Armand Durand; ou, La promesse accomplie
VII
Les vacances étaient finies; les jeunes gens, la tête remplie des enivrants souvenirs de plaisirs, de fête et de liberté, eurent à se résigner le mieux qu'ils purent à la monotone routine de la vie de collège.
Armand qui, heureusement pour lui, avait commencé à aimer la science et à trouver une véritable satisfaction dans la poursuite de ses études que dans le principe il avait regardées avec dégoût et appréhension, était à assortir patiemment ses livres, cahiers, encre et plumes, avant de les placer dans son pupitre. Tout près de lui, Paul faisait la même chose, mais avec un esprit bien différent.
Il arrachait violemment ses livres de sa boîte, les lançait impitoyablement sur le plancher, en les apostrophant les uns après les autres comme autant d'ennemis personnels contre lesquels il aurait eu beaucoup de haine.
--Ah! s...ée grammaire latine, dit-il en empoignant avec rage un de ses volumes. Combien de pensums, combien de maux de tête et combien d'heures de torture vas-tu m'attirer cette année?
Et le malencontreux livre fut lancé à plusieurs verges de là; dans son vol il rencontra une bouteille d'encre d'un camarade, et l'accident qui en résulta provoqua un échange de paroles assez lestes.
Quelques instants après, de Montenay s'approcha.
--Tiens, voilà Armand! comment vas-tu, mon cher? N'est-ce pas une horreur que d'être enfermés de nouveau dans ces sombres et affreux cachots? Mais quoi! tu n'as pas l'air à moitié aussi embêté que quelques uns d'entre nous.
Armand ne fut pas sans tressaillir lorsque son ci-devant héros l'aborda: la scène qui s'était passée chez M. de Courval se présenta à son esprit avec tous ses affligeants souvenirs; mais il répondit tranquillement qu'il était très-content, quant à lui, de reprendre ses livres.
De Montenay, qui ne soupçonnait pas qu'il avait irrévocablement perdu toute influence sur Armand et qui interprétait mal sa réserve, lui dit en riant:
--Je t'en prie, ne cherches pas à faire le sage; viens plutôt, comme un bon garçon, m'aider à trouver à emprunter une clef pour ouvrir mon coffre. J'ai perdu la mienne et je me sens trop malheureux pour la chercher.
Je suis bien fâché de te refuser, de Montenay, mais je ne puis laisser trainer mes livres. Il faut que je les serre avant que la cloche sonne.
Victor le regarda fixement et en silence. Comment son sectateur, son adorateur, avait-il pu jeter de côté son allégeance et refusait-il maintenant ses propositions? C'était tout è la fois incroyable, humiliant et mortifiant.
--Que diable as-tu donc? lui demanda-t-il avec colère. Tu te montes grandement sur ta dignité aujourd'hui!
--Pas plus que tu te montais sur la tienne le dernier soir que nous nous sommes rencontrés chez M. de Courval et tu étais trop raffiné pour donner la main à mon frère, dit Paul d'une manière un peu brusque.
En intervenant de la sorte, ce dernier n'obéissait pas tant à une sympathie quelconque pour Armand qu'à sa mauvaise humeur du moment et à l'aversion qu'il éprouvait instinctivement pour de Montenay.
--Qui t'a parlé, imbécile? dit celui-ci en lançant sur son nouvel adversaire un regard de mépris.
Paul regarda d'un oeil de regret un gros dictionnaire qu'il venait de jeter hors de sa portée, mais apercevant sous sa main un assez gros volume, il le saisit promptement et le lança à la tête de son ennemi qu'il ne fit qu'effleurer. De Montenay lui renvoya vivement sa politesse avec une ardoise encadrée que Paul eut la chance de parer avec son bras, sans quoi il l'aurait reçue sur le crâne. Il se leva furieux et allait fondre sur ce Montenay qui l'attendait de pied ferme, si un médiateur ne fût intervenu en ami: c'était Rodolphe de Belfond.
--Arrêtez, camarades, arrêtez, cria-t-il en s'interposant entr'eux. Parce que nous sommes tous cloués de nouveau à nos pupitres, est-ce une raison pour que nous nous arrachions les yeux? Tu as perdu ta clef, Victor; voici mon trousseau, essaye-les.
Belfond s'assit à côté d'Armand.
--Tu viens, lui dit-il, de servir l'ami Victor comme il faut: il ne méritait rien de mieux. Mais, comment as-tu passé tes vacances?
Ce fut là le commencement d'une conversation agréable qui se continua jusqu'à l'heure de l'étude, et Armand se sépara de lui avec la conviction que s'il avait perdu un ami il en avait trouvé un autre.
Les progrès de notre héros furent très-rapides, mais ils étaient plus le résultat d'une grande intelligence que le fruit de l'application, car il y avait dans son caractère une veine de rêverie qui remplissait son esprit d'autres pensées que celles de ses devoirs et de ses leçons. Il conserva plus longtemps qu'il l'aurait avoué à qui que ce soit le souvenir de l'amer sentiment d'humiliation qui l'avait presque suffoqué dans le salon de M. de Courval, lorsque de Montenay l'avait si douloureusement méprisé, et son chagrin était augmenté par la pensée que l'amitié qui avait existé entre eux était à jamais rompue. Dans ces moments-là il s'échauffait et s'emportait contre les injustes distinctions du monde, et il se promettait bien de se faire une position aussi haute qu'il pourrait l'atteindre, dût-il pour cela lutter toute sa vie.
Cette louable ambition s'enracina profondément dans son coeur et ne lui donna plus aucun repos. Quelques fois aussi son esprit était traversé par des visions de la fantasque mais gracieuse jeune fille, si différente des autres femmes d'Alonville, qui était du reste le seul échantillon du beau sexe qu'il eût vu, et quelqu'enfantins et innocents que fussent ces souvenirs, d'une façon ou d'une autre ils augmentèrent son ambition. Deviendrait-il un homme laborieux ou un rêveur? L'avenir seul pouvait le dire; mais il y avait en lui les moyens et les dispositions de devenir l'un ou l'autre. Heureusement que le désir d'exceller, encouragé par la facilité avec laquelle il s'acquitta de ses devoirs, décida, pour le présent du moins, la question de la manière la plus favorable.
De son côté, Paul continua ses étourderies; toutes les fois qu'il pouvait éluder un devoir ou une leçon, il s'imaginait être le gagnant. Il n'était cependant pas un benêt ni un lourdaud: car la subtilité naturelle de son jugement, jointe à une vigilante attention de ses maîtres, lui avait fait acquérir, pour ainsi dire malgré lui, une assez bonne part d'instruction.
Nous ne pouvons pas nous étendre plus longuement sur les dernières années de collège d'Armand, car nous avons à raconter les chapitres pleins d'incidents de sa jeunesse.
Au bout de deux années, Belfond et de Montenay laissaient le collège, ayant fait tout leur cours avec assez de succès. La froideur entre lui et Armand n'avait pas cessé d'exister, mais elle n'était jamais allé jusqu'à l'hostilité. Belfond avait toujours été excellent notre héros, il en avait fait son confident: il lui racontait les plans et les espérances sans nombre qu'il avait conçus pour l'heureux temps où il ferait ses adieux au collège pour s'en retourner chez son père où, seul garçon parmi cinq enfants, il était l'idole de la maison.
Après sa sortie et celle de de Montenay, Armand s'appliqua davantage, si c'est possible, à ses études. Et lorsqu'eut lieu la distribution solennelle des couronnes et des pris qui terminait en même temps l'année scolaire te la fin de ses études, il remporta, au grand et heureux étonnement de son père et de sa tante Ratelle, les honneurs de la journée.
Il y avait là aussi d'autres témoins de son triomphe: sur un des premiers bancs de devant, parmi l'élite de la société de la ville, se trouvaient Gertrude de Beauvoir et sa mère ayant d'un côté M. de Courval et de Montenay de l'autre. Heureusement qu'Armand n'aperçut ce groupe qu'après avoir terminé le magnifique discours d'adieux qu'il prononça avec une éloquence de paroles et de gestes qui lui valut, avec l'attrait et la distinction de sa beauté personnelle, d'étourdissant et frénétiques applaudissements; car leur présence l'aurait peut-être empêché de se contenir. Ce n'est qu'après avoir repris son siège, qu'en jetant la vue dans cette direction, il aperçut pour la première fois les beaux yeux de Gertrude fixés sur lui.
Malgré les changements qui s'étaient opérés dans les dernières années et qui avaient fait de la fantasque, volontaire et insouciante enfant de quinze ans une élégante et noble jeune fille, il la reconnut au premier coup d'oeil; et en lisant dans ses regards l'évidente admiration qu'elle éprouvait pour le discours qu'il venait de faire, il sentit son coeur palpiter d'émotion.
Le même sentiment se reflétait aussi sur la figure de M. de Courval. Quant à madame de Beauvoir, superbe d'indifférence, elle écoutait d'un air approbateur de Montenay qui, penché vers elle, un sourire moqueur sur sa jolie figure, se plaisait évidemment à lancer quelques sarcastiques traits d'esprit.
--Quel splendide jeune homme! dit avec chaleur M. de Courval en se tournant vers le petit groupe. Comme son père et nous gens d'Alonville devons nous enorgueillir de lui! Quelle éloquence entraînante, quels gestes gracieux, et puis quels honneurs il a remportés!
--A cui buono? répondit de Montenay avec un léger mouvement d'épaules. Il peut y avoir similitudes de mots entre racines grecques et latines, et racines de jardins et des champs, mais il n'y a point d'autre analogie entr-elles. Est-ce que la connaissance des classiques lui sera d'un grand secours pour faire pousser un champ de trèfle? est-ce que la versification lui enseignera comment arrêter les ravages des mouches à blé?
--Je ne vois pas du tout pourquoi il retournerait aux racines et aux champs, interrompit aigrement M. de Courval. Paul Durand a tous les moyens et le jugement, je pense, de faire choisir une profession libérale à un jeune homme qui possède de si rares aptitudes: Mais il faut que j'aille féliciter mon vieil ami sur les triomphes de son fils! Viens-tu, ma soeur Julie?
--Vraiment, il faut que tu m'excuses. Je ne connais pas du tout ces gens-là, et le temps est trop chaud pour faire de nouvelles connaissances.
--Ou pour en renouveler d'autres qu'on est bien aise d'oublier, ajouta de Montenay.
--Mon oncle, je serai heureuse de vous accompagner, parce que, non seulement je connais «ces gens-là», mais je les aime!
Ce disant, Gertrude secoua les falbalas de sa robe de mousseline et passa près de Montenay sans même daigner le regarder.
Celui-ci fronça les sourcils, lorsqu'il la vit s'avancer au milieu des sourires et des saluts de ses amis vers le groupe d'heureux parents, au milieu duquel se trouvait Armand. Un mot ou deux à lui; une amicale poignée de main au père; quelque babil confidentiel avec la tante Françoise, tandis que M. de Courval félicitait Durand avec chaleur, et invitait ses fils à venir le voir souvent, soit à la ville, soit à la campagne,--car il possédait une belle et confortable résidence à Montréal où il allait avec sa famille passer les longs mois d'hiver:--ce fut là toute leur entrevue.
Mais c'en était assez pour exciter la colère de Montenay.
--Elle est aussi capricieuse et entêtée que jamais! s'écria-t-il avec rage. Chaque jour qui ajoute à ses charmes, augmente à un égal degré la pétulance de son caractère et ses caprices sans fin!
--Comme toutes les jeunes filles qui sont jolies, elle connaît sa valeur personnelle! répliqua madame de Beauvoir en faisant mine de bailler, car ces passes d'armes entre de Montenay et sa fille étaient si fréquentes que quelques fois elle en perdait patience.
--Je crains tellement cela, madame de Beauvoir, qu'elle ne sera jamais capable de comprendre l'autorité d'un mari.
Madame de Beauvoir ouvrit les yeux de toute leur grandeur, et lui dit avec compassion:
--Mais ne savez-vous pas, mon cher de Montenay, que dans le cercle où nous sommes et les temps où nous vivons, les maris n'ont réellement plus d'autorité. Ils peuvent peut-être en avoir dans les déserts de l'Afrique, la Polynésie et autres pays éloignés et barbares, mais, croyez-moi, il n'en ont pas ailleurs!
De Montenay grimaça un sourire.
--C'est tout de même, dit-il une perspective peu amusante pour un individu qui pense sérieusement à se marier.
--Mais, mon pauvre Victor, pourquoi faire le plongeon si vous le redoutez tant? Parfois j'ai véritablement peur que vous et ma capricieuse fille ne soyez très-heureux ensemble.
--Il est trop tard à présent pour penser à cela, trop tard pour se rétracter! murmura-t-il. Depuis bien des années j'ai résolu qu'elle serait ma femme: j'ai reposé mes espérances, mon coeur et mes désirs sur ce rêve; je ne puis l'abandonner aujourd'hui, quand bien même il devrait me rendre malheureux!
Probablement que l'astucieuse madame de Beauvoir savait cela, car elle ne se serait pas hasardée à se jouer d'un parti dont elle estimait la valeur à un si haut degré. Elle avait étudiée le caractère de Victor de Montenay et en était venue à la ferme conviction qu'en faisant voir un peu d'indifférence, elle avancerait bien plus son projet favori, qu'en montrant trop d'empressement.
Quelque temps après sa sortie du collège, de Montenay avait formellement demandé la main de Gertrude. Flattée par les attentions d'un cavalier fort élégant recherché par la moitié des jeunes filles du même âge qu'elle, et influencée par les conseils et les arguments de sa mère qui appréciait tout particulièrement la fortune du jeune homme, elle penchait vers cette union. On prit un engagement, lequel fut le prélude d'autres d'une nature moins amicale et dans lesquels Gertrude montrait toujours la capricieuse indépendance de son caractère, et son fiancé son arbitraire jalousie.
Un jour, à la fin d'une de ces querelles, Gertrude changeant tout-à-coup un accès de sanglots en un silence plein de froideur, informa ceux qui l'écoutaient tout étonnés, madame de Beauvoir et Victor, que l'engagement était rompu, et que dorénavant elle se considérerait aussi libre que s'il n'avait jamais existé.
En vain de Montenay, qui était réellement attaché à elle, implora son pardon; en vain madame de Beauvoir, alarmée du danger de perdre un si bon parti, lui fit des remontrances et la gronda: la jeune fille demeura inexorable. Finalement, plus par sympathie pour les larmes de sa mère (madame de Beauvoir en avait toujours à sa disposition) que pour les sollicitations de Victor, elle consentit à une espèce d'engagement conditionnel, par lequel il était stipulé qu si aucun d'eux ne changeait d'idées avant la fin de l'année, le mariage aurait lieu; mais en même temps, il fut convenu que chaque partie resterait libre d'en agir comme le trouverait bon.
Après cet arrangement, les choses se passèrent un peu moins orageusement entre nos deux jeunes gens. Il devint moins exigeant, par conséquent elle fut moins irritable. Partout où l'on voyait Gertrude, on était certain de trouver de Montenay; il la suivait comme son ombre. On regardait généralement, dans le cercle où ils étaient, leur mariage comme une chose certaine, et de Montenay proclamait partout l'affaire comme un fait décidé, pensant que cette démarche serait un moyen très-efficace de tenir à l'écart les autres prétendants.
VIII
Durand fut un homme heureux lorsqu'il se vit installé de nouveau dans sa maison, assis, avec pipe et tabac devant lui, au milieu de ses vaillants fils qui souriaient de voir la tante Ratelle déjà occupée à raccommoder leurs hardes déchirées, tandis que lui-même écoutait les discussions enjouées et animées qu'ils avaient ensemble.
Paul s'était laissé entraîner à une violente diatribe contre la vie de collège, et faisait en termes énergiques l'éloge de la carrière agricole, ainsi que du bonheur qu'y trouve le cultivateur.
--Ainsi donc, lui dot son père tu es déterminé à ne plus retourner au collège pour y terminer tes études, à moins d'y être forcé! Tu veux embrasser de suite l'agriculture?
--Oui, père: c'est la vie pleine de liberté et d'agrément qui me convient. Je ne veux pas me rendre tout-à-fait bête dans ces sombres cachots qu'on appelle bureaux, à étudier les doctes professions, à me barbouiller les doigts d'encre, à me fatiguer l'esprit pour écrire des thèses et prendre des notes!
--Tu devrais avoir honte, Paul de parler ainsi! intervint madame Ratelle. Après avoir coûté tant d'argent à ton père et été si longtemps au collège, tu devrais avoir acquis un peu d'amour pour les livres et la science.
--Les livres! vociféra Paul, oh! j'en ai assez pour toute ma vie, et je ne crois pas en ouvrir, du moins pas avant que je sois grisonné, ou qu'il m'arrive d'être nommé commissaire d'écoles ou marguillier.
Durand fumait tranquillement sa pipe. Ces sentiments ne lui déplaisaient pas, malgré les sommes considérables qu'il avait dépensées pour l'éducation de ce fils qui en tenait si peu compte. Il avait toujours eu le secret désir de voir l'un de ses fils lui succéder dans la direction de sa grande et belle terre dont la prospérité le rendait si fier: le robuste Paul paraissait être, par sa force t ses goûts, celui des deux qu'il lui fallait pour cette position.
