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Armand de Pontmartin, sa vie et ses oeuvres, 1811-1890

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CHAPITRE XII

LA REVANCHE DE SÉRAPHINE
LES TRAQUEURS DE DOT
(1868-1870)

Élection d’Autran à l’Académie. Chasses dans la Crau et la Camargue.—Mlle Rachel et Ponsard, Pernette et Victor de Laprade.—M. Victorien Sardou et la Dévote. La Revanche de Séraphine.—Mort de Lamartine et de Sainte-Beuve.—Les Traqueurs de dot et le Figaro.—L’Empire libéral. Prévost-Paradol. La guerre et la Marseillaise, Paul Chevandier de Valdrôme. Histoire d’une décoration.

I

Au commencement de 1868, Pontmartin eut encore une vraie joie: elle lui vint de l’Académie. Il n’avait pas voulu s’y présenter; il avait repoussé toutes les avances que lui avaient faites les maîtres du logis. Mais cette immortalité dont il ne voulait pas pour lui-même, il la désirait ardemment pour un autre, pour son cher Autran, que minait depuis longtemps la fièvre verte et qui tenait pour rien et son hôtel de la rue de Montgrand[344], et La Malle et Pradine, et ses autres domaines, tant qu’il ne serait pas assis sous la coupole du Palais-Mazarin. Pontmartin qui, depuis plusieurs années, multipliait en sa faveur les visites et les lettres, eut enfin la satisfaction de pouvoir lui adresser, le 24 février 1868, ce bulletin de victoire:

Je vous dirai que votre nomination est certaine, indubitable. M. Guizot lui-même l’a dit à Michel Lévy, en ajoutant que, cette fois, il était heureux de pouvoir se joindre à ses excellents collègues, Mignet, Thiers et Berryer. Ces deux derniers ont en ce moment une telle prépondérance, un tel regain de popularité et de gloire, que, s’ils le veulent bien, ce n’est pas la majorité que vous devez avoir, mais la quasi-unanimité. De cette façon, la réparation, quoique tardive, sera complète[345]...

Joseph Autran fut élu le 7 mai 1868 en remplacement de Ponsard.

A la fin de mai, après avoir publié la cinquième série de ses Nouveaux Samedis, Pontmartin quitta Paris pour le Vivarais, où l’appelait le mariage d’une de ses belles-sœurs. Les mariages de province ne se font pas aussi vite que ceux de vaudeville, et il resta près de deux mois, à la Mûre, aux environs d’Annonay. «Cette ville, écrivait-il à un ami, offre ce trait particulier que tous les habitants s’y occupent, jour et nuit, à manger du chevreau. Pourquoi? Parce que le chevreau, complet, se vend 2 fr. 75 centimes; quand on l’a mangé, la peau, si elle est réussie, se vend 3 francs: il y a donc un bénéfice net de 25 centimes—le prix d’un londrès—à dévorer cet animal innocent, qui n’est pas beaucoup plus mauvais que le chat, et qui, en outre, rappelle une foule de souvenirs virgiliens, bibliques et bucoliques[346]...»

La vie lui était du reste très douce à la Mûre. «Ma femme et ses sœurs, écrivait-il encore, ont voulu me ménager ici un ou deux mois de repos, de laitage, de fruits rouges, de promenades ou de haltes dans les bois d’essences résineuses, et même d’installation dans une étable à vaches, assez helvétique, où on m’a posé, dans un coin, une petite table avec tout ce qu’il faut pour écrire. Je ne me plains pas; car la campagne est délicieuse, et je réalise ici l’idéal qui me manque complètement aux Angles: la vie rurale sans affaires.»

Il passa le mois de juillet aux eaux de Vals. Cette année 1868 paraît d’ailleurs avoir été pour lui une année de repos... relatif. Quand vint l’automne, il se livra tout entier à son plaisir favori. Chaque matin, avec ses deux chiens, Flore et Diavolo, il se lançait à la poursuite de lièvres invisibles et de perdrix absentes. «Les lapins se moquent de moi, écrivait-il, les tourdes se tiennent à distance, les pies me volent ma poudre et les merles me sifflent. N’importe, je poursuis, avec un courage digne d’un meilleur sort, ces promenades hygiéniques[347]...» Il rentrait, le soir, avec une mauviette dans son carnier, heureux du reste et répétant ce mot de l’un des auteurs de l’Anthologie: «Je suis sorti ce matin pour chasser des sangliers et je suis rentré ne rapportant que des cigales.»

