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Armand Durand; ou, La promesse accomplie

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The Project Gutenberg eBook of Armand Durand; ou, La promesse accomplie

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Title: Armand Durand; ou, La promesse accomplie

Author: Mrs. Leprohon

Translator: J. A. Genand

Release date: October 26, 2007 [eBook #23202]

Language: French

Credits: Produced by Rénald Lévesque

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ARMAND DURAND; OU, LA PROMESSE ACCOMPLIE ***





ROMAN CANADIEN

PAR MADAME LEPROHON

AUTEUR DE

IDA BERESFORD, EVA HUNTINGDON
CLARANCE FITZCLARENCE, FLORENCE FITZ HARDINGS,
EVELEEN O'DONNELL, LE MANOIR DE VILLERAI,
ANTOINETTE DE MIRECOURT, etc., etc.


ARMAND DURAND

OU

LA PROMESSE ACCOMPLIE

Traduit de l'anglais par

J. A. GENAND


MONTRÉAL

IMPRIMÉ PAR PLINGUET & LAPLANTE
RUE ST. GABRIEL, 30


1869



ARMAND DURAND



Au nombre des premiers colons français qui s'étaient établis dans la seigneurie de ***--nous l'appellerons Alonville--située sur les bords du Saint-Laurent se trouvait une famille du nom de Durand. La vaste et riche ferme qui lui avait été transmise de père en fils par succession régulière lui avait toujours permis de tenir convenablement sa position comme première famille du district. C'était une race d'hommes robustes et beaux, industrieux et économes, mais d'une économie qui n'atteignait jamais les limites de la parcimonie.

Par sa grande et droite stature, par ses cheveux et ses yeux d'un noir de jais, par son visage bronzé et ses traits réguliers, Paul Durand était un excellent échantillon des représentants mâles de cette famille. Contrairement à la plupart des ses compatriotes qui d'ordinaire se marient très jeunes, du moins dans les districts ruraux, Paul était arrivé à la trentaine avant de se décider à prendre femme, non pas qu'il fût indifférent au bonheur conjugal, mais parce que son père étant mort avant que lui-même eût atteint l'âge de virilité, sa mère avait continué à vivre avec lui sous le toit paternel, conduisant à la fois sa bourse et son ménage d'une main judicieuse mais un peu arbitraire. Françoise sa soeur unique, s'était mariée, à seize ans, avec un respectable marchand de la campagne qui demeurait dans un village voisin et auquel elle avait apporté, non-seulement une jolie figure, mais encore une dot confortable: de sorte que madame Durand pouvait, en toute liberté, veiller sur son fils et se consacrer entièrement à lui.

C'était une bien belle propriété que celle à l'administration de laquelle présidait cette excellente dame: nous ne pouvons résister à la tentation d'en faire la description. La maison, d'une maçonnerie brute, était construite substantiellement quoiqu'avec une certaine irrégularité; un grand orme en ombrageait la façade, et tout autour des dépendances et des clôtures d'une blancheur éclatante. Régulièrement tous les ans ces haies étaient blanchies à la chaux, ce qui donnait un nouvel air de propreté à cette ferme si bien tenue et si bien montée. A une extrémité de la bâtisse s'étendait le jardin, bizarre mélange de légumes et de fleurs, où de superbes roses flanquaient des couches d'oignons, et où des carrés de betteraves et de carottes étaient bordées de pensées, de marguerites et d'oeillets. Dans un coin, commodément placé au milieu d'un véritable champ de fleurs de toutes couleurs et de toutes sortes, s'élevait une espèce d'abri sous lequel étaient rangées avec une symétrie parfaite huit ou dix ruches. Mais à quoi bon une plus longue description? Tous ceux qui ont voyagé sur les rives de notre noble Saint-Laurent et même sur celles du pittoresque Richelieu ont dû voir un grand nombre de ces résidences.

Apparemment Paul Durand craignait que les exigences si contraires d'une femme et d'une mère dans un même ménage ne pourraient se concilier dans sa maison comme elles s'harmonisaient dans plusieurs autres, en raison de la difficulté que madame Durand la mère éprouvait à céder une partie de l'autorité que jusque-là elle avait été habituée à exercer en souveraine. Ce ne fut donc qu'après l'époque fixée pour le deuil de cette mère bien-aimée qui était morte entre ses bras, qu'il songea à se trouver une compagne pour remplir le vide que la mort avait fait dans la vieille ferme. Mais la grande difficulté résidait dans l'embarras du choix, car les plus riches héritières comme les plus jolies filles de la paroisse se montraient fort disposées à accueillir favorablement sa demande. Cependant, aucune d'elles n'était destinée à être choisie par lui.

Le seigneur d'Alonville, M. de Courval, était un homme riche doué d'un bon coeur, et très-hospitalier comme la plupart de ceux qui appartiennent à cette catégorie sociale. Durand toutes les belles saisons, son vaste Manoir était rempli d'une série d'amis des paroisses voisines et surtout de Montréal où résidaient presque tous ses parents.

Parmi ces derniers il y avait une famille tout récemment arrivée de France et qui accepta très-volontiers la pressante invitation que lui fit M. de Courval d'aller passer une partie de l'été avec lui. Monsieur et madame Lubois vinrent donc, amenant avec eux deux jeunes enfants, âgés respectivement de sept et neuf ans, ainsi que leur gouvernante. Cette dernière, Geneviève Audet, était une jeune fille de frêle apparence, aux traits délicats et aux manières timides, possédant une éducation suffisante pour l'humble poste que'elle occupait, mais en réalité n'ayant pas de grandes connaissances en dehors de cette sphère. Elle était un cousine éloignée sans fortune de la famille avec laquelle elle vivait, et ainsi que cela arrive souvent, ces liens de la parenté vis-à-vis d'elle. ON ignorait généralement ce fait, pendant qu'elle-même n'y faisait pas souvent allusion; cela cependant l'empêchait de chercher à se faire une position meilleure en demandant de l'emploi dans d'autres familles, parce que agir ainsi aurait été jeter du discrédit sur cette parenté qui était pour elle un honneur si stérile.

Paul Durand allait souvent chez M. de Courval, partie parce que, ayant ensemble acheté à un prix nominal une vaste étendue de terrains marécageux qu'ils étaient en train d'utiliser par l'assèchement, ils avaient en commun quelques intérêts, et partie parce que ses visites offraient une source de jouissances réelles à M. de Courval qui était en théorie aussi bon agriculteur que Durand dans la pratique et qui prenait un véritable plaisir à causer de moissons, d'assèchements, de tout ce qui concerne une ferme, avec quelqu'un dont les succès dans ces spécialités étaient une preuve frappante de la justesse de ses propres opinions. Quand il venait au Manoir, s'il arrivait que le seigneur eut alors des visiteurs, tous deux se rendaient dans la chambre qui servait au double usage de bibliothèque et de bureau, et là ils causaient à l'aise en fumant l'excellent tabac de M. de Courval.

Celui-ci aurait volontiers présenté Paul à ses amis les plus distingués, car il l'estimait et le respectait; mais Durand évitait naturellement une société où les conversations portaient sur des sujets de la ville qui lui étaient parfaitement étrangers, et dont ceux qui y prenaient part avaient quelque peine à cacher l'espèce de mépris qu'ils éprouvaient à l'égard de sa position sociale.

Dans ses allées et venues il lui arrivait souvent de rencontrer Geneviève Audet avec ses petits élèves et quelquefois il était peiné, d'autres fois irrité en voyant l'espèce de tyrannie que ces enfants gâtés et rebelles paraissaient exercer sur leur infortunée gouvernante. Simple et droit en toutes choses, il communiqua un jour ses impressions à ce sujet à M. de Courval, et sans remarquer l'éclair de plaisir qui rayonna tout-à-coup dans les yeux de ce monsieur, il se prit à écouter placidement l'éloquent panégyrique qu'il lui fit des vertus de mademoiselle Audet, en accompagnant ces éloges de quelques touchantes allusions aux épreuves et aux peines qui de fait l'accablaient; puis, M. de Courval l'invita à aller visiter avec lui ses magnifiques betteraves à vaches. Soit hasard ou autrement, ils s'avancèrent vers l'endroit où Geneviève, assise sous un érable dont les larges branches fournissaient beaucoup d'ombre, engageait ses élèves indociles à apprendre que le Canada n'était pas en Afrique, ainsi qu'ils persistaient à le dire. Quoi de plus naturel qu'il présentât son compagnon à la gouvernante? C'est ce qu'il fit; et pendant que ces deux derniers changeaient ensemble quelques paroles, il se mit à cajoler les enfants qui l'accablèrent aussitôt de leurs babils enfantins.

Les manières de Geneviève n'avaient que peu de cette vivacité qui caractérise généralement les Françaises, et la triste expérience dont sa jeune existence était remplie avait imprimé à son langage un ton réservé, presque froid. Cependant, Paul se sentit singulièrement attiré vers elle. Elle était si délicate, elle avait l'air si faible, et en réalité elle était si désolée, si malheureuse, qu'il ne put s'empêcher de ressentir cette espèce d'impulsion intérieure qui possède les hommes de coeur en présence de la faiblesse opprimée et qui les pousse à la protéger et à la secourir.

L'entrevue avait duré plus longtemps qu'il avait cru, tant elle avait été intéressante; et ce ne fut pas la dernière, car deux jours après M. de Courval le fit mander pour examiner un légume monstre sous la forme d'un énorme navet, capable de remporter le prix, non seulement par sa grosseur, mais encore pour sa difformité et son infériorité au double point de vue du goût et des qualités nutritives. Ils examinèrent donc la curiosité et firent sur son compte toutes sortes de commentaires; puis en causant, ils se promenèrent. M. de Courval ayant soin de diriger les pas précisément au même endroit où se trouvait mademoiselle Audet, comme la première fois. Le bon seigneur se mit encore à amuser les enfants, pendant que Durand qui, naturellement n'était pas resté en arrière, causait avec leur gouvernante. L'impression favorable que Geneviève lui avait faite dans la première entrevue, for fortifiée par celle-ci et pleinement confirmée par deux ou trois autres rencontres subséquentes.

Il n'y avait plus aucune nécessité pour M. de Courval d'envoyer chercher Paul, car maintenant celui-ci avait toujours quelque message à apporter au Manoir, ou quelque question à faire au seigneur. Il n'y avait pas, non plus, d'obstacles sur sa route, car madame Lubois et son mari étaient retournés à Montréal, laissant à Alonville les enfants et leur gouvernante, à la demande bienveillante que leur en avait faite M. de Courval dont la vieille intendante, respectable matrone qui occupait dans sa maison un emploi supérieur à celui de domestique, était là pour satisfaire les convenances.

Un brûlante après-midi que Paul s'acheminait vers le Manoir, pensant peu au message ostensible dont il était chargé, mais beaucoup à Geneviève Audet, il aperçut celle-ci assise avec ses élèves sous de grands pins, un peu en dehors du chemin qui conduisait directement à la maison; et il se dirigea vers eux. Ses allures étaient lentes, le vert et soyeux gazon ne rendait aucun écho sous ses pas, de sort que la petit groupe qui était sous les arbres ne put soupçonner aucunement son approche. Il est probable que, s'il en eût été autrement, la scène dont il fut témoin eût reçu quelque modification en son développant. La gouvernante, pâle et triste, était assise sur un petit tabouret de jardin, tenant entre ses mains un livre à demi-fermé. Son plus jeune élève était à côté d'elle, manifestant, par le rire et les regards, sa haute approbation de la conduite rebelle de son aîné qui se tenait menaçant devant la gouvernante et informait celle-ci qu'il n'apprendrait plus rien d'elle, parce que sa mère avait souvent dit qu'elle était incapable de les instruire, qu'elle ne savait comment diriger ou élever les enfants.

Avec une merveilleuse douceur la jeune fille répondait que, lors même que madame Lubois aurait dit cela, il devait apprendre d'elle et lui obéir jusqu'à ce que sa mère se fût procuré une autre gouvernante, et que le devoir la forçait d'insister pour qu'il apprit ses leçons dans lesquelles il était arriéré.

--C'est votre faute! criait le petit rebelle. Maman dit que nous n'apprendrons jamais rien tant que nous n'aurons pas de précepteur et qu'elle va nous en amener un demain; seulement, elle ne sait que faire de vous. Personne ne vous mariera, car vous n'avez pas de dot.

Paul était d'une tolérance excessive pour les espiègleries des enfants. Peu de prairies étaient aussi envahies que les siennes par les petits voleurs de fraises et peu de pruniers aussi impunément dépouillés de leurs fruits, et souvent ses voisins le prenaient à partie parce que sa trop grande indulgence avait un effet démoralisateur sur la jeunesse du village; mais à toutes ces remontrances il répondait qu'ils ne devaient pas oublier qu'ils avaient été enfants, eux aussi. Cependant, cette fois, il ferma ses mains avec violence pendant qu'une interjection qu'il vaut mieux ne pas répéter ici s'échappa de ses lèvres. Craignant de perdre possession de lui-même et sachant qu'une intervention de sa part dans la présente affaire serait très préjudiciable à mademoiselle Audet elle-même, il tourna brusquement dans une épaisse allée de sapins; arrivé au milieu, il se jeta tout de son long sur la pelouse, et prenant son mouchoir, il s'en essuya le front. Il paraissait vivement agité; mais Paul Durand ne se laissait jamais aller au soliloque, de sort qu'après une demi-heure de réflexion profonde, il se leva et revint lentement à l'endroit où il avait laissé Geneviève.

Elle y était encore, les yeux attentivement fixés vers la terre, et un air plus fatigué, plus languissant encore que d'habitude répandu sur ses petits traits réguliers. Les voix perçantes des enfants engagés dans un jeu turbulent retentissaient tout près de là; mais elle ne paraissait pas les entendre, non plus que Durand, car il l'aborda doucement. Il fut obligé de répéter sa salutation d'une voix un peu plus haute; cette fois, elle leva la tête.

--Je présume, dit-il alors, que je ne dois pas demander à mademoiselle Audet ce à quoi elle songeait? ses pensées paraissaient être bien loin d'ici?

--Oui, elles étaient en France.

--Oh! sans doute, c'est parce que mademoiselle Geneviève y a beaucoup d'amis qu'elle aime tendrement?

--Non, répondit-elle avec douceur, je n'en ai plus maintenant.

Il n'y avait rien de sentimental ni d'affecté dans le calme accent dont elle faisait cette réponse, et Paul se mit à la considérer en silence. Les rayons dorés du soleil, perçant à travers les branches des arbres, illuminaient son visage ovale et délicat, ses grands yeux empreints de douceur, et quoique de sa vie il n'eut jamais lu de romans, il sentit le charme magique de la scène et de la situation aussi vivement que s'il eut parcouru une demi-douzaine de volumes par semaine.

Son examen fut long et minutieux, enveloppant chaque trait, chaque détail, même les petits doigts effilés qui retournaient machinalement les feuilles du livre qu'elle tenait encore entre ses mains et sur lequel ses yeux étaient restés attachés; puis il se dit à lui-même:

--Comment! une telle jeune fille incapable de se marier faute de dot! Ah! madame Lubois, nous verrons bien.

Avec la courtoisie et l'aisance de manières que possède généralement le cultivateur Canadien, quelque pauvre et illettré qu'il soit, il s'assit à ses côtés sur le banc du jardin.

Et maintenant, si le lecteur a anticipé ou redouté une scène d'amour, nous nous hâtons de l'assurer qu'il a eu tort, et nous nous contenterons de dire que lorsque Paul Durand et Geneviève revinrent lentement à la maison, une demi-heure après, ils étaient fiancés. La vive rougeur répandue sur le visage de la jeune fille et l'éclat de ses yeux disaient son bonheur et son émotion; dans l'attitude de Paul, il y avait un mélange de triomphe honnête tempéré par une tendresse qui donnait les augures les plus favorables pour leur bonheur futur.

C'étaient cependant des amoureux très-calmes très-peu démonstratifs, si bien que lorsque M. de Courval les rejoignit soudainement, il ne lui vint pas à l'idée le plu léger soupçon de l'état réel des choses; remarquant seulement que Geneviève paraissait plus joyeuse que d'ordinaire, il invita instamment Durand à l'accompagner à la maison. Celui-ci accepta l'invitation, et Geneviève, devenue tout-à-coup inquiète au sujet de ses élèves, retourna au berceau d'où partaient leurs voix, élevées en ce moment au diapason d'une vive dispute.

Assis dans l'étude de M. de Courval, Durand, sans employer de circonlocutions, informa son hôte, qui en fut enchanté, de ce qui venait d'avoir lieu, le priant en même temps de remplir le devoir d'écrire à madame Lubois pour la mettre au courant de la situation.

--Veuillez lui demander, ajouta-t-il en terminant, de permettre que le mariage ait lieu le plus tôt possible, et surtout n'oubliez pas de lui dire que je ne veux pas de dot.

M. de Courval fit ce qu'on lui demandait. Une froide réponse ne tarda pas à arriver: madame Lubois se contentait de dire «que Geneviève était bien libre de faire comme bon lui semblait, mais que le parti qu'elle prenait n'étant pas remarquablement brillant il n'y avait pas lieu d'y mettre une précipitation immodérée.»