--Dieu soit loué, interrompit encore madame Ratelle en faisant un mouvement de tête, que mes neveux n'aient pas les mêmes sentiments! Du moins, Armand sait apprécier les avantages de l'éducation.
--Oh! Armand, répliqua Paul avec ironie, c'est un génie, ou, si vous aimez mieux un rongeur de livres. M'est avis qu'il suffit d'en avoir un de cette espèce dans une famille!
Armand souriait d'un air de bonne humeur, mais la tante Françoise reprit avec sévérité:
--Oui, un de cette espèce, c'est autant que la destinée puisse favoriser notre maison, car toi, mon jeune neveu, tu n'as certainement aucune inclination de ce genre.
--Armand, de quel côté penchent tes idées? demanda le père.
--Eh! bien, je pense d'abord à ce que Paul appelle un sombre cachot de bureau. Là je pourrai épousseter les pupitres et les tabourets, en attendant que je devienne juge ou procureur-général.
--Tu n'as pas besoin de rire, Armand, en disant cela! reprit avec gravité madame Ratelle. Quelques-uns des plus grands hommes du Canada ont été des fils de cultivateurs, et je pense que tu as autant de chance qu'un autre. Dieu merci! le talent naturel et la persévérance rencontrent souvent leur juste récompense, même dans ce monde méchant. ....Mais il faut, mes garçons, que je voie à préparer pour votre souper de bons biscuits que vous saurez apprécier, juge ou cultivateur.
Le même automne, Armand fut installé dans le bureau de Joseph Lahaise, avocat éminent de Montréal, homme affable, doux et honnête. De son côté, Paul, tout joyeux de se trouver enfin délivré de son esclavage de collège, se levait au point du jour et partageait avec son père les travaux de la ferme, y déployait une ardeur et y trouvait une jouissance qui firent beaucoup de plaisir à celui-ci. Le fusil et la ligne ne furent pas non plus négligés, et quelques fois, lorsque Durand le voyait revenir après une demi-journée passée en excursion de chasse ou de pêche, ou qu'il contemplait sa charpente athlétique, sa robuste santé, montrant tant de capacités pour les âpres jouissances de la vie, il ne pouvait s'empêcher de penser en soupirant à son autre fils qui était à sécher sur des livres ennuyeux dans un obscur et triste bureau. Alors il se prenait presque à désirer qu'Armand eût fait un autre choix.
Voyons maintenant comment ce dernier s'accommodait de sa nouvelle position.
L'étude du Droit, quoique sèche et pleine d'aridité, ne lui déplaisait pas trop; puis son père indulgent, aimant à faire les choses convenablement, lui donnait assez d'argent pour rencontrer amplement ses besoins, lesquels étaient, à la vérité, raisonnables et modérés. Il demeurait chez une respectable mais humble famille où il n'y avait pas d'autres pensionnaires: les repas y étaient excellents et abondants, le linge sans réplique, et madame Martel, l'hôtesse, brillait par sa politesse et ses manières.
La vie ne pouvait certainement s'ouvrir pour les deux frères d'une manière plus agréable! Se pouvait-il qu'il y eût des écueils sous des eaux aussi limpides, du moins pour l'un d'eux?
Madame Martel n'avait ni fille, ni soeur pour épousseter les ornements de faïence qui ornaient sa corniche, ou pour arroser et tailler les géraniums et les rosiers de tous les mois qui fleurissaient avec tant de profusion dans ses fenêtres à vitres petites et propres. Cependant, Armand, revenant un jour à sa pension, quelques semaines après qu'il s'y fût installé, aperçut, en se rendant à sa chambre, dans la salle d'entrée, une jeune fille occupée à coudre près de la fenêtre.
Lorsqu'il entra elle ne releva seulement pas la tête, et tout ce qu'il vit en jetant un rapide coup-d'oeil sur elle fut qu'elle était gracieuse de taille et extrêmement bien mise. Cependant, au souper, madame Martel la lui présenta.
--Ma cousine Délima Laurin, dit-elle, qui vient demeurer ici quelques jours pour m'aider dans ma couture.
Armand la regarda avec assez d'insouciance. Ses traits étaient délicats, elle avait des cheveux noirs comme le jais, des yeux superbes, une figure d'une symétrie parfaite, qu'une élégante toilette faisait ressortir davantage: cette toilette était encore plus surprenante que sa grande beauté, chez une personne de sa condition. Malgré tout cela cependant, lorsque le repas fut fini, sans s'arrêter un instant et sans montrer la moindre contrariété et le moindre regret, il monta à sa petite chambre où il tint compagnie à Pothier et autres illustrations du Droit.
Quelques semaines après, Délima était encore chez madame Martel, toujours occupée à la couture, et aussi tranquille et réservée qu'il était possible de l'être. Malgré sa grande beauté, son apparence distinguée et la timide douceur de ses manières, Armand ne lui consacra qu'une bien petite part de ses pensées, probablement parce que, ayant vu Gertrude de Beauvoir la première, celle-ci était devenu pour lui, avec sa grâce patricienne et ses caprices fascinateurs, le type d'après lequel il jugeait les autres femmes.
Ce fut avec un sentiment mêlé de satisfaction et d'embarras qu'il reçut un jour une Il était loin de soupçonner la discussion qui avait eu lieu à son sujet, entre M. de Courval et madame de Beauvoir avant l'arrivée de cette invitation. Il se décida à y aller, mais non sans lutter avec sa modestie naturelle; une fois sa décision prise, il ne perdit point de temps et commanda à un marchant compétent tout ce dont il pouvait avoir besoin pour une circonstance aussi importante.
Enfin cette soirée qu'il désirait et redoutait en même temps arriva, et notre héros, dont le coeur palpitait, entra pour la première fois dans une salle de bal. Tout d'abord les flots de lumières, la musique, les joyeuses figures, les gracieuses toilettes, le tourbillonnement des danseurs l'éblouirent, mais il se remit bientôt et rassembla son courage pour aller saluer madame de Beauvoir. Superbe dans sa riche et coûteuse toilette, cette dame était inclinée dans une posture gracieuse sur un sofa, souriant à chacun avec une aimable affabilité, et se donnant très peu de trouble à part celui d'amuser ses invités. Elle reçut le jeune Durand d'une manière froide mais polie, ce qui était probablement dû à une menace de Gertrude qui, en entendant sa mère déclarer qu'elle recevrait le protégé campagnard de M. de Courval de telle manière qu'il n'aurait plus envie d'y revenir, lui avait annoncé que pour réparer ces mépris et ces froideurs envers Durand, elle passerait toute la veillée à flirter avec lui.
Ayant cette menace devant les yeux, et certaine qu'en cas de provocation elle serait certainement mise à exécution, madame de Beauvoir, avons-nous dit, avait reçu assez poliment son invité; M. de Courval lui avait adressé quelques paroles aimables, et Gertrude qui était entourée d'un cercle d'admirateurs, l'avait salué d'une manière souriante et affable.
Ce fut avec un sentiment d'excessif soulagement qu'Armand se glissa dans un coin isolé, près d'une porte. En se mettant son aise dans cette position, il prit en lui-même la résolution de ne point quitter ce part de salut, excepté pour se sauver s'il était serré de trop près. Il tira à lui une petite table dur laquelle se trouvaient empilés des gravures et des portraits, afin de se donner une contenance dans le cas où il surviendrait quelque chose propre à le déconcerter.
--Tiens, Armand! comment vas-tu, s'écria tout-à-coup près de lui une voix amie. Dans quel trou t'es-tu donc mis depuis quelque temps, que je n'ai pu te trouver?
--Dans le bureau de M. Lahaise, rue St. Vincent.
--A tout prendre, ce n'est pas une trop mauvaise place; puisque tu t'es décidé à devenir ou juge ou homme d'état, tu dois, comme de raison, commencer par la première marche qui conduit à ces deux positions. Bien, tu réussiras. Tu as de la tête et de la constance: deux qualités essentielles dans la carrière que tu as embrassée comme dans beaucoup d'autres.
--Et puis, toi, Belfond?
--Moi! j'ai parcouru presque toutes les professions. J'ai d'abord essayé le Droit: oh! c'était intolérable! profession sèche, poudreuse et stérile! Puis j'ai tenté la médecine; mais quoique je pusse soutenir les horreurs des salles de dissection et voler des sujets, je ne pouvais pas endurer l'odeur des remèdes. Je n'ai pas essayé la servitude du notariat, parce que j'en avais assez de la loi sous toutes ses formes, mais il y a du temps pour prendre une décision. D'ailleurs, mon vieux garçon d'oncle, qui est aussi mon parrain, m'ayant dernièrement déclaré qu'il avait l'intention de me constituer formellement son héritier, à la condition pour moi d'éviter les professions libérales, ce qui, selon lui, est en quelque sorte dérogatoire à la dignité d'un gentilhomme, peut-être qu'à la fin je deviendrai un rien qui vaille.
--Tu seras capable de le devenir, s'il est vrai que M. Lallemand soit de moitié aussi riche qu'on le dit.
--C'est vrai! Cependant j'aimerais à essayer quelque temps la carrière d'artiste, du moins la partie qui concerne les voyages; mais je pense que l'oncle Toussaint ne voudra pas entendre parler de cela!... Dis donc, quoique tu n'aies pas l'intention de rester ici toute la nuit, je pense que tu n'as pas non plus celle d'en faire un monopole pour toi! Un coin charmant où circule une brise rafraîchissante!... Aie! mademoiselle Gertrude regarde dans cette direction. Je pense qu'elle viendra bientôt vers nous. Comment la trouve-tu?
--Réellement je la connais bien peu, répondit Armand en quelque sorte décontenancé par cette question à brûle-pourpoint; mais elle est pleine d'élégance et de fascination.
--Je ne suis pas de ton avis. Elle a de l'esprit et est assez jolie, c'est vrai; mais elle a aussi une volonté terrible. J'ai cinq soeurs, et je ne pense pas que depuis que j'ai l'âge de connaissance elles aient montré à elles ensemble autant de caprices et d'humeur que mademoiselle de Beauvoir en a fait voir dans deux ou trois différentes occasions. Mais peut-être que cela dépend plus de la manière dont son odieuse mère l'a élevée que d'elle-même.
Pour rendre justice à la jeune fille qu'il venait de censurer, Belfond aurait dû mentionner que ses soeurs étaient d'un tempérament phlegmatique avec une prédisposition à l'embonpoint, et d'une constitution toute différente de celle de l'impétueuse Gertrude, que, de plus, elles avaient l'avantage d'être gouvernées par une mère aussi sage que dévouée.
Mademoiselle de Beauvoir s'avança gracieusement vers les deux jeunes gens, et après avoir salué par quelques paroles aimables Armand à qui elle parlait pour la première fois de la veillée, elle leur reprocha en plaisantant de perdre tant de paroles et de temps entre eux, tandis qu'il y avait là des jeunes demoiselles à qui ils pourraient bien les consacrer.
--Est-ce que vous dansez, M. Durand? demanda-t-elle ensuite à notre héros.
Armand répliqua qu'il ne dansait pas, et Belfond s'esquiva en disant que comme lui dansait à sa manière, il allait se choisir une partenaire.
Mademoiselle de Beauvoir resta un peu plus longtemps à causer avec Armand. Les premiers moments de gêne et d'embarras disparus, il se sentit plus è son aise qu'il l'aurait cru possible dix minutes auparavant. Le fait est que si la jeune fille pouvait être sarcastique et arrogante au plus haut degré lorsqu'on la provoquait, il y avait aussi chez elle une franchise et une simplicité naturelle qui inspiraient la confiance ou lieu de l'éloignement.
Madame de Beauvoir qui trouvait probablement que l'entrevue entre Armand et sa fille était trop prolongée, s'avança, au bout de quelque temps, et demanda poliment:
--Pourquoi M. Durand ne rejoint-il pas les danseurs?
--Je ne sais pas danser, madame, répondit Armand qui retomba aussitôt dans le même état de gêne et de confusion d'où il venait justement de sortir.
--Peut-être que dans ce cas vous nous favoriseriez d'une chanson?
Notre héros protesta encore de son ignorance, remerciant intérieurement le ciel d'être capable, avec une conscience nette, d'en agir ainsi.
Dans ce cas, il faut que vous fassiez une partie de cartes: on demande justement un joueur dans la chambre voisine.
Et elle l'entraîna malgré lui, en se félicitant de les avoir si diplomatiquement séparés.
Armand se trouva bientôt assis à une table de whist, ayant la soeur aînée de Belfond pour partenaire. Celle-ci passa bien volontiers par-dessus ses nombreuses bévues; elle ne lui reprocha pas une seule fois de ce qu'il coupait ses levées et de ce qu'il ignorait ses demandes. Il lui en était d'autant plus reconnaissant, que la dame aux yeux vifs qui était à sa droite piquait impitoyablement son pauvre partenaire,--homme tranquille, entre les deux âges--chaque fois qu'enfreignait le moindrement les plus petites règles du jeu.
On fit de la musique et l'on chanta beaucoup: Gertrude et de Montenay chantèrent splendidement ensemble une couple de duos, et ils restèrent indifférents aux applaudissements; puis on gâta misérablement une couple de morceaux choisis d'opéra; on eut une bonne chanson de Belfond qui, lorsqu'on l'invita à chanter, grommela, sotto voce: que c'est donc ennuyeux! puis on servit un superbe réveillon. On ne fit pas de jeux, par conséquent on ne tira pas de gages, madame de Beauvoir se trouvant trop à la mode pour tolérer quelque chose de ce genre-là. Bref, la soirée fut assez agréable pour chacun: et Armand put avoir une autre entrevue longue et délicieuse avec mademoiselle de Beauvoir, en sorte qu'il revint de chez M. de Courval enchanté de son début dans la vie du grand monde. Les timides avances qu'il fut forcé de faire à quelques-unes des dames présentes avaient été reçues très gracieusement car quoiqu'il n'eût point chanté, ni dansé, ni flirté, il s'était attiré de tous côtés, par son apparence et ses manières recherchées, des sourires et des regards tout-à-fait favorables.
IX
Le lendemain de cette soirée, Belfond vint le voir, et ils eurent ensemble une heure de bonne causerie dans sa petite chambre meublée uniquement et qui, malgré son tapis de catalogne, ses murs blanchis et ses chaises empaillées, était très-confortable. Il y avait sur sa petite table une couple de nattes aux couleurs brillantes et ju joli essuie-plume, évidemment l'ouvrage de doigts féminins. Le visiteur les prit dans ses mains.
--Ma soeur Élise, dit-il m'a aussi donné de ces bagatelles-là. Comment se fait-il que tu aies de ces choses? tu n'as pas de soeur, ni de cousine?
--Assurément, ta grosse et grasse maîtresse de pension doit avoir d'autre chose à faire que passer son temps à te préparer des surprises romanesques sous la forme d'ornements d'aiguille! fit Belfond amusé de la surprise de son ami.
Ce n'est certainement pas elle. Ce doit être plutôt mademoiselle Délima Laurin, une de ses cousines qui demeure actuellement ici pour aider à faire la couture de la maison.
--Oh! enfin nous y arrivons par un détour! dit Belfond en riant. A présent je vais parier ce que tu voudras que celle qui a fait ces nattes est jeune et jolie.
--Je crois qu'elle l'est, bien que je ne l'aie pas envisagée et que je ne lui aies pas parlé dix fois depuis qu'elle est dans la maison, reprit Armand d'un air qui faisait voir qu'il était ennuyé d'un sujet qui, selon lui, était assez peu intéressant pour mériter même qu'on en plaisantât.
Belfond, qui avait du savoir-vivre, s'apercevant de la chose, changea de conversation et parla de leur ancienne vie de collège, de politique et de tout ce qui s'offrit à son esprit. Au bout de quelque temps, il s'approcha de la fenêtre qui donnait sur le jardin, lequel paraissait assez triste malgré le feuillage aux brillantes couleurs du mois d'octobre. Tout-à-cou il s'écria d'un air étonné:
--Dis-moi, Armand, quelle est cette belle princesse, cet ange qui est là dans l'allée? Je n'ai jamais vu une figure aussi belle!
--C'est mademoiselle Délima, la cousine en question.
--En! bien, il faut que tu aies l'esprit obtus ou que tu sois un fin matois! reprit Belfond en jetant sur son ami un regard pénétrant. Quoi! cette jeune fille est un beauté, et sa mine et sa toilette sont aussi gracieuses que celles d'aucune des dames qui se trouvaient hier soir chez M. de Courval, sans même excepter Gertrude la non pareille.
--Pouah! dit Armand en éclatant de rire. Tu es enclin aujourd'hui à faire des découvertes, sur le mérite desquelles cependant il doit être permis de différer.
Belfond le regarda encore de plus près, puis il dit:
--Si c'était avec de Montenay que je parlerais, ou avec d'autres que je connais, je soutiendrais sans hésiter que ton indifférence n'est qu'une feinte; mais je t'ai toujours connu tant de franchise, que je te crois véritablement aveugle... Mais elle s'approche. Ciel! quelle beauté! Comment cela se fait-il, Armand, que tu n'en sois pas devenu amoureux? Pour moi, je le suis déjà aux trois quarts!
