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Armand de Pontmartin, sa vie et ses oeuvres, 1811-1890

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CHAPITRE VI

LES PREMIÈRES ANNÉES DE PARIS
(1845-1848)

Rue Neuve-Saint-Augustin. Les bureaux de la Mode. Jules Sandeau et le pavillon de la rue de Lille. Contes et Rêveries d’un Planteur de choux. Mme Cardinal et le cabinet de lecture de la rue des Canettes.—La Mode en 1845. Les déjeuners chez Véry. Joseph Méry et ses 365 sujets de roman. Rue de Luxembourg. Mort de Mme Eugène de Pontmartin.—M. François Buloz, Octave et la succession de Gustave Planche. Le jardin de la rue Saint-Benoît, Sainte-Beuve et son article des Nouveaux Lundis.

I

Au moment de son arrivée à Paris, à la fin d’octobre 1845, Pontmartin n’avait pas encore pris de résolution définitive au sujet de son installation dans la capitale. S’y fixerait-il à demeure? N’y ferait-il, au contraire, qu’un séjour plus ou moins prolongé? Dans le doute, il ne voulut pas louer un appartement et se mettre dans ses meubles. Il logea à l’hôtel, rue Neuve-Saint-Augustin. Était-ce à cet hôtel de Richelieu[114], où Lamartine, dans sa jeunesse, ne manquait jamais de descendre, toutes les fois qu’il venait à Paris[115]?

Le 26 octobre, à peine débarqué, il se dirigeait vers la rue Neuve-des-Bons-Enfants, franchissait le seuil du numéro 3, montait d’un pied hésitant un escalier boiteux, qui lui rappela celui de la Gazette du Midi, et entrait dans un atelier humide et mal éclairé. C’était là que s’imprimait le recueil le plus élégant de cette époque, la Mode, étalant sur sa couverture jaune paille le double écusson de France et de Naples, afin d’affirmer le patronage de la duchesse de Berry. Il eut vite fait d’oublier toutes ces laideurs, et il se crut transporté dans un palais enchanté, lorsque, quelques instants après, dans son cabinet directorial, étroit et sombre, le vicomte Édouard Walsh lui dit: «Courage! Je crois que nous allons trouver Sandeau corrigeant les épreuves de Catherine. Je vous présenterai, et nous irons déjeuner ensemble.»

La présentation alla toute seule; il leur sembla que, sans s’être jamais vus, ils se reconnaissaient. Jules Sandeau était depuis longtemps le romancier de prédilection de Pontmartin, et, de son côté, l’auteur du Docteur Herbeau avait vivement goûté, dès leur apparition, les premières Nouvelles de son jeune collaborateur, et en particulier l’émouvant récit des Trois Veuves.

Huit jours après, Pontmartin était accueilli chez Sandeau comme un ami. Le romancier habitait alors, rue de Lille, 19, un joli pavillon qu’il fallait aller chercher en traversant la cour d’honneur, en baissant la tête sous la cage du grand escalier et en pénétrant jusqu’au bout du jardin planté d’acacias et de sycomores. «C’est là, écrira Pontmartin au lendemain de la mort de Jules Sandeau, c’est là que je goûtai, pendant six ou sept ans, les douceurs de l’amitié la plus vraie, de l’hospitalité la plus franche. C’est là que les conseils, les bonnes paroles de l’auteur de Marianna m’encouragèrent à persévérer, me soutinrent dans mes défaillances, me consolèrent dans mes tristesses.»

Et un peu plus loin, dans le même article:

Que d’heures charmantes j’ai passées dans ce nid charmant! Je puis vous assurer que, à cette époque, en 1845, Jules Sandeau, jeune encore[116], ne regrettait plus rien. C’est à peine s’il aiguisait d’un peu d’ironie le sourire dont il faisait l’aumône à ses amours d’antan. Il avait auprès de lui sa femme, sa compagne, si gracieuse, si intelligente, mille fois plus dévouée à ses succès que lui-même, et son fils, le petit Jules, un délicieux enfant qui était sa plus douce joie, et qui devait être un jour son plus mortel désespoir[117]. Le babil de ce cher enfant était un véritable enchantement. Il semblait parler à un être invisible, sylphe, ange ou fée, et il terminait ses phrases par un gazouillement de fauvette qui nous ravissait. Pendant les belles soirées d’été, penchés à la fenêtre ouverte, nous écoutions cette fraîche mélodie, tandis qu’un vrai rossignol, caché dans les massifs de verdure, lançait aux étoiles ses trilles et ses roulades. Ah! ce sont là de ces moments qu’il faudrait arrêter au passage, qui laissent du moins dans l’âme un peu de leur parfum, comme ces fleurs que nous touchons sans les cueillir, et dont l’odeur suave s’attache à nos habits et à nos mains[118]!