Il lui arriva, cette année-là, de pousser ses expéditions cynégétiques jusque dans la Crau et la Camargue. Au retour d’une de ces courses, le 29 septembre 1868, il écrit à Autran:

Mon cher ami, à qui le dites-vous? Il y a un mois que je suis ici[348], et il y a aujourd’hui 31 jours que je voulais vous écrire. Si vous n’avez pas de ma prose, c’est que je voulais faire quelque chose de mieux. J’étais invité par un de mes amis[349], en pleine Crau, non loin de la station de Raphèle; une fois là, je me disais, comme le Crevel[350] de Balzac, que je n’en ferais ni une ni deusse, et que j’irais vous faire une petite visite, soit rue de Montgrand, soit à La Malle. Vous ne devineriez jamais, mon cher ami, ce qui m’en a empêché; c’est le manque de linge, de chaussures, de bas et de pantoufles. Par suite d’épisodes aussi peu intéressants que peu prévus, ma malle était accrochée à la petite gare de Salaise, qui correspond avec Serrières. D’autre part, mon ami m’attendait à Arles, avec sa voiture, à jour et à heure fixes. Je suis donc parti avec le strict nécessaire pour trois jours de chasse; mais j’avais compté sans les instances d’un autre habitant de la Crau, un frère de M. Léo de Laborde. Or, sa Crau à lui est à celle des environs de Raphèle ce que les marais pontins sont à la rue de Rivoli. Vous figurez-vous votre longissime ami pataugeant dans des flaques d’eau, poursuivant des bécassines, ne rencontrant que des taureaux d’allure fort inquiétante, surpris par la pluie et n’ayant pas de quoi changer de chaussettes et de souliers? Je suis revenu dans un piteux état, et je dois remercier le ciel de n’avoir pas attrapé une maladie.

Maintenant, je suis à votre disposition, où vous voudrez, quand vous voudrez, tant que vous voudrez...

La lettre à laquelle répondait le châtelain des Angles était de la main de madame Autran, ce qui inspirait à Pontmartin ces jolies lignes: «Vous ne me dites rien de votre santé; mais votre écriture a parlé pour vous, et, quoi qu’elle soit charmante, quoique la main qui a tenu la plume soit vôtre, j’ai le chagrin d’en conclure qu’il n’y a pas encore de mieux bien sensible. Puissions-nous au moins vous distraire!...»—Et plus loin, en terminant: «Ma femme et Henri sont à Évian depuis le 15 septembre; je suis seul ici, accablé d’affaires, me débattant avec des fermiers qui parcourent tous les degrés de l’insolvabilité, et n’ayant, pour me consoler, que le plaisir de vous écrire et le plaisir encore plus vif de songer que je vous verrai bientôt. Adieu, mon cher ami, je baise respectueusement la main qui écrit, et je réponds tendrement à la voix qui dicte, par l’expression d’une fidèle et inaltérable amitié.»

II

En novembre, eut lieu, à Pradine, la réunion annuelle. Pontmartin, cette fois, s’y rencontrait, non plus avec Dumas fils, mais avec M. Jules Claretie, lui aussi futur académicien. Autran leur donna la primeur de son discours de réception, consacré à François Ponsard. Il n’y disait pas un mot de Mlle Rachel et du rôle de cette dernière dans la renaissance classique qui rendit possible le triomphe de Lucrèce. Cette lacune parut fâcheuse à Pontmartin, qui, en sa qualité de vieux romantique, était très rebelle au génie de Ponsard et se refusait à voir en lui un initiateur et un chef d’École. De retour aux Angles, il écrivit donc à Autran:

Vous êtes en veine, et quoique je ne sois ni sorcier ni prophète—dans mon pays ni ailleurs—je crois pouvoir vous prédire un brillant hiver, un glorieux prélude ou cortège[351] à votre discours de réception, que je regarde d’avance comme un succès infaillible. A ce propos, mon cher ami, permettez-moi une remarque d’après coup, qui n’a aucun rapport avec le mérite de l’œuvre, et dont vous ferez ce qu’il vous plaira. Une allusion de trois lignes à l’apparition de Mlle Rachel, qui précéda de cinq ans la tragédie de Lucrèce et lui prépara les voies, ne serait-elle pas tout ensemble un acte de justice et un moyen détourné, non pas de diminuer Ponsard, mais de rétablir ces proportions et ces nuances que le très spirituel public des premières représentations de l’Académie comprend à demi-mot? Il est certain que ce fut sous les traits de cette méchante fille[352] que Melpomène fit vraiment sa rentrée. Rachel fut la Muse, Ponsard ne fut tout au plus que le prêtre, arrivant au moment où l’autel et le temple étaient déjà relevés. Il vous suffirait, je le répète, de trois lignes pour indiquer ce sous-entendu, une date, un nom, une phrase, pas davantage[353]...

Ces trois lignes, Autran se décida à les écrire. Les voici, telles qu’on les trouve dans son discours de réception, prononcé le 8 avril 1869: «Qui ne se souvient de ces heureux débuts de Ponsard?... Quand il apparut, c’était son heure: la foule, ramenée aux anciens modèles par une tragédienne inspirée, commençait à se détacher de la poésie aventureuse et sans frein, du drame turbulent et audacieux.»

