Ariel: ou, La vie de Shelley
[1]Poème de lord Byron.
XIX. LES DERNIERS ANNEAUX
Mary aurait désiré que Shelley fût enterré près de son fils, dans ce cimetière de Rome qu'il avait trouvé si beau, mais les règlements sanitaires ne permettaient pas de transporter un cadavre rejeté par les flots. Trelawny suggéra de brûler les deux corps, sur la plage, à la manière des anciens Grecs. Quand un jour eut été fixé pour cette cérémonie, il fit prévenir Byron et Hunt et vint lui-même sur le _Bolivar._ Les autorités toscanes avaient fourni une escouade de soldats en tenue de corvée, munis de pelles et de pics.
Le corps de Williams fut exhumé le premier. Debout sur le sable brûlant, ses amis regardaient travailler les soldats et guettaient avec un mélange de tristesse, d'horreur et de curiosité, l'apparition, du premier débris humain. Le coin d'un mouchoir de soie noire apparut d'abord, puis un col, puis le corps, dans un tel état de décomposition que les membres se détachèrent du tronc dès que les soldats le touchèrent. Ils faisaient ce travail avec de grandes tenailles qui ressemblaient à des instruments de torture.
Byron regarda cette masse informe de chair et d'os et dit: «Voici donc un corps humain? On dirait plutôt une carcasse de mouton.» Il était affreusement ému et cherchait à cacher cette émotion, qu'il jugeait plébéienne, sous des dehors détachés. Au moment où les soldats enlevèrent le crâne, il leur dit: «Un moment! Laissez-moi voir la mâchoire», et il ajouta: «Je puis reconnaître à ses dents un homme avec qui j'ai parlé... Je regarde toujours la bouche; elle dit ce que les yeux essaient de cacher.»
Un haut bûcher de pin avait été préparé. Trelawny en approcha une torche et la grande flamme résineuse monta dans l'air immobile. La chaleur fut si vive que les spectateurs durent s'éloigner. Les os, en brûlant, donnèrent à la flamme un éclat d'argent d'une délicieuse pureté; quand elle fut un peu moins violente, Byron et Hunt se rapprochèrent et jetèrent sur le lit funèbre de l'encens, du sel et du vin.
—Allons, dit Byron, brusquement, essayons la force de ces eaux qui ont noyé nos amis... À quelle distance de la rive étaient-ils quand leur bateau a coulé?
Sans doute à ce moment se mêlait à sa mélancolie la douce conviction que Lord Byron, qui avait traversé l'Hellespont à la nage, ne se fût pas laissé engloutir par cette mer aux courtes vagues. Il se déshabilla, sauta dans l'eau et s'éloigna rapidement. Trelawny et Hunt le suivirent. Du large, le bûcher ne fut plus sur la plage qu'une petite tache scintillante.
* * *
Le lendemain, ce fut le tour de Shelley qui avait été enseveli dans le sable, plus près du bourg de Viareggio, entre la mer et un bois de pins.
Le temps était admirable. Sous la lumière crue, le sable jaune vif et la mer violette formaient le plus beau des contrastes. Au-dessus des arbres, les blancs sommets des Apennins dessinaient un de ces fonds à la fois nuageux et marmoréens que Shelley avait tant admirés.
Beaucoup d'enfants du village étaient venus voir ce spectacle rare, mais un silence respectueux fut observé. Byron lui-même était pensif et abattu, «Ah! volonté de fer, pensait-il, voilà donc ce qui reste de tant de courage... Tu as défié Jupiter, Prométhée... Et te voici...»
Les soldats creusaient sans retrouver le corps. Soudain, un son dur et creux les avertit qu'un pic avait frappé le crâne. Byron frissonna. Brusquement il pensa à Shelley dans cette tempête du Lac de Genève où ils s'étaient trouvés ensemble; ces bras croisés, héroïques et impuissants, lui parurent un symbole assez juste de cette belle vie: «Que le monde s'est trompé en le jugeant... L'homme le meilleur, le moins égoïste que j'aie connu... Et quel gentleman! Le plus parfait peut-être qui ait jamais traversé un salon!»
Le corps avait été recouvert de chaux qui l'avait presque entièrement calciné. De nouveau l'encens, l'huile et le sel furent répandus sur la flamme et le vin coula à flots. La chaleur faisait trembler l'air. Au bout de trois heures, le cœur qui était d'une taille extraordinaire, n'était pas encore consumé: Trelawny plongea sa main dans la fournaise et en retira cette relique. Le crâne, qui avait été fendu par le pic d'un soldat, s'ouvrit et la cervelle y bouillonna longtemps, comme dans un chaudron.
Byron ne put supporter ce spectacle. Comme la veille, il sauta nu dans l'eau et nagea jusqu'au Bolivar, qui était ancré dans la baie. Trelawny recueillit les cendres et les ossements blanchis dans une urne de chêne doublée de velours noir qu'il avait apportée. Les enfants du village, qui le regardaient avec curiosité, se racontaient les uns aux autres qu'en portant ces débris en Angleterre, les morts renaissent de leurs cendres.
* * *
Peut-être faut-il dire ce que devinrent les principaux personnages de cette histoire.
Sir Timothy Shelley vécut jusqu'à l'âge de quatre-vingt-onze ans. Mary reçut de lui une petite pension, mais dut promettre de ne pas publier les poésies posthumes et la biographie de son mari tant que vivrait le vieux baronnet. À la mort de celui-ci, Percy-Florence hérita du titre et de la fortune, le fils de Harriet étant mort en bas âge.