Les intéressés, surtout Durand, furent d'un avis contraire, et deux semaines après, de bonne heure le matin, l'heureux couple fut marié dans l'église du village. M. de Courval servait de père à la mariée, M. Lubois s'étant convaincu qu'il lui était impossible d'aller à Alonville pour la circonstance. Le déjeuner donné par l'excellent seigneur fut somptueux, quoiqu'il n'y eut que peu de monde pour le partager; et au moment du départ, donnant une chaleureuse poignée de main à Durand:

--N'est-ce pas, lui dit-il, qu'après tout nous nous sommes bien passés de nos nobles cousins!

Il est probable que c'était la crainte de voir cette parenté réclamée par les nouveaux mariés qui avait déterminé l'injustifiable indifférence dont les Lubois avaient fait preuve. «Nous n'irons pas, s'étaient-ils dit avec aigreur, nous exposer aux incursions de ces campagnards. M. de Courval peut faire toutes les politesses qu'il lui plaira au fermier Durand, parce qu'il demeure dans une campagne où la société n'est pas seulement limitée, mais encore très peu choisie; quant à nous, nous ne pouvons pas songer à admettre dans notre salon aristocratique un paysan aux bottes ferrées et aux rustiques manières.»



II

Une assez vive jalousie avait éclaté à Alonville à cause de la manière prompte et inattendue dont le meilleur parti de la paroisse avait été pour ainsi dire enlevé par une étrangère, et les langues des mères aussi bien que celles des jeunes filles étaient également actives et sans miséricorde à dénoncer ce mariage.

--Qu'a-t-il vu dans cette créature au visage de poupée, sans vie et sans gaieté, qui l'ait séduit à ce point? Qu'est-ce qui a pu l'induire à prendre en mariage une étrangère, quand il y avait dans son village tant de jeunes et jolies filles qu'il connaissait depuis la plus tendre enfance? Elle a de très petits pieds et des mains très-mignonnes, c'est vrai; mais tout cela est-il bon à quelque chose? Ces mains peuvent-elles boulanger, filer, traire ou faire quoi que ce soit d'utile? Ah! bien, la rétribution ne manquera pas d'arriver, et Paul Durand pleurera sous le sac et la cendre les jolies filles qu'il a laissées de côté pour ce petit poupon!

Mais toutes ces récriminations et ces prophéties lugubres ne troublaient en rien la sérénité de ceux qui en étaient l'objet. Étaient-elles sans fondement? Hélas! pas tout-à-fait, comme on va le voir. La nouvelle mariée avait peu, sinon aucune connaissance sur la tenue d'un ménage, et c'est ce qu'il y avait de plus malheureux, car la vieille femme qui avait conduit assez habilement la maison de Durand depuis la mort de sa mère avait brusquement demandé son congé en apprenant les prochaines épousailles.

Ce n'est pas que cette bonne dame eût été particulièrement froissée à l'idée de voir une femme introduite dans l'établissement; mais, suivant elle, la faute la plus grave qu'avait commise Paul, c'était d'avoir méconnu les charmes d'une certaine nièce à elle qui pouvait produire à la fois une jolie figure et une dot confortable, et que la mère Niquette avait décidé depuis plusieurs mois déjà devoir être une compagne très-convenable pour lui.

Ayant cet objet en vue, elle avait fait, du matin au soir, l'éloge de Sophie, de ses qualités intellectuelles et morales, s'attachant particulièrement à démontrer son habileté à tenir un ménage,--et la patience avec laquelle Durand écoutait ces panégyriques qu'il considérait comme des bavardages de commère, l'ayant malheureusement confirmée dans ses illusions que la belle Sophie elle-même partageait, elle s'était sentie trop vivement froissée pour rester plus longtemps dans cette maison après avoir vu ses rêves aussi cruellement évanouis. Les deux servantes inexpérimentées engagées au dernier moment pour la remplacer, quoique vigoureuses et pleines de bonne volonté, étaient tout-à-fait incompétentes,--de sorte que la nouvelle mariée dut s'en rapporter entièrement à ses propre ressources. Ayant un vague pressentiment des embarras qui allaient s'en suivre, Paul avait fait tout son possible pour inviter madame Niquette à rester à son poste. Il l'avait sollicitée, suppliée, lui offrant ce qui était alors considéré comme des gages presque fabuleux; mais la vengeance a quelque chose de doux pour certaines natures, et la vieille gouvernante ne pouvait pas se priver de cette douceur.

Oubliant la bienveillance et la considération que son maître lui avait toujours accordées, les cadeaux et les privilèges qu'il lui avait distribués d'une main très-libérale, elle s'était persuadée qu'on la traitait avec la plus noire ingratitude et qu'elle figurait dans la maison un personnage réellement sacrifié.

--Ah! s'était-elle dit en le laissant par un «bonjour, M. Durand» auquel celui-ci avait répondu avec froideur, ah! mon beau mari, je vous verrai bientôt me supplier de revenir ici; mais je ne ferai pas cela avant que vous et votre femme m'ayez longtemps et vivement sollicitée, et quand je reviendrai, je vous apprendrai à tous deux à respecter la mère Niquette.

Mais la bonne vieille dame s'était trompée: ni le maître ni sa femme revinrent la troubler de nouvelles supplications. Bien qu'ayant demeuré longtemps chez Durand, elle n'avait pu encore pénétrer entièrement son caractère.

Ainsi que nous l'avons dit en commençant, les femmes dans la famille Durand avaient toujours été de remarquables ménagères, et pendant le long règne de la dernière qui avait porté ce nom, la maison de Paul avait été la mieux conduite, la plus proprement tenue de toutes celles du village, tandis que les produits de sa laiterie étaient également renommés pour leur quantité et qualité. Cet état de chose satisfaisant ne s'était que peu ou point détérioré pendant l'administration de madame Niquette qui--nous devons lui rendre cette justice--avait veillé d'aussi près que sa maîtresse au confort de Paul et aux intérêts de l'établissement. Hélas! sous le régime nouveau, les choses étaient très différentes, et il était heureux pour le repos d'esprit de la défunte madame Durand qu'elle n'eût pas connaissance de ce qui se passait sous le soleil et surtout des détails qui concernaient le ménage de son fils.

Celui-ci aimait la bonne table et y avait été toujours habitué; maintenant la soupe était souvent ou brûlée ou trop liquide, le pain sûr et chargeant, digne du mauvais beurre destiné à être mangé avec lui; et puis les crêpes friables, les beignets et les délicieuses confitures qui avaient autrefois si bien orné sa table, n'étaient plus qu'un souvenir du passé. Cependant, avec toute la générosité d'un noble caractère, il ne se plaignait ni ne murmurait mais se contentait de temps en temps de faire en riant quelque remarque sur le sujet, évitant toutefois toute allusion de ce genre lorsque sa femme paraissait ennuyée ou embarrassée. La pauvre Geneviève faisait souvent des efforts surnaturels pour tâcher d'acquérir une petite parcelle des précieuses connaissances dans lesquelles elle faisait un défaut aussi absolu; mais les résultats en étaient toujours des échecs décourageants, et elle en vint graduellement à la conclusion fatale qu'il lui était tout-à-fait inutile d'essayer. Pour comble de malheur, la soeur de Paul qui avait récemment perdu son mari, venait d'envoyer une lettre dans laquelle elle annonçait que sa santé, ébranlée par les chagrins et la fatigue qu'elle avait éprouvés durant la maladie de son époux, avait besoin d'un changement d'air, et elle terminait en se disant assurée que son frère et sa nouvelle soeur la recevraient avec bonté pendant quelques semaines.

Oh! combien l'honnête Paul redouta cette visite! comme il s'émut en songeant que les maladresse de sa pauvre petite femme seraient soumises au regard perçant de sa soeur, un modèle de ménagère! Quant à Geneviève, elle compta les jours et les heures, comme le criminel suppute le temps qui le sépare de l'époque fixée pour l'exécution de sa sentence. Son incertitude ne fut pas de longue durée, car trois jours après sa lettre, madame Chartrand arriva. Malgré son deuil tout récent qu'elle sentait en réalité très-profondément, malgré sa santé quelque peu délabrée, cette dernière fut alarmée, presque terrifiée, en voyant l'état de chose qui se faisait remarquer dans la maison de son frère. De vagues rumeurs sur l'inhabilité de sa belle-soeur étaient bien parvenues jusque'à ses oreilles, mais entièrement occupée par son mari qui avait été confiné dans sa chambre pendant trois ou quatre mois avant sa mort, elle y avait à peine prêté attention. Elles es présentèrent alors devant elle dans toute leur affreuse réalité, et peut-être n'aurait-elle pu trouver de plus grande distraction à son légitime chagrin que le nouveau champ de regrets qui s'ouvrit devant elle.

--Comment, se disait-elle intérieurement, comment puis-je trouver le temps de pleurer Louis quand je vois sur la table de mon frère du pain aussi méchant et du beurre immangeable? Comment puis-je m'absorber à déplorer mon veuvage quand je vois ces misérables servantes de mon frère s'amuser avec leurs cavaliers pendant que le dîner brûle sur le poële et que la crème se perd dans la laiterie? Ah! c'est désolant!

C'était en effet bien distrayant, car madame Chartrand n'avait pas été huit jours dans la maison, qu'elle avait oublié ses peines et son deuil, dans l'Étonnement profond où l'avait jetée un examen plus attentif des gaspillages et de la mauvaise administration du ménage. Elle n'eut pour Geneviève d'autre sentiment que celui d'une pitié dédaigneuse, et un vif regret que Paul eût commis une aussi grave erreur dans le choix d'une épouse. Cette femme robuste et active, habituée dès le berceau au ménage, ne pouvait comprendre la langueur maladive et le découragement auxquels sa délicate et nerveuse belle-soeur était si souvent en proie, et plus d'une fois elle l'accusa intérieurement d'affectation.

Les choses ne pouvaient pas rester longtemps dans ce état sans fournir à quelqu'un l'occasion de se décharger le coeur, et un dimanche après-midi qu'elle avait sous un prétexte quelconque refusé d'accompagner Geneviève aux vêpres, madame Chartrand entra dans la chambre où Paul fumait sa pipe dans une calme solitude. Celui-ci ne se méprit pas sur la détermination qui se lisait dans les yeux aussi bien que dans la solennité des allures de sa soeur, et il se prépara à une scène; mais comme un habile tacticien, il attendit l'attaque en silence.

--Paul, s'écria-t-elle brusquement, déposes là ta pipe et écoutes-moi. Je vaux avoir un entretien avec toi.

--Un entretien! et sur quel sujet? répondit-il d'un ton bref.

--Sur quel sujet! dis-tu. Peut-il y en avoir d'autre que la manière déplorable dont est conduit ton ménage?

--Je crois que c'est une affaire qui ne regarde que Geneviève et moi, répondit-il sèchement en reprenant sa pipe qu'il avait momentanément déposée sur la table.

--Ceci est une réponse digne tout au plus d'être faite à un étranger, mais ce n'est pas celle que tu devrais faire à ta soeur aînée et unique qui, en te parlant ainsi, n'est mue que par un affectueux intérêt pour toi. Accordes-moi un peu de patiente attention, je ne t'en demanderai pas davantage. Laisse-moi te dire maintenant sans réserve tout ce que j'ai sur le coeur, et puis si tu le désires, je garderai ensuite le silence.

Pensant qu'il y avait quelque vérité dans ce que sa soeur lui disait, Durand inclina la tête, et elle reprit:

--Du temps de notre pauvre mère, bien que tu n'eusses pas plus de vaches dans tes pâturages qu'il y en a maintenant, et peut-être moins puisque tu as ajouté trois belles génisses à ton troupeau, il y avait toujours rangés dans ta cave plusieurs quartauts de bon beurre bien fait, attendant que les prix fussent satisfaisants pour être transportés au marché; toujours il y avait sur tes tablettes des rangées de fromages et des paniers d'oeufs. Et aujourd'hui? il n'y a rien à vendre pour le présent et rien pour plus tard. Dans un coin de la laiterie malpropre un quartaut d'une certaine substance rance que nous devons appeler beurre parce qu'elle ne répondrait à aucun autre nom, une douzaine d'oeufs peut-être sur une assiette fêlée, et un peu de crêpe moisie: voilà toute ta richesse de laitage. L'état des choses est-il meilleur dans la basse-cour? Quand je songe aux nombreuses couvées de grasses volailles, de dindes et d'oies qui la peuplaient jadis, mon coeur souffre en n'y voyant maintenant qu'une couple d'oisons et de dindes solitaires, ainsi que les quelques chétifs bantams aussi sauvages que des bécasses qui prennent leur nourriture où ils peuvent, car la plupart du temps on oublie de leur en donner, bien que les restes de repas qui sont perdus suffiraient amplement pour faire d'eux des volailles de prix... Qu'as-tu à répondre à tout cela, frère? Oui, je te le dis: tu es sur le grand chemin de la ruine.

--Non, Françoise, il n'y a, quant à cela, aucun danger. Dieu est très-bon pour moi.--En disant cela, Paul ôta son chapeau en signe de respect.--Ma récolte a été cette année beaucoup plus considérable que toutes celles que j'ai cueillies jusqu'ici, quoique bien souvent mes greniers aient été remplis jusqu'au comble. Avec moi tout a prospéré en quantité et en qualité, et grâce au ciel, nous ne nous apercevrons pas des pertes qui peuvent se faire sentir dans la laiterie ou la basse-cour.

--Eh! bien, Paul c'est très-heureux que tu jouisses d'une aussi bonne fortune, car tu en as grand besoin... Mais voyons maintenant pour ton propre confort. Ta table--tu ne dois pas m'en vouloir si je te parle aussi franchement, car tu m'as permis de te dire tout ce que j'ai sur le coeur--ta table est j'en suis certaine, la plus mal fournie de toutes celles de la paroisse.

--Mais, chère soeur, nous avons eu dernièrement de très-bons pâtés et d'excellentes tartes, il me semble.

--Ah! frère, tu peux bien paraître embarrassé et regarder le fourneau de ta pipe en disant cela; quoique tu fasses, tu ne me donneras pas le change. En deux ou trois occasions différentes, j'ai vu la petite fille de la veuve Lapointe passer dans la cour portant ces tartines et ces pâtés. En fait de cuisine, rien d'aussi appétissant ne peut plus être préparé ici, à moins que je relève mes manches et que je me mette moi-même à l'oeuvre.

Le pauvre Paul se trouva considérablement déconcerté, car il était allé secrètement trouver la veuve Lapointe et l'avait payée d'avance pour la confection de ces friandises, espérant que l'oeil exercé de sa soeur croirait qu'elles étaient de facture domestique. Il se mit donc à fumer plus fort et sans souffler mot, pendant que l'impitoyable madame Chartrand continuait:

--Regardes le jardin: il ne peut être comparé qu'à celui d'un fainéant, tant il est rempli de mauvaises herbes et de chardons, et cependant je vois deux grandes paresseuses de servantes qui ne font que flâner ici. Notre mère n'avait qu'une domestique, et de son temps ce même jardin faisait l'admiration de toute la paroisse par son magnifique étalage de légumes, de fruits et même de fleurs. Je ne vois, non plus aucune trace de toile ou de linge de ménage comme chaque femme d'un Durand avait toujours été capable d'en faire pour son mari et ses enfants... Veux-tu me dire ce que fait ou ce que peut faire Geneviève?

Une vive rougeur s'était graduellement répandue sur le visage hâlé de Durand; enfin, frappant la table d'un grand coup de poing:

--Françoise, s'écria-t-il, ceci est mon affaire et ne regarde que moi, entends-tu? et n'était la promesse que je t'ai faite de te laisser parler, tu n'aurais assurément pu dire tout ce que tu viens de débiter.

--Je le sais, répliqua philosophiquement madame Chartrand; mais comme tu m'as donné ta parole que tu m'écouterais jusqu'au bout, je te la rappelle. Ai-je dit des choses qui ne soient aussi vraies que l'Évangile même? Ai-je calomnié Geneviève en quoi que ce soit?

--Si je suis satisfait de ma femme, qui est-ce qui a le droit de la trouver en faute? demanda-t-il en haussant davantage la voix.

--Tu n'as pas besoin de te fâcher contre moi, Paul. Je vois que tu cherches dune querelle, mais je ne satisferai pas ton désir. C'est toujours comme cela avec vous autres, hommes: quand votre cause est mauvaise, vous tâchez invariablement de l'améliorer par des paroles vives et beaucoup de tapage. Maintenant, je dirai tout ce que j'ai à dire, quant même tu ferais deux fois plus de bruit. Dieu sait qu'il n'y a dans mon coeur aucun mauvais sentiment à l'égard de ta femme, et c'est pour son bien ainsi que pour le tien que je parle aussi ouvertement. Personne plus que moi ne s'est réjoui en apprenant ton mariage, parce que je pensais que ce serait là ton bonheur.

--Ainsi en a-t-il été, Françoise, et je suis aussi heureux qu'un roi. Aussi bien je n'ai pas l'intention de nous rendre malheureux, ma pauvre petite femme et moi, en lui demandant de faire ce qui est au-dessus de ses forces. Elle n'est pas faite pour les travaux durs et fatigants, pas plus que le petit oiseau qui gazouille dans l'orme qu'il y a là devant la maison. De plus, elle est jeune et elle apprendra.

