police transmit au Secrétaire d'État un exemplaire de l'adresse. Ce document, où Shelley recommandait à ses frères Irlandais la tempérance et la charité, fut jugé tout à fait humoristique par les fonctionnaires de la Couronne.

L'impunité était décourageante; les mœurs des Irlandais ne l'étaient pas moins. «Ils boivent beaucoup de whisky, disait la bonne Harriet, parce que la viande est trop chère.» Quand Shelley faisait appel à la pitié des policemen en faveur d'un malheureux arrêté pour vol ou désordre, le policeman, avec tristesse et bonté, lui montrait que son client était ivre. Le soir de la saint Patrick, jour où Dublin boit sec, comme il y avait bal au château, Percy et Harriet virent les affamés faire la haie pour admirer les toilettes. Ce manque de dignité désespéra Shelley.

Pour donner l'exemple de la simplicité, ils s'étaient mis tous trois au régime végétarien. Shelley se délivrait ainsi des remords que lui donnaient les «horreurs de l'abattoir» et les «massacres de volailles». On ne faisait infraction à la règle que si Mrs Nugent venait dîner. C'était leur seule amie à Dublin, de son métier couturière. Une des difficultés de leur mission était en effet qu'ils ne connaissaient aucun de ces Irlandais qu'ils aimaient de tout leur cœur. «Je suppose, disait Harriet, que nous les connaîtrons tous d'un seul coup lorsque Percy sera célèbre.»

Mais Percy lui-même était découragé. Dans le pays des Constructions Irréelles qu'il habitait presque toujours, l'Irlande opprimée était une belle figure féminine et fière, Shelley un chevalier et un apôtre prêt à combattre et à souffrir pour elle; des foules en haillons le suivaient dans les rues; de barbares soldats anglais l'arrêtaient et le flagellaient; mais l'héroïque douceur de ses enseignements charmait les oppresseurs eux-mêmes, et la philosophie faisait le miracle de réconcilier les nations ennemies.

Lentement cette vision animée et brillante se dissipait; un dernier lambeau de brume irisée flottait au coin des maisons noires; et l'Irlande véritable était là, masse énorme et solide de villes, de fermes et de forêts, assemblée innombrable d'hommes obscurs et différents, amas séculaire de traditions et de lois, terre de jeux, de chasse, de vengeances privées, siège de magistrats, garnison de soldats, territoire de police, l'Irlande misérable et railleuse, souffrante et bavarde, mécontente et heureuse d'être mécontente; l'Ile énigmatique, l'Ile absurde... Devant cette redoutable et pesante réalité, que pouvait-il faire? Que pouvait-il espérer? Elle l'accablait et le lassait.

Godwin, avec une force grandissante, suppliait son disciple de renoncer à cette entreprise. Depuis que Shelley lui avait écrit qu'il le considérait comme un père, il avait pris un ton hostile et bougon. «Croyez-moi, Shelley, prophétisait-il, vous préparez une scène de sang.» S'il avait pu voir son fils spirituel rédiger un inoffensif «Projet d'association pour le bien du genre humain» entre Eliza qui cousait une cape rouge et Harriet qui préparait un repas de miel et de fruits, il eût été moins inquiet.

Ses adjurations eurent au moins ceci d'utile qu'elles fournirent à Shelley une honnête excuse pour renoncer à se faire le champion d'opprimés trop satisfaits. À part quelques malheureux qui savaient trouver chez lui des secours, personne à Dublin ne le prenait au sérieux. S'il existe aux yeux d'un Irlandais un être plus ridicule qu'un Anglais, c'est un Anglais qui aime l'Irlande, et s'il est au monde un spectacle qu'un ancien élève d'Eton et d'Oxford, même réfractaire, ne peut supporter, c'est celui du désordre irlandais. Ayant vu la folie et la misère de cette nation, Shelley ne put s'empêcher de penser avec avidité à la beauté, à la paix des campagnes anglaises.

«Je me soumets, écrivit-il enfin à son «vénérable ami». Je ne m'adresserai plus à des illettrés... Je me bornerai à être la cause d'un effet qui se produira longtemps après que je serai moi-même poussière.»

Harriet emballa tous les pamphlets restants à l'adresse de Miss Hitchener, qui se fût bien passée de cette «matière inflammable»; Eliza plia son manteau rouge, et les trois apôtres reprirent le bateau.

* * *

Restait à réaliser la deuxième partie de leur programme: louer une maison au Pays de Galles et y réunir l'«équipe» spirituelle, afin de résoudre tous les problèmes.

Ils crurent avoir trouvé l'abri convenable en ces lieux mêmes où Shelley, solitaire, était venu se réfugier avant son mariage. La sauvagerie charmante du pays le tentait. Près de la maison coulait un torrent montagnard sur lequel il naviguait dangereusement dans une nacelle longue d'un pied. Une bank-note de cinq livres était sa voile, un chat terrifié son passager. Il espérait que Miss Hitchener pourrait décider son père à venir exploiter la petite ferme attenant à la maison.

Mais rien ne s'arrangea. La maison était trop chère. Mr Hitchener, indigné par les bruits qui couraient à Cuckfield sur les rapports de sa fille et de Shelley, refusa de l'autoriser à partir. L'imprudente institutrice, fière de l'invitation, en avait parlé, et tout le village, la tante Pilfold en tête, avait conclu sans bienveillance. Une fois de plus, la méchanceté des hommes étonna Shelley. Lui qui avait enlevé sa femme et fait par amour un mariage écossais, serait infidèle à son Harriet! Cette idée lui inspira un étonnement si vif qu'une femme moins vertueuse que la chaste Hitchener l'eût trouvé désobligeant.

Quant à Mr Hitchener le père, il fut traité comme il convenait. C'était, lui aussi, un ancien cafetier, car les Dieux semblaient se divertir à mettre le cristallin Shelley en rapport avec les membres de cette corporation. «Monsieur, écrivit-il au père de son amie, j'ai eu quelque peine à réprimer une surprise indignée en lisant que _vous_ refusez mon invitation à _votre fille._ De quel droit? Qui vous a fait son maître?... Ni les lois de la nature, ni celles de l'Angleterre n'ont mis les enfants au rang de propriété privée... Adieu! la prochaine fois que j'entendrai parler de vous, j'espère que le temps aura rendu vos sentiments plus libéraux.»

* * *

Puisqu'il fallait quitter le Pays de Galles, Godwin indiqua un joli cottage qu'un de ses amis voulait louer. Tout conseil de lui inspirait le respect; Shelley et Harriet firent le voyage et furent très désappointés. La maison était banale, à peine achevée et trop petite pour eux. Mais en revenant de cette inutile expédition, ils découvrirent un village féerique; trente cottages aux toits de chaume, vêtus de roses et de myrtes grimpants. formaient le délicieux hameau de Lynmouth. Par miracle, une des maisons était à louer, et la mieux située, au-dessus d'une gorge boisée. Des fenêtres, on découvrait la mer à trois cents pieds au-dessous. Ils décidèrent à l'instant de s'y installer pour toujours.

Le «vénérable ami», informé, écrivit une lettre pincée. Il dit, assez durement, que les goûts de Shelley étaient trop luxueux, et qu'une petite maison, si modeste fût-elle, devait suffire à qui se disait son disciple. Si Mr Timothy avait écrit cette lettre, les épithètes les plus sévères lui eussent encore été appliquées. Mais il est naturel de supporter d'un étranger ce qu'on ne saurait accepter d'un père. Shelley pensa, non à blâmer, mais à se justifier. S'il avait dit que la maison recommandée par son maître était insuffisante, ce n'était pas par souci du luxe ni même du confort. Mais le nombre de chambres était trop petit et il lui semblait contraire à certaines idées de délicatesse que deux personnes de sexe opposé, non unies par certains liens, dormissent dans la même chambre. Il savait que, dans une société régénérée, ce sentiment disparaîtrait, mais dans l'état de choses présent, la promiscuité lui paraissait imprudente. Il n'exposa cette doctrine (qu'il craignait un peu réactionnaire) qu'avec de grandes précautions. Le maître daigna oublier.

L'adorable maison de Lynmouth fut bientôt le décor d'un grand événement: l'arrivée de Miss Hitchener. Shelley se promettait qu'elle apporterait dans sa vie un élément de collaboration intellectuelle qu'il n'y trouvait pas tout à fait. Harriet d'ailleurs n'y perdrait rien, car sa sœur spirituelle aiderait à la former; toutes deux, pensait-il, avaient l'âme assez haute pour accepter ces rôles.

Les gens de Lynmouth le virent avec surprise faire avec cette maigre inconnue de longues et romantiques promenades. Ce fut avec elle qu'il discuta désormais les plans qu'il formait pour répandre ses idées. La propagande de la vertu devenait difficile. Un imprimeur de Londres venait d'être condamné au pilori. Le sort de Galilée n'effrayait pas Shelley pour lui-même; mais il ne voulait pas mettre en danger un innocent imprimeur.

Heureusement le Magicien avait à sa disposition des éléments qui défiaient la police de Lord Castlereagh. Quand il avait composé quelque pamphlet bien incendiaire, tantôt il fabriquait pour l'expédier de petites boîtes enduites de résine et, les ayant munies d'un mât et d'une voile en miniature, il les lançait sur l'Océan; tantôt il construisait adroitement des ballonnets à l'air chaud que, tout chargés de sagesse, il lançait dans le ciel d'été. Alors, ravi, il regardait briller dans les sombres profondeurs bleues la petite flamme tremblante qu'il avait allumée, ou flotter sur les vagues d'émeraude en fusion une bouteille remplie d'un divin remède.

Quand il avait ainsi «travaillé», sa récréation favorite était de faire des bulles de savon. Assis devant sa porte, muni d'un chalumeau, il soufflait avec une adresse de jeune fille les sphères parfaites et fragiles. Dans leurs élastiques pellicules brillaient des teintes violettes, vertes et dorées qu'il regardait changer, se fondre et disparaître.

Alors, abandonnant pour une courte absence les palais transparents et vides de la Logique, il éprouvait une sorte d'obscur besoin de fixer par le rythme et les mots l'insaisissable grâce de ces jeux de couleurs.

XIV. LE VÉNÉRABLE AMI

Les roses de Lynmouth se fanèrent; les vents d'automne balayèrent comme des feuilles les vastes nuages; le prestige de Miss Hitchener pâlit. La présence continue d'une étrangère avait fatigué Harriet; Shelley lui-même voyait se dissiper la vision vaporeuse qui lui avait si longtemps caché des formes grossières, et, surpris de trouver installée près de lui une femme médiocre et radoteuse, cherchait en vain son héroïne et se repentait de sa folie.

Après avoir tant insisté pour l'arracher à son école, il était difficile de s'en séparer. Mais le séjour avec elle dans une solitude automnale était devenu insupportable. Dans une grande ville, d'autres amis, d'autres spectacles pourraient faire oublier cette obsédante compagne. D'ailleurs Godwin appelait à Londres les Shelley: ils se résolurent à y faire un séjour d'assez longue durée.

* * *

Ce fut avec grande émotion qu'ils quittèrent, un jour d'octobre 1812, un petit hôtel de Saint-James Street pour faire une première visite à leur ami Godwin et à sa famille. Harriet, petite, blonde et rose trottait à côté de son mari-enfant, grand et voûté; ils se demandaient quel accueil ils allaient recevoir du philosophe. Miss Hitchener, qui s'était présentée à lui en traversant Londres, avait été mal reçue. Mais cela ne prouvait rien, que peut-être la perspicacité de Godwin.

