Ariel: ou, La vie de Shelley
La présence de Claire dans la maison était de plus en plus un souci pour elle. Elle était certaine que Claire aimait Shelley, l'avait toujours aimé. La loyauté de Percy était évidente; sa morale plus qu'humaine, angélique; mais il croyait pouvoir lire Pétrarque avec une fille passionnée, diriger ses études et ses lectures, veiller avec elle des nuits entières sans qu'elle en vînt à s'enflammer. «C'est, pensait Mary, que mon charmant Shelley connaît mieux les Elfes que les femmes.»
Le soir, seule avec lui, elle avouait sa jalousie. Il comprenait mal ce sentiment qu'il jugeait bas et qui diminuait sa divine Mary. Il lui semblait que sa capacité d'aimer était infinie, il ne retirait rien à sa maîtresse en protégeant une autre femme. La compagnie de cet être brillant, sauvage, lui était très précieuse, mais il dut reconnaître que l'atmosphère de leur triple ménage devenait irrespirable.
Mary le supplia de faire partir Claire dont elle ne parlait plus qu'en l'appelant «votre amie». Ils cherchèrent longtemps à trouver pour elle un poste de gouvernante, de dame de compagnie, mais l'étrange réputation que la fuite en France lui avait faite rendait toutes démarches bien difficiles.
D'ailleurs Claire ne mettait aucune bonne volonté à s'effacer. Elle se plaisait à cette intimité intellectuelle et en attendait sans effroi les nécessaires développements. Enfin la ferme douceur de Mary l'emporta et il fut décidé que Claire sériait envoyée sur la côte, en pension chez une veuve amie des Godwin.
Journal de Mary.—«Vendredi.—Pas très à mon aise; après breakfast lu Spencer; Shelley sort avec son amie; il rentre le premier. Traduit Ovide, quatre-vingt-dix lignes. Jefferson Hogg vient; je lui lis mon Ovide. Shelley et la dame sortent; après le thé, dernière conversation de Shelley et de son amie.»
«Samedi.—Claire part, Shelley l'accompagne; Jefferson ne vient que vers cinq heures. Inquiète de ne pas voir Shelley rentrer, sors pour le rencontrer. Il pleut. Il rentre à six heures trente; l'affaire est finie. Lu Ovide. Charles Clairmont vient pour le thé. On parle des tableaux. Je commence un autre journal avec notre régénération.»
* * *
Claire, exilée à la campagne, goûta pendant quelques jours le grand calme après une période si orageuse, mais elle n'était pas fille à se contenter longtemps d'une solitude champêtre; elle chercha une raison de vivre et ne manqua pas de la trouver.
Les amoureux croient toujours, bien à tort, que la rencontre d'un être exceptionnel a fait naître leur amour. La vérité est bien plutôt que l'amour préexistant cherche dans le monde son objet et le crée s'il ne le trouve pas. Seulement, alors que chez un être timide, cette démarche du cœur est inconsciente, l'audacieuse Claire, quand elle eut compris qu'il ne lui restait aucun espoir d'enlever Shelley à sa sœur, ni même de le partager avec elle, chercha délibérément un autre héros pour des sentiments sans emploi. Seule à la campagne, elle ne pouvait le découvrir près d'elle. Certaines amoureuses, en pareille situation, écrivent aux grands soldats, aux grands acteurs. Elle était cultivée et chercha un poète.
Elle n'en trouva pas de plus digne d'elle que Georges Gordon, Lord Byron, qui était alors l'homme le plus admiré et le plus haï de l'Angleterre. Elle savait par cœur ses poèmes que Shelley lisait si souvent à haute voix avec enthousiasme; elle connaissait la légende de vice et d'esprit, de charme diabolique et d'infernale cruauté qui s'était formée autour de son nom.
La beauté de d'homme, la grandeur du titre, le génie de l'écrivain, la hardiesse des idées, le scandale des amours, tout s'unissait pour faire de lui le parfait héros. Il avait eu de nobles maîtresses: la comtesse d'Oxford, Lady Frances Webster, et cette malheureuse Lady Caroline Lamb qui, le premier jour où elle l'avait vu, avait écrit dans son journal: «Fou, méchant, dangereux à connaître», et en dessous: «Mais ce beau visage pâle contient ma destinée.»
Il s'était marié et tout Londres racontait qu'en entrant dans la voiture nuptiale après la cérémonie, il avait dit à Lady Byron: «Vous voici ma femme, cela suffit pour que je vous haïsse; si vous étiez celle d'un autre, je pourrais peut-être vous aimer.» Il l'avait traitée avec un mépris tel qu'elle avait dû demander la séparation au bout d'un an. Les colporteurs de scandales racontaient qu'elle avait découvert d'incestueuses relations entre Byron et sa sœur Augusta. Depuis que courait cette sombre histoire, les âmes craintives s'écartaient de lui avec horreur.
Claire n'aimait que le difficile et avait confiance en son génie; elle se procura l'adresse de Don Juan et décida de tenter sa chance.
Claire à Byron.
«C'est une étrangère qui se permet de vous écrire. Ce n'est pas la charité que je demande car je n'en ai nul besoin: je tremble de crainte quand je pense au sort de cette lettre. Si vous voyez en moi une importune, qui pourrait vous en blâmer? Il peut vous sembler étrange et il est pourtant vrai que je place mon bonheur entre vos mains. Si une femme dont la réputation est sans tache, qui n'est en pouvoir ni de père, ni de mari se rend à votre discrétion, si cette femme vous avoue, le cœur battant, qu'elle vous aime depuis plusieurs années, si elle vous assure secret et sécurité, si elle est prête à répondre à votre bienveillance par une affection et un dévouement sans bornes, pourriez-vous la trahir ou seriez-vous silencieux comme le tombeau?... Je veux de vous une réponse sans délai; écrivez-moi sous le nom de E. Trefusis, Noley Place, Marylebone.»
Don Juan ne répondit pas. Cette inconnue au style pompeux était maigre gibier pour le noble lord. Mais est-il rien de plus tenace qu'une femme fatiguée de sa vertu? Claire attaqua une seconde fois: «Lord Byron est prié de dire s'il pourra, ce soir à sept heures, recevoir une dame qui désire lui faire une communication de la plus haute importance; elle voudrait être reçue seule et dans le plus grand secret.» Lord Byron fit répondre par son domestique qu'il n'était pas à Londres.
Alors Claire écrivit sous son propre nom; elle voulait entrer au théâtre, savait que Lord Byron s'occupait de Drury Lane et désirait lui demander conseil. Cette fois, Byron répondit en lui conseillant de s'adresser au Directeur de la scène. Nullement déroutée, elle opéra aussitôt un changement de front ingénieux; ce n'était plus du théâtre, mais de la littérature qu'elle voulait faire; elle avait écrit la moitié d'un roman et aurait tant aimé soumettre ses essais à Lord Byron. Comme il continuait à s'en tenir au silence ou à des réponses évasives, elle risqua l'offre précise à laquelle un homme doué de quelque amour-propre répond rarement par un refus.
«Je puis vous paraître imprudente, vicieuse, mais il est une chose au monde que le temps vous montrera, c'est que j'aime avec douceur et affection, que je suis incapable de rien qui ressemble à une vengeance ou à une ruse... Je vous assure que votre avenir sera pour moi comme le mien.
«Avez-vous quelque objection au plan suivant? Je sors avec vous un soir par diligence ou poste jusqu'à dix ou douze milles de Londres. Là nous serons libres et inconnus; vous rentrerez le lendemain matin de bonne heure. J'ai tout arrangé de telle façon que le plus léger soupçon ne puisse exister. Voulez-vous m'admettre pour quelques heures à vivre avec vous?... Où? Je ne resterai pas un moment après que vous m'aurez dit de partir... Faites ensuite ce que vous voudrez; allez où vous voudrez; refusez de me voir; conduisez-vous durement; je ne me rappellerai que la grâce de vos manières et la sauvage originalité de votre attitude.»
Alors enfin Don Juan traqué, fatigué par une longue poursuite, prit le parti de céder à sa conquête. Il était déjà résolu à quitter l'Angleterre pour aller vivre en Suisse ou en Italie et la certitude du départ prochain contenait dans des limites supportables la durée de cette contrainte amoureuse.
V. ARIEL ET DON JUAN
Mais Don Juan comptait sans l'énergie d'Elvire. Claire avait décidé de le suivre en Suisse et cette fille olivâtre était une force. Elle entreprit de se faire chaperonner par les Shelley qu'elle sentait prêts à accepter l'idée d'un départ.
Depuis qu'elle les avait quittés, ils s'étaient installés au bord de la Tamise, près de Windsor. Sous les beaux chênes du parc, Shelley avait composé sa première grande œuvre depuis «La Reine Mab» un poème: «Alastor ou l'Esprit de la Solitude», qui était sa propre histoire, à peine transposée; le ton était bien différent de ce que Shelley avait écrit jusqu'alors; une mélancolique résignation estompait les tranchantes affirmations de jadis; les théories religieuses et morales, bien que cette fois encore prétexte de l'œuvre, passaient souvent au second plan; çà et là, de beaux paysages surgissaient au détour d'une strophe.
Dans la préface il expliquait que s'il abandonnait certaines de ses marottes d'écolier, il ne regrettait rien de ses actions et préférait son douloureux apprentissage au confortable reniement d'un Hogg: «Ceux que n'attire aucune erreur généreuse, aucune soif de connaissance même douteuse, aucune vénérable superstition; qui n'aiment rien sur cette terre et ne cherchent aucun espoir au delà; qui se tiennent dédaigneusement à l'écart de toute sympathie, sans se réjouir des joies humaines, sans pleurer les chagrins humains; ceux-là et leurs semblables ont leur juste, part de malédiction... Ils sont moralement morts. Ils ne sont ni amis, ni amants, ni pères, ni citoyens du monde, ni bienfaiteurs de leur pays... Ils vivent une vie inutile et se préparent un tombeau misérable.»
Toutefois, si Shelley ne regrettait rien, le séjour de l'Angleterre lui était devenu odieux. Mary, compagne non mariée, souffrait d'un isolement mondain presque complet et pensait qu'à l'étranger, son aventure étant moins connue, elle aurait plus de chances de retrouver des amies.
Elle avait eu un second enfant, celui-ci bien vivant, un beau petit garçon qu'elle avait nommé William, comme Godwin. Avec une nourrice, le ménage était lourd, la pension maigre. La vie en Suisse passait pour n'être pas chère et Claire eut peu de mal à la convaincre.
Comme au temps de leur première fuite, mais avec plus de confort, l'étrange trio traversa Paris, la Bourgogne, le Jura et alla s'installer à l'Hôtel d'Angleterre à Sécheron, faubourg de Genève. L'hôtel était au bord du lac; des fenêtres on voyait scintiller au soleil les arêtes des clapotis bleus, et sous un voile d'air lumineux trembler la sombre ligne des montagnes; plus loin on devinait de blanches pointes comme un nuage brillant et solide. Échappés à l'hiver de Londres, ces paysages de soleil leur paraissaient délicieux. Ils louèrent un bateau et passèrent les journées entières sur le lac à lire, à dormir.
* * *
Tandis que leur troupe enfantine vivait oubliée entre le ciel et l'eau, à travers les plaines de Flandre, Childe Harold descendait vers eux en plus somptueux équipage. L'Angleterre, dans une de ces crises d'incohérente vertu qui succèdent chez elle à la plus surprenante tolérance, venait de chasser Lord Byron accusé d'inceste. À son entrée dans un bal on avait vu toutes les femmes s'enfuir comme s'il avait été le Diable lui-même. Il avait décidé de quitter à tout jamais cette hypocrite patrie.
La curiosité la plus passionnée avait entouré son départ. Le Monde, qui punit si durement les révoltes de l'instinct, les envie au fond et les admire. À Douvres, quand le Pèlerin s'embarqua, deux haies de spectateurs bordaient l'entrée de la passerelle; beaucoup de femmes du monde avaient emprunté les vêtements de leurs filles de chambre pour pouvoir se mêler à la foule. On se montrait les caisses énormes qui contenaient son lit de repos, sa bibliothèque, sa vaisselle. La mer était mauvaise, et Lord Byron rappela à ses compagnons que son grand-père, l'amiral Byron, était connu dans la flotte sous le nom de Jack la Tempête, parce qu'il ne pouvait s'embarquer sans bourrasque. C'est avec quelque complaisance qu'il peignait comme fond pour son propre portrait ce noir destin familial. Malheureux, il tenait à ce que ses maux fussent grands.
* * *
Quelques jours plus tard, une extraordinaire activité se manifesta à l'hôtel de Sécheron; c'était le branle-bas pour l'arrivée de l'illustre Lord. Claire était émue malgré toute son audace; Shelley heureux et impatient. L'accusation d'inceste, les relations de Byron et de Claire ne pouvaient le choquer ou l'éloigner. Il espérait voir se former entre Byron et sa belle-sœur les liens qui l'unissaient lui-même à Mary; quant à l'inceste, il ne voyait aucune «raison» pour qu'un frère ne pût aimer sa sœur. Si les lois le défendaient, c'est par une de ces absurdes fantaisies où les sociétés se complaisent. Même le thème lui paraissait un des plus poétiques qu'on pût trouver. Quant à Mary, elle était heureuse, de voir Claire neutralisée, fût-ce dans des conditions un peu dangereuses.
La première apparition de Byron ne déçut pas les Shelley. La beauté de ce visage était saisissante. Ce qui frappait d'abord était un air de fierté et d'intelligence, puis une pâleur de clair de lune sur laquelle ressortaient avec un éclat de velours les grands yeux animés et sombres, les cheveux noirs un peu bouclés, la ligne parfaite des sourcils. Le nez et le menton étaient d'un dessin ferme et gracieux. Le seul défaut de ce bel être apparaissait quand il marchait. Pied bot, disait-on; pied fourchu, insinuait Byron, qui aimait à se croire diabolique plutôt qu'infirme. Mary remarqua tout de suite que cette claudication lui donnait une grande timidité; chaque fois qu'il avait dû faire quelques pas devant des spectateurs, il lançait une phrase satanique. Sur le registre de l'hôtel, en face du mot «âge», il écrivit «cent ans».
Les deux hommes furent contents l'un de l'autre; Byron trouvait en Shelley un homme de sa classe qui, malgré une vie difficile, avait conservé l'aisance charmante des jeunes gens de bon sang. La culture de cet esprit l'étonna; lui-même avait beaucoup lu, mais sans cet extraordinaire sérieux. Shelley avait voulu connaître, Byron éblouir, et Byron s'en rendait très bien compte. Il sentit aussi tout de suite que la volonté de Shelley était une force pure et tendue alors que lui-même flottait au gré de ses passions et de ses maîtresses.
Shelley, modeste, ne vit pas cette admiration que Byron dissimulait avec grand soin. Pour lui, en écoutant le troisième chant de _Childe Harold_, il fut ému et découragé. Dans cette force, ce rythme puissant, dans ce mouvement de flot irrésistible et montant, il reconnut le génie et désespéra de l'égaler.
Mais si le poète l'enthousiasma, l'homme l'étonna beaucoup. Il attendait un Titan révolté; il trouva un grand seigneur blessé, très attentif à ces joies et souffrances de vanité qui semblaient à Shelley si puériles. Byron avait bravé les préjugés, mais il y croyait. Il les avait rencontrés sur le chemin de ses désirs et avait passé outre, mais à regret. Ce que Shelley avait fait naïvement, il l'avait fait consciemment. Chassé du monde, il n'aimait que les succès mondains. Mauvais mari, il ne respectait que l'amour légitime. Il tenait des propos cyniques, mais par représailles, non par conviction. Entre la dépravation et le mariage, il ne concevait pas d'état moyen. Il essayait de terrifier l'Angleterre en jouant un rôle audacieux, mais c'était par désespoir de n'avoir pu la conquérir dans un emploi traditionnel.
Shelley cherchait dans les femmes une source d'exaltation, Byron un prétexte de repos. Shelley angélique, par trop angélique, les vénérait; Byron humain, par trop humain, les désirait et tenait sur elles les discours les plus méprisants. Il disait:
«Ce qu'il y a de terrible dans les femmes, c'est qu'on ne peut vivre ni avec elles, ni sans elles.» Et aussi: «Mon idéal est une femme qui ait assez d'esprit pour comprendre qu'elle doit m'admirer, mais pas assez pour souhaiter être admirée elle-même.» Le résultat de quelques conversations fut surprenant: Shelley, mystique sans le savoir, choqua Byron, Don Juan malgré lui.
Cela ne les empêcha pas d'être l'un pour l'autre une précieuse société. Quand son ami, toujours grand pêcheur d'âmes, s'efforçait de le convertir à une conception moins futile de la vie, Byron se défendait par de brillants paradoxes que Shelley artiste goûtait aussi vivement que Shelley moraliste les réprouvait. Tous deux aiment le bateau à la folie. Ils en achètent un à frais communs et tous les soirs s'embarquèrent avec Mary, Claire et le jeune médecin Polidori. Byron et Shelley, silencieux, laissaient prendre leurs rames et poursuivaient parmi les nuages et les reflets de la lune les images fugitives; Claire chantait et sa belle voix entraînait la pensée dans un vol voluptueux au-dessus des eaux étoilées.
Un soir de grand vent Byron, défiant la tempête, annonça un chant albanais: «Soyez sentimentaux, dit-il, et donnez-moi toute votre attention.» Il poussa un cri rauque et prolongé, puis éclata de rire. Mary et Claire, à partir de ce jour, le baptisèrent «l'Albanais», et par abréviation «Albé».
Shelley et Byron firent ensemble un pèlerinage littéraire autour du lac. Ils visitèrent les lieux où Rousseau avait placé la Nouvelle Heloïse: Clarens, «le doux Clarens, berceau de tout amour vraiment passionné», la Lausanne de Bibbon, le Ferney de Voltaire. L'enthousiasme de Shelley se communiqua à Byron qui écrivit sous cette influence quelques-uns de ses plus beaux vers. Près de la Meillerie, un des violents orages du lac de Genève faillit faire chavirer le bateau. Déjà Byron se déshabillait. Shelley, qui ne savait pas du tout nager, resta impassible, les bras croisés. Son courage augmenta l'estime de Byron, mais celle-ci demeura plus silencieuse que jamais.
Les Shelley, fatigués de l'hôtel, louèrent à Coligny un cottage au bord du lac; Byron s'installa un peu plus haut à la villa Diodati. Un vignoble séparait les deux maisons. Là, un matin, des vignerons virent Claire sortir de la villa Byron et rentrer en courant chez les Shelley. Elle perdit son soulier et, honteuse d'être vue, ne s'arrêta pas pour le ramasser; les bons vignerons suisses, goguenards, portèrent à la mairie du village la pantoufle de la demoiselle anglaise.
Ses amours n'étaient pas heureuses. Elle était enceinte et Byron, fatigué d'elle, lui faisait durement comprendre sa lassitude. Il avait peut-être un moment admiré sa voix, son esprit, mais elle l'avait vite ennuyé. Il ne se reconnaissait aucun devoir envers cette fille qui s'était offerte à lui avec tant de persistance: «Enlevée?... Qui fut enlevé en cette histoire sinon le pauvre cher moi-même?... On m'accuse d'être dur envers les femmes; j'ai été toute ma vie leur martyr... Depuis la Guerre de Troie, personne n'a été aussi enlevé que moi.»
Shelley alla discuter avec lui l'avenir de Claire et de son enfant. Pour Claire, le noble Lord s'en désintéressait tout à fait, désirant seulement en être débarrassé le plus vivement possible et ne jamais la revoir. C'était une thèse que Shelley ne pouvait combattre. Mais il défendit les droits de l'enfant à naître.
Byron eut d'abord l'étrange idée de le confier à sa sœur Augusta à laquelle le sentiment public l'unissait scandaleusement. Claire ayant refusé, il promit alors de s'en occuper à partir de l'âge d'un an, à la condition d'en être le seul maître.