Madame Chartrand pensa intérieurement qu'en effet des femmes aussi jeunes et aussi délicates que Geneviève étaient souvent devenues de bonnes ménagères, mais elle garda cette réflexion pour elle-même et reprit:

--Je ne veux pas blâmer ta femme pour son ignorance à conduire un ménage, mais ne penses-tu as qu'elle ferait bien de commencer de suite à l'apprendre? Il se pourrait que tes moissons ne seraient pas toujours aussi bonnes que cette année; les enfants, qui entraînent de nouvelles dépenses, peuvent venir, et la ruine dont tu te ris maintenant te surprendre plus tard. Écoutes je vais te faire une proposition. Je suis veuve, sans enfants, et parfaitement libre de suivre mes volontés. Dis un mot et je viens demeurer ici. Je ne serai pas un fardeau, car tu sais que j'ai par moi-même des moyens suffisants. J'enseignerai à Geneviève la tenue du ménage si elle a la force ou le désir de l'apprendre, et dans tous les cas je prendrai sur moi toute la tâche de conduire la maison. Ton bien-être, ta bourse et ton bonheur y gagneront. Maintenant, réfléchis bien avant de me donner une réponse quelconque.

Paul suivit ce conseil. Il croisa ses bras sur la table et y reposa sa tête, afin de réfléchir plus mûrement. Sans doute la prospérité matérielle de l'établissement augmenterait notablement par les soins de cette ménagère économe, mais comment Geneviève prendrait-elle cela? c'était là l'important. Les tinettes de beurre, les meules de fromage s'accumuleraient dans ses caves, la toile et le linge de ménage dans ses garde-robes, et lorsqu'il reviendrait fatigué, épuisé, de ses travaux des champs, il trouverait de bons et succulents repas l'attendant; oui, tout cela lui serait très-agréable, mais serait-ce la même chose pour sa femme qui passerait toutes les heures de son absence à éviter la constante surveillance que sa soeur exercerait sur chaque chose et sur chaque personne autour d'elle? Comme elle serait peinée, mortifiée de se voir continuellement exposée à un frappant contraste avec l'habile et énergique madame Chartrand, obligée de ressentir aussi amèrement son infériorité sur tout ce en quoi l'autre excellait. Non, il n'avait pas le droit de compromettre le bonheur de sa femme en permettant l'intrusion d'un tiers dans sa maison. D'un ton bien veillant mais ferme, il répondit donc:

--Merci, Françoise, pour ta bonne offre qui est, je le sais, l'impulsion d'un coeur tendre et généreux, mais il vaut mieux que nous restions seuls, ma petite Geneviève et moi. Nous aurons, je le présume, des embarras comme tous les gens mariés; mais nous devons essayer de les supporter avec patience. Si Geneviève fait défaut en quelques choses, elle est au moins douée d'un doux et affectionné.

--C'est donc une affaire décidée, Paul?

--Oui. Tu n'es pas fâchée?

--Mais non: penses-tu donc que je n'ai pas plus de jugement que cela? Mais il me faut partir dès demain, car je ne veux pas souffrir plus longtemps les épreuves auxquelles mon tempérament ni ma patience sont continuellement exposés dans cette maison. Entre l'indifférence de Geneviève et la honteuse négligence de sa servante paresseuse, je serais mise en pièces avant quinze jours, empêchée que je serais d'essayer à mettre les choses en ordre. Quoi! elles m'ont déjà presque fait perdre de vue mon pauvre mari et le chagrin légitime qu'en veuve bien apprise je dois ressentir de sa mort. Je retourne maintenant dans ma chambre pour y faire quelques prières, car j'ai manqué les vêpres afin d'avoir cet entretien avec toi.

Et elle sortit.

Paul se laissa aller à une profonde rêverie d'où il fut bientôt tiré par l'arrivée de sa femme.

--Viens ici, lui dit-il en l'apercevant.

Et passant son bras autour d'elle, il continua:

--Ma soeur désire venir demeurer avec nous; elle prendrait la direction du ménage. Qu'en dis-tu?

Le pâle visage de la jeune femme rougit légèrement et ses lèvres tremblèrent; mais reprenant presqu'aussitôt possession d'elle-même, elle répondit doucement:

--C'est bien, Paul, si tu le désires toi-même.

--Non, ma petite femme, non! il n'en sera pas ainsi. Je ne permettrai à personne de s'interposer entre toi et moi; nous nous tirerons d'affaire seuls. J'ai déjà dit à soeur Françoise ce qu'il en est, et la responsabilité du refus ne retombe que sur moi.

Oh! comme les beaux yeux lustrés de Geneviève surent bien le remercier, pendant que ses mignons petits doigts, pressant doucement sa main, le ramenaient par leur muet langage à l'affection qu'avaient pu lui faire perdre les remontrances impitoyables de madame Chartrand.

Cette dernière fut fidèle à sa détermination, et le lendemain matin, au moment même où le soleil commençait à illuminer l'Orient de ses feux, elle montait dans une élégante petite charrette à ressort dans laquelle son frère la ramenait chez elle. Si Paul avait éprouvé quelque remords de conscience d'avoir refusé l'offre si pleine de bonne intention de sa soeur, la vue du visage gras et dodu, des joues pleines et vermeilles de celle-ci qu'il fit intérieurement contraster avec la frêle enveloppe et la délicate figure de sa femme, le réconcilia bientôt avec lui-même.

Après le départ de madame Chartrand, une des deux servantes incapables fut renvoyée, et on se procura une excellente ménagère qui pouvait faire presque toute chose d'une manière aussi satisfaisante que la soeur de Paul elle-même. Mais hélas! elle avait un caractère terrible, et sans la moindre provocation, elle s'abattait comme une tigresse sur l'innocent agneau qu'elle avait pour maîtresse. Connaissant sa valeur cependant, Geneviève souffrait tout en silence; mais une après-midi que Marie donnait libre carrière à sa mauvaise humeur en faisant des remarques insolentes et demandait pourquoi certaines personnes ont été mises dans le monde puisqu'elles ne pouvaient pas même aider une pauvre servante écrasée d'ouvrage, son maître, qu'elle croyait très-occupé dans la cour, était entré sans qu'elle s'en fût aperçue, et après avoir écouté un instant ses diatribes, il la prit par le bras, et lui ordonna de faire de suite son paquet et de partir.

Il s'en suivit naturellement une tempête. Geneviève courut chercher un refuge dans sa chambre où elle écouta, avec une alarme nerveuse, le bruit qui se faisait dans la cuisine, le fracas de la vaisselle, le cliquetis des couteaux, les mouvements spasmodiques des chaises, des bancs et des seaux qu'on renversait. Le vacarme finit par cesser, et le mari et la femme se sentirent tous deux soulagés quant la porte se referma sur leur habile mais redoutable servante--Paul remerciant pieusement mais d'une manière quelque peu obscure, la Providence «de la paix qui leur était maintenant accordée, quant même ils devraient retomber dans le chaos où ils étaient auparavant», voulant probablement faire allusion à l'irrégularité générale et à la confusion d'où l'activité de Marie avait retiré sa maison.



III

La société continuait toujours son va-et-vient chez M. de Courval, car les bois aux teintes claires et les épais nuages couleur d'ambre du mois d'octobre, outre l'abondance de l'excellent gibier que l'on trouvait dans les environs, rendaient la campagne aussi attrayante qu'elle l'avait été pendant la belle saison.

Il passait fréquemment devant la porte de Durand des messieurs armés de fusils et suivis de lurs chiens, les uns à cheval, les autres à pied; mais Geneviève ne les voyait pas. M. de Courval avait souvent invité et d'une manière pressante les nouveaux mariés à venir visiter le Manoir, mais comme Paul ne s'en souciait évidemment pas tandis que des étrangers s'y trouveraient, Geneviève demeurait tranquillement chez elle.

Une après-midi qu'elle était debout devant la porte de sa maison et qu'elle admirait dans le lointain les magnifiques coteaux embrasés par les rayons dorés qu'offre une superbe journée de cette belle saison qu'on appelle Été de la St. Martin, M. de Courval passa à pied accompagné de deux de ses amis. Ils paraissaient tous trois exténués de fatigue, car ils marchaient depuis une heure fort matinale, et lorsque Geneviève, que M. de Courval avait abordée avec sa politesse ordinaire, leur offrit d'entrer un instant pour se reposer,--chose qu'elle ne pouvait manquer de faire sans violer les règles de la plus commune courtoisie, attendu que M. de Courval se plaignait de la fatigue,--ils acceptèrent avec joie son invitation. Il lui présenta ses deux amis, le premier un M. Caron, homme d'un âge mûr, le second un jeune et charmant officier de cavalerie, du nom de de Chevandier, qui venait d'arriver de France pour passer quelque temps en Canada.

Ce dernier parut à la fois surpris et frappé de la beauté et des manières gracieuses de leur hôtesse, qui était occupée à placer devant eux des verres et une cruche d'excellent cidre, qui, nous n'avons pas besoin de le dire, n'était pas de manufacture domestique.

Cependant, Geneviève ne s'aperçut pas de l'attention particulière dont elle était l'objet de la part du Capitaine de Chevandier, qui aurait été extrêmement affligé s'il eut su qu'elle n'avait seulement pas remarqué l'abondance de ses cheveux lissés, sa belle moustache, ou la classique régularité de ses traits.

Sur ces entrefaites arriva Durand qui s'empressa de leur offrir l'hospitalité, et il le fit avec une aisance et une politesse exquise. Les préjugés aristocratiques de de Chevandier furent en quelque sorte choqués par l'arrivée sur la scène de cet hôte roturier; mais ses airs de grand seigneur produisirent aussi peu d'effet sur le mari que ses regards d'admiration en avaient fait sur la femme. Quant nos trois amis se furent reposés et rafraîchis, ils prirent leur congé, et en revenant notre Adonis militaire s'abandonna à d'amers regrets sur ce que «cette charmante petite créature avait pour destinée de passer toute sa vie au milieu des vaches, des volailles et autres choses semblables.»

Aussitôt qu'ils furent partis, Durand annonça à sa femme qu'il pensait aller à Montréal pour y acheter des épiceries et autres articles de nécessité, ainsi que pour voir le marchant à qui il avait coutume de vendre la plus grande partie des produits de sa ferme, et il lui demanda si elle aimerait à l'accompagner.

--Quoique nous n'ayons cette année ni beurre, ni volailles à vendre, je puis, ma petite femme, te donner quelques piastres, que tu pourras dépenser en rubans, dans les beaux magasins,--ajouta-t-il en souriant, car il s'attendait à ce que Geneviève accepterait son offre avec empressement: attendu qu'un voyage à la ville, même sans la perspective d'avoir à y dépenser quelques dollars, était alors considéré par les femmes d'Alonville comme un insigne privilège.

Elle réfléchit un moment, hésita, puis, à la surprise et au désappointement de son mari, elle refusa, alléguant pour raison qu'elle ne savait pas comment elle agirait avec les Lubois. Elle pensait que si elle allait à la ville sans leur faire une visite, pour remercier madame Lubois du grossier bijou à l'ancienne mode qu'elle lui avait envoyé comme cadeau de noces, la famille la taxerait peut-être d'ingratitude, et que d'un autre côté, si elle se présentait avec son mari à leur résidence, renommée par ses exclusions, on les considérerait peut-être comme de désagréables visiteurs. Donc, pour sortir de ce dilemme, elle avait résolu de rester à la maison, d'autant plus que Paul ne devait être absent que quelques jours.

Le lendemain du départ de son mari, Geneviève, qui aimait beaucoup le grand air, et qui ne pouvait imaginer de plus douces jouissances que celle de s'asseoir pendant quelques heures sur un banc dans le jardin ou à l'ombre du grand orme qui ombrageait si agréablement sa demeure, à écouter les ramages des oiseaux et des insectes, prétexta un ouvrage de couture, et s'enfuit derrière le grand arbre dont le tronc la dérobait aux regards des passants et dont le feuillage la protégeait contre les rayons du soleil.

Elle avait été élevée dans une ville sombre et malpropre de France, (car quoique l'on dise, l'on rencontre des villes sombres et malpropres dans cette partie favorite du globe); il n'y avait donc rien de surprenant ue la campagne fût pour elle un monde inexploré, aussi délicieux que nouveau. Comme elle jouissait de sa fraîcheur, de sa beauté, de ses parfums! comme chaque nouvelle phase de cette vie faisait naître en elle une admiration qu'elle n'osait exprimer hautement, de crainte de paraître ridicule! Cette prédilection était peut-être la cause du peu de progrès qu'elle faisait dans la science de la tenue d'un ménage, car malgré qu'elle fût en personne dans sa cuisine, ou milieu des fritures, des étuvées ou des grillades ou à son lavage, ses pensées se tournaient avec passion vers l'air pur et frais du dehors, le bruissement des branches au-dessus de sa tête; et elle pensait en elle-même, non sans soupirer, combien elle préférerait un morceau de pain et une tasse de lait au milieu d'un si délicieux repos, aux somptueux banquets apprêtés avec tous les soins et l'habileté de l'art culinaire.

N'ayant que peu de choses à faire dans son ménage, elle avait célébré le premier jour de l'absence de Paul, en prenant son dîner des mets que nous venons de mentionner, chose qui convenait bien à ses servantes qui, passionnées elles aussi pour fair la dolce far niente, étaient bien aises de se sauver de l'ouvrage en se servant des mêmes mets pour leur dîner et en y ajoutant un morceau de viande froide. Puis elle prit une paire de pantoufles qu'elle brodait pour en faire présent à son mari, assurée qu'elle était qu'il les trouverait aussi utiles que belles, et s'installa dans son coin au pied du vieil orme.

Il faisait un temps délicieux. Souvent elle s'arrêtait dans son ouvrage pour promener ses regards des belles collines pourprées qui se trouvaient dans le lointain aux superbes couleurs des bois d'automne, des nuées mélangées d'or et d'azur qui se déroulaient au-dessus de sa tête aux lames rejaillissantes du beau et majestueux Saint-Laurent. Un calme parfait régnait dans la nature. Les oiseaux avaient déjà pris leur essor vers des climats qui leur offraient un autre été, et le silence n'était rompu que par le bruissement des feuilles qui tombaient de temps à autre.

Tout-à-coup, cependant, le bruit d'un pas qui approchait lui fit lever les yeux, et elle aperçut près d'elle le capitaine de Chevandier, la casquette à la main, un sourire engageant sur les lèvres. Ses manières étaient courtoises, sans affectation. Geneviève écouta, sans se déranger, quelques observations qu'il fit sur la température, la campagne et la chasse. Le temps s'écoula d'une manière si agréable que lorsqu'il partit, elle ne s'aperçut pas qu'il y avait près d'une heure qu'ils étaient en conversation.

Le lendemain, il faisait un temps aussi charmant que la veille, et après avoir pris un léger repas, elle se hâta de prendre son canevas et ses laines, et se rendit au jardin, cette fois à l'ombre d'un pommier tout tordu et recourbé, car une espèce d'instinct lui disait qu'elle s'y trouverait moins sur le chemin de M. de Courval et de ses visiteurs qu'au pied de l'orme.

Pendant qu'elle travaillait avec ardeur à son ouvrage, afin de terminer son petit cadeau avant l'arrivée de son mari, elle entendit une voix claire et cultivée lui demander: «Comment se porte madame Durand?» Levant aussitôt les yeux, elle aperçut le capitaine de Chevandier qui la regardait de par-dessus la petite porte du jardin.

Quoique Geneviève fût loin d'être satisfaite de cet incident, elle était trop bien-élevée pour laisser percer la contrariété que lui inspirait cette nouvelle visite; aussi lui rendit-elle poliment son salut, mais il y avait tant de réserve dans ses manières, que de Chevandier ne savait comme continuer: il chercha des inspirations autour de lui. Par bonheur, il aperçut une plate-bande de magnifiques dahlias aux couleurs variées et nuancées; alors feignant une grande admiration pour leur éclatante beauté, il demanda la permission de les examiner de plus près et d'en cueillir un. Elle acquiesça d'une manière indifférente à ce qu'il demandait. Tout en discourant avec l'air d'un connaisseur sur les riches nuances et la beauté particulière des échantillons qu'il avait devant lui, il essaya de faufiler un gracieux compliment à la charmante maîtresse du jardin sur son bon goût et sur les succès qui avaient couronné ses efforts.

--Capitaine de Chevandier, lui dit-elle, vous me donnez plus de crédit que je n'en mérite: vous devez présenter vos louanges à la vieille ménagère qui tenait la maison de mon mari avant son mariage.

De Chevandier se mordit les lèvres, et il se félicita en lui-même de ce que ses spirituels et caustiques compagnons d'armes n'eussent pas été témoins de sa déroute; mais se remettant aussitôt, il reprit:

--N'importe, cela ne m'empêchera pas de cueillir ces deux cramoisis-là, avec la permission de madame.

Et il joignit l'action à la parole, puis, en parlant de fleurs, il était naturel que la conversation tombât sur la campagne, et par une transition très-juste, sur la France. Enfin il avait donc trouvé un lien entr'eux, et de Chevandier ne fut pas lent à le saisir. Quoique né à Paris, il y avait peu d'endroits de son beau pays qu'il n'eût pas visités; il connaissait même la petite ville malpropre où Geneviève était née; une fois, il y avait été retenu par le mauvais temps une longue journée, pendant laquelle il avait tout le temps maugréé contre cette place qu'il considérait et qualifiait comme le point le plus insupportable, le plus petit et le plus pauvres de la surface du globe. Cependant, aujourd'hui, ses sentiments étaient tout différents, et l'admiration avec laquelle il parlait de sa modeste église, de la tranquillité de son petit cimetière, en faisait presque venir les larmes aux yeux de Geneviève.

--Ah! madame Durand, s'écria-t-il avec vivacité après un moment de silence, combien vous devez vous trouver malheureuse, transplantée de votre cher pays sous ce climat étranger! Que sommes-nous ici, nous enfants de la France, que de pauvres exilés?