--Alors, tu ne dois pas avoir peur que je sois ton rival, répliqua-t-il gaiement. Je n'ai pas l'intention de sacrifier pour tous les charmes de mademoiselle Délima une seule minute du temps qui appartient à ces tablettes, ajouta-t-il en montrant une petite bibliothèque remplie principalement de livres de Droit... Mais est-ce que tu pars?
--Oui, il y a plus d'une heure que je suis ici. Viens faire un tour en ville avec moi. Nous arriverons assez tôt pour rejoindre la foule des flâneurs.
Armand fut bientôt prêt.
Comme nos deux jeunes gens en s'en allant passaient dans le petit corridor, ils y rencontrèrent la jolie Délima qui revenait du jardin. Durand la salua comme de coutume très-poliment, et il allait sortir lorsqu'elle l'arrêta timidement, pour lui dire qu'il venait d'arriver de la campagne un paquet et une lettre pour lui, et que s'il le désirait, elle les lui remettrait de suite.
--Oui, oui, Armand. Il n'y a pas de presse pour notre promenade. Examine le paquet et la lettre: tu dois avoir hâte de savoir comment ils sont tous chez toi.
--Peut-être que monsieur ferait mieux d'entrer ici et de s'asseoir un moment, reprit la jeune fille.
Et en parlant ainsi, elle le conduisit dans le petit salon. Sur une table à côté des géraniums se trouvait une pile d'indiennes et de coton, avec une petite natte inachevée, comme celles qui ornaient la chambre d'Armand, circonstance qui ne laissait plus aucun doute quant à l'origine de ces dernières. Sous prétexte d'examiner et de sentir les plantes de la fenêtre. Belfond se leva, mais en réalité ce n'était que pour mieux voir Délima pendant qu'elle remettait à son ami le paquet en question et qu'elle lui prêtait une paire de ciseaux pour couper la ficelle qui l'attachait. Après avoir jeté un rapide coup-d'oeil sur les hardes qu'il contenait, Armand rompit le cachet de la lettre et la parcourut.
--Bonnes nouvelles, ils sont tous bien, dit-il.
--Comment est Paul? demanda Belfond.
--Il ne peut être mieux. Il dit qu'il me prend profondément en pitié, et que s'il était à ma place il déserterait bien vite... Mais je suis maintenant prêt à sortir.
Délima lui offrit de porter ces effets sans sa chambre.
--Je vous remercie! répondit-il d'une manière polie mais indifférente: je verrai à cela moi-même, lorsque je serai de retour.
Puis Belfond et lui sortirent.
--Je viens de faire une nouvelle découverte, remarqua Belfond sur tu ton plus grave que cex dont il s'était servis jusque-là.
--Vrai? Eh! bien, ami Rodolphe, tu es en veine ce matin. Aies donc la bonté de me la faire connaître cette découverte.
--La voici: quoique tu n'aies pas l'air de t'occuper de cette belle petite fille, elle s'occupe beaucoup de toi, elle.
Armand fut surpris et en même temps quelque peu déconcerté; il ne put s'empêcher de rougir.
--Il n'y a rien de cela entre nous! répliqua-t-il précipitamment. Comme je te l'ai déjà dit, nous avons à peine échangé ensemble une douzaine de paroles.
--C'est fort possible, mais je n'en crois pas moins mon opinion exacte. Au lieu de regarder les géraniums, je l'examinais tout le temps, et je mets ma main au feu qu'elle n'a pas comme toi le coeur de granit... Mais je m'aperçois que tu aimerais autant changer de sujet... Maintenant allons sur la rue Notre-Dame.
Le même soir, comme Armand était à souper, pour la première fois il regarda Délima avec intérêt: c'était la conséquence naturelle des louanges excessives que son ami avait chantées sur elle, ainsi que des allusions qu'il avait faites à la prétendue préférence qu'elle lui montrait. Elle était à sa place ordinaire, servant un plat tout chaud de succulent ragoût, car les Martels, de même que beaucoup de familles Canadiennes, faisaient usage de viandes trois fois par jour. Elle ne leva pas les yeux sur lui; Madame Martel était occupée de son côté, et son mari était à tailler du pain: Armand, qui ne se trouvait pas observé, eut donc une occasion favorable d'étudier son visage.
Etait-elle réellement aussi belle que Belfond l'avait dit? Il regarda minutieusement ses traits réguliers, fins et mignons, ses long cils soyeux, sa figure ovale et délicate, et il reconnut en lui-même avec surprise qu'il avait été aveugle, que réellement elle était aussi belle.
Tout-à-coup elle leva les yeux sur lui te lui offrit du contenu du plat qu'elle servait; mais voyant ses regards fixés sur elle, elle baissa les siens, et une légère rougeur se répandit sur ses joues. Le souvenir de la seconde découverte de Belfond, que cet embarras servait en quelque sorte à corroborer, lui communiqua un sentiment de vanité naturelle mêlé à l'intérêt que sa beauté faisait naître en lui. Mais lorsque madame Martel lui demanda si les nouvelles qu'il avait reçues de chez lui étaient bonnes, ses pensées se tournèrent vers le cercle de sa famille et lui firent pendant un instant oublier Délima.
Rien d'extraordinaire ne survint à notre héros durant quelques semaines. Il poursuivit ses études légales avec le même succès que ses études classiques, se gagnant les bonnes opinions de M. Lahaise aussi facilement qu'il avait gagné celles de ses professeurs au collège. Quoiqu'il menât une vie tranquille et régulière, cependant elle n'était pas solitaire et ennuyeuse. Souvent il recevait des invitations de familles occupant un rang distingué dans la société, et malgré sa timidité, la présence de femmes élégantes et accomplies étaient pour lui pleine d'attraits.
Rarement il allait chez M. de Courval, malgré les pressantes invitations de celui-ci. Gertrude était toujours douce et polie pour lui; mais malgré son inexpérience dans les manières des femmes, il ne pouvait se tromper sur les sentiments hostiles de madame de Beauvoir à son égard, par la froide réception qu'elle lui faisait.
Les quelques fois qu'il rencontra de Montenay, celui-ci ne lui fit pas d'avances, et Armand le copia fidèlement, car un petit salut froid était tout ce qui restait de la chaude amitié qui avait existé entr'eux.
Quand à Belfond, il venait souvent le voir, et quelques fois il se faisait accompagner par un ami aussi gai que lui. Armand ne leur offrait jamais d'autres rafraîchissements que du tabac canadien,--car il faut avouer que tous ces jeunes gens fumaient--et un verre de cidre ou de bière, et quelques fois une assiettée de pommes fameuses ou de beignes, friandises que sa tante Ratelle lui envoyait régulièrement. Belfond, qui était accoutumé à des tables servies avec luxe, trouvait dans ces fêtes improvisées autant de jouissance qu'il en montrait dans ses jours affamés de collège.
Un soir qu'il avait emmené avec lui un jeune homme de ses amis, un étudiant en Droit, et qu'ils étaient tous trois à discuter, au milieu des bouffées narcotiques, sur la politique du jour, condamnant la tyrannie du gouvernement impérial et l'aveuglement de leurs propres chefs, et qu'ils maniaient les affaires d'Europe avec une étonnante célérité, sinon avec sagesse, on annonça un visiteur pour M. Durand.
Paul entra dans la petite chambre.
Comme de raison, il y eut un échange cordial de sympathie, un feu roulant de questions et de réponses sur la maison paternelle, la campagne, les chemins; puis on procura une pipe au nouveau venu, et on recommença avec vigueur à fumer. Mais la conversation fut plus languissante qu'avant. Paul était d'une trempe bien inférieure à celle de ses compagnons, et cette différence était plus sensible, parce qu'il s'était donné beaucoup de peine,--à sa sortie du collège et en s'établissant à Alonville--pour acquérir les manières et le langage d'un campagnard.
A mesure qu'il s'aperçût de cette différence, il devint morne et taciturne; il écoutait avec une espèce de préoccupation leurs saillies piquantes, les réponses spirituelles de ses camarades, mais en même temps il regardait le contraste qu'il y avait entre leurs longues mains blanches et les siennes brûlées par le soleil, entre leurs mouvements gracieux et aisés, et les siens qui étaient raides et guindés.
Enfin les visiteurs partirent et les deux frères se trouvèrent seuls.
--Eh! bien, dit Paul tu n'es pas si à plaindre que je le pensais dans les commencements. Diantre! tu es ici on ne peut mieux, et tout-à-fait grand seigneur!
Armand, sans remarquer le rire moqueur avec lequel ces dernières paroles furent prononcées, répondit:
--Tu oublies que je suis renfermé la plus grande partie de la journée dans ce que tu appelles un sombre cachot.
--Peut-être que tu ne t'aperçois guère qu ce soit un cachot! répliqua Paul. Quand on hait une place, il est facile de s'en tenir éloigné.
--Mais, Paul, c'est une chose que je ne fais pas! répondit l'autre avec ardeur. Je ne néglige pas plus mes études légales que je n'ai négligé celles du collège.
--Oh! tu n'as pas besoin de commencer, à présent, à les vanter! Je suis certain qu'on en a tous assez entendu parler: papa et la tante Françoise m'en ont rendu malade. Mais, changement de propos, voici une lettre de notre père.
En l'ouvrant Armand y trouva une couple de billet de banque.
--Je soupçonne, dit-il, qu'elle contient quelque chose de mieux que de simples conseils.
Pendant qu'il lisait la lettre, en appuyant surtout sur les paroles d'affection qu'elle contenait, Paul était étendu sur sa chaise, dans un accès de mauvaise humeur, les sourcils froncés, et épiant son frère. Il compara, en silence, la coup grossière et hors de mode de son habillement d'étoffe du pays fabriquée à la maison, et qu'il avait fait confectionner avec tant d'orgueil par le tailleur du village, avec les hardes unies mais bien faites qu'Armand portait; il compara aussi sa chevelure luisante, bien peignée, bien brossée, avec la sienne propre qui était rude et ébouriffée; il examina les petits objets de bon genre qui se trouvaient sur la petite table et qui, tout en provoquant ses moqueries, excitaient son déplaisir. Il est pénible de le dire, mais l'esprit d'indigne jalousie qui s'était depuis bien des années concentré dans la poitrine de Paul contre son frère aîné commençait à se mieux accentuer et à se développer sous le nouveau flot de réflexions et de pensées qui le gagnait avec une étonnante rapidité. Ce sentiment de sombre envie avait été activé par la continuelle mention flatteuse qu'un père et une tante extrêmement orgueilleux de ses talents faisaient de lui, par les fréquentes remises d'argent qui lui étaient envoyées, quoique sous ce rapport Paul n'avait aucune raison d'être jaloux, car Durand était strictement impartial dans toutes les affaires d'argent; enfin cette envie fut excitée par la grande différence qu'il voyait pour la première fois, qui existait non-seulement entre lui et son monsieur de frère, mais aussi les amis de ce frère.
Pendant qu'il repliait sa lettre et qu'il la mettait dans son portefeuille de poche, Armand lui demanda:
--Paul, à quoi pense-tu?
--Je pense à l'aise avec lequel tu gagnes ton pain quotidien.
--Tu sais que toutes choses ont un commencement. Comme de raison, je ne puis rien faire à présent; mais lorsque j'aurai subi mon examen et que je serai pour de bon entré en lice, les affaires changeront d'une manière étonnante.
--Les paroles ne coûtent pas cher! dit Paul d'une manière renfrognée.
--Les moqueries non plus, quoiqu'elles n'en soient pas plus agréables pour cela! répliqua l'autre qui commençait à se sentir aigri par la persistante mauvaise humeur de son frère.
--Oh! tu dois passer par-dessus le franc parler, ou la rusticité, comme je pense que tu dois appeler cela, d'un grossier cultivateur comme moi, reprit ironiquement Paul. Je n'ai pas les avantages du vernis de la ville.
--Que veux-tu dire, Paul? Fais connaître toute ta pensée comme un homme; le peux-tu?
--Eh! bien, voici: ici tu es habillé et servi comme un grand seigneur, régalant l'aristocratie, recevant de l'argent je suppose quand il te plaît d'en demander, et qu'est-ce que tu fais pour tout cela? D'un autre côté, moi, sans ces prétentions et ces dépenses, je me lève tous les matins avant cinq heures; je marche toute la journée sur la ferme par tous les temps et tous les chemins, toujours travaillant comme un esclave sous les brûlants rayons du soleil ou à la pluie glacée.
--C'est toi qui l'as voulu; ainsi tu n'as pas besoin de chicaner personne pour cela. Combien haut as-tu proclamé à la sortie du collège, que tu ne serais pas un rongeur de livres, ni un galérien enchaîné à un pupitre moisi, mais que tu choisirais la vie libre et indépendante du cultivateur? Notre père t'aurait volontiers donné une profession, si tu lui avais demandé.
--Non, un de cette vocation dans une famille, c'est assez. Il faut qu'il y en ait un qui cherche le pain et le beurre des autres ou il pourrait arriver qu'ils connaîtraient la faim.
--Ah! ça, mon frère Paul, répondit Armand avec un rire de bonne humeur à travers lequel cependant perçait une ombre d'impatience, notre père Peut encore faire tout cela pendant bien des années comme il l'a fait jusqu'ici. Sois donc honnête comme tu l'étais du temps que nous étions au collège, lorsque tu nous disais que tu préférerais être cultivateur et marcher en grosses bottes à travers les champs et les fossés pleins de boue, que d'être un gouverneur dans son fauteuil d'état.
--Fi! se contenta d'observer Paul en changeant de question; il n'est pas juste de jeter à la face des gens, des choses qu'ils pourraient avoir dites il y a bien des années.
--Mais, Paul, il n'est pas encore trop tard pour revenir de ton premier choix. Lorsque tu seras de retour à la maison, parles à papa. Je sais que tu ne mettras pas de temps à l'emmener à tes désirs, et avant deux mois tu peux être établi étudiant en Droit ou en médecine, ce que tu préféreras le mieux et tu partageras ici avec moi cette chambre qui paraît avoir excité à un si haut degré ton admiration grognonne.
--Je ne vois pas qu'il y ait tant de presse en cette affaire! répondit sèchement Paul. D'ailleurs, le fait d'envoyer tous les mois deux remises d'argent au lieu d'une obligerait peut-être papa à faire une petite étude de voies et moyens sur son numéro un.
--Tiens, laissons ce sujet avant qu'il nous ait fait quereller. Je vais aller demander à madame Martel si elle peut me procurer un oreiller et une couverte pour cette nuit, et toi tu pourras coucher dans mon lit.
--Non, il faut que je retourne aux Trois Rois où j'ai laissé mon cheval. Par exemple si tu m'offres à souper, je ne le refuserai pas.
--Très volontiers, car c'était compris dans l'offre du lit.
Armand alla avertir l'hôtesse que son frère prendrait place à table pour le souper, et sur son assurance qu'elle en était contente, il revint vers Paul qui, commençant à se sentir honteux de sa triste mauvaise humeur, fit des efforts pour se montrer plus aimable.
Délima Laurin se trouvait au souper, et Paul fut aussi frappé de sa beauté que Belfond l'avait été. Il fut très-poli, à sa façon: il offrit de ceci, servit de cela, et après que les deux frères furent revenus dans la chambre à coucher, il accabla Armand de questions pour savoir qui elle était, d'où elle venait si elle resterait longtemps? Il fit des allusions et des plaisanteries sur ce que de tels attraits pouvaient réconcilier un homme avec des cachots encore plus sombres que des bureaux d'avocats, et reprocha à Armand le silence complet qu'il avait gardé sur l'existence d'une personne qui devait sans doute occuper ses pensées. Armand, qui ne goûtait pas ces taquineries, finit par lui dire:
--Pour l'amour du ciel, Paul, choisis un sujet plus amusant et que m'ennuie moins. Je voudrais bien que la petite Délima fût retournée à St. Laurent, car elle m'attire de toute part d'insupportables plaisanteries et d'ennuyeuses questions!
Paul, persuadé que cette défense voulait dire justement le contraire de ce qu'Armand éprouvait,--vu surtout que celui-ci, dans le cours de la conversation, avait laissé échapper deux ou trois fois quelques paroles de souvenir de Gertrude de Beauvoir,--changea de conversation et trouva un sujet plus du goût de son compagnon, en racontant les changements qui s'étaient dernièrement opérés à Alonville; en lui nommant ceux qui composaient le choeur du village, ceux qui avaient été nommés marguilliers, inspecteurs de chemins et autres emplois.
Il était très-tard, le soir, lorsque les deux frères se séparèrent pour la nuit. Paul, qui d'ordinaire dormait d'un sommeil profond, ne put ce soir-là fermer les paupières que lorsque la nuit fut très-avancée. Il s'agitait et se roulait sur son lit, se laissant aller tantôt à des sentiments de jalousie contre son frère, tantôt à des demi-regrets de ce que son tempérament et ses goûts particuliers ne lui eussent pas permis de suivre la profession d'un monsieur.
--Bah! se dit-il en plongeant avec impatience sa tête sur l'oreiller, la Providence n'a pas voulu faire de moi un petit-maître. Eh! bien, je partirai au point du jour. Je déteste cette ville!