Ils trouvèrent toute la famille réunie dans la petite maison attenante à la librairie de Skinner Street, car les Godwin, de leur côté, attendaient avec une impatiente curiosité l'arrivée du couple Shelley. Il y avait là le philosophe lui-même, homme petit et gros, chauve, à l'air intelligent, avec cet extérieur de pasteur méthodiste qui est presque toujours celui des théoriciens de la Révolution. La deuxième Mrs Godwin avait revêtu une belle robe de soie noire et ne mit ses lunettes vertes que pendant le temps nécessaire pour bien voir le petit-fils de baronnet et sa jolie femme. On avait prévenu les Shelley qu'elle était médisante. Mais ce soir-là elle parut aimable. Il y avait Fanny Imlay, mélancolique et douce, et Jane Clairmont, jolie, de type italien, brune de peau et vive d'esprit.

—La seule qui manque, dit Godwin, est ma fille Mary qui est en ce moment en Écosse; elle ressemble beaucoup à sa mère dont je vais vous montrer le portrait.

Il emmena dans son bureau le jeune couple de disciples et Shelley regarda longuement, avec une attention émue, le portrait de la charmante Mary Wollstonecraft. Puis tout le monde s'assit, et Godwin et Percy parlèrent des rapports de la matière et de l'esprit, de la situation du clergé, de la littérature allemande. Les femmes écoutaient avec admiration. Harriet trouva que Godwin ressemblait à Socrate dont il avait le crâne bossué, et que Percy près de lui rappelait les beaux disciples grecs dont le respect se nuance d'impatiente ardeur.

* * *

Une grande intimité s'établit aussitôt entre les Shelley et les Godwin. Souvent Godwin passait à l'hôtel et entraînait Shelley en promenade, ou bien Mrs Godwin invitait à dîner Percy et Harriet, même Eliza et Miss Hitchener, mais cette dernière avec répugnance. Ou bien encore Harriet elle-même se risquait à commander un dîner.

Le soir du 5 novembre, jour où dans toute l'Angleterre, en souvenir de la Conspiration des Poudres, éclatent les pétards, le ménage Shelley dînait chez les Godwin. Après le dîner, le petit William Godwin, qui avait neuf ans, annonça qu'il allait chez son voisin le jeune Newton tirer des pièces d'artifice. Shelley, à ce moment, discutait quelque grave question avec son vénéré ami. Los mots d'artifice, de poudre, réveillèrent aussitôt l'alchimiste de Field Place. Il hésita une seconde à quitter Godwin et ses discours, mais l'image d'étincelles brillantes éclairant de leurs zigzags enflammés les vieilles rues de Londres l'emporta. Il dit au petit William: «je vais avec vous», et se leva.

Après le feu d'artifice, le jeune Newton, enchanté de ce grand ami qui jouait comme un enfant et savait de merveilleuses histoires, l'emmena chez ses parents. Shelley se laissa faire et ne le regretta pas. Il trouva Mr et Mrs Newton délicieux. Tout de suite une conversation libre, savante, agréable s'engagea. Mr Newton était fait pour plaire à Shelley; c'était un homme à théories et qui les appliquait. Son idée favorite était que les êtres humains, en quittant les régions chaudes où ils ont vécu d'abord et en remontant vers le Nord, ont adopté des habitudes de vie anti-naturelle, d'où procèdent tous leurs maux. L'une de ces mauvaises habitudes était de se vêtir, et Mr Newton obligeait ses enfants à être toujours nus dans sa maison. Une autre était de manger de la viande, et toute la famille était végétarienne. Rien ne pouvait plus enthousiasmer Shelley et Mr Newton lui fournit des arguments nouveaux.

—L'homme ne ressemble à aucun carnivore; il n'a pas de griffes pour retenir une proie; ses dents sont faites pour manger des légumes et des fruits. Il est malade dès qu'il touche à cette nourriture carnée qui est empoisonnée pour lui. C'est ce que signifie l'histoire de Prométhée qui est évidemment un mythe végétarien. Prométhée, c'est-à-dire l'humanité, invente le feu et la cuisine; aussitôt un vautour lui ronge le foie. Ce vautour est l'hépatite; cela est clair.

D'ailleurs depuis que la famille Newton observait ce régime, elle n'avait jamais eu besoin de drogues ni de médecin; les enfants étaient les plus sains qu'on pût voir et Shelley, qui eut l'occasion de rencontrer souvent les petites filles nues, les trouva des modèles parfaits pour un sculpteur.

Il devint grand habitué de cette maison. Dès qu'on entendait sa voix, cinq enfants bondissaient dans les escaliers à sa rencontre et le traînaient jusqu'à la nursery. Il n'avait pas moins de succès auprès de leur mère et de sa sœur, Mme de Boinville.

Chez les Godwin, Fanny et Jane passaient des soirées entières à l'écouter avec ravissement. Elles admiraient sa beauté, et la force de ses raisonnements leur paraissait inattaquable. Même dans une famille républicaine, ce jeune aristocrate, héritier d'une immense fortune et si dédaigneux de l'argent, conservait un prestige romanesque. Pour lui, entre ces deux jeunes filles, Fanny douce et timide, Jane passionnée et véhémente, il lui semblait retrouver les belles soirées, le délicieux mélange de sensualité et d'enthousiasme du temps où une troupe admirative de sœurs et de cousines l'entourait.

Harriet plaisait moins. Fanny et Jane remarquèrent vite qu'elle pensait peu par elle-même, qu'elle se bornait à répéter les phrases favorites de son mari et que sa syntaxe était défectueuse.

—Pauvre Mr Shelley, disaient-elles, quand le couple partait; il n'a pas la femme qu'il lui faudrait.

C'est une impression qu'éprouvent volontiers les jeunes filles à l'égard de l'homme qu'il leur eût fallu. Même elles se hasardèrent à attaquer par d'imperceptibles pointes Harriet absente; elles avaient deviné par intuition les critiques auxquelles le mari doctrinaire pouvait être sensible.

—Harriet m'intimide, lui écrivit la douce Fanny; c'est une «belle dame».

Shelley fut indigné.

—Comment Harriet est-elle une belle dame? Vous l'accusez de ce crime, le plus impardonnable à mes yeux? L'aisance et la simplicité de ses manières ont toujours été ses plus grands charmes et ne sont pas compatibles avec la vie mondaine, ni avec un effort pour imiter son éclat vulgaire et brillant. Voilà une opinion à laquelle vous ne me convertirez pas, tant que j'aurai sous les yeux le vivant témoignage de son inexactitude.»

Plus tard la lettre de Fanny revint à l'esprit de Shelley.

XV. CE QU'ÉTAIT MISS HITCHENER

Après une année d'exil à York, Hogg, tout à fait réconcilié avec sa famille, était venu à Londres terminer son droit.

Un soir, comme il lisait tranquillement, enveloppé d'une épaisse robe de chambre, assis dans un bon fauteuil, une théière brûlante sur sa table, il entendit un coup violent à la porte extérieure de la maison. Puis cette porte, renvoyée avec force, ayant fait trembler les murs, la secousse évoqua aussitôt des yeux ardents, un grand corps penché.

—Si Shelley était encore mon ami, pensa Hogg... lui seul...

Des pas rapides dans l'escalier, ces pas légers entendus jadis dans les couloirs voûtés d'Oxford.

—Jamais personne, sinon Shelley, n'a monté les escaliers ainsi.

La porte s'ouvrit et Shelley apparut, sans chapeau, col ouvert, sauvage, intellectuel, toujours semblable à quelque esprit céleste descendu sur la terre par erreur.

—J'ai eu votre adresse par votre patron... non sans peine!... Il me prenait pour un brigand et ne voulait pas me la donner... Qu'êtes-vous devenu depuis un an?... J'arrive d'Irlande... J'ai été conseiller l'humanité aux catholiques irlandais... Ensuite nous sommes retournés au Pays de Galles, c'est admirable... Harriet va bien... elle attend un enfant... Avez-vous lu Berkeley?... En ce moment, je lis Helvétius... c'est intelligent, mais sec...

Hogg le contemplait avec la même admiration affectueuse et ironique qu'autrefois; il fallait être Shelley pour parler d'Helvétius dès la première phrase à un ami quitté un an auparavant après de si graves dissentiments. Shelley, animé et heureux, marchait dans la chambre, ouvrait des livres, posait des questions sans jamais attendre la réponse et paraissait avoir complètement oublié que Hogg l'eût offensé jadis.

Il parla tard dans la nuit. Des voisins de chambre de Hogg avertirent, par une série de coups dans le mur, que la voix claire et aiguë les empêchait de dormir. Hogg, craignant pour sa bonne réputation dans la maison, suggéra le départ. Shelley parlait toujours. Il expliquait qu'il venait d'ouvrir une souscription pour terminer une digue qui permettrait de regagner sur la mer plusieurs hectares de terrain. Lui-même avait souscrit cent livres et consacrait à ce projet ses forces, sa fortune, sa vie... Hogg le prit doucement par le bras et le reconduisit vers la porte, mais Shelley résistait.

—Vos voisins nous ennuient... ces créatures viles ignorent que les nuits sont les seuls moments où l'âme se sent vraiment libre.

Hogg était arrivé à l'amener jusqu'au palier.

—Je pars à une condition, c'est que vous viendrez dîner demain soir, Harriet sera contente de vous voir... Je m'excuse d'avoir avec moi une horrible créature: Miss Hitchener, mais elle nous quittera dans deux jours.

—Miss Hitchener? La sœur de votre âme?

—Elle? dit Shelley... Un ver rampant et méprisable!... nous l'appelons le Démon Brun.

Mais comme ils étaient arrivés à la porte, Hogg se libéra doucement et ferma.

Le lendemain soir, à six heures, il se faisait annoncer chez Harriet; elle le reçut avec enthousiasme. Elle était plus rose, plus jeune et plus charmante que jamais.

—Quelle séparation! dit-elle. Mais cela n'arrivera plus... Nous venons habiter Londres pour toujours.

Eliza était assise dans un coin, silencieuse et hautaine; elle serra la main de Hogg sans daigner lui parler.

—Vous avez une mine surprenante, Harriet, dit Hogg.

—Elle! dit Eliza, d'une voix languissante... Oh! non! pauvre chose!

«Rien n'est changé, pensa Hogg; il faudra que je sois prudent dans cette maison.»

À ce moment, Shelley entra avec la rapidité d'un boulet de canon et le dîner fut servi.

Après le repas, Eliza chuchota des choses mystérieuses à l'oreille de Harriet, qui, obéissante, vint dire adieu à Hogg et l'invita à revenir le dimanche matin.

—Ce sera le jour du départ du Démon Brun et la conversation sera difficile. Vous êtes toujours gai et votre présence nous rendra service... Shelley vous a parlé de notre tourmenteuse?

À l'évocation de Miss Hitchener, Eliza manifesta un dégoût muet.

—C'est une horrible femme, continua Harriet. Elle aurait voulu se faire aimer de Shelley; elle prétendait qu'il l'aimait réellement et que je n'étais bonne, moi, qu'à m'occuper de la maison. Percy lui fait une rente de cent livres par an, à la condition qu'elle s'en aille.

Shelley confirma ces nouvelles. Il comprenait le danger de sacrifier ainsi le quart de son revenu. Mais il le fallait: cette fille avait perdu sa situation et elle disait sa réputation, sa santé ruinées par leur barbarie.