Pontmartin se défendait, nous venons de le voir, d’être «sorcier ou prophète». A ce moment-là même pourtant, il se laissait aller à faire une prophétie qui allait bientôt se réaliser. A l’occasion du poème de Pernette, par Victor de Laprade, il avait publié deux articles[354] où, tout en rendant justice aux beautés de l’œuvre, il ne taisait pas son regret de voir l’auteur mêler la politique à la poésie et faire de son héros l’interprète de ses haines contre le premier et, par ricochet, contre le second Empire. En envoyant ces articles à Laprade, il lui écrivait, le 1er décembre 1868:

Je n’aime ni n’estime le gouvernement actuel; mais je ne puis pas vous suivre, Léopold de Gaillard et vous, sur les roches escarpées de l’opposition quand même; je redoute plus que tout une Révolution; j’en ai trop vu! J’ai gardé un trop fidèle souvenir de l’incroyable sentiment d’humiliation et d’angoisse que je ressentis, le 25 février 1848, lorsque, après dix-huit ans d’une opposition furieuse et insensée contre Louis-Philippe, je me vis tombé dans les bras de Caussidière et de Louis Blanc! Si l’Empire tombe, sur vingt chances il y en a trois ou quatre pour les d’Orléans et le reste pour une troisième République, moins formidable que la première, mais moins débonnaire que la seconde...

Dans cette étrange et douloureuse position, que faut-il faire? Se rallier? Nullement; mais revenir, tout en gardant le decorum, à un idéal plus désintéressé des incidents de la vie politique; les poètes à la poésie; les prosateurs à ces créations qui vivent d’une vie imaginaire, à mille lieues de nos tristes réalités...

Six jours auparavant, le 25 novembre, il avait écrit, sur le même sujet, à Joseph Autran:

...La haine contre le premier, c’est-à-dire contre le second Empire, finit par être, chez Laprade, une véritable obsession, et si elle lui vaut les applaudissements de quelques coteries, il y perdra toute l’élévation, toute la pureté, toute l’idéalité de son talent. Je ne suis ni fonctionnaire, ni courtisan ni journaliste officieux; mais je dis franchement aux poètes: Prenez garde! Un siècle ne défait pas dans sa seconde moitié la poésie qu’il s’est faite dans la première. Il y a des pourvois contre les surprises ou les erreurs de l’histoire; il n’y en a pas contre les créations, même mensongères, de l’imagination des peuples. Bonaparte, même condamné au nom de la vérité et de l’humanité, restera poétique. Si des génies ou des talents bien divers, Byron, Manzoni, Lamartine, Victor Hugo, Béranger, Casimir Delavigne, ont vibré presque en même temps, c’est que, depuis Brienne jusqu’à Sainte-Hélène, jamais destinée ne fut un plus riche texte de poésie. Si la légende de gloire napoléonienne a pu prévaloir à l’époque où les plaies de la France étaient encore saignantes, où retentissaient encore les sanglots et les imprécations des mères, ce n’est pas au bout de cinquante ans que vous effacerez ce prestige, sous prétexte que M. Rouher vous trompe, que M. de Morny vous vola ou que M. Haussmann vous démolit...

III

Le 29 décembre 1868, le théâtre du Gymnase représenta une comédie de M. Victorien Sardou, Séraphine, qui avait dû s’appeler d’abord la Dévote, titre que la censure avait refusé. Très habilement faite, renfermant deux ou trois scènes vraiment dramatiques, la pièce réussit. Quelques naïfs du parterre, qui ne connaissaient peut-être que de nom le Tartufe du grand Poquelin, avaient même crié: Bravo, Molière! Hélas! ce n’était pas Tartufe que rappelait la comédie de M. Sardou, c’était tout bonnement le Fils de Giboyer. Séraphine, la présidente de l’œuvre pour le rachat des petits Patagons, n’était qu’une copie, très poussée au noir, de la baronne Pfeffers, d’Emile Augier.

Rendant compte de la pièce dans Paris-Journal, Henri de Pène exprima le regret que l’auteur n’eût pas consulté un homme du monde—tel M. de Pontmartin—mis en contact par nécessité ou par goût avec de vrais dévots et de vraies dévotes.

L’auteur des Causeries littéraires était aux Angles. Piqué au jeu par ce gracieux souvenir, il lut Séraphine et improvisa en quelques jours une réplique, qui n’était rien moins elle-même qu’une petite comédie en deux actes et un prologue. Elle parut aussitôt dans Paris-Journal sous le titre de la Revanche de Séraphine.

Dans sa lettre d’envoi à Henri de Pène, Pontmartin disait:

...Séraphine m’a paru, comme à la plupart de ses juges, plus dramatique que juste, plus intéressante qu’impartiale. La véritable question demeure intacte: Sardou ne l’a pas vue, ou il l’a redoutée.

Il n’y a, selon moi, que deux manières de traiter ce sujet, si actuel, de la Dévote: ou le léger croquis à la plume qui nous montre une femme à la fois catholique et mondaine, allant le matin à l’église, le soir au bal ou au spectacle, se passionnant pour le prédicateur à la mode et inventant de bonnes œuvres pour le plaisir d’organiser une fête, où elle inaugure une nouvelle toilette: mais on ne fera rien de mieux, en ce genre, que la Vie parisienne; la veine me semble épuisée, et ce n’est d’ailleurs que la surface du sujet.