X
Le lendemain matin, Paul Durand se mit en route pour la maison paternelle, mais il s'arrêta en passant à la porte de madame Martel pour dire adieu à son frère. Le long du chemin il repassait dans son esprit les réflexions inspirées par tout ce qui avait eu lieu la veille.
Lorsqu'il fut arrivé à la maison, on l'assiégea de questions pour savoir comment il avait trouvé Armand, ce que celui-ci avait l'air et ce qu'il faisait. Hélas! perversité de la nature humaine! il se donna beaucoup de peine, quoique sas trop s'éloigner des limites de la vérité, pour représenter son frère et ce qui le concernait sous le jour le plus défavorable.
--Je l'ai trouvé à fumer et à jaser avec une couple de beaux messieurs ses amis, lesquels, d'après leur conversation, m'ont paru le visiter souvent. Il était habillé à la dernière mode, paraissait extrêmement gai, et pas du tout comme quelqu'un qui a beaucoup étudié ou qui s'est fatigué l'esprit à déchiffrer des problèmes professionnels.
La pensée que de mauvais compagnons pourraient entraîner son fils inexpérimenté dans les tentations et les dangers de la vie, rendit le père sérieux; mais madame Ratelle était très-satisfaite qu'il prît rang parmi les gentilshommes, qu'il s'habillât et parût en conséquence, car après tout il en deviendrait un. On ne pouvait prévoir quel haute position sociale il devait occuper un jour. Ainsi parlait-elle.
--Bah! dit Paul en ricanant, peut-être pour passer sa vie à fréquenter le Palais-de-Justice, se reposant sur papa pour payer les gants de kid qui couvrent ses belles mains blanches.
--Paul, mon fils, ne sois pas trop pressé de trouver à redire sur ton frère aîné, dit Durand, il ne m'a encore donné aucune cause de défiance et d'inquiétude.
--Non, au contraire, interrompit madame Ratelle en regardant son neveu avec indignation: il a remporté au collège les plus grands honneurs, il a été publiquement louangé par ses professeurs pour son application, ses succès et sa bonne conduite. Se pourrait-il, Paul Durand que tu serais jaloux de ton frère aîné?
--O miséricorde! s'écria Paul, je me rends, je me rétracte, je demande excuse, je veux tout ce que vous voudrez, tante Françoise, mais donnez-nous la paix. Je vous en prie, mon père, prêtez-moi une pipe et du tabac!
Madame Ratelle ne réplique pas à cette sarabande; mais il était aisé de s'apercevoir, par la manière brusque et nerveuse dont ses broches à tricoter se frappaient les unes conte les autres, que ses esprits n'étaient pas encore calmés.
Pendant que ceci avait lieu à Alonville, Délima Laurin passait tranquillement son temps à faire son possible pour plaire à notre héros. Celui-ci commençait enfin à découvrir et à apprécier un peu sa beauté et ses grâces, après que son attention y eût été attiré par les louanges et l'étonnement de tous ses amis qui l'avaient vue. Elle était envers ces derniers toujours réservée, même froide, et à ceux de ses admirateurs qui lui adressaient des propos flatteurs ou de galants compliments, elle ne répondait jamais par un sourire ou un mot d'encouragement; mais il y avait toujours pour Armand un regard timide ou une douce inflexion de voix qui trahissait en elle tout l'intérêt qu'elle lui portait. Petit à petit, il s'établit entr'eux une intime amitié, résultat de leur résidence sous le même toit.
L'hiver avec ses longues veillées était arrivé, et quelquefois Armand les passait dans le petit salon de famille, soit à lire à haute voix, soit à jouer une partie de dames avec Délima qui était très-forte à ce jeu. S'il avait eu un peu plus d'expérience de la vie ou s'il avait été d'un caractère soupçonneux, il n'aurait pu faire autrement que de s'apercevoir de la remarquable adresse que madame Martel mettait à contribution pour faire progresser l'amitié qui paraissait s'établir entre lui et sa jeune et jolie cousine. Les soirs où les tempêtes de neige sévissaient au-dehors et qu'elle ne craignait pas d'être dérangée par les visites, elle priait instamment M. Armand d'abandonner un moment sa chambre solitaire pour venir rejoindre leur cercle dont Délima, occupée de sa couture, formait toujours partie; puis, d'un air de compassion, elle priait celle-ci de mettre de côté son éternel ouvrage, et que peut-être M. Armand serait assez bon pour jouer une partie de dames avec elle. Très-fréquemment aussi madame Martel, sous prétexte qu'elle avait à voir aux affaires de la maison, s'absentant pendant les veillées; mais si cette femme intrigante les avait guettés de quelque cachette, elle aurait été grandement édifiée de voir la tenue irréprochable des jeunes gens pendant ses fréquentes absences.
Durand étudia avec assez d'ardeur pendant l'hiver; cependant il allait quelques-fois en soirée, et ne se permettait pas d'autres dépenses que de temps en temps celle d'une soupe aux huîtres partagée avec quelques-uns de ses amis, étudiants comme lui. Il serait fort difficile de dire le nombre de caraquettes qui disparaissaient pendant ces innocentes bombances, et ce serait une tâche ardue que d'en marquer le chiffre sur le papier, car le grand total de l'addition paraîtrait exagéré.
Par une après-dînée d'un froid vif, comme Armand, qui venait d'arriver du bureau, était à se débarrasser de son paletot, il reçut la visite d'un ancien camarade de collège, pour lequel il n'avait jamais eu une grande amitié, mais qui persistait, malgré cela, à le rechercher et à le fréquenter. Il venait l'inviter à un souper d'huîtres.
--Mon adresse, ajouta-t-il en plaisantant, est dans une petite maison de la rue Ste. Marie, en haut d'un escalier à trois rampes, la première porte qui s'ouvre sur le grenier.
Armand attendait justement son frère ce soir-là, car Paul lui avait annoncé sa venue par une lettre reçue la veille. Mais comme il avait beaucoup neigé depuis quelque temps, il commençait à croire que le crainte des mauvais chemins lui ferait retarder son voyage. Du moins, c'était ce que pensait Robert Lespérance, lorsqu'Armand lui avait dit qu'il attendait la visite de son frère. Il avait donné cette excuse pour refuser l'invitation, parce qu'il ne se souciait pas fort de se rencontrer avec ceux qui se trouveraient là, probablement des gens un peu trop légers qui ne lui convenaient pas. Mais Lespérance le pria et le sollicita avec tant d'instance, en insinuant adroitement que c'était parce que Durand était accoutumé à fréquenter des riches et des aristocrates, qu'enfin, poussé à bout, et avec répugnance, il finit par consentir.
Il était très-tard lorsque notre héros laissa la maison, car il avait voulu attendre son frère et lui donner toutes les chances possibles. Et partant il laissa les instructions précises sur la maison où on le trouverait si Paul arrivait.
La railleuse description que Lespérance avait faite de son logis approchait beaucoup de la vérité, et en entrant Armand se heurta presque la tête sur le haut de la porte. Le bruit qui frappa ses oreilles était assourdissant. Quoiqu'on ne fût encore qu'au début de la fête, la réjouissance était déjà grande parmi les convives, à en juger par leurs longs éclats de rire, leurs couplets de chansons, leurs acclamations, et de temps en temps par le bruit des grosses bottes qui exécutaient sur le plancher un pas de danse.
Lorsqu'Armand entra il y eut une suspension momentanée à ce brouhaha, et il en profita pour s'excuser de son retard. L'hôte lui expliqua que pour empêcher ses invités de dévorer les huîtres avant l'arrivée de M. Durand, il les avait mis au défi de prendre du plaisir sans l'aide de rafraîchissements, solides ou liquides. D'après le résultat qu'il en avait obtenu, le lecteur peut concevoir quel degré aurait atteint la gaieté si elle eût été stimulée par le souper que Lespérance, avec l'aide d'un de ses amis, était actuellement à leur préparer.
L'appartement dans lequel Armand se trouvait différait beaucoup du sien si propre et si bien tenu: il était petit et bas, le plafond et les boiseries ternies par le temps et la fumée. Il ne portait aucune trace d'ornements; seulement on remarquait quelques images aux peintures grossières de danseuses aux joues rouges, aux jupes cortes et amples, à côté du portrait d'un boxeur en renom et de celui d'un fameux bouffon français. Dans un coin il y avait un grand coffre peinturé, contenant la garde-robe du maître de céans et servant en même temps de bibliothèque, car on y voyait une pile de livres tout poudreux et à l'air vénérables; dans un autre coin on apercevait un manche de ligne et une paire de fleurets rouillés, un miroir brisé pendu à la cloison et si petit que Lespérance disait souvent qu'il ne pouvait y voir ses traits qu'en détail, c'est-à-dire les uns après les autres. Une paire de raquettes placées en angle droit servait de persiennes à une fenêtre, tandis qu'une traîne sauvage bouchait en partie l'autre. La chambre était presqu'entièrement occupée par une table grossière mais nette, probablement empruntée pour la circonstance aux gens de l'étage inférieur. Des bouteilles remplies avec quelque chose de plus fort que la bière de Montréal, flanquaient chaque bout de la table: quelques essuie-mains de grosse toile, un huilier boiteux et deux seaux vides sur le plancher pour recevoir les écailles d'huîtres, complétaient l'ameublement. Il ne faut pas oublier de mentionner la grande bizarrerie déployée dans les vases pour boire: quelques verres communs, deux pots de faïence blancs et trois tasses à thé, offraient, sinon de l'élégance, du moins de la variété.
Tout-à-coup l'amphytrion, prenant une contenance grave:
--A présent, messieurs, dit-il, une question importante: lavées ou non lavées?
--Comme de raison, non lavées! s'écrièrent plusieurs voix. Laissez-les venir sur la table avec leur limon naturel.
--Tant mieux, car mon aimable hôtesse, auprès de qui Gorgon et Méduse auraient été agréables et charmants, m'a informé tout-à-l'heure que j'aurais à les laver moi-même.
--Hé! l'ami Pierre, toi qui as toujours la bouche ouverte ou pour chanter ou pour crier, et qui vas probablement en avaler le plus grand nombre, viens m'aider à les apporter!
Qui fut dit fut fait. Nos deux jeunes gens parurent bientôt, venant de quelque coin caché du dehors, probablement du grenier, portant un immense plateau bien pelin de succulentes caraquettes.
--Maintenant, amis, à l'attaque! cria Lespérance. Je n'ai que deux armes légitimes pour faire cette guerre, (et il brandissait au-dessus de sa tête deux couteaux à huîtres) une que e réserve pour moi comme seigneur du château, et l'autre pour monsieur Durand comme le dernier arrivé à ce joyeux cercle d'élite. Il y a plusieurs couteaux de table, un tire-bouchon et un couteau de poche; ainsi, messieurs, choisissez à moins que quelques-uns d'entre vous soient venus tout armés.
Par expérience probablement et en prévision de pareille casualité, deux des invités sortirent de leurs poches des couteaux à huîtres, tandis que d'autres avaient de forts et bons couteaux de poches presqu'aussi utiles pour la circonstance, et l'on commença l'assaut.
Au bout de quelque temps la porte s'ouvrit et livra passage à un échantillon peu favorable du beau sexe, lequel portait à la main un grand pot plein d'eau bouillante.
--Ah! mille remercîment, la mère! s'écria de bon coeur Lespérance. A présent, quiconque désire du punch peut en avoir; mais, ma chère madame Hurteau, voyez donc si vous ne pourriez pas nous prêter une couple de verres au lieu de ces tasses? car quel que fort et chaud que nous fassions ce breuvage, nous ne pourrons pas, quand bien même nous devrions en mourir, nous empêcher de croire que tout le temps nous buvons du thé. Comme conséquence, nous en buvons quelque fois trop.
--Cela vous arrive quant même! dit-elle en souriant aigrement. Vous et vos amis, lors de la dernière fête que vous avez faite ici, m'avez brisé deux verres que vous ne m'avez pas encore remboursés, quoique j'aie l'intention de vous les faire payer lorsque nous réglerons le dernier mois de pension.
--Oui, ma chère dame, je vous payerai, quant même je devrais pour cela prélever des fonds par une souscription publique, répliqua-t-il aec une imperturbable bonne humeur.
--Si madame veut bien attendre un instant, nous allons faire passer le chapeau séance tenante, ajouta gravement un petit gaillard à la mine éveillée qui sans autre outil qu'un couteau de table rouillé, avait déjà accumulé devant lui une pile respectable d'écailles.
--Alors, de cette manière tu n'y dépenseras rien, George Leroi, répondit-elle avec mépris. C'est toujours la plus mauvaise roue d'une charrette qui crie le plus fort.
--Votre citation est ancienne et usée! Essayez encore et montrez-nous quelque chose de votre crû.
La brade madame Hurteau, dédaignant de répondre plus longtemps se retira en frappant la porte avec tant de violence que les danseuses des gravures et les huîtres dans leurs écailles en tremblèrent.
Nous ne nous appesantirons pas plus sur cette scène. Pendant quelque temps il y eut vraiment d'excellents chants, des chansons comiques, des duos avec un chorus complet et efficace; mais à force de faire circuler les verres fêlés et les pots, il vint un temps où les chanteurs n'observèrent plus aucune règle de mesures et d'accords, et ooù la confusion des voix fut si curieuse que le résultat devint très affligeant pour des oreilles quelque peu exercées. La gaieté devenait à chaque instant plus turbulente et plus tumultueuse. Lorsque les huîtres furent mangées on poussa les écailles dans un coin; une couple d'invités s'élancèrent au milieu de la place et se mirent à exécuter une gigue en sifflant leur propre accompagnement; un autre se hissa sur la table et chanta d'une voix de Stentor un sentimental et pathétique vaudeville; et pendant tout ce temps-là le bourdonnement des voix, le son des verres et les éclats de rire mettaient le comble au tapage. Au milieu de ce vacarme, madame Hurteau ouvrit brusquement la porte, et s'écria d'un air bourru:
--Vous le trouverez ici, mon jeune homme.
--Et Paul Durand fut introduit dans la chambre.
En entrant il pouvait à peine voir ou être vu à travers les épais nuages de fumée de tabac qui remplissaient l'appartement, mais il sentit sa main empoignée par Armand. Le chanteur descendit de son orchestre improvisé, et les danseurs, hors d'haleine, s'arrêtèrent.
On exprima à Paul de sincères regrets sur la disparition complète des huîtres, mais on lui offrit du contenu des bouteilles noires que Lespérance appelait «des gouttes de consolation», et on lui procura une pipe bien bourrée.
Armand, s'apercevant que le vacarme allait recommencer, demanda la permission de se retirer avec son frère, parce qu'ils avaient beaucoup à se dire. On lui accorda sa demande, et après de bruyants «bonsoirs et adieux», les deux frères descendirent les escaliers et prirent la route de la maison Martel. Il faisait un brillant clair de lune, et la neige criait agréablement sous leurs pieds.
--Tu m'as l'air d'être entré dans une bande de bons vivants! dit sèchement Paul.
--C'est la première veillée que je passe avec eux et je ne crois pas que je sois pressé d'en essayer une autre, car je ne puis supporter une gaieté aussi bruyante. J'en ai déjà mal à la tête!
--Pouah! ce n'est pas étonnant! dit Paul en toussant, un antre aussi misérable et aussi malpropre! Je serais curieux de savoir ce que dirait la tante Françoise, avec ses penchants aristocratiques, si elle avait pu jeter un coup-d'oeil sur ce qui se passe là ce soir? Il y a de la différence entre ces gens et les jeunes et spirituels petits-maître avec lesquels je t'ai trouvé dernièrement.
--Je dois avouer que ceux-ci sont plus de mon goût; mais comment ça va-t-il chez nous?
--Papa n'est pas bien, il est retenu au lit par le rhumatisme et il se chagrine un peu. La tante Françoise s'occupe à le soigner, et mois je conduis les travaux de la terre. C'est une chance que je ne sois pas attaché, à l'heure qu'il est, à un bureau de la ville, car les affaires n'iraient pas chez nous aussi bien qu'elles vont.
Armand était bien de cette opinion.
Ils arrivèrent bientôt aux Trois-Rois et s'établirent près du poële bien miné du meilleur salon de l'hôtel. Armand prit la lettre que Paul lui remit et se mit à la parcourir. Elle était plus courte que de coutume, et elle lui disait d'un ton de tristesse inusitée qu'on avait l'espoir qu'Armand faisait tous ses efforts pour bien profiter du temps et de l'argent qu'il coûtait; elle faisait aussi mention des éminents services que Paul rendait à la maison, et remerciait la Providence de ce qu'il y fût.
Armand attribua aux souffrances physiques de son père ce qu'il y avait d'extraordinaire et d'inaccoutumé dans l'épître qu'il lui avait écrite: et lui et son frère s'entretinrent plus sérieusement et avec plus de calme que de coutume des affaires de famille.
XI
Selon son habitude, Paul ne fit qu'un court séjour à Montréal, et le lendemain, ayant terminé ses achats pour le malade et la maison, il laissa la ville. Armand aurait désiré l'accompagner pour voir son père malade, mais Paul s'y opposa vivement, sous prétexte qu s'il laissait ainsi ses études, cela indisposerait et chagrinerait leur père, chose que sans son état de souffrance actuel il fallait éviter avec soin.