Malgré l'amour qu'elle professait pour le sol de ses pères, Geneviève n'était pas prête à aller si lin, et levant ses yeux qui n'avaient pas faibli devant le regard rempli d'admiration et de sentiment qui était fixé sur elle, elle reprit:

--Malheureuse! dites-vous; vraiment, M. de Chevandier, vous vous trompez: j'ai goûté, depuis quelques mois, plus de vrai et paisible bonheur que je n'en ai connu pendant toute ma vie. La France m'est chère, sans doute, comme souvenir; mais toutes les affections de mon coeur et toutes les espérances dont je puisse me bercer sur cette terre sont concentrées ici, en Canada.

Soit qu'il fût incapable de se relever de ce nouveau coup, soit qu'il jugeât par les manières de Geneviève que son séjour chez elle avait été assez prolongé, il se leva, et après avoir prononcé quelques mots sur le même ton de politesse et de respect dont il se serait servi avec une dame de la plus haute société, il se retira. Mais en fermant la porte sur lui, il ne put s'empêcher de se dire:

--Quel prude et gênée petite créature, mais aussi quels yeux incomparables, quels doigts effilés! certainement que son imbécile de mari doit s'attendre à ce qu'elle en fera de drôles en fait de traire les vaches et de fabriquer le beurre. Ah! je crains fort, mon cher Durand, que tu t'aperçoives un peu tard que tu t'es énormément fourvoyé dans ton choix.

Il s'en revint lentement chez M. de Courval, portant sur ses traits, d'ordinaire insouciants, les traces d'une profonde pensée.

Le jour suivant de Chevandier fit sa toilette avec un soin tout minutieux, et après s'être muni de journaux et de revues qu'il avait tout récemment reçus de France, il s'achemina, à la même heure, vers la résidence de Durand: et il vit que Geneviève ne se trouvait pas sous le pommier, non plus que sous l'orme. Il devenait évident qu'elle ne voulait plus avoir d'entrevue avec lui. Mais de Chevandier, qui n'était pas homme à se décourager pour si peu, frappa résolument à la porte avec une badine qu'il portait, et il demanda à la servante aux allures gauches et hébétées qui lui ouvrit si madame était è la maison?

--Elle est quelque part dans le jardin, répondit-elle sèchement.

Et persuadée qu'elle s'était acquittée de tout ce qu'elle avait à fair dans la présente conjoncture, elle poussa brusquement la porte, laquelle se referma avec un tel fracas que notre visiteur en recula.

--Quels sauvages! se dit-il; mais je ne me rendrai pas: il faut que je la cherche dans le jardin.

Si on avait demandé au capitaine de Chevandier pourquoi il s'acharnait ainsi à Geneviève et quels étaient ses desseins en lui portant de telles attentions, il aurait répondu sans hésiter qu'il ne lui voulait pas de mal. Madame Durand était une femme aussi jolie que charmante, et il pensait qu'un commerce d'amitié sentimental et innocent avec elle contribuerait puissamment à rendre son séjour au Manoir moins monotone et plus agréable. Malgré tout cela, ç'aurait été un malheur pour Geneviève si, confiante comme elle était, elle l'eut sans arrière-pensée écouté et encouragé, car aucun principe religieux ne le guidait, la seule influence qui eût sur lui quelqu'empire étant le code d'honneur du monde, et l'on sait combien ce code est quelques fois relâché.

S'étonnant intérieurement, s'emportant même de ce qu'elle lui avait inspiré un si vif intérêt, il souleva le loquet de la petite porte et s'aventura au milieu des citrouilles, des concombres et des melons qui y croissaient négligemment en abondance; il arriva è un petit berceau rustique fait en planches, autour duquel on avait taillé une vigne sauvage qui formait une couverture d'une délicieuse verdure. Geneviève y était avec son «éternelle broderie,» ainsi que de Chevandier avait stigmatisé son travail. Il aurait préféré la trouver mélancolique et rêveuse: cependant il entra avec son air aimable ordinaire, en offrant ses lettres de créance sous forme des livres et journaux qu'il avait apportés avec lui. Geneviève ne pouvait faire autrement que de le remercier de sa politesse; d'ailleurs elle éprouvait un grand plaisir de voir les noms et les gravures des lieux et des choses qui lui étaient si familières.

Pendant qu'elle examinait le frontispice illustré d'un de ces volumes, il prit l'ouvrage qu'elle venait de déposer.

--A qui, lui demanda-t-il en souriant, destinez-vous ce monument d'industrie et de patience féminine que je tiens à la main?

--C'est une paire de pantoufles pour mon mari, répondit-elle.

Lorsque de Chevandier se représenta cet honnête Paul chaussé de grosse bottes de campagne enjambant à travers le fumier de sa cour, puis en voyant cet assemblage de perles et de soie qu'on lui destinait, une expression de piquante ironie passa sur ses traits: il plissa les lèvres et ajouta involontairement:

--M. Durand est un homme heureux et saura, comme de raison, apprécier ce cadeau de fée. J'apprends tous les jours qu'il est un excellent fermier, et qu'il s'y entend parfaitement en fait de tout ce qui concerne la charrue, les égouts, les bêtes-à-cornes et autres horreurs du même genre.

Geneviève regarda son interlocuteur: quoique novice en ces sortes de persiflages, elle devina le mépris qu'il cachait sus les compliments à moitié ironiques qu'il faisait de Paul, et tenant constamment ses yeux fixés sur lui, elle reprit:

--Mon mari est non-seulement un excellent fermier, mais encore il est honorable et intègre, à tel point, que la plus indifférente des épouses ne pourrait s'empêcher de le respecter et de l'aimer.

Il y avait quelque chose de grand dans cette expression franche et hardie de ses sentiments, surtout chez une personne aussi réservée et aussi timide que Geneviève Durand; et pendant que le coeur de Chevandier lui en rendait secrètement hommage, il éprouva en même temps un sentiment d'une irritation jalouse contre l'homme qui en était l'objet. Il comprit aussi qu'il devait s'abstenir de prononcer en présence de la jeune femme un seul mot qui pût être interprété comme incivil envers Paul; il s'empressa donc de réparer sa maladresse en faisant sur Durand quelques remarques amicales et respectueuses avec ce tact et cette délicatesse dans lesquels il était passé maître.

Geneviève reprit son ouvrage, et pendant que ses doigts allaient avec une agile habilité, de Chevandier parlait ou lisait à haute voix quelques courts passages des journaux qu'il avait apportés avec lui. Le jour baissait, lorsque tout-à-coup la jeune femme se leva et le pria de l'excuser, vu que peut-être on pouvait avoir besoin de ses services à la maison. Il l'accompagna jusqu'à la porte.

Tandis qu'il lui disait quelques mots d'adieu, deux figures épiaient en cachette leurs mouvements: c'était Manon, la fille qui avait reçu le capitaine de Chevandier d'une manière si caractéristique, et Olivier Dupuis, la plus mauvaise langue du village.

--Et vous me dites, reprit lentement ce dernier en secouant la tête d'une façon qui était de mauvais présage, que ce charmant gentilhomme de la ville vient ici tous les jours, et passe de longues heures avec Madame (en appuyant dédaigneusement sur le mot), et cela lorsque le mari est absent! Bien, bien, Paul Durand, est-ce que tu ne pouvais pas faire comme les autres, prendre pour ta femme une fille vive et alerte de notre village, au lieu d'aller au loin choisir un pareil bijou? Ah! nous verrons, nous verrons! Quand pensez-vous que Paul sera de retour?

--Demain, je crois.

--Eh! bien, bonjour Manon, et si jamais vous vous mariez ne marchez pas sur les traces de votre maîtresse.

--Vous pouvez, père Dupuis, garder votre conseil jusqu'à ce qu'il vous soit demandé. Lorsque je serai mariée, je ferai comme je voudrai.

Et ils se séparèrent sur ce salut amical.

Le lendemain la pluie tomba toute la journée par torrents, et de Chevandier fut obligé d'abandonner le projet qu'il avait formé de retourner chez sa charmante voisine, de peur qu'une visite par un pareil temps le rendit ridicule. C'est pourquoi dans un accès de mauvaise humeur il descendit au salon, et là il tua le temps à tourmenter les livres de M. de Courval qui traitaient presque tous d'agriculture, et à jurer, tempêter et donner des coups de pieds à la demi-douzaine de chiens qui égayait la demeure de son ami, vieux garçon.

De son côté, Geneviève se trouvait aussi heureuse qu'il lui était possible de l'être. Grâce à ses efforts réunis à ceux des servantes, la maison reluisait de propreté, tandis que Manon, par une coïncidence extraordinaire, avait fait d'excellents pâtés et avait réussi une fois en sa vie à sortir du four du pain qui ne fût pas brûlé en-dessus et cru en-dedans.

Les merveilleuses pantoufles qui étaient heureusement achevées pour l'occasion étaient orgueilleusement étendues sur le fauteuil de Paul, qu'on avait eu soin de tirer dans son coin favori, près de la fenêtre remplie de bouquets. Puis Geneviève entra dans sa chambre, et après avoir jeté un regard inquiet sur la pluie qui tombait à verse et à laquelle son mari devait, en toute probabilité être exposé, elle se mit en frais de se faire aussi gentille et charmante que possible. La tâche pour elle n'était pas difficile: toujours jolie, elle l'était doublement en ce moment car le plaisir que lui faisait éprouver l'espérance de l'arrivée prochaine de son mari après cette première séparation illuminait ses yeux et imprimait à ses joues un vif incarnat.



IV

Pendant qu'elle attend ainsi, nous retournerons de quelques heures sur nos pas, à la rencontre de Paul qui s'en revenait chez lui. Il allait rapidement, cahoté en tous sens, sans se soucier ni de la boue des chemins ni de la pluie qui l'inondait si généreusement mais tout entier à l'heureuse perspective de se trouver bientôt avec sa chère Geneviève, au souvenir des excellentes affaires qu'il avait faites à Montréal et dont il rapportait des preuves par de jolis présents destinés à sa femme.

Tout-à-coup, il rencontra le bonhomme Olivier Dupuis qui cheminant à pied, de son côté, le long de la route, sans paraître plus soucieux de la pluie qu'il ne l'était lui-même. Il va sans dire que Paul arrêta son cheval, et offrit au voyageur une place à ses côtés, proposition qui fut acceptée par ce dernier avec d'autant plus d'empressement qu'il avait plus d'une raison pour le faire.

Une fois repartis, après quelques paroles échangées entr'eux à propos du temps, Paul dit assez vivement:

--Ah! père Dupuis, ça fait du bien et ça raccourcit merveilleusement la longueur de la route, que de savoir qu'au bout il y a une femme bonne et fidèle pour nous recevoir!

Olivier poussa un gros soupir, et secoua la tête en signe de doute. Supposant que cette boutade pleine de tristesse était de la part de Dupuis une allusion secrète à son propre état de veuvage, Paul, bien que ce fût la première fois qu'il le vit se chagriner à ce sujet, lui dit avec bonté:

--Courage Olivier, tous ont leurs épreuves en ce monde, dans un temps ou dans un autre; et vous avez une assez bonne santé, assez de joyeuse humeur pour suppléer à la solitude de votre foyer.

--Quant à cela, Paul Durand, répondit aigrement Olivier, je me trouve bien moins à plaindre sans femme que beaucoup d'autres qui en ont une.

Le ton, plus encore que les paroles, était particulier, et Paul attacha un regard scrutateur sur son compagnon.

--Oui, regardez moi bien; je voudrais seulement que vous puissiez lire sur mon visage tout ce que j'ai sur le coeur. Ça m'éviterait de dire des choses qui ne me rapporteront pas grands remerciements, je suppose, si je les fais connaître. Oh! Paul, Paul, pourquoi n'avez-vous pas fait comme vos voisins et vos ancêtres ont fait avant vous: choisi une femme parmi les habiles et honnêtes filles de votre paroisse, au lieu d'aller plus loin pour réussir si mal?

--Décidément, voisin Dupuis, interrompit Paul qui commençait à se fâcher, vous avez pris ce matin, outre votre part de rhum, celle d'un autre.

Cette dernière insinuation le toucha au vif, car le vieux Dupuis excédait souvent les bornes de la tempérance, bien que cela ne lui fût pas arrivé cette fois: aussi avec un malin clignement de ses petits yeux rusés, il répliqua:

--Merci du compliment, mon bon ami; mais je n'ai pas rencontré aujourd'hui de chrétien assez généreux pour m'offrir sa part. Ce n'est ni ci ni ça, et nous n'avons pas besoin de nous battre parce que je crois de mon devoir d'avertir un vieil ami et un voisin, par pure bonté, quant je vois sa femme s'amuser pendant son absence avec un des jeunes messieurs bien habillés et tout parfumés qui sont en visite chez le seigneur. Ah! vous pouvez bien devenir pâle, car c'est vrai. Ils ont passé trois heures entières dans le jardin tout seuls, hier. Manon les a vus aussi, ce qui fait qu'elle peut vous dire la même chose; et le jour auparavant, la veuve Lapointe les a vus parler ensemble sous le pommier dans le jardin. Elle dit qu'elle est restée à les examiner pendant près d'une heure; et le beau monsieur était tout sourire et tout amabilité pour madame.

Et il appuyait encore avec emphase sur ce titre.

Dupuis était petit de taille, faible et avait les cheveux gris; aussi Paul qui possédait une force herculéenne, était trop bon pour satisfaire sa vengeance en usant d'une violence personnelle à son égard. Il fut donc obligé de se contenter de l'empoigner par le haut de con collet d'habit et le lâcher, comme il eût fait d'un petit chien importun, au milieu de la boue du chemin; puis, laissant échapper sur le bonhomme une vigoureuse épithète de coquin, il fouetta son cheval avec fureur, et partit avec une vitesse à se rompre le cou le long de la route inégale.

Au bout de quelques minutes cependant, il permit au coursier de ralentir le pas en lui abandonnant les guides sur le cou, et, laissant tomber sa tête entre ses mains, il se prit à soupirer en murmurant:

--Oui, oui, il faut que cela soit vrai!

Cette pensée seule était une agonie indicible, mais n'enlevait rien à l'apparence de vérité qu'il y prêtait. Il se rappela alors l'admiration et l'étonnement avec lesquels l'élégant militaire avait obstinément suivi tous les mouvements de sa femme pendant la courte visite qu'il avait faite chez lui avec M. de Courval. Il se souvint aussi avec un sentiment mêlé de rage et de désespoir qu'elle avait, sans aucun prétexte à ses yeux du moins, refusé de l'accompagner è la ville.

Durand état de sa nature d'un tempérament très-jaloux; mais ce défaut avait sommeillé jusque-là, faute de circonstances propres à le développer. En ce moment, il surgit tout d'un coup avec autant de violence et d'énergie que s'il s'y fût toujours laissé emporter toute sa vie.

Sa colère contre sa femme était adoucie néanmoins de temps en temps par le déchirement qu'il éprouvait de la blessure faite à sa tendresse pour elle; mais sa rage contre de Chevandier était mortelle, et l'eût-il rencontré sur la route qu'il parcourait, on eût eu à déplorer quelque événement fatal.

Comme il entrait dans sa cour dont la porte était restée ouverte pour son arrivée, il sentit tout son être se contracter à la pensée qu'il allait se trouver en présence de sa femme. Il savait d'avance que tous les reproches et toutes les accusations dont il pourrait l'accabler ne lui apporteraient aucune satisfaction, et il se demandait s'il ne valait pas mieux pour lui poursuivre son chemin jusqu'au Manoir, et là faire venir de Chevandier, et, sans un mot de commentaire ou d'explication, tomber sur lui et prendre une vengeance complète des torts qu'il lui attribuait, tout en servant à M. de Courval s'il se mêlait d'intervenir, un petite dose du même traitement; car après tout, il était l'auteur indirect de toutes ces misères, puisqu'il amenait avec lui dans des maisons humbles et vertueuses des amis élégants et sans principes.

Pendant qu'il hésitait ainsi sur ce qu'il devait faire, la porte de la maison s'ouvrit et Geneviève accourut dans sa fraîche et pure beauté; posant légèrement son pied mignon sur le marche-pied de la voiture, elle approcha son visage rougissant pour lui donner un baiser. Naturellement distante et peu expansive, rien que l'amour profond qu'elle portait à son mari pouvait l'engager à sortir jusqu'à ce point de sa réserve habituelle; mais lui, détournant la tête comme s'il n'eût pas compris son intention, il dit avec rudesse:

--Rentres à la maison à cause de la pluie.

Quelle angoisse déchirant avait traversé son coeur pendant qu'il articulait ces paroles!

Il avait tant d'amour pour sa femme, tant de confiance en elle, et elle était en apparence si engageante, si aimable, si gentille, qu'elle pût être en réalité! Sautant de son siège, il enleva l'attelage de dessus son cheval, le conduisit à l'écurie, et sans vouloir être aidé par un de ses domestiques qui s'empressait autour de lui, il soigna l'animal et le frotta lui-même.

Sentant bien alors que l'explication si redoutée entre lui et sa femme ne pouvait tarder plus longtemps, il entra à la maison. La nappe était mise, le souper sur la table, et Geneviève l'attendait debout. Mais qu'il y avait loin de cette femme pâle et tremblante à la joyeuse créature qui avait bondi tout à l'heure si légèrement au-devant de lui pour lui souhaiter la bienvenue! Rejetant impitoyablement les pantoufles brodées qu'on lui avait apportées (au milieu de l'angoisse que la pauvre Geneviève éprouvait sans pouvoir se rendre compte de ce qui se passait, ce léger acte de son mari lui causa un déchirement de coeur que le travail de son imagination lui rendait encore plus cruel) il s'assit à table, mais ne voulut ni manger ni boire, excepté un grand verre d'eau qu'il avala d'un trait. Puis il repoussa sa chaise.