Il devenait difficile pour les Shelley de rester auprès de lui. Non que les deux hommes fussent en mauvais termes, Shelley avait trouvé ces négociations pénibles, mais naturelles. Mais Claire souffrait, et Mary était bien souvent indignée par l'attitude de Byron et par ses cyniques propos. Quand il disait que les femmes n'ont aucun droit à manger à table avec les hommes, que leur place est au sérail ou au gynécée, sous bonne garde, la fille de Mary Wollstonecraft frémissait. D'ailleurs, une fois de plus, elle éprouvait le nostalgique désir des paysages anglais. Une maison au bord d'une rivière anglaise apparaissait à distance comme un refuge délicieux. Shelley écrivit à ses amis Peacock et Hogg d'en louer une pour lui, et le voyage de retour commença.
* * *
Après leur départ, Byron écrivit à sa sœur Augusta: «Ne me grondez pas, que pouvais-je faire? Une fille imprudente, en dépit de tout ce que j'ai pu faire ou dire, a voulu me suivre, ou plutôt me précéder, car je l'ai trouvée ici et j'ai eu tout le mal du monde à la persuader de s'en aller. Enfin elle est partie.
«Maintenant, très chérie, je te dis en toute vérité que je ne pouvais empêcher cela, que j'ai fait tout ce que j'ai pu et que j'ai réussi à y mettre fin. Je ne l'aime pas et n'ai pas d'ailleurs d'amour disponible pour qui que ce soit; mais je ne pouvais pourtant pas jouer le stoïque avec une femme qui avait abattu huit cent milles pour me déphilosopher... Et maintenant vous en savez là-dessus autant que moi, et l'histoire est bien finie.»
Shelley resta en correspondance avec Byron et n'abandonna pas le «salut» de son ami. Il lui écrivait sur un ton où la déférence pour le grand poète se mêlait à une imperceptible hauteur à l'égard de l'homme sans caractère. Au souci, si vif chez Byron, de sa réputation, de son succès, des bavardages, de Londres, il opposait la vraie gloire.
«N'est-ce rien que de créer de la grandeur, de la bonté destinées peut-être à d'infinies expansions? N'est-ce rien que de devenir une source d'où la pensée des autres hommes tirera sa force et beauté?... Que serait la race humaine si Homère, si Shakespeare n'avaient pas écrit?... Non que je vous conseille d'aspirer à la gloire. Le mobile de votre travail devrait être plus sûr, et plus simple. Vous ne devriez désirer rien de plus que d'exprimer vos propres pensées, de vous adresser à la sympathie de ceux qui peuvent penser comme vous. La gloire suit ceux qu'elle est indigne de guider.»
Lord Byron qui se dirigeait alors vers la nonchalante Venise, lisait ces exhortations avec une grande lassitude. Cette exigeante estime le fatiguait.
VI. TOMBEAUX DANS LE JARDIN DE L'AMOUR
Des trois jeunes filles qui avaient si gaiement animé la maison de Skinner Street, il n'y restait que Fanny Imlay. Elle seule qui n'était fille ni de Mr ni de Mrs Godwin vivait encore avec eux, et les appelait papa et maman; elle seule, si tendre, n'avait trouvé ni un amant, ni un mari. Elle était réservée et scrupuleuse, vertus que les hommes louent, mais ne récompensent pas. Un instant elle avait pu espérer que Shelley s'intéresserait à elle et elle avait commencé avec lui, non sans violents battements de cœur, une correspondance intime. Mais les yeux noisettes de Mary avaient détruit des espoirs auxquels Fanny n'avait jamais permis de prendre forme précise.
Dans cette maison désertée et toujours attristée par les soucis d'argent, Mrs Godwin passait sur elle sa mauvaise humeur; Godwin lui faisait entendre qu'il ne pouvait l'entretenir et qu'elle devrait bientôt travailler pour vivre. Elle ne demandait pas mieux et espérait devenir professeur, mais la fuite de Mary et de Jeane avait donné mauvaise réputation aux demoiselles de Skinner Street, et les directrices d'école se méfiaient de cet élevage.
De loin, elle admirait avec un peu d'envie et de tristesse, la vie folle et romanesque, dangereuse aussi, mais variée, de ses sœurs. Qu'elle aurait voulu être au bord du lac de Genève et vivre avec ce fameux Lord Byron dont tout Londres parlait! «Est-ce qu'il est aussi beau que son portrait? Dites-moi s'il a une jolie voix, car c'est un grand charme pour moi. Vient-il chez vous en voisin, sans cérémonie, en visites amicales? Je voudrais savoir s'il est capable de ce dont l'accusent ici les colporteurs de scandale. Je ne puis croire, en le lisant, qu'il soit un être si abominable. Répondez-moi à mes questions; quand j'aime un poète, j'aimerais respecter l'homme. L'excursion de Shelley en bateau avec lui doit avoir été délicieuse. J'aimerais lire les vers que le Poète a écrits sur l'endroit où Julie s'est noyée; quand seront-ils publiés en Angleterre? Pourrais-je voir le manuscrit? Dites-lui que vous avez une amie qui n'a pas beaucoup de plaisirs et qui aimerait à les lire...»
Mary, Claire et Shelley recevaient ces lettres charmantes avec une pitié un peu supérieure. Pauvre Fanny! Comme elle restait Skinner Street! Comme elle persistait à croire que les romans de Godwin, les affaires de Godwin, les colères de Mrs Godwin étaient les choses les plus importantes du monde! Son esclavage donnait aux deux jeunes femmes le sentiment de leur liberté. Sa solitude leur faisait sentir tout le prix de leur amour. Avant de quitter Genève, Shelley et Mary achetèrent une montre pour elle, cadeau un peu dédaigneux.
Quand ils rentrèrent en Angleterre et allèrent s'installer à Bath, ils la virent en traversant Londres. Elle était triste et ne parlait que de son isolement, de son inutilité. En disant «au revoir» à Shelley, sa voix trembla. Elle lui écrivit à Bath les mêmes lettres candides, teintées de ce vague ton d'indéfinissable reproche qu'ont les êtres dont la vie est morte envers eux ceux qui agissent encore. Godwin, interrompu dans son travail par de nouveaux soucis d'argent, devenait de plus en plus acariâtre; une tante qui avait promis de prendre Fanny avec elle dans l'école qu'elle dirigeait, fit savoir que décidément la sœur de Mary et de Claire effrayerait trop les mères bourgeoises.
Un matin les Shelley reçurent de Bristol une lettre étrange, où Fanny leur disait adieu en des termes mystérieux: «Je pars pour un lieu d'où j'espère bien jamais ne revenir.»
Mary supplia Shelley de partir immédiatement pour Bristol. Il revint dans la nuit, sans nouvelles; il y retourna le lendemain matin et cette fois réapparut bouleversé.
Fanny avait pris à Bristol la diligence de Swansea et était descendue à l'auberge de cette ville; là elle s'était retirée aussitôt dans sa chambre en disant à la servante qu'elle était fatiguée. Le lendemain, comme elle ne descendait pas, les gens de l'hôtel avaient forcé sa porte et l'avaient trouvé morte. Ses longs cheveux couvraient son visage. Elle portait au poignet la montre que Shelley et Mary lui avaient donnée. Il y avait sur la table une bouteille de laudanum et une lettre commencée:
«J'ai décidé depuis longtemps que je ne pouvais rien faire de mieux que de mettre fin à l'existence d'un être dont la naissance a été malheureuse et dont la vie n'a été qu'une série d'ennuis pour ceux qui ont ruiné leur santé en essayant de la nourrir. Peut-être en apprenant ma mort aurez-vous quelque chagrin, mais vous aurez bientôt le bonheur d'oublier qu'exista jamais la créature qui se nommait...»
Godwin avait dit, dans Political Justice, que le suicide n'est pas criminel; la seule difficulté est de décider dans chaque cas si l'intérêt social de trente ans de vie supplémentaire n'interdit pas le recours à la mort volontaire. Après le drame il écrivit à Mary pour la première fois depuis sa fuite. C'était pour prier les trois proscrits de garder le silence sur cet «incident» qui pourrait faire du tort à la famille.
* * *
La mort affreuse de Fanny avait beaucoup ébranlé les nerfs de Shelley; la charitable Mrs Godwin insinua qu'elle s'était tuée par amour inavoué pour lui. Il se rappela alors certains mouvements d'émotion qu'il avait jadis négligés et se reprocha d'avoir toujours considéré Fanny comme une âme de second ordre. Peut-être avait-il, bien inconsciemment, éveillé chez elle des sentiments passionnés au moment où, abandonné par Harriet, il cherchait un abri en toute tendresse de femme. Peut-être avait-elle épié, pesé, analysé avec anxiété des paroles ou des regards de lui qui ne contenaient qu'indifférence ou gentillesse complaisante: «Qu'il est difficile de suivre ces mouvements de l'âme des autres! Quelles souffrances on peut causer sans le vouloir, sans le savoir! Comme on peut passer à côté de sentiments profonds, parfois désespérés, sans même en soupçonner la présence!» Donc il ne suffisait pas d'être sincère, d'avoir des intentions honnêtes. On pouvait faire autant de mal par manque de divination que par méchanceté. Toutes ces pensées le plongeaient dans une mélancolie sans fin.
Pour secouer sa tristesse, il alla, seul, faire une visite de quelques jours au jeune critique Leigh Hunt qui avait parlé de ses vers avec un enthousiasme intelligent. Leigh Hunt habitait près de Londres un faubourg encore niché dans les bois ou les fumées des toits, les champs et les arbres formaient un charmant décor urbain et champêtre à la fois. Sa femme Marianne était simple et cultivée; il avait toute une nichée de beaux enfants avec lesquels Shelley put jouer et se promener. Là il oublia un peu Fanny et Godwin. La visite fut brève, mais délicieuse, et il en revint tout ragaillardi.
À son retour il trouva une lettre de Hookham, qu'il ouvrit avec curiosité, car il avait chargé l'éditeur de retrouver la trace de Harriet dont il était resté sans nouvelles depuis deux mois. Elle avait touché sa pension en mars et en septembre, au domicile du père Westbrook; depuis octobre on ne savait où elle était.
Cher Monsieur, écrivait Hookham, il y a près d'un mois que j'ai eu le plaisir de recevoir une lettre de vous et vous avez certainement été étonné que je n'y ait pas répondu plus tôt; j'avais l'intention de le faire, mais j'ai eu la plus grande difficulté à trouver les renseignements que vous désiriez au sujet de Mrs Shelley et de vos enfants. J'essayais encore de découvrir son adresse quand on est venu m'apprendre qu'elle était morte, qu'elle s'était tuée. Comme vous pouvez penser, je ne l'ai d'abord pas cru. J'ai été voir un ami de Mr Westbrook et le doute est devenu impossible. Elle a été retirée de la Serpentine mardi dernier. Le jury qui a examiné le corps n'a reçu que peu ou pas de renseignements supplémentaires. Le verdict a été: trouvée noyée... Vos enfants vont bien et sont, je crois, tous deux à Londres.
Shelley partit pour Londres dans un état affreux. Il imaginait avec horreur cette tête blonde et enfantine, qui l'avait si souvent regardée avec tant de plaisir, souillée par la boue horrible des rivières et le gonflement verdâtre des noyés. Il faisait mille conjectures sur ce qui avait pu la décider à choisir une mort aussi horrible et à abandonner ses enfants.
À Londres ses amis, Leigh Hunt et Hookham, le reçurent avec affection et lui apprirent ce qu'ils avaient pu découvrir. Un entrefilet du Times disait: «Mardi, une femme d'apparence respectable, en état de grossesse avancée, a été retirée de la Serpentine. Elle portait une bague de prix. On suppose que le désordre de sa conduite a amené cette tragédie, son mari étant à l'étranger.»
Les commères du quartier avaient raconté ce qu'elles savaient: Harriet avait cessé de recevoir les lettres de son mari par la faute de son ancienne logeuse, qui ne les faisait pas suivre, et elle avait abandonné tout espoir de le voir revenir à elle. Elle s'était alors laissé aller à une inconduite désespérée. Elle avait vécu d'abord avec un officier qui avait dû la quitter, son régiment ayant été envoyé aux colonies. Puis, incapable de supporter la solitude, avec un protecteur tout à fait bas, un groom, disait-on. Les Westbrook avaient enlevé ses enfants et refusé de la recevoir. On la décrivait enceinte, isolée, terrifiée par le scandale certain. Puis, le cadavre dans la rivière.
Shelley passa une épouvantable nuit... Dans un état de grossesse avancée... cette fin de vie... cette folie... Tous les souvenirs précis, si intimes qu'il avait de la pauvre Harriet revenaient contre sa volonté pour recréer dans son imagination, affreusement vivantes, ces dernières scènes. Harriet amoureuse, Harriet effrayée, Harriet désespérée, visages qu'il connaissait trop bien. Ce nom, qui pendant quelques années avait été pour lui presque tout l'univers, il fallait maintenant l'associer aux idées les plus basses, les plus affreuses. «Harriet, ma femme, prostituée! Harriet, ma femme, noyée!...»
Par instants il se demandait s'il n'était pas responsable. Il rejetait cette idée de toutes ses forces; «J'ai fait ce que je devais; j'ai toujours fait à chaque moment ce qui me paraissait le plus loyal, sans être jamais intéressé ou égoïste. Quand je l'ai quittée, nous ne nous aimions plus. J'ai pourvu largement, dans la mesure de mes moyens, au delà de cette mesure, à son existence. Je ne l'ai pas traité durement, seuls les odieux Westbrook... Pouvais-je sacrifier ma vie et ma raison à une femme infidèle et médiocre?»
Sa raison répondait non; ses amis Hogg et Peacock, qui l'entouraient affectueusement, répondaient non. Il les priait de le lui répéter, car il lui semblait par éclairs entrevoir un devoir mystérieux et surhumain auquel il avait manqué. «En brisant les liens traditionnels, on délivre dans les hommes des forces inconnues, qui agissent alors sans qu'on puisse prévoir les redoutables conséquences... la liberté n'est bonne que pour ceux qui sont forts... pour ceux qui sont dignes... et Harriet était une toute petite âme. Visage enfantin et blond de la noyée.
Au matin il écrivit une tendre lettre à Mary, dont il aimait par contraste à imaginer la douce sérénité. Il lui demandait d'accueillir les deux petits enfants, Ianthe et Charles. Son avoué venait de lui apprendre que les Westbrook se proposaient de lui en contester la garde, sous prétexte que ses opinions religieuses et sa vie en concubinage avec Miss Godwin le rendaient indigne de les élever.
VII. LES RÈGLES DU JEU
Une cérémonie peut-elle ajouter au bonheur d'amants épris et confiants? L'événement prouva qu'elle peut au moins transformer le visage d'un pédant. Godwin fit voir une satisfaction incroyable en apprenant que sa fille allait devenir respectable, et future lady Shelley; il acheva ainsi d'inspirer à son ex-disciple un grand mépris pour son caractère.
Pendant quelques jours on se demanda s'il serait convenable de célébrer ce mariage presque au lendemain de la mort de Harriet, mais les experts en choses du monde affirmèrent qu'on ne pouvait tarder davantage à faire bénir par l'église une union déjà deux fois bénie par la Nature.
Il y avait quinze jours que le corps de la première Mrs Shelley avait été retiré de la Serpentine quand Mary et Percy furent unis par un clergyman, en l'église de Sainte-Mildred, en présence de Godwin épanoui, et de Mrs Godwin affectée et glorieuse. Le soir, pour la première fois depuis leur fuite, les Shelley dînèrent à Skinner Street.
La fête de famille fut assez triste. Dans cette petite salle à manger, Fanny avait vécu, Harriet était venue, et les ombres des désespérées, mélancoliques et insatisfaites, y tourmentaient encore les vivants. Il est vrai que la fureur de Godwin avait été changée en excessive amabilité par la cérémonie du matin, mais trop d'arrière-pensées hantaient les convives pour qu'une vraie cordialité fût possible.
Mary, ce soir-là, écrivit simplement dans son journal: «Voyage à Londres. Un mariage a lieu. Je lis Chesterfield et Locke.» Mary était un bon esprit, et la petite noyée ne lui allait certes pas à la cheville.
* * *
Ce mariage de forme apporta au moins un avantage certain: l'argument de concubinage se trouvait supprimé à ceux qui prétendaient refuser à Shelley ses enfants. Mais les Westbrook ne cédèrent pas. Par la voix de l'ancien cafetier, les petits Charles et Ianthe Shelley s'adressèrent au Lord Chancelier: «Notre père, disaient-ils, s'est déclaré publiquement athée et a publié un ouvrage impie qui a pour titre: «Queen Mab» avec notes, et un autre ouvrage, où il nie l'existence d'un Créateur de l'Univers, la sainteté du mariage et tous les principes, les plus sacrés de la morale.» Pour ces raisons ces bébés vertueux et précoces demandaient à ne pas être élevés par un père indigne, mais plutôt par telles personnes de haute moralité que pourrait désigner la Cour et par exemple leur grand-père maternel et leur aimable tante Eliza.
L'avocat, devinant les sentiments probables du Lord Chancelier, se garda bien d'entreprendre la difficile défense de Queen Mab. Il se borna à nier l'importance d'un ouvrage écrit à dix-neuf ans.
«En dépit des violentes philippiques de Mr Shelley contre le mariage, Mr Shelley s'est marié deux fois avant d'avoir vingt-cinq ans! À peine est-il libéré de ces chaînes despotiques dont il parle avec tant d'horreur et de mépris, qu'il s'en forge de nouvelles et redevient victime volontaire. On espère qu'une différence aussi évidente entre ses opinions et ses actions, amènera le Lord Chancelier à ne pas prendre au sérieux une publication puérile.» Quant à l'idée de confier les enfants à leur famille maternelle: «Nous croyons bon de rappeler que Mr John Westbrook n'est nullement qualifié pour élever les enfants de Mr Shelley. Pour Miss Westbrook les objections sont plus fortes encore; elle est illettrée et vulgaire, et surtout, c'est sur son conseil, avec sa complicité, et, paraît-il, par son œuvre, que Mr Shelley, alors âgé de dix-neuf ans, enleva Miss Harriet Westbrook, alors âgée de dix-sept ans. Miss Westbrook, la tutrice proposée, avait en ce temps-là près de trente ans, et, si elle avait agi comme elle aurait dû, en fidèle gardienne et amie de sa sœur, tant de malheurs et de honte auraient été évités aux deux familles.»
L'habileté de l'avocat, qui espérait faire triompher son client en désavouant en son nom les opinions de sa jeunesse, parut à Shelley une insupportable hypocrisie. Il rédigea pour le Lord Chancelier une déclaration où il exposait que ses idées sur le mariage n'avaient pas changé, et que, s'il avait accepté de plier sa conduite aux usages du monde, il ne renonçait nullement à la liberté de les critiquer.
Les «attendus» du Lord Chancelier ne purent qu'enregistrer cet aveu: «Nous nous trouvons, dit-il, en présence d'un père qui considère comme un devoir imposé par ses principes de conseiller, à ceux sur les opinions desquels il a quelque pouvoir, comme moral et vertueux, un mode de vie que la loi tient pour immoral et vicieux... Je ne puis, dans ces conditions, me trouver autorisé à lui confier des enfants.» Cependant le Lord Chancelier se garda bien de les confier non plus aux détestables Westbrook; il les remit aux soins d'un docteur Hume, médecin militaire, qui préparerait Charles à entrer dans quelque bonne école dirigée par un clergyman orthodoxe. Quant à la petite Ianthe elle serait élevée par Mrs Hune qui lui ferait dire ses prières le matin, ses grâces avant les repas et lui donnerait à lire de bons livres et même au besoin des poètes, Shakespeare toutefois expurgé; le tout pour cent livres par enfant. Mr Shelley pourrait les voir douze fois par an en présence de témoins; Mr John Westbrook autant de fois, mais seul s'il le désirait.