—C'est en effet une horrible créature, dit-il en frissonnant... Superficielle, laide, hermaphrodite... Et je n'ai jamais été aussi étonné de mon mauvais goût qu'après avoir passé quatre mois avec elle. Que serait l'Enfer si une telle femme est au ciel?... Et elle fait des vers! Elle a écrit une élégie sur les droits de la femme qui commence ainsi:

«Tous, tous sont hommes, les femmes comme les autres...»

Il éclata d'un rire strident.

Le lendemain, Hogg vint fidèlement; l'héroïne du jour lui parut ennuyeuse, mais inoffensive. C'était une grande femme osseuse et masculine, au teint noir et non sans un peu de barbe. Bientôt Shelley annonça qu'il devait sortir; Harriet se découvrit un violent mal de tête qui exigeait la solitude, et Hogg fut condamné à promener les deux Elisabeth.

Avec le Démon Brun à son bras droit et le Démon Noir à son bras gauche, il se dirigea vers Saint James' Park. «Je pourrais dire, comme Cornélie: «Voici mes joyaux», pensait-il. Les deux belles rivales s'attaquèrent par-dessus la tête du Cynique en phrases hautaines et calculées. La languissante Eliza paraissait toute réveillée et assénait des coups redoutables avec une douce et calme méchanceté. Miss Hitchener affecta de ne parler qu'avec Hogg. Elle disserta sur les droits de la femme. Eliza, qui ne brillait pas dans la discussion théorique, se vit bientôt condamnée à un silence ignominieux. En rentrant elle bloqua Hogg dans un coin du hall:

—Comment avez-vous pu parler si longtemps avec cette méchante femme? Pourquoi l'avez-vous encouragée? Harriet sera très fâchée contre vous, très fâchée.

Mais Harriet dit simplement: «Vous n'êtes pas trop fatigué du Démon Brun!» et elle sourit à Hogg.

Après le déjeuner, non sans perfidie, il ramena la conversation sur les droits de la femme et déchaîna la Déesse Raison. Shelley quitta sa chaise et vint debout à côté d'elle discuter avec animation. Les deux sœurs Westbrook le regardèrent avec horreur et tristesse comme un coupable d'intelligence avec l'ennemi.

Eliza alla murmurer à l'oreille de Hogg:

—Si vous saviez comme elle est sale, vous ne vous approcheriez pas d'elle.

Mais l'heure arriva où il fallut charger sur une voiture les malles de l'exilée, et les femmes de la maison Shelley poussèrent de grands cris de joie.

XVI. CE QU'ÉTAIT HARRIET

Les quelques mois qui suivirent le départ de Miss Hitchener furent des mois heureux. Les Shelley étaient encore pauvres et errants, mais une grande satisfaction intérieure leur tenait lieu de richesse et de foyer. Il avait entrepris un long poème, La Reine Mab, et l'œuvre inachevée était pour lui une suffisante raison de vivre. Harriet était enceinte; une sorte d'engourdissement agréable lui faisait réserver toutes ses forces pour la création, et l'ennui ne trouvait plus de prise sur un être que le sentiment d'une activité interne consolait de l'inaction.

Pendant cette période ils habitèrent en de courts séjours le Pays de Galles, puis de nouveau l'Irlande, mais cette fois sans desseins politiques. Pour faire plaisir à Shelley, Harriet apprenait le latin. Il le lui enseignait à sa manière, sans grammaire, la jetant tout de suite dans Horace ou Virgile. Pendant qu'elle étudiait, Shelley travaillait à son poème ou lisait des livres d'histoire. Godwin lui avait dit que son ignorance de l'histoire était une des grandes causes de ses erreurs de jugement et, bien que cette étude lui répugnât, il voulait bravement essayer. Le soir, Harriet chantait de vieux airs irlandais, Robin Adair, Kate of Kearney, ou bien ils lisaient ensemble les journaux, tout remplis alors de procès faits aux écrivains libéraux. À ces inconnus condamnés pour leurs opinions, Shelley écrivait souvent en offrant de payer l'amende encourue. N'ayant jamais dix livres d'avance, il devait emprunter à quatre cents pour cent l'argent qu'il distribuait ainsi.

Bientôt il devint nécessaire de rentrer à Londres. Le moment de la délivrance de Harriet approchait et aussi les vingt et un ans de Shelley, date si importante pour ses rapports avec son père et aux environs de laquelle il semblait possible de négocier.

Ils se logèrent encore à l'hôtel, dans une chambre à balcon qui surplombait la rue. Eliza, qui était avec eux, veillait sur la grossesse de Harriet avec des précautions exagérées qui irritaient Shelley, toujours partisan de laisser faire la nature. Quand il n'était pas là, elle entreprenait d'enseigner à sa sœur la politique matrimoniale.

—Il est extraordinaire, disait Eliza, qu'à vingt et un ans votre mari ne trouve pas le moyen de se réconcilier avec son père, de vous faire recevoir dans sa famille et mener la vie qui convient à la femme d'un futur baronnet. Si vous étiez plus adroite et plus persuasive, les choses seraient bien différentes... Vous allez avoir un enfant et cette vie nomade devient impossible. Il vous faut votre maison à Londres, votre vaisselle d'argent, votre voiture, et tout cela peut être si Shelley le veut.»

Harriet était sensible à ces discours. Elle était ravissante et le savait. Une jolie femme supporte aussi mal la vie sans luxe qu'un homme intelligent un état subalterne. Les regards des passants lui disent son pouvoir. Elle sait que ce pouvoir est par essence transitoire; comme une nation armée et forte désire assurer sa place dans le monde avant de renvoyer ses soldats, la femme veut traiter avec le sexe ennemi avant que l'envahissante lourdeur de la vieillesse vienne lui imposer une pacifique résignation. D'ailleurs Eliza plaignait Harriet et il est si naturel à tout être de s'apitoyer sur son propre sort que le bonheur le plus véritable est très vite empoisonné pur la perfide compassion d'un sot.

Sur l'insistance de Harriet stylée par Eliza et aussi sur l'avis renouvelé du toujours bienveillant duc de Norfolk, Shelley se décida à essayer une nouvelle démarche auprès de son père. Il ne l'eût pas faite s'il ne l'avait jugée honorable et nécessaire; mais il désirait vivement revoir sa mère et, à distance, après un long temps, Mr Timothy lui-même lui apparaissait comme pitoyable et inoffensif: «Mon cher Père, je prends une fois de plus la liberté de vous écrire pour vous informer de mon sincère désir d'être considéré comme digne de reprendre avec vous et ma famille des relations dont m'ont privé mes folies... J'espère que le moment approche où nous nous regarderons l'un l'autre, comme père et comme fils, avec plus de confiance que jamais et où je ne serai plus une cause de trouble pour le bonheur de la famille. J'ai eu le bonheur d'apprendre par John Grave, qui a dîné avec nous hier soir, que vous êtes en bonne santé. Ma femme se joint à moi pour vous assurer de nos sentiments respectueux.»

Malheureusement Mr Timothy, incapable de triompher sans bruit, exigea du pénitent la plus impossible des rétractations. Il demanda que son fils écrivît aux autorités de University College, Oxford, qu'il regrettait les incidents passés et se considérait désormais comme un fils respectueux de l'Église Anglicane. Faute de quoi il se refuserait à toute communication ultérieure. «Je ne suis pas assez dégradé, écrivit Shelley au duc, pour désavouer des idées que je crois vraies. Tout homme de bon sens doit comprendre que l'abandon par ordre de convictions sérieuses serait un bien mauvais critérium de la droiture d'un esprit... Je céderai sur tout ce qui est raisonnable, c'est-à-dire sur tout ce qui n'implique pas la perte de cette estime de soi-même sans laquelle la vie n'est plus qu'un fardeau et qu'une honte.»

Eliza jugea tant de raideur absurde: « Ainsi Harriet, si près d'un accouchement, n'aura même pas une voiture pour éviter de courir Londres à pied.» Shelley, excédé, acheta la voiture à crédit et refusa de s'en servir. Il avait horreur d'être enfermé et traîné; les longues promenades à pied à travers les rues de Londres, seul avec Hogg, l'enchantaient.

D'ailleurs, s'il était fatigué d'Eliza, il ne manquait pas de maisons amies où il pût se réfugier. Il y avait celle des Godwin, dans Skinner Street, où Fanny et Jane Clairmont l'accueillaient toujours avec un flatteur enthousiasme. Il y avait celle des Newton où il trouvait une affection intelligente, des manières douces et raffinées. Mrs Newton, excellente musicienne, se mettait au piano. Shelley, assis sur le tapis avec les beaux enfants, leur racontait à voix basse des histoires de spectres et de fantômes. Souvent, Mme de Boinville habitait chez sa sœur. Ces deux dames étaient filles d'un planteur de Saint-Vincent et avaient reçu une culture mixte anglo-française que Shelley, grand admirateur des philosophes français, appréciait vivement. Mme de Boinville surtout lui paraissait charmante. Son mariage romanesque avec un émigré ruiné, ami d'André Chénier et de La Fayette, lui donnait une sorte de poétique prestige. C'était une femme aux cheveux blancs, mais au visage si enfantin, si animé, à l'esprit si vif et si moderne que l'on trouvait plus de plaisir à parler avec elle qu'avec une jeune femme. En elle et sa sœur, pour la première fois de sa vie, Shelley trouvait des esprits de femmes dignes du sien. Eliza Westbrook et Miss Hitchener lui parurent alors bien méprisables.

Il avait pris l'habitude, en vivant avec Harriet, de considérer les femmes comme des enfants; il en était arrivé à penser que les idées, pour pouvoir leur être présentées, doivent d'abord être simplifiées et amaigries. Avec une Mme de Boinville, il s'étonnait de voir que non seulement il pouvait aller jusqu'au bout de ses idées, mais qu'elle leur donnait, par l'élégante précision de son langage, un visage plus aimable. Pour elle, pour sa sœur, les jeux de la pensée étaient comme pour lui, les plus beaux et les plus naturels. La culture n'est rien sans les manières, mais l'alliance des deux chez une femme est le produit le plus exquis de la civilisation. À une joie secrète, à un délicieux sentiment de perfection, Shelley s'apercevait qu'il avait trouvé le milieu favorable à son bonheur et que tout ce qu'il avait vu jusqu'alors était terriblement inférieur.

Pour ces femmes aussi la découverte était assez enivrante. Cet adolescent si beau et si bien né avait le goût des idées et en parlait avec une ardeur incroyable. Il avait dépouillé le pédantisme un peu autoritaire de ses seize ans, et dans la discussion montrait une grâce modeste. Jamais elles n'avaient vu un homme aussi complètement libre d'égoïsme, aussi généreux, aussi délivré de la matière. Avec un grand sérieux il était capable de gaieté. Il montrait cette aisance confiante, ce mépris de toute cérémonie, et en même temps cette parfaite politesse qui donne tant de charme aux jeunes aristocrates anglais. «Quoi de plus charmant, se disaient-elles, qu'un saint qui est un homme du monde?»

Hogg regardait avec un très léger sentiment d'ironique jalousie, mais aussi avec une curiosité affectueuse, les manœuvres savantes de tant de jolies femmes autour de son candide ami. Chez les Godwin les jeunes filles l'appelaient le Roi des Elfes, le Roi des Fées; chez les Newton, il était Obéron. Dès qu'il paraissait, les femmes se groupaient toutes autour de lui. Mais il était difficile d'évoquer à heure fixe cet Esprit. Le Roi des Elfes avait d'étranges caprices, des craintes subites, de folles terreurs. Parfois une vision poétique le retenait à l'heure où il était attendu pour le thé; parfois, quand on le croyait enfin captif et soumis, un devoir imaginaire l'appelait soudain on ne savait où.