Le malheur avait uni les deux veuves, Mary et Jane. Elles habitèrent longtemps ensemble, en Italie, puis à Londres. Les amis de leurs maris étaient si fidèles que Trelawny demanda la main de Mary, et le sceptique Hogg, un peu plus tard, celle de Jane. Mary refusa, alléguant qu'elle trouvait Mary Shelley un nom si beau qu'elle n'en pourrait jamais changer. Jane accepta, mais au moment du mariage avoua qu'elle n'avait jamais été mariée avec Williams. Elle avait un mari, quelque part, aux Indes. Cela n'était pas pour effrayer Hogg et les dispensa de toute cérémonie. Ils ne se quittèrent jamais et vécurent sous de décentes apparences. Bien que précis et travailleur, Hogg passait pour un médiocre avocat; il manquait d'éloquence et de chaleur. Vers la fin de sa vie, c'était un vieux monsieur timide, très désenchanté, qui lisait du grec et du latin pour secouer un peu son immense ennui.
Claire resta sur le Continent, fut institutrice en Russie, puis, à la mort de sir Timothy, put enfin toucher une somme assez forte que lui avait léguée Shelley et qui la tira de la misère.
Plus elles avançaient en âge, plus ces trois femmes se querellaient. Jane prétendit que pendant les derniers mois à Pise et à Casa Magni, Shelley n'avait aimé qu'elle. Ces propos furent rapportés à Mary qui, très irritée, cessa de la voir. Jane se transforma lentement en une vieille femme un peu sourde, mais aimable, dont les yeux brillaient encore quand elle parlait du poète.
Claire prépara pendant plusieurs années un livre où elle voulait montrer par l'exemple de Shelley, de Byron et par le sien, combien il est nécessaire au bonheur de n'avoir sur l'amour que des idées vulgaires. Mais elle devint un peu folle et dut prendre un long repos. Elle passa la fin de son existence à Florence; elle s'était convertie au catholicisme et s'occupait d'œuvres pieuses.
Vers 1879, un jeune homme qui cherchait des documents sur Byron et sur Shelley vint lui demander des souvenirs. Dès qu'il prononça ces deux noms, il vit apparaître sous les rides de la vieille dame, un de ces sourires de jeune fille, timides et cependant chargés de promesses, qui l'avaient rendue si charmante à vingt ans.
—Allons, dit-elle, je suppose que vous êtes comme les autres, vous croyez que j'ai aimé Byron?
Et comme il la regardait avec surprise:
—Mon jeune ami, dit-elle, un jour viendra où vous connaîtrez mieux le cœur des femmes. J étais éblouie par Byron, mais je n'étais pas amoureuse... J'aurais pu le devenir, mais ce ne fut pas.
Il y eut un assez long silence, puis l'enquêteur, un peu hésitant, demanda:
—N'avez-vous donc jamais aimé, Madame? Elle rougit et, sans répondre, regarda fixement le sol.
—Shelley? murmura-t-il d'une voix presque imperceptible.
—De tout mon cœur et de toute mon âme, dit la vieille dame avec passion, sans relever les yeux.
Puis, avec une charmante coquetterie, elle lui donna une tape sur la joue.
NOTE POUR LE LECTEUR CURIEUX
Les meilleurs documents originaux sont les Lettres éditées par R. Ingpen; on trouvera aussi quelques lettres importantes dans la Correspondance inédite de Byron que vient d'éditer M. Murray.
La Vie de Shelley de Hogg est un livre amusant, vivant, mais incohérent jusqu'à l'insolence, celle de Medwin est médiocre; le livre de Trelawny (Records of Shelley, Byron, and the author) est remarquable en tous points. Le Journal de Williams est peu intéressant, la vie de Peacock utile seulement pour la séparation avec Harriet.
Parmi les biographes modernes Dowden (2 vol.) est indispensable. Lire aussi Clutton-Brock (Shelley, the Man and the Poet), Gribbles (The romantic life of Shelley), Garnett (Relics of Shelley), Rossetti (Shelley's Friends in Italy), Anna Mc Mahan (With Shelley in Italy). Graham (Last links with Shelley, Byron and Keats). Sur la mort le récit le plus authentique jusqu'à ce jour est celui de M. Guido Biagi (Gli ultimi giorni de P. B. Shelley).
En français F. Rabbe a publié une vie et une traduction de Shelley (Stock éditeur); M. Koszul une thèse sur la jeunesse de Shelley.
Sur la poésie de Shelley il faut lire l'essai de F. Thompson et surtout l'admirable étude de M. André Chevrillon dans ses Études Anglaises.
OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
ROMANS
Les Silences du Colonel Bramble
(Grasset).
Les Discours du Docteur O'Grady
(Grasset).
Ni Ange, ni Bête
(Grasset).
Climats
(Grasset).
Le Cercle de Famille
(Grasset).
L'Instinct du Bonheur
(Grasset).
Bernard Quesnay
(Gallimard).
Voyage au Pays des Articoles
(Gallimard).
Le Peseur d'Âmes
(Gallimard).
La Machine à lire les Pensées
(Gallimard).
Toujours l'inattendu arrive
(Éditions des Deux Rives).
Terre Promise
(Flammarion).
BIOGRAPHIES
Ariel ou la Vie de Shelley
(Grasset).
Byron (Grasset).
Disraeli (Grasset).
Lyautey (Plon).
Édouard VII et son Temps
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Conseils à un jeune Français partant
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Maynial (Grasset).
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Les Discours du Docteur
O'Grady.
Les Silences du Colonel
Bramble.
Ni Ange, ni
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Le Cercle de Famille.
Mes songes que voici.
L'Instinct du bonheur.
Sentiments et Coutumes.
Magiciens et Logiciens.
Édouard VII et son temps.
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Conseils à un jeune Français partant
pour l'Angleterre. 1 vol in-8 tellière.
Textes choisis, recueillis et présentés
par A. Maynial. 1 vol. cartonné.
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GRASSET