Armand Durand; ou, La promesse accomplie
XIV
La partie agréable de l'automne canadien était venue et disparue; l'abondant feuillage aux couleurs variées était tombé des arbres feuille par feuille, ne laissant ça et là, solitaire, qu'une tache brune attachée à quelques branches dépouillées de leur parure. Les tendres rayons du soleil avaient fait place à la lumière grise et froide, et aux vents pénétrants du triste novembre, et beaucoup de piétons, inconsolables à la vue des mers de boue liquide qui inondaient les rues de la ville, soupiraient avec impatience de voir arriver un froid vif et tomber une bonne bordée de neige, la seule compensation que pouvait offrir la saison en retour des nombreux désavantages dont elle était si prodigue.
Armand Durand était, un jour de ce triste soleil de novembre, assis dans sa petite chambre chez madame Martel. Il paraissait bien grave et bien préoccupé notre jeune marié de quelques mois. Un long soupir s'échappa de sa poitrine pendant qu'il déposa sa plume et appuya sa tête sur sa main. Un instant après, il ouvrit le pupitre de bois auprès duquel il était assis, et en retira une lettre. Malgré qu'elle portât une date bien antérieure et qu'elle parût avoir été souvent palpée, il la lut lentement.
Cette lettre venait de tante Ratelle, et avait été écrite lorsque cette bonne tante avait appris d'une source indirecte la nouvelle de son mariage. Courte et froide, elle commençait par exprimer du chagrin de ce que son neveu avait montré si peu de respect pour la mémoire de son père en se mariant presque immédiatement après sa mort, et cela, sans même dire un mot de son intention à aucun membre de sa famille; puis elle déplorait le singulier et malencontreux choix qu'il avait fait. Ah! c'était le côté faible par lequel il avait blessé sa tante Ratelle: lui qui avait reçu une éducation qui lui permît de chercher pour femme une demoiselle, une fille d'intelligence et de haute naissance s'être au contraire, marié avec une couturière! c'était affreux. Elle terminait en intimant brièvement que malgré qu'elle consentirait peut-être à l'avenir à le voir lui-même, elle n'avait pas le moindre désir de faire la connaissance de sa femme.
Comme on doit le présumer, la lecture de cet épître n'était pas de nature à égayer les esprits du jeune homme ou à chasser une ligne de souci qui commençait déjà à se faire remarquer sur son jeune front. Après avoir replacé dans son pupitre la lettre qui avait été moins qu'une agréable diversion aux sombres pensées qui l'assaillaient, il retomba dans sa rêverie. Il en fut réveillé par l'horloge qui sonnait dans l'appartement voisin et qu'on entendait parfaitement à travers la mince cloison; il reprit vivement sa plume afin de réparer le temps perdu.
Au bout d'une demi-heure à peu près, la porte s'ouvrit et sa jeune femme entra. Elle était vraiment belle, vêtue avec un luxe inconnu dans cet humble logis: une somptueuse robe de soie richement garnie, une montre et une chaîne d'or, avec une couple de bagues éclatantes dans ses doigts effilés, offraient un singulier contraste avec les toilettes plus unies mais gracieuses qu nous lui avons vu porter lorsque nous avons fait sa connaissance.
--Mon mari, lui dit-elle, je voudrais bien que tu sortirais avec moi pour nous promener?
--Je crains de ne le pouvoir, ma chère. Il faut que toute cette écriture soit terminée pour demain matin, car, quoique indulgent, M. Lahaise aime qu'on soit ponctuel.
--C'est seulement une excuse que tu donnes là; la vraie raison c'est que tu ne veux pas m'accompagner.
--Et pourquoi ne voudrais-je pas sortir avec une si jolie petite femme que toi? demanda-t-il en souriant.
--Je suppose que c'est parce que tu as honte de moi, que tu as peur de rencontrer quelques-uns de ces beaux messieurs et de ces belles damens que tu avais coutume de visiter avant ton mariage.
Il prit sa main dans la sienne.
--Voyons, Délima, lui dit-il, tu m'as déjà parlé deux ou trois fois de cette façon, et tout en t'assurant de l'injustice et du peu de raison d'une telle accusation, je t'ai dit qu'elle me faisait de la peine.
--Mais c'est la vérité, reprit-elle. Aucun d'eux ne fait le plus petit cas de moi, quoique vraiment j'aie l'air, avec ma nouvelle robe de soie, aussi dame qu'aucune d'elles: et aucun de nous depuis notre mariage ne reçoit d'invitation, quoique l'année dernière tu étais invité de tous côtés.
Trop généreux pour lui dire qu'elle était effectivement la seule cause de cette négligence universelle, Armand ne répondit pas et elle continua sur le même ton:
--Je croyais qu'en me mariant à un monsieur, je puis dire un homme de profession, je serais considérée et traitée comme une dame!