—Il y a des pays, lui disait Hogg, où l'on croit que les chèvres, animaux diaboliques, passent douze heures sur vingt-quatre en enfer. Je crois que vous êtes comme les chèvres, Shelley.

En revanche quand une femme selon son cœur avait su l'engager dans une de ces conversations sérieuses et animées qu'il aimait, il oubliait et l'heure, et sa propre existence.

La nuit passait et Shelley continuait à parler ardemment, bel Adonis entouré de ses prêtresses un peu haletantes. L'aube le trouvait encore discourant et, comme il était trop tard pour se coucher, une promenade dans la rosée terminait l'entretien nocturne.

—Mais que diable dites-vous toute la nuit à votre cercle de beautés? s'inquiétait Hogg, homme précis et perplexe.

—Je ne sais pas.

Harriet elle aussi se demandait ce que son mari pouvait bien dire à toutes ces femmes. Elle était proche de la délivrance et ne sortait plus guère. Shelley la laissait souvent seule. Elle se sentait assez impopulaire dans les maisons où il était favori. Chez les Godwin, elle s'était disputée avec Mrs Godwin. Chez les Boinville on l'avait d'abord trouvée charmante parce qu'elle était jolie et femme d'un poète, mais on s'était vite aperçu d'une évidente médiocrité.

XVII. COMPARAISONS

Le bébé fut une petite fille blonde aux yeux bleus. Son père la nomma Ianthe; sa mère ajouta Elisabeth; ainsi Ovide et Miss Westbrook se rencontrèrent à ce berceau. Shelley la promenait dans ses bras, en fredonnant. L'idée d'élever un être tout neuf, et qu'il allait pouvoir sauver dès l'enfance des «préjugés» lui était très agréable. Admirateur de Rousseau, il croyait que Harriet allait soigner elle-même son enfant et il se sentait prêt à veiller avec tendresse sur ces deux jolies créatures. Dans l'exaltation de ce rôle nouveau, l'odieuse Eliza était oubliée.

Mais Harriet, stylée par sa sœur, refusa de nourrir sa fille. Elle engagea une femme pour s'en occuper, «une mercenaire», en style Shelley. Elle avait là-dessus un entêtement doux, mais invincible. Un curieux changement s'était produit en elle depuis la naissance de l'enfant. Il semblait qu'elle voulût se venger de la longue inactivité de la grossesse. Ses leçons de latin, interrompues par trois semaines de lit, n'avaient pas été reprises. Elle ne désirait plus que se promener dans les rues de Londres et s'arrêter devant les étalages des modistes et des bijoutiers. Pour Shelley le plaisir trouvé à un spectacle aussi vain était scandaleux et inintelligible. Il voulait bien payer les frais de toute fantaisie «raisonnable» de sa femme, même au prix d'emprunts et de longs ennuis, mais employer l'argent, si nécessaire aux écrivains persécutés et à toutes les causes justes, en chiffons et bonnets lui paraissait honteux, et il le faisait durement sentir.

Eliza soulignait ces pensées si visibles. «Votre mari trouve de l'argent pour payer les dettes de son Godwin qui le gruge et dont la femme nous reçoit mal; il en trouve pour payer les amendes d'écrivailleurs, mais non pour habiller et coiffer sa femme. S'il juge anormal qu'une femme jeune et jolie veuille plaire, c'est un sot et un quaker. Si vous ne vous habillez pas maintenant, à dix-huit ans, quand le ferez-vous?»

Eliza recevait volontiers un officier, le major Ryan, que les Shelley avaient rencontré en Irlande et retrouvé à Londres, et qui était d'avis, lui aussi, qu'une femme aussi délicieuse que Harriet aurait eu droit à une vie plus conforme à ses goûts véritables. Elle était prête à le croire. Pour elle, ce latin, cette philosophie avaient été un grand effort. Elle l'avait fait sans souffrance parce qu'elle aimait et admirait son mari. Mais en revenant aux boutiques et aux commérages, elle rentrait dans sa vraie nature, comme il arrivait à Shelley chez les Newton. Le plaisir spontané et vif qu'elle y trouvait contrastait avec l'application un peu douloureuse qu'elle avait apportée à ses «leçons».

Shelley pensa que le séjour de Londres, par les tentations qu'il offrait, était cause de tout le mal; il eut cette idée, si naturelle aux amants qui sentent dans le couple un trouble encore obscur, d'aller revoir les lieux où leur amour a été le plus vif. La fameuse voiture de Harriet fut équipée; Shelley emprunta cinq cents livres en signant un bon de deux mille à valoir sur son héritage et, escortés par Eliza, ils allèrent en pèlerinage à Keswick et à Édimbourg.

La vie animée et changeante du voyage fit oublier bien des choses et ils revinrent à Londres plus heureux, mais à peine y furent-ils rentrés que le dissentiment redevint évident; Harriet et Eliza exigèrent un joli appartement, une vie élégante, des toilettes, des relations flatteuses. Shelley, plus encore que toutes ces choses, détestait l'idée que sa femme pût les souhaiter. De fugitifs éclairs de mépris traversaient son amour encore vif.

Hogg vint les voir; il trouva Harriet tout à fait remise de ses couches, plus jolie et plus rose que jamais. Mais elle ne s'offrit plus à lui lire les sagas conseils d'Idoménée; elle le pria de l'accompagner chez la modiste à la mode. Là elle disparut, laissant Hogg sur le trottoir. Il trouva qu'elle était devenue ennuyeuse et, comme un homme a peu d'indulgence pour la femme qui l'a repoussé, il le laissa comprendre à Shelley qui lui-même cacha mal un peu d'impatience. Le ménage Shelley en arrivait au dangereux stade des confidences aux tiers.

* * *

Quand Mme de Boinville invita Shelley et Hogg à venir passer quelques jours chez elle à la campagne, ils acceptèrent avec joie. Ils y trouvèrent sa fille Cornélia, jolie femme mélancolique et cultivée, et sa sœur Mrs Newton. Shelley retrouva aussitôt les délicieuses impressions que lui avaient laissées les soirées de jadis. Il appelait Mme de Boinville Meïmouné, parce que, comme celui de l'héroïne de son poème favori,

Son visage était d'une demoiselle,
Bien que ses cheveux fussent gris.

La belle Cornélia leur donnait des leçons d'italien et Mme de Boinville exposait de sa voix pure l'indulgente doctrine des philosophes français.

«Jouis et fais jouir, sans faire de mal à personne, voilà toute la morale»; ce mot de Chamfort, thème favori de Mme de Boinville, aurait dû indigner Shelley. La pauvre Harriet elle-même n'avait jamais rien dit d'aussi contraire à la vertu. Mais elle l'eût dit beaucoup moins bien.

À Bracknell le badinage même paraissait agréable à Shelley parce que les moindres jeux y étaient imprégnés de pensée. Cornélia avait l'habitude de lire et souvent d'apprendre par cœur chaque matin à son réveil un sonnet de Pétrarque. Ce sonnet, elle le méditait et s'en nourrissait tout le jour. En lui disant bonjour, Hogg et Shelley lui demandaient quel était le sonnet du matin. Parfois le poème était trop touchant pour qu'elle pût supporter de s'entendre le dire: alors elle ouvrait le petit Pétrarque de poche qu'elle avait toujours avec elle et montrait du doigt le passage.

Puis, en se promenant entre les deux jeunes gens dans les allées, elle commentait le texte amoureux avec éloquence et simplicité.

—Il est bon, leur disait-elle, de commencer ainsi la journée par une dose de tendresse qui parfume les actions jusqu'au soir.

Ces promenades, ces discussions sur les seuls sujets qui lui parussent réels et importants, cette maison à la fois riche et simple dont la perfection le charmait sans que le luxe le choquât, tout faisait de Bracknell pour Shelley un lieu de repos et de détente. Harriet y fut invitée; Mme de Boinville la reçut avec bonté et condescendance. «C'est une très jolie petite personne, dit-elle à Hogg; elle me paraît un peu frivole pour notre cher et délicieux stoïque, mais n'a-t-elle pas dix-huit ans?»

Malheureusement Harriet sentit très bien qu'on ne la traitait pas tout à fait en égale; elle vit que Shelley prenait plus de plaisir à lire Pétrarque avec Cornélia, qu'à discuter avec sa femme les moyens d'augmenter leur train de vie; et par réaction contre un milieu qu'elle sentait confusément hostile sous un masque de bienveillance, elle se montra railleuse et insensible. Aux moments solennels où la compagnie parlait d'affranchissement et de vertu, Shelley la vit échanger des sourires moqueurs avec Hogg, et avec Peacock, nouvel ami sceptique qu'ils avaient découvert depuis peu.

Il supportait l'ironie de Hogg; celle de sa femme l'irritait. L'esprit de Hogg était un univers différent du sien, et qu'il admettait différent. Mais l'esprit de Harriet était son œuvre; il l'avait formée, dressée, cultivée; il s'était habitué à ce qu'elle fût un écho. En découvrant tout à coup que cet autre lui-même s'était détaché de lui, et parfois souriait en l'écoutant, il se sentit affreusement triste.

Rien ne donne plus de sottise apparente que la jalousie inavouée. Au lieu d'attaquer franchement l'adversaire, ce qui aurait du naturel et serait sans doute assez touchant, on en vient alors à critiquer avec aigreur des paroles inoffensives, des actions banales et l'on donne maladroitement un air d'insupportable mesquinerie à ce qui est en vérité un sentiment vif et légitime. Harriet trouvait tout mal à Bracknell parce qu'elle était justement jalouse de Cornélia Turner. MaisShelley, qui attribuait son air moqueur, ses pointes vulgaires, à une incroyable puérilité, lui fit voir une froideur assez méprisante.

Aussitôt par orgueil, elle accentua son attitude. «Eliza a raison, pensait-elle, il est égoïste et se croit admirable... Parce qu'il aime cette vie retirée, ces discussions inutiles et ces poèmes indiens, il voudrait me les imposer... Mais de quel droit m'interdit il d'avoir mes goûts personnels?... En quoi la vie d'une Cornélia lisant Pétrarque est-elle plus estimable que la mienne?... Ces femmes qu'il admire tant sont moins jeunes et moins jolies que moi... Il me regretterait vite...»

Elle annonça l'intention d'aller rejoindre Eliza à Londres. On n'insista pas pour la retenir plus que là politesse ne l'exigeait: «Le pauvre Shelley, pensaient les dames Boinville (comme jadis les demoiselles Godwin), le pauvre Shelley n'a pas la femme qu'il lui faudrait.»

Elle prit donc l'habitude de le laisser à Bracknell et de faire à Londres avec Eliza des séjours assez longs. Bientôt des amis obligeants apprirent à Shelley qu'on la voyait beaucoup avec le major Ryan.

Pour la première fois depuis son mariage, l'idée de l'infidélité lui apparut comme pouvant être associée à celle de son ménage. C'était un sujet qu'il avait toujours traité avec un grand mépris, dans l'abstrait. En y pensant brusquement avec Harriet et lui comme personnages possibles, il ressentit la plus violente douleur qu'il eût encore connue.