Ou bien—et c’est ici que le drame pourrait prendre de plus larges proportions—la Dévote vraie, sincère, émouvante et irritante tout ensemble: avec son bien et son mal, les embarras qu’elle entraîne dans la vie d’un homme d’imagination, mais aussi la sécurité qu’elle apporte au foyer d’un homme d’honneur. De là des conflits, des contrastes, des alternatives de comique et de pathétique, dont un maître tel que Victorien Sardou pourrait, je crois, tirer un grand parti.

Je me couvrirais de ridicule, mon cher ami, si je vous disais que, dans la Revanche de Séraphine, j’ai eu la prétention de faire ce que je viens d’indiquer. Déclarer que cette esquisse est injouable, ce n’est pas assez. J’ai voulu seulement répondre à votre appel, en écrivant une page de critique dialoguée, vivante, résumée en quelques personnages, ou mieux encore, comme dirait un joueur de whist, une invite à un véritable auteur dramatique—et pourquoi pas à Sardou lui-même?—pour s’emparer de mon germe d’idée et en faire une vraie pièce.

Pontmartin faisait trop bon marché de son esquisse. La Revanche de Séraphine n’était pas si injouable que cela. C’est une vraie pièce, bien conduite, émouvante par endroits, toujours spirituelle. Peut-être, s’il l’avait voulu, s’il eût récidivé, s’il s’y était appliqué sérieusement et avec suite, peut-être l’auteur des Samedis aurait-il réussi au théâtre, comme il avait réussi dans le roman.

IV

Le 1er mars 1869, Lamartine mourait à Passy, pauvre, oublié, dans l’ombre et le silence,—heureux pourtant, car il avait à son chevet des amis véritables, une nièce, ou plutôt une fille, digne de porter son nom, Mme Valentine de Lamartine, un prêtre qui allait mériter bientôt la palme du martyre, celui-là même qui avait reçu le dernier soupir de Chateaubriand, l’abbé Deguerry, curé de la Madeleine. Il mourait fidèle au Dieu de son berceau, pressant sur ses lèvres ce Crucifix qu’il avait célébré, dans ses Méditations, en vers impérissables.

Quatre jours après, Pontmartin me mandait ce qui suit:

Paris, vendredi 5 mars 1869.

...Je reçois à l’instant votre lettre, et je vous écris ces quelques lignes pour me reposer le cœur et l’esprit. Je viens de passer trois jours écrasants pour un homme d’âge. Lundi, à cinq heures, mon fils, en rentrant, m’annonce la mort de Lamartine. A sept, visite du directeur de l’Illustration, qui me demande d’urgence un Lamartine pour mardi soir; ce même mardi, à 8 heures du matin, lettre de Janicot, qui m’adjure de devancer de deux jours ma semaine littéraire et de faire mon Lamartine[355] pour jeudi soir. Engagement et promesse de ma part, que M. Janicot récompense immédiatement par l’envoi d’un fauteuil d’orchestre pour la première de Faust à l’Opéra. Cette brillante représentation, embellie, à ma gauche, de la présence de notre Empereur, à ma droite de celle de S. M. la Reine d’Espagne; nous applaudissions encore et nous rappelions mademoiselle Nilsson[356] à une heure 1/2 du matin. Hier j’étais moulu comme si on m’avait jeté du haut de la Gemmi dans une écritoire. Mais enfin me voilà sorti de ce coup de feu et rentré dans les conditions de la vie ordinaire...

...Quant à mon petit volume[357] (qui paraît jeudi prochain), c’est lui faire beaucoup d’honneur que de publier la petite note que je vous envoie. Tout l’intérêt et peut-être tout le péril de ce volume résideront, je m’y attends, dans l’étude de 55 pages sur Berryer[358]. Je ne suis pas tout à fait rassuré de ce côté-là. L’expression d’une tendre admiration obtiendra-t elle grâce pour les restrictions et les réserves? L’hommage chaleureux à la Restauration me fera-t-il pardonner certaines nuances de désabusement mélancolique? Les anecdotes artistiques et les notes familières paraîtront-elles dignes de ce grave sujet? Je doute, et, dans le doute, je demande à mes amis de ne pas me juger avec trop de rigueur. Peut-être y a-t-il de la vanité dans mon inquiétude, et la solution de ce petit problème sera tout simplement qu’on laissera passer le volume sans y prendre garde:

Gresset se trompe, il n’est pas si coupable!

Pontmartin était coupable pourtant, et il avait raison de n’être point rassuré. Son chapitre sur Berryer est une erreur et une faute,—une faute qu’il aggravera encore quinze ans plus tard, en attendant de la réparer par un suprême et définitif hommage.

La lettre du 5 mars se terminait ainsi:

Je n’ai pas besoin de vous dire, mon cher ami, avec quelle impatience j’attends les bonnes et très bonnes feuilles de votre Victor Hugo[359]. Votre point de vue de l’éreintement dans l’admiration me semble excellent, et soyez sûr que vous aurez bien des gens de votre côté. La mort de Lamartine, sans être tout à fait un événement (car on le savait envahi déjà par les ombres de la mort, morte futurâ), a cependant attendri les imaginations et les âmes, ramené les souvenirs vers des époques où nul ne lui aurait disputé le sceptre de la poésie moderne, et j’aperçois çà et là des indices, des velléités de comparaison qui laisseraient l’avantage au poète des Harmonies. Quant à moi, je ne dissimule pas mes préférences lamartiniennes[360]...