--Mais, Délima, tu oublies qu je suis pauvre, et que, dans la société, on a une petite opinion d'un jeune homme pauvre.
--Tu pourrais être riche si tu voulais, car tu as des amis riches.
Notre héros recula vivement sa chaise; sa femme comprenant probablement la signification de son brusque mouvement, reprit:
--Comme de raison, tu te fâches tout de suite si ta pauvre femme ose ouvrir la bouche sur d'autre sujets que ceux qui te plaisent.
Armand se mordit les lèvres et reprit sa plume qu'il avait déposée un instant.
--Ah! je vois que tu es fatigué de moi à présent et que tu voudrais me voir sortir de suite!
--Je crois vraiment que ce serait le plus prudent parti à prendre. T'aperçois-tu, ma chère que nous cheminons vers une querelle?
--C'est tout de ta faute, répondit-elle, tu te fâches aussitôt que je parle.
Pendant un instant les sourcils d'Armand se contractèrent, mais en s'apercevant de l'absurdité de l'accusation, il ne put s'empêcher de sourire.
--C'est bien, dit-il, si tu le veux absolument; mais puisque je suis un ours, sors vivement de ma tanière en cas de danger. Je serai à ta disposition aussitôt que j'aurai terminé mon ouvrage.
--Mais je veux que tu viennes tout de suite avec moi, persista-t-elle.
--Je te répète que je ne le puis. Nous aurons à nous l'après-dînée de demain.
Et elle s'élança hors de la chambre en faisant la moue.
Armand resta quelques instants immobile.
--Avant notre mariage, se dit-il, elle était si gentille, si douce, si charmante!
Pauvre Armand! est-il le seul mari qui se soit ainsi étonné dans de pareilles circonstances?
Cependant il reprit bientôt ses papiers et continua son ouvrage jusqu'à ce qu'on l'appela pour souper. La table était moins abondamment fournie que du temps qu'il était garçon; la contenance de madame Martel n'était pas non plus aussi sereine et souriante, l'hôte seul, n'avait pas changé, et comme le jeune homme prenait son siège, il lui dit avec sa même politesse qu'autrefois:
--M. Armand, désirez-vous un peu de cette fricassée. Elle est peut-être meilleure qu'elle n'en a l'air; dans tous les cas c'est tout ce que j'ai à vous offrir.
--Et elle est aussi bonne que nous pouvons la faire pour nos moyens, André, ajouta sévèrement sa femme. Par les temps qui courent nous ne trouvons pas l'argent dans les rues.
--On ne le trouvait pas plus, femme, il y a quelques mois, lorsque nous avions coutume d'avoir presque tous les soirs un poulet rôti ou quelque chose d'aussi bon. Mais, grâce à la Providence, j'ai un bon appétit et une bonne digestion, en sorte que je puis manger ce qu'il y a.
--C'est bien dommage que tu ne puisses ajouter que tu as aussi un peu plus de bon sens? reprit avec sarcasme sa chère moitié.
--J'ai ce qui est aussi utile, une part raisonnable de bonne humeur, répliqua imperturbablement le digne M. Martel. Armand mon fils, passez-moi le pain. Tu ne manges donc pas, petite: qu'est-ce qu'il y a! Peut-être que toi aussi tu ne trouves pas la fricassée de dont goût.
--Ce n'est point cela, interrompit la mère Martel avec indignation. Non, la pauvre enfant a été désappointée.
--Ce n'est toujours pas en amour, observa-t-il en souriant, car elle s'est assuré, hardiment et fermement, notre ami Armand!
--Je désirerais, cousin Martel, dit la jeune mariée avec un éclair dans ses yeux, je désirerais réellement que vous ne traîneriez pas mon nom dans de vulgaire plaisanteries.
--Tu es plus susceptible, jeune femme, ce soir que tu n'avais l'habitude de l'être au temps passé.
--Parce que sa patience a été rudement éprouvée ce soir, André. Etre tout habillée, et attendre deux ou trois heures pour faire une promenade avec son mari, et ne pas être capable de l'avoir!
--Est-ce tout? Eh! bien, elle trouvera sa promenade plus agréable lorsqu'elle sera capable de la faire.
--Les jeunes mariées n'ont pas l'habitude d'être refusées pour de si simples demandes mais c'est peut-être la façon chez les messieurs.
Et elle pesa avec emphase sur ce dernier mot.
--Délima a choisi un jeune homme pauvre, et il faut qu'elle en subisse les conséquences, dit Armand avec le plus grand calme. Au lieu de sortir avec elle, j'avais à écrire.