La raison lui disait qu'il aurait dû être heureux de se trouver débarrassé d'une femme médiocre. S'il éprouvait alors de l'amour, n'était-ce pas bien plutôt pour la délicieuse Cornélia Turner que pour Harriet, dont la vulgarité rancunière l'avait, tant irrité à Bracknell? Et s'il ne l'aimait plus, la rupture n'était-elle pas la plus simple des solutions? N'avait-il pas toujours enseigné que le jour où l'amour s'éteint, chacun des époux doit reprendre sa liberté? Mais c'était en vain qu'il se répétait ces raisonnements si véritables. Il découvrait avec stupeur que Harriet Westbrook et Percy Shelley n'étaient plus deux êtres isolés et libres. Il semblait que les souvenirs, les caresses, les souffrances, les eussent enveloppés d'un invisible et charnel réseau qui résistait douloureusement à leurs efforts pour s'en dégager.

Il accourut à Londres décidé à s'excuser, à s'accuser. Mais il trouva Harriet raidie dans une attitude dure, ironique, qui rendait impossible toute conversation profonde. Un tel changement était incompréhensible.

Cette enfant si douce, si soumise trois mois plus tôt, était devenue sèche et hautaine. Par courts moments Shelley croyait deviner sous la dure enveloppe d'orgueil une fugitive image de l'ancienne Harriet, mais s'il essayait alors une phrase plus tendre, il ne rencontrait plus que la froide cuirasse.

Errant au hasard en de longues courses dans Londres: «Que j'ai été fou, pensait-il... Je me suis uni à tout jamais avec une femme qui ne m'aime pas, qui ne m'a jamais aimé... Il est clair maintenant qu'elle ne m'a épousé que pour ma fortune et mon titre... Elle voit ses espoirs déçus et elle me fait payer sa déconvenue...» Et il se répétait avec dégoût: «Un cœur comme un bloc de glace... comme un bloc de glace.»

Peut-être, s'il avait été seul avec elle, aurait-il réussi à la retrouver, mais Eliza était entre eux, hostile, pincée, formidable, et le galant major Ryan se tenait dans la coulisse, toujours prêt à compatir aux injustices d'un mari doctrinaire.

Après quelques jours de lutte, l'ardeur de Shelley tomba brusquement. Il était capable d'accès de vigueur morale où rien ne lui était impossible. Mais de même que jadis, à Oxford, il tombait après ses promenades dans une invincible torpeur, sa volonté nerveuse semblait comme une flamme mourante qui jette un éclat prodigieux, puis aussitôt disparaît.

Quand il vit que Harriet restait insensible, il abandonna tout espoir de sauver les débris de son ménage et s'annonça à Bracknell pour un séjour d'un mois, sans elle. Il savait, à n'en pouvoir douter, qu'après une aussi longue absence, il la retrouverait complètement gâtée par son abominable entourage. Il savait qu'au charmant intermède de Bracknell allait succéder une catastrophe, mais il se sentait trop las pour continuer la lutte.

«Je ne suis plus, disait-il, qu'un insecte qui se réchauffe un peu en jouant dans un rayon de soleil; le prochain nuage me replongera pour toujours dans l'enfer et dans le froid.» Et il récitait mélancoliquement la strophe de Burns:

Le bonheur ressemble à ces fleurs des champs
Que la main qui les cueille, tue.
Ou bien à la neige sur les étangs
Blanche un moment, puis disparue.

Il lui semblait que dans les cristallines demeures de sa pensée, Harriet, sa fille, Eliza, étaient tombées comme des blocs de matière vivante et rebelle. En vain, de toutes les forces de sa logique il essayait de les en arracher: la pesante réalité brisait ses armes légères.

XVIII. SECONDE INCARNATION DE LA DÉESSE

Il y avait des jours où Shelley, en pensant au joli et puéril visage de sa femme de dix-huit ans, croyait qu'il serait encore possible de tout oublier et de tout réparer. En un poème mélancolique il essaya de lui dire combien il était dur pour qui avait vécu dans le chaud soleil de ses yeux de ne plus trouver que son glacial mépris. En fut-elle touchée? Il ne le sut pas; elle s'enfermait de plus en plus dans un hostile mystère. Il l'avait abandonnée plusieurs fois; par représailles sans doute, au moment où il revint à Londres, elle partit à son tour pour Bath avec sa fille.

Il était nécessaire que Shelley fît un séjour en ville. Sa majorité était arrivée sans avancer ses affaires. Son avoué lui faisait craindre un procès de famille pour lui retirer son majorat. Bien que chargé de dettes, il s'obstinait à vouloir en délivrer les autres. La maison d'éditions enfantines créée par Godwin sombrait et le spectacle de ce vieux combattant du droit, diminué et attristé par des besoins d'argent, était pénible pour son disciple. Mais il fallait trois mille livres sterling pour le sauver; c'était une grosse somme.

Depuis qu'il était question de ce plan de sauvetage, Godwin s'était repris d'un intérêt très vif pour Shelley, et comme celui-ci était «garçon» à Londres, sa «belle moitié» étant en villégiature de durée indéterminée, il fut invité à venir tous les soirs dîner à Skinner Street.

Il accepta d'autant plus volontiers qu'il avait grand plaisir à revoir les jeunes filles; Godwin annonça qu'il en trouverait une de plus. Mary, enfin revenue d'Écosse. Il fit d'elle un beau portrait: dix-sept ans, un esprit vif, actif, un grand désir de savoir, une persévérance invincible. Déjà Fanny et Jane l'avaient décrite comme aussi intelligente que belle; sa mère Mary Wollstonecraft inspirait à Shelley une grande admiration. Il se sentit tout ému en pensant qu'il allait rencontrer cette inconnue.

Il avait besoin, pour être heureux, d'incarner dans un beau visage les Forces mystérieuses et bienveillantes qu'il croyait éparses dans l'Univers; l'amour était pour lui une admiration passionnée, un acte de foi total, un mélange exquis et parfait du sensuel et de l'intellectuel.

Si Mary n'était pas venue ou si elle l'avait déçu, sans doute ce sentiment qui voltigeait, hésitant, autour de Shelley malheureux, se fût posé sur Fanny, peut-être sur Jane, mais Mary fut celle qu'il attendait.

Le visage était pur, fin et pâle, les cheveux blondis lissés en bandeaux, le front élevé, les yeux couleur de noisette, graves et doux. Un air d'intelligence douloureuse, de courage, de fierté inspira aussitôt à Shelley le même enthousiasme que lui donnait la lecture d'Homère ou de Plutarque. Il lui semblait trouver quelque chose d'héroïque en cette enfant délicate, et le mélange de l'héroïque et du féminin était ce qui le touchait le plus au monde.

«Que de sérieux et de sensibilité», pensait-il en écoutant avec ravissement cette voix jeune. Une fille belle et pensive, à cet âge délicieux où elles unissent encore à la grâce de la femme l'ardente curiosité intellectuelle d'un éphèbe, avait toujours été à ses yeux l'œuvre d'art la plus exquise. Il désirait aussitôt passer un bras fraternel autour de ces épaules si frêles et faire briller ces yeux avides par la surprenante chevauchée d'une aérienne métaphysique. Harriet Westbrook avait imparfaitement réalisé cet idéal. Un instant il avait pu espérer trouver chez elle ce charmant alliage de beauté et de raison qu'il aurait pu tant aimer. Mais Harriet n'avait pu passer la difficile épreuve du temps. Elle manquait au fond de sérieux; alors même qu'elle feignait de s'intéresser aux idées, son indifférence était révélée par le vide de son regard. Surtout, elle était coquette, frivole, habile aux petits manèges des femmes et cela seul eût suffi à glacer Shelley.

Cette Mary aux yeux noisette était fine et rigide comme une épée. Élevée par l'auteur de «Political Justice», son esprit paraissait libéré de toute superstition féminine et la netteté un peu aiguë de sa voix en soulignait délicieusement l'élégante précision. Chaque soir en dînant dans la petite maison de Skinner Street, Shelley passait les heures à contempler Mary. Il avait l'air d'écouter Godwin qui exposait l'état regrettable de ses affaires et discutait le budget de l'Angleterre ou les lois sur la presse, mais ses yeux s'échappaient sans cesse.

Elle aussi était toute prête à l'aimer. La préparation romanesque avait été faite par ses sœurs qui, depuis un mois, dans toutes leurs lettres, ne parlaient que de leur beau poète. Mais les descriptions que l'on faisait de Shelley se trouvaient toujours inférieures à la réalité.

Elle vit tout de suite qu'elle l'intéressait. Bien qu'il ne se plaignît jamais, elle le sentait triste. Un soir, comme ils étaient seuls dans la chambre où se trouvait le portrait de Mary Wollstonecraft, elle lui parla de ses propres chagrins. Elle adorait son père, mais haïssait Mrs Godwin. À cause d'elle la maison de Skinner Street lui était devenue odieuse. Le seul lieu au monde où elle se sentit un peu protégée était la tombe de sa mère. C'était là que tous les jours elle allait lire et méditer. Shelley, très ému, lui demanda la permission de l'y accompagner.

Ainsi après cinq ans il se retrouvait assis dans un cimetière à côté d'une vierge sérieuse et passionnée. Une fois de plus le Divin se faisait femme. Mais hélas! Shelley n'était plus libre. Il se sentait attiré vers elle par une force toute-puissante. Il désirait prendre cette main, cette bouche à l'arc fin et parfait; il pensait qu'elle le désirait comme lui, et leurs yeux devaient se détourner. Que pouvait-il offrir? Il était marié. Sans doute le mariage n'est qu'une convention et, n'aimant plus, il était affranchi. Il n'avait jamais promis à Harriet autre chose; d'ailleurs il la croyait la maîtresse du major Ryan et n'avait pas de scrupules envers elle. Mais son mariage étant légalement indissoluble, que pouvait-il donner à Mary? Pouvait-il accepter pour elle cette existence de réprouvée qu'il n'avait pas osé imposer jadis à sa première amante?

Pourtant un amour partagé, fût-il sans espoir, valait mieux encore que le doute et la solitude morale. Il décida de dire à Mary la vérité sur son ménage. L'amour conjugal même mourant se défend longtemps contre les coups du monde par une cuirasse de silence, mais un moment vient où l'homme trouve une joie douloureuse à exposer ses blessures. Shelley décrivit Harriet comme il la voyait maintenant et par une involontaire transposition donna à sa déception des motifs d'ordre spirituel. Il avait besoin d'une compagne qui sentît la poésie et comprît la philosophie; Harriet ne pouvait faire ni l'un ni l'autre. Il trouvait un amer plaisir à déprécier ce qu'il avait perdu.

Il donna à Mary un exemplaire de Queen Mab. Le volume était dédié à Harriet «inspiratrice de ces chants». En-dessous de la dédicace imprimée, il écrivit: «Le comte Slobendorf était sur le point d'épouser une femme qui, attirée par sa seule fortune, prouva son égoïsme en l'abandonnant en prison.» Mary, rentrée dans sa chambre, ajouta: «Ce livre est sacré pour moi; aucune autre créature que moi ne l'ouvrira, afin que j'y puisse écrire ce qui me plaira. Mais qu'y écrirai-je? Que j'aime l'auteur au-delà de toute expression et que tout me sépare de lui, mon plus cher et mon seul amour. Par cet amour que nous nous sommes promis, je rie puis être à vous, je ne puis être à un autre, mais je suis à toi, exclusivement à toi...