S’il pleura Lamartine, je crois bien qu’il n’a pas pleuré Sainte-Beuve, mort à quelques mois de là le 13 octobre 1869. Depuis longtemps déjà rien ne subsistait plus de leur ancienne amitié. Nul plus que Pontmartin ne prisait le talent de l’auteur des Lundis; mais il admirait Sainte-Beuve en le mésestimant. «En dehors des crises passagères, dit-il quelque part, des bourrasques et des gourmades de la vie littéraire, le sentiment dont j’ai toujours eu à me défendre à l’égard de Sainte-Beuve, ce n’est pas l’aversion, l’animosité ou le dépit; c’est, au contraire, l’irrésistible attrait qu’un homme rempli de bonnes intentions, mais faible et peccable, éprouve pour une splendide et spirituelle courtisane[361]

Pontmartin était à deux cents lieues de Paris lorsque mourut Sainte-Beuve et que son corps, comme il l’avait demandé, fut transporté de son domicile au cimetière Mont-Parnasse, sans passer par l’église. Son article, publié dans la Gazette de France dès le 17 octobre, n’était forcément qu’une première esquisse, un simple crayon; il se terminait par ces lignes:

Remarquez que j’ai fini, et que je n’ai pas dit un mot de religion. Au comble de ses vœux, sénateur, bien en cour, parvenu aux dignités et à la gloire, admis dans la plus intime familiarité des princesses, Sainte-Beuve était cruellement froissé de se sentir impopulaire; il s’est délivré du pli de rose du sybarite en embrassant la religion de l’épicurien. Il a fini par obtenir ce qui lui manquait: il est parvenu à la popularité par l’athéisme; désormais, il pouvait traverser sans crainte le Luxembourg; il aurait même pu remonter en chaire. La libre pensée est accommodante: elle permet de donner beaucoup à César, pourvu qu’on refuse tout à Dieu. N’importe! Cette mort serre le cœur: elle est effrayante et sinistre; cela vous fait froid dans le dos. Mais nous sommes encore trop près de ce cercueil sans consolation, de ces funérailles sans prières, de cette tombe sans espérance. Le chrétien aurait trop à dire; l’homme du monde doit se taire. A la religion du néant on ne peut opposer que le silence[362].

V

Quelques mois auparavant, en décembre 1868, M. de Villemessant avait annoncé à ses lecteurs la prochaine publication d’un roman spécialement écrit pour le Figaro par MM. A. de Pontmartin et Frédéric Béchard, et qui aurait pour titre: les Traqueurs de dot. J’avais aussitôt écrit aux Angles pour demander ce qu’il y avait de vrai dans cette nouvelle, et Pontmartin m’avait répondu le 19 décembre:

Je regrette que vous ayez pris au sérieux ces Traqueurs de dot. Voici leur histoire. Au mois de septembre, Frédéric Béchard m’écrivit une lettre vraiment touchante, où il m’exprimait ses scrupules et ses remords sur ce qu’il y avait d’illusoire dans son semblant de collaboration aux Corbeaux, et il ajoutait que, pour s’acquitter envers moi, il me priait de consentir à une contre-partie exacte des Corbeaux, c’est-à-dire à un roman dont il serait l’auteur, et que je corrigerais en détail, avant qu’il le livrât aux imprimeurs. J’ai résisté, il a insisté, et nous avons fini par transiger. Il a été convenu qu’il m’enverrait le scenario, que je lui communiquerais mes idées, et que j’ébaucherais, à moi tout seul, la première partie (il y en aura trois). Mais surtout il avait été stipulé que mon nom ne paraîtrait pas. Malheureusement, M. de Villemessant, outre sa légèreté proverbiale, a des préventions contre le talent de Béchard, et celui-ci lui ayant demandé, comme une gracieuseté, d’insérer dans le Figaro la note relative aux traductions allemande et espagnole des Corbeaux, il a profité de cette occasion pour commettre cette première indiscrétion, qui sera probablement suivie de quelques autres. J’ai immédiatement écrit, et on m’a promis qu’il n’y aurait plus que des indiscrétions verbales, boulevardières, et que, dans tous les cas, mon nom ne figurerait jamais au bas des feuilletons. Quant à moi, je n’ai pas moins de deux romans et de trois nouvelles dans la tête.

Les romans: l’Épée à deux tranchants, l’Auberge du Vivarais.

Je n’ai pas encore trouvé le titre des nouvelles; dès que je serai à Paris, j’en écrirai une; car ici je perds un temps énorme, et dans des conditions hébétantes. Puis je verrai si, avec cette nouvelle, et les quelques esquisses que j’ai en portefeuille, je pourrai faire mon volume, les Miettes du pauvre. Mais, dans tout cela, je mourrai sans avoir réalisé mon grand rêve: un livre gigantesque, une épopée intellectuelle qui se serait appelée les Mémoires de Figaro et serait allée de 1784 à 1851 (coup d’État).