Au mois de mai 1846, Pontmartin publia son premier ouvrage, Contes et Rêveries d’un planteur de choux; il était dédié à Jules Sandeau.

La première partie du volume renfermait les récits qui avaient paru dans la Mode, Napoléon Potard, les Trois Veuves, Marguerite Vidal, le Bouquet de marguerites. Après les contes, venaient les rêveries, articles humouristiques et de pure fantaisie, que l’auteur, à partir de la seconde édition de son livre, a cru devoir sacrifier. Il m’écrivait, le 20 novembre 1886:

J’ai supprimé, dans les éditions suivantes, des articles sans importance, Melpomène en Provence, Tamburini en voyage, deux épisodes qui ne pouvaient avoir qu’un succès d’à-propos et de localité; puis, dans le même genre, Carpentras apocryphe (dont j’ai fait plus tard la préface de la Petite ville, de Constant Moisand), Carter, Robert-Macaire, feuilletons de province, rien de plus.

Voici, du reste, la liste complète de ces articles, que l’auteur avait réunis sous le titre de Silhouettes d’artistes en Province: L’Artiste en cage, Carter; L’Artiste en haillons, Robert-Macaire; ’Artiste en crimes (Lacenaire); l’Artiste inconnu, Freischütz en Bohême; Melpomène en province; Tamburini en voyage; Carpentras apocryphe.

Pontmartin a-t-il eu raison de supprimer ces feuilletons? J’incline fort à penser le contraire. Sans doute ils dataient son livre; mais je suis, pour mon compte, de ceux qui croient qu’il ne faut pas mépriser les dates; et puis, ces chapitres étaient si spirituels, d’une si amusante fantaisie, que nous aurions encore aujourd’hui grand plaisir à les lire. Maintenant que nous n’avons plus que des auteurs de Tristes, cela nous changerait un peu.

Mes lecteurs, j’en suis sûr, ne connaissent qu’une seule dame Cardinal, celle de Ludovic Halévy. J’en ai connu une autre, et qui valait mieux. A l’époque où je faisais mon droit—je parle de longtemps—il y avait, dans la vieille rue des Canettes, un vieux cabinet de lecture, où l’on ne trouvait que de bons livres. Il était tenu par Madame Cardinal, très connue dans le faubourg Saint-Germain, et que les marquises et les vicomtesses de la rue de Varenne et de la rue de Grenelle chargeaient volontiers de faire elle-même le choix des ouvrages qu’elles devaient, dans la belle saison, emporter à la campagne. C’était une très honnête femme et qui n’avait pas de filles; bonne chrétienne et fervente royaliste, vive, active, enjouée, et avec cela femme de goût, elle donnait, à l’occasion, de sages avis à ses abonnés. Elle me dit un jour, comme je revenais de vacances: «Vous arrivez bien; on vient de me retourner de la campagne un volume rarissime, les Contes et Rêveries d’un planteur de choux, la première édition, la bonne. Je vous recommande surtout les derniers chapitres, Melpomène en voyage et le reste. C’est exquis.» Hélas! le cabinet de lecture de Mme Cardinal est fermé, et le volume de 1846 est maintenant introuvable.

Les contes, du reste, deux surtout, étaient bien pour suffire au succès du volume. Le Bouquet de marguerites est une anecdote finement contée; mais au demeurant, ce n’est qu’une anecdote. Dans Napoléon Potard, la nouvelle la plus développée du volume, si les scènes gracieuses ne font pas défaut, si les détails piquants abondent, l’idée première, la fable même du roman est décidément trop romanesque: un maréchal d’Empire fait par Napoléon duc d’Iéna, et qui veut que son fils, jusqu’au jour où il aura vingt-huit ans, ne connaisse rien de sa naissance, de son illustration et de sa fortune. Il faudra que ce fils vive jusque-là loin de lui et qu’il lutte, avec des ressources médiocres et un nom vulgaire—le nom de Potard!—contre les difficultés de la vie et les obstacles que la société oppose à ceux qui, sans autre titre que leur mérite, demandent leur place au soleil.