Par le baiser muet, le regard invisible,
Le sourire aux autres caché...

Je me suis vouée à toi et le don est sacré...»

Ces regards que nul autre ne voit, ces sourires que nul ne comprend, Godwin les avait cependant vus et compris. L'intrigue de sa fille avec un homme marié lui parut inquiétante. Il lui montra le danger et la pria de cesser de voir Shelley. Il écrivit à Shelley dans le même sens, lui conseilla de se réconcilier avec sa femme et lui demanda de ne pas venir à Skinner Street jusqu'à ce que les passions se fussent apaisées.

Cette interdiction, pourtant bienveillante, déclencha des événements qui sans elle se seraient peut-être fait attendre plus longtemps. Shelley, passionnément épris de Mary et privé d'elle, décida d'en finir. Il n'avait aucun remords à l'égard de Harriet que malgré les affirmations de Peacock et de Hogg, témoins impartiaux, il persistait à croire coupable: «Un seul sujet l'intéresse, pensait-il: l'argent... j'assurerai son sort à ce point de vue et elle sera très heureuse de retrouver sa liberté.» Il la convoqua à Londrès pour l'informer de ses intentions. Elle vint; elle était enceinte de quatre mois et fort souffrante. Quand son mari lui annonça, avec calme et bonté, qu'il avait décidé de continuer sa vie sans elle et de fuir avec une autre, mais que d'ailleurs il restait le plus bienveillant de ses amis, elle tomba gravement malade.

Shelley la soigna avec un dévouement qui la rendit plus malheureuse encore; dès qu'elle alla mieux, il reprit l'inflexible cours de ses raisonnements: «L'union des sexes est sacrée aussi longtemps qu'elle contribue au bonheur des conjoints et elle est naturellement dissoute dès que les maux l'emportent sur les bienfaits. La constance n'a rien de vertueux en elle-même; elle participe même du vice dans la mesure où elle tolère des défauts souvent considérables dans l'objet de son choix...»

Quand il tendait ainsi autour d'elle ses réseaux transparents et infranchissables, Harriet se sentait perdue. Comme jadis, quand elle avait voulu défendre contre lui ses croyances religieuses, elle se voyait aussitôt débordée de tous côtés. Elle savait qu'une réponse eût été possible, que cette immense douleur, cette angoisse, ce mélange d'amour et d'horreur, tout cela cherchait une expression et aurait pu la trouver si elle avait eu l'esprit plus clair; mais elle ne découvrait pas ce qu'il aurait fallu dire. Elle rêvait qu'elle se débattait au milieu d'invisibles murailles.

Pour se soulager elle s'abandonnait à de terribles fureurs contre Mary. C'était elle qui avait tout machiné, qui avait détaché Shelley de sa femme, spéculé sur son amour du romanesque pour l'entraîner à ces rendez-vous sur une tombe, si bien adaptés à sa nature. Elle avait joué honteusement de la mémoire de sa mère.

Mary de son côté pensait à Harriet sans aucune pitié. Elle s'était faite d'elle une image odieuse. Une femme qui, ayant le bonheur d'avoir épousé Shelley, avait été incapable de le rendre heureux ne pouvait être qu'égoïste, futile et médiocre. Elle savait que Shelley traiterait sa femme généreusement, qu'il préparait une donation en sa faveur, qu'il donnerait l'ordre à son banquier de payer à Harriet la plus grande partie de sa pension, cela rassurait sa conscience. «Elle aura l'argent, elle sera très contente», disait-elle avec mépris.

Shelley était nerveux et agité. Une sorte d'insurrection sentimentale soulevait en lui les uns contre les autres des sentiments contradictoires. Quand il voyait Harriet tomber dans des accès de désespoir touchants et maladroits, il ne pouvait oublier un passé qui avait été charmant. Dès qu'il retrouvait Mary, il adorait cette grâce sérieuse. Pour s'assurer quelques heures de calme, il se mit à prendre du laudanum en doses de plus en plus fortes. Il montra la bouteille à son ami Peacock et lui dit: «Je ne m'en sépare plus jamais.» Il ajouta: «Je me répète sans cesse ces vers que vous avez traduits de Sophocle.

N'être point né, cela c'est gagner la partie.
Mais une fois paru au jour, la meilleure chose, de beaucoup,
Est de retourner là d'où l'on est venu, au plus vite.»


DEUXIEME PARTIE

I. UN TOUR DE SIX SEMAINES

La chaise de poste était commandée pour quatre heures du matin; Shelley veilla toute la nuit devant la maison des Godwin. Enfin, il vit pâlir les étoiles et les lampes. Mary, en costume de voyage, entr'ouvrit la porte sans bruit. Jane Clairmont qui, au dernier moment, avait décidé de partir avec sa sœur, parlait à voix basse des bagages avec une officieuse activité.

Le long voyage en voiture fatigua beaucoup Mary, mais Shelley n'osait faire arrêter, craignant que Godwin ne les poursuivît. Enfin, vers quatre heures du soir, ils arrivèrent à Douvres, où, après de difficiles négociations avec les douaniers et les marins, ils trouvèrent un petit bateau qui consentit à les mener à Calais.

Le soir était beau; les grandes falaises blanches diminuèrent lentement; les fugitifs se virent sauvés. Bientôt la brise se leva, et s'enfla vite en vent violent. Mary, très malade, passa la nuit étendue sur les genoux de Shelley qui, épuisé lui-même, la soutenait de son mieux. La lune descendit lentement sur l'horizon, puis, dans la totale obscurité, un orage éclata dont les éclairs frappaient à coups rapides la mer noire et gonflée. Enfin, le jour parut, l'orage s'éloigna, le vent mollit et le large soleil se leva sur la France.

Dans les rues de Calais, la gaie agitation du port, le langage étranger, les costumes pittoresques des pêcheurs et des femmes secouèrent la torpeur de Mary. Ils passèrent la journée à l'auberge, car il fallait attendre les bagages que devait apporter la malle de Douvres; celle-ci amena, avec eux, Mrs Godwin et ses lunettes vertes. La grosse dame espérait au moins persuader Jane de rentrer à Skinner Street, mais l'éloquence de Shelley l'emporta et Mrs Godwin repartit seule. À six heures du soir, les voyageurs quittèrent Calais pour Boulogne dans un cabriolet à trois chevaux.

* * *

Leur plan était de gagner la Suisse, mais dès Paris leur bourse fut vide. Ils avaient une lettre pour un homme d'affaires français, Tavernier, qui devait leur procurer de l'argent. Ils l'invitèrent à venir prendre le breakfast à l'hôtel, et le jugèrent un parfait idiot, car il semblait avoir quelque peine à comprendre l'absolue nécessité de ce voyage de deux fillettes avec un grand jeune homme exalté.

Shelley dut mettre en gage sa montré et sa chaîne; il en obtint huit napoléons. C'était de quoi manger pendant quinze jours, et, l'esprit tranquille, ils commencèrent à explorer les boulevards, le Louvre, Notre-Dame. Bientôt ils préférèrent rester à l'hôtel et relire ensemble les œuvres de Mary Wollstonecraft et les poèmes de Byron.

Au bout d'une semaine, Tavernier, brave homme au fond, accepta de leur prêter douze cents francs. C'était trop peu pour faire le voyage et diligence, mais ils se décidèrent de partir à pied, et d'acheter un âne pour Mary. Shelley alla à la foire aux bestiaux et revint à l'hôtel avec un minuscule baudet; le lendemain matin, un fiacre le conduisit, avec sa femme et sa belle-sœur, à la barrière de Charenton, l'âne trottant derrière là voiture.

En 1814, les routes de France étaient peu sûres. Les armées venaient d'être dispersées; des bandes de soldats maraudeurs détroussaient les voyageurs. Les travailleurs des champs regardaient avec surprise cette caravane de deux jolies filles en robes de soie noire, d'un adolescent aux cheveux bouclés et d'un âne petit jusqu'au ridicule.

Au bout de quelques kilomètres, l'âne se montra si fatigué que, pour terminer l'étape, Shelley et Jane durent le porter. Dans le village où ils couchèrent, ils le vendirent à un paysan et achetèrent une mule pour le remplacer.

Toute cette contrée était désolée par la guerre, les villages à demi détruits, les maisons souvent sans toit, les poutres noircies par le feu; quand on demandait du lait à un fermier, il maudissait les Cosaques qui avaient emmené ses vaches.

Dans les misérables auberges, les lits étaient si sales que Mary et Jane n'osaient se coucher; d'énormes rats les frôlaient dans l'obscurité. Ils prirent l'habitude de passer la nuit assis dans les cuisines des fermes. Le grand fourneau allumé alourdissait l'atmosphère; des pleurs d'enfant, des craquements de vieux bois se mêlaient aux vagues rêveries du demi-sommeil; Mary se demandait anxieusement si son père ne souffrait pas trop de sa fuite; Shelley se préoccupait du sort de Harriet.

De Troyes, il écrivit une longue lettre pour lui demander de venir les rejoindre en Suisse. Elle habiterait près d'eux et là au moins serait certaine de trouver un ami sans égoïsme. Il lui donnait, avec beaucoup de naturel, des nouvelles de la santé de Mary; cette franchise lui paraissait toute simple et il ne doutait pas de la prochaine arrivée de sa femme. Peut-être le «monde» jugerait-il immorale cette vie commune, mais qu'importait l'opinion du monde? Ne valait-il pas mieux obéir à la pitié, à la tendresse qu'à des préjugés sans base rationnelle? Harriet ne répondit pas.

Par Pontarlier et Neufchâtel, ils gagnèrent le Lac des Quatre-Cantons. Le désir de Shelley était de se fixer à Brunnen près de la Chapelle de Guillaume Tell, défenseur de la liberté. Dans le seul bâtiment libre de l'endroit, un vieux château désert et délabré, ils louèrent deux chambres pour six mois, achetèrent des lits, des chaises, des armoires, un poêle. Le curé et le médecin du village vinrent rendre visite aux nouveaux résidents; Shelley commença le jour même un grand roman «Les Assassins»; c'était l'installation définitive.

Cependant, le poêle neuf ne tirait pas et Shelley, maladroit de ses mains, essayait en vain de le faire marcher. La chambre était glacée, pleine de fumée. Au dehors, la pluie fouettait les vitres. Les trois enfants exilés se trouvèrent bien seuls. Ils parlèrent des maisons anglaises, confortables et amicales; du thé anglais, chaud et parfumé; du ciel anglais, embrumé et doux; des hommes anglais, froids et bienveillants, qui parlaient leur langue et savaient prononcer leurs noms: des usuriers anglais, âpres mais encore obligeants. Shelley compta la bourse commune; il ne leur restait que vingt-huit livres. En tous trois montait un désir puissant que Shelley exprima enfin: «Rentrer!»

Dès que le mot fût dit, la décision fut prise et ils se sentirent très joyeux: «C'est comique, dit Jane, de penser que nous quittons au bout de quarante-huit heures des chambres louées pour six mois et meublées à nos frais. Quand j'ai vu s'éloigner les rochers de Douvres, j'ai pensé ne jamais les revoir, et maintenant... » Ceci se passait à minuit. Le lendemain matin, par une pluie battante, un bateau les emporta vers Lucerne; le curé de Brunnen fut bien surpris quand il apprit leur départ.