Six mois après cependant, le 8 juin 1869, le Figaro publiait le premier chapitre des Traqueurs de dot, avec la double signature d’Armand de Pontmartin et de Frédéric Béchard. La veille avait paru, en tête du journal, la lettre suivante, adressée au rédacteur en chef:

Cher monsieur de Villemessant,

Voici nos Traqueurs de dot, vous vous étonnerez peut-être d’y trouver nos deux noms.

Lorsque nous avons publié, dans le Figaro, les Corbeaux du Gévaudan, signés d’un seul de nous, nous avons cédé, selon votre désir, au préjugé qui frappe de discrédit la collaboration. Cette fois, celui des deux auteurs qui avait gardé l’anonyme pour le premier roman était naturellement désigné pour assumer à lui seul la responsabilité du second. Mais nous avons fini par apprécier si bien les avantages du travail en commun que ces cachotteries nous ont paru puériles et que, bien loin de dissimuler notre collaboration, nous désirons l’affirmer.

Pourquoi n’en serait-il pas du roman comme du théâtre? L’essentiel, c’est qu’au fond les deux collaborateurs soient liés par la communauté absolue des idées générales. Nous comprenons que des écrivains, partant de principes contraires, n’obtiennent que des effets disparates. S’ils se trouvent placés, pour observer la société, au même point de vue, leur observation ne peut que se compléter au lieu de se contredire, et leur œuvre, en son ensemble, est forcément homogène.

Quant aux détails, la nature même du roman nous paraît la meilleure justification de ce procédé littéraire. Une fois le plan bien arrêté, le champ y reste encore assez vaste pour que l’imagination des deux conteurs puisse s’y déployer librement.

Dans les Traqueurs de dot, par exemple, qui transportent tour à tour le lecteur des salons les plus parisiens sur les neigeuses Cévennes, et des étroits horizons de la vie de province dans les immenses et brûlantes savanes de l’Amérique du Sud, nous ne risquions ni l’un ni l’autre, avouez-le, d’être gêné par le voisin.

Au surplus, cher monsieur, vous restez absolument libre de maintenir la combinaison primitive. Nous vous soumettons seulement notre idée, justifiée d’ailleurs par d’illustres et heureux précédents. C’est à vous de choisir et de décider.

Tout à vous,

A. de Pontmartin,

Frédéric Béchard.

Pressé par Frédéric Béchard, traqué par Villemessant, Pontmartin avait fini par céder. Lourde était la faute, car ce roman médiocre, ces feuilletons auxquels il avait pris une si petite part,—quorum pars parva fuit,—ne pouvaient que nuire à son bon renom d’écrivain et de conteur. Il le sentait mieux que personne; à peine la publication fut-elle commencée qu’il s’en désintéressa complètement. Le 27 juin, il m’écrivait de Paris:

Un mot seulement, qui vous expliquera bien des choses. Ma femme est malade depuis la fin d’avril; il n’y a jamais eu de danger, mais elle est restée dans son lit près de six semaines, et nous n’en sommes pas encore, malgré un mieux décisif, à la promenade en voiture. Il en est résulté que j’ai complètement lâché les Traqueurs: je n’ai pas même revu le manuscrit; c’est Béchard qui a corrigé les épreuves...

Maintenant, au risque de vous trouver incrédule, je vous dirai que je désire ardemment un fiasco, et que jusqu’à présent circonstances extérieures, public, administration du journal et imprimeurs me servent à souhait... La collaboration, chose désastreuse en elle-même, anti-littéraire, ennemie de toute inspiration franche et personnelle, ne peut avoir de prétexte ou d’excuse que lorsqu’elle est agréable. Or, pour moi, c’est un cauchemar et un supplice.

En dépit de ces tristes Traqueurs de dot, ainsi laissés pour compte par Pontmartin, sa campagne de 1869 n’en avait pas moins été très brillante, puisqu’elle avait eu à son actif la Revanche de Séraphine, une très remarquable nouvelle, Françoise, publiée dans le Correspondant[363], le Salon de 1869 à l’Univers illustré, le tome sixième des Nouveaux Samedis, et les Causeries hebdomadaires de la Gazette de France. Au mois de juillet, ignorant que l’auteur des Samedis était encore à Paris, où le retenait la santé de sa femme, Joseph Autran lui écrivait:

Est-ce aux Angles, ou à quelque port de l’Océan, est-ce à vos montagnes du Vivarais qu’il faut aller vous demander? ou plutôt n’est-ce point encore à cette avenue Trudaine où vous avez, ce me semble, poussé de plus fortes racines que vous ne pensiez? Je m’explique du reste à merveille cette recrudescence de tendresse pour Paris. Vous venez d’y faire une de ces campagnes qui sont tout un rajeunissement, et vous y avez cueilli de nouveau trop de charmants succès pour en quitter sans regret le cher théâtre. En vérité, cher ami, j’admire cette puissance de sève. Il n’y a que vous pour se renouveler ainsi de saison en saison et pour dresser une tige toujours plus haute et toujours plus verte au milieu de tant de jeunesses déjà flétries...