Pour l'argent que l'écriture rapporte, elle aurait pu être remise pour quelques temps. Mais Armand, vous avez des amis qui sont riches et qui pourraient et auraient la volonté de vous aider, si seulement votre orgueil vous permettait de vous adresser à eux.
Dans cette dernière phrase madame Martel avait touché l'impardonnable tort qui se trouvait au fond de presque toute la persécution dont Armand était l'objet.
--Je vous ai déjà dit, madame Martel, que je ne souffrirais aucune intervention sur ce sujet.
--Les gens pauvres ne devraient pas être aussi précieux!
Et madame Martel regarda l'horloge comme si elle lui adressait cette observation.
--Vous devriez vous rappeler, ajouta-t-elle, que vous avez à présent une jeune femme qui dépend de vous.
Ici Délima fondit en larmes. Armand se leva précipitamment de table et sortit de la chambre.
--Je crois que si vous continuez sur ce ton, vous forcerez bientôt Le nouveau marié à se promener à son compte. Il trouvera c'est le seul moyen de s'assurer un peu de paix.
--André Martel, tu es un imbécile!
--Peut-être, puisque je t'ai mariée; mais cessons, ma femme, cette escarmouche, et donne-moi une autre tasse de thé.
Aussitôt qu'il l'eût avalé, il se leva sans cérémonie et s'esquiva dans la cuisine pour fumer une pipe.
Pendant ce temps-là Armand était sorti pour aller faire une promenade qu'il n'avait pas préméditée. La mauvaise fortune ne pouvait le favoriser d'un temps plus triste: l'agréable clarté du soleil de l'après-midi s'était bientôt assombrie, et la neige tombait à gros flocons accompagnée d'un vent perçant. Les rues étaient désertes; on n'y voyait que ceux q'une absolue nécessité forçait d'être dehors. Il marchait sans dessein arrêté, n'ayant d'autre but que celui de passer une heure à flâner, afin de calmer l'irritation inaccoutumée qui régnait dans sa poitrine. Il passa devant plus d'une maison brillamment éclairée, dont les portes jusqu'à dernièrement lui avaient été ouvertes, et il pensa amèrement aux nombreux changements que son mariage lui avait amenés. Depuis cette époque pleine d'événements, il n'avait en effet reçu aucune invitation de la part de ses anciens amis; sa jeune femme n'avait été de son côté favorisée d'aucune visite; il n'avait reçu aucune de ces visites sans cérémonie faites le soir, excepté de Lespérance et de quelques-uns de ses camarades dont il ne désirait en aucune manière la compagnie pour lui et encore moins pour Délima.
Cet isolement qui se faisait autour de lui était dû en grande partie à l'obscure position sociale de celle qu'il avait choisie pour femme, et en partie à des insinuations malicieuses et calomniatrices mises en circulation par de Montenay, puis par madame de Beauvoir et subséquemment répandues librement dans le public. Heureusement qu'il ignorait ce dernier fait, car il avait assez de sujets d'amères pensées.
Laissant la grande rue, il prit une des sombres ruelles qui conduisent au pont et qui présentait dans le moment un aspect solitaire et désolé. La noire étendue des eaux, les quais sombres tout couverts de neige, deux ou trois goélettes chargées d'huîtres ou de bois, derniers visiteurs du port, se dessinaient obscurément dans la faible lumière; ça et là un réverbère éclairait faiblement à travers la neige qui tombait en abondance. Il s'arrêta et s'appuya longtemps sur un des poteaux de ces lampes, absorbé par des pensées aussi tristes que la scène qui se déroulait autour de lui. Cédant, enfin, à un sentiment de malaise physique, il dirigea ses pas vers sa demeure.
Quoique la veillée ne fût pas encore bien avancée quant il y arriva, il trouva les lumières et le feu éteints et la contre-porte fermée. Pour exercer cette petite vengeance, madame Martel et Délima s'étaient retirées de bonne heure. Pendant qu'il frappait doucement à la porte, il pensait en lui-même combien il lui serait agréable si sa jeune femme venait lui ouvrir avec un mot ou un sourire de douceur sur les lèvres. Comme alors il oublierait volontiers les désagréments et les ennuis de ce soir-là! Une lumière brilla tout à coup à l'intérieur, et l'on fit partir le crochet de la porte; mais c'était le digne M. Martel lui-même.
--Pauvre Armand! vous devez avoir bien froid? Quoi? vous êtes mouillé jusqu'aux os. Asseyez-vous et je vais faire du feu pour vous chauffer. Vous n'avez pas besoin de dire non, parce que si je n'en fais pas vous serez malade demain matin. Vous avez déjà le frisson.