Cette sentence fut très pénible à Shelley. Elle sanctionnait en quelque sorte officiellement, et sous une forme en apparence modérée et raisonnable, son exil de la société des hommes civilisés. C'était comme un brevet d'incurable folie.
* * *
Pendant le procès, il avait acheté une maison dans la charmante bourgade de Marlow. Ariel consentait enfin à habiter une demeure humaine. Une imposante galerie fut transformée en bibliothèque et ornée de grands moulages de Vénus et d'Apollon. Le jardin était vaste; une petite fille d'une rare beauté y jouait avec William et Clara Shelley; c'était Alba, fille de Claire et de Byron. Son père était à Venise où, disait-on, il s'amusait et Claire avait peu de nouvelles de lui.
Les récents malheurs de Shelley avaient dessiné leurs traces sur son visage. Il était plus maigre, plus fiévreux, plus voûté. Une violente douleur dans le côté l'empêchait de dormir et les médecins, ne pouvant l'en débarrasser, la disaient «d'origine nerveuse».
Son humeur était assez sombre. La vie lui avait apporté tant de souffrances, ses bonnes intentions étaient devenues cause de tant de malheurs qu'il avait pris l'horreur de toute action. Il éprouvait un besoin confus et fort d'écarter de lui les redoutables groupes humains aux réactions imprévisibles, aux terribles mouvements de passion. La transformation du monde réel lui paraissait si décevante qu'il ne désirait plus satisfaire ses amours et ses haines que dans un univers malléable et docile. Des sujets de poèmes, encore vides et vagues, flottaient comme des ombres autour de lui et, se nourrissant de ses tristes rêveries, prenaient corps aux dépens de sa puissance d'agir.
Ces constructions aériennes, ces cristallins palais, qui, de leurs vapeurs légères, lui avaient si longtemps caché la vie, se détachaient lentement, comme soulevés par une force invisible. Ils ne se dissipaient pas, mais mollement balancés, montaient dans toute leur gloire transparente vers les hautes régions de la poésie pure. À la place qu'ils avaient occupée, Shelley apercevait le monde des vivants, la terre brune, dure à cultiver, les rudes visages des hommes, les femmes nerveuses et sensibles, monde résistant et cruel auquel il souhaitait échapper.
Le poème auquel il pensait le plus souvent était l'histoire d'une révolution idéale. Il n'y voulait pas des scènes de sang qui lui rendaient pénible à lire le récit, par ailleurs si beau, de la Révolution Française. Il désirait qu'elle fût l'œuvre de deux amants. Son expérience personnelle lui prouvait que seul l'amour d'une femme peut inspirer un grand courage.
Ces anarchistes idylliques, Laon et son amante Cythna, devaient être les portraits transposés de lui-même et de Mary. Il les ferait monter sur le bûcher et périr pour leurs idées, comme il aurait voulu mourir lui-même, dans un dernier baiser au milieu des flammes, si délicieux que le supplice deviendrait une sorte de raffinement sensuel. Pour lui l'amour n'atteignait à toute sa force que s'il pouvait l'associer à des pensées et à des souffrances communes. Maintenant que Mary et lui, mariés, assez riches, paraissaient entrer dans une vie plus facile, il désirait s'évader de ce bonheur un peu plat, et imaginait le destin périlleux et magnifique qui aurait pu être le sien en d'autres temps et en un autre pays.
Il allait travailler dans les petites îles de la Tamise, habitées seulement par les cygnes, et, couché au fond du bateau au milieu des hautes herbes, il cherchait des images dans le ciel changeant. La contemplation des délicats changements des choses lui faisait éprouver des plaisirs infinis; il sentait chaque jour davantage que sa mission véritable sur la terre était d'en saisir les plus fugitives nuances et de fixer celles-ci par des mots aussi légers et aussi charmants qu'elles.
Il passa tout l'été à ce travail délicieux, puis un voyage à Londres devint nécessaire. L'argent était de nouveau rare; Shelley devait nourrir tant de bouches. Il avait à sa charge (outre Mary et les enfants) Claire et sa fille, et bien souvent la famille Godwin. Son nouvel ami Leigh Hunt avec une femme et cinq enfants, il fallait bien l'aider aussi. À Peacock il avait promis une annuité de cent livres pour lui permettre de travailler tranquillement à ses beaux romans. Même Charles Clairmont, qui ne lui était rien, ayant rencontré en France une fille charmante et pauvre, Shelley s'était chargé de la dot. Il devait, comme autrefois, emprunter aux usuriers pour satisfaire des avidités si multiples. «Vous êtes, lui dit un jour Godwin, un pur sang que les mouches empêchent de prendre son élan.»
Heureusement pour lui Mary se chargeait de le ramener à terre et il lui pardonnait, ne la voyant plus qu'à travers la Cythna de son poème. Mary, maîtresse de maison inquiète, n'aimait pas ces visiteurs trop assidus, ce Peacock qui venait tous les soirs «sans être invité» et buvait une bouteille entière de vin. Elle désirait que Shelley s'occupât de revendre la maison de Marlow qu'ils avaient achetée trop vite. Elle voyait qu'il y souffrait du froid, et souhaitait pour lui un climat très doux, l'Italie peut-être: «Mon cher amour, lui écrivait-elle à Londres, je vous supplie d'être plus clair dans vos lettres et de me dire tous vos plans. Vous avez fait annoncer la maison, mais avez-vous dit à Madochs ce qu'il faut répondre aux acheteurs possibles? Et avez-vous choisi entre l'Italie et la mer? Et savez-vous comment trouver de l'argent pour nous y conduire et pour acheter toutes les choses qui seront nécessaires avant notre départ? Et pouvez-vous faire quelque chose pour mon père avant que nous partions? Ou après tout ne vaudrait-il pas mieux habiter une petite maison, sur une plage, où nos dépenses seraient beaucoup moindres? Vous n'avez pas encore parlé à Godwin de vos projets d'Italie; si vous vous décidez, je voudrais que vous le fissiez, car il vaut toujours mieux parler de ces choses au moins quelques jours avant.
«J'ai fait ma première sortie aujourd'hui. Cette maison est horriblement froide! Je gelais près du feu et dès que je me suis trouvée sur la route, l'air était chaud et transparent. Je désire que William m'accompagne dans mes prochaines promenades. Pour cela voulez-vous envoyer, si possible par la voiture de lundi, un chapeau de loutre pour lui. Il faut qu'il soit de la forme ronde qui est à la mode; expliquez bien que c'est pour un garçon, et qu'il y ait autour un petit ruban doré étroit, pour qu'on puisse le serrer s'il est trop grand... Je suis assiégée par les bébés: Alba griffe et hurle, William s'amuse à enrouler un châle autour de lui, et Miss Clara regarde le feu. Adieu, mon cher amour, je ne puis vous dire combien je suis anxieuse d'avoir des nouvelles de votre santé, de vos affaires et de vos plans.»
Un des sujets de plaintes de Mary était la présence d'Alba dans la maison; on avait dit aux voisins qu'elle était fille d'une dame de Londres et envoyée à la campagne pour sa santé, mais tout le monde pouvait constater l'attitude maternelle de Claire, et il ne manquait pas de bonnes âmes pour attribuer l'enfant à Shelley. Les vieilles accusations de promiscuité flottaient encore autour de ce ménage et la prude Mary en souffrait. Une des raisons pour lesquelles elle désirait se rendre en Italie était que ce voyage permettrait de conduire la petite fille à son père.
Shelley ne demandait qu'à partir. La famille, l'amitié, les affaires élevaient autour de lui, avec une méthodique douceur, des murailles trop solides qui l'étouffaient. Les petites vagues de la vie mordaient, perfides et nonchalantes, cette rocheuse volonté. Dans ce pays où le plus haut magistrat du royaume lui avait enlevé ses droits civiques, il se sentait toujours comme au pilori. Il lui sembla qu'en fuyant l'Angleterre, il redeviendrait un esprit aérien et libre, qu'en pays étranger sa vie serait une feuille blanche où il pourrait composer une existence nouvelle comme un beau poème.
Quand le départ fut décidé, Mary demanda que les enfants fussent baptisés. Elle pensait qu'il valait mieux pour leur bonheur débuter dans la vie en observant les Règles. Shelley y consentit et, le même jour qu'eux, la fille de Byron reçut le baptême et les noms de Clara Allegra.
VIII. «REINE DE MARBRE ET DE BOUE»
Le ciel clair de l'Italie, ce ciel fidèle, sans un nuage. Une fois de plus la caravane des Trois descendit vers les pays de l'oubli et du soleil; les enfants et les nourrices qui maintenant l'accompagnaient avaient à peine alourdi ses mouvements rapides et fantasques.
Par le Mont-Cenis ils gagnèrent Milan, où ils firent un premier arrêt pour attendre des nouvelles de Byron auquel Shelley avait écrit pour lui annoncer l'arrivée de sa fille. À Milan il passa ses journées dans la Cathédrale, à lire l'Enfer et le Purgatoire. Il aimait les trois fenêtres gothiques et géantes qui répandent sur le chœur du Duomo une lumière si religieuse. Les églises ne lui inspiraient plus la même horreur que jadis: depuis qu'il avait tant souffert, il s'étonnait d'y trouver mieux qu'en aucun autre lieu un cadre qui convenait à ses sentiments et digne de la grandeur des passions humaines. Avec Dante, et dans cette symphonie de couleurs sombres et chaudes, le catholicisme cessait de lui apparaître comme l'invention d'imposteurs.
La réponse de Byron arriva. Il ne voulait voir Claire à aucun prix et fuirait de tous lieux dont elle s'approcherait; quant à la petite, il voulait bien se charger de son éducation, mais toujours à la condition d'en être seul maître. Shelley trouvant ces lois bien dures, essaya d'en obtenir de plus douces, mais Byron, qui désirait avant tout mettre sa vie à l'abri des scènes de Claire, refusa de céder en rien. Un Vénitien rencontré à Milan raconta que le «Milord anglais» menait à Venise une vie de débauche et y entretenait tout un harem. Cela ne laissait pas d'être inquiétant pour l'éducation d'Allegra et Shelley conseilla à Claire de renoncer à tout secours de Byron plutôt que de lui confier l'enfant. Il se chargeait, comme toujours, de tous les frais. Mais Claire était orgueilleuse. Fière de la naissance d'Allegra, elle en voulait pour sa fille les avantages; elle avait toute confiance en Élise; la nourrice suisse qui avait élevé la petite, et décida de les envoyer toutes les deux à Venise. Malgré les avertissements affectueux de Shelley, Allegra fut livrée à son père.
* * *
Bientôt les nouvelles reçues d'Allegra inquiétèrent Claire. Byron n'avait gardé que quelques semaines l'enfant chez lui. D'abord très fier de la trouver belle, de la voir admirée et caressée par les Vénitiens sur la Piazza, il s'était vite fatigué d'un jeu monotone et l'avait confiée à la femme du consul anglais à Venise, Mrs Hoppner. Qu'était cette Mrs Hoppner? Comment traiterait-elle une étrangère? Élise la disait très bonne, mais Claire commençait à ressentir de terribles regrets. Pendant tout un an elle n'avait pas quitté sa fille; elle l'adorait; c'était le seul être au monde qu'elle pût appeler sien puisque sa famille la repoussait et que son amant refusait de la recevoir. Shelley la vit si malheureuse qu'il offrit de l'accompagner à Venise et que Mary, malgré sa répugnance à les voir voyager ensemble, y consentit. Le domestique Paolo, homme débrouillard et actif, les accompagna comme courrier.
Pour ne pas irriter Byron qui avait interdit à Claire l'entrée de toute ville où il se trouverait, ils avaient décidé qu'elle s'arrêterait à Padoue et attendrait le résultat de l'ambassade de Shelley. Mais si près d'Allegra elle ne put résister. Elle pensa qu'en se cachant elle pourrait voir sa fille et prit avec Shelley une gondole qui descendait la Brenta. Ils traversèrent la lagune le soir, par un orage violent, tandis qu'au loin les lumières de Venise brillaient confusément sous le rideau de pluie.
Dès le lendemain matin, ils allèrent chez les Hoppner qui les reçurent avec politesse et bonté. Mrs Hoppner envoya aussitôt chercher Élise et le bébé. Allegra avait beaucoup grandi; elle était pâle, moins vive que jadis, mais toujours aussi belle. Puis on parla de Byron, longuement. Les Hoppner, braves gens, de moralité très traditionnelle, jeune couple amoureux excité par toute ces intrigues, un peu humanisé par l'indulgente Venise, racontèrent en hochant la tête.
Dès le troisième jour de son arrivée, il s'était procuré, comme il aimait à le dire, une gondole, et une maîtresse. La maîtresse était Marianne Segati, femme d'un marchand de drap qui avait loué des chambres au poète. Imprudente affaire, mais le drap se vendait mal. La femme avait vingt-deux ans, des yeux noirs superbes, une voix délicieuse. Bien que de petite condition bourgeoise, elle était reçue par l'aristocratie vénitienne qui aimait à l'entendre chanter. Qu'elle dût s'éprendre du noble étranger, beau, généreux et génial qui venait habiter chez elle, cela était aussi nécessaire que les réactions chimiques les plus simples. Quant au marchand de Venise, Byron avait le ducat facile et la morale vénitienne admettait un amant au moins.
Mrs Hoppner, petite femme douce aux yeux intelligents, avait raconté cette histoire avec l'air de tristesse et de gourmandise des honnêtes femmes qui parlent du vice. Son mari, avec mille précautions, ajouté que ce n'était pas tout. On racontait dans le peuple vénitien que le seigneur anglais avait quelque part dans la ville une maison mystérieuse où une Muse ne lui suffisant pas, il réunissait les Neuf sœurs. Toute une légende s'était formée; les Anglais; de passage parlaient de Néron et d'Héliogabale. Le peuple admirait et sous le masque du carnaval, les femmes s'accrochaient à Byron. Ces récits n'étaient pas rassurants pour Claire. Elle demanda ce qu'elle devait faire; le consul lui conseilla surtout de ne laisser savoir à aucun prix qu'elle était à Venise, car Byron exprimait souvent son extrême crainte de la voir arriver.
À trois heures, Shelley alla rendre visite au Palais Mocenigo à Byron qui lui fit grand accueil, Shelley étant peut-être le seul homme au monde avec lequel il consentît à parler sérieusement et d'égal à égal. Même lorsque lui furent expliqués le but du voyage et le désir de Claire de revoir l'enfant, il resta calme et raisonnable. Il dit qu'il comprenait très bien les soucis de Claire; qu'il ne pouvait lui envoyer Allegra parce que les Vénitiens, qui l'accusaient déjà d'être capricieux, diraient qu'il s'était fatigué de l'enfant; mais qu'il allait réfléchir, et trouverait un moyen de tout concilier. Puis il proposa une promenade à cheval au Lido.
À travers la lagune, la gondole les y conduisit. Les chevaux attendaient sur la longue plage à demi-submergée, semée de chardons et d'algues. Shelley aima ces sables déserts, ce galop presque au milieu des flots. Seule l'idée que Claire anxieuse l'attendait chez les Hoppner gâta un peu son plaisir.
Byron parla de la sotte attitude des Anglais à son égard. Ceux qui venaient à Venise le poursuivaient de leur curiosité et payaient ses domestiques pour voir sa chambre à coucher. Puis il en vint aux malheurs de Shelley avec de grandes protestations d'amitié. «Si j'avais été en Angleterre, j'aurais remué ciel et terre pour vous faire rendre vos enfants.» Cela l'amena à traiter de la méchanceté humaine qu'il jugeait infinie: «Les hommes se haïssent les uns les autres... Espérer ou souhaiter autre chose, c'est la marque d'un esprit visionnaire.
—Pourquoi? dit Shelley. Vous semblez admettre que l'homme subit ses instincts sans pouvoir les diriger... Ma foi est tout autre; je crois que notre volonté peut créer notre vertu... Que la méchanceté soit naturelle, cela ne prouve pas qu'elle soit invincible.
Byron montra la cité praticienne que le soleil couchant peignait de pourpre sombre et d'or en fusion: «Remontons en gondole, dit-il, je vais vous faire voir quelque chose.» Après qu'ils eurent glissé quelques minutes sur la lagune, il reprit: «Regardez vers l'ouest et écoutez. N'entendez-vous pas le son d'une cloche?»
Shelley vit alors, sur une île assez petite, un bâtiment de briques, sans forme, presque sans fenêtres, que dominait une tour ouverte dans laquelle une cloche noire se balançait sur le ciel vermillon. On eût dit qu'au bruit des rames se mêlaient des cris d'appels lointains étouffés.
—Ceci, dit Byron, est la Maison des Fous. Tous les soirs, en traversant l'eau à cette heure, j'entends la cloche appeler les fous à la prière.
—Sans doute pour remercier le Créateur de ses bontés envers eux?
—Toujours le même, Shelley! dit Byron sauvagement. Infidèle et blasphémateur!... Et vous ne nagez pas? Gare à la Providence!... Mais vous parliez de vaincre nos instincts?... Ne vous semble-t-il pas plutôt que ce spectacle est l'image de notre vie? La conscience est une cloche qui nous appelle à la vertu... Comme ces fous, nous obéissons, sans savoir pourquoi. Puis le soleil se couche, la cloche s'arrête, et c'est la mort.
Il regarda Venise qui, dans la lumière crépusculaire, était devenue d'un gris rose.
—Nous autres, Byron, dit-il, nous mourons jeunes... Du côté de mon père comme du côté de ma mère... Cela m'est égal, mais je veux jouir de ma jeunesse.
* * *
Le lendemain Shelley qui était venu à Byron avec inquiétude, fut agréablement surpris de le trouver raisonnable. Il offrit de céder à Shelley et à Claire, pour deux mois, une villa qu'il possédait près de Venise, au-dessus d'Este, et d'autoriser Allegra à y faire un séjour. Shelley ne pouvait qu'accepter des propositions si généreuses et il écrivit à Mary de le rejoindre aussitôt.
«J'ai dû prendre la décision sans vous; j'ai fait pour le mieux, et vous devez, ma bien-aimée Mary, venir me gronder si j'ai eu tort, m'embrasser si j'ai eu raison. Pour moi je n'en sais rien du tout, et les événements le montreront. En tous cas, ici nous n'aurons pas l'ennui d'avoir à nous présenter et vous trouverez Mrs Hoppner, qui est si belle; si angéliquement douce que si elle était en même temps aussi sage, ce serait tout à fait un Mary, mais elle n'a pas votre perfection. Ses yeux sont comme un reflet des vôtres; ses manières, les vôtres quand vous connaissez et aimez les gens... Embrassez pour moi les darlings aux yeux. Ne laissez plus William m'oublier. Ca [1] est trop petite pour se souvenir de moi.»
Le voyage de Mary fut pénible; à Florence elle eut des difficultés de passeports qui la retinrent assez longtemps; la petite Clara, qui faisait ses dents, souffrit beaucoup de la chaleur, de la fatigue, du changement de lait et arriva à Este assez malade.
Pendant quinze jours elle resta fiévreuse. Le médecin d'Este paraissant tout à fait stupide, Shelley et Mary décidèrent d'emmener l'enfant à Venise pour en consulter un meilleur. À Fusina, la douane autrichienne les arrêta et prétendit les empêcher de traverser la lagune. Shelley passa outre avec une violence inouïe et se précipita dans une gondole. La petite Ca avait d'étranges mouvements convulsifs de la bouche et des yeux. Pendant le trajet elle parut presque inconsciente. À l'hôtel des symptômes furent plus mauvais encore. Un médecin dit tout de suite qu'il n'y avait pas d'espoir. En une heure, elle mourut silencieusement, sans paraître souffrir.