Marguerite Vidal, au contraire, est un récit achevé. C’est un petit roman par lettres qui se passe sous le Consulat, à l’époque de la rentrée des émigrés, et qui rappelle les meilleurs ouvrages de Mlle de Souza, avec plus de finesse encore dans l’analyse et la peinture des sentiments.

Dans les Trois Veuves, l’auteur a su faire revivre la Vendée de 1793, celle de 1815 et celle de 1832. Ce glorieux épisode de notre histoire, cette guerre, la plus légitime et en même temps la plus romanesque de toutes, n’avait encore fourni à aucun de nos romanciers d’aussi heureuses inspirations.

II

Édouard Walsh était un vrai journaliste. Il ne lui fallut pas longtemps pour deviner quels services lui pourrait rendre Pontmartin, avec la diversité de ses goûts, la variété de ses aptitudes et son extraordinaire facilité de plume. Au bout de peu de temps, l’auteur de Marguerite Vidal devint, à la Mode, une sorte de Maître Jacques romancier, causeur littéraire, critique dramatique, chroniqueur mondain.

La petite revue, à cette époque, était au plus fort de son succès. Elle rachetait les excès, assurément regrettables, de sa polémique politique, par l’éclat de sa rédaction littéraire. Son directeur avait su grouper autour de lui l’élite des écrivains du temps: Alexandre Dumas, Jules Sandeau, Roger de Beauvoir, Léon Gozlan, Alphonse Karr, J.-T. Merle, Henry Berthoud, Paul Féval, Philarète Chasles, Amédée Achard, Arthur de Gobineau, le marquis de Foudras, le colonel de Gondrecourt, Théodore Muret, Alexis de Valon, Alfred des Essarts, Eugène Pelletan qui signait un Inconnu; Mme Sophie Gay, Mme Ancelot, la comtesse d’Arbouville, la comtesse Merlin, etc. Méry ne faisait pas encore partie du groupe; ce fut Pontmartin qui l’y introduisit au printemps de 1847.

Le vicomte Walsh donnait chaque semaine chez Véry d’excellents déjeuners. Les convives habituels étaient Alfred Nettement, Pontmartin, l’avocat royaliste du Theil, Jules Sandeau, Merle, quelquefois Roger de Beauvoir. Un jour, Pontmartin amena Méry. Il l’avait entrevu à Marseille, trois ans auparavant; l’ayant rencontré à Paris et l’ayant trouvé très disposé à écrire dans la Mode, bien qu’il eût, vingt ans en ça, composé la Villéliade et la Corbiéréide, il lui avait donné rendez-vous chez Véry. Au premier mot que lui dit M. Walsh pour obtenir de lui un roman, l’auteur de la Floride et de la Guerre du Nizam répondit avec un sang-froid magnifique: «J’ai 365 sujets, un pour chaque jour de l’année. Je vais vous les raconter.» Et il raconta le premier, intitulé la Circé de Paris. Naturellement, Walsh s’écria, en battant des mains: «C’est charmant! Nous nous en tiendrons à celui-là!» La Circé de Paris parut, en effet, quelques semaines après.

De la fin de 1845 au commencement de 1848, Pontmartin fit, à la Mode, une campagne de deux ans; il n’est guère de livraison qui ne renferme un article de lui. Sous des signatures variées,—A.A. P.Calixte Ermel,—Armand de Pontmartin,—il publia tour à tour des causeries littéraires[119], des causeries mondaines, des causeries artistiques[120], des causeries dramatiques. Comme il avait de l’invention et que le critique chez lui était doublé d’un conteur, lorsque la pièce dont il avait à parler lui paraissait manquée, il ne se privait pas du plaisir de la refaire. C’est ce qui lui arriva, par exemple, au mois de mars 1847, dans son article sur la comédie de Léon Gozlan, Notre fille est princesse.

Comme à la Quotidienne, Pontmartin, à la Mode, entremêlait ses causeries de contes et de nouvelles: en 1846, la Confession d’un hachichin[121]; en 1847, le Dernier Dahlia[122] et les Mémoires d’un notaire[123]. Les Mémoires d’un notaire n’étaient rien moins qu’un roman en trois volumes: le premier seul fut publié avant 1848; les deux autres furent écrits après la révolution de Février, et nous aurons à y revenir.

Après un premier séjour à Paris, d’octobre 1845 à mai 1846, Pontmartin avait passé l’été dans le Midi. Il était revenu seulement au mois d’octobre 1846, et, cette fois encore, il n’avait pas cru devoir prendre un appartement. Il se contenta de louer quelques chambres meublées dans la rue de Luxembourg[124].