Le bonhomme eut d'abord la précaution de fermer doucement la porte de l'escalier conduisant à la partie supérieure de la maison; il ralluma le feu dans le poële et mit le l'eau dans le canard. Après cela, il plaça sur la table du pain et de la viande froide ains que des verres et une bouteille.
--Armand, dit-il au jeune homme, vous n'avez pas soupé ce soir; aussi vous devez avoir une grande faim: un verre de quelque chose de chaud vous empêchera de prendre le rhume après votre ennuyeuse promenade. Ah! mon cher ami, il ne faut pas vous laisser abattre par ces disputes conjugales. Comme de raison elles sont très-désagréables dans le commencement, mais une fois qu'on y est habitué on trouve qu'elles ne signifient absolument rien. D'ailleurs, il y a toujours une compensation: si une femme est frondeuse, elle est, selon toute probabilité une habile ménagère; si elle est chiche, avare et mesquine, il est certain qu'elle est ménagère et économe.
Le jeune Durand secoua la tête en signe de doute.
--Dans l'un comme dans l'autre cas, observa-t-il, je ne trouve pas que la compensation soit suffisante.
--Peut-être que je ne le trouve pas non plus, mais à quoi sert de se plaindre contre la destinée? Il est vrai que quelques hommes renversent cette règle et s'arrangent de façon à se donner tous les torts, mais il faut qu'ils aient une volonté de fer eu un robuste tempérament qui leur soit propre.
--Je déteste de me quereller avec les femmes! répliqua brusquement Armand.
--Moi aussi, et la conséquence c'est que madame Martel règne ici en souveraine. Il est vrai que, de temps en temps, je lui dis ma façon de penser, mais ça ne lui fait ni chaud ni froid. A tout prendre c'est une épouse active, soigneuse, qui tient la maison et le linge en bon ordre. Quant à sa langue, je n'en fais pas plus de cas que du chant du serin qui est au-dessus de votre tête. Essayez, mon ami Armand, à suivre mon exemple, et vous n'en serez que plus heureux.
La perspective qu'on exposait ainsi aux yeux de notre héros était moins que réjouissante, et il s'étonnait en lui-même de ce que les maris déserteurs ne fussent pas plus nombreux. Cependant il était jeune, favorisé d'une assez bonne constitution et d'un heureux appétit; il se mit donc à faire honneur aux bonnes choses que Martel lui avait si cordialement procurées, et il s'aperçut que du moins elles chassaient ses sensations de malaise physique intense, quoiqu'elles ne pussent alléger la sourde douleur qu'il portait dans son coeur.
Pendant quelque temps, le calme se répandit sur la demeure. Mais un jour que madame Martel et Délima étaient sorties pour aller dans les magasins, André vit de suite, à leur retour, sur le front menaçant de sa chère épouse, que la trêve tirait à sa fin. Armand, qui avait été retenu au bureau, n'arriva que tard. En voyant que sa jeune femme recevait froidement son salut souriant, il s'assit et attendit la tempête qui approchait, mais pas avec le même calme philosophique que Martel.
--J'aimerais à avoir une nouvelle toilette, Armand, dit tout-à-coup la jeune femme d'un ton pétulant.
--Mais tu en portes actuellement une qu te va à la perfection et te rend charmante.
--Je ne te demande pas de compliments; c'est de l'argent que je veux.
--Hélas! je n'en ai pas à donner. Tu vois un des désavantages d'être mariée à un homme pauvre; mais en cas que je trouve une bourse ou que je reçoive un héritage quelconque, quelle espèce de robe veux-tu?
--Une robe de soie violette avec une barre de satin. J'ai vu aujourd'hui une dame qui en portait une.
--Oui, et une qui avait l'air raide, interrompit madame Martel. Si vous l'aviez vue marcher avec son air hautain, comme si elle avait été une reine, et jeter sur Délima et, moi un regard comme si nous avions été des quêteuses, mais Délima est bien plus jolie qu'elle.
--Quelle était donc cette dame à l'air raide et portant une robe de soie pourpre avec une barre de satin? demanda Armand en riant et en se servant un morceau de pain rôti.
--Une qui avait coutume de bien te connaître quoiqu'elle soit trop fière pour connaître ta femme, mademoiselle de Beauvoir, dit Délima en faisant un petit mouvement de tête.
En entendant prononcer le nom qui avait été un charme pour lui dans son enfance et même au-delà, il devient rouge, ce que remarquèrent bien les deux femmes.
--Ah! si vous étiez marié à la jeune demoiselle dont le nom vous fait monter d'une manière si charmante le rouge au visage, vous ne lui refuseriez pas une pauvre robe de soie, dit ironiquement madame Martel.