Mary se trouva soudain dans le vestibule d'une auberge, inconnue, son enfant morte dans les bras. Mrs Hoppner vint et l'emmena chez elle. Le lendemain matin, une gondole où monta Shelley emporta le petit corps au Lido et Mary s'efforça de secouer sa tristesse. C'était un des principes de Godwin que seuls les êtres de nature faible et lâche s'abandonnent à la douleur et que celle-ci dure peu quand nous ne nous y complaisons pas secrètement par une sorte de cruelle vanité de souffrir. Sa fille partageait ses idées sur ce point. Le surlendemain de l'enterrement, elle écrivit dans son journal: Lu le quatrième chant de Childe Harold. Il pleut. Vu le Palais des Doges, le Pont des Soupirs, etc... À l'Académie avec Mrs Hoppner; vu quelques belles peintures. Visite à Lord Byron, où j'ai trouvé la Fornarina.
* * *
La Fornarina était la nouvelle maîtresse de Byron, fille à l'aspect populaire et sauvage. «Vous verrez qu'elle est belle, avait dit Byron à Shelley. De grands yeux noirs et un corps de Junon; des cheveux ondulés qui brillent au clair de lune; une de ces femmes qui par amour iraient jusqu'en Enfer. J'aime ces sortes d'animaux et j'aurais certainement préféré Médée à toutes les femmes du monde.»
C'était en effet un étrange animal que cette belle boulangère, et tout à fait indomptable. Elle était si féroce que les domestiques en avaient une folle terreur, même Tita, le gondolier géant du poète. Jalouse, insupportable, fausse comme un démon, et parfaitement ridicule depuis qu'elle avait voulu remplacer son beau châle par des robes élégantes et des chapeaux à plumes que Byron jetait au feu au fur et à mesure qu'elle les achetait. Mais il tolérait ses folies, parce qu'elle l'amusait. Il aimait sa vivacité, son accent vénitien, sa violence. Cette âme fruste et proche de la bête le reposait, croyait-il, mieux que tout autre du travail spirituel. Grâce à elle son poème avançait allègrement, dans un mouvement superbe, avec quelque chose de la naturelle et mouvante furie de l'océan et de la femme amoureuse.
Aux Shelley, qui étaient la civilisation même, cette admirable brute ne pouvait que déplaire. Ils échangèrent des regards attristés. Pendant les quelques jours qu'ils passèrent encore à Venise, Shelley vit de plus près la vie de Lord Byron et le jugea sévèrement. Le poète associait à ses débauches les femmes que ses gondoliers ramassaient dans les rues. Puis, mécontent de lui-même, il décrétait que l'homme est méprisable. Son cynisme ne parut plus à Shelley qu'un masque élégant pour sa bestialité.
Enfin les Shelley rentrèrent à Este, bien tristes d'y revenir sans leur petite fille. Pourtant la maison était gaie. Dans le jardin, une vigne en espalier conduisait à un charmant pavillon qui devint la retraite favorite du poète. De là on découvrait au premier plan le vieux château d'Este; puis, comme une mer verte, la plaine sans vagues de Lombardie, où de belles villas formaient des îlots baignés dans l'air vaporeux: dans le lointain la solitaire Padoue, et Venise dont les dômes et les campaniles frangés d'or brillaient dans un ciel de saphir.
Shelley travaillait; il avait commencé un «Prométhée délivré» un drame lyrique sur le livre de Job; il essayait de noter, en vers légers comme des coups d'aile, la mélancolique beauté de cette lumière automnale. Mais dès que tombait la délicieuse excitation du travail, il se sentait oublié, solitaire. Il lui semblait que de cette barque fragile qui emportait, sous un ciel étranger, le petit groupe de jeunes exilés chassés d'Angleterre par la tempête, la Douleur avait pris le gouvernail.
[1]Nom que Shelley et Mary donnaient à la petite Clara.
IX. LE CIMETIÈRE ROMAIN
Après un mois, il fallut rendre à Byron sa villa et lui ramener Allegra. La pluie et l'hiver inspirèrent à Shelley le désir d'émigrer vers le Sud. Il avait besoin, pour être heureux, de chaleur et de sympathie; climats et villes inconnues tentaient sa mélancolie.
La route de Rome serpentait au milieu de vignes déjà rougissantes. À chaque pas on rencontrait des attelages de bœufs blancs comme du lait, de virgilienne beauté. Ils traversèrent Ferrare, puis Bologne où ils virent tant d'églises, de statues et de tableaux qu'il leur sembla que leur cerveau devenait comme un portefeuille d'architecte ou un magasin d'estampes. Par Rimini, Spoleto, Terni, villes romantiques, ils arrivèrent dans la Campagne Romaine, parfaite solitude, à la fois charmante et sublime. Quand ils entrèrent dans la ville, un immense épervier plana au-dessus d'eux.
À Rome, la majestueuse tristesse des ruines les toucha. Shelley admira le cimetière anglais, près de la tombe de Cestius, le plus beau et le plus solennel qu'il eût jamais vu. Le vent faisait chanter les feuilles des arbres au-dessus des tombes de jeunes femmes et d'enfants. C'était le lieu où l'on eût souhaité dormir.
Après un voyage de trois semaines, ils arrivèrent à Naples et louèrent un logis d'où l'on découvrait la baie bleue, toujours semblable et toujours différente. Nuit et jour on voyait fumer légèrement le Vésuve, et la mer réfléchir ses flammes et son ombre. Le climat était celui d'un printemps anglais, bien que peut-être manquât ce crescendo continu de douceur qui donne tant de charme aux pays tempérés. Ils allèrent à Pompéï, à Salerne, à Pæstum, belles visions trop courtes qui laissaient dans l'esprit de blanches et confuses images comme un rêve à demi oublié. Malgré tant de beauté, ils n'étaient pas heureux.
Ils ne connaissaient personne, et le perpétuel isolement de leur petit groupe leur devenait pénible. Sous ce beau soleil, ils pensaient avec envie à Richemond, à Marlow, à Londres même. Qu'étaient ces montagnes et ce ciel bleu, sans un ami? Les plaisirs de société sont l'alpha et l'oméga de l'existence, et les paysages présents, si réels, si beaux soient-ils, s'évanouissent en fumée si l'on pense à des décors familiers, médiocres peut-être en eux-mêmes, mais sur lesquels le souvenir répand ses couleurs délicieuses.
Dans les rues, ils regardaient avec envie les pauvres gens, auxquels d'autres pauvres gens disaient bonjour. Shelley, qui se sentait si plein de tendresse pour les hommes, s'étonnait douloureusement de se trouver toujours seul au milieu d'eux. Mary surtout souffrait d'être partout «l'étrangère». Elle était de nouveau au début d'une grossesse; Claire lui devenait insupportable; et elle avait de graves ennuis domestiques. Son valet italien Paolo avait séduit la nourrice suisse. Elle voulait le forcer à l'épouser, et quand le coquin finit par y consentir, ce fut pour partir aussitôt avec sa femme en jurant de se venger. Puis Claire fut très malade, d'une étrange maladie que Mary comprit mal.
Mécontents, fatigués de Naples, ils décidèrent de retourner à Rome. Un perpétuel besoin de changement les agitait, comme le malade qui dans son lit cherche en vain une place fraîche et transporte sa fièvre avec son corps. La chaleur du printemps romain parut fatiguer le petit William. Le médecin leur conseilla de l'emmener rapidement plus au nord. Ils allaient partir quand brusquement un violent accès de dysenterie se déclara.
Pendant soixante heures Shelley ne quitta pas la main de son petit garçon. Il s'y était attaché de plus en plus. C'était un enfant intelligent, affectueux et sensible. Il avait de beaux cheveux blonds soyeux, un teint transparent, des yeux bleus, animés et sérieux. Quand il dormait, les femmes italiennes venaient, sur la pointe du pied, se le montrer les unes aux autres. Comme il était déjà en agonie, le médecin crut le sauver. Il vécut encore trois jours, puis à midi, par un soleil admirable, mourut.
On l'enterra dans le cimetière anglais dont son père, en traversant Rome, avait trouvé si charmante la silencieuse solitude. Le vent chantait encore dans les fouilles des arbres. Près d'une tombe antique, au milieu des fleurs et de l'herbe ensoleillée, Shelley vit disparaître son enfant mort.
Fanny... Harriet... la petite Clara... William... Il lui sembla qu'une atmosphère pestilentielle l'entourait et infectait les uns après les autres tous ceux qu'il aimait.
* * *
Le jeune couple sur lequel les Dieux semblaient se divertir à frapper à coups si durs, les avait jusque-là bravement supportés. Mais cette fois Mary abandonna la lutte.
Shelley l'emmena à la campagne, dans une belle villa. Tout lui était indifférent. Elle pensait à de petits pas sur le sable des plages napolitaines, à ces belles expressions naïves qui disent si vivement l'amour, l'étonnement et le plaisir. Immobile, les yeux fixés au loin dans une sorte de torpeur, elle ne sortait de son silence que pour s'inquiéter de la tombe romaine; elle voulait pour son bel enfant un bloc de marbre blanc, des fleurs.
Godwin, informé de sa tristesse, la lui reprocha. Par l'exhibition d'une douleur si banale elle diminuait son caractère; elle se mettait au rang de toute la masse de sort sexe. Que lui manquait-il? N'avait-elle pas l'homme de son choix, les biens de fortune et par là le moyen de se fendre utile à l'humanité? «Mais vous avez perdu un enfant, et tout le reste de l'univers, tout ce qui est bon, tout ce qui a droit à votre bienveillance, tout cela n'est rien parce qu'un enfant de trois ans est mort!»
Shelley lui-même se plaignait doucement: «Ma très chère Mary, où es-tu partie, me laissant tout seul dans ce monde aride? Ta forme est là, charmante, mais toi, tu t'es enfuie par la route solitaire qui conduit aux obscures retraites du chagrin...»
Pour lui, il avait ses retraites aériennes, et quand il s'y réfugiait le lugubre drame de sa vie n'était plus qu'un cauchemar absurde. Là il achevait son Prométhée, nouvelle transposition du thème unique de son œuvre: la lutte de l'Esprit contre la Matière, la lutte de l'homme libre contre le Monde. Jupiter y devenait une sorte de Lord Castlereagh; le Titan enchaîné un autre Shelley, victime remplie d'espérance, confiante dans le triomphe final du Bien. Les beaux ciels sans nuages, les tourbillons de vent tiède de l'Ouest, tout lui était prétexte à chanter cette foi désespérément optimiste qu'aucun malheur n'avait pu abattre: «Vent, fais de moi ta lyre, comme l'est cette forêt! Qu'importe si mes feuilles tombent comme les siennes!... Deviens par mes lèvres, pour la terre endormie, la trompette d'une prophétie! O, Vent, si l'Hiver vient, se peut-il que le Printemps soit loin?»
Quand le moment de l'accouchement de Mary approcha, ils partirent pour Florence, afin d'être à portée d'un bon médecin. Le meilleur fut Florence elle-même, ville où la solitude est sans amertume. À Florence on vit avec Dante; on s'assied à côté de Savonarole; on voit passer Giotto. Dans les églises, Brunelleschi et Donatello rivalisent encore amicalement. Les statues y vivent dans la rue avec plus de familiarité qu'ailleurs. Sur la place, le David vainqueur défie le Neptune imbécile et l'Hercule maladroit de Bandinelli. On souffre moins de ne pas connaître les enfants qui passent, devant ceux de Della Robbia.
Shelley aimait à regarder la ville des hauteurs de San Miniato. Les toits roses dessinaient leurs formes précises; l'Arno gonflé par les pluies roulait ses eaux jaunes entre les vieilles maisons qui semblaient une foule humaine accourue sur les rives et sur les ponts; dans le lointain la vallée découvrait un horizon de collines bleuâtres.
Dans cette atmosphère toute chargée d'esprit. Mary reprenait quelque goût pour la vie. À la pension de famille elle parlait avec les «gens de dessous». Son accouchement fut heureux et rapide. Quand elle se vit de nouveau avec un bébé dans les bras, elle sourit pour la première fois depuis la mort de William.
Elle appela son fils Percy-Florence.
X. ANY WIFE TO ANY HUSBAND
Tout dans la vie arrive par séries. Un ami en amène un autre. Mary et Percy, qui avaient tant souffert de la solitude, se trouvèrent soudain, sans l'avoir cherché, le centre d'un petit groupe animé et agréable.
Le hasard avait fait ce miracle. D'abord Shelley avait recommencé à souffrir de sa douleur dans le côté. Le vent des Apennins, si rude l'hiver à Florence, lui était pénible, et le médecin lui avait conseillé d'aller vivre à Pise, mieux abritée.
Là un de ses cousins, Tom Medwin, était venu le rejoindre. C'était un ancien officier de l'armée des Indes qui, se piquant de littérature, avait eu l'idée de chercher la société du seul lettré de la famille. Il était parfaitement ennuyeux, mais brave homme, et il présenta aux Shelley un couple charmant, les Williams.
Edward Williams était, comme Medwin, un ancien officier de dragons. Il avait dû donner sa démission à cause, disait-il, de sa mauvaise santé. C'était un garçon franc, très simple, sans prétentions, et s'intéressant à tout. Il plut beaucoup aux Shelley, et sa femme leur parut délicieuse, très jolie, de manières raffinées, excellente musicienne. Tout de suite ce fut entre les deux ménages une profonde sympathie, et les Shelley connurent enfin cette douce vie de visites spontanées, d'éloges délicats, de confiance qui fait le charme des vraies amitiés.
Dès qu'un groupe existe, les isolés s'y agrègent. Il leur vint un Irlandais, le comte Taaffe; un Grec, le Prince Mavrocordato, et un extraordinaire prêtre italien au diabolique et pénétrant visage d'inquisiteur de Venise, le Révérend Professeur Pacchiani, dit le Diable de Pise, abbé sans religion et professeur sans chaire, grand amateur de femmes et de tableaux, antiquaire, procureur, connaisseur et entremetteur universel. C'était l'homme qui trouve toujours un Palazzo à louer et touche sa commission du locataire et du propriétaire, recommande un professeur d'italien et partage avec lui le prix des leçons et glisse mystérieusement à l'Anglais de passage le nom d'un Marchese désireux de vendre un Andrea del Sarto.
Familier d'une maison le jour même où il y pénétrait, Pacchiani appelait Mary et son amie Jane, «le belle Inglese» et les amusait en leur racontant l'histoire intime des grandes familles de Pise dont il était l'ami et le confesseur.
* * *
Un des récits de l'abbé émut vivement Shelley. Le comte Viviani, l'un des hommes les plus importants de la ville, venait de se remarier avec une femme beaucoup plus jeune que lui; il avait eu de sa première femme deux filles charmantes, et la nouvelle comtesse, jalouse de la beauté de ces jeunes filles, avait obtenu de son mari qu'il les enfermât dans deux couvents de Pise jusqu'à ce que quelqu'un consentît à les épouser sans dot. Le professeur, qui avait connu les «contessine» depuis leur enfance, parlait avec enthousiasme de leur beauté et de leur esprit. L'aînée surtout, Emilia, était une sorte de génie.
«Poverina! disait Pacchiani. Elle est là comme un oiseau en cage. Elle voit ses jeunes années passer sans but, elle qui était faite pour l'amour. Hier, elle arrosait quelques fleurs dans sa cellule: «Oui, leur disait-elle, vous êtes nées pour végéter, mais nous, êtres pensants, nous sommes faits pour agir et non pour nous flétrir sur place...» Ce couvent de Sainte-Anne est un affreux endroit; en ce moment-ci les pensionnaires y grelottent de froid et n'ont pour se chauffer que quelques cendres sur un récipient de terre. Vous auriez pitié d'elles.»
Ce récit réveilla en Shelley tous ses sentiments de chevalier errant, endormis depuis quelques années dans la paix de la vie conjugale. Il posa mille questions, et montra tant d'indignation contre le vieux comte, tant d'intérêt pour la belle victime que Pacchiani, qui ne pouvait résister au délicieux plaisir de s'entremettre, suprême sensualité des vieillards, proposa de l'emmener au couvent de Sainte-Anne.
C'était en effet une misérable maison; les visiteurs traversèrent un portail en ruines; l'abbé alla chercher Emilia, et bientôt Méphistophélès revint avec Marguerite. Il n'avait pas exagéré la beauté de la jeune fille; ses cheveux noirs étaient noués simplement comme ceux d'une muse grecque: son profil sans défaut semblait l'œuvre d'un parfait sculpteur; la pâleur du teint faisait ressortir l'éclat des yeux qui possédaient cette expression à demi-endormie et profondément voluptueuse, où certaines Italiennes surpassent les Orientales.
Dès qu'elle entra dans le triste parloir, Shelley sentit qu'il l'aimait. Amour qui n'était pas un désir charnel, mais un besoin de se sacrifier, d'admirer, de se sacrifier pour ce qu'on admire. Il conservait toujours à l'arrière-plan de sa sensibilité cette image de parfaite beauté physique unie à la beauté morale, ce mythe d'une femme charmante et opprimée dont il serait le chevalier, Andromède de ce Persée, princesse de ce saint Georges, mythe qui était au fond de tous les sentiments amoureux qu'il avait éprouvés, qui lui avait fait enlever Harriet pour la soustraire à son père, aimer Mary parce qu'elle était malheureuse, mélange aux proportions, inconnues de lui-même, de sensualité et de pitié, sentiment peut-être trouble à l'origine, mais qu'il avait su purifier, et qui exaltait au plus haut point sa puissance de création poétique.
Il avait cru longtemps trouver en Mary cette amante mystique et elle en était sans doute aussi peu différente qu'une femme peut l'être d'une déesse. Pour la première fois peut-être, le personnage réel que la brume shelleyenne dévoilait en se dissipant, coïncidait presque avec son image idéale. Pourtant, la vie en commun lui avait fait découvrir en elle des traits qui ne pouvaient guère appartenir à la divine vision. Mary mère de famille, ménagère, était plus sèche, plus pratique que la jeune fille héroïque et tendre de Skinner Street. Ce que Shelley avait appelé sa netteté d'esprit n'était pas loin d'être de la froideur; sa jalousie allait parfois jusqu'à une véritable mesquinerie. Surtout il la connaissait trop bien pour pouvoir encore attacher ses rêveries à une image devenue si précise.
Mais en cette belle, en cette mystérieuse Emilia, la déesse pouvait s'incarner parce qu'il ne savait rien d'elle. Il rencontrait enfin dans ce couvent étranger la vision admirable et fugitive qu'il poursuivait depuis l'adolescence et qui, chaque fois qu'il croyait la saisir, s'évanouissait pour le laisser en présence d'une femme de chair qui blessait sa sensibilité.
En entrant dans le parloir, Emilia s'adressa à un oiseau qui se trouvait là dans une cage et lui tint un discours qui parut à Shelley le plus poétique du monde.
«Pauvre petit! Tu meurs de langueur! Comme je te plains! Comme tu dois souffrir en entendant les troupes de tes semblables qui t'appellent et partent sur les vents pour des pays inconnus! Comme moi, tu dois finir ici ta misérable destinée... Oh! que ne puis-je te délivrer!» Elle improvisait volontiers ainsi, à l'italienne, des sortes de poèmes parlés qui ne manquaient ni d'abondance, ni de force. Shelley la trouva géniale. Il lui demanda la permission de revenir, de lui amener sa femme, sa belle-sœur; elle y consentit volontiers.
En racontant cette visite à Mary, il ne lui cacha pas les sentiments qu'il avait éprouvés. Tous deux étaient grands lecteurs de Platon, et Mary connaissait cet amour qui n'est que la contemplation de la Suprême Beauté. Elle eut préféré cependant que cette contemplation eût pris pour objet ure statue, ou que Shelley, comme Dante, n'eût jamais parlé à sa Béatrice. Cependant, quand Shelley la pria d'aller voir la belle captive, elle l'accompagna volontiers.
Elle reconnut qu'Emilia était belle, très «statue grecque», et d'une éloquence assez surprenante, mais au fond de son cœur elle pensa qu'elle préférait la pudique réserve des Anglaises à ce trop expansif génie italien. Elle trouva qu'Emilia parlait fort, que ses gestes, expressifs sans doute, l'étaient au point de manquer de grâce, et qu'elle était surtout agréable quand elle restait silencieuse. Elle se garda de laisser paraître ces impressions, et lui témoigna beaucoup d'amitié.