Quelque temps après cette visite, Armand écrivit deux lettes à son père; pour toute réponse, il ne reçut que quelques lignes, écrites à la hôte, par lesquelles Paul l'informait que leur père était un peu mieux. Plus tard il reçut une lettre de Durand lui-même, dans laquelle celui-ci et la tante Françoise lui donnaient un grand nombre de solennels avertissements relativement au danger des mauvaises compagnies, des avis explicites sur la nécessité de profiter du temps, avec de simples suggestions touchant les dépenses de son entretien à la ville; et à la demande qu'il avait posée s'il ne ferait pas bien de courir à la campagne pour quelques jours afin de le voir, on lui disait assez brièvement de rester là où il était et de profiter de ses avantages actuels.
Armand fut profondément blessé de ce traitement, car en réalité il ne l'avait pas mérité. Ses lettres chez son père devinrent plus froides, plus courtes et plus rares, et cela expliqua les épîtres de la famille qui lui parvenaient en réponse. De temps à autre il recevait de Paul un bulletin assez amical du reste, qui lui donnait des nouvelles de la santé de leur père et du changement de caractère que les douleurs rhumatismales avaient opéré en lui, que de doux et d'humeur égale qu'était son tempérament il était devenu irascible et impatient; puis il terminait par quelques petits détails sur la terre ou les animaux.
Notre héros prit la résolution de ne pas s'arrêter, si la chose lui était possible à ces tristes et douloureux changements. Il continua è étudier, à sortir lorsqu'il était invité et même quelques fois, mais très-rarement, il prit part aux bruyantes parties de plaisir organisées par Lespérance et ses amis, car il ne pouvait pas toujours les refuser, de crainte de les insulter. Lorsqu'il écrivait à Paul et qu'il était en disette de sujets, il lui donnait tous ces détails et il lui parlait franchement, lui racontant même une fois, que Lespérance lui avait emprunté de l'argent et qu'il n'avait pas d'espoir qu'il le lui remit. Les lettres de Paul l'encourageaient à faire ces confidences sans restriction, car il lui disait souvent combien ses lettres amusantes égayaient leurs longues et mornes veillées et combien lui, Paul, goûtait les descriptions exactes de la vie de la ville et de ses plaisirs.
Armand, cependant, parlait rarement de Délima Laurin. Il avait conçu pour la jeune fille un intérêt naissant, provoqué plus par la partialité évidente qu'elle manifestait envers lui que par sa beauté, et cet intérêt le poussait à rester muet sur ce sujet dans ses lettres à Paul. A dire vrai, il avait peu de chose à en écrire: de temps à autre une veillée tranquille à jouer aux cartes ou aux dames; bien rarement un tour de carriole avec elle et madame Martel; ou bien, les soirs de grands froids, une longue conversation autour du grand poële double de la salle: leur intimité n'allait pas au-delà. Les fréquentes absences de madame Martel de la chambre,--lesquelles avaient l'air d'être faites à dessein,--ne lui firent jamais changer le ton de sa voix, soit pour diversifier ou s'attirer un plus doux regard de la belle jeune fille. Il n'aurait peut-être pas été aussi indifférent si une autre figure, capricieuse, fière et charmante, ne s'était pas présentée à son esprit, l'endurcissant contre toute autre influence.
Le carnaval était bien gai. Comme Durand allait mieux, du moins d'après ce que Paul écrivait, Armand jouissait sans remords des innocents plaisirs que lui offrait la société. Il rencontrait quelques fois mademoiselle de Beauvoir aux plus recherchées de ces soirées, et parfois il avait le rare privilège de danser avec elle, et elle se montrait toujours pour lui gracieuse et aimable à l'extrême. Ce qu'il y avait de singulier, c'est que chacune de ces rencontres avait l'effet de le rendre des semaines entières tout-à-fait insensible aux charmes de Délima.
Pendant la dernière semaine des fêtes il éprouva une grande envie d'aller voir son père, quand bien même on ne désirerait pas sa présence; en conséquence, le mardi gras, dernier jour du carnaval, il partit pour Alonville. Il faisait nuit lorsqu'il arriva en vue de la maison paternelle, et il regarda ardemment dans cette direction, s'attendant à la trouver brillamment illuminée, car depuis un temps immémorial on y avait toujours chômé par des fêtes et des réjouissances la venue du carême, cette saison de jeûnes et de pénitences. Mais une seule lumière brillait faiblement à la fenêtre du salon. Non découragé cependant, il avança, croyant qu'il était un peu de bonne heure pour allumer les lumières,--procédé que par économie on recule autant que possible à la campagne. Lorsqu'il fut arrivé, il laissa son cheval en soin à un vieux domestique de la maison tout joyeux et étonné de le voir, et sans autre avertissement qu'un coup sec frappé à la porte, il entra dans le salon. L'appartement était loin d'être arrangé pour une fête. Madame Ratelle était occupée à coudre près d'une petite table sur laquelle brûlait une chandelle, tandis que Paul Durand était assis dans un grand fauteuil, une jambe emmaillotées de flanelle et étendue sur un tabouret, la tête appuyée sur sa main. Il gardait un sombre silence.
La tante Françoise, en apercevant Armand, se leva précipitamment et courut l'embrasser avec affection, mais son père qui était d'ordinaire calme et peu démonstratif, l'était encore plus en cette circonstance. De fait, cette froideur de la part de son père modéra l'impétuosité avec laquelle je jeune homme s'avançait vers lui, et il en fut si profondément blessé, que ses manières et sa conversation en reçurent un malaise et une gêne que le père remarqua de suite et qui, malgré lui, lui déplurent. La conversation qui suivit fur languissante: on lui exprima des craintes sarcastiques sur ce qu'il pourrait peut-être trouver sa promenade à la campagne très-ennuyeuse, lui habitué à la joyeuse vie de la ville, sur le doute ou il était quant à l'utilité ou à la sagesse de faire étudier des professions aux jeunes gens qui n'étaient pas persévérants de caractère.
--Mais père, pourquoi dites-vous cela avec tant de solennité? demanda vivement Armand. Sur quoi s'appuie-t-on pour m'accuser de manquer de persévérance?
--Eh! bien, mon fils, cette idée-là m'est peut-être venue à propos des lettres que tu as envoyées depuis quelque temps à Paul et dont il nous faisait régulièrement la lecture, répondit-il sèchement.
--Mais, est-ce qu'elles contenaient quelque chose de défendu, quelque Chose de mal?
--Voici ce qui en est, mon fils. Tes lettres ne parlaient que joie, fêtes et réjouissances, pendant que tu oubliais ton vieux père qui te fournit l'argent pour te joindre à toutes ces parties de plaisir, ton vieux père étendu malade sur un lit, en proie aux douleurs les plus atroces et au découragement.
Armand se leva à demi mais madame Ratelle qui interprétait bien son air indigné, intervint pr un signe de tête en lui montrant le membre entortillé et la fiole de remèdes qui étaient près de lui.
--Paul, mon frère, il ne faut pas que tu sois trop sévère envers notre garçon. Il est bien difficile pour un jeune homme de vivre dans une ville comme un ermite.
--Mon père, Paul m'a écrit que vous étiez mieux; et il y a quelques semaines, lorsque chagrin et inquiet sur votre santé chancelante, j'ai exprimé le désir de venir vous voir, il m'évrivit sèchement que vous désiriez que je restasse où j'étais afin de ne point perdre mon temps.
--Je lui ai dit cela une fois, c'est par manque de bon coeur que Paul t'a écrit que j'étais mieux. Ah! quel estimable fils! il sera mon bâton de vieillesse! Que serais-je devenu, que seraient devenus la terre et tous nous autres si lui aussi, s'était mis à étudier le Droit ou la médecine! Mon fils est un franc travailleur; industrieux, il se lève de bonne heure et se couche tard; à l'ouvrage depuis le matin jusqu'au soir, il ne va jamais en parties de plaisir, ni en soupers d'huîtres, et il n'a jamais besoin de gants de kid blancs.
A mesure que son père parlait sur ce ton, Armand rougissait de plus en plus, et en dépit des regards suppliants de la tante Françoise, il était sur le point de répliquer lorsque Paul entra. Cependant, malgré cette diversion, les choses n'en allèrent pas mieux. Les doux efforts de la tante Françoise et l'excellent souper qu'elle prépara ne réussirent pas à amener dans le petit cercle plus de cordiale gaieté, ni à faire disparaître l'irritabilité dont les manières de Durand étaient empreintes.
Après que l'on se fût séparé pour la nuit et que les deux frères furent assis ensemble dans la chambre à coucher de Paul, Armand lui dit brusquement:
--Pourquoi as-tu montré mes lettres?
--Parce que je ne croyais pas qu'il y eût de mal à le faire, parce que je pensais qu'elles amuseraient notre père au lieu de le contrarier. Si je ne les lui avais pas montrées, il aurait supposé qu'elles contenaient quelque chose de terrible.
Il est si changé que je le reconnais à peine! dit Armand d'un air sombre. Qu'est ce que tout cela veut donc dire?
--L'âge et le rhumatisme, répondit laconiquement Paul. Il ne faut pas que tu penses que je n'ai pas ma part de reproches: je voudrais que tu l'entendrais lorsqu'il y a quelque chose qui ne va pas bien, quand même ce n'est que le carreau du chassis de l'étable qui est resté ouvert.
Trompé sur les sentiments de son frère, Armand sentit s'évanouir le faible rayon de soupçon qui avait traversé son esprit.
--Pauvre Paul! s'écria-t-il, ce doit être dur à supporter!
Minuit était sonné depuis longtemps et le frère aîné ne dormait pas encore, la respiration bruyante de Paul, habitué à se coucher et à se lever de bonne heure, contribuant doublement à l'empêcher de s'endormir. Armand se réveilla et se leva plus tard que de coutume; lorsqu'il descendit, il apprit qu'il y avait longtemps déjà qu'on avait déjeuné et que son frère était parti depuis une heure pour ses travaux.
--Pourquoi Paul ne m'a-t-il pas réveillé? demanda-t-il.
--Parce qu'il savait que tu n'étais pas habitué à cette misère, répondit son père d'un ton moqueur qui irrita autant qu'il chagrina le jeune homme.
La tante Ratelle lui servit bientôt un excellent déjeuner, mais iln'avait pas faim: cependant, il resta à table quelques minutes, pendant les quelles il répondit à quelques questions brèves que lui fit son père sur les progrès qu'il faisait dans ses études légales, sur ses espérances pour l'avenir; puis il se leva et s'approcha de la fenêtre. Quoique l'on fût au milieu de mars, une furieuse tempête de neige sévissait au dehors, et en la contemplant il sentit une singulière sympathie entre elle--qu'est-ce qu'il peut y avoir de plus triste qu'un paysage de campagne pendant une tempête de neige?--et la douloureuse tristesse qui remplissait en ce moment son coeur. A la suite d'une question froide de la part de son père, suivie d'une réplique un peu vive, laquelle à son tour lui attira une observation piquante, il prit une résolution. Oui il s'en retournerait de suite à la ville; oui, il endurerait plus aisément l'air glacial de l'hiver que l'atmosphère de duretés qui avait si subitement envahie le toit paternel, autrefois Si heureux. Lorsqu'il manifesta son intention de partir si vite et par pareil temps, la tante Ratelle s'y opposa avec chaleur; mais Durand, guidé peut-être par l'orgueil, y mit peu d'opposition. Cependant, lorsqu'il lui souhaita le bonjour, il s'opéra dans sa voix et ses manières un adoucissement subit qui tenta presque Armand à mettre le malaise de côté et à demander ce qui pouvait avoir refroidi l'amour profond qui existait entr'eux et qui avait rendu leurs relations heureuses; mais ile en fut empêché par la crainte d'une rebuffade et de s'entendre dire ce qu'il redoutait, que c'était la dépense qu'il occasionnait à son père qui était cause de la froideur et de l'irritabilité paternelles.
De retour à la ville, notre héros se livra à la routine journalière de sa vie avec autant de diligence qu'avant, mais avec une disposition d'esprit moins joyeuse. Les lettres de chez son père devinrent de plus en plus rares et aussi peu satisfaisantes que jamais; de son côté, il écrivit bien rarement, et lorsqu'il le faisait, il adressait ordinairement ses lettres à Paul.
Par une superbe après-dînée qu'il paraissait plus triste que d'ordinaire, madame Martel, à qui il faisait pitié, vu que depuis quelque temps il était souvent retenu à la maison et au bureau, insista auprès de lui pour qu'il allât se promener.
--Et puis, M. Durand, ajouta-t-elle, si vous aviez la bondé de m'obliger en emmenant ma pauvre Délima avec vous. Elle aussi a besoin de prendre l'air: elle est si industrieuse et travaillante, qu'elle ne pense jamais à se reposer.
Sans laisser voir d'intérêt ou de plaisir, Armand consentit, et la vieille madame Martel partit souriante et joyeuse pour aller dire à sa cousine de s'habiller. Délima voltige bientôt en bas des escaliers: elle était vraiment charmante dans sa simple mais gracieuse toilette, et Armand lui ouvrit la porte en lui adressant quelques paroles de politesse. Tout-à-coup, madame Martel accourut dans le passage, tout essoufflées d'être descendue avec précipitation, et pria Délima d'aller chez sa cousine Vézina pour emprunter le patron de sa coiffe neuve.
--C'est un peu loin, dit mademoiselle Laurin en hésitant.
--Où demeure-t-elle? demanda Armand.
--Près du Pied-du-Courant, à Hochelaga.
--Oh! c'est très-loin, répliqua-t-il; cette course va trop fatiguer mademoiselle Laurin.
--Pas du tout, interrompit à la hâte madame Martel. Délima est une bonne marcheuse: il n'y a pas de distance pour la fatiguer, et je voudrais bien avoir ma coiffe neuve pour dimanche. Soyez assez bon pour m'obliger, M. Durand.
--Bien, puisque vous insistez et que mademoiselle Délima pense être capable d'entreprendre la route, je le veux bien.
Et sans en dire davantage, les deux jeunes gens partirent.
Leur promenade fut assez agréable, et ils arrivèrent chez madame Vézina aussi dispos qu'à leur départ. On prêta de bon coeur la coiffe, puis on leur fit l'hospitalité: il fallut absolument prendre une tasse de thé. On résista avec fermeté à la crainte qu'avant Délima que cela les retardât trop ains qu'à le suggestion que fit Durand qu'un verre de lait serait aussi bien reçu et que cela leur permettrait de partir immédiatement pour leur résidence. Tout fut inutile. Les mérites de la tasse de thé furent renchéris par de bons biscuits chauds et autres friandises; mais il avait fallu un temps considérable pour les préparer, en sorte que lorsque la fête fut terminée et que Délima se leva pour mettre son chapeau, Armand, au lieu de donner une pensée d'approbation à l'excellent repas qui lui avait été servi, s'emport secrètement contre l'heure avancée et la stupidité de madame Martel en les envoyant à une telle distance le soir.
Ils se mirent immédiatement en route pour la maison, et le crépuscule fut bientôt, heureusement, remplacé par un superbe et beau clair de lune. Délima, rendue peut-être nerveuse par l'heure comparativement avancée qu'il était, trébucha une couple de fois: en sorte que son compagnon se senti obligé par simple politesse de lui offrir l'appui de son bras. Pendant qu'ils cheminaient seuls, leur ombrage se projetait sur la rue: de temps en temps elle le regardait de ce timide regard qui convient si bien à quelques femmes. Soudain on entendit le bruit d'une voiture qui venait lentement dans leur direction.
Ceux qui l'occupaient, deux dames et un monsieur, examinèrent avec attention nos amis; ce fut avec un sentiment d'une inexprimable mortification qu'Armand reconnut dans ces personnes madame de Beauvoir et sa fille, avec Victor de Montenay. Pour répondre à son salut profond, deux de ces personnes firent une petite inclinaison de tête; mais Gertrude avait le visage tourné de côté, et cependant la pleine lune éclairait assez pour s'apercevoir que ce visage paraissait froid et fier comme s'il eut été de marbre.
Armand s'emporta contre le malencontreux concours de circonstances qui l'avaient poussé dans cette position; il apostropha en lui-même madame Martel dans des termes moins que flatteurs et n'excepta pas la jolie Délima de cette condamnation. En vain le regardait elle d'une manière plus engageante que jamais; en vain la douce lumière ajoutait-elle un plus beau lustre à ses yeux splendides, une beauté d'ange à ses traits délicats: Armand ne voyait, n'avait de pensée que pour ce visage froid et implacable qui, pour la première fois, lui avait jeté un regard de mépris.
--Quelles sont donc ces dames qui étaient dans la voiture? demanda timidement Délima en rompant le long silence qui avait suivi.
--Madame et mademoiselle de Beauvoir, répondit-il brièvement, incapable de déguiser dans sa vois une certaine irritation cachée. Mais il faut que nous marchions plus vite, mademoiselle Laurin, il est très-tard.
Après cela peu de paroles s'échangèrent entre les deux jeunes gens. Armand n'était pas d'humeur à parler et Délima, richement dotée sous le rapport de la beauté, ne l'était pas beaucoup sous celui de l'esprit et des connaissances. En arrivant à la maison notre héros, sans s'arrêter à répondre au sourire de bienvenue de madame Martel, gagna sa chambre le plus vite qu'il put.