Le lundi 21 décembre, il venait d’assister, au théâtre de l’Odéon, à la répétition générale d’Agnès de Méranie. Minuit sonnait aux horloges de l’Assomption et de Saint-Roch, quand il rentra chez lui. La concierge lui remit une large enveloppe, d’une physionomie officielle, portant le timbre du ministère de l’Intérieur. Il l’ouvrit avec un pressentiment sinistre, et voici ce qu’il lut:

CABINET DU MINISTÈRE DE L’INTÉRIEUR

21 décembre 1846. Par télégraphe.

Le préfet de Vaucluse prie M. le Ministre de l’Intérieur[125] de faire prévenir M. Armand de Pontmartin que l’état de madame sa mère s’est fort aggravé depuis quelques heures, et que son oncle[126] l’engage à partir immédiatement.

Le Maître des requêtes,

Chef du Cabinet,

Edmond Leclerc[127].

En 1846, le télégraphe aérien ne fonctionnait pas la nuit; il fallait plusieurs heures pour la transmission et quand le temps était brumeux (cas fréquent en décembre), il fallait souvent toute une journée. Madame de Pontmartin était morte presque subitement dans la matinée du 21 décembre; la dépêche n’était arrivée rue de Luxembourg que dans la soirée, après le départ de Pontmartin pour le théâtre.

La santé toujours délicate de sa mère semblait en bonne veine, quand il l’avait quittée deux mois auparavant. Lorsqu’il l’avait embrassée avant de monter en diligence, elle était presque gaie. Il était parti plein de confiance. La dépêche fut pour lui un coup de foudre; elle ne disait pas sans doute toute la vérité; mais s’il lui était permis de conserver encore une lueur d’espoir, sa douleur et ses inquiétudes étaient d’autant plus cruelles, que les moyens de locomotion étaient à cette époque d’une effroyable lenteur: par la malle-poste,—qu’il fallait retenir longtemps d’avance,—trois nuits et trois jours; par la diligence, quatre jours et quatre nuits. En outre, dans la mauvaise saison, il suffisait d’une tombée de neige, d’une bourrasque, d’une couche de glace à la surface du Rhône ou de la Saône, pour allonger indéfiniment le trajet réglementaire.

Le mardi 22 décembre, à dix heures du matin, son cousin le marquis de Besplas et son ami Joseph d’Ortigue le hissèrent dans le coupé de la diligence. Ce que fut ce voyage, il l’a dit, dans des pages émues, au tome II de ses Mémoires[128]. Arrivé à Chalon le vendredi matin seulement, il put monter sur le bateau à vapeur de la Saône. Le lendemain, il prenait à Lyon le bateau du Rhône; le soir, à la nuit tombante, il arrivait à Avignon. Ses amis l’attendaient sur le quai. Ils se jetèrent dans ses bras, et il n’eut pas à les interroger.

III

Au mois d’octobre 1846, lorsque Pontmartin avait quitté Avignon, sa mère savait qu’il emportait dans sa valise une nouvelle destinée à la Revue des Deux Mondes. Elle lui avait dit, avec un bon sourire: «Jusqu’ici la Revue m’avait toujours fait peur. Je la crois bien encore un peu hérétique; mais elle est certainement en voie de s’amender, puisque tu vas y écrire. Je serai heureuse d’y lire ton article.»

Quelques mois auparavant, en effet, Jules Sandeau, qui venait de terminer son roman de Madeleine[129], avait dit un soir à Pontmartin: «Il est temps d’agrandir votre cadre; Buloz vous a lu, il veut vous connaître; je vais vous conduire rue Saint-Benoît.» Et simplement, sans phrases, avec une cordialité toute fraternelle, l’auteur de Mademoiselle de la Seiglière s’était fait l’introducteur et le patron du modeste auteur des Trois Veuves.

Pontmartin avait passé dix ans à rêver Revue des Deux Mondes, comme les sous-lieutenants rêvent le bâton de maréchal, comme les jeunes filles romanesques rêvent le Prince Charmant. Le cœur lui battait donc bien fort lorsqu’il se présenta, le 2 avril 1846, devant M. Buloz, sa copie à la main et ne demandant pas son salaire. Le tout-puissant directeur était dans son cabinet, avec sa culotte de velours noir et sa robe de chambre de flanelle bleue. Il fut extrêmement poli, serra le manuscrit dans un carton et promit de l’examiner. Quinze jours après, il indiquait à l’auteur des changements, des retouches, puis une refonte générale.