--Qu'est-ce que tout cela signifie? se demandait pour la vingtième fois la tremblante jeune femme.

Et ses joues devenaient plus pâles et ses lèvres plus blanches, jusqu'à ce qu'enfin elle craignit de se trouver mal.

--C'est la pâleur de la culpabilité! pensait Paul. Ah! l'indigne hypocrite!

--Paul, qu'as-tu? Pourquoi me traiter ainsi?

--D'abord, réponds-moi à une question, femme! Quels visiteurs as-tu eus ici pendant mon absence?

--Pas d'autres que le capitaine de Chevandier, répondit-elle tout interdite.

--Ah! c'est donc vrai? Et tu as l'audace de l'avouer!

Cette véhémence de la part de Paul n'avait certainement pas de raison d'être; car si elle lui avait caché la vérité, il eût été encore plus courroucé contre elle si cela eût pu être possible; mais la colère a-t-elle jamais été logique ou conséquente?

--Combien de fois est-il venu?

--Trois fois.

--C'est-à-dire tous les jours pendant mon absence, excepté aujourd'hui: probablement que la crainte de me rencontrer à mon retour ou celle d'exposer son élégante personne à la pluie l'aura retenu à la maison. O femme indigne et infidèle! Que puis-je penser, que pensai-je en effet d'une épouse qui profite de l'absence de son mari pour passer chaque jour des heures entières en compagnie d'un parfait étranger qui n'a de titres à ses attentions que parce qu'il est jeune, beau et sans principes?

--Oh! sur ma parole la plus sacrée, Paul, je le jurerai sur l'Évangile si tu veux, je ne t'ai jamais offensé, mon mari, ni en pensées ni en paroles. Sans aucune invitation de ma part, le capitaine de Chevandier est venu ici, poussé seulement par un motif de politesse et de courtoisie...

--Silence, tu entends! Penses-tu me donner le change sur tes méfaits aussi aisément que cela? Ah! tu as prouvé que tu n'étais qu'une femme ingrate et infidèle. Bien que tu nous aies rendus, nous et notre maison, un sujet de raillerie dans le village, par ta misérable ignorance de tout ce qu'une femme devrait connaître, je ne t'ai jamais dit un mot de colère, ni ne t'ai regardée froidement pour tout cela. Mais tu as passé le temps que d'autres femme emploient à des travaux utiles et honnêtes, à écouter les paroles mielleuses d'une canaille, à jouer avec l'honneur de ton mari!

--Paul, tu es injuste et cruel.

--Silence! te dis-je. Ne sais-tu pas que demain toutes les misérables commères à la merci desquelles tu t'es exposée si faiblement, si criminellement, nous auront livrés tous les deux au mépris du public. Otes-toi de devant mes yeux!

Elle se leva, et, oppressée par le sentiment d'un mal mortel, elle se traîna hors de la chambre.

L'ennemi le plus acharné qu'aurait jamais en Paul Durand, eût senti tous ses désirs de vengeance pleinement satisfaits s'il eût pu jeter un coup d'oeil dans cette chambre silencieuse et au fond du coeur de celui qui l'occupait, alors qu'il était assis, noyé dans la solitude de son anéantissement. Sa tête brûlante s'inclinait jusque sur ses bras croisés, sans qu'il prit garde à l'ombre du crépuscule qui se faisait plus épaisse, et sans se soucier de son jeûne de toute la journée qu'il n'avait légèrement rompu qu'une fois dans l'heureuse anticipation de partager avec elle, chez lui, le doux repas du soir.

Peu à peu sa première violence fit place à des pensées moins amères et à des sentiments plus humains. Eh! quoi si Geneviève avait erré seulement par inexpérience et faute de réflexion! elle n'était coupable, après tout, que d'avoir simplement permis les visites de de Chevandier, sans les rechercher ni les encourager.

Oui, mais le mal n'en était pas moindre, car il avait, dans sa colère, prononcé des paroles que peu de femmes pourraient aisément oublier ou pardonner; il sentait s'élever au dedans de lui un certain esprit d'opiniâtreté bourrue qui l'empêcherait de faire rien qui ressemblât à des avances, quand même il serait convaincu qu'il l'avait accusée injustement.

Il prévoyait tout: l'éloignement qui allait surgir comme une muraille entr'eux, éloignement que le temps ne ferait que rendre plus profond. Et ils avaient été si heureux ensemble! Il avait connu tant de bonheur parfait dans sa maison depuis qu'elle y était entrée! elle s'était enlacée si étroitement autour de tout son être! Alors, dans la violence de son désespoir, il se mit à pousser des soupirs comme des sanglots.

Le bruit que fait un pas léger traversa sur le plancher; et levant les yeux, il aperçut Geneviève auprès de lui. Elle déposa sur la table la lumière qu'elle portait; même dans le trouble de ce moment, il remarque sa pâleur mortelle, et les cercles livides que les larmes et la souffrance morale avaient déjà laissées autour de ses yeux si doux. Tout-à-coup la conviction lui vint qu'elle était innocente de toute faute volontaire, et avec cette pensée une crainte terrible traversa son esprit, la crainte qu'elle fût venue lui dire qu'elle le laissait, qu'il l'avait insultée, outragée au-delà des limites laissées au pardon. C'étaient justement des femmes douces et paisibles comme elle qui en agissaient ainsi. Et il savait, il sentait que le démon de l'orgueil opiniâtre qui était au-dedans de lui, le tiendrait muet; et que même, dût son coeur se briser, il ne ferait aucun signe et la laisserait partir.

D'une voix douce, elle lui adressa ces paroles:

--Paul, je suis peinée, vraiment peinée, de t'avoir fâché de la sorte. Si j'avais su que tu eusses désapprouvé les visites du capitaine de Chevandier, j'aurais refusé de les recevoir, au risque d'insulter sans provocation un ami de M. de Courval. Écoutes-moi, maintenant, jurer devant Dieu, aussi solennellement que si j'étais sur mon lit de mort,--et elle s'agenouilla à côté de lui, levant avec respect ses yeux purs et pleins d'affection, brillants de tout l'éclat de la vérité,--je jure que je suis innocente d'une seule pensée ou d'une seule parole qui ait pu t'offenser en quelque façon. Bien sûr, tu me pardonneras de t'avoir déplu sans le vouloir?

Transporté à ces mots, Paul l'enleva dans ses bras et la pressa contre son coeur avec passion, ou plutôt avec une énergie convulsive; et la tenant ainsi, il jura dans la profondeur de son âme que jamais de nouveau il ne l'affligerait, ne la contredirait, ni ne douterait de sa fidélité. Cet amour de femme, plus puissant que la colère, le raisonnement ou l'orgueil, avait détruit en un instant l'abîme que la passion et le soupçon avaient creusé entr'eux.

--Ma femme! ma bien chère femme! murmurait-il en même temps que des larmes que sa droite nature d'honnête homme ne rougissait plus de laisser couler, tombaient rapides et abondantes sur la tête soyeuse appuyée contre sa poitrine. Dieu soit béni, de ce que la paix soit revenue! puisse cette première querelle entre nous être la dernière!

Ce fut la dernière en effet; et dans la suite, nul regard de doute ou de colère, ni d'un côté ni de l'autre, ne vint assombrir le cours de leur vie commune.

Le jour suivant, quand le capitaine de Chevandier vint, on lui répondit que madame Durand était trop occupée pour le recevoir. Quand il renouvela ses visites, qu'il eut toujours grand soin d'entreprendre au moment où il savait Durand absent de chez lui, alors qu'il l'avait vu s'éloigner en arrière de sa ferme, il se flattait sans doute d'obtenir une réponse plus favorable; mais elle était toujours la même, jointe à la mortification d'apercevoir Geneviève à l'une de se fenêtres, engagée dans l'importante fonction de soigner ses plantes et ses fleurs.

Il retournait alors sur ses pas en grommelant un juron.

Le lendemain il disait adieu à Alonville pour n'y plus jamais revenir.

Après cela, tout alla tranquillement dans le ménage de Durand. Mais bien qu'une paix parfaite et une inaltérable affection mutuelle y régnassent, il n'y avait pas de changement perceptible dans l'économie domestique de la maison. Toutefois, l'honnête Paul était profondément satisfait et heureux; après tout, c'était bien là le point principal. Le commérage calomnieux répandu par le vieux Dupuis s'éteignit bientôt, faute d'un nouvel aliment. Et Geneviève continua de jouir, avec le même entrain, de l'éclat des jours de soleil, des oiseaux et des fleurs, faisant taire de temps en temps ses goûts par un effort désespéré pour se mettre au soins du ménage.

Bientôt après arriva un gage de la sollicitude pleine d'attentions de madame Chartrand, sous la forme d'un immense paquet, accompagné d'un billet dans lequel cette dame écrivait que, prévoyant le cas où Paul aurait besoin bientôt de nouvelles chemises, elle prenait la liberté de lui en envoyer une douzaine toutes taillées sur un patron de celles qu'elle avait en sa possession: ajoutant que leur confection ne serait qu'un amusement pour sa belle-soeur.

Sans doute, la jeune femme entreprit volontiers la tâche; et quand Paul laissa la maison le matin pour se rendre aux champs, il emporta avec lui l'aimable idée de sa gentille Geneviève, assise à sa petite table, armée d'un dé délicat et d'une paire de ciseaux, ayant devant elle une pile de toile et de coton blanc comme la neige. Mais, hélas! le manque d'habileté plutôt que de bon vouloir, vint frustrer les bonnes intentions de Geneviève. Elle se trouble et se perdit au milieu des goussets, des bandes et des morceaux; et enfin, perdant coeur et courage, elle déposa sa couture sans espoir de réussir jamais. Elle la laissa ainsi et la reprit deux fois, trois fois, durant le cours de cette journée, pour arriver toujours au même résultat.

Pendant qu'elle était assise, ses deux mains reposant négligemment sur ses genoux, tout entière à cette pensée qu'elle échangerait bien volontiers le peu de talents qu'elle avait en broderie pour l'art de mettre en ordre le chaos de bandes blanches qu'elle voyait devant elle, Paul rentra, accablé par la chaleur et la fatigue de son travail sous un soleil brûlant.

Elle saisit vivement, comme par instinct, cette couture qui avait fait si peu de progrès depuis le matin, et jeta la vue sur son mari. Il venait de s'asseoir, et essuyait les larges gouttes de sueur qui perlaient sur son front en feu. Il y avait contraste entre sa fatigue jointe à la chaleur qui l'écrasait et le repos dans lequel elle était au milieu de cette chambre sombre et respirant le frais; et cependant, ainsi entourée de ses aises combien elle se sentait abattue, nonchalante, malheureuse!

--Eh! bien, petite femme, comment va la couture? demanda-t-il avec bonté.

Elle la rejeta de nouveau, et fondant en larmes, elle se mit à sangloter.

--A quoi sert, dit-elle, de feindre plus longtemps? Je n'y entends rien. Paul, Paul, tu as une femme inutile, indigne!

Repoussant l'ouvrage, Paul attira sa femme à lui avec tendresse, en murmurant:

--Le ciel m'est témoin, Geneviève, que tu me rends le séjour de ma maison agréable et heureux. Que peut faire de plus une femme? Ne vas pas te tracasser l'esprit à propos de semblables bagatelles. Ta douceur et ta patience te rendent plus chère à ton mari que si tu étais la meilleure cuisinière et la couturière la plus entendue de la paroisse! Attaches tout cela dans un paquet, et ce soir, nous irons en voiture chez la veuve Lapointe, et nous le lui laisserons. Ce sera une charité que de lui faire gagner quelques sous, et la promenade va te rendre aussi gaie qu'une linotte.

Ils partirent bientôt; et malgré que les commères s'émerveillassent de l'infatuation de Paul à l'égard de sa femme et du profond aveuglement qui l'empêchait de s'apercevoir du peu de services qu'elle lui rendait et de sa parfaite inutilité dans la gouverne de sa maison, elle alla son chemin, plus chérie et plus choyée que jamais.

Un an ne s'était pas écoulé depuis cette époque que la coupe du bonheur de Paul fut remplie jusqu'aux bords par la naissance d'un fils.

Aucun noble portant des titres glorieux et soupirant après un héritier qui portera son nom honoré depuis des siècles, aucun millionnaire désireux d'avoir un fils pour lui transmettre ses immenses richesses, ne se réjouissent plus de la naissance d'un garçon que l'humble paysan Canadien, soit que lui aussi aime à voir son nom obscur mais honnête conservé dans l'avenir, soit qu'il sache que le bras vigoureux d'un fils lui portera assistance dans les travaux des champs, alors que le grand âge rendra ce secours presque indispensable.

Mais, hélas! la joie de Paul, comme tous les rayons du soleil sur cette terre, fut de courte durée; car la santé de Geneviève, toujours frêle et délicate, ne se remit jamais après la naissance de son enfant. Elle devint plus faible de jour en jour; en dépit de l'affection et de la tendresse pleine de sollicitude dont l'entourait Paul, en dépit même des liens de son amour sans bornes pour son mari et son enfant qui la tenaient étroitement attachée à l'un et à l'autre, l'heure du départ arriva; et patiente, résignée, elle exhala doucement la vie entre les bras puissants de son mari qui lui avaient ouvert un asile si sûr et si doux depuis qu'elle avait connu leur protection.

Ah! Paul Durand, alors que vous étiez assis seul et le coeur brisé dans votre chambre, sans que nul autre bruit que le tic-tac monotone de l'horloge du coin ne vint en rompre le silence mystérieux, et que, regardant en arrière, vous vous rappeliez la fatigue et la langueur qu'elle apportait de temps à autre dans ses démarches, et ces teintes rosées qui montaient à ses joues et s'en effaçaient tour à tour sitôt qu'elle entreprenait un effort léger; vous deviniez le secret de ce manque d'énergie dont l'avaient blâmée si souvent les langues des fainéants; et vous remerciez Dieu du fond du coeur de ce que jamais vous ne lui aviez adressé aucun reproche ni aucun mot de raillerie à ce sujet, de ce que jamais vous ne l'aviez poussée à des exercices et à des efforts qui eussent dépassé ses forces.

Peut-être cette pensée était-elle la plus grande consolation de Durand, aussi bien que les caresses dont il entourait son enfant, doué de toute la délicatesse des traits de sa mère, et partageant peut-être, cela était à craindre sa faiblesse de constitution.

Maintenant, dans son isolement, Paul eût désiré volontiers la compagnie de sa soeur; mais cette dame très-digne, fatiguées de ses habits de deuil, avait déjà consenti à les échanger contre des vêtements de noces, et elle devait épouser dans quelques mois un respectable notaire quelque peu avancé en âge, mais ayant une bonne clientèle et un caractère pacifique: deux points sur lesquels madame Chartrand avait pris grand soin de se rassurer avant de donner aucune réponse affirmative.

Ce n'était pas tant parce qu'il craignait le gaspillage et le désordre dans l'administration de sa maison que Paul désirait la présence de sa soeur: il était parfaitement accoutumé à ces deux choses là; mais c'était pour son enfant. Ce tendre petit nourrisson avait besoin de soins plus judicieux que ceux dont pouvaient l'entourer la tendresse capricieuse et la société ignorante de domestiques.

Une fois convaincu qu'il n'y avait plus lieu d'espérer que madame Chartrand viendrait vivre avec lui, il résolut de se remarier.

Ah! quelle honte! s'écriera peut-être quelque lecteur. Comment pouvait-il oublier si vite la jolie jeune femme qui s'était reposée, comme dans un nid, à son foyer et sur son coeur?

Il ne l'oublia pas; et de longues années après, à l'heure solennelle où les dernières scènes de la vie se retiraient de devant ses yeux obscurcis par l'âge, l'espérance de la retrouver dans un monde meilleur absorbait encore tous ses regrets terrestres.



V

Ce ne fut que par amour pour Geneviève que Paul chercha une mère pour son enfant, et cette pensée seule à l'exclusion de toute autre, le guida dans son second choix.

Sans se soucier de la jeunesse, de la beauté et de la richesse, il passa en revue plusieurs filles aux yeux clairs, aux lèvres roses, qui auraient volontiers accepté sa demande, et en choisit une qui n'avait pas une grande beauté, mais qui était aimable, vertueuse, et déjà considérée dans la paroisse comme une vieille fille; en cela il avait la ferme conviction qu'en autant que la chose serait possible, elle remplacerait auprès de son fils qu'il idolâtrait, la jeune mère que celui-ci avait prématurément perdue.

Le jour qu'il demanda Eulalie Messier en mariage, il lui expliqua franchement les raisons pour lesquelles il se décidait à changer son état, ajoutant qu'il l'estimait et la respectait, et qu'il ferait tous ses efforts pour faire un bon mari; mail il ne lui dit pas un suel mot d'amour. Eulalie fut parfaitement satisfaite, et très reconnaissante envers la Providence et envers Paul; car sans dot et sans attraits personnels elle semblait irrémédiablement condamnée à rester seule, ce qui équivalait, selon elle, à une vie d'isolement et d'un labeur sans fin.

Le second mariage de Paul eut lieu par une brûlante journée de juillet, mois aussi incommode par l'ardeur de la chaleur aux habitants de cette terre de neiges et de glaces que si nous demeurions sous les tropiques.