Si je n'avais pu lui en donner elle s'en serait passé, car elle n'a pas besoin de ces secours extérieurs pour paraître grande dame.
En disant cela, Armand avait creusé sous ses pieds une mine dont il était destiné à expier l'effet par de nombreuses discordes domestiques subséquentes. La conséquence du moment fut d'amener de la part de Délima un grand sanglot, et de celle de madame Martel une énergique dénonciation. Au milieu de cette confusion il se leva précipitamment et s'en alla dans sa chambre, son port de refuge ordinaire.
--Ce commerce-là va durer, en maladie comme en santé, jusqu'à ce que la mort nous sépare, soupira-t-il avec un accent abattu; et elle n'a que dix-sept ans et moi vingt-deux.
Longtemps il resta absorbé dans le sombre labyrinthe des idées où il était plongé, sans s'apercevoir qu'il était dans l'obscurité et que malgré la rigueur de cette nuit d'hiver il n'y avait pas de feu dans le poële de sa chambre.
La porte s'ouvrit tout-à-coup et l'hôtesse, après n'avoir prononcé que ces deux mots: «M. Belfond», déposa un chandelier sur la table et se retira à la hâte, fermant la porte avec une violence extraordinaire.
Pendant un moment, les deux amis, en proie à un mutuel embarras, se regardèrent l'un l'autre; puis Belfond, prenant sur lui, étendit sa mais saisit celle d'Armand et la pressa vivement.
--Eh! bien mon vieux, s'écria-t-il, il est bien temps que je vienne te souhaiter de la joie et du bonheur; depuis que tu es marié j'ai été constamment absent de la ville, je suis seulement arrivé d'hier. Mon pauvre oncle Toussaint est, je l'espère dans un meilleur monde que celui-ci, (ici Durand remarqua pour la première fois que son ami était en grand deuil) et sa générosité pour moi méritait toutes les attentions et l'affection dont j'étais capable. Je n'ai pas besoin de te demander si tu es bien et heureux; les nouveaux mariés devraient toujours l'être.
Comme de raison, Armand répondit dans l'affirmative, et il essaya de paraître aussi heureux que l'on pouvait raisonnablement; mais sa figure hagarde et pleine de soucis ne put échapper aux regards sagaces de son ami, auquel une lueur de la vérité était parvenue dans la courte entrevue qu'il venait d'avoir avec la nouvelle mariée. Il avait remarqué que la gentille et modeste réserve qui la distinguait naguère et qu'il avait tant admirée lui-même, avait fait place à une vulgaire ostentation pour la toilette et à de ridicules manières empruntées qui le surprirent et le dégoûtèrent à la fois: il comprit dès lors la gravité de l'erreur que son malheureux ami avait commise dans le choix d'une femme.
Au bout de quelque temps, s'apercevant que le nouveau marié paraissait ne pas vouloir parler, il l'entretint gaiement de ses propres affaires.
--Tu dois savoir, lui dit-il, qu'à l'exception des quelques semaines de la maladie de mon pauvre oncle Toussaint, pendant lesquelles j'ai un peu de repos, ma mère, mes soeurs et mes cousins ont été continuellement et sont encore à m'importuner pour me faire faire ce que tu as fait si spontanément, me marier. Mais ma destinée s'y oppose: je vois une jeune fille, h'y prends goût, je me félicite sur la perspective qu'il y a d'être capable de rencontrer les désirs de mes amis, car, bien entendu je ne veux jamais me marier sans amour, et tiens! avant que l'objet de mon adoration et moi soyons vus cinq ou six fois, ma flamme commence à se refroidir, et au bout d'une douzaine d'entrevues elle est complètement éteinte. Je suis certain qu'il y a peu de jolies filles dont je n'aie été passionnément amoureux pour quelque temps, et cependant je crois que je préférerais être pendu demain matin que de me marier avec l'une d'elles. Voyons, avise-moi sur ce que j'ai à faire.
Il s'établit un silence de quelques instants pendant lequel Durand cherchait évidemment une réponse, lorsqu'on entendit distinctement à travers la mince cloison la voix de madame Martel qui disait, probablement en réponse à quelque suggestion de son mari:
--Du feu! en vérité non! nous ne pouvons pas nous permettre de telles prodigalités. S'ils ont froid, qu'ils sortent et qu'ils viennent s'asseoir ici. Je suppose que nous sommes pour eux une assez bonne compagnie!
Cette tirade fut lancée à voix trop haute pour que Belfond ne l'entendit pas; aussi, regarda-t-il fixement Armand dont la figure exprimait assez clairement la mortification et la peine qu'il en ressentait.
--Pauvre ami! murmura-t-il.