--A-t-il parlé? demanda-t-elle avec empressement et à voix basse à sa cousine, pendant qu'elles étaient encore dans le vestibule.
--Rien d'à-propos, répondit le jeune fille avec des larmes dans les yeux.
--Ciel! comme il doit avoir le coeur de pierre! observa la bonne femme en élevant ses mains et ses yeux en l'air. Mais conserves ton courage, ma Délima; j'ai courtisé six mois mon vieux et digne mari avant qu'il condescendît à me faire l'amour, et cependant, vois comme il pense toujours à moi, et quel heureux couple nous faisons! Mais as-tu faim, ma petite! J'ai dans l'armoire d'excellente tête en fromage et une tranche de galette au beurre.
--Oui, je vais prendre une bouchée, car chez ma tante Vézina je n'ai pu manger, vu que monsieur Durand avait toujours les yeux fixés sur moi.
--Bah! ces messieurs ne pensent pas que parce qu'une fille est jolie et charmante, elle doive vivre comme une abeille, de miel et de fleurs. Dieu merci! ma Délima peut manger de la nourriture plus substantielle. Viens d'abord à l'armoire, et puis au lit, car tu dois être fatiguée de cette longue promenade qui n'a rapporté aucun profit.
XII
Quinze jours s'étaient écoulés, et Armand n'avait pas reçu de nouvelles de chez son père; mais la chose ne lui causa aucune inquiétude, car ils étaient tous de si négligents correspondants!
Depuis le malencontreux soir de sa promenade avec Délima, il avait une fois revu mademoiselle de Beauvoir qui en passant près de lui, ne lui avait fait qu'un très-petit signe de tête au lieu du salut souriant et amical dont elle avait coutume de le favoriser. Cette sévérité inaccoutumée avait troublé le pauvre Armand: c'était une injustice réelle. Hélas! il ne soupçonnait pas que de Montenay avait, quelque temps auparavant, insinué à madame de Beauvoir des observations déplacées au sujet de ses relations avec la jolie Délima dont Rodolphe Belfond, de son côté avait fait les plus grands éloges. Madame de Beauvoir qui n'était pas particulière avait répété ce petit cancan à sa fille, laquelle en fut choquée autant que chagrinée. Ce qui contribua puissamment à donner de la consistance à cette histoire, ce fut cette rencontre d'Armand et sa charmante compagne, au clair de la lune, à une heure aussi avancée, dans un chemin peu fréquenté, et ce fut avec une amertume dont elle ne put pas se rendre compte qu'elle prit la résolution de cesser toute espèce d'amitié, voire même de civilité avec lui.
Un soir, Armand était assis à son pupitre la tête penchée sur un volume ouvert devant lui. Il n'étudiait cependant aucun problème de loi, mais il se demandait si jamais mademoiselle de Beauvoir voudrait encore lui sourire et si cette froideur du moment m'était que le résultat d'un caprice ou celui d'une détermination arrêtée. Tout-à-coup il fut retiré de sa rêverie par un coup frappé à sa porte. C'était Belfond.
--Comment vas-tu! lui demanda-t-il en entrant.
--Dis donc, mon bon, continua-t-il après un moment de silence, qu'est-ce que tu as? Voilà deux fois que je viens te voir et chaque fois je t'ai trouvé avec le diable bleu. Es-tu en amour ou as-tu des dettes, lequel des deux?
--Ni l'un ni l'autre, répondit Armand avec un sourire forcé. Ma vie est trop tranquille pour que j'aie une chance à l'un ou à l'autre.
Je ne sais pas, reprit Belfond en secouant la tête d'un air de doute, mais la belle petite qui est là dans la chambre voisine m'a déjà à moitié tourné la tête et je ne l'ai vue que quelques fois: qu'est-ce que ça doit être pour toi qui demeure dans la même maison qu'elle?
Notre héros fut bien content que les soupçons de son ami ne se fussent pas dirigés sur Gertrude. Après un moment de silence, Belfond reprit sur un ton plus sérieux qu'il n'avait eu depuis son arrivée:
--La meilleure chose que tu puisses faire c'est de venir passer quelque temps avec moi à Saint-Étienne. Ma mère m'a écrit cette semaine, me suppliant d'aller la voir et insistant à ce que j'emmène des amis avec moi. Je suis venu ici pour t'inviter, et je t'avertis d'avance que je ne recevrai pas de refus!
--Tu es bien bon, Belfond, mais...
--Pas un mot de plus ou tu me confirmeras dans l'opinion que mademoiselle Délima a déjà tant d'empire sur tes affections, que tu ne peux seulement pas la quitter quelques jours. Je ne t'accorde que la journée de demain pour te préparer: il faut que nous soyons en route mercredi.
Armand qui se rappelait avec plaisir l'affabilité et les bonnes manières des demoiselles Belfond, finit par consentir à l'accompagner. Il éprouvait le besoin de quelque changement pour le distraire et l'aider à chasser un certain découragement, un abattement qui commençait à s'emparer de lui et dont il ne se sentait pas la volonté, encore moins la force, de se défendre. Sans doute ses parents pourraient être mécontents de le voir s'absenter de ses études, mais le sentiment d'injustice qui le rongeait le rendait en ce moment indifférent qu'on le blâmât ou l'approuvât.
Le même soir, au moment de se mettre à table pour souper, il annonça nonchalamment qu'il avait l'intention de s'absenter pendant quelque temps, et il fut en quelque sorte surpris, pour ne pas dire embarrassé, de voir Délima se lever de table tout agitée et sortir de l'appartement.
Madame Martel la suivit avec précipitation. Après qu'Armand et le maître de la maison eurent attendu quelques instants, passés à se regarder l'un et l'autre, celui-ci dit philosophiquement:
--Nous ferons aussi bien de commencer, ou tout va refroidir. Vous allez verser le thé, M. Durand, et je mettrai le lait et le sucre.
Lorsque madame Martel revint, elle avait une figure et une contenance très graves: elle les trouva qui se servaient librement de toasts chauds et de roast-beef froid.
--Ah ça ma femme, où est la petite? demanda M. Martel,--car c'est ainsi qu'il appelait ordinairement Délima.
--Elle est malade et attristée, soupira l'hôtesse en regardant solennellement le plafond et son mari avec indignation.
Celui-ci était à se servir un autre toast.
--Peut-être, dit-il que le pâté aux pommes que nous avons mangé au dîner lui est resté sur l'estomac. Je l'ai trouvé moi-même un peu lourd.
--Si tu avais eu moins d'occupations avec ce pâté, avec ton couteau et ta fourchette, André Martel, tu te serais aperçu qu'elle n'y a pas même touché, répliqua la bonne femme en lançant un regard menaçant à son époux qui, ignorant avoir encouru sa colère, continua son repas de bon appétit.
Peu de temps après, Armand se leva de table et exprima son chagrin sur l'indisposition de mademoiselle Délima.
--Oh! elle sera mieux ce soir, M. Durand, et je pense que si vous arriviez assez tôt pour avoir une heure de jasette, ça la remettrait tout-à-fait, dit son hôtesse.
--Je le ferais avec le plus grand plaisir si je n'avais à copier des papiers, et il faut que j'écrive chez nous pour leur dire où je vais.
Au moment où il sortait et que la porte se refermait sur lui, madame Martel murmura d'une voix basse mais courroucée:
--M. Armand Durand, vous avez le coeur aussi dur qu'une pierre.
--Vraiment, ma femme, je pense que c'est au contraire un jeune homme tranquille, doux et obligeant.
--Et moi, mon mari, je crois que tu es un gros benêt de lourdaud; et à présent que nous avons dit chacun notre pensée, passe-moi ce qui reste de toasts.
André, qui savait que les accès de mauvaise humeur de sa femme ne duraient pas longtemps, se rendit avec beaucoup de gentillesse à cette injonction, et la bonne entente fut bientôt rétablie.
Lorsque Délima se mit à table le lendemain, elle était pâle et abattue, mais notre héros avait trop de préoccupations pour lui accorder la sympathie que madame Martel trouvait sans doute qu'elle méritait. Il éprouvait une crainte vague d'avoir été en partie cause de l'indisposition, de la mélancolie de la jeune fille, et cette crainte le porta à éviter d'aborder ce sujet; en sorte qu'il fut bien reconnaissant à M. Martel de se tenir dans le passage à fumer sa pipe pendant qu'il était à la porte et souhaitait le bonjour à Délima à qui li donna la main, le matin de son départ. Ce pauvre M. Martel se doutait aussi peu de la reconnaissance d'Armand que de la colère concentrée de sa femme contre son manque de tact, laquelle fit explosion quelques moments après dans la cuisine où il était allé la rejoindre. Armand n'aimait pas à s'amuser de son monde. Il était trop honorable pour encourager chez une jeune fille un sentiment d'affection auquel il ne pourrait peut-être jamais répondre, sentiment qui, quoiqu'il eût quelques fois flatté son amour propre, n'avait cependant jamais touché son coeur.
A Saint-Étienne où demeurait la famille Belfond, on menait une vie très-gaie. On y employait le temps par une succession d'innocents plaisirs: les pic-nics, les excursions par terre et par eau, les visites entre les familles du voisinage se succédaient sans interruption. Armand y était toujours bien accueilli et comptait comme un des favoris, d'abord parce qu'il était aimé de Belfond, l'orgueil et l'espérance de la famille, et ensuite parce que madame Belfond, dont la pénétration d'esprit était très-subtile, avait deviné la valeur morale de l'ami de son garçon et voulait encourager leur intimité par tous les moyens en son pouvoir. Deux ou trois demoiselles étaient aussi parmi les invités, mais mademoiselle de Beauvoir brillait par son absence. Madame Belfond lui avait écrit elle-même; mais Gertrude, prétextant un engagement conclu avec son oncle, M. de Courval, pour passer quelque temps à Alonville, s'était excusée de ne pouvoir accepter pour le présent l'invitation dont cependant elle se prévaudrait plus tard.
Une après-dînée, Armand arrêta au bureau de poste pour s'informer s'il y avait quelque lettre à son adresse, et on lui remit un petit billet. On voyait que l'écriture, quoique irrégulière et évidemment déguisée, était celle d'une femme. Il l'ouvrit avec l'espérance intime que ce ne fût pas une nouvelle phase de l'abattement de Délima, et il lut:
«Armand Durand, comment pouvez-vous vous abandonner si entièrement à une impie gaieté, pendant que votre bon père qui vous affectionne tant est sur son lit de mort? Hâtez-vous de venir, ou vous arriverez trop tard!»
Il n'y avait pas de signature, pas même une initiale.
Cependant le jeune homme devint pâle comme un mort au pressentiment subit qu'il eut que l'auteur du billet disait la vérité, et il prit la résolution de partir à l'instant même pour Alonville. Si c'était un tour qu'on lui jouait, une visite chez son père ne lui donnerait pas de fatigue, et si on lui disait la vérité!... mais cette supposition était si terrible, qu'il n'osait s'y arrêter.
En arrivant à sa pension il informa brièvement la famille qu'il avait reçu des nouvelles de chez son père qui l'obligeaient à partir immédiatement, et quelques heures après il était en route.
Après deux d'un rapide voyage, il débarqua à la maison paternelle, malade d'inquiétude et de crainte. La porte d'entrée était entrebâillée: il s'empressa d'entrer. I; n'y avait personne dans le vestibule et dans la salle, mais son coeur fut encore plus saisi en apercevant partout des signes de désordre qu'on n'avait pas l'habitude de voir dans cette demeure si bien tenue. Une bougie qui avait été oubliée, dégoûtait son suif dans un effort courant d'air venant d'une fenêtre ouverte; un tabouret de pied était renversé près d'une chaise sur laquelle il y avait une tasse; des manteaux et des châles étaient étendus de travers sur la rampe de l'escalier. Sa secrète terreur augmentant toujours, il monta avec hâte l'escalier, et d'un bond il se trouva, haletant, à la porte de la chambre à coucher de son père.
Ses plus grandes craintes se trouvaient réalisées.
Dans cette chambre à demi éclairée, entouré d'amis et de voisins éplorés, Paul Durand, pâle et les yeux fermés, était à l'agonie, les sueurs de la mort sur le front et des taches bleues à l'entour de la bouche.
Fou de douleur et de désespoir, Armand, ne pouvant se contenir s'élança vers le lit, et se jetant à genoux, il s'écria:
--Oh! mon Dieu! Ça ne se peut pas! mon père, mon père, vous ne mourrez pas!
Durand ouvrit lentement ses yeux appesantis et regarda son fils dont les traits étaient aussi horriblement pâles que ceux du mourant et portaient l'empreinte d'une angoisse douloureuse.
Tout-à-coup, dans un nouvel accès de désespoir, le jeune homme demanda à haute vois:
--Pourquoi ne m'a-t-on pas fait venir près de vous? pourquoi ne m'a-t-n pas averti plus tôt que vous étiez en danger?
En entendant ces paroles il passa sur la pâle figure du mourant un sourire aussi beau qu'un rayon de soleil.
--Enfant de ma Geneviève! murmura-t-il d'une voix faible.
A cet appel, Armand pencha sa tête sur la poitrine de son père, et celui-ci s'efforça de caresser sa belle chevelure.
--Mon Dieu, je vous remercie pour cette dernière faveur! balbutièrent ses lèvres blêmies.
Armand ne pouvait s'en rapporter à sa voix pour parler, et il s'en suivit un court silence.
Tout-à-coup, la contenance tout-à-l'heure si calme du mourant montra des symptômes d'une inexprimable détresse; d'une voix cassée, presqu'inintelligible, il soupira:
--Le testament, le testament! Armand, mon fils, vois-y!
Le fils aîné jeta un regard pénétrant sur Paul qui, ne pouvant en soutenir l'éclat baissa les yeux comme un coupable.
Ne soyez pas inquiet, cher père, dit Armand d'une voix caressante: nous arrangerons le tout pour le mieux.
Une expression de soulagement, puis de bonheur se répandit sur le visage de Durand, mais sa voix baissait sensiblement.
--Priez, priez! disait-il presqu'inintelligiblement.
Un des voisins prit un livre de dévotion et lut d'une voix entrecoupée de sanglots la prière des agonisants.
Un instant après le mourant agita les lèvres. Son fils aîné se pencha tout près de lui et put distinguer ce seul mot: «Geneviève!»
Ce fut le dernier que Paul Durand prononça en ce monde: peu après son âme s'envolait.
Lorsqu'on eut avec respect et émotion fermé les yeux de son père et lu d'autres prières, Armand se leva et sortit de la chambre, suivi de près par madame Ratelle.
--Embrasse-moi, mon pauvre et malheureux garçon, lui dit-elle comme ils entraient dans la jolie petite chambre à coucher qu'il avait toujours partagée avec Paul depuis leur enfance.
En l'attirant près d'un siège:
--Assieds-toi là, continua-t-elle, et dis-moi pourquoi tu n'es pas venu plus vite?
--Dites-moi plutôt, interrompit-il avec un emportement qui n'était pas dans son caractère, dites-moi plutôt pourquoi on ne m'a pas demandé de venir? pourquoi ce traître de vil Paul ne m'a pas écrit?
--Mais il t'a écrit deux fois et moi une fois, mais nous n'avons reçu aucune réponse, est-ce que tu t'es absenté de la ville dernièrement?
--Oui, je suis allé passer quelques jours chez madame Belfond à Saint-Etienne, mais je vous ai écrit un mot pour vous en prévenir et j'ai laissé à ma pension des ordres précis de m'envoyer les lettres qui me seraient adressées à Montréal.
--Alors il faut qu'il y ait eu quelque chose de travers, parce que nous n'avons reçu depuis très-longtemps une seule lettre de toi.
--C'est une énigme qui doit être déchiffrée, reprit Armand d'une voix sévère. Je crains fort que quelque trahison ait été mis en jeu.
--Chut! ne dis pas cela! réplique madame Ratelle d'un ton suppliant; Paul pourrait nous entendre; mais avant qu'il ne vienne j'ai quelque chose à te communiquer, et c'est mieux que tu l'apprennes plutôt de moi que d'un autre.
--Dites, ma bonne tante Ratelle, je vous écoute.
Mais la tante Ratelle qui sans doute, ne trouvait pas la tâche facile, sembla hésiter, puis faisant un effort sur elle-même:
--Tu dois penser, dit-elle, que ton pauvre père, après les deux lettres que nous t'avions écrite pour t'informer qu'il était dangereusement malade et chaque fois que nous avons craint que son rhumatisme lui gagnât le coeur, était bien peiné et mécontent de ton absence prolongée aussi bien que de ton silence. La nouvelle nous parvint d'une manière indirecte que tu étais à Saint-Etienne à fêter et à te divertir, et hier matin, mon pauvre frère, irrité de l'ingratitude et de l'indifférence qu'il te supposait, envoya chercher le notaire, et... et... oh! mon pauvre enfant...--ici elle pencha sa tête et fondit en larmes,--tu es déshérité, sans le sou!
--Ainsi donc, mon frère Paul est seul héritier? dit Armand avec le plus grand calme.
--Oui, à part mille louis qu'il m'a laissés et que je n'ai acceptés qu'avec l'intention de te les transporter, chose que je vais faire sans délai.