Plusieurs de nos lecteurs peuvent se rappeler l'inimitable description que nous donne Dickens, dans son Little Dorrit, d'une journée de chaleur passée à Marseilles; il représente les pavés comme brûlants, les murs si chauds qu'ils font lever des ampoules, pendant que les piétons se morfondent pour trouver une toute petite lisière d'ombre afin de sauver leur vie en échappant aux rayons étouffants et enflammés du soleil.

C'était exactement une température de ce genre qui régnait à Alonville le jour en question: pas la plus petite ride sur la surface unie et claire de notre magnifique Saint-Laurent qui roulait majestueusement tout près de là, et sur laquelle se reflétaient comme dans un miroir les charmants villages qui sont coquettement assis sur ses bords; pas la plus petite brise agitait les feuilles, l'herbe et les fleurs sauvages qui bordaient la route et dont l'immobilité leur donnait l'air d'être peintes sur la toile. Les prairies nouvellement fauchées ressemblaient au Sahara, les chaumes jaunis renvoyaient les rayons ardents du soleil qui les surplombaient, et les champs étaient tristes et désolés; les plantes, penchées moins par le poids de leurs épis que par l'impitoyable chaleur, paraissaient demander pitié, ainsi que les bêtes-à-cornes et les moutons qui haletaient sous le maigre ombrage des clôtures et des bâtiments ou des quelques arbres éparpillés ça et là sur la ferme. De leur côté, les insectes jubilaient, les mouches et les abeilles bourdonnaient, les cigales et les sauterelles gazouillaient à leur façon, et leur chant monotone remplaçait celui des oiseaux qui restaient muets dans le feuillage flétri.

Bon nombre de voitures dont les chevaux étaient attachés aux nombreux poteaux comme il y en a ordinairement sur la place publique de chaque paroisse, se trouvaient devant l'église du petit et modeste village.

Bientôt les propriétaires de ces voitures sortirent du lieu saint, et après un vif échange de plaisanteries et de folies qui les rendit indifférent, sinon insensibles, à l'étouffante atmosphère, on se dirigea vers la maison du marié, car il ne fallait pas penser à se divertir chez l'épouse puisqu'elle était pauvre.

Paul aurait de beaucoup préféré célébrer son second mariage sans éclat, comme le premier; mais ses amis s'élevèrent si énergiquement et avec tant d'indignation contre un procédé si contraire aux usages de la société, qu'il fut obligé de sacrifier ses goûts aux leurs et de céder aux exigences de la coutume.

Pas n'est besoin de dire que le matin du jour en question, la résidence de Durand avait été mise, de la cave à l'attique, dans un état tout-à-fait brillant et hospitalier. De gros bouquets, disposés dans des verres ou des pots, avaient été placés dans tous les endroits disponibles, et une longue table recouverte d'une nappe de toile du pays était remplie de vaisselle et de verres.

Dès que la joyeuse compagnie fût entrée dans la maison, les femmes se rendirent dans la chambre à coucher pour ôter leurs grands chapeaux de paille et défriper leurs robes d'indienne, 1 et chacune, à tour de rôle, alla se lisser les cheveux et se regarder dans l'unique miroir, lequel, pour les remercier, leur renvoyait leur ressemblance d'une manière si difforme et si décourageante, que non-seulement cela suffisait pour guérir la vanité cachée qu'aurait pu posséder celle qui s'y regardait, mais encore pour en faire reculer quelques-unes d'épouvante.

Note 1: (retour) Nos lecteurs sont priés de se rappeler que ceci se passait dans l'enfance de notre héros. Depuis lors, il faut convenir que les modes ont fait dans nos campagnes de rapide progrès.

On se passa généreusement les pots de cidre et de bière, ainsi que du sirop de vinaigre,--breuvage rafraîchissant que chaque ménagère canadienne sait faire à la perfection,--et peu d'instants après, au milieu des observations sur la chaleur et les récoltes, on se plaça à l'entour de la table. Après que le curé du village à qui on avait donné la place d'honneur eût récite le benedicite, on attaqua résolument les plats friands qui se trouvaient devant soi. La table en était vraiment surchargée; c'étaient des volailles, des saucisses, des porcs-frais, des crêpes toutes fumantes, des tartes, du miel, des confitures et des assiettes surchargées de ces fameuses beignes que l'on trouve toujours sur les tables canadiennes. A des distances raisonnables étaient placées des bouteilles de rhum et de vin Sherry, ce dernier pour les dames.

Au bout de la table se trouvaient les mariés. Paul paraissait calme et tout-à-fait à son aise, mais rien ne pouvait égaler le superbe aplomb de la mariée qui était assise è sa nouvelle place, aussi tranquille que si elle y eut été depuis les dix dernières années. Ses cheveux, vraiment luisants et abondants, étaient simplement relevés en arrière de ses tempes: on voyait que sa toilette, quoique sans reproches sous le rapport de la propreté, de la décence et du bon goût, avait nécessairement été choisie plutôt pour la durée, et avec le même dédain pour la parure qui distinguait son digne mari. On lisait sur sa figure une expression de franchise, d'honnêteté et de bonne humeur. Elle écoutait avec une impassible tranquillité, et sans rougir ou paraître embarrassée, les plaisanteries et les quolibets que l'on disait sur son compte. Enfin le bel-esprit de la bande, après avoir épuisé, à son intention et sans succès, toutes les flèches de son carquois, déclara à son voisin qu'il aurait plus de plaisir à faire endêver sa grand'mère. L'hilarité et la gaieté générales ne furent aucunement interrompues par sa déconfiture, et les conversations et les chansons continuèrent leur train: l'appétit de chacun était aussi aiguisé que dans les jours les plus froids de l'hiver. A la fin on se leva de table et pendant la confusion occasionnée par le changement de sièges, et tandis que les hommes chargeaient leurs pipes à même leurs blagues, Durand fit à sa nouvelle femme un signe qu'elle comprit, car elle se leva aussitôt et le suivit tranquillement à travers un étroit passage qui aboutissait à un escalier conduisant à la partie supérieure de la maison. Quoique le plafond en fût bas, il y régnait comme en bas une air de bien-être. Un bel enfant de deux ans dormait dans un berceau garni d'un drap de grosse toile d'une éclatante blancheur. Penchant légèrement sa grosse main brunie par le soleil sur le front de son enfant, il dit avec un léger tremblement dans la voix:

--Eulalie, mon enfant est sans mère, voulez-vous lui en tenir lieu, voulez-vous?

La femme regarda le petit dormeur sans rien dire: sa figure était très-agréable, et quoique très-jeune, la parfaite régularité de ses traits promettait pour plus tard de la beauté. Réveillé par le toucher de son père, l'enfant ouvrit ses grands yeux qui, ombragés par de longs cils, devinrent plus foncés, et les jeta avec étonnement sur cette figure de femme étrangère penchée sur lui. Durand, un peu surpris et peut-être peiné du silence qu'avait observé sa femme reprit:

--Vous ne m'avez pas répondu, Eulalie! Est-ce que vous ne serez pas une mère pour mon petit garçon?

Une légère rougeur passa sur les joues de la mariée, la première rougeur qu'on eût aperçue de la journée sur sa figure, quoique ce fût le jour de ses noces. Elle s'agenouilla è côté du berceau, et embrassant tendrement l'enfant:

--Oui, dit-elle, que Dieu me fasse la grâce de bien remplir mon devoir envers lui!

Puis ses lèvres furent agitées pendant un instant, soit par une prière ou une promesse silencieuse, et lorsqu'elle se releva ses regards disaient éloquemment à Paul qu'elle était résolue de remplir sa promesse, regards qui, selon lui, la rendaient plus belle que si des roses et des fossettes eussent remplacé sur sa figure les marques des soucis et de la fatigue.

Les nouveaux mariés allèrent rejoindre leurs invités, le père portant son garçon qui, comme de raison, avait été pour l'occasion revêtu de ses plus beaux habits, et madame Durand soutenant avec sérénité ordinaire le nouvel orage de compliments et de railleries qui accueillit son retour. Après que le petit Armand eut été admiré et caressé,--quelques dignes dames étouffaient leurs soupirs pendant qu'elles se murmuraient à voix basse le mot de belle-mère qui est généralement regardé comme un mauvais présage--il fut remis à la fille qui en avait soin depuis la mort de sa mère, et qui était à la porte, se renfrognant chaque fois que quelqu'un touchait à son nourrisson: car ce jour-là jour de joie pour tout le monde, son humeur était plus aigri qu'à l'ordinaire, non pas tant par les divertissements que par la circonstance particulière qui leur avait donné naissance.

Ainsi se passait le temps. Le soleil brûlait de plus en plus, et un des invités disait en forme de reproche que la grande rivière ne leur enverrait seulement pas une bouffée d'air pour dissiper les flocons de fumée qui sortaient de leurs pipes. Malgré cela, on continua à manger, boire, fumer, chanter et danser. Danser par une pareille chaleur était une espèce de suicide presqu'incroyable. Tout le monde était enchanté cependant, et la gaieté générale ne se ralentit pas un seul instant. Malgré que le Médecin du village, jeune homme non marié, fût, avec son frère, Notaire de Montréal, encore garçon, tous deux amusants et agréables, au nombre des invités, plus d'une poitrine féminine se souleva en soupirs par le regret que la nouvelle mariée, bien que ses traits n'eussent rien que de très-simple et malgré le titre de «vieille fille» dont on la qualifiait en arrière, eût pu s'assurer le meilleur parti d'Alonville.

Les noces durèrent une semaine, un jour chez un des parents des nouveaux mariés le lendemain chez un autre. Enfin, quand tout le monde fut bien rassasié de plaisirs, les choses reprirent leur routine ordinaire, et il s'établit dans le ménage de Durand une tranquillité parfaite.

Eulalie était si singulièrement taciturne et tellement à ses affaires, qu'il n'y avait aucun risque qu'elle fit oublier à Paul sa première femme: elle pouvait passer des heures entières avec son mari sans dire un seul mot, ou sans l'encourager à parler. Mais en revanche, elle était une ménagère bien rare, et sous ses soins la laiterie, la basse-cour et le jardin prospéraient aussi bien que sous ceux de la digne mère de Paul elle-même.

Mais le coeur de l'homme est difficile à contenter. Que de fois Paul, au milieu de la satisfaction, de la propreté et de la prospérité qui l'entouraient, se reporta avec envie et le coeur brisé par la douleur au temps de bouleversement que l'amour et la société de la femme bien-aimée qu'il avait perdue si jeune avait converti en un temps de bonheur!

Il reconnaissait cependant le vrai mérite, les rares et excellentes qualités de la seconde madame Durand, et elle, ne lisant jamais dans les replis de son coeur, s'assura qu'il était un des meilleurs et des plus dévoués maris. Elle aima de suite le petit Armand de toute la force de son âme, et quoique, naturellement, elle ne fît jamais voir ses sentiments intimes, elle le caressa et le choya avec tout le dévouement dont une bonne mère est capable.

Le temps arriva où elle eut un second enfant à dorloter; mais lorsqu'elle eut rendu Durand père d'un gros et robuste garçon, elle ne fit pas de distinction entre les enfants, et le petit Paul, n'eut pas de plus que son frère Armand une parcelle de son affection et de ses soins vigilants.

Tout naturellement cette naissance fut un puissant trait-d'union entre le mar et la femme, et il commençait à ressentir pour elle plus d'intérêt, un désir plus inquiet pour sa santé et pour son bonheur qu'il n'en avait éprouvé jusque-là, lorsque l'inexorable mort vint de nouveau et lui enleva sa seconde femme, juste au moment où il commençait à se sentir sincèrement attaché à elle. Une fièvre maligne qu'elle contracta dans la froide et pluvieuse saison d'automne suffit pour briser cette active et forte constitution pleine de santé et d'énergie, et le corps de la deuxième femme fut déposé auprès de celui de la première, deux courtes années après qu'elle l'eût remplacée comme épouse.

Le jour de l'enterrement, pendant que Paul était assis avec ses habits de deuil et qu'il pensait qu'il était à présent chargé du fardeau de deux enfants sans appui au lieu d'un, tandis que lui, il était plus seul que jamais, il prit en lui-même la résolution de ne plus se hasarder dans le mariage, mais quelque chose qu'il arrivât, d'essayer à combattre seul et sans compagne les combats de la vie.

Cependant, la destinée lui tenait une compensation en réserve.

Quelques mois plus tard Henri Ratelle, le mari de sa soeur, paya la dette de la nature, tendrement soigné jusqu'au dernier jour par sa femme. La nouvelle veuve écrivit laconiquement à son frère «Paul, me veux-tu?» à quoi il répliqua brièvement «Oui, sans délai,» et elle vint.

--Vois-tu, frère, lui dit-elle en arrivant, il était écrit que nous vivrions ensemble. Tous deux, nous nous sommes mariés deux fois, presque, parait-il, pour éluder cette destinée, mais cela devait être. Si tu es satisfait, je le suis!

Paul l'était amplement, et il lui donna pleine autorité de conduire son ménage. Elle se montra digne de la confiance qu'il reposait en elle, surtout dans les soins judicieux qu'elle portait aux petits garçons de son frère. Son union n'avait jamais été consacrée par la maternité, et sa bonne nature s'émouvait de compassion sur les deux enfants confiés à ses soins, comme s'ils avaient été les siens propres.

Ceux-ci différaient autant par leurs manières et leurs penchants que par leurs caractères physiques, et pendant qu'Armand avait la fragile et sensitive beauté de sa mère te qu'il était paisible et tranquille, Paul possédait la mâle vigueur de son père et il était en outre turbulent et étourdi.

Durand et sa soeur les traitaient avec une parfaite égalité, et si parfois Paul se sentait ému à la forte ressemblance qui existait entre son fils aîné et sa jeune et jolie mère, comme son coeur s'était autrefois épris pour sa première femme adorée, il ne laissa jamais percer aucun sentiment de préférence.



VI

Paul Durand, toujours industrieux et prospère, était devenu un homme riche. Il possédait des fermes et des terres dans plus d'une localité, et il lui paraissait nécessaire pour l'éducation de ses garçons de les envoyer au collège. Il n'était pas avare, et pouvait-il faire mieux que de dépenser pour eux les sommes considérables qui s'étaient accumulées dans son coffre-fort malgré ses nombreuses dépenses?

Il mit donc les deux garçons au collège; ils y entrèrent remarquablement bien vêtus, eu égard aux goûts simples du temps, mais aujourd'hui il est probable que la jeunesse actuelle se révolterait de dédain à la vue d'habillements semblables.

Pour son âge, Armand était grand et fluet; pour le sien, Paul était très-développé en grandeur et en force. Pendant quelques années les deux garçons avaient été confiés aux soins efficaces du maître d'école du village, du moins il les avait de bonne foie et de son mieux fait partir dans le chemin épineux de l'instruction.

Ce fut dans le mois de septembre, après les vacances d'été, et le jour même de l'ouverture des classes, qu'ils passèrent le portail du vieux Collège de Montréal 2. Durand Les accompagna, et après une courte conversation avec le Directeur de l'institution, le père et les fils se trouvèrent seuls dans le parloir.

Note 2: (retour) Cet établissement a été depuis loué au Gouvernement Impérial, comme casernes, par les Messieurs du Séminaire.

Paul promena ses regards tout autour de lui, depuis le plafond bas tout noirci par le temps jusqu'aux fenêtres à petits carreaux, veuves de rideaux. Armand avait les yeux attentivement fixés sur son père qui, au moment de se séparer, leur donnait des conseils et des encouragements. Enfin, on se distribua les dernières poignées de main, et au moment où Durand sortait du parloir le portier entrait: c'était un individu tout-à-fait insociable, sans avoir cependant un mauvais naturel. Au regard renfrogné et curieux de cet homme, Paul répondit par un regard de défi, et murmura à son frère:

--Je hais déjà ce portier-là, autant que du poison!

Comme les classe n'étaient pas formées, il n'y eut point de leçons ce jour-là ce qui permit aux nouveaux arrivants de faire connaissance avec leur future demeure et leurs nouveaux camarades.

Paul employa bien son temps, car à la fin de cette première journée il avait déjà battu trois de ses camarades, juré une éternelle amitié à un autre, et invité un cinquième à aller passer les vacances chez son père à Alonville; de plus il avait vendu, à un prix exorbitant, deux couteaux et un portefeuille de poche à de jeunes garçons qui, grâce à la générosité avec laquelle leurs parents avaient rempli leur bourse, étaient en mesure de se passer le luxe de payer bien cher des articles dont ils n'avaient nul besoin.

Armand, de son côté, n'avait encore fait aucune avance d'amitié, et à cause de cela quelques-uns de ses compagnons l'avaient, avant la fin de vingt-quatre heures, décoré du titre de Demoiselle Armand. Il est impossible de dire ce qui leur avait suggéré de lui donner ce nom appliqué avec l'intention d'en faire un grand mépris, ou de ses manières seules, tranquilles et réservées, ou de la délicate beauté de ses traits et de son teint; dans tous les cas, cette qualification fut promptement et universellement adoptée, au grand déplaisir de Paul.

Quelques semaines plus tard, un jour de congé que les deux frères étaient assis ensemble dans une salle donnant sur la cour de récréation, tout entourée d'une belle rangée de peupliers, leur attention fut attirée par la voix de deux écoliers qui étaient venus s'arrêter un instant près de la fenêtre où ils se trouvaient sans se douter qu'il y eût quelqu'un.