Claire, plus sensible, fut conquise comme Shelley. Tandis que Mary apportait à la captive de petits cadeaux, des livres, une chaîne d'or, Claire, qui était pauvre, offrit ce qu'elle pouvait: des leçons d'anglais qu'Emilia accepta avec joie. Une incessante correspondance commença entre le couvent et Pise; ce n'était que «Chère sœur!... Mary adorée!... Sensible Percy!... Caro fratello», et même (dans un sens mystique, cela se doit entendre) «adorato sposo». Cependant la «chère sœur Mary» paraissait parfois un peu froide. «Mais votre mari me dit que cette froideur apparente n'est que la cendre qui couvre un cœur affectueux.»
La vérité était que la chère sœur Mary s'énervait un peu. Shelley était en train de construire autour d'Emilia un de ces mondes imaginaires où il aimait à s'évader; il composait pour elle un grand poème d'amour qu'il voulait aussi mystérieux que la Vita Nuova de Dante ou les sonnets de Shakespeare. Il y proclamait sa doctrine de l'amour:
«Je n'ai jamais été de cette grande secte qui tient que chacun doit choisir une maîtresse ou un ami et livrer tout le reste à l'oubli, si beau, si sage que soit ce reste. Tel pourtant est le culte de ces pauvres esclaves qui cheminent fatigués par la grand' route du monde vers leur demeure parmi les morts, et font, avec un seul ami enchaîné, parfois avec un jaloux ennemi, le plus long et le plus aride des voyages. L'amour vrai diffère en ceci de l'or et de l'argile que le diviser ne le diminue point. L'amour est comme l'intelligence, plus vive si elle contemple plus de vérités... Étroit le cœur qui n'aime, d'esprit qui ne contemple qu'un objet.»
Il y faisait d'Emilia un portrait qui n'était qu'un hymne à la beauté de la captive, «au parfum tiède qui s'exhalait d'elle et qui rassasiait le vent fané, senteur sauvage, trop aiguë pour être sentie... À la gloire de sa divine personne qui tremblait au travers de ses membres ainsi que derrière une nuée, dans le ciel paisible de juin, la lune tremble inextinguiblement belle.»
«Épouse, sœur, ange, pilote de ce destin dont la course fut si privée d'étoiles... Emilia, un vaisseau se balance dans le port...» Et c'était la plus passionnée des invitations au voyage vers un pays irréel et charmant: «Là, nous nous confondrons en un seul être; nos souffles se mêleront, nos poitrines s'uniront, nos artères battront ensemble, extase si douce qu'on en meurt.»
Bien que Mary se répétât, pour se rassurer, que toutes ces belles choses s'adressaient à l'essence divine d'Emilia et non à une jolie bile aux cheveux noirs, il lui était pénible de voir Shelley travailler avec une si grande exaltation. Heureusement le travail de composition l'absorbait assez pour ne pas lui laisser le temps de rendre visite à son héroïne. Et tandis que ce platonique amant accumulait les images vaporeuses, Emilia recevait du Comte, son père, des propositions tout à fait cyniques.
Le comte Viviani avait trouvé un époux qui consentait à la prendre sans dot; il exigeait qu'elle se décidât. Le mari était peu tentant; c'était un certain Biondi qui vivait dans un château lointain, en plein pays de marécages. Elle ne l'avait jamais vu et ne devait pas le voir avant le jour du mariage. Ces fiançailles à la turque étaient bien dégoûtantes, mais que pouvait-elle espérer? Le Roi des Elfes, marié à la très réelle Mary, ne la tirerait certes pas de son cachot. Si elle épousait ce Biondi, peut-être trouverait-elle là le point de départ d'une vie plus heureuse? Si l'homme lui déplaisait, elle en rencontrerait d'autres, et il devait bien y avoir des «cavaliers servant»» jusqu'au milieu des marécages.
Avant d'avoir terminé son poème, Shelley apprit qu'elle se mariait.
* * *
Six mois plus tard, Mary écrivait à une amie: «Emilia a épousé Biondi; on dit qu'elle rend la vie dure à lui et à sa mère. La conclusion de notre amitié «a la italiana» me rappelle cette nursery ryhtme:
... J'ai rencontré une jolie fille
Qui me fit une révérence.
Je lui donnai des gâteaux;
Je lui donnai du vin;
Je lui donnai du sucre candi,
Mais oh! la méchante fille!
Elle me demanda du brandy!
«Remplacez le brandy par ce qu'il faut pour l'acheter (et pas une petite somme) et vous saurez toute l'histoire des amours platoniques de Shelley.»
Et Shelley ajoutait: «Je ne puis plus supporter la vue de mon poème. La personne que je chantais était une Nuée et non une Déesse. Je crois que l'on est toujours amoureux d'une chose ou d'une autre; terreur, et je confesse qu'elle n'est pas facile à éviter pour un esprit en chair et en os, consiste à chercher dans une enveloppe mortelle l'image de ce qui peut-être est éternel.»
XI. LE CAVALIER SERVANT
Pendant les premiers temps qui avaient suivi son départ de Venise, Claire avait eu des nouvelles d'Allegra assez régulièrement, par les Hoppner. La petite souffrait du froid. Elle était devenue tranquille et sérieuse comme une petite vieille, et Mrs Hoppner était d'avis qu'il eût mieux valu ne pas la laisser à Venise. Mais il était impossible d'avoir une conversation utile avec son père qui se plongeait de plus en plus dans la débauche.
Puis quelques mois se passèrent sans aucune nouvelle. Très anxieuse, Claire écrivit des lettres de plus en plus pressantes, sans pouvoir arracher une réponse à la femme du consul devenue étrangement silencieuse. Enfin elle sut que de grands changements s'étaient produits dans la vie de Byron. Cela avait commencé par une maladie assez grave qui l'avait forcé à rester au lit. Hoppner, qui lui tenait compagnie, lui avait alors raconté que ses amours, loin de scandaliser encore le monde vénitien, comme il le croyait et l'espérait, divertissaient maintenant les «conversazioni» à ses dépens. On le disait joué et volé par les filles rusées qui se moquaient de lui dans leur patois. Don Juan était entré dans une grande fureur, et sur-le-champ toutes les prêtresses du Palais Mocenigo avaient été renvoyées à leurs antres respectifs.
Dès sa convalescence on avait revu Byron dans les salons de Venise, longtemps abandonnés par lui. Là il avait rencontré la plus jolie femme de la saison, la petite comtesse Guiccioli, charmante blonde de dix-sept ans qui venait d'épouser un noble barbon. Le Pèlerin l'avait trouvée bien faite, la poitrine surtout admirable. Dès le premier jour, en sortant du salon, il lui avait glissé un papier qu'elle avait fort adroitement pris. C'était un rendez-vous. Elle y était venue. Celui qui disait l'aimer était un grand poète, jeune, beau, noble et riche. Entourée de mille enchantements, elle avait tout cédé, aussitôt, sans combat.
Quelques jours plus tard, le comte Guiccioli avait emmené sa femme à Ravenne et Teresa avait prié Byron de la suivre: «La charmante oubliait qu'on peut siffler un homme n'importe où avant... mais après!» L'idée de l'amour romanesque et constant lui était odieuse. Il n'avait pas bougé et s'était senti assez fier de son refus.
De Ravenne, elle lui avait écrit qu'elle était très malade, et où l'amour avait échoué, la pitié avait soudain réussi. Don Juan s'était mis en route, non sans s'arrêter à Ferrare et autres villes pour admirer les beautés locales. Bien qu'il feignît l'indifférence et même l'ennui, il accourait d'assez bon gré. Les femmes intelligentes, comme Lady Byron ou Claire, le fatiguaient vite; il méprisait trop ce sexe pour demander à une maîtresse d'être une compagne intellectuelle. Les belles boulangères et marchandes de Venise étaient pourtant d'une espèce trop différente de la sienne. Mais la comtesse Guiccioli unissait une reposante et affectueuse sottise aux grâces d'une femme bien née: elle fixa sans trop de peine l'éternel fugitif. Don Juan devint pour elle un garde-malade fidèle et même sentimental. «Si je la perdais, écrivait-il alors, je perdrais un être qui a couru de grands risques pour moi et que j'ai toutes raisons d'aimer. Je ne sais ce que je ferais réellement si elle mourait, mais je devrais me faire sauter la cervelle, et j'espère que je le ferais.»
Quand sa conquérante conquête dut quitter Ravenne pour Bologne, il la suivit. Il était devenu le classique sigisbée: «Mais je ne puis dire que je ne sente pas la dégradation. Mieux vaut être un planteur maladroit, mieux vaut être un trappeur ou n'importe quoi, plutôt qu'un flatteur d'oisives ou un porteur d'éventails... Et pourtant me voici cavalier servant! By the Holy! C'est une étrange sensation.»
* * *
Claire apprit toute cette histoire et que Byron avait fait venir Allegra à Bologne. L'idée que sa fille vivait dans la maison de la nouvelle maîtresse de Byron, d'une femme qui n'avait aucune raison de l'aimer et quelques-unes peut-être de la haïr, l'épouvanta. Elle écrivit une lettre passionnée pour demander à la reprendre, Byron répondit: «Je désapprouve si complètement le mode d'éducation des enfants adopté dans la famille Shelley que je croirais, en vous envoyer ma fille à l'hôpital... Ou elle ira en Angleterre, ou je la mettrai dans un couvent. Mais elle ne me quittera pas pour mourir de faim ou d'une indigestion de fruits verts, et pour être élevée à croire que Dieu n'existe pas.»
En recevant cette lettre, Claire nota amèrement dans son journal: «Lettre de Lord Byron sur les fruits verts et Dieu», mais elle pleura beaucoup. Allegra dans un couvent de nonnes italiennes, si dépourvues de toute notion de propreté et de tout amour des enfants, ce projet lui paraissait affreux. Elle adressa à Byron des lettres désespérées, violentes, presque insolentes et il écrivit à Shelley pour se plaindre de cette attitude et pour l'avertir qu'à l'avenir il refuserait de correspondre avec elle.
«Je ne sais, répondit Shelley, ce que contiennent les lettres de Claire. J'en ai vu une ou deux, mais comme je les trouvais extrêmement absurdes et enfantines, je l'ai priée de ne pas les envoyer et elle m'a dit qu'elle en avait écrit et envoyé d'autres. Je m'étonne que vous vous laissiez irriter par ce qu'écrit Claire... il est naturel qu'elle ait désiré voir sa fille. Que son désappointement l'irrite et que son irritation lui fasse écrire des absurdités, tout cela est dans l'ordre naturel des choses. Pauvre petite, elle est malheureuse et mal portante, et devrait être traitée avec autant d'indulgence que possible. Les esprits faibles et légers ont ceci de commun avec les Rois qu'ils ne sont jamais responsables.»
Il avait besoin lui-même de cette hauteur de vues pour dominer les querelles de femmes qui troublaient sa propre maison. Mary était de plus en plus nerveuse. Godwin l'accablait de demandes d'argent auxquelles Shelley était décidé à ne plus répondre. Il avait donné à son beau-père près de cinq mille livres sans aucun résultat et avait acquis à ce prix élevé une amère sagesse, une pénible connaissance de ce caractère sans beauté. Comme les lettres de reproches de Godwin faisaient tourner le lait de Mary, il informa le philosophe qu'il les intercepterait désormais et les supprimerait si elles traitaient de la question financière: «Mary n'a pas et ne doit pas avoir d'argent à sa disposition. Si elle en avait, la malheureuse, elle vous donnerait tout. Un tel père, je veux dire un génie tel que le vôtre, ne doit pas manquer de sujets à traiter avec une telle fille. Je n'ai pas besoin de vous dire que le fait de cesser de lui écrire, maintenant que vos lettres ne peuvent plus rien vous rapporter, ne pourrait être interprété que d'une seule manière.» Ariel devenait dur.
Mary inquiète pour son père, Claire inquiète pour son enfant étaient exaspérées l'une et l'autre. Leur commune admiration pour le seul homme de la maison était beaucoup plus un obstacle qu'un secours pour leur affection. Mary faisait tout pour que Claire se sentît gênante et celle-ci finit une fois encore par se résigner. Une vieille dame anglaise lui trouva un poste de gouvernante à Florence; elle partit.
Shelley lui écrivit de longues et tendres lettres. Encore qu'elles fussent innocentes, il ne les montrait pas à Mary et pria Claire de ne pas y faire allusion quand elle écrivait à sa sœur. Ce manque de franchise lui était pénible. Il avait conçu l'amour comme une communauté d'idées et d'action si continue que les explications même eussent été inutiles entre amants. Mais ce que la vie lui avait apporté était moins parfait et devait être accepté. La vérité à l'état pur est un poison mortel pour certains esprits; et Mary ne la supportait que très diluée.
XII. R. B. HOPPNER À BYRON
Venise, 16 septembre 1920.
«Mon cher Lord, vous êtes surpris, et avec raison, du changement de mon opinion sur Shiloh[1]: elle n'est certainement plus ce qu'elle était. Mais, si je vous découvre cet horrible secret, je compte que vous laisserez les Shelley ignorer que vous le connaissez, cela autant pour cette malheureuse femme que pour Mrs Hoppner et moi-même. Je suis certain que vous trouverez cette demande assez raisonnable pour vous y conformer et je veux maintenant vous divulguer la vérité. Pour le bien d'Allegra il est nécessaire que vous sachiez, car cela vous fortifiera dans la noble résolution prise par vous de ne plus la confier à sa mère.
«Sachez donc qu'au temps où les Shelley séjournaient ici, Claire était enceinte des œuvres de Shelley. Vous vous souvenez d'avoir entendu qu'elle était constamment malade et toujours surveillée par un médecin; je suis assez peu charitable pour croire que la quantité de médicaments qu'elle absorbait alors n'avait pas pour seul but de restaurer sa santé. Je comprends aussi pourquoi elle préférait rester seule à Este malgré sa crainte des fantômes et des voleurs, plutôt que d'être ici avec les Shelley.
«Quoi qu'il en soit, ils partirent d'ici pour Naples où, une nuit, Shelley fut appelé auprès de Claire très malade. Sa femme naturellement trouva étrange que ce fût lui qu'on appelât; bien qu'elle ignorât la nature de leurs relations, elle avait eu des preuves suffisantes de l'indifférence de Shelley et de la haine de Claire à son égard. Comme Shelley désirait qu'elle se tînt tranquille, elle n'osa pas intervenir.
«On envoya chercher une sage-femme et le digne couple, qui n'avait fait aucun préparatif pour recevoir l'être infortuné qui allait être mis au monde, paya cette femme pour l'emporter aux Enfants-Trouvés, où l'enfant fut placé une demi-heure après sa naissance. Ils durent aussi acheter le silence du médecin au prix d'une somme considérable. Pendant tout le temps que Claire fut couchée, Mrs Shelley exprima une grande anxiété à son sujet, mais ne put l'approcher. Ces brutes, au lieu de la remercier de l'intérêt porté à Claire par au moins quelques expressions bienveillantes, n'ont fait depuis qu'accentuer leur haine, se conduisant envers elle de la façon la plus odieuse, et Claire a fait tout ce qu'elle a pu pour la faire abandonner par son mari.
«La pauvre Mrs Shelley, quelques soupçons qu'elle puisse avoir, ne sait rien de l'aventure de Naples et comme cela ne ferait qu'ajouter à son malheur, il vaut mieux qu'elle ne sache pas. Nous tenons tout ce récit d'Élise; elle a passé ici l'été avec une dame anglaise, qui en disait le plus grand bien. Elle nous a raconté aussi que Claire n'hésite pas à dire à Mrs Shelley qu'elle souhaite sa mort, ni à demander à Shelley en sa présence comment il peut vivre avec une telle créature.
«Je crois qu'après ce récit, vous ne vous étonnerez plus de ma mauvaise opinion de Shelley. Je reconnais ses talents, mais je ne puis croire qu'un homme puisse être, comme vous le dites, «antimoral jusqu'à la folie» et avoir de l'honneur. J'ai entendu parler de l'honneur des voleurs, mais cela ne signifie que leur propre intérêt, et bien qu'il puisse être de l'intérêt de Shelley de paraître aussi respectable que possible avec les opinions qu'il professe publiquement, il est clair pour moi que l'honneur n'inspire pas une seule de ses actions. Je crains que cette lettre ne soit écrite dans un style incohérent, mais je ne puis me persuader de reprendre une seconde fois ce répugnant sujet. J'espère que vous vous efforcerez de la comprendre comme elle est... Adieu my dear Lord, croyez-moi votre fidèle serviteur.»
R. B. Hoppner.
Byron à Hoppner.
«Mon cher Hoppner, vos lettres et papiers sont bien arrivés, quoique lentement, ayant manqué un courrier. L'histoire Shiloh est vraie certainement, quoique Élise ne soit ici qu'une sorte de témoignage du ministère public. Vous vous souvenez du grand désir qu'elle montrait de retourner chez eux, maintenant elle les quitte et les injurie. Quant aux faits il ne peut y avoir guère de doutes. Cela leur ressemble tant. Soyez certain que je suivrai votre conseil. Toujours fidèlement à vous.»
Byron.
[1]Surnom que Byron donnait à Shelley.
XIII. SILENCE DE LORD BYRON
Shelley, que Byron avait invité à venir le voit à Ravenne pour y parler de choses importantes, trouva le Pèlerin en brillante condition. Le visage, jadis fatigué par les débauches de Venise, avait un bel air de santé. Le règne de la Guiccioli avait écarté les aventures dégradantes. Le valet Fletcher lui-même avait replis de l'embonpoint, ainsi qu'une ombre s'engraisse avec le corps qui la produit.
La maison était splendide, le train royal. Dans l'escalier de marbre, Shelley rencontra des animaux de toute espèce qui vivaient là comme chez eux. Huit énormes chiens, trois singes, cinq chats, un aigle, un perroquet, et un faucon y réglaient leurs querelles en famille. Les écuries contenaient dix chevaux.
Byron le reçut avec de grandes démonstrations d'amitié et les deux amis passèrent la nuit entière à se lire des poèmes et à les discuter. Les nouveaux chants de Don Juan parurent à Shelley admirables. Le contact du génie de Lord Byron le désespérait toujours. À côté de ces constructions si vigoureuses, ses propres vers lui paraissaient bien frêles. Il dit à Byron qu'il le jugeait digne d'écrire une épopée qui fût pour notre époque ce que l'Iliade était pour les Grecs. Mais Byron affectait de mépriser la postérité et de ne s'intéresser à là poésie qu'à partir de mille guinées le chant.
Une fois de plus l'Ascète dut s'adapter au mode de vie du Magnifique. Lever à midi, breakfast à deux heures et travail jusqu'à six heures du soir. Promenade à cheval de six heures à huit heures, dîner, puis conversation jusqu'à six heures du matin.
Byron ne parla pas que de ses poèmes. Dès le premier jour, d'un air amical, il mit Shelley au courant des fâcheuses histoires qui circulaient parmi la colonie anglaise d'Italie, et, bien qu'il eût promis aux Hoppner de ne pas les découvrir, il montra la lettre qui contenait les accusations d'Élise. Il affirma d'ailleurs qu'il n'avait jamais cru à cette absurde histoire, mais le crédit si légèrement accordé aux calomniateurs par les Hoppner attrista profondément Shelley. Il écrivit aussitôt à sa femme.
* * *
Shelley à Mary Shelley.