Autran finira pourtant par retrouver son ami et par l’attirer, cette année encore, à Pradine, dans ce charmant pays que le Luberon abrite contre le mistral et qui réunit les pittoresques beautés de la montagne aux douceurs et aux agréments de la plaine. Pontmartin y passera tout le mois de novembre, et quand il sera rentré aux Angles, Joseph Autran lui écrira:

Mon cher ami, ce n’est pas à vous de m’écrire les souvenirs que vous emportez de Pradine. C’est à moi plutôt de vous dire ceux que vous y laissez. Croyez bien qu’une grande partie du charme de notre foyer vient de ce que vous y apportez, et quand j’ai appelé ces douces journées d’automne «l’été de la Pontmartin», je pensais moins à la sérénité des jours qu’à ce rayonnement du cœur et de l’esprit qui marque votre passage. Dieu nous accorde de les renouveler souvent encore et de vieillir dans cette chère amitié qui, depuis trente ans, n’a pas eu un nuage.

VI

L’année 1870 s’inaugura par la formation du ministère Ollivier. Ce coup de théâtre était presque un coup d’État. Napoléon III biffait, le 2 janvier, ce qu’il avait écrit le 2 Décembre; il brûlait ce qu’il avait adoré, il adorait ce qu’il avait brûlé. Le nouveau ministère, en effet, avait pour mission de transformer l’Empire autoritaire en Empire libéral. Il y eut, dans le camp de l’opposition conservatrice, un applaudissement presque universel. Les hostilités s’arrêtèrent; à la guerre ouverte succéda l’armistice, prélude d’une réconciliation prochaine. M. Guizot reparut dans les salons officiels; M. Odilon Barrot présida la commission de décentralisation; le duc Albert de Broglie accepta d’entrer dans la commission de l’enseignement supérieur, où figurait également l’irréconciliable Léopold de Gaillard. Encore quelques semaines, et Prévost-Paradol deviendra ministre de France aux États-Unis, pendant que M. Émile Ollivier sera appelé par l’Académie française à l’honneur de remplacer Lamartine: MM. Thiers et de Falloux se chargeront d’aller annoncer à l’heureux élu le vote presque unanime de l’illustre Compagnie[364]. Pontmartin fut moins prompt à l’enthousiasme. Même au plus beau moment de cette lune de miel, il ne pouvait se défendre de répéter:

Ce bloc enfariné ne me dit rien qui vaille.

Le 25 février 1870, il m’écrivait des Angles:

...Je suis agacé de voir les choses tourner de façon à rassurer peut-être l’égoïsme bourgeois, mais à frapper de prescription indéfinie nos principes et nos espérances. L’Empire libéral, c’est un pommier produisant des pêches; c’est Guillot le sycophante ou le loup devenu berger. Ce n’est pas en greffant ainsi la liberté sur le despotisme, l’économie sur la dilapidation, la justice sur l’arbitraire, l’honnêteté sur la rouerie, que l’on refait l’esprit public, le sens moral d’un peuple, ou, pour tout dire en un mot, son âme...

Il avait du reste, à ce moment, de nombreux sujets de tristesse. De cette même lettre du 25 février, je détache ces lignes:

Je lutte, depuis un certain temps, contre une jettatura que tout le corail napolitain ne réussirait pas à conjurer. Tombée malade au mois de mai, ma femme commençait à peine à se remettre lorsque j’ai été repris par cette gastralgie nerveuse qui m’a déjà fait de si fréquentes et de si désagréables visites. Plus d’appétit, plus de sommeil surtout. C’est comme un voile grisâtre, une brume de novembre répandue sur ma pauvre imagination et, tant que ma femme n’est pas tout à fait rétablie, nous ne pouvons pas songer à retourner à Paris, où il paraît que l’on n’échappe à la glace et à la neige que pour maudire le dégel, la boue et M. Chevreau[365]...

Le 1er mars, il conduisit sa femme à Cannes et l’y laissa avec son fils, pendant que lui-même revenait à Paris, comptant n’y rester que quelques jours, le temps seulement de donner congé à son propriétaire de l’avenue Trudaine et de publier le septième volume des Nouveaux Samedis. Les nouvelles de Cannes étant devenues meilleures, il prolongea son séjour de quelques semaines jusqu’au milieu de juin, et, comme l’année précédente, il fit le Salon à l’Univers illustré. Il se disposait à retourner aux Angles, quand il rencontra, un soir, à l’Opéra, Prévost-Paradol, lui-même à la veille de partir pour Washington. Comme il regagnait sa place, Paradol l’arrêta amicalement au passage et lui dit: «Si votre modestie vous empêche de songer à la succession de M. Villemain[366], nous sommes menacés de perdre bientôt un autre de nos collègues, le pauvre Prosper Mérimée[367]...» L’ouverture qui commençait interrompit celle que l’auteur de la France nouvelle allait lui faire.