De Lucerne ils gagnèrent par le coche d'eau, Bâle, puis Cologne. Il faisait beau. Le soir, sous les étoiles, les bateliers chantaient des lieds sentimentaux. Shelley travaillait aux «Assassins»; Mary et Jane, de leur côté, avaient chacune commencé un roman: et les collines couronnées de ruines leur fournissaient mille décors parfais pour les aventures de héros romantiques. Puis la diligence hollandaise les emporta à travers un paysage confortable et calme de canaux, de moulins et de maisons de bois; quand ils arrivèrent à Rotterdam, ils trouvèrent leur bourse parfaitement vide. Un capitaine, après de longues discussions, consentit à les prendre à bord. La mer était aussi mauvaise que le jour de leur départ. Pendant tout le voyage, Shelley discuta avec un passager aux idées arrières la question de l'esclavage; Mary et Jane l'appuyèrent ardemment. Elles ignoraient tout à fait comment elles mangeraient le lendemain, mais elles savaient que Percy était un génie et que l'homme est perfectible.

II. LES PARIAS

En arrivant à Londres, Shelley ne put payer le cab qui transportait ses bagages. Avec Mary, Jane, les valises, il se fit conduire chez son banquier qui lui apprit que Harriet avait prélevé le solde du compte. Cette nouvelle provoqua la grande indignation des deux femmes. La seule manière possible de sortir de l'aventure sans finir au poste de police était d'aller voir Harriet plier même; Shelley avait son adresse et la donna au cocher.

Harriet crut d'abord que son mari revenait et fut à son tour bien indignée quand elle sut que sa rivale attendait à la porte. Pourtant elle prêta quelques livres, et les trois voyageurs purent aller se loger en de pauvres chambres meublées.

La situation était mauvaise. Les Godwin refusaient absolument de recevoir les fugitifs. Shelley plaida qu'il avait appliqué les principes de «Political Justice»; cela ne fit qu'irriter davantage l'auteur de ce traité. «Political Justice» était à ses yeux un livre théorique, dont les principes eussent pu être excellents dans un pays d'Utopie (et encore y avait-il longtemps qu'il l'avait écrit), mais à Londres, au milieu d'une société impitoyable et dans sa propre maison à lui, Godwin, avec sa fille unique, l'exposer à l'ironie de ses amis, et plus encore par cette perversion de ses principes... Non, il ne pardonnerait jamais.

Cependant Shelley avait jadis emprunté de très grosses sommes pour les prêter au père de Mary et les huissiers, dès qu'ils avaient appris son retour, avaient commencé à le poursuivre. Godwin, non seulement ne pouvait pas les rembourser, mais avait de nouveaux besoins. Ces questions d'argent le contraignaient, bien malgré lui, à correspondre encore avec un jeune homme dépravé et perfide. Sa conscience en souffrait beaucoup et il le disait dans chaque lettre.

Cette hypocrisie d'un homme qu'ils avaient tant admiré, attristait Mary et Shelley: «Oh! philosophie!» disaient-ils en soupirant. Quant à Mrs Godwin elle leur reprochait surtout d'avoir perverti sa propre fille Jane, et elle interdit à la douce Fanny de leur rendre visite. Elle-même vint une fois voir sa fille, mais rencontrant Shelley dans l'escalier, elle détourna la tête.

Avec Harriet les relations étaient tantôt faciles, tantôt difficiles suivant les sautes de son humeur. Elle ne manquait de rien, ayant encore un peu de l'argent de Shelley et recevant d'ailleurs une pension du vieux cafetier, mais elle était enceinte, et très malheureuse. Elle passait ses journées à raconter naïvement son histoire aux commères du voisinage ou à écrire à son amie Catherine Nugent, la couturière de Dublin, en petites phrases d'écolière: «Tout âge a ses soucis. Dieu sait que j'ai les miens. La petite Ianthe va bien. Elle a quatorze mois, et six dents. Je ne sais pas ce que j'aurais fait sans ce cher bébé et sans ma sœur. Le monde est un milieu de douloureuses épreuves pour nous tous. Je ne pensais guère avoir à passer par où j'ai passé. Mais le temps cicatrise les plus profondes blessures et, pour ma douce enfant, j'espère vivre bien des années. Écrivez-moi souvent. Dites-moi comment vous allez. Ne vous découragez pas, bien que je ne voie rien à espérer quand tout ce qui était vertueux devient vicieux et dépravé. C'est comme cela. Rien n'est certain en ce monde. Je suppose qu'il y en a un autre où ceux qui ont trop souffert dans celui-ci seront heureux. Dites-moi ce que vous en pensez. Ma sœur est avec moi, je voudrais que vous la connaissiez comme je la connais. Elle est digne de votre amitié. Adieu chère amie.»

Parfois elle espérait. Ses amies lui disaient que les amourettes durent peu et que son mari reviendrait; alors elle était gaie et écrivait à Shelley amicalement. Elle croyait que Mary avait fait tout le mal, qu'elle avait séduit Shelley en lui racontant d'extravagantes histoires, qu'au fond il était bon et ne l'abandonnerait pas avec deux enfants.

Parfois, au contraire, elle avait des crises de tristesse et de rage. Alors elle essayait de rendre plus difficile la vie du couple détesté; elle faisait des dettes et envoyait les créanciers chez Shelley; elle racontait qu'il vivait en promiscuité avec les deux filles de Godwin; elle allait voir les créanciers de Godwin pour les exciter à être impitoyables, et Mary, qui ne l'avait jamais vue, disait en soupirant: «L'affreuse femme!»

Un jour de novembre, Harriet eut un malaise et se crut très malade. Son premier mouvement, quand elle souffrait, était de faire appel à son mari; elle envoya chercher Shelley pendant la nuit; il accourut. Il voulait rester, sans se transformer à nouveau en amant, le plus dévoué de ses amis. Harriet ne comprenait pas la nuance et dès qu'il était empressé, devenait tendre. Alors il la repoussait avec une douce fermeté.

À la fin du mois de novembre, elle accoucha d'un garçon de huit mois. Cette naissance n'amena aucune réconciliation; Shelley n'était pas sûr que l'enfant fût de lui.

Avec Mary, en dépit de leurs malheurs, il était délicieusement heureux. Ils avaient les mêmes goûts et considéraient tous deux la vie comme une Université prolongée jusqu'à la vieillesse. Ils lisaient les mêmes livres, souvent à haute voix. Elle l'accompagnait dans ses démarches chez les avoués et les huissiers. Quand, au bord de la Serpentine, il s'amusait, comme jadis à Oxford, à lancer des barques de papier, Mary, assise à côté de lui, construisait la flotte avec ardeur.

Elle s'était mise, sous sa direction, à apprendre le latin et même le grec. Beaucoup plus cultivée que Harriet, elle ne voyait pas dans ces études, comme la première Mrs Shelley, un jeu plutôt ennuyeux, mais un enrichissement de ses plaisirs. Le plus grand charme de la culture littéraire, c'est qu'elle humanise l'amour. Catulle, Théocrite, Pétrarque s'unissaient pour rendre leurs baisers plus exquis. Shelley, en voyant travailler sa nouvelle compagne, admirait la force de son esprit et la jugeait, avec joie, très supérieure à lui-même.

Le seul nuage léger était la présence de Jane, ou plutôt de Claire, car ayant décidé que son nom était laid, elle en avait imposé un nouveau qu'elle jugeait plus romantique. Elle était brillante, charmante, mais nerveuse jusqu'à la maladie et d'une redoutable susceptibilité. Rien n'était plus dangereux pour ses nerfs que la vie avec un couple jeune et amoureux. Elle avait pour Shelley une admiration passionnée qu'elle montrait un peu trop vivement. Mary s'en plaignait, mais Shelley ne trouvait ce sentiment ni désagréable, ni choquant.

Il avait horreur de la solitude; quand Mary, qui attendait un enfant, dut renoncer à se promener à pied, à se coucher tard, il emmena Claire chez les avoués, chez les huissiers, au bord de la Serpentine, et chaque jour la pria de veiller avec lui. Il lui parlait de Harriet, de Miss Hitchener, de ses sœurs. Il adorait les confidences, les longues analyses de pensée, et la sincérité totale lui paraissait plus facile avec Claire parce qu'elle n'était pas sa maîtresse. Bientôt Mary laissa voir son impatience, et pendant tout un jour Claire, froissée des reproches de sa sœur, demeura silencieuse et sombre.

Le soir, Mary étant montée, Shelley entreprit de calmer Claire. Doucement, adroitement, patiemment, il expliqua jusqu'à minuit les sentiments un peu compliqués de leur petit groupe. Sa gentille bienveillance fut telle que Claire cessa de bouder.

—J'ai tant souffert, dit-elle.

—Souffrances imaginaires, ma pauvre Claire; vous interprétez des gestes et des phrases auxquels Mary n'attache aucune importance.

—J'ai souffert tout de même, mais j'aime les êtres bons, qui expliquent les choses.

Il alla rejoindre Mary et lui raconta la conversation. Au-dessus de leur chambre ils entendirent Claire parler et marcher dans son sommeil. Bientôt elle redescendit; elle était trop nerveuse et ne pouvait rester seule; Mary la prit dans son lit et Shelley alla se coucher en haut.

Cette petite scène se répéta souvent avec de légères variantes. La nervosité de Claire gagnait Shelley. Ayant parlé de fantômes et d'apparitions pendant une partie de la nuit, ils finissaient par s'effrayer l'un l'autre.

—Qu'avez-vous, Claire? disait Shelley. Vous êtes toute verte... Vos yeux... ne me regardez pas de cette façon.

—Et vous aussi, vous êtes étrange... L'air est pesant, chargé de monstres... Ne restons pas ici.

Ils se disaient bonsoir, gagnaient leurs chambres et presque aussitôt Shelley et Mary entendaient un grand cri: un corps roulait dans l'escalier, et Claire, le visage décomposé, racontait que son oreiller avait quitté son lit comme poussé par une main invisible. Shelley l'écoutait avec un intérêt terrifié, et Mary haussait les épaules. Elle aurait bien voulu que cette folle s'en allât.

* * *

Les parias recevaient peu d'amis. Le groupe Boinville-Newton, en dépit de sa libre philosophie française, avait montré beaucoup de froideur quand Shelley leur avait annoncé sa vie nouvelle. Là comme chez Godwin, les actions s'accordaient bien mal, avec les discours et l'indulgence théorique s'alliait, sans qu'on sût pourquoi, à la sévérité pratique. Au contraire, les sceptiques Hogg et Peacock étaient venus dès le premier appel. Ils avaient cru à l'innocence de Harriet et n'approuvaient pas la conduite de Shelley, mais ils étaient curieux et acceptaient les passions comme des maladies assez comiques.

Shelley n'avait pas invité Hogg sans inquiétude; il craignait que ce cynique ne déplût beaucoup à ses graves amies. La première impression de Mary ne lut pas très bonne: «Il est amusant quand il plaisante, dit-elle, mais dès qu'il traite un sujet sérieux on voit que son point de vue est tout à fait faux.»

Hogg, en effet, devenait de plus en plus britannique et conservateur; il faisait maintenant l'éloge de la tradition, des sports, des public-schools et indiquait les bonnes années de porto. Mais ayant jugé Mary jolie et intelligente, il le dit à Shelley qui le répéta à Mary elle-même. À la visite suivante, elle le trouva beaucoup plus sympathique. Sans doute il parlait de vertu comme un aveugle des couleurs et, dans cette famille d'«âmes» enthousiastes, il était le «pécheur endurci», mais on lui reconnaissait du charme. Mary croyait deviner que sa froideur était feinte et qu'il valait mieux que ses paroles. Il avait peur d'être sincère et profond; cela l'aurait obligé à renoncer à mille choses qu'il aimait, mais il était trop intelligent pour ne pas sentir la faiblesse de son attitude.