... Lord Byron m'a parlé d'une histoire qui m'agite au plus haut point parce qu'elle montre une méchanceté si désespérée que je ne puis me l'expliquer. Quand j'entends de telles choses, ma patience et ma philosophie sont mises à sévère épreuve et je dois me retenir pour ne pas chercher quelque obscure retraite où je puisse ne plus jamais apercevoir le visage d'un homme. Il paraît qu'Élise (là il racontait à Mary toutes les accusations contenues dans la lettre de Hoppner)... Imaginez combien il est pénible pour une nature aussi faible et aussi sensitive que la mienne de continuer à lutter dans ces conditions au milieu de cette diabolique société des hommes. Vous devriez écrire à Hoppner une lettre réfutant l'accusation et citant les preuves de vos assertions, si, bien entendu, vous croyez, savez, et pouvez prouver que cette accusation est fausse. Je n'ai pas besoin de vous dicter ce que vous devriez dire, ni, je pense, de vous inspirer la chaleur nécessaire pour réfuter une calomnie que vous seule pouvez réfuter complètement. Envoyez-moi la lettre ici et je la ferai suivre aux Hoppner.
Mary Shelley à Shelley.
My dear Shelley. Bien qu'affectée au-delà de toute mesure, j'ai immédiatement écrit la lettre ci-jointe. Si la tâche n'est pas trop horrible, copiez-la pour moi; je ne puis pas. Copiez aussi le fragment de votre lettre qui contient l'accusation; j'ai essayé de l'écrire mais n'ai pas pu. Je crois que j'aurais pu plutôt mourir. J'envoie aussi la dernière lettre d'Élise. Joignez-la, ou non, comme vous le jugerez meilleur. Je vous avais écrit hier soir dans des sentiments bien différents, oh! mon ami bien-aimé. Notre barque est vraiment secouée par la tempête, mais aimez-moi comme vous l'avez toujours fait, que Dieu me garde mes enfants et nous aurons assez de force pour résister à nos ennemis...
Adieu, très chéri, prenez bien soin de vous-même. Tout va bien malgré tout. Pour moi le choc est passé et je méprise la calomnie, mais elle ne doit pas rester sans contradiction. Je remercie sincèrement Lord Byron pour la bienveillance avec laquelle il a refusé d'y croire.
P.—S.—Ne me croyez pas imprudente pour avoir parlé de la maladie de Claire à Naples. Il est bon de regarder les faits en face. Ils sont aussi rusés que méchants. J'ai relu ma lettre que j'ai écrite en hâte, mais il valait mieux exprimer les sentiments dans leur première vigueur.
Mary Shelley à Mrs Hoppner.
Après un silence de deux ans, je m'adresse à vous de nouveau et je regrette amèrement de devoir vous écrire dans de telles circonstances... J'écris pour défendre des calomnies les plus odieuses celui auquel j'ai le bonheur d'être unie, que j'aime et estime au-dessus de toute créature vivante; et c'est à vous que je dois écrire ceci, à vous qui avez été si bonne, et à Mr Hoppner, alors qu'il m'était si agréable de penser que je ne vous devais à tous deux que de la gratitude. C'est vraiment une tâche bien pénible.
Shelley est en ce moment en visite chez Lord Byron à Ravenne et j'ai reçu aujourd'hui une lettre qui fait trembler ma main au point que je peux à peine tenir ma plume... On dit que Claire a été la maîtresse de Shelley, que... Sur mon honneur je vous jure que je ne puis écrire ces mots. Je vous envoie une partie de la lettre de Shelley pour que vous voyiez ce que je vais réfuter, mais je mourrais plutôt que de copier quelque chose de si vil, de si méchant, de si faux, de si monstrueux au-delà de toute imagination.
Mais que vous ayez pu le croire, que mon bien-aimé Shelley ait pu être ainsi calomnié dans votre esprit, lui le plus fin et le plus délicat des hommes, cela m'est plus pénible oh! beaucoup plus pénible que les mots ne peuvent l'exprimer. Ai-je besoin de vous dire que l'union entre mon mari et moi-même n'a jamais été troublée? L'amour a causé notre première imprudence, un amour qui, augmenté par l'estime, par une parfaite confiance de l'un dans l'autre, n'a fait que grandir et ne connaît plus de bornes...
Ceux qui me connaissent bien ne croient toujours sur parole. Il n'y a pas longtemps que mon père me disait dans une de ses lettres qu'il ne m'a jamais entendu dire un mensonge. Mais à vous qui, bien que vous ayez si facilement accueilli le mensonge, serez peut-être plus sourds à la vérité, à vous je jure par tout ce qui m'est sacré au ciel et sur la terre, par un serment que je mourrais d'écrire s'il s'agissait d'un mensonge; je jure par la vie de mon enfant, par mon bien-aimé enfant, que je sais que tout cela est faux.
N'en ai-je pas assez dit pour vous convaincre et n'êtes-vous pas convaincus? Réparez, je vous en supplie, le mal que vous avez fait, en retirant votre bienveillance à un être aussi vil que cette Élise, et en m'écrivant que vous ne croyez plus à rien de son infâme récit. Vous avez été bons pour nous et je ne l'oublierai jamais, mais je demande justice. Vous devez me croire et, je vous en prie solennellement, soyez assez justes pour confesser que vous me croyez.
Shelley montra cette lettre à Byron et lui demanda l'adresse des Hoppner, mais Byron le pria de lui laisser le soin de la faire parvenir.
«Les Hoppner» dit-il «m'avaient arraché la promesse de ne pas vous parler de cette histoire; en leur confessant ouvertement que je n'ai pas tenu mon serment, je dois observer quelques formes. C'est pourquoi je désire envoyer la lettre moi-même. Mes commentaires, d'ailleurs, ne lui donneront que plus de poids».
Shelley y consentit volontiers et remit la lettre à son hôte. Mary ne reçut jamais de réponse [1].
* * *
La question importante dont Byron avait voulu entretenir Shelley était le sort d'Allegra au cas où lui, Byron, quitterait Ravenne. La comtesse Guiccioli désirait partir pour la Suisse; Byron, qui préférait la Toscane, pria Shelley d'écrire à la comtesse pour lui peindre la vie de Florence et de Pise de façon assez plaisante pour qu'elle acceptât de s'y rendre.
Shelley n'avait jamais vu la maîtresse de son ami, mais il était si habitué à ce qu'on le priât d'intervenir dans les affaires de tous ceux qu'il connaissait, qu'il n'hésita pas à écrire la lettre demandée. Elle fut si vigoureuse qu'elle emporta la place. Brusquement il fut décidé que Byron et son amie rejoindraient les Shelley à Pise. Quant à Allegra, Byron acceptait de l'y emmener aussi. Claire n'y étant plus, il ne voyait aucun obstacle.
Avant de quitter Ravenne, Shelley alla voir l'enfant au couvent de Bagna-Cavallo. Il la trouva plus grande, mais aussi plus délicate et plus pâle. Ses beaux cheveux noirs tombaient en boucles sur ses épaules. Elle paraissait au milieu de ses compagnes un être d'une race plus fine et plus noble. Une sorte de sérieux contemplatif s'était superposé à son ancienne vivacité.
Elle fut d'abord timide, mais Shelley lui ayant donné une chaîne d'or, qu'il avait rapportée pour elle de Ravenne, elle devint plus familière. Elle le guida dans le jardin du couvent, en courant et en sautant à la corde, si vite qu'il pouvait à peine la suivre. Elle lui montra son petit lit, sa chaise. Il lui demanda ce qu'il fallait dire à sa maman.
—Che mi manda un baccio e un bel vestituro.
—E come voi il vestituro sia fatto?
—Tutte di seta e d'oro.
Et à son papa.
—Che venga farmi un visitino e che porta seco la mammina [2].
Message difficile à transmettre à son noble père.
Le trait dominant de l'enfant parut à Shelley être la vanité. Elle était peu cultivée, mais elle savait beaucoup de prières par cœur, parlait du Paradis, en rêvait, et connaissait de prodigieuses listes de Saints. Cette éducation plaisait à Byron.
[1]Après la mort de lord Byron, la lettre de Mary fut retrouvée parmi les papiers de celui-ci; il avait suivi la méthode la plus sûre pour sauvegarder sa tranquillité.
[2]Qu'il vienne me faire une petite visite et qu'il amène avec lui ma maman.
XIV. MIRANDA
«L'arrivée prochaine du noble Pèlerin avait mis dans le petit cercle de Pise l'agréable agitation que créent toujours autour d'eux les souverains en voyage. Mary, sur l'ordre de Shelley, avait loué la plus belle maison libre de la ville: le Palais Lanfranchi. Avec l'aide de ses amis Williams, elle s'était occupée de mettre cette vieille bâtisse en état de recevoir Lord Byron. Bientôt la Guiccioli arriva en avant-garde avec le comte Gamba son père, et les Shelley l'accueillirent. Cette jolie petite Italienne, sentimentale et puérile, les surprit beaucoup et agréablement. «Voici une charmante femme, dit Shelley, qui, si je connais un peu la nature humaine et mon Byron, regrettera bientôt sa folle imprudence.»
Enfin Don Juan lui-même parut. Tout Pise était aux fenêtres pour voir passer le Diable Anglais et sa ménagerie. Le défilé méritait d'être vu: cinq voitures, sept domestiques, neuf chevaux; chiens, singes, paons et ibis à la suite. Les Shelley étaient inquiets de l'impression qu'allait produire leur palais, mais celui-ci plut. Byron déclara qu'il aimait cette vieille demeure moyenâgeuse. Elle était du XIVe siècle, mais le noble Lord avait toujours mêlé les styles. Surtout les caves humides et sombres lui semblèrent romantiques à souhait. Il les baptisa souterrains et cachots, y fit descendre des coussins et s'y installa pour dormir.
Dès son arrivée, il devint le centre mondain du petit groupe de Pise; Shelley en resta le centre moral. On allait chez Byron par curiosité, par admiration; chez Shelley par sympathie. Shelley, levé très tôt, lisait jusqu'à midi Goethe, Spinoza ou Calderon; puis il gagnait la forêt de pins et dans cette solitude parfaite travaillait jusqu'au soir. Byron se levait à midi, déjeunait sobrement, allait se promener à cheval et tirait au pistolet. Le soir, il faisait visite à sa maîtresse, rentrait à onze heures, se mettait à travailler et composait souvent jusqu'à deux ou trois heures du matin. Puis enfiévré, excité, il se couchait, dormait mal et restait au lit toute la matinée.
Il avait tout de suite été recherché par la colonie anglaise de Pise. Les plus puritains ne pouvaient longtemps tenir rigueur à un Lord authentique qui leur apportait sur un sol étranger un si délicieux abrégé des Vanités Britanniques. Son désir de scandaliser ne montrait-il pas d'ailleurs le respect le plus orthodoxe? Si l'indifférence est une offense, le défi n'est-il pas au contraire une forme de l'humilité? Ne voyait-on pas qu'il ne pouvait vivre sans salons à visiter, femmes à courtiser, dîners à rendre? On lui fut très indulgent. Mais quand il voulut imposer Shelley, la résistance fut obstinée. Shelley, dans le monde, s'ennuyait et le laissait voir. En morale on devinait qu'il préférait l'Esprit à la Lettre, qu'il croyait à la Rédemption plus volontiers qu'au Péché Originel. La foi dans la perfectibilité de l'homme est la plus impardonnable; elle obligerait à vouloir. La frivolité qui la flaire de loin en poursuit toujours la destruction; les femmes vraiment distinguées traitèrent les Shelley en suspects.
Lui s'en moquait bien, préférant mille fois l'air frais de la nuit à l'atmosphère enfumée d'une salle de jeu. Mais Mary voulait être invitée. Une Mrs Beckett donnait des bals, «étant, disait Byron, affligée d'une litière de sept filles, toutes à l'âge où ces animaux doivent danser pour leur subsistance». C'était une idée fixe de Mary que de voir un bal de Mrs Beckett. «Tout le monde y va», disait-elle. Shelley navré regardait le ciel: «Tout le monde! Quel est ce monstre mythique? L'avez-vous jamais vu, Mary?» Pour plaire à «Tout le monde» elle tenta même d'assister au service du pasteur anglican. Mais il prêcha contre les athées en la regardant avec une telle insistance que, malgré toute son ardeur conformiste, elle sentit que sa dignité d'épouse ne lui permettait pas d'y retourner.
Ces soucis mondains, ces dîners, ces bals étaient aux yeux de Shelley d'une incroyable vulgarité. À vingt ans, la frivolité lui avait paru criminelle; il en était arrivé à la juger méprisable; c'était plus grave. Pour fuir des reproches et des regrets qui lui semblaient si ridicules, il se réfugiait chez les Williams. Là, il lui semblait retrouver l'harmonieuse et tendre atmosphère qui lui était nécessaire. Edward Williams était gai, généreux, sans aucune mesquinerie. Quant à Jane, sa grâce, sa douceur, le calme de ses mouvements, la beauté apaisante de sa voix en faisaient un être reposant et aimable comme un beau jardin. Peut-être eût-elle moins plu au Shelley de vingt ans qui rêvait d'une vierge ardente et forte, mais il demandait maintenant à la femme moins la force que l'oubli.
Elle chantait et sa belle voix emportait pour un instant Shelley loin de ses tragiques souvenirs et de son froid ménage. Comme jadis, blessé par Harriet, il avait regardé avec un plaisir infini le visage de Mary tout chargé de douces promesses; maintenant, las de trouver Mary à son tour plaintive et imparfaite, il aimait à contempler en Jane une mortelle image de l'Antigone que sans doute il avait aimée dans une vie antérieure.
Seulement il ne croyait plus comme autrefois qu'il fallût tout briser pour tout reconstruire, abandonner Mary pour fuir avec Jane. Celle-ci était mariée avec un honnête homme dont il voulait demeurer le loyal ami. Mary était une bonne et malheureuse femme dont il fallait ménager la sensibilité. Il aimait Jane, mais d'un amour tout immatériel, sans espoir, presque sans désir.
Elle se prêtait d'ailleurs adroitement à ce jeu chevaleresque, passait sa main sur le front de Shelley et s'efforçait de guérir sa triste passion par de douces et magiques effluves. Ce jeune couple était une source merveilleuse de bonheur et d'amitié à laquelle il paraissait juste qu'un poète fatigué d'avoir beaucoup souffert pût venir calmer sa fièvre. Jane et Edward étaient Ferdinand et Miranda, le beau couple princier, et Shelley leur fidèle Ariel. Autour des amants heureux peut voltiger l'esprit captif et pur.
* * *
Les Williams avaient souvent parlé à Shelley d'un de leurs amis, Trelawny, homme extraordinaire, corsaire, pirate, qui, à vingt-neuf ans, avait parcouru toutes les mers du globe, et désirait vivement se joindre à la petite colonie de Pise. Trelawny les accablait de lettres: «Si je viens, pourrai-je connaître Shelley? Et surtout pourrai-je connaître Byron? Est-il possible de l'approcher?»
Williams qui, étant devenu leur familier, avait tout à fait dépouillé les deux poètes du prestige du mystère et de la difficulté, répondait avec un peu d'impatience: «Vous les verrez certainement. Shelley est l'homme du monde le plus simple... Quant à Byron, cela dépend entièrement de vous.»
Trelawny arriva à Pise un soir assez tard et rendit aussitôt visite à ses amis Williams; comme ils étaient tous trois en conversation animée, il aperçut par la porte entrebâillée et dans l'obscurité deux yeux brillants fixés sur les siens; Jane se leva et dit en riant: «Entrez, Shelley, c'est notre ami Trelawny qui vient d'arriver.»
Timide, rougissant, Shelley entra et serra chaleureusement les deux mains du marin. Trelawny le regarda avec surprise, ne pouvant croire que ces traits féminins fussent ceux d'un homme de génie et d'un révolté, honni comme un monstre en Angleterre et privé de ses droits paternels par le Lord Chancelier. Shelley, de son côté, admirait cette tête sauvage et hardie, cette noire moustache de corsaire, ce beau visage à demi arabe. Tous deux étaient si étonnés qu'ils ne trouvaient rien à se dire. Pour sortir d'un silence embarrassant, Jane demanda à Shelley quel livre il avait en mains.
—Le Magico Prodigioso de Calderon; je suis en train de traduire quelques pages.
—Oh! lisez-les nous.
Aussitôt Shelley, débarrassé de cette présentation, de cette cérémonie qui l'ennuyait et qui pour lui se passait dans un monde irréel, s'en échappa avec joie et se mit à traduire à livre ouvert avec une perfection de forme, une sûreté d'expression telles que Trelawny cette fois ne douta plus.
La lecture terminée, Trelawny leva la tête et, ne voyant plus le lecteur, demanda: «Mais, où est-il?»
—Qui? dit Jane. Shelley? Oh! il va et vient comme un esprit, personne ne sait ni où ni comment.
Le lendemain, Shelley lui-même emmena Trelawny chez Byron. Là le décor était différent: vestibule de marbre, escalier géant, laquais et chiens hostiles. Trelawny, comme tout le monde, trouva dans la personne de Byron toute l'apparence du génie, mais la conversation du grand homme le frappa par sa banalité. Il paraissait jouer un rôle, et un rôle suranné, celui du roué de la Régence: il racontait des histoires d'acteurs, de buveurs, de boxeurs, et comment il avait traversé à la nage l'Hellespont. Ce dernier exploit surtout lui tenait à cœur.
À trois heures on amena les chevaux; après une assez longue promenade, on s'arrêta dans une petite auberge; un domestique apporta des pistolets; et derrière la maison, une canne fut plantée dans le sol, une pièce de monnaie fixée dans une fente en son sommet. Byron, Shelley et Trelawny tirèrent alors et tous très bien; Trelawny fut content de voir que Shelley, malgré son apparence féminine, maniait le pistolet en homme.
En revenant on parla de littérature, de rimes riches. Trelawny cita en exemple deux strophes de Don Juan et s'acquit ainsi l'estime de Byron qui vint trotter à côté de lui.
—Allons, dit-il, confessez que vous vous attendiez à trouver en moi un Timon d'Athènes ou un Timour le Tartare et que vous êtes surpris de découvrir un homme du monde, jamais sérieux, raillant toutes choses.
Il murmura à mi-voix:
Le monde est une botte de foin,
Les hommes des ânes qui se la disputent...
* * *
Trelawny rentra avec Shelley et Mary.
—Comme Byron est différent de ce qu'on attend de lui, leur dit-il; il n'est pas, mystérieux: il parle trop librement; il dit des choses qu'il vaudrait mieux taire. Il paraît jaloux et impulsif comme une femme, et peut-être plus, dangereux.
—Mary, dit Shelley, Trelawny a déjà démasqué Byron. Comme nous avons été stupides! Comme cela nous a pris longtemps!
—C'est, dit Mary, que Trelawny vit avec les vivants, nous avec les morts.
XV. LES DISCIPLES
Le marin qui était venu à Pise pour admirer deux grands hommes, s'y trouva au contraire assez vite admiré par eux. Il est vrai que quand il n'était pas là, Byron disait: «Si nous pouvions lui apprendre à se laver les mains et à ne pas mentir, nous ferions de lui un gentleman.» Mais, le plus souvent il le traitait avec un grand respect. Comme tous les artistes, Byron et Shelley ne créaient que pour se consoler de ne pouvoir vivre. Et l'homme d'action apparaissait à ces deux hommes de fiction comme un phénomène étrange et enviable.
Shelley le consultait sur l'emploi des termes nautiques et dessinait avec lui, sur le sable des rives de l'Arno, des quilles, des voiles et des cartes marines. «J'ai manqué ma vie, disait-il, j'aurais dû être marin.—On ne peut faire un marin d'un homme qui ne fume, ni ne jure,» répondait Trelawny.
Byron, corsaire imaginaire, aurait voulu apprendre du corsaire réel les vraies habitudes de la profession et faisait effort devant lui pour paraître audacieux et cynique en paroles. Trelawny, qui s'était vite aperçu de l'influence qu'il exerçait, se promit de la mettre au service de Shelley.
—Savez-vous, dit-il un jour, que vous pourriez faire beaucoup de bien à Shelley en parlant de lui dans un de vos prochains ouvrages, comme vous l'avez fait pour des gens qui avaient moins de talent que lui?