Son goût était plus instinctif que réfléchi, mais, en somme, très sûr. On se trouvait presque toujours bien d’écouter ses avis. La nouvelle, légèrement remaniée, parut dans la livraison du 1er février 1847, sous le titre d’Octave. Elle réussit, et M. Buloz résolut aussitôt de s’attacher Pontmartin comme chroniqueur littéraire et dramatique de la Revue.

Il était, à cette date, en même temps que directeur de la Revue des Deux Mondes, commissaire du roi près le Théâtre-Français. A ce dernier titre, il ne pouvait pas, en conscience, froisser les auteurs en vogue. Il lui fallait ménager M. Scribe, dont deux pièces au moins, Bertrand et Raton et Une Chaîne, tenaient souvent l’affiche, et qui parlait de lui donner une comédie nouvelle en cinq actes[130]. Il lui fallait, d’autre part, assurer le succès d’Alfred de Musset, qui allait débuter à la Comédie-Française avec le Caprice, rapporté de Saint-Pétersbourg, par Mme Allan. Malheureusement Scribe et Musset étaient aussi mal l’un que l’autre dans les papiers de Gustave Planche, qui était alors chargé, chez M. Buloz, de la critique théâtrale. Depuis douze ou quinze ans, il faisait hautement profession de mépriser le talent de M. Scribe. Il ne pouvait le prendre d’aussi haut avec Musset, qui était l’un des principaux collaborateurs de la Revue; mais brouillé avec le poète pour les beaux yeux de Mme Sand, il le traitait par la prétérition, il se déclarait décidé à ne pas dire un mot de son Proverbe, si on le représentait. Comment faire? Comment se tirer de cette situation complexe et concilier les intérêts du directeur de la Revue et ceux du commissaire royal? M. Buloz n’hésita pas; il enleva à Gustave Planche sa férule, et il la remit aux mains plus légères et mieux gantées du très spirituel rédacteur des Causeries dramatiques de la Mode.

Pendant près de cinq ans, du 1er mai 1847 au 15 mars 1852, il fut le chroniqueur attitré de la Revue, rendant compte à la fois des pièces de théâtre et des livres. Il y eut là pour lui, surtout dans les premiers mois et jusqu’en février 1848, des heures délicieuses, ce qu’il appellera plus tard sa lune de miel littéraire.

La Revue des Deux Mondes ne comptait guère alors que deux à trois mille abonnés; mais elle était la Revue, la première, la seule. Son influence dépassait nos frontières et s’étendait sur toute l’Europe. Ses rédacteurs n’étaient pas payés bien cher, mais dans cette glorieuse pléiade, il y en avait plus de sept qui étaient illustres: Alfred de Musset, Augustin Thierry, Prosper Mérimée, Alfred de Vigny, Sainte-Beuve, Ludovic Vitet, Victor Cousin, Henri Heine[131].

Elle ne se permettait pas, d’ailleurs, d’autre luxe que celui d’une rédaction exceptionnellement brillante. Son logis était modeste, une humble et bourgeoise maison, au numéro 20 de la rue Saint-Benoît, qui offrait pourtant cette double singularité d’appartenir à un futur académicien, M. Saint-René Taillandier, et de posséder un jardin au premier étage. Le souvenir de ce jardin légendaire, suspendu comme ceux de Babylone et dont George Sand avait été longtemps la Sémiramis, devait être toujours cher à Pontmartin, qui écrira trente ans plus tard dans ses Nouveaux Samedis:

Que n’a-t-on pas dit de ce jardin? Je crois que les solliciteurs, les martyrs et les refusés de la Revue l’ont jugé à travers leurs frayeurs ou leurs rancunes. Pour moi, il ne m’a jamais paru que les fleurs y fissent des piqûres d’orties et que la verdure y fût jaune. J’aimais cette salle d’attente avec son ombre discrète, ses économies de soleil et ses allées étroites enroulées autour de son microscopique tapis de gazon. J’ai passé là d’agréables heures, ruminant un sujet d’article, méditant sur les corrections demandées, attendant une épreuve, jasant avec un merle à peu près apprivoisé qui semblait chargé de siffler les manuscrits suspects et qui s’acquittait vaillamment de la besogne. De temps à autre, par les fenêtres entr’ouvertes, m’arrivait un bruit de tempête et j’aurais été tenté de redire le suave mari magno... de Lucrèce, si je n’avais songé que j’étais moi-même à bord du navire, sur cette mer agitée par les vents. J’entendais le maître, en proie à la fièvre de la veille du numéro, se déchaîner tour à tour contre M. de Mars[132],—toujours en carême!—contre le prote, contre le rédacteur absent ou présent, contre une malheureuse coquille oubliée sur une moyenne de deux cents pages. Il y avait de mauvais moments; mauvais moments dont on fait plus tard,—trop tard,—de bons souvenirs[133]!