Cependant Rodolphe Belfond n'était pas de ceux qui se laissent aller longtemps à la tristesse: il prit la casquette d'Armand et la lui mettant sur la tête:
--Allons, dit-il, faire un tour, et après cela nous irons chez Orr manger une soupe aux huîtres, ce qui nous permettra de nous raconter nos mutuels chagrins.
Armand ne fit aucune opposition et se laissa entraîner.
Comme les deux amis sortaient bras-dessus bras-dessous, madame Martel s'en vint au devant d'eux et lur dit d'une voix aigre:
--M. Belfond, c'est donner de mauvais exemples à un mari que de l'enlever ainsi à sa jeune femme.
--Alors, madame Martel, le moyen d'empêcher cela c'est que la jeune femme rende sa demeure si heureuse qu'il soit impossible de cajoler son mari et de lui enlever.
Et après cette réplique à la vieille dame et un salut profond à la jeune femme qui boudait près de la fenêtre, il tira la porte sur eux.
--Je donnerais beaucoup, Armand, pour être à ta place pendant un mois, afin d'apprivoiser et dompter cette vieille mégère. Je crois que mes haines seraient plus fortes et plus constantes que mes amours.
--Je ne puis souffrir de me quereller avec des femmes! répondit Armand d'un air ennuyé.
--Je ne suis pas si délicat que cela, moi, et je frotterais ce vieux gendarmes avec autant de plaisir que 'en éprouvais à faire une bataille rangée au collège. Je t'assure que je ne ferais quartier ni à son âge ni à son sexe.
Lorsque les deux amis furent confortablement assis en présence des huîtres dans une chambre agréablement chauffée, Armand commença à ouvrir un peu son coeur à son compagnon. Il repassa à la hâte les incidents de la mort de son père, ayant soin de supprimer en grande partie la trahison de Paul; et alors, qu'avec une grande répugnance, il mentionna les circonstances liées à son mariage.
Belfond vit de suite jusqu'à quel point son ami avait été dupé, mais il ne fit aucun commentaire tandis qu'Armand lui contait qu'il continuait, pour se conformer aux ardents désirs de sa tante, à toucher l'intérêt du legs que son père lui avait laissé à elle. Malheureusement, il avait une fois mentionné à sa femme la proposition que lui avait faite madame Ratelle de le mettre de suite en possession de tout le capital, et cette circonstance était une cause constante du renouvellement périodique des querelles qui répandaient l'amertume sur sa vie domestique. Madame Martel et Délima étaient toutes deux continuellement à le presser, afin qu'il fit des efforts pour induire madame Ratelle à renouveler son offre. Mais Armand s'y était toujours formellement opposé, car il savait que dans les circonstances actuelles sa demande serait mal accueillie, parce que, tout naturellement, la tante Françoise se refuserait à placer la somme qu'elle avait destinée pour l'aider à poursuivre ses études légales et le lancer dans le monde, à placer, disons-nous, cette somme à la discrétion d'une jeune femme étourdie qui pourrait la dépenser en rubans et en beaux meubles. Puis, quelque temps après son mariage, Paul lui avait écrit quelques lignes amicales le priant d'accepter comme cadeau de noces une couple de cents louis. Armand avait renvoyé cette épître à son auteur; mais par malheur, Délima l'avait préalablement vue sur son pupitre: autre motif de reproches irritants et de noirs chagrins. Depuis cette découverte madame Martel et sa nièce ne lui avaient laissé aucun repos. Son sort aurait été bien plus heureux et ses amies se seraient contentées de l'état actuel des choses si l'argent eût été hors de son atteinte; mais elles ne pouvaient supporter l'idée qu'il se refusât obstinément à employer la prérogative si précieuse de posséder huit cents piastres, sinon plus, seulement par un griffonnage de plume comme elles disaient. Cette somme, fabuleuse pour elles, représentait d'élégantes et superbes toilettes, de jolies parties de plaisir, des meubles neufs pour leur petit salon et beaucoup d'autres choses aussi attrayantes.
Lorsque Durand eut terminé ses confidences, il s'en suivit une pause que Belfond rompit enfin.
--Les femmes, dit-il sont incompréhensibles et intraitables. Vois cette Gertrude de Beauvoir: après avoir retenu de Montenay à sa suite depuis qu'il est sorti du collège, elle lui a donné l'autre jour un congé inqualifiable.
--Pourquoi? demanda à voix basse Armand.
--Pour la plus importante de toutes les raisons d'une femme, c'est-à-dire celle de n'en pas avoir du tout. Madame de Beauvoir se lamentait l'autre jour à ma mère, dans les termes les plus pathétiques de l'entêtement et de l'obstination de sa fille, et déplorait la perte de ce qu'elle appelle un si bon parti. Mais revenons à nos propres affaires: laisse-moi, mon cher Armand, jouir aujourd'hui ou jamais du privilège d'un ami, et dis-moi comment je puis t'être utile. Tu sais que mon pauvre oncle Toussaint m'a laissé d'amples moyens dont j'ai seul l'entier contrôle, et c'est avec joie que je mets à ta disposition ce dont tu pourrais avoir besoin.