Byron prit un air mécontent:
—Tous les métiers ont leur secret, Trelawny. Si nous faisons l'éloge d'un auteur populaire, il nous paie de même monnaie, capital et intérêts. Mais Shelley? Mauvais placement... Qui lit Shelley? D'ailleurs s'il renonçait à ses dissertations métaphysiques, il n'aurait pas besoin de moi.
—Mais pourquoi vos amis le traitent-ils si cavalièrement? Quand ils le rencontrent chez vous, ils ne daignent même pas le remarquer. Il est aussi bien né et aussi bien élevé qu'eux... De quoi ont-ils peur?
Byron sourit, hocha la tête et dit avec mystère à l'oreille de Trelawny:
—Shelley n'est pas un chrétien.
—Et vos amis?
—Demandez-leur.
—Pour moi, dit Trelawny, si je rencontrais le Diable à votre table, je le traiterais comme un de vos amis.
Le Pèlerin le regarda sévèrement pour voir si le rapprochement était voulu, puis, poussant son cheval près de lui, se pencha et dit tout bas avec un air de crainte et de respect parfaitement joué:
—Le Diable est Personne Royale.
* * *
Avec les Williams, Trelawny mettait au point ses observations. Ils représentaient à eux trois le chœur de la tragédie, bonnes gens qui, ne se sentant pas faits pour des rôles de premier plan, trouvent grand plaisir à juger les protagonistes.
—On croirait, disait Trelawny, que Byron est jaloux de Shelley. Pourtant l'éditeur de Byron doit faire appeler la police pour protéger sa maison les jours où il publie un nouveau chant de Childe Harold, et le pauvre Shelley ne se connaît pas dix lecteurs; Byron a la fortune, la noblesse, la beauté, la gloire, l'amour...
—Oui, dit Williams, mais Byron est l'esclave de son humeur, et de toute femme un peu décidée. Shelley, dans sa coquille de noix, se met en travers du torrent de l'Arno et refuse d'être emporté. Il ne l'est pas. Ses idées sont fermes; il a une doctrine. Byron est incapable d'en conserver une deux heures de suite. Il le sait bien et n'est pas près de se le pardonner. Ce qui s'entend au ton triomphal sur lequel il parle des malheurs de Shelley.
—Byron, dit Jane, est un enfant gâté... Aucun des deux ne connaît les hommes; Shelley les aime trop, Byron pas assez.
—Ce qui est terrible en Shelley, dit Trelawny, c'est qu'il n'a à aucun degré l'instinct de la conservation... L'autre jour, comme je plongeais devant lui dans l'Arno, il me dit qu'il regrettait de ne pas savoir nager... «Essayez, lui dis-je... Mettez-vous sur le dos; vous flotterez.» Il s'est déshabillé et a sauté sans aucune hésitation. Mais il est allé tout droit au fond et il est resté là sans faire un mouvement, comme une anguille dans la vase... Si je ne l'avais repêché, il y serait mort...»
Jane soupira; elle n'ignorait pas que l'idée du suicide hantait Shelley. Il racontait souvent que presque tous ceux qu'il avait aimés étaient morts de cette façon.
—Pourtant, il ne paraît pas malheureux.
—Non, parce qu'il vit dans ses rêves, mais dans la vie réelle croyez-vous qu'il ne souffre pas de son impuissance à faire régner ses idées, de ses œuvres sans public, de son ménage imparfait? La mort doit lui apparaître comme un réveil après un cauchemar.
—Il croit à une existence future, dit Trelawny. Ceux qui le décrivent comme un athée le connaissent mal. Il m'a dit souvent que la philosophie française du siècle dernier lui apparaît maintenant comme tout à fait fausse et pernicieuse. En lui Platon et Dante ont vaincu Diderot. Et pourtant il ne regrette pas son attitude envers les doctrines établies... Je lui ai demandé: «Pourquoi vous dites-vous athée? Cela vous empêche de faire figure dans le monde.» Il m'a répondu: «C'est un Diable peint pour effrayer les imbéciles.»
Ainsi discourait le chœur, unanime, et peut-être ne voyait-il pas que son adoration pour Shelley était faîte pour une bonne part de l'échec temporel de celui-ci. L'homme aime plus volontiers ce qu'il peut plaindre que ce qu'il doit envier. Il trouve dans le spectacle d'un échec immérité d'agréables arguments pour expliquer sa propre malchance. Et le mélange de l'admiration et de la piété est une des plus sûres recettes de l'affection. Il eût fallu sans doute bien de la modestie à Williams et à Trelawny pour aimer le brillant Byron comme ils aimaient le pauvre Shelley.
Tandis que les disciples parlaient du maître absent, il travaillait dans la forêt de pins qui borde les faubourgs de Pise. Là, le vent de la mer ayant renversé un grand arbre au-dessus d'un étang ce tronc suspendu au-dessus de la rive formait un abri naturel sous lequel Shelley, comme un oiseau sauvage, se nichait. L'approche de son antre était montrée de loin par les feuilles éparses sur le sol et couvertes de strophes inachevées.
Quand il oubliait dans sa rêverie l'heure du dîner et sa propre existence. Mary allait à sa recherche; Trelawny l'accompagnait: il s'était constitué le chevalier servant de cette femme abandonnée et lui faisait une cour de pirate qui divertissait l'honnête femme. Fatiguée, elle s'asseyait à l'entrée du bois et Trelawny partait à la chasse au poète. Un jour, il le trouva si absorbé par une vision lointaine qu'il n'osa pas l'en éveiller avant d'avoir attiré son attention en faisant craquer les aiguilles sèches des pins. Il ramassa un Eschyle, un Shakespeare, puis un papier griffonné: À Jane, avec me guitare, mais il ne put déchiffrer que les deux premières lignes:
Ariel to Miranda
Take this slave
Of music...
Il appela Shelley, qui tourna la tête et dit faiblement: «Hello! entrez.»
—Voici donc votre salle de travail?
—Oui, et ces arbres sont mes livres. Quand on compose il ne faut pas que l'attention soit divisée. Dans une maison il n'y a pas de solitude: une porte qui se ferme, un bruit de pas, une sonnette font écho dans l'esprit, dissolvent les visions.
—Ici vous avez les bruits de la rivière, les oiseaux.
—La rivière coule comme le temps et les sons de la nature sont apaisants. Seul l'animal humain est discordant et me gêne... Oh! qu'il est difficile de concevoir pourquoi nous sommes ici, perpétuels tourments pour nous-mêmes et pour les autres!
Trelawny l'interrompit pour lui rappeler que sa femme inquiète attendait à l'orée du bois. Il se leva d'un bond, ramassa des livres, des papiers, en bourra ses poches et son chapeau et soupira: «Pauvre Mary, elle n'a pas de chance, elle ne peut supporter la solitude ni moi la société... Une vivante attelée avec un mort.» Et il partit de son allure glissante d'Esprit des Bois et des Forêts.
En retrouvant Mary il voulut s'excuser, mais bien qu'elle eût été vraiment inquiète, elle avait la godwinesque pudeur qui dissimule toute émotion, et plaisanta: «Quelle oie sauvage vous faites, Percy! Si j'ai pensé à autre chose qu'à mon livre, c'est à l'Opéra, à la nouvelle robe que j'attends de Florence, surtout à la couronne de lierre pour mes cheveux, et pas à vous, grand serin! Quand j'ai quitté la maison, mes souliers de satin n'étaient pas arrivés... Voilà qui est important.»
Mais il y avait toujours quelque chose de dissonant dans la gaieté de Mary.
XVI. SAMUEL XIII, 23
Byron, après avoir promis à Shelley d'amener Allegra à Pise, était arrivé sans elle et Claire, qui était venue de Florence rôder autour de la ville dans l'espoir d'apercevoir sa fille, devint bien inquiète quand elle sut que celle-ci avait été laissée à ce couvent de Bagna-Cavallo dont ses amis italiens lui faisaient une peinture sinistre. La maison était construite au milieu des marais de la Romagne, dans le climat le plus malsain; l'hygiène y était ignorée, la nourriture détestable, le chauffage inconnu. Claire ne pouvait plus voir un feu sans penser que sa pauvre chérie n'en avait pas.
La douleur maternelle amena cette petite femme orgueilleuse à un renoncement presque sublime. Elle écrivit à Byron qu'elle accepterait de ne jamais revoir Allegra de sa vie, s'il consentait à la faire élever dans une bonne école anglaise. «Je ne puis résister plus longtemps, disait-elle, à un sentiment intérieur, inexplicable, angoissant, qui me dit que je ne la verrai plus.»
Byron ne répondit pas. Quelques amis conseillèrent à Claire d'enlever sa fille, mais Shelley lui demanda d'avoir de la patience. Tout en partageant ses sentiments sur la cruauté de Byron, il désapprouvait toute folle véhémence: «Lord Byron est inflexible et vous êtes en son pouvoir. Souvenez-vous, Claire, que vous avez jadis repoussé mes conseils avec un mépris immérité et qu'aujourd'hui vous le regrettez inutilement. Ceci est le second de mes livres sibyllins. Si vous attendez le troisième, il coûtera peut-être plus cher encore.»
Il fit une démarche auprès de Byron, mais celui-ci, dès qu'il entendit le nom de Claire, eut un mouvement d'impatience: «Oh! dit-il, les femmes ne peuvent vivre sans faire de scènes.» Shelley lui fit part de ce que Claire avait appris au sujet de l'hygiène du couvent: «Qu'en sais-je? dit Byron. Je n'y ai jamais été.» Puis, quand les angoisses de Claire, ses appréhensions lui furent décrites, un sourire de diabolique satisfaction passa sur son visage.
—J'ai dû me contenir pour ne pas le frapper, dit Shelley, en sortant, à un vieil ami anglais. J'étais furieux et j'avais tort. Il ne peut pas plus s'empêcher d'être ce qu'il est que cette porte d'être une porte.
—Votre fatalisme est tout à fait absurde, dit le vieux gentleman. Si je fouettais cette porte, elle resterait porte, mais si Lord Byron était bien fouetté, il deviendrait aussi humain qu'il est inhumain. C'est la faiblesse de ses amis qui fait de lui ce tyran insolent.
En apprenant l'insuccès de cette démarche, Claire parut si désespérée que Shelley et même Mary jugèrent impossibles de la laisser à Florence chez des étrangers. Ils avaient l'intention d'aller passer les mois d'été au bord de la mer avec les Williams; ils l'invitèrent à venir avec eux.
Shelley se promettait un grand plaisir de cette villégiature; Williams et lui avaient obtenu de Trelawny qu'il leur fit construire un bateau à Gênes par un de ses amis, le capitaine Roberts. D'avance ils l'avaient baptisé le Don Juan, en l'honneur de Byron. Celui-ci avait à son tour commandé un yacht plus grand: le Bolivar. Shelley et Williams se voyaient déjà maîtres de la Méditerranée. Leurs femmes étaient moins enthousiastes. Pendant que leurs maris dessinaient sur le sable des cartes marines, elles se promenaient ensemble, philosophaient et cueillaient des violettes le long des chemins.
—Je déteste ce bateau, disait Mary.
—Oh! moi aussi, répondait Jane, mais ce que vous diriez ne servirait à rien et gâterait leur plaisir.
Pour rendre ce beau projet réel, il ne fallait que deux maisons au bord de la mer. Shelley et Williams les cherchèrent en vain. Lord Byron qui voulait un palais, dut tout de suite y renoncer, mais même des maisons de pêcheurs furent introuvables. Williams et sa femme décidèrent de faire une dernière expédition et, pour distraire Claire de ses soucis, ils lui demandèrent de les accompagner.
Ils étaient partis depuis quelques heures à peine quand Lord Byron écrivit à Shelley qu'il avait reçu de mauvaises nouvelles d'Allegra. Il y avait eu une épidémie de typhus en Romagne. Les nonnes n'avaient pris aucune mesure préventive. L'enfant, déjà faible et fatiguée, avait contracté la fièvre. Elle était morte. «Je ne crois pas, ajoutait-il, avoir rien à me reprocher; je suis certain en tous cas de mes intentions et de mes sentiments. Il y a des moments où nous pensons qu'en faisant ceci ou cela les événements auraient pu être évités, mais chaque jour, chaque heure nous montré qu'ils sont inévitables. Je suppose que le Temps fera son œuvre: la Mort a fait la sienne.»
Ils allèrent lui rendre visite. Il était plus pâle encore, mais plus calme aussi qu'à son habitude.
Deux jours plus tard, les Williams avec Claire revinrent de leur voyage. Shelley, craignant quelque acte violent de Claire si elle apprenait son malheur tandis qu'elle se trouvait près de Byron, résolut de ne rien lui dire avant le départ. Williams n'avait pas trouvé les deux maisons meublées qu'il cherchait; sur toute la côte le seul logis libre était une grande bâtisse, la Casa Magni, non meublée et assez délabrée, avec une sorte de terrasse balayée par les flots.
Shelley, qui voulait à tout prix éloigner Claire, décida qu'il fallait louer Casa Magni. Les deux ménages habiteraient ensemble. C'était incommode? Peu importait. Il n'y avait pas de meubles? On en transporterait de Pise. Dans ces moments où sa volonté était employée tout entière, rien ne lui résistait. C'était un torrent. «Je vais, disait-il, jusqu'à ce que quelque chose m'arrête. Mais rien ne m'arrête.»
La douane, les bateliers soulevèrent mille difficultés. Il les surmonta toutes, par la seule force d'une idée ferme qui ne tient aucun compte du monde extérieur, et en quelques jours, les deux familles furent transportées au bord de la mer.
* * *
Casa Magni était une maison toute blanche, bâtie presque au milieu des flots et adossée à une forêt. Une terrasse supportée par des arches surplombait l'admirable golfe de la Spezzia. Le rez-de-chaussée était inhabitable, envahi par la mer dès que celle-ci devenait un peu forte. On ne pouvait y placer que des engins de pêche, des rames. Au premier, une grande salle à manger s'ouvrait d'un côté sur la chambre des Williams, de l'autre sur deux petites chambres qui furent l'une celle de Shelley, l'autre celle de Mary et de Claire.
C'était insuffisant et le premier soir ils échangèrent des impressions assez tristes. Les vagues gémissaient contre les roches avec un bruit lugubre. Les Williams et les Shelley pensaient au malheur de Claire. Elle, qui ne se doutait de rien, attribuait leur mauvaise humeur à la gêne qu'imposait sa présence dans une maison déjà trop petite. Elle le dit et offrit de retourner à Florence. Les deux ménages se récrièrent; Jane murmura quelque chose à Mary; elles se levèrent et allèrent vers la chambre de Williams; bientôt Shelley les y rejoignit. Claire s'approcha; elle les vit dans un coin en conversation animée qui s'arrêta dès qu'on l'aperçut. Alors sans qu'un seul mot eût été prononcé, elle dit: «Allegra est morte?»
Le lendemain, elle écrivit à Byron une lettre terrible-que celui-ci renvoya à Shelley en se plaignant de la dureté de Claire et en le priant de dire à celle-ci qu'il était prêt à lui laisser régler les funérailles et la sépulture de leur enfant. Elle répondit avec une sombre ironie qu'elle s'en rapportait désormais à lui: elle ne demandait plus qu'une boucle et qu'un portrait. Byron, devenu d'une étonnante soumission, lui fit parvenir assez vite une jolie miniature et quelques mèches blondes. Elle dit adieu à ses amis de Casa Magni et retourna à Florence pour vivre au milieu d'étrangers qui, ne connaissant rien de sa douleur, la réveilleraient moins souvent.
Le noble Lord décida de faire enterrer sa fille en Angleterre, dans l'église de Harrow, et de placer sur le mur au-dessus de sa tombe une tablette de marbre avec ces mots:
À la mémoire d'Allegra
Fille de George Gordon Lord Byron
Morte à Bagna-Cavallo, le 20 avril 1822
Âgée de cinq ans et six mois.
J'irai à elle, mais elle ne
reviendra plus à moi.
2nd. Samuel XIII, 23.
Mais le vicaire de Harrow et plusieurs membres du Conseil de fabrique trouvèrent immoral de recevoir dans leur église une enfant naturelle, surtout si une inscription révélait le nom de son père. La fille de Claire fut donc enterrée hors de l'église, et sans inscription, comme il convenait.
Lord Byron, qui n'avait jamais été au couvent de Bagna-Cavallo quand Allegra s'y trouvait, alla visiter, quelque temps après la mort de l'enfant, ces lieux auxquels des sentiments assez vifs, dont ils avaient été l'occasion, donnaient désormais pour lui couleur sentimentale et romantique. Il y trouva le prétexte d'une belle méditation sur la mort et sur lui-même. «J'irai à elle, mais elle ne reviendra pas à moi.» Le second Samuel avait raison.
XVII. LE REFUGE
Casa Magni enchantait Shelley. Il en aimait la sauvage solitude, la forêt derrière la maison, la baie rocheuse et boisée, les pauvres villages de pêcheurs.
Mary s'y sentait perdue et malheureuse. Enceinte une fois de plus, écœurée, inquiète, elle aurait voulu vivre dans une ville, près d'un médecin. Les rudes habitants de la côte, leur patois incompréhensible lui déplaisaient autant que l'avait charmée la grâce toscane. La présence de Jane Williams, qu'elle avait trouvée si délicieuse à Pise, commençait à lui devenir pénible. Le ménage commun met les femmes à dure épreuve. Il y avait des plates querelles à propos de domestiques, de casseroles. Shelley parlait trop de la perfection de Jane et écrivait pour elle trop de divines sérénades.
À toutes les plaintes de sa femme, il répondait avec une constante bonne humeur. Doucement, tendrement, il la caressait et la consolait: «Pauvre Marie, disait-il, c'est le supplice de Tantale qu'une femme douée de telles qualités, d'une âme si pure, soit incapable d'inspirer une parfaite sympathie.»
Il savait qu'il ne la changerait pas, que son état physique expliquait beaucoup de ses faiblesses et il la supportait avec une patiente affection. Ce qu'elle lui reprochait surtout c'était sa complète indifférence à ce que tous les autres hommes, jugent désirable et digne d'effort. Elle l'admirait autant que le premier jour; en lui seul, elle sentait une force sur laquelle elle pouvait s'appuyer. Mais quelque chose d'indéfinissable faisait que cette force ne s'exerçait jamais au profit de Shelley lui-même. Il semblait que l'idée de son propre intérêt lui fût tout à fait étrangère. Sa personne n'était pas à ses yeux comme elle l'est pour tous les hommes, limitée par un trait précis, mais elle s'étendait par une sorte de frange lumineuse jusqu'à celle de ses amis, jusqu'à celle des inconnus même. Quant aux soucis et aux usages des sociétés humaines, il continuait à les ignorer.
Chaque mois il allait à Livourne chercher ses rentes. Il rapportait un sac plein d'écus qu'il vidait sur le plancher d'un coup. Puis avec la pelle à charbon, adroitement, il rassemblait les «scudi», en faisant une sorte de gâteau qu'il aplatissait de sa semelle. Avec la pelle il le coupait en deux. Une moitié était pour Mary; loyer et ménage. L'autre moitié était une fois encore divisée en deux: un quart allait à Mary pour ses dépenses personnelles, le dernier était pour Shelley. Mais Mary savait ce que voulait dire «pour Shelley», c'était pour Godwin (malgré tous les serments), pour Claire, pour les Hunt.
Un jour, Mary avait invité à venir déjeuner à Casa Magni on ne sait quels notables Anglais curieux de voir le poète. À l'heure du dîner Shelley n'était pas rentré et on se mit à table sans lui. Soudain une des dames poussa un cri: «Oh! my goodness!» et Mary, en se retournant, vit Shelley complètement nu qui traversait la salle à manger en cherchant à se dissimuler derrière la servante.
—Percy, dit-elle, comment osez-vous?
Elle fut imprudente car Shelley, se sentant injustement accusé, abandonna son refuge et vint près de la table pour se disculper. Les dames se cachèrent le visage dans leurs mains. Il était pourtant charmant, les cheveux pleins de varech, son corps fragile et humide parfumé par le sel marin. Mais Mary avait horreur de tels incidents.