On se réunissait presque tous les jours, de quatre à six heures, dans les bureaux de la Revue, Sainte-Beuve ne manquait guère d’y venir et c’était une fête pour Pontmartin de causer avec le célèbre critique. L’auteur des Portraits littéraires, à cette date de 1844, était bien loin d’être ou du moins de se montrer ce qu’il sera plus tard, sous le second Empire, quêteur de popularité, associant Brutus à César, positiviste et matérialiste, archevêque du diocèse où fleurit l’athéisme. Il fréquentait chez M. Guizot et surtout chez M. Molé, qu’il aimait à visiter en son château du Marais; il était conservateur en politique comme en littérature, aussi loin maintenant d’Armand Carrel que de Victor Hugo. Sa figure rabelaisienne et narquoise s’éclairait d’un pieux sourire lorsqu’il parlait de sait religion et du catholicisme, pour lequel il professait le plus profond respect. Quelquefois, il est vrai, il disait à Pontmartin: «Quand vous parlez des anciens, ne craignez jamais d’en trop dire. Quand vous parlez des contemporains n’ayez jamais l’air d’être leur dupe[134]!» Malgré tout son esprit, Pontmartin était au fond un naïf. Il fut la dupe de Saint-Beuve et il devint son ami. Voici du reste comment ce dernier, dans ses Nouveaux Lundis, parle de leurs premières rencontres dans les bureaux de la rue Saint-Benoît:

Quand je le vis arriver à Paris et s’adresser pour ses premiers essais critiques à la Revue des Deux Mondes, où un compatriote de Castil-Blaze[135] avait naturellement accès, c’était un homme qui n’était plus de la première jeunesse, spirituel, aimable, liant, point du tout intolérant, quoique dans la nuance légitimiste. Il avait déjà écrit quelques contes ou nouvelles, il s’était essayé dans la presse de province et il aspirait à faire des articles critiques plus en vue. J’avoue que mon premier pronostic lui fut aussitôt favorable. Il avait la plume facile, distinguée, élégante, de cette élégance courante, qui ne se donne pas le temps d’approfondir, mais qui sied et suffit au compte rendu de la plupart des œuvres contemporaines[136].

Tout cela est au demeurant assez juste, à la condition pourtant d’ajouter que les comptes rendus de Pontmartin avaient une réelle originalité. La Revue, avant lui, avait eu des critiques très pédantesques et très lourds comme Gustave Planche, ou très érudits et très fins comme Sainte-Beuve lui-même. Elle n’avait pas encore eu un véritable causeur littéraire, c’est-à-dire un homme d’esprit qui, sans approfondir, je le veux bien, sans appuyer, glisse avec grâce sur les sujets les plus divers, passe du roman de la semaine dernière à l’opéra-comique de la veille et à la comédie du jour, parlant de tout avec goût, avec mesure, avec malice, et sachant à l’occasion cacher, sous un mot piquant, une vérité sérieuse et une utile leçon. Ce chroniqueur littéraire, ce causeur qui avait jusqu’alors manqué à M. Buloz, Pontmartin le fut pendant cinq ans. Et comme il n’avait pas eu de prédécesseur à la Revue, il n’y a pas eu non plus de successeur: on ne l’a pas remplacé.

Ces chroniques de la Revue des Deux Mondes, de 1847 à 1852, sont au nombre de vingt-six: elles formeraient aisément deux ou trois volumes. Pontmartin n’en a jamais réimprimé une seule ligne. Combien de centaines d’articles n’a-t-il pas ainsi laissé perdre, sans vouloir prendre le temps et la peine de les recueillir! Rien ne le mortifiait plus, nous le savons, que de s’entendre appeler Monsieur le comte: son unique ambition était d’être un homme de lettres.—Oui, mais il restait malgré tout un gentilhomme, et il semait sans compter ses articles sur sa route, comme d’autres jettent leurs pièces d’or.


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