Armand secoua la tête.
--Je ne t'aurais pas, dit-il si ouvertement raconté tous mes troubles si mon orgueil m'avait permis d'accepter l'aide que tu m'offres si généreusement. Non, Rodolphe, mon sincère et bon ami; n'ais donc pas l'air si chagrin, je te promets que si jamais je suis forcé de recourir à quelqu'un, c'est toi qui recevras ma supplique.
Il était bien tard lorsqu'ils se levèrent pour se séparer, et en frappant légèrement à la porte de chez lui Armand se souvint avec inquiétude qu'il n'était jamais rentré à une heure aussi avancée. Comme d'habitude, ce fut M. Martel qui lui ouvrit et le fit entrer; il Lui demanda en hésitant s'il avait besoin de quelque chose pour remplacer le souper que les langues de ses compagnes l'avaient forcé d'abandonner.
Armand lui répondit dans la négative, ce qui parut le soulager considérablement. Le bonhomme murmura quelque chose sur ce que les femmes étaient plus boudeuses encore que de coutume, et que madame Martel s'était permis la mesquine vengeance de mettre la bouteille sous clef.
--Mais, ajouta-t-il, je vais en acheter une autre demain matin et je la mettrai dans une bonne cachette, de sorte que nous la déjouerons d'une drôle de façon.
Au moment où le jeune homme allait se retirer dans sa chambre en lui souhaitant un amical bonsoir, le père Martel lui mit la main sur l'épaule et lui dit d'un ton sérieux:
--Un petit conseil que je ne cesserai de vous donner, mon cher Armand, tant que vous ne l'aurez pas mis en pratique, est celui-ci: ne laissez pas vos repas parce qu'on vous y gronde; mangez bien et de bon appétit, puis battez la retraite aussi vite que vous le voudrez.
Ce conseil donné à point, car au déjeuner, le lendemain matin, madame Martel et Délima étaient très-pointilleuses, et elles lancèrent plusieurs allusions provocantes sur la négligence et l'indifférence de certains hommes sans coeur qui préfèrent aller prendre un coup avec des amis que d'être dans la compagnie de leurs respectables femmes.
Au lieu de suivre le judicieux avis de son hôte et de prendre un repas complet, Armand n'absorba qu'une demie ration de thé et de toasts et se sauva dans ce qu'il avait autrefois appelé en riant, un sombre cachot de bureau, mais qui était à présent pour lui un port de salut, un asile de repos.
XV
On ne peut pas convenir que notre héros était aussi studieux et aussi capable qu'avant son malencontreux mariage: il ne l'était certainement pas. Qui pourrait dire les rêves brillants qu'il avait caressés pour s'encourager lui-même au travail? Tout cela s'était changé en une simple lutte pour le pain quotidien, sans une lueur d'espérance pour l'avenir, sans un rayon de joie pour le présent. Plus d'une fois M. Lahaise était inopinément entré dans le bureau et avait trouvé son clerc plongé dans une sombre rêverie, tandis que sur son pupitre des liasses de documents qu'on y avait mises pour être assorties ou copiées étaient encore intactes. Cependant l'avocat avait entendu parler des déboires domestiques d'Armand, et cela l'avait rendu indulgent à son égard, sachant que les rares aptitudes du jeune homme lui permettraient de suppléer plus tard au temps qu'il perdait actuellement.
Le long et ennuyeux hiver, avec ses jours courts et ses longues veillées, s'écoula lentement et tristement pour Durand: pas une seule fête sociale, pas une seule petite réunion paisible au coin du feu pour en égayer la monotonie. Dans le cercle domestique les choses allèrent de mal en pis au lieu de s'améliorer: la manie de gronder de madame Martel et la maussade humeur de Délima ne firent qu'augmenter en proportion de l'invincible patience de leur victime qui, cependant, en dépit de tout, tint fermement la résolution qu'il avait prise de ne pas demander d'argent à ses parents ou à ses amis.
Il est certain, toutefois, que l'on ne peut trop bander un arc, ni remplir un vase outre mesure. Madame Martel était destinée à apprendre cela à ses dépens.
Après un dîner qu'Armand venait de prendre à la hâte, comme il se préparait à partir pour le bureau. Délima l'informa d'un air boudeur qu'elle avait un grand besoin d'argent. Il tira aussitôt de sa poche sa bourse maigrement remplie et la lui donna.