* * *
Shelley et Williams attendaient avec une impatience d'enfants leur bateau, et toute voile étrangère qui, venant de Livourne, doublait le petit promontoire de Lerici, les attirait aussitôt sur la plage
Après la mort d'Allegra, Shelley avait écrit au capitaine Roberts de débaptiser le Don Juan et de le nommer l'Ariel. Tout ce qui rappelait Byron lui était devenu odieux. Sa surprise et sa colère furent grandes quand le petit yacht arriva portant sur sa voile, en lettres énormes: Don Juan. C'était l'œuvre de Byron qui, informé du changement et fort irrité, avait donné l'ordre à Roberts d'imposer, malgré tout, le sceau diabolique à la barque platonicienne. Avec eau tiède, savon, brosse, Shelley et Williams se mirent au travail pour laver l'infamie de leur pauvre bateau. Ils ne réussirent pas. Même la térébenthine fut essayée sans succès. Les spécialistes consultés dirent qu'il faudrait couper et recoudre la voile. Shelley ne céda pas et ce fut fait.
Le capitaine génois qui avait amené le bateau le trouvait bon, rapide, mais assez difficile à manœuvrer par mauvais temps. Williams et Shelley, enthousiastes incompétents, avaient imposé le modèle d'un yacht royal dont la ligne élégante les enchantait: il avait fallu deux tonnes de plomb pour l'équilibrer, et même ainsi il demeurait capricieux.
Les deux propriétaires de l'Ariel voulurent le monter seuls avec un mousse. Williams avait été trois ans dans la marine et prétendait s'y connaître. Shelley était maladroit comme une femme, mais plein de bonne volonté. Il s'empêtrait dans les cordages, lisait Sophocle en tenant la barre et manquait plusieurs fois par voyage de tomber par-dessus bord. Jamais il n'avait été aussi heureux. Quand Trelawny l'eût vu à l'œuvre, il prit Williams par le bras et lui conseilla de chercher un bon marin, connaissant bien cette baie. Williams fut très froissé. Il était capitaine et il avait Shelley.
—Shelley! Vous n'en ferez rien de bon tant que vous n'aurez pas coupé ses cheveux, jeté les Tragiques Grecs à la mer et plongé ses bras jusqu'au coude dans un baquet de goudron.
L'Ariel avait trop de tirant d'eau pour aborder sur la plage de Casa Magni. Williams, avec l'aide d'un charpentier, construisit un minuscule canot de toile goudronnée sur armature de bois qui permit d'aller du bateau au rivage. C'était une barque si fragile qu'elle chavirait au moindre mouvement. Elle devint le jouet favori de Shelley. Il adorait se laisser balancer par les vagues dans cette coquille légère.
Un soir, voyant sur la plage Jane avec ses deux enfants, il l'invita à monter dans sa nacelle: «Avec un peu de précaution, il y aura de la place pour tout le monde.» Elle se blottit au fond de la barque dont le bord descendit jusqu'à n'être plus qu'à une main de la surface; le moindre souffle du vent, le plus petit mouvement des enfants pouvait la faire chavirer.
Elle pensait que Shelley voulait seulement flotter sur les basses eaux du rivage, mais lui, fier de montrer à cette charmante femme ses talents de rameur, appuya sur ses avirons et fut bientôt dans les eaux bleues et profondes de la baie; là il s'arrêta et tomba dans une profonde rêverie. Jane fut saisie de la plus affreuse terreur; elle essaya de poser doucement quelques questions. Il ne répondit pas. Soudain il leva la tête, parut illuminé par une pensée soudaine et dit joyeusement: «Allons résoudre ensemble le grand mystère.»
Si Jane avait poussé un cri, ses enfants étaient perdus. Shelley eût fait un mouvement brusque, la barque aurait penché légèrement et les eaux les auraient enveloppés. Gaiement, légèrement, elle répondit: «Non, merci, pas maintenant; je voudrais dîner d'abord et les enfants aussi... D'ailleurs, voici Edward qui rentre avec Trelawny, ils seront surpris de nous trouver sortis et Edward dira que ce bateau n'est pas sûr.
—Pas sûr? dit Shelley vexé. J'irais à Livourne dedans; j'irais n'importe où.
Jane sentit que l'ange de la mort repliait ses ailes.
—Vous n'avez pas encore écrit les paroles de l'air indien? dit-elle négligemment.
—Si, mais il faut que vous me le jouiez encore...
Tout en parlant il ramenait le bateau vers les eaux basses. Aussitôt que Jane vit qu'elle avait pied, elle sauta dans l'eau avec ses enfants si rapidement que Shelley se trouva enfermé sur le sable et sous le canot comme un crabe dans sa carapace.
—Jane, êtes-vous folle? dit son mari en repêchant Shelley. Nous vous aurions ramenés à terre si vous aviez attendu un moment.
—Non, merci, je l'ai échappé belle... L'horrible cercueil. Je n'y mettrai plus les pieds. Résoudre le grand mystère! le plus grand de tous, c'est lui... Qui peut prévoir ce qu'il va faire?... Je voudrais être partie d'ici; je vis dans la terreur.
Mais le visage enfantin paraissait radieux et innocent. Il semblait que par ce bel été, rien ne pût gâter sa joie. Il aimait, le soir, naviguer avec ses amis dans l'Ariel au clair de lune. Mary, assise à ses pieds, la tête sur ses genoux, se souvenait que c'était ainsi, dix ans auparavant, qu'elle avait traversé avec lui la Manche démontée. Que d'événements pendant ces dix années! Combien la vie s'était révélée plus subtile, plus traîtresse qu'ils ne l'avaient tous deux imaginée!
Assise à l'arrière, Jane chantait une sérénade indienne en s'accompagnant sur sa guitare. Shelley regardait dans le ciel paisible de juin la frange brillante des nuages sous la douce clarté lunaire. Il ne pensait pas. Il sentait son esprit se dissoudre dans les rayons de lumière pure et froide, dans les parfums tièdes de la nuit. Sa personne charnelle s'abolissait dans une extase délicieuse. Il n'était plus qu'une ardente vapeur flottant dans l'espace avec allégresse. Les parfums du soir, les rayons de lune, la voix de Jane s'unissaient en une mystérieuse harmonie pour soutenir de leurs accords une divine musique intérieure. Quittant la terre pour un monde de formes plus fluides et plus pures, il avait rejoint ces beaux fantômes, ces cristallins palais, ces transparentes vapeurs qui avaient longtemps été pour lui la seule réalité. Il savait désormais qu'il existe un autre univers, rude et inflexible, mais dans ces hautes régions qu'animaient seuls la douceur ondoyante et liquide du chant et l'invisible mouvement des sphères lumineuses, jalousies de femmes, soucis d'argent, querelles politiques lui paraissaient choses si petites qu'elles ne pouvaient diminuer son incroyable bonheur. Il aurait voulu s'évanouir de plaisir et dire comme Faust au moment présent: «Oh! reste, tu es si beau!»
XVIII. ARIEL DÉLIVRÉ
Depuis longtemps Shelley désirait faire venir en Italie ses amis Hunt, auxquels leurs créanciers et leurs ennemis politiques rendaient, en Angleterre, la vie assez dure. Il était prêt à payer leur voyage, mais ses ressources ne lui permettaient pas d'entretenir un ménage et sept enfants. À force d'en parler à Byron, il obtint de celui-ci la promesse de fonder avec Hunt un journal libéral qui serait édité en Italie et publierait le premier toutes les œuvres de Byron. Ce seul privilège suffisait à assurer le succès du journal et la fortune de Hunt. C'était une offre très généreuse de la part de Byron qui n'avait rien à gagner à cette association, bien au contraire. Mais il alla plus loin; il consentit à céder aux Hunt le rez-de-chaussée de son palais de Pise que Shelley, de son côté, s'engagea à meubler pour eux. Tout était ainsi arrangé et la tribu des Hunt se mit en route.
Non sans peine, vers la fin de juin 1822, ils arrivèrent à Livourne. Dans le port, Trelawny les attendait sur le _Bolivar._ Shelley et Williams étaient venus sur l'_Ariel_ qui fit une entrée de grand style. Après de chaleureuses démonstrations de joie, la tribu, pilotée par Shelley, fut dirigée sur Pise, tandis que Williams attendait à Livourne le retour de son ami pour rentrer en bateau avec lui.
Malheureusement le premier contact des Hunt avec Byron fut désagréable. Bien qu'il jugeât ses idées politiques exagérées, il avait une certaine affection protectrice pour Hunt, honnête écrivain, bon père de famille, bon mari, bon homme. Mais il n'avait jamais pu souffrir sa femme Marianne qu'il jugeait vulgaire. C'était une de ces égalitaires qui passent leur vie à penser aux inégalités. Pour bien montrer qu'elle ne respectait pas en Byron le grand seigneur, elle le traita avec une insolence que l'homme le plus humble n'eût pas toléré. Avec l'aimable Guiccioli, elle prit les allures de matrone britannique. Byron demeura poli, mais glacial.
Au bout de vingt-quatre heures il était excédé. Les sept enfants couraient dans la maison, abîmaient tout, «Kraal de Hottendots, plus sales et plus malfaisants que des Yahoos.» Lord Byron regardait avec dégoût cette vermine humaine, et mettant en faction sur l'escalier son énorme bouledogue, lui disait: «Ne laissez aucun petit cockney venir de notre côté.» Déjà il était las du journal.
Shelley, qui devait repartir le jour même, ne voulut pas abandonner Hunt avant d'avoir arrangé ses affaires. Il adoucit Byron, prêcha Marianne, consola son ami et retarda son départ de jour en jour jusqu'à ce que tout fût réglé. Sa ténacité triomphait toujours de la hautaine langueur de Byron. Il obtint que le premier numéro du journal publierait la «Vision du Jugement» [1], ce qui le lancerait sûrement. Williams, qui attendait à Livourne, devenait impatient et nerveux. Il n'avait jamais été séparé de sa femme pendant un temps aussi long et se plaignait. Shelley lui envoyait billet sur billet pour expliquer son retard.
Ce début de juillet avait été d'une chaleur suffocante, «le soleil d'Italie au rire impitoyable». Les paysans avaient dû cesser de travailler dans les champs au milieu du jour. L'eau manquait et partout des processions de prêtres, portant les images saintes, imploraient le ciel d'un peu de pluie.
Le matin du 8, Shelley arriva avec Trelawny, alla à la banque, fit de nombreux achats dans les magasins pour l'approvisionnement de Casa Magni, puis les trois amis se dirigèrent ensemble vers le port. Trelawny, avec son Bolivar, voulait accompagner l'Ariel. Le ciel se couvrait peu à peu et une brise légère soufflait dans la direction de Lerici. Le capitaine Roberts dit qu'il y aurait bientôt un orage. Williams, qui avait hâte de partir, affirma qu'en sept heures ils seraient arrivés.
À midi, Shelley, Williams et leur mousse étaient à bord de l'Ariel; Trelawny, à bord du Bolivar, faisait ses préparatifs. Le bateau du garde-port les accosta pour vérifier leurs papiers: «Barchetta Don Juan? Capitaine Percy Shelley? Cela va bien.» Trelawny, qui n'avait pas son certificat sanitaire, essaya de passer outre: l'officier le menaça de quinze jours de quarantaine. Il offrit d'aller se mettre rapidement en règle, mais Williams ne tenait plus en place. D'ailleurs ils n'avaient pas de temps à perdre il était deux heures; il y avait peu de vent et ils arriveraient à grand' peine à la nuit tombante.
L'Ariel sortit presque en même temps que deux felouques italiennes. Trelawny mécontent se mit à l'ancre, fit amener ses voiles et avec une longue-vue suivit des yeux le bateau de ses amis. Son pilote génois lui dit: «Ils auraient dû partir ce matin, à trois ou quatre heures... ils se tiennent trop à la côte; le courant les y fixera.»
—Ils auront bientôt le vent de terre, doit Trelawny.
—Ils en auront peut-être beaucoup trop, dit le Génois; cette voilure sur un bateau sans pont, et sans un marin à bord, c'est une folie!... Regardez ces lignes noires là-bas, et les chiffons sales qui passent au-dessus, et cette fumée sur l'eau. Le Diable prépare un de ses tours.
Du bout de la jetée le capitaine Roberts, lui aussi, observait l'Ariel; quand il le perdit de vue, il monta sur le phare et vit l'orage s'avancer vers le petit bateau qui bientôt amena une partie de sa voilure; puis les nuages le cachèrent complètement.
Dans le port l'air était devenu brûlant et irrespirable; une sorte de calme pesant paraissait solidifier l'atmosphère. Trelawny accablé descendit dans sa cabine et, malgré lui, s'endormit. Au bout d'un instant, il fut réveillé par un bruit de chaînes; les matelots mouillaient une nouvelle ancre. Dans tout le port c'était l'agitation qui précède la tempête; on amenait des voiles et des mâts, on arrimait des câbles, des ancres grinçaient. Il faisait très noir. La mer était unie et sombre comme un bloc de plomb; des bouffées de vent la parcouraient sans la rider et de larges gouttes de pluie rebondissaient sur sa surface. Des barques de pêche passèrent à toute vitesse, dans un grand désordre; on entendait des coups de sifflet, des ordres, des cris. Soudain un coup de tonnerre formidable couvrit tous les bruits humains.
Quand quelques heures plus tard le ciel se fût éclairci, Trelawny et Roberts explorèrent longuement tout le golfe de leurs longues-vues; il n'y avait plus sur la mer un seul bateau.
* * *
De l'autre côté du golfe, les deux femmes attendaient des nouvelles. Mary était inquiète et mélancolique; cet été si chaud l'effrayait. C'était par un tel temps que son petit William était mort et elle regardait son bébé avec inquiétude. Il allait bien et buvait joyeusement mais elle, sur cette terrasse, devant le plus beau paysage du monde, ne pouvait s'empêcher de se sentir accablée de tristesse. Sans raison, ses yeux se remplissaient de larmes: «Enfin, pensait-elle, quand lui, quand mon Shelley reviendra, je serai heureuse, il me consolera; si son boy est malade, il le guérira et m'encouragera.»
Le lundi, Jane eut une lettre de son mari, datée du samedi: il disait Shelley toujours retenu à Pise: «S'il n'est pas ici lundi, je viendrai seul dans une felouque; attendez-moi lundi au plus tard.» Le jour où cette lettre arriva était celui de l'orage. Mary et Jane, voyant la mer démontée, ne pensèrent pas une minute que l'Ariel, si fragile, eût pris la mer. Le mardi, il plut toute la journée, une pluie douce, monotone, sur une mer très calme. Le mercredi le vent souffla de Livourne et plusieurs felouques arrivèrent. Le patron de l'une d'elles dit que l'Ariel était parti le lundi, mais Mary et Jane ne le crurent pas. Jeudi, le vent fut de nouveau bon, les deux femmes ne quittèrent pas la terrasse; à chaque minute, elles croyaient voir les hautes voiles du petit bateau doubler le cap. À minuit, elles étaient encore sur la terrasse et, inquiètes, se demandaient si quelque maladie ne retenait pas leurs maris à Livourne. Comme la nuit avançait, Jane devint si malheureuse qu'elle décida de fréter un bateau le lendemain matin; mais l'aube vit une mer démontée, et les bateliers refusèrent de faire le voyage. À midi des lettres arrivèrent; il y en avait une de Hunt pour Shelley. Mary l'ouvrit en frissonnant. Elle disait: «Écrivez-nous comment vous êtes rentré, car il a fait mauvais temps lundi après votre départ et nous sommes inquiets.»
La lettre tomba des mains de Mary qui se mit à trembler. Jane la ramassa, lut à son tour et dit: «Alors, tout est fini.»
—Non, ma chère Jane, tout n'est pas fini; mais cette attente est horrible. Venez avec moi. Allons à Livourne. Allons en poste pour faire plus vite et sachons notre sort.
La route de Lerici à Livourne passait par Pise; elles s'arrêtèrent un instant chez Lord Byron pour demander s'il avait des nouvelles. Elles frappèrent à la porte; une servante italienne cria: «Chi è» car il était déjà tard, puis leur ouvrit. Byron était couché, mais la comtesse Guiccioli, souriante, descendit à leur rencontre. En voyant l'aspect terrifiant du visage de Mary, blanche comme un marbre, elle s'arrêta étonnée.
—Where is he? Papete alcuna cosa di Shelley? dit Mary. Byron qui suivait sa maîtresse, ne savait rien, seulement que Shelley avait quitté Pise le dimanche et s'était embarqué le lundi, par mauvais temps.
Refusant de se reposer, les deux femmes partirent pour Livourne; elles y arrivèrent à deux heures du matin. Leur cocher les amena à une auberge où elles ne trouvèrent ni Trelawny, ni le capitaine Roberts. Elles se jetèrent habillées sur des lits et attendirent le jour. À six heures du matin, elles coururent toutes les auberges de Livourne. À celle du Globe, elles trouvèrent Roberts qui descendit avec un visage bouleversé, et elles surent par lui tout ce qui s'était passé pendant cette horrible semaine.
Cependant il restait un espoir. L'Ariel pouvait avoir été poussé par la tempête vers la Corse ou l'île d'Elbe. Elles envoyèrent un courrier faire le tour du golfe pour demander de village en village si l'on avait trouvé quelque épave, et à neuf heures du matin repartirent pour Casa Magni. Trelawny les accompagna. En passant à Viareggio, on leur apprit qu'on avait trouvé sur la plage un petit canot et un tonneau. Trelawny alla voir, c'était bien le canot minuscule de l'Ariel. Mais peut-être le canot, encombrant par mauvais temps, avait-il été jeté par-dessus bord. Quand Jane et Mary arrivèrent à Casa Magni, c'était la fête du village. Toute la nuit, le bruit des danses et des chants les tint éveillées.
* * *
Cinq à six jours plus tard, Trelawny, qui avait promis une récompense à ceux des garde-côtes qui lui fourniraient quelque information, fut appelé à Viareggio où un corps avait été trouvé sur la plage. C'était un cadavre affreux à voir, car toutes les parties non protégées par les vêtements avaient été déchiquetées par les poissons. Mais la silhouette haute et fragile était trop familière à Trelawny pour que le doute fût possible. Dans une des poches du veston, il trouva un Sophocle; dans l'autre, un volume de Keats, placé dans la poche, encore ouvert comme si le lecteur, interrompu seulement par la tempête, avait dû précipitamment le mettre de côté. Presque en même temps le corps de Williams et celui du marin furent jetés sur la côte, non loin du même point, plus mutilés encore. Trelawny les fit enterrer dans le sable pour les préserver des vagues et galopa vers Casa Magni.
Sur le seuil de la maison, il s'arrêta. On ne voyait personne, une lampe brûlait. Peut-être les deux veuves se disaient-elles encore quelque raison d'espérer. Trelawny pensa à sa dernière visite. Alors les deux familles étaient réunies dans la vérandah au-dessus d'une mer calme qui reflétait les étoiles. Williams avait crié «Buona notte!» et Trelawny, à travers la baie, avait ramé jusqu'au Bolivar tandis qu'au loin Jane chantait en s'accompagnant de sa guitare. Puis la voix perçante de Shelley avait fait trembler l'air tranquille. Longtemps il avait écouté avec bonheur ce bruit joyeux d'une famille heureuse.
Un cri interrompit sa rêverie. La nourrice Caterina, en traversant le hall, l'avait aperçu sur le seuil. Alors il monta et, sans se faire annoncer, entra dans la chambre où se tenaient Mary et Jane. Il ne dit pas un mot. Les grands yeux noisette de Mary Shelley le fixèrent avec une incroyable intensité. Elle poussa un cri: «Il n'y a plus d'espoir?» Trelawny, sans répondre, sortit de la chambre et dit à la nourrice d'amener les enfants aux deux mères.