--Oui, c'est un bon couteau, dit l'un, mais je l'ai payé un bon prix! je l'ai acheté d'un des Durand.

--Je suppose que tu l'as eu du bruyant tapageur aux gros os? dit l'autre.

--Le plus jeune ne paraît pas avoir en effet l'esprit du commerce.

--Je crois que le plus jeune est un vrai Jocrisse, un lâche, capable de se sauver devant une souris!

--Viens-t-en, nous ne connaissons pas encore son courage, nous ne l'avons pas encore vu mis à l'épreuve: mais il y a chez lui un air de noblesse qu'on ne rencontre pas chez son gros rustaud de frère. As-tu remarqué ses petites mains et ses petits pieds, ses traits réguliers, sa belle taille mince et gracieuse?

En entendant ces paroles, Paul fronça les sourcils, mais ne fit aucune observation; seulement, il se pencha en avant pour voir ceux qui parlaient ainsi: Armand en fit autant. C'étaient, le premier un grand et élégant garçon de dix-sept ans du nom de Victor de Montenay, l'autre appelé Rodolphe Belfond, le propriétaire du couteau, jeune homme à figure basanée, à stature compacte et carrée, un peu plus jeune.

--Ne parles pas aussi légèrement, de Montenay! dit avec colère Belfond. Que peut faire un garçon avec une figure aussi jolie te des mains aussi petites que celles d'une fille?

--Il vaut autant demander à quoi sert au beau cheval de course d'avoir des jambes fines et gracieuses et des formes élégantes, plutôt que la lourde taille et les mouvements du cheval de trait?

--Je ne vois pas à quoi tu en veux venir, répondit Belfond. Je suppose qu'à tes yeux un camarade ne peut pas avoir une taille décente et être d'une certaine grosseur sans que tu le compares à un cheval de trait, simplement parce que tu te trouves toi-même dans la catégorie des fluets!

--Bien, mon cher Rodolphe, je suis à la fois fier et heureux de posséder cette délicatesse de formes sur laquelle tu reposes si peu d'importance. Si l'on mettait dans le plateau d'une balance une fortune et les bons points de ma personne dans l'autre je n'hésiterais aucunement à choisir ce dernier, car tu le sais, la fortune peut nous arriver un jour ou l'autre comme incident et se fondre aussi vite, mais l'argent ne peut changer de grosses mains calleuses et rouges et de gros pieds carrés en des mains et des pieds, par exemple.. pourquoi ne le dirais-je pas?... comme les miens!

--Vraiment, de Montenay, si tu n'es pas fou, tu es un freluquet et un faquin, ce qui ne vaut guère mieux. De quelle utilité te serait la petitesse aristocratique de tes extrémités, comme les médecins appellent cela, pour te battre à coups de poings, pour ramer ou faire quelque chose d'utile?

--Ça servirait du moins mon cher Rodolphe, à faire distinguer le capitaine de l'équipage, l'officier du soldat!

--Je vais te dire, Victor de Montenay, ce qui en est: je t'étendrais raide à terre en une seconde si je ne savais pas que ma famille est aussi bonne et aussi ancienne que la tienne, et que tu ne fais qu'un innocent de toi-même en voulant rire à mes dépens.

--Mon cher ami, si tu veux croire que mes remarques te sont personnelles, je te trouverai la tête éventée à proportion de la grosseur de tes mains. Viens, pour te mettre de bonne humeur avec tes amis et avec toi-même, nous allons faire une partie de foot ball.

--Ils nous ont tapés tous les deux assez rudement! murmura Paul entre ses dents en s'adressant à son frère. Toi un lâche, moi un gros rustaud! J'espère que je serai encore capable d'en payer au moins un des deux.

Il était évident, par le ton avec lequel il prononça le mot «un», qu'il pensait à ne redresser que les torts qui lui étaient personnels; mais son frère, sans paraître remarquer cette mesquine réserve, lui dit tranquillement:

--Nous ne devions pas nous attendre à autre chose. Ceux qui écoutent entendent rarement parler d'eux en bien.

--Tu es un fou plein de scrupules! répondit brusquement l'autre. Je crois que tu n'as pas plus de bon sens que ce stupide idiot qui a si bonne opinion de sa personne. Je voudrais bien avoir une chance de le frotter un peu!

La discussion entre les deux frères fut arrêtée par la bruyante arrivée d'une demi-douzaine de leurs camarades, et Armand s'apercevant que son frère continuait à être d'une humeur bourrue, s'amusa à examiner une pile de livres de classe neufs que se trouvaient devant lui. L'incident en resta là.

Les classe régulières commencèrent enfin. Armand n'eut pas à se plaindre de ses devoirs et de ses leçons, car il s'acquitta de ses tâches avec une facilité et une exactitude telles que ses maîtres lui en firent les plus grands éloges. Malheureusement, quelques-uns de ses compagnons conçurent de l'envie sur ses succès, et son naturel froid et réservé ne lui attira guère d'amis. Son impopularité augmenta tous les jours, et sans la moindre provocation de sa part, les épithètes de Demoiselle Armand, de lâche, pleuvaient sur lui. Le pauvre garçon était d'une telle sensibilité que sa position était devenue intolérable, et il prit plusieurs fois la résolution d'écrire à son père pour lui demander et même le prier de le retirer du collège.

Une après-midi qu'il était tranquillement à regarder jouer les autres, plusieurs de ses bourreaux se rassemblèrent autour de lui et se mirent à le persécuter. L, un pira, d'un air moqueur, Demoiselle Armand d'aller prendre part à leurs jeux. Un autre s'y opposa, de peur que cela gâtât la beauté de ses mains blanches et douces, qui n'étaient tout au plus capables que de tenir les cordons des tabliers de sa maman.

Ce trait d'esprit fut accueilli par les éclats de rires et les applaudissements de la troupe, et l'hilarité augmenta lorsqu'un troisième ajouta qu'il était tout étonné de ce que mademoiselle Durand sortit sans se munir d'un grand chapeau de paille pour ne pas se griller et se rousseler le teint. La respiration d'Armand devenait plus vive. Il était écrasé sous les impitoyables sarcasmes de ses persécuteurs, tant étaient grandes les souffrances qu'endurait cette âme sensible et élevée qui craignait par-dessus tout le ridicule. Ses joues devinrent pâles comme la mort, et d'un air qui paraissait autant implorer que se désespérer, il regarda tout autour de lui. Hélas! il ne put voir sur leur contenance qui ne respirait que la joie et les tours, aucun ralentissement aux tourments qu'ils lui faisaient souffrir, aucune compensation à ses douleurs. Sentent toute l'injustice d'une persécution si peu méritée de sa part, l'enfant éclata en sanglots. A la vue d'une pareille émotion si inattendue, quelques-uns s'arrêtèrent tandis que les autres ne firent que redoubler leurs persécutions.

--Ah! elle va se trouver faible! vite, des sels! dit l'un.

--Un mouchoir de poche pour essuyer ses larmes! dit un autre.

A ce moment l'élégant du Montenay qui rôdait par là avec Rodolphe Belfond, son intime ami, se joignit au groupe.

--Allons donc! qu'a donc Mademoiselle Armand! demanda-t-il.

Armand releva tout-à-coup la vue comme un cerf aux abois, et son regard tomba sur le dernier interlocuteur qui se trouvait devant lui. Croyant, dans la confusion du moment, que Rodolphe était depuis le commencement parmi ses persécuteurs, et cédant à l'insatiable désir de vengeance qui depuis quelques instants bouillonnait dans sa poitrine, il s'élança avec la force et la rage d'un tigre sur son ennemi et le terrassa: ils tombèrent tous les deux. Il roula dessus et dessous son antagoniste, et sans s'occuper des coups qui tombaient sur lui dru comme grêle, il ne lâcha pas prise un seul instant.

Lorsqu'on l'arracha de force de sur son adversaire, un épais brouillard obscurcissait la vue de celui-ci, ses oreilles tintaient et n'entendaient plus, et dans le délire de la colère il n'avait de conscience que pour la vengeance.

--Vraiment, Durand, tu es un véritable démon! tu l'as presqu'étranglé, dit un de la bande pendant qu'il aidait Belfond à se relever.

Celui-ci offrait en effet un spectacle alarmant! il avait la face et les lèvres tachées de sang livides de cette strangulation partielle.

Confus en quelque sorte de cette fureur désespérée, Armand porta machinalement la main à sa figure et la retira tachée de sang. Il se dirigea sans dire un mot vers une cuve d'eau qui se trouvait sous la gouttière d'une dalle et commença à faire disparaître de sa personne les traces du combat.

--Eh! bien, mes amis, je crois qu'après ce qui vient d'arriver vous ne serez plus tenté de l'appeler Mademoiselle Armand! dit de Montenay en s'adressant au cercle des élèves qui étaient là tranquilles, tout stupéfaits de la rapidité électrique et de la fureur avec lesquelles le garçon mince et délicat qu'ils avaient si impitoyablement tourmenté s'était jeté sur un gaillard qui le surpassait de beaucoup en grandeur et en force.

Personne ne répondit à son interpellation, puis s'adressant à Belfond:

--La meilleure chose que tu puisses faire maintenant, lui dit-il, c'est de suivre l'exemple de ton ci-devant ennemi qui, en vérité, a prouvé qu'il est digne de toi; vas te donner un bon lavage, ça te rafraîchira en même temps que ça te donnera meilleure mine.

Belfond se disposa avec bonne grâce à suivre ce conseil et partit en chancelant, mais en évitant la direction qu'Armand avait prise. Celui-ci était encore à ses ablutions, lorsqu'apercevant un ombrage dans les rayons du soleil, il leva la vue et vit près de lui de Montenay qui lui dit:

--Sais-tu, Armand, que tu es héroïque?

--Brutal, veux-tu dire?

--Par su tout: peut-être que si c'eût été ton grand frère qui eût été à ta place, j'aurais trouvé quelque chose de brutal dans cette ténacité de bull-dog avec laquelle tu étouffais ton ennemi; mais chez un garçon de ta charpente et de ta force, c'est du courage et du pluck au suprême degré. Donne-moi ta main!

Cependant, Armand avait toujours entretenu un profond sentiment d'admiration enfantine pour le be et jeune aristocrate qui, toujours habillé avec un soin scrupuleux et élégant, quoique souvent insolent dans ses manières, spirituel et piquant dans ses remarques, appartenait à une classe de personnes avec laquelle, lui enfant de la campagne, n'était jamais venu en contact. Il l'avait toujours regardé comme devant être, sous n'importe quelle circonstance, quelque chose d'au-dessus de son intimité. Aussi, en l'apercevant à ses côtés lui faisant des louanges et lui offrant la main de l'amitié, il sentit son coeur battre de palisir et d'orgueil. Il tendit toutefois sa main avec réserve, et sans trahir le sentiment qu'il éprouvait en disant:

--Mais je croyais que Rodolphe Belfond était un de tes amis!

--Et il l'est en effet, dit de Montenay en s'asseyant sur le bord de la cuve pendant qu'Armand s'essuyait la figure et les mains avec son mouchoir. Oui c'est vrai, il est un de mes amis, il est même de mes petits parents, mais cela n'est pas une raison pour que je me batte pour lui. Malgré qu'il passe la moitié de ses vacances chez moi, et moi l'autre moitié chez lui, cela ne m'a pas empêché d'être content de le voir rosser par un jeune homme comme toi. Il se vante tant de ses os et de ses muscles, de sa force et de ses nerfs, qu'une leçon comme celle que tu viens de lui donner lui sera, je pense, salutaire.

Si Armand avait été plus vieux, avait eu plus d'expérience des intrigues de la vie, il aurait peut-être conçu des soupçons sur la sincérité de l'amitié que Victor paraissait étendre à ses amis; mais ébloui par une excusable vanité, il écouta son camarade en toute confiance, comme un oracle.

--Ah! ça, quel est ton nom? Armand! un nom qui s'accorde certainement avec ton extérieur. Si tu avais eu la force, la taille, les bons points d'un boxeur, je n'aurais éprouvé aucun intérêt de te voir sortir de la bataille d'une aussi belle manière; mais je dois le dire, j'étais content de te voir avec ton visage efféminé, donner une volée à ce lourdaud que j'appelle mon ami, qui m'a battu moi-même plus d'une fois. Ne rougis pas et ne prends pas cet air de mécontentement lorsque je parle de ta jolie figure, tu en seras bien fier lorsque tu connaîtras un peu plus la vie: oui, aussi fier que je le suis de la mienne!

Et il se pencha pour se mirer dans l'eau de la cuve.

--Tous ces imbéciles, continua-t-il, mon bon ami y compris, savent-ils de quel poids est dans le monde la beauté, soit chez la femme, soit chez l'homme, tant qu'elle dure?

Armand, qui trouvait que son jeune et philosophe ami devenait un peu trop profond pour lui, s'empressa de répliquer qu'il aimerait mieux être privé de cette beauté incertaine qui lui attirait les moqueries et la persécution de ses camarades.

--Il n'est pas éloigné, maître Armand, le jour où tu penseras autrement, où tu estimera le prestige qu'elle te gagnera bien plus que le respect étonnant que tu as acquis aujourd'hui de tes condisciples de collège par ton courage.

Tout en parlant de la sorte, notre jeune et précoce orateur se pencha encore plus sur l'eau et il regarda d'un air plus pensif la belle figure classique que le miroir lui renvoyait. Sous le rapport des connaissances Armand Durand était bien en arrière de lui, car celui-ci avait lu des romans et y avait puisé des connaissances dont il pouvait fort bien se passer.

Sortant tout-à-coup de sa préoccupation, il lui demanda:

--Quel tour t'avait donc fait mon gros lourdaud d'ami pour que tu l'aies Si subitement choisi, tandis que plusieurs de ces oursons te tourmentaient depuis si longtemps? Comme tu parias étonné!

Lorsqu'Armand apprit que le furieux assaut qu'il avait commis sur Belfond avait été comparativement sans provocation, il en conçut un extrême chagrin, et il se raffermit dans la conviction que la partie qu'il avait jouée était tout autre chose que de l'héroïsme. Cependant, la pensée que l'objet de sa secrète et enfantine admiration avait daigné l'honorer de son amitié, fit bientôt disparaître cette peine.

Plus tard sans la journée, comme les écoliers se mettaient en rangs pour se rendre au réfectoire, il se trouva en contact avec son adversaire du matin.

--Dis donc, Durand, lui souffla celui-ci avec fureur en lui montrant son oeil poché et noirci, je pense que tu es bien fier de ton exploit, mais il me faut ma revanche. Ça te plairait-il d'avoir une autre prise demain matin dans la cour de récréation?

--Franchement, non! répondit honnêtement Armand.

--Et pourquoi pas?

--Parce que tu es beaucoup plus gros et plus fort que moi, et que je me ferais battre.

--Mais, dis-donc, Durand, tu l'as culbuté ce matin comme une quille, tu pourrais bien lui en faire encore autant, dit un autre qui avait le goût des gifles.

Armand secoua la tête.

--J'ai pu le faire une fois, dit-il, mais je ne serais plus capable de le faire une seconde fois! D'ailleurs, Belfond, je suis fâché d'avoir sauté sut toi comme je l'ai fait ce matin, sans provocation suffisante. Je voulais attaquer un de ceux qui me maltraitaient depuis si longtemps.

--Durand, tu es aussi honnête que courageux. Donnons-nous la main!

Et pour la seconde fois ce jour-là, on offrit à Armand la main de l'amitié.

Depuis ce moment une intimité aussi agréable pour Armand qu'utile pour Victor s'établit entre les deux camarades. Armand, dans la simple et honnête admiration qu'il éprouvait pour l'aristocratique héritier des de Montenay et la gratitude qu'il ressentait de ce qu'il avait été élevé au rang de ses amis, croyait qu'il n'y avait pas de sacrifice trop grand à offrir sur l'autel de l'amitié. Il se trouvait donc heureux lorsqu'il pouvait pendant les récréation lui copier ses thèmes et ses versions latines, ou bien encore lui offrir la plus grande partie de sa part du panier toujours bien rempli que son frère te lui recevait souvent de la maison paternelle. De Montenay, non-seulement acceptait volontiers cet hommage, mais il laissait voir une préférence visible pour la compagnie de celui qui le lui offrait, car, outre que sa vanité éprouvait une grande satisfaction de l'encens qui lui était si naïvement offert, il trouvait un certain charme à la conversation pleine de délicatesse et aux sentiments élevés que possédait son jeune ami: raffinement dû en grande partie à l'innocence enfantine de son caractère, innocence si marquée qu'heureusement pour eux deux, de Montenay ne s'était pas encore soucié de troubler.

Depuis lors, l'intimité entre Victor et Rodolphe avait presqu'entièrement cessé; mais comme elle était due autant à de fréquentes relations entre leurs familles qu'à une préférence mutuelle, ils ne s'aperçurent pas de son interruption.

Les jours se succédèrent et se passèrent ainsi d'une manière assez agréable et sans offrir d'autres incidents que ceux des devoirs et des amusements particuliers à la vie d'écolier, jusqu'à l'heureux temps des vacances toujours si vivement attendu par les maîtres et les élèves.