--Non, non, bonne tante: je n'en veux pas, parce qu'ils ne m'étaient pas destinés. Mon arrivée ici a été bien douloureuse, mais une chose me console: mon père est mort dans mes bras, en me bénissant et en pensant à ma mère. Dieu merci! Elle n'a pas donné naissante au traître qui m'a fait perdre l'amour de mon père. Descendez maintenant ma tante Françoise, on peut avoir besoin de vous en bas, et je voudrais être seul pendant une demi-heure.
Certaine que sa présence serait requise pour surveiller les derniers et tristes préparatifs, elle serra en silence la main de son neveu et descendit avec la résolution d'occuper Paul en bas, afin d'empêcher les frères de se rencontrer avant que les sentiments surexcités d'Armand ne fussent un peu calmés.
Lorsque celui-ci se vit seul, il se leva vivement et commença à marcher de long en large dans la chambre. Dans un de ses brusques mouvements il fit tomber un vieux portefeuille en cuir qui se trouvait sur la table; en se baissant pour le ramasser et son contenu qui, en tombant, s'était répandu sur le plancher, il remarqua une lettre cachetée à son adresse et de l'écriture bien connue de sa tante. Il l'ouvrit. Elle lui faisait un pressant appel de venir de suite sans perdre une minute près du lit de mort de son père, et elle ajoutait que celui-ci le demandait constamment.
--Ah! Paul, mon bon frère! marmotta-t-il entre ses dents serrées: l'énigme a été bien vite déchiffrée. Voilà pourquoi les lettres ne me sont point parvenues? Quel compte nous avons à régler ensemble?
Il reprit sa promenade, tenant la lettre dans sa main, ses regards tournés vers la porte, désirant ardemment voir entrer son frère pour donner cours à la colère qui le remplissait. Armand était en ce moment dans une disposition d'esprit très-dangereuse.--Dans de pareilles circonstances, des hommes bien moins exaspérés que lui ont commis des meurtres.--Il prévoyait vaguement que la colère aurait l'avantage sur lui, que Paul était prompt et violent et que rien ne pouvait faire penser quel serait le résultat d'une altercation avec lui. Cependant il était déterminé, si Paul entrait, d'avoir une explication avec lui ce soir-là, à cette heure même. Enfin, on tourna la poignée de la porte: le coeur d'Armand tressaillit.
--Ah! le voilà enfin, le traître de la maison, se dit-il.
Non, ce n'était point Paul, mais bien madame Ratelle.
Elle regarda ardemment son neveu dans l'espérance de trouver sur sa figure des signes d'une plus grande tranquillité d'esprit; mais, au contraire, l'excitation du jeune homme avait augmenté et ses yeux étaient encore plus éclatants de colère.
--Est-ce que ceci est bien de nature à me rendre plus calme? répondit-il en lui présentant la lettre qui était tombée du portefeuille. Voici l'ordre que vous m'avez envoyé de venir en toute hâte dire un dernier adieu è mon pauvre père! Paul mon frère n'a pas cru que ce fût nécessaire de me l'envoyer comme il a fait des autres. Mais il me rendra compte de tout cela, et bientôt encore, car je l'attends d'une minute à l'autre, et je préférerais, ma tante Françoise, qu'il n'y eut pas de témoins à notre entrevue. En tout autre temps vous serez la bienvenue dans cette chambre.
--Ce sera comme tu le désires, mon cher Armand, mais avant il faut que tu viennes avec moi voir ton cher père qui est enseveli. Je suis venue te chercher dans cette intention.
Ne crains pas d'y rencontrer Paul, car je l'ai envoyé en commission.
Sans dire un mot Armand suivit sa tante à travers le passage, dans la chambre toute tendue de draps blancs et éclairée de cierges où reposaient les restes de Paul Durand. Il y régnait une grande solennité, mais rien du repoussant qu'offre ordinairement la mort, car le cultivateur avait l'air de reposer d'un sommeil tranquille. Les traces de souffrances avaient disparu de sa figure et ses traits réguliers étaient devenus calmes, doux et paisibles. La tante et le neveu s'agenouillèrent pieusement de chaque côté du lit, et au moment où Armand relevait sa figure qui n'exprimait en ce moment qu'un profond chagrin et les yeux remplis de larmes, madame Ratelle avança le bras par-dessus le corps du défunt, lui saisit la main et la plaçant sur la poitrine inerte du mort:
--Armand, mon enfant, dit-elle moi qui ai remplacé du mieux que j'ai pu la mère que tu as perdue si jeune, je te demande au nom de son saint souvenir et au nom de l'amour que t'a porté toute sa vie le généreux coeur sur lequel reposent actuellement ta main et la mienne, je te demande de pardonner tous les torts que ton frère a envers toi?
--Vous me demandez trop, ma tante Ratelle.
Et Armand essayait enfin de retirer sa main des doigts serrés qui la retenaient sur la dépouille sacrée.
--Non, je ne demande pas trop: qu'est-ce que te riraient ces pauvres lèvres glacées si elles pouvaient parler? Armand, tu aimais ton père très-tendrement, et malgré le petit refroidissement qui a existé entre vous dans ces derniers temps, tu étais son fils favori.
--C'est parce que j'aimais mon père que je veux me venger de celui, qui par une série de complots infâmes et une trahison inique, m'a fait perdre son affection.
--Mais, à qui ton père s'est-il attaché à ses derniers moments? Armand, Armand, n'endurcis pas ton coeur contre mes prières et contre les supplications muettes de ces lèvres refroidies, de ce coeur qui ne bat plus et qui ne peuvent te faire appel que par leur immobilité. De même que je t'adresse ma prière, Armand, de même il t'aurait conjuré, il t'aurait imploré d'abandonner une vengeance que fera peut-être de toi un Caïn.
--Eh! bien, je le promets!
--Le ciel te bénira pour ce mot, mon Armand! Je sais que tu regarderas comme aussi sacrée qu'un serment une promesse faite dans une présence aussi solennelle... Ah! voici Paul qui monte... Dieu merci! je n'ai plus besoin de craindre son arrivée comme il y a une demi-heure. Mon Armand, soit fidèle à ta parole.
--La porte s'ouvrit et donna passage à Paul. Celui-ci recula involontairement en apercevant son frère; puis il avança d'un pas ou deux, et lui dit d'un air embarrassé:
--Armand, nous nous rencontrons dans un bien triste moment! Si tu étais arrivé une heure après, il aurait été trop tard!
--Oui, j'aurais été volé de la bénédiction de mon père comme de mon héritage. Paul, tu me dois un compte terrible,--et il lui montrait la lettre interceptée--mais à côté du lit de mort de mon père j'ai promis d'y renoncer.
Les joues basanées de Paul devinrent d'un gris cendre, et il marmotta d'une voix inintelligible quelque chose sur ce qu'il avait accidentellement oublié la lettre en question.
--Oui, de même que les autres ont été oubliées! répondit Armand avec amertume. Quoiqu'il en soit, j'ai promis de n'en rien faire: ainsi trève de discussion. Le monde est vaste: dorénavant tu iras ton chemin et moi le mien; ce qu'il y a de nécessaire, d'essentiel, c'est que ces chemins soient pour toujours éloignés l'un de l'autre.
Le coeur égoïste de Paul commença à sentir des remords; ses joues brunies rougirent.
--Armand, bégaya-t-il, il n'est pas nécessaire qu'il en soit ainsi. Mon père a laissé de grands moyens: je partagerai volontiers avec toi. Tu ne me trouveras pas aussi intéressé et rapace que tu penses!
--Tu me connais peu, si tu t'imagines que je pourrais accepter l'aide ou une faveur de toi; non, après ce qui est arrivé il y aura toujours un gouffre entre nous deux.
Sur ces entrefaites, madame Ratelle qui redoutait la tournure que prenait la conversation intervint.
--Paul, dit-elle, il faut absolument que tu ailles te coucher à présent. Tu as veillé près de ton pauvre père pendant les trois dernières nuits: nous allons, Armand et moi, te remplacer ce soir. Hélas! notre veille est maintenant sans espérance.
Paul, qui était très-mal à son aise en la présence de son frère, accepta l'offre avec empressement, et la tante et le neveu se trouvèrent encore seuls.
Après quelques prières et quelques moments employés à une méditation respectueuse, madame Ratelle fit signe à son neveu de venir s'asseoir près d'elle, dans un coin retiré de la chambre, et là, à voix basse, elle lui raconta le court épisode du ménage de sa jeune mère. Elle n'omit rien, pas même son énergique désapprobation de son manque de savoir-faire; puis elle lui parla de la mère de Paul, de sa valeur morale, des consciencieux et tendres soins dont elle avait entouré le jeune fils de son mari. Armand écouta attentivement ces réminiscences du passé; en jetant de temps en temps un regard sur ce lit mortuaire sur lequel était son père; il se sentit de plus en plus convaincu que l'intervention de madame Ratelle était un effet de la Providence, et il remercia Dieu d'avoir plutôt écouté ses prières que les conseils de la vengeance.
Aussitôt que les tristes jours qui précédèrent les funérailles et celui encore plus triste de la dernière cérémonie elle-même furent passés, Armand fit ses préparatifs pour retourner de suite à Montréal. Son frère et lui s'étaient rarement rencontrés dans l'intervalle, et ils avaient alors simplement échangé de petits saluts. Chacun sentait que sa présence était une contrainte douloureuse pour l'autre.
Ce soir-là, comme Armand venait de visiter la tombe de son père, il vit venir vers lui une élégante et délicate figure dont l'apparition fit battre violemment son coeur: c'était Gertrude de Beauvoir, et, aussi vite que la pensée, il eut la conviction qu'elle était l'auteur des quelques lignes anonymes qui l'avaient si mystérieusement appelé auprès du lit de mort de son père. Elle croyait probablement qu'il était un fils sans coeur et dénaturé, se détournant des plus saints appels de l'affection pour n'écouter que la voix du plaisir et de la dissipation. Il ne pouvait se faire à l'idée de demeurer sous le poids de sa censure, de ses reproches, de son mépris, lorsqu'il n'en méritait aucun; malgré les palpitations tumultueuses de son coeur, il allait donc l'aborder et se disculper. Elle paraissait si élégante, si noble, que son courage lui manqua presque lorsqu'il l'approcha. Il fit un effort sur lui-même et la salua profondément. Elle répondit à sa politesse par un petit salut de connaissance, si froid, qu'il recula malgré lui. Cependant au désespoir et désirant ardemment se réhabiliter dans son estime, il avança de quelques pas.
--Bonsoir, mademoiselle de Beauvoir, lui dit-il.
Jamais de sa vie Armand n'avait éprouvé un sentiment de mortification aussi aigu et aussi amer que dans ce moment. Comme il se reprochait sa folie! Qu'avait il de commun avec cette élégante et capricieuse beauté pour qu'il se fût si stupidement exposé à son affront? Que lui importait à elle qu'il fût digne de louange ou de blâme, lui pauvre étudiant inconnu qu'on souffrait dans le salon de son oncle? Lors même qu'elle lui aurait écrit le billet anonyme qu'il avait reçu à Saint-Etienne, ce n'était probablement que l'effet d'une fantaisie, d'un caprice de femme.
Pour comble d'humiliation, il aperçut tout-à-coup de Montenay qui s'était avancé à travers les champs et qui sautait légèrement la clôture près de Gertrude. Dans le petit salut qu'il lui fit Armand vit sur sa figure une expression d'ironie et de malice, provoquée sans doute par le fait qu'il avait été témoin de la rebuffade que lui, Armand, avait reçue; mais calmant ses sentiments froissés et blessés, il répondit à l'insolent salut de Victor en n'en faisant nulle attention; puis il se retourna, mais non sans qu'il eût le temps de voir de Montenay ramasser une fleur qui venait de tomber du bouquet que mademoiselle de Beauvoir tenait à la main, l'appliquer galamment à ses lèvres et la mettre à sa boutonnière.
--Ah! comme de raison elle l'aime, par conséquent elle me hait, se dit notre héros. Que suis-je moi, fils de cultivateur Durand en comparaison de l'héritier des Montenay! Insensé que je suis! de quelle folie ais-je donc été possédé depuis quelque temps! j'en suis maintenant guéri et pour toujours!
Il revint à la maison abattu à l'extrême; il se retira dans la chambre qu'il avait occupée depuis sa dernière arrivée, et là il se laissa tomber sur une chaise, dans un accablement à faire croire qu'il n'y avait plus pour lui aucun attachement à la vie.
La tante Françoise entra et le supplia de descendre pour souper; mais il refusa, en alléguant un violent mal de tête. Puis elle parla des ses projets, et il s'en suivit une assez longue discussion. Son indignation ne connut point de bornes, lorsqu'elle apprit de lui qu'il se proposait d'abandonner l'étude du Droit et d'essayer de se procurer un place de commis. Il fut abasourdi des reproches qu'elle lui adressa, en le qualifiant d'être un ingrat à la mémoire de son père et de sa mère, et d'indifférence à l'honneur de la famille. Armand lui fit remarquer que maintenant, grâce à la trahison de son frère, il n'avait pas d'autres moyens que ceux qu'il pourrait se gagner par son travail; alors elle le pressa avec chaleur d'accepter le legs qui lui avait été laissé à elle-même.
--Est-ce que je l'aurais accepté, dit-elle, si je n'avais eu l'intention de te le transporter? Non! je l'aurais rejeté, irritée comme je l'étais de l'injustice du testament de mon frère.
Après une longue et chaude discussion, il fut décidé qu'Armand continuerait l'étude de sa profession, et que l'intérêt de ce legs, bien employé servirait à son entretien.
Madame Ratelle se rendit à la pressante sollicitation de Paul de continuer de rester et de conduire la maison paternelle jusqu'à ce qu'il y amenât, disait-elle une femme; que cet événement arrivât dans une semaine, cela ne l'occupait pas fort.
Ce fut avec un coeur brisé de douleur qu'Armand laissa le lieu de son enfance, dont Paul était actuellement seul maître, certain qu'en toute probabilité il n'en franchirait plus jamais le seuil. Le tourment qu'il éprouvait à la pensée de la cruelle injustice et de la révoltante trahison dont il avait été l'objet, était encore augmenté par le souvenir du dédain avec lequel mademoiselle de Beauvoir l'avait fui et l'avait privé par là de l'occasion de lui donner les explications qu'il avait désiré lui communiquer. Oui, c'était toutes les tristesses ensemble, et il avait hâte de reprendre ses arides études de la loi, espérant qu'il pourrait y ensevelir toutes ses pensées et ses souvenirs.
La vieille madame Martel le reçut avec la plus grande cordialité; mais même dans le premier épanchement de sympathie sur son malheur et de félicitation de son retour, il y avait une mystérieuse allusion à une cause toute spéciale qui la faisait se réjouir doublement de son arrivée. En effet, après lui avoir petit à petit arraché la promesse d'en garder le secret, elle lui fit la confidence que sa pauvre petite cousine se mourait d'amour pour M. Armand; qu'elle se souciait fort peu des autres messieurs,--ses amis à lui,--qui lui avaient si souvent adressé des compliments, non plus que des deux jeunes et riches cultivateurs de Saint-Laurent qui avaient vainement essayé de gagner ses affections. Non tout son amour était pour M. Armand seul.
Sans avoir trop de vanité, notre héros ne vit rien d'invraisemblable dans la révélation de madame Martel d'autant plus qu'il se souvenait encore des remarques qu lui avait faites Rodolphe Belfond peu de temps après l'arrivée de Délima, touchant la préférence visible qu'elle montrait pour lui. Cet aveu était bien flatteur pour son amour propre, que la hauteur de mademoiselle de Beauvoir avait si impitoyablement blessé, et très consolant pour ses affections si rudement outragées par les conséquences de la fausseté de Paul. Il y avait donc un coeur qui battait pour lui! Un puissant sentiment de cette gratitude qui est inhérent à l'amour, s'empara de lui à la pensée que la jeune, fraîche et belle Délima se chagrinait, priait et ne vivait que pour lui. Ah! sa douceur féminine ne la porterait jamais à outrager les sentiments même d'un ennemi comme l'avait fait cette beauté de haute naissance. Mais de crainte que son silence fût mal interprété par celle à qui il parlait, il prit la parole:
--Je ne puis vous dire, ma chère madame Martel, combien la révélation que vous venez de me faire me rend malheureux, d'autant plus que le testament de mon père m'a laissé dans le sou: je ne puis donc penser à me marier avant bien des années. Dites cela à mademoiselle Laurin et elle comprendra de suite l'inutilité d'arrêter ses pensées sur moi qui en suis si peu digne.
--M. Durand, répliqua avec dignité la bonne femme, Délima vous aime pour vous et non pour votre fortune, et je suis certaine qu'elle sera plutôt portée à se réjouir d'une circonstance qui lui fournit l'occasion de montrer son désintéressément. Ah! qu'elle a un riche caractère!
--Je crois tut cela, mais espérons que vous vous êtes méprise sur ses sentiments...
--Hélas! non, je ne me suis pas méprise, interrompit solennellement madame Martel: j'ai trop de raisons de connaître l'exactitude de ce que je dis. Mais, Dieu merci! vous êtes de retour: cette nouvelle va faire du bien à la pauvre petite.