D'ailleurs, serviable et cultivé, il aidait volontiers Mary et Claire à traduire Ovide ou Anacréon quand leur maître habituel s'était évanoui mystérieusement; et il accompagnait sans se plaindre ces dames chez leur modiste.

Car elles y allaient aussi, comme la pauvre Harriet, mais dans un autre esprit. Harriet achetait des chapeaux avec enthousiasme, Mary avec condescendance, et Shelley n'avait même pas à lui pardonner une concession au Monde qu'elle était la première à regretter.

III. CE QU'ÉTAIT GODWIN

La servante de la maison meublée apporta une lettre de la part d'une dame qui attendait sur le trottoir d'en face. La lettre était de Fanny et avertissait Shelley que ses créanciers se préparaient à le faire mettre en prison pour dettes. Shelley et Claire coururent en bas de l'escalier. En les voyant, Fanny s'enfuit. Elle avait peur de Godwin qui lui avait interdit tous rapports avec les proscrits, et sans doute aussi avait-elle un peu trop admiré Shelley pour souhaiter le revoir depuis qu'il appartenait à sa sœur. Mais il courait bien et la rattrapa. Elle lui apprit que les huissiers le cherchaient, que son éditeur avait livré son adresse, que Godwin laissait faire.

Faute d'argent pour se libérer, il ne pouvait que disparaître. Il se décida à aller vivre seul en un autre logis, tandis que Mary et Claire resteraient immobiles pour déjouer l'ennemi. Ainsi, pour la première fois, les amants furent séparés; cela leur parut terrible. Ils en étaient réduits à se donner rendez-vous dans des tavernes, écartées, à échanger quelques baisers furtifs, puis à se quitter aussitôt, car Mary pouvait être suivie. Le dimanche, jour où les arrestations étaient interdites, ils pouvaient rester ensemble jusqu'à minuit.

Un soir le courage leur manqua et Mary accompagna Shelley dans un misérable hôtel. Ce couple au maigre bagage paraissant suspect à l'hôte, en refusa de leur donner un repas avant qu'ils l'eussent payé. Shelley fit appel à Peacock, puis, en attendant l'argent, il ouvrit le Shakespeare qu'il avait toujours en poche et lut à haute voix à Mary «Troïlus and Cressida». Cela leur fit oublier leur faim pendant toute une journée. Le lendemain, vers l'heure du déjeuner, Peacock leur envoya des gâteaux. Cette vie était bien difficile, mais ils trouvaient une grande joie à souffrir ensemble. Le malheur et l'amour faisaient bon ménage.

Quand ils étaient loin l'un de l'autre, en attendant la nuit protectrice, ils s'envoyaient par un messager de confiance de tendres billets griffonnés à la hâte.

«O mon très cher amour, écrivait Shelley, pourquoi nos plaisirs sont-ils si courts et si interrompus? Combien de temps ceci va-t-il durer?... Demain à trois heures à Saint-Paul. N'oubliez pas vos vêpres d'amour avant de dormir; moi, je n'oublierai pas mes prières.»

«Bonne nuit mon amour, répondait Mary, demain je scellerai ce souhait sur vos lèvres. Chère et douce créature, presse-moi contre toi; serre ta Mary sur ton dur; peut-être un jour retrouvera-t-elle un père; jusque-là, sois tout pour moi, amour.»

* * *

En janvier 1915, cette difficile existence fut transformée par un événement depuis longtemps attendu, sans hâte, mais sans hypocrite sentimentalisme: le vieux sir Bysshe mourut âgé de quatre-vingt-trois ans. Ainsi Mr Timothy devenait à son tour baronnet, et Shelley héritier immédiat.

Il partit pour la maison son père, accompagné par Claire excitée et curieuse. Il la laissa dans le village et se présenta seul à la porte de Field-Place. Sir Timothy, tout gonflé de son titre nouveau et plus indigné que jamais qu'un baronnet pût avoir un tel fils, lui fit refuser l'entrée par le laquais. Il s'assit sur les marches du perron et se mit à lire Milton en attendant des nouvelles. Bientôt le docteur sortit et lui dit que son père était très fâché, puis Sydney Shelley vint à son tour visiter furtivement le fils maudit et lui donner des détails sur le testament.

C'était un acte assez extraordinaire. L'idée fixe du vieux sir Bysshe, avait été de constituer une énorme fortune héréditaire, et pour cela d'accroître le majorat autant qu'il était en son pouvoir. Il laissait deux cent quarante mille livres sterling, dont quatre-vingt mille constituaient le majorat qui revenait nécessairement à Percy à la mort de son père; le reste était libre. Mais sir Bysshe désirait que ce reste fût joint aux quatre-vingt mille livres pour former un énorme bloc transmissible de fils aîné en fils aîné aux barons Shelley de l'avenir. Pour cela il fallait le consentement et la signature de son petit-fils, et il avait espéré l'acheter de la façon suivante: si Shelley consentait à prolonger le majorat, il aurait l'usufruit de la fortune tout entière; dans le cas contraire il hériterait seulement (après la mort de son père) des quatre-vingt mille livres sterling qu'on ne pouvait lui enlever.

Shelley revint à Londres en méditant ces étranges nouvelles et alla les discuter avec son avoué. Il n'estimait pas pouvoir coopérer à la prolongation du majorat puisqu'il désapprouvait toute cette législation ploutocratique; d'ailleurs il ne désirait ni pour lui, ni pour ses enfants la propriété d'une immense fortune. Ce qu'il souhaitait, c'était avoir tout de suite un revenu suffisant pour vivre selon ses goûts, et une petite somme pour payer ses dettes. Il fit proposer à son père de lui vendre ses droits contre une rente immédiate. Cette combinaison plut à sir Timothy qui, ayant abandonné tout espoir de ramener Percy à la soumission, ne pensait plus qu'à son second fils; malheureusement les hommes de loi n étaient pas sûrs qu'elle fût légalement possible à cause des termes du testament. Ils autorisèrent seulement la revente par Shelley à son père de l'héritage d'un grand-oncle, acte par lequel Shelley devint titulaire d'une rente annuelle de mille livres sterling et reçut comptant une somme de trois ou quatre mille livres pour ses dettes; ce n'était pas la grande fortune, mais c'était la fin de la misère, des chambres meublées et des visites d'huissiers.

Sa première pensée fut de faire une rente à Harriet. Il lui promit deux cents livres par an qui, s'ajoutant à ce que lui donnait le père Westbrook, devait la mettre à l'abri de toutes difficultés. Ensuite il entreprit de payer les dettes de Godwin et engagea pour y parvenir toute sa première annuité.

Le vénérable ami trouva l'offre de mille livres bien au-dessous de ce qu'il attendait. À l'entendre, rien de plus facile que d'emprunter sur un héritage maintenant proche les milliers de livres dont la librairie de Skinner Street avait si grand besoin. Shelley, excédé, mais poli, s'étonna avec une imperceptible indignation que le père de Mary pût trouver naturel d'écrire au ravisseur de sa fille pour lui demander de l'argent, et de se refuser en même temps à toutes relations avec cette fille elle-même qui avait la faiblesse d'en souffrir. À quoi Godwin répondit que c'était justement parce qu'il empruntait de l'argent au séducteur qu'il ne pouvait recevoir Mary; sa dignité ne le lui permettait pas. Il ne pouvait risquer que le Monde en vînt à dire qu'il avait troqué l'honneur de sa fille contre le paiement de ses dettes. Ses scrupules, étaient si exigeants qu'il retourna à Shelley un chèque établi au nom de Godwin, en lui faisant remarquer que les noms de Shelley et de Godwin ne pouvaient plus décemment figurer sur le même chèque. Que Shelley établît son chèque au nom de Mr Smith, ou de Mr Hume et lui, Godwin, pourrait consentir alors à le toucher. Les lettres suivantes furent alors échangées:

Shelley à Godwin.

«Monsieur, j'avoue ne pas comprendre comment les engagements pécuniaires existants entre nous vous obligent à des restrictions dans votre conduite envers moi. Ces engagements n'existaient pas au moment de notre retour de France et cependant votre conduite fut exactement ce qu'elle est à présent. À mon avis, ni moi, ni votre fille ne méritons le traitement que nous recevons de tous côtés, et il m'a toujours semblé que c'était tout particulièrement votre devoir à vous de qui l'opinion a tant de poids, de veiller à ce qu'une jeune famille innocente, bienveillante et unie, ne fût pas assimilée à un couple de prostituée et séducteur. Mon étonnement et, je l'avoue, mon indignation ont été extrêmes, surtout quand j'ai constaté que pour vous-mêmes, votre famille ou vos créanciers, vous étiez prêt à reprendre ces relations avec moi qui vous avaient inspiré tant d'horreur et qu'aucune pitié pour ma pauvreté et pour des souffrances encourues pour vous, n'avait pu vous décider à renouer. Ne me parlez plus de pardon, car mon sang bout dans mes veines, et mon cœur se soulève contre tout ce qui a forme humaine quand je pense au mépris et à l'hostilité que moi, votre bienfaiteur et ardent ami, ait reçu de vous et de tout le genre humain.»

Godwin à Shelley.

«... Je regrette de devoir vous dire que votre lettre est écrite dans un style qui est le contraire de conciliant, de sorte que si je répondais sur le même ton, nous nous trouverions engagés dans une controverse aussi amère qu'interminable; tant que ce corps conservera intelligence et sentiments, je ne cesserai pas de désapprouver cet acte de vous que je considère comme le plus grand malheur de ma vie.»

Shelley à Godwin.

«Nous limiterons désormais nos rapports aux affaires. Je suis tout à fait d'accord avec vous pour emprunter sur mes annuités. Je vois très bien à quel point des avances immédiates vous sont nécessaires et je ferai tout ce que je pourrai pour vous les procurer.»

Ce froid mépris ne découragea pas l'emprunteur.

IV. DON JUAN CONQUIS

Le bébé de Mary naquit avant terme et le médecin dit qu'il ne vivrait pas. Shelley veilla entre le berceau et le lit, en compagnie de Tite Live et de Sénèque. Fanny apporta une layette de la part de la fantasque Mrs Godwin, mais le philosophe demeura inflexible. Hogg vint bavarder, raconter la grande nouvelle du jour qui était le retour de l'île d'Elbe, et fit du bien à Mary par son bon sens ironique. À vivre sans cesse avec Shelley, et encore fiévreuse, elle avait l'impression douce et un peu terrifiante de s'évader de la terre et de la vie; Hogg était plus réel.

Malgré les prédictions le bébé grandit, vécut un mois et elle commençait à se rassurer, quand un matin, en se réveillant, elle le trouva mort. Ce fut un grand chagrin.

Shelley et Claire continuaient à courir Londres ensemble; Mary restait à la maison, tricotait et pensait à son petit enfant. «J'étais mère et je ne le suis plus», se répétait-elle, et la nuit elle rêvait que le petit bébé n'était pas mort, qu'en le frictionnant devant le feu on avait pu le ranimer. Elle se réveillait; le berceau était vide. Dans la rue l'on entendait des bruits de foule et des cris. C'était un temps d'émeutes populaires. De France venaient des menaces de guerre. Mary avait toujours un voile de larmes devant les yeux.

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