Par une belle matinée du mois de juillet, les deux jeunes Durand sautèrent avec ravissement dans la charrette qui les avaient transportés à leur demeure. Avec quelle joie ils sortirent boîtes, sacs et paquets, sans s'occuper des accidents et avaries avec quelle surabondante affection ils embrassèrent la tante Françoise et donnèrent encore et encore des poignées de main à leur père qui, droit devant eux, les regardait faire avec un légitime sentiment d'orgueil qu'il essayait inutilement de cacher! Et puis, quel déluge de questions sur les favoris de la basse-cour, certains arbres fruitiers ou les carrés du jardin pour lesquels ils avaient plus d'attrait parce qu'ils leur appartenaient, tout cela entremêlé d'anecdotes sur leurs camarades, la vie d'écolier et leurs maîtres. Bref, il y avait bien des mois que les murs de la maison n'avaient entendu un pareil caquetage, un semblable carillon d'éclats de rires et de couplets de chanson.

Comme de raison, leur retour à la maison fut célébré par une série de fêtes: les fruits, la crème, les oeufs et le beurre frais, les gâteaux et les confitures étaient pour eux un charmant contraste avec la nourriture plus simple du collège. Jamais on ne vit d'enfants plus choyés et fêtés, de parent plus empressés à les choyer et fêter que ne le furent Paul Durand et sa soeur.

Par une après-midi d'étouffante chaleur que les jouvenceaux étaient sous le berceau à se préparer des lignes pour une excursion de pêche qui avait été projetée, et que madame Ratelle était à raccommoder leurs nombreux vêtements, Durand vint les trouver. A la question «quelles nouvelles» qu'on lui fit en souriant, il répondit:

--Je viens de voir M. de Courval. Il partait pour Montréal, dans l'intention de revenir bientôt avec sa famille.

La famille en question ne se composait pas d'une épouse et d'enfants,--car M. de Courval, comme nous l'avons dit était garçon,--mais d'une soeur qui était veuve et de sa fille. A la mort de son beau-frère, Jules de Beauvoir, survenue quelques années auparavant, et qui les avaient laissées dans des circonstances pleines d'embarras, M. de Courval les avaient emmenées de Québec pour conduire son ménage de garçon.

--Comment se porte M. de Courval? avait demandé la tante Ratelle.

--Très-bien, et il s'est informé avec bonté de nos garçons. Il dit qu'il a l'intention de les faire mander bientôt au Manoir, montrer quelques-uns de leurs exploits, et qu'il faut qu'il les voie de temps en temps pendant leurs vacances.

Paul et Armand ne se montrèrent pas très-fiers de cette nouvelle. Ils avaient déjà assez de ressources pour s'amuser à leur goût, et ils n'en désiraient pas d'autres. Madame Ratelle fut celle des intéressés qui apprit la chose avec le plus de plaisir, car son désir intime était de voir ses neveux se mêler à une société plus aristocratique que celle où son sort l'avait jetée elle-même.

Quelque temps après arriva une lettre qui invitait les deux frères à aller au Manoir, les informant en même temps qu'ils y rencontreraient quelques-uns de leurs camarades de collège.

Si Paul y pensa seulement, ce fut plutôt de plaisir qu'autrement. Mais Armand eut la chair de poule à la seule idée de se trouver au milieu d'étrangers, et il fallut que par quelques paroles un peu vives la tante Ratelle le forçât d'accompagner son frère. Comme il mit un peu de mauvaise volonté à faire sa toilette et qu'il prit un pas nonchalant pour se rendre à la maison, ils arrivèrent chez M. de Courval après l'heure fixée, et lorsqu'ils furent introduits dans le salon, le domestique leur apprit que le seigneur et ses jeunes invités étaient à se promener dans le jardin, mais qu'il serait bientôt de retour. Profitant de ces quelques instants de répit, Armand alla s'asseoir dans un coin, tandis que Paul se mit à rôder à loisir dans la chambre pour en examiner l'ameublement. Quel contraste entre cet appartement avec ses rideaux de damas et de dentelles, ses miroirs, ses innombrables colifichets dont les noms et l'usage étaient des énigmes pour eux et «le plus bel appartement» de leur demeure, simple mais propre, avec son plancher sans tapis, recouvert seulement par quelques catalognes, (fruit de l'industrie de la tante Ratelle), avec ses petits rideaux de bazin blanc, ses chaises empaillées et ses fauteuils de bois n'ayant pour tout ornement que quelques images de saints aux couleurs vives, et quelques petites statues de plâtre aussi invraisemblables les unes que les autres! Plus Armand regardait la richesse et l'élégance étalées devant lui, plus il sentait la grande distance qui devait le séparer de ceux à qui elles appartenaient, et plus il redoutait de se Trouver avec eux.

Une porte, située au bout de la chambre, s'ouvrit tout-à-coup et si soudainement qu'Armand en fit un soubresaut: une jeune fille de quatorze ou quinze ans à la taille délicate et vêtu avec élégance, entra. En apercevant ces jeunes étrangers elle ni fit paraître aucune surprise, mais après les avoir examinés à loisir, elle leur demanda s'ils désiraient voir M. de Courval?

Armand ne répondit pas, mais Paul répliqua brusquement:

--Je pense que oui, puisqu'il nous a invités è venir ici! Je m'appelle Paul Durand, et je vous présente mon frère Armand.

Les grands yeux de la jeune fille lancèrent sur eux un regard sous lequel Armand devint écarlate, et cette fois, elle leur parla plus doucement:

--Mon oncle va venir dans quelques instants, dit-elle, et il sera enchanté de vous voir.

Au moment où elle sortait, Paul grommela:

--Elle est assez jolie, mais je haïs les filles! elles ont si peu de sens commue et sont si remplies d'affectation!

Armand soutint de son côté que du moins il n'y avait rien de déplaisant dans l'échantillon du sexe que son frère venait de condamner d'une manière si sommaire.

--Les voilà! ajouta-t-il en entendant par la fenêtre ouverte le bruit des rires et des voix qui se rapprochaient.

Ils entrèrent. M. de Courval qui venait le premier leur présenta la main avec bienveillance.

--Vous allez, leur dit-il, rencontrer ici quelques-uns de vos amis; il y en deux ou trois du même collège que vous.

Lorsqu'Armand, en jetant un regard autour de lui, vit que tout le groupe de jeunes gens qui entourait M. de Courval avait les yeux fixés sur lui et son frère, il devint presque nerveux; mais ses esprits troublés se rassurèrent presqu'aussitôt en apercevant Victor de Montenay au milieu d'eux. Il s'avança vers lui d'un pas timide mais empressé, et tendit la main à son affectionné et tendre ami de collège; mais celui-ci, feignant ne pas s'apercevoir de son mouvement, fit un petit salut et lui dit:

--Comment vas-tu Durand?

Puis il lui tourna le dos.

Il est impossible de décrire ce qu'Armand éprouva en ce moment. La honte et la mortification l'assaillirent et ses sentiments blessés le torturèrent tout à la fois: il sentit son embarras augmenter lorsqu'il les regards de curiosité de tous ces étrangers fixés sur lui. Tout-à-coup une voix agréable et familière fit entendre ces mots:

--Comment vas-tu Armand? Je suis enchanté de te voir.

Et Rodolphe Belfond saisit et secoua énergiquement cette main que de Montenay avait dédaignée.

Cette franche amitié de la part de Rodolphe fut un baume adoucissant sur la première leçon de la vie du monde qu'il venait de recevoir.

Quelques instants après que de Montenay eût dédaigneusement tourné le dos à son ami de collège, il s'approcha de la jeune demoiselle qui avait abordé les deux frères quelques minutes auparavant: c'était Gertrude de Beauvoir, la nièce de M. de Courval. Armand la voyait pour la première fois. Victor se pencha pour lui glisser dans l'oreille quelques mots d'amitié ou de flatterie, à quoi elle, aussi fantasque et capricieuse que belle, pour toute réponse se détourna de lui avec pétulance et jeta par la fenêtre une branche d'héliotrope qu'il lui avait donnée quelques instants auparavant.

La musique, les danses-rondes, les promenades furent mises en réquisition pour divertir nos invités qui tous passèrent agréablement la veillée, à l'exception peut-être de notre héros. Paul lui-même, ayant rencontré un couple de gaillards de sa trempe qui haïssaient la conversation, les filles, la musique et toute sorte de vilaines choses semblables, et qui ne se souciaient de rien autre chose que de foot-ball, de promenades en chaloupe, de la pêche, Paul, disons-nous, s'était passablement amusé. Seul Armand, qui était trop gêné, trop réservé et trop mal à son aise pour faire des avances, et souffrant encore de la vive blessure que de Montenay avait infligée aux sentiments délicats de son coeur, comptait les heures et soupirait pour la fin.

Quoiqu'obligeant, M. de Courval n'était pas un hôte bien attentif, et sa soeur, madame de Beauvoir, qui, couverte de soie et de dentelles, était restée languissamment étendue sur le canapé la plus grande partie de la soirée, se montrait encore plus indifférente que lui. Armand, se voyant seul et négligé, s'esquiva du salon où il ne paraissait pas être à as place, et se rendit sur le balcon. La lune éclairait dans tout l'éclat de sa force. Si l'on en juge par l'expression de son visage, le jeune homme roulait dans sa tête des idées plus pénibles qu'agréables, quand il fut détourné de ses pensées par un léger bruit de pas qui s'avançaient; s'étant retourné, il aperçut Gertrude de Beauvoir qui était à ses côtés.

--Pourquoi, lui demanda-t-elle, ne rentrez-vous pas pour prendre le souper? Toutes les glaces et les fraises seront mangées car vous avez bon appétit, vous autres écoliers.

--Je vous remercie, je n'ai pas faim! répondit-il simplement.

--Alors vous êtes peut-être de mauvaise humeur? Maman dit que les garçons sont toujours ainsi.

--Mais non, mademoiselle de Beauvoir.

--Vous avez été toute la veillée si triste, si solitaire! Est-ce parce que Victor de Montenay a refusé de vous donner la main?

Le souvenir de cette injure et la pensée qu'elle l'avait remarquée lui firent monter le rouge au front.

--Oui, répondit-il, j'en ai été très peiné, d'autant plus que de Montenay et moi étions de très-bons amis au collège.

--A votre place, je ne le regarderais et ne lui parlerais plus, fit observer avec une certaine pétulance la jeune demoiselle. C'était bien grossier et bien mesquin de la part du cousin Victor d'en agir ainsi!

Singulièrement soulagé par cette sympathie inattendue, Armand sentit sa gêne disparaître peu-à-peu, et il se surprit bientôt à raconter à la jeune fille les détails de ses épreuves et de ses troubles d'écolier, jusqu'à la fameuse lutte qui avait été l'origine de son amitié avec de Montenay. Tandis qu'il s'accusait de l'accès de rage auquel il s'était livré en cette mémorable occasion, Gertrude l'interrompit par des battements de main et en s'écriant avec énergie:

--Bien, très-bien! Vous auriez dû traiter de la même manière tous les autres misérables! C'est un bonheur que je ne sois pas garçon, car je suis si susceptible, que je ne puis pas souffrir patiemment un regard ou un mot grossier, de sorte que j'aurais toujours été en querelle avec mes camarades d'école. Je ne commence jamais, mais aussi je n'excuse jamais une impertinence ou une injustice.

A ce moment de Montenay passait la porte qui donnait sur le balcon.

--Venez, dit-il mademoiselle la déserteuse, votre maman m'a envoyé vous chercher.

Et disant cela, il passa nonchalamment son bras à l'entour de la taille de Gertrude en essayant de l'attirer vers la maison.

La vive jeune fille ressentit tellement l'impertinence d'une telle liberté que, se retournant, elle lui appliqua sur l'oreille un soufflet retentissant et des mieux conditionnés, tout en lui disant:

--Comment osez-vous cela, Victor de Montenay? Est-ce que je vous permets jamais de prendre de telles libertés?

Si de Montenay avait eu l'intention d'étonner Armand en lui faisant voir plus de familiarité avec la belle jeune fille du château qu'elle lui en accordait réellement, il en fut certainement bien puni.

Il se retourna pâle et la raga au coeur.

--Il me semble, dit-il vivement, qu'un cousin a droit à un si petit privilège!

--Je ne conteste pas, monsieur la valeur du privilège, répondit notre jolie bruyante en frappant le plancher de son petit piet; mais la faute que je trouve, c'est votre audace que votre qualité de cousin n'excuse en aucune manière. Et en vérité, notre cousinage au quatrième ou cinquième degré, est assez éloigné pour être douteux. C'est une distinction que je n'ambitionne nullement.

--C'est bien, mademoiselle de Beauvoir, je vous laisse, répliqua-t-il avec une ironique politesse.

Et tournant sur ses talons, il ajouta avec un rire moqueur:

--Peut-être que vous désireriez avoir une occasion pour donner à votre nouvelle connaissance, M. Durand, le privilège que vous jugez à propos de me refuser.

Depuis le commencement de son entrevue avec Armand, Gertrude n'avait pas fait voir le moindre embarras, tandis que le jeune homme était dans une plus grande confusion que jamais; cette fois, une vive rougeur se répandit sur ses joues et son front, et pendant un instant il fut impossible d'articuler une parole, tant était grand son embarras.

--Armand Durand, lui dit la jeune fille en se retournant brusquement, si je savais que vous seriez assez simple pour croire à l'impertinence que de Montenay vient de dire, je vous donnerais le châtiment que je lui ai infligé tout-à-l'heure; mais quels que soient les défauts que vous ayez, vous ne devez certainement pas avoir celui-là.

Armand était trop confus pour répondre; mais il n'y avait rien de pénible dans son embarras. Il était là par une belle et douce nuit d'été, respirant le riche parfum des fleurs, écoutant sans oser la regarder l'éclatante mais fantasque jeune fille qui était à ses côtés. Son âme fut si vivement impressionné de cette scène, que le souvenir ne s'en effaça jamais de sa mémoire: et plusieurs années après malgré qu'ils fussent séparés, plus par les circonstances que par l'espace, il se rappelait cet incident avec complaisance.

--Maintenant, ajouta-t-elle, venez; je vais vous présenter à ma mère. Vous ne devez pas partir sans cela, car ce serait impoli.

Comme Armand tirait en arrière en marmottant quelque semblant d'excuse, elle ajouta:

--Ça ne sert de rien d'hésiter: venez tout de suite.

Et elle le précéda. Il la suivit à regret.

Madame de Beauvoir était penchée sur le sofa, des coussins à droite et des coussins à gauche: elle parlait d'une manière indolente, presque caressante, à de Montenay qui était à demi agenouillé sur un petit tabouret à côté d'elle, dans une de ces gracieuses postures qui lui semblaient le plus naturelles. Sans paraître remarquer la présence de celui-ci, Gertrude dit tranquillement:

--Maman, je désire vous présenter M. Armand Durand.

Madame de Beauvoir, pour accueillir notre malheureux candidat à l'honneur de sa connaissance, lui fit la faveur d'un regard de surprise et d'un léger salut, puis elle continua aussitôt sa conversation avec de Montenay. Armand se hâta de se retirer, et madame de Beauvoir dit avec calme:

--Gertrude, Victor m'a demandé de se réconcilier avec toi. Il pense que tu es un peu sévère envers lui, et je le crois aussi! Trop sévère envers lui, un vieil ami, et trop familière avec de nouvelles connaissances, pis que cela, avec d'obscures personnes de rien!

Gertrude regarda silencieusement sa mère, puis de Montenay: celui-ci les yeux baissés, semblait chagriné de la censure prononcée sur Gertrude; mais elle découvrit un faible rayon de joie dans ses traits.

--Maman, répliqua-t-elle alors froidement, pour ce qui est des obscures personnes de rien, elles sont les invitées de mon oncle, et en cette qualité elles ont le droit d'être traitées avec politesse et courtoisie, surtout quand elles savent se bien comporter, chose que semblent ne pas savoir faire quelques-unes de nos connaissances les plus en faveur.

Madame de Beauvoir leva les yeux, comme pour supplier sa fille de se taire.

--Jusqu'à quand donc, lui dit-elle devrai-je t'implorer de modérer la pétulance naturelle de ton caractère? c'est de si mauvais goût, si vulgaire, si peu digne de notre sexe! Que peut et que doit Victor penser de toi?

--Je m'occupe fort peu de son opinion répondit l'enfant avec dédain; il ne peut toujours pas penser moins de moi que je pense de lui, et j'ajouterai en dernier ressort, que si jamais il me provoque encore comme il l'a fait ce soir, je lui donnerai deux soufflets au lieu d'un!

Madame de Beauvoir haussa les épaules.

--Il faudra que vous ayez de la patience, mon cher de Montenay, dit-elle au jeune homme, si vos intentions ne changent pas. Mais avec le temps, une vigilance continuelle de ma part, sans parler de l'influence toute-puissante de l'exemple d'une mère, il y a toute probabilité de lui faire quitter ses singuliers travers. Du moins, elle est naïve et franche.

--Oui, madame, elle ne l'est que trop; mais n'importe! Belle, spirituelle, gracieuse, c'est un trésor qui vaut la peine qu'on l'attende, et j'attendrai!

--Je crains, de Montenay, que ce soit la résolution d'un garçon de dix-huit ans! dit la dame en lui frappant l'épaule avec son éventail.

--Nous verrons, madame de Beauvoir. Vous savez que j'ai un caractère très-résolu, même obstiné, et une fois que j'ai attaché mes affections sur quelque chose, je ne l'abandonne pas facilement. Quant à la pétulance avec laquelle elle me traite, elle ne m'incommode pas trop, car je dédaignerais un trésor trop aisément gagné. Dans trois as Gertrude aura dix-huit ans et moi je serai en âge.

--Oui, et maître d'une grande fortune indépendante! pensa madame de Beauvoir: sous tous les rapports un excellent parti pour mon opiniâtre enfant.


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