Un mois plus tard, la guerre éclatait. Pontmartin était aux Angles. Il n’eut pas un instant d’illusion; dès la première heure, il comprit l’immensité du péril. Tandis que les patriotes ou les dilettantes de la capitale, bien installés dans leur fauteuil d’orchestre, applaudissaient Faure ou Mme Marie Sass chantant la Marseillaise, il disait aux Parisiens, aux ministres, aux généraux, à l’Empereur lui-même: «Prenez garde, la Marseillaise ne vous portera pas bonheur!» Et peu de jours après, au lendemain de nos premiers désastres, il ajoutait: «Des invités de Compiègne, des familiers du Palais-Royal ont ouvert bravement le feu en attaquant les dieux et les demi-dieux de l’Olympe officiel. Nous qui sommes constamment restés à l’écart, loin des grandeurs et des flatteries de ce monde, nous serons plus respectueux et plus humbles. Selon nous, si la fortune a paru d’abord infidèle à nos armes, la faute n’en est ni au chef suprême, ni au major-général, ni au Grouchy de 1870, ni au précepteur dans l’embarras. Le vrai coupable, ou, pour parler plus exactement, le véritable jettatore, c’est Rouget de Lisle; c’est l’hymne néfaste, trop connu sous le nom de Marseillaise.» L’article se terminait ainsi: «M. Émile Ollivier s’est écrié, du haut de la tribune: ‘Le plébiscite[368] est la revanche de Sadowa!’» Non: le plébiscite a été le prologue de Wissembourg, de Wœrth et de Forbach, ou, pour parler la langue des joueurs, cette campagne de Prusse en France est le paroli, le banco du plébiscite.—«Sire, répondait Michaud à Charles X qui lui reprochait son mutisme à la tribune, j’ai dit trois mots; ils m’ont coûté trois mille francs: je ne suis pas assez riche pour continuer.» La France n’a dit qu’un monosyllabe, et il lui a coûté beaucoup plus cher.

Ces lignes paraissaient dans la Gazette de France du 12 août. Deux jours après, Pontmartin recevait un pli officiel lui annonçant qu’il était nommé chevalier de la Légion d’honneur.

Voici ce qui s’était passé:

Lors de la formation du ministère Ollivier, M. Eugène Chevandier de Valdrôme, député de la Meurthe et l’un des chefs du tiers-parti libéral, avait reçu le portefeuille de l’Intérieur. Pontmartin était lié de longue date avec le frère du ministre, Paul Chevandier de Valdrôme, peintre de talent, qui aurait peut-être été un grand artiste, un paysagiste de premier ordre, si les entraînements de la vie mondaine ne l’avaient trop souvent éloigné de son bel atelier de la rue de la Tour-d’Auvergne. Plus d’une fois, dans ses Salons de la Mode et de l’Univers illustré, il avait signalé à ses lecteurs, en termes particulièrement élogieux, les tableaux de son ami. Paul Chevandier avait une dette à payer. Sans en rien dire à Pontmartin, il demanda pour lui à son frère le ruban de chevalier. Le ministre n’éleva aucune objection. Pontmartin sans doute était un homme des anciens partis; c’était un adversaire, mais un adversaire courtois; souvent même il avait dénoncé le ridicule de la petite guerre d’allusions et d’épigrammes que ses amis de l’Académie faisaient à l’Empereur. Du côté de M. Émile Ollivier, qui prisait très haut le talent de l’auteur des Samedis, les choses allèrent toutes seules; il se montra plus favorable encore que son collègue de l’Intérieur. L’affaire une fois décidée, restait à obtenir l’adhésion du principal intéressé. Paul Chevandier, dans les derniers jours de juin, donna un dîner où son frère Eugène et Armand de Pontmartin se trouvaient tous les deux. Au dessert, le peintre dit au critique: «Pourquoi ne portez-vous jamais votre ruban rouge?—Mais je ne l’ai pas.—Impossible!—C’est pourtant vrai.» Alors le ministre, qui jusque-là n’avait rien dit, prit la parole et déclara que si M. de Pontmartin s’engageait à ne pas refuser, lui-même se chargeait de mener l’affaire à bonne fin, sans que l’écrivain eût à faire la moindre démarche. Était-il possible de répondre par un refus à une offre faite de si bonne grâce? Pontmartin promit de ne pas se montrer intransigeant. Quelques jours après, il quittait Paris, pour apprendre bientôt la déclaration de guerre, nos premières défaites et la chute du ministère Ollivier[369]. Absorbé par ses angoisses patriotiques, il avait complètement oublié sa rencontre avec le malheureux ministre de l’Intérieur et le double engagement qui s’en était suivi, quand, le dimanche 14 août, au moment de se rendre à la messe, il reçut une grande enveloppe cachetée de rouge: c’était un brevet de chevalier de la Légion d’honneur, daté du 9 août 1870, signé par l’Impératrice-Régente Eugénie, et contresigné par le ministre des Lettres, Sciences et Beaux-Arts, Maurice Richard. Cette nomination qui, dans un autre moment, l’eût sans doute réjoui, lui causa plus de tristesse que de joie: elle coïncidait avec le deuil de notre armée; elle lui arrivait entre Reichshoffen et Sedan!


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