Quelques heures après, le même jour, Armand entra au salon, et il y vit Délima, devenue plus intéressante encore par une certaine pâleur répandue sur son joli visage. Elle était assise sur le petit sofa, un simulacre d'ouvrage à l'aiguille entre ses doigts mignons. Lorsqu'elle Le vit entrer, elle devint rouge, et, à son grand déplaisir, il se sentit rougir lui-même.
L'entrevue fut très-embarrassante pur les deux; ils faisaient de grands efforts pour calmer leur gêne commune. Mais Armand se remit bientôt. Comme la petite enchanteresse écoutait tout ce qu'il lui disait! Comme il y avait de tendre sympathie dans ses yeux langoureux et de pièges dans la timide admiration de ses regards modestement baissés! Délima faisait une charmante convalescente, et sa subtile influence aurait pu subjuguer une tête plus âgée que celle d'Armand. Toujours est-il qu'il lutta vaillamment contre cette influence et contre les fines batteries de madame Martel qui, à sa façon, était un ennemi aussi redoutable que Délima elle-même. Sans l'intervention de la vieille dame qui était résolue à faire avancer rondement les affaires entre nos deux jeunes gens, les choses n'auraient jamais été plus loin qu'à l'amitié.
Un jour que cette bonne dame était entrée, sous un prétexte futile, dans la chambre du jeune homme, et qu'elle lui faisait un énergique appel en insistant sur le fait qu'il devrait avoir pitié de sa cousine il répliqua assez brusquement:
--Mais ne vous ai-je pas dit, madame Martel, que je suis très-pauvre?
--Ne dites pas cela, M. Durand; vous êtes, au contraire, très riche en possédant un coeur comme celui de Délima. Écoutez-moi: vous allez vous marier avec la petite, et vous resterez avec nous. Nous n'avons pas d'enfants, et nous aurons assez pout nous tous.
Impatienté, Armand se leva en sursaut, mais il se calma presqu'aussitôt en se rappelant les tendres yeux en leurs qui l'avaient regardé si tristement le même matin, lorsque Délima lui avait appris qu'elle avait l'intention de s'en retourner à Saint-Laurent, vu que sa santé, au lieu de s'améliorer, ne faisait qu'empirer. Madame Martel continua par intervalles sur le même ton, et pendant ce temps-là Armand poursuivait sa promenade de long en large dans la petite chambre; puis il entra brusquement dans le salon où Délima était assise à regarder tristement par la fenêtre. Comme de raison l'hôtesse ne le suivit pas là; au bot d'une heure il était encore à côté de Délima. Lorsqu'ils séparèrent ils étaient fiancés.
Il est vrai de dire qu'il lui avait avoué avec hésitation qu'il craignait de ne pas l'aimer comme elle méritait d'être aimée et comme il était capable d'aimer, mais elle lui répondit avec une touchante douceur que ce serait son aspiration et que tous ses efforts tendraient à se faire aimer de lui. Oui, elle était réellement ce que le coeur d'un homme pouvait désirer; cependant en prenant sur sa joue le baiser des fiançailles, au lieu du ravissement qui aurait du remplir cette heure, il se sentit atteint d'une sourde douleur en pensant tout-è-coup à Gertrude avec ses nobles grâces, ses manières engageantes, malgré sa froide et hautaine réserve.
Madame Martel précipita les affaires avec une énergie qui effraya franchement le pauvre Armand, lequel protesta inutilement contre cet empressement.
Quelque temps après, par un sombre et triste matin, à six heures, Armand Durand et Délima Laurin furent mariés. Il n'y eut pas de déjeuner de cérémonie, ni de beaux cadeaux de noces, ni de réunions d'amis et de connaissances pour leur souhaiter bonheur et prospérité. Madame Martel, qui craignait l'intervention de sa famille, avait extorqué d'Armand la promesse de n'écrire chez lui que lorsque l'événement serait accompli; il y avait consenti, d'autant plus volontiers qu'il savait bien quel mécontentement occasionnerait la nouvelle de son mariage.
Lorsqu'ils revinrent de l'église ils furent accueillis par un succulent déjeuner: madame Martel était, comme de raison, toute souriante et remplie de félicitations, et l'aimable mariée elle-même paraissait tout à fait heureuse. Cependant, de temps en temps il passait sur la figure du marié une ombre légère qu'il s'efforçait en vain de cacher, mais c'était peut-être l'effet de l'obscure lueur d'un jour sombre. La question de savoir si la jeune femme qui était à ses côtés lui aiderait à dissiper cette ombre ou à l'augmenter, était du domaine des impénétrables et mystérieux secrets de l'avenir.
XIII
On avait allumé les bougies et tiré les rideaux de bonne heure, ce soir-là, dans l'élégant salon de Manoir d'Alonville, car la soirée était humide et le vent soufflait avec une certaine violence. Gertrude de Beauvoir était assise, rêveuse et pensive, dans le plus grand et le plus moelleux des fauteuils de l'appartement. Elle avait un ouvrage de broderie sur ses genoux; sur la table, à côté d'elle, se trouvaient des laines et du canevas; à ses pieds des livres et des journaux: ce désordre démontrait clairement qu'elle avait souvent changé d'occupations ne trouvant d'intérêt ou d'amusement à aucun. Elle fut tirée de sa rêverie par l'entrée de de Montenay qui, sans s'occuper de la froideur avec laquelle elle le recevait,--car il avait fini par s'habituer à ses manières capricieuses,--avait traîné un autre fauteuil près du sien et s'y était assis.
--Avez-vous entendu parler du dernier mariage? lui demanda-t-il après avoir échangé quelques phrases banales.
--Non.
--Hé! ce charmant, adroit et bon à rien d'Armand Durand s'est enfin marié avec la jolie petite couturière qu'il amusait depuis si longtemps.
Victor jeta un regard inquisiteur et pénétrant sur sa compagne, mais même pendant qu'il parlait elle s'était penchée pour relever un patron de modes tombé à ses pieds, et lorsqu'il la regarda de nouveau sa figure était aussi impassible que celle d'une statue.
--La nouvelle ne parait pas vous intéresser beaucoup, Gertrude?
--Pourquoi m'intéresserait-elle? Je le connais bien peu, et elle je ne la connais pas du tout.
--Alors prenons un sujet qui nous intéresse plus. Chère amie, quand notre mariage aura-t-il lieu?
--Je suis sûre que je n'en ai pas d'idée, si ce n'est que ça ne sera pas de sitôt!
Et elle ferma à demi les yeux, comme si cet entretien l'ennuyait.
--Mais ce n'est pas donner à ma demande une réponse juste ni généreuse.
--C'est réellement la meilleure que j'aie à donner.
Il recula sa chaise avec impatience.
--Gertrude, reprit-il, le temps est venu d'en finir avec cet enfantillage, le temps est venu de ratifier à l'autel l'engagement que nous avons contracté. Songez à la longueur du temps que je vous ai fidèlement attendu; j'ai souffert tout ce temps-là votre indifférence et vos caprices. Soyez juste enfin et répondez-moi.
--Je crains, Victor, que cette réponse ne soit pas très-agréable: n'insistez donc pas à ce que je vous la donne.
--Mais il me la faut: je ne puis, je ne me laisserai pas remettre plus longtemps de mois en mois, d'année en année. Je suis entré ce soir dans cette chambre avec la détermination de n'en point sortir sans avoir une réponse explicite et définitive.
--Eh! bien, puisque vous le voulez absolument, je vais parler. Je crains franchement que la différence qu'il y a dans nos goûts et nos caractères soit si grande qu'elle ne nous permette jamais d'être heureux ensemble.
--Vous n'êtes pas sérieuse, Gertrude! Vous dites cela seulement pour éprouver ma patience comme vous le faites si souvent.
--Une fois pour toutes je dis non, ce n'est pas pour cela. J'étais justement è réfléchir sérieusement sur le sujet lorsque vous êtes entré, et je cherchais le meilleur moyen de vous faire connaître ma résolution.
De Montenay se leva en sursaut.
--Quelles promesses? Vous savez fort bien que dans la dernière grande explication que nous avons eue ensemble, il a été formellement décidé que nous resterions libres, entièrement dégagés de nos engagements antérieurs.
--Il en a été peut-être ainsi en paroles, mais non en réalité. Pensez-vous que je veuille être partout raillé et tourné en ridicule, parce que j'aurai été rejeté par vous?
--Si vous le préférez, vous pouvez dire que vous m'avez dupée, et je ne vous contredirai pas: ce n'est pas ma faute, à moi, si vous avez suivi mes pas avec tant de persistance, sans avoir reçu de moi depuis bien des mois aucune espèce d'encouragement Ah! je préférerais de beaucoup faire rire de ma à présent que d'être prise plus tard en pitié comme une femme malheureuse.
--Vous devenez sentimentale, dit Montenay en plissant les lèvres; ce n'est pas dans votre genre, mademoiselle de Beauvoir, et ça ne vous va pas du tout.
--Certainement non, répliqua-t-elle avec un éclair de colère dans ses yeux noirs, et ce n'est pas non plus dans mon genre de rester paisiblement assise à écouter quelqu'un me parler comme vous osez le faire dans ce moment. Ah! quel heureux couple nous ferions, ajout-t-elle avec sarcasme: notre vie serait une guerre sans fin.
--Du moins, interrompit-il nous avons l'avantage de connaître mutuellement nos défauts à présent, plutôt que de les découvrir après notre mariage: nous ne pourrons pas nous accuser de nous être réciproquement trompés.
--C'est parce que, répliqua-t-elle, nous n'avons pas plus l'un que l'autre le pouvoir de cacher nos fautes: nos caractères sont trop peu disciplinés pour cela.
--Ceci est un enfantillage, Gertrude. Je vous en prie, parlons comme des personnes raisonnables, et non comme des enfants querelleurs.
--Je vous ai donné ma dernière réponse. J'en suis fâchée pour vous, mais aucune supplication et récrimination ne m'en feront donner d'autres.
--Si telle est réellement votre détermination, vous êtes une coquette sans coeur et sans principe.
--Personne ne sait mieux que vous, Victor, toute l'injustice de cette accusation. Ai-je jamais prétendu ressentir de l'amour pour vous? N'ai-je pas plutôt, par ma persistante froideur prouvé que je n'avais pas un tel sentiment, et n'ai-je pas maintes et maintes fois essayé, quoique toujours dominée, de finir cet embrouillement qui m'a été imposé lorsque j'étais trop jeune pour prendre une décision sur une question aussi importante?
--C'est une absurdité, mademoiselle de Beauvoir, répliqua de Montenay piqué presque jusqu'à la folie par ce franc aveu. Probablement que vous êtes éprise d'amour pour un autre plus favorisé que moi. Vraiment, je vous avais soupçonné un préférence pur ce preux chevalier Armand Durand, quoique, apparemment, il n'ait pas partagé le sentiment.
--Comment osez-vous vous oublier à ce point? demanda Gertrude les yeux étincelants.
--Voyons, qu'est-ce qu'il y a donc, mes jeunes gens? demanda la voix claire et douce de madame de Beauvoir en entrant tout-à-coup dans la chambre. Vous vous querellez avec autant d'aigreur que si vous étiez déjà mari et femme.
--Je crains bien que nous ne le soyons jamais, dit alors de Montenay sur le visage duquel on voyait une expression de sombre chagrin, du moins si j'en dois croire les explications dont vient de me favoriser mademoiselle de Beauvoir.
--Ah! je le vois, c'est encore une querelle d'amoureux! Je crois que vous en avez eu assez; la galanterie deviendrait véritablement insipide si elle n'était assaisonnée par quelque petite chicane.
Et en disant cela elle ajustait les coussins du sopha sur lequel elle s'était assise en lançant un vif regard inquisiteur dans la direction des belligérants.
--C'est plus qu'une querelle d'amoureux, madame de Beauvoir, reprit Victor; c'est un avis formel de la part de votre fille qu'elle ne remplira pas notre engagement, qu'elle rejette définitivement ma main.
Les doigts blancs de la dame jouaient involontairement avec les coussins, mais elle répliqua avec un grand calme extérieur:
--Et vous la croyez réellement, Victor? Ah! c'est son tour aujourd'hui, demain ce sera le vôtre. Ce soir elle s'endormira probablement dans les pleurs, se chagrinant de sa folie et désirant voir arriver le matin pour se réconcilier.
Gertrude releva fièrement la lèvre en entendant ces mots, mais elle ne répondit pas, tandis que de Montenay, s'emparant de sa casquette, reprit avec humeur:
--Je vous dirai bonsoir, mesdames, car j'ai souffert ce soir plus qu'il m'était possible de souffrir: peu d'hommes en auraient enduré autant.
Et il sortit brusquement de la chambre.
Madame de Beauvoir attendit qu'il fût descendu et eût refermé sur lui la porte du dehors; puis, après avoir fermé la porte du salon, elle s'approcha de sa fille.
--Est-il bien vrai, lui dit-elle, que tu viens de refuser de Montenay?
--Oui, maman, c'est vrai.
--Et me sera-t-il permis de te demander pourquoi? Est-ce qu'iln'est pas un très-bon parti pur une jeune demoiselle qui mange le pain de la charité, qui est nourrie et habillée par son oncle?
En entendant ces mots, les joues délicates de Gertrude rougirent, car il y avait une bonne dose d'orgueil dans ce jeune coeur.
--Oui, reprit-elle vivement, oui je l'ai refusé et je le refuserais quand bien même je serais une mendiante.
--Dans quel roman as-tu pris cela! ou bien, est-ce un effort de ton imagination?
--Ayez la bonté de m'écouter, maman: je confirme maintenant, et d'une manière formelle, ce que je viens de dire à de Montenay: jamais, non jamais, je ne serai sa femme!
--Mais tu n'as pas d'autres alternative, mon enfant. Tu sais aussi bien que moi de quelle pauvreté nous a retiré la générosité de ton oncle. Tu ne dois pas avoir oublié non plus la petite et chétive maison où nous logions à Québec après la mort de ton père, lorsque nous reçûmes la lettre si opportune de de Courval. Eh! bien, as-tu trouvé cette vie de privations si agréable que tu veuilles la reprendre?
--Il n'est pas question de cela, maman. Mon oncle nous aime bien et il a de grands moyens.
--Je conviens de cela, mais il peut mourir et il a d'autres parents qui pourraient raisonnablement s'attendre à leur part de ses richesses. Autre chose: il peut se marier, et dans ce cas que deviendrions-nous? Il ne te restera plus que la ressource de t'engager comme institutrice, et pour moi celle peut-être de faire de jolies coiffes au lieu de les porter. Gertrude, il faut que tu oublies cette soudaine attaque de folie et te marier de suite, car je vois que pour toi, dans ce cas, le proverbe «les délais sont dangereux» est doublement vrai.
--Mais, maman, je ne puis pas y consentir, je n'y consentirai pas! dit-elle en frappant assez vivement le plancher de son petit pied. Oh! si vous saviez comme le sentiment d'admiration de petite pensionnaire que j'avais conçu pour Victor de Montenay en entrant dans le monde, a été remplacé par une indifférence qui s'est bientôt changée en une opiniâtre aversion!
--Gertrude, jusqu'à présent j'ai essayé de te faire entendre raison et de te persuader; maintenant je vais commander. Écoutes, enfant, je t'enjoins de remplir ton premier engagement avec de Montenay, et cela sous peine d'encourir ma disgrâce la plus sévère. Je suis certaine que n'oseras pas me défier!
--Maman, vous m'avez trop longtemps laissé faire ma volonté pour me brider si serrée tout d'un coup. Je vous le dis, je ne me marierai jamais avec Victor. Ainsi cessez donc de me tracasser, et que la paix se rétablisse entre nous.
--Que Dieu me soit en aide! dit madame de Beauvoir avec un inexprimable accent d'amertume qu'elle n'avait encore jamais eu dans ses manières de convention. J'ai élevé une fille qui, oublieuse de ce qu'elle me doit et se doit à elle-même, se moque de mes conseils et se rit de mon autorité jusqu'à la mépriser.
Un sentiment de remords s'éleva tout-à-coup dans le coeur de Gertrude, car elle vit que l'émotion de sa mère était sincère, et lui jetant les bras autour du cou:
--Pardonnez-moi, ô ma mère, lui dit-elle, je suis bien peinée de vous avoir ainsi chagrinée!
--Alors, prouve-le-moi en m'obéissant, répondit froidement madame de Beauvoir en détachant les bras de sa fille enlacés autour de son cou et en laissant la chambre.
--Que Dieu me soit en aide à moi aussi! sanglota l'impétueuse jeune fille en se rejetant dans son fauteuil. Etre tracassée, tourmentée comme cela de tous cotés, et mon coeur indocile qui me tourmente plus que les autres!
Gertrude de Beauvoir était d'un noble et généreux naturel, mais sous la mauvaise direction et les conseils de sa mère mondaine, l'ivraie avait germé et poussé en abondance dans son caractère impétueux, de sorte qu'on était aujourd'hui au temps de la récolte qui ne pouvait donner aucune satisfaction.
Le coeur malade, malheureuse, la pauvre Gertrude s'enfuit dans sa chambre, et après de longues heures, elle finit par s'endormir en soupirant, pur se reveiller le lendemain matin aussi opiniâtre et impérieuse que jamais.