--Délima, c'est tout ce que j'aurai d'ici au mois prochain, dit-il, mais je le donne de bon coeur.
La jeune femme prit la bourse, l'ouvrit et en versa le peu qu'elle contenait sur la table.
--Cela ne peut servir à rien! dit-elle dédaigneusement.
--Mais de quoi as-tu plus spécialement besoin dans le moment?
--D'abord un capot neuf pour toi: celui que tu portes actuellement est affreusement usé...
--Oh! est-ce tout? interrompit-il. Dieu merci, le mien me passera bien l'hiver!
--Eh! bien, si ton capot peut faire pour l'hiver, ma vieille pelleterie en feras pas: elle est tout-à-fait disgracieuse à côté de mon manteau neuf.
--Oui, c'est vrai, intervint madame Martel. C'est encore plus laid pour une nouvelle mariée.
--J'en suis bien fâché, mais je crains que tu sois obligée de la porter tout cet hiver.
--Ah! ça, non, elle ne le fera pas, M. Durand, interrompit la terrible femme. Pourquoi avez-vous pris une épouse si vous ne pouvez pas l'habiller décemment?
--Vous oubliez, madame, que vous m'y avez forcé malgré moi, répliqua Durand qui était en ce moment dans une disposition d'esprit très-irritée.
--Oui, je puis témoigner que c'est vrai, ajouta M. Martel sotto voce... Absolument comme on a fait pour moi-même!
Sa femme se tourna brusquement vers lui les yeux étincelants de colère, mais il avait prudemment battu en retraite.
--Tout cela ne répond pas à ma demande, reprit la jeune femme.
--J'y ai déjà répondu: je n'ai pas plus d'argent à te donner pour le présent.
--Mais vous en auriez beaucoup si votre orgueil vos permettait de vous adresser à quelques-uns de vos parents qui sont si riches; plutôt que de faire cela, vous préférez vivre de charité.
Les joues d'Armand devinrent écarlates.
--Comment cela, madame Martel? dit-il; est-ce que je ne vous paie pas régulièrement la somme que vous avez vous-même fixée pour la pension de ma femme et la mienne?
--Bah! une somme qui ne paie seulement pas la moitié des dépenses! C'est pourquoi si vous n'écrivez pas, j'écrirai moi-même et je dirai à votre tante Françoise, à votre frère Paul et peut-être aussi à la fière dame de vos anciennes amours, mademoiselle de Beauvoir, oui je leur dirai comme votre malheureuse femme est pauvre et misérable.
--Vous feriez mieux de vous en abstenir, madame Martel! répliqua Armand avec un regard inaccoutumé qui aurait dû avertir cette matrone rusée qu'elle allait trop loin.
Elle n'en fit pas de cas, et s'approchant plus près de lui et le regardant d'un air de défi, elle répéta:
--Mais je vais le faire. Je ne permettrai pas que moi ou les miens connaissent le besoin lorsque le griffonnage d'une plume peut amener l'abondance. Un pauvre gueux plein d'orgueil ne nous en imposera pas, ou, si nous avons à nous conformer à ses volontés, du moins le monde le saura.
Armand cédant tout-à-coup à un de ces accès de colère qui s'emparaient de lui de temps en temps malgré la douceur de son caractère, se retourna du côté de celle qui le poussait ainsi à bout, et, la saisissant par l'épaule, il la lança dans la porte ouverte avec une force qui l'envoya culbuter parmi les pots de géranium qui tombèrent avec elle pêle-mêle.
--Maintenant, Délima, tu vas de suite empaqueter tes effets et te préparer à laisser cette maison dans une heure.
--Mais elle ne s'en ira pas avec vous, monstre! cria madame Martel en se relevant de parmi les débris de pots cassés, de plantes et de terre. Vous la tueriez comme vous venez presque de me tuer.
--Tu m'entends, Délima? dit notre héros avec un calme sévère.
--Non, je n'irai pas avec toi, sanglota la jeune femme.
--Comme tu voudras, répliqua-t-il avec indifférence.
Et en laissant la chambre pour se rendre dans la sienne il ajouta:
--Je n'ai pas l'intention d'insister sur mes droits.
Il se mit aussitôt en frais d'empaqueter ses effets, ce qui, pour lui, était une affaire bien simple: elle consistait à jeter dans des coffres ses hardes, ses livres, ses brosses, dans l'ordre qu'ils lui tombaient sous la main. Au bout d'une demi-heure il avait terminé sa tâche. Il se rappela alors qu'au commencement de la dernière orageuse entrevue il avait donné sa bourse à Délima. Qu'allait-il faire? Heureusement qu'il possédait quelques piastres qu'il avait mises de côté pour payer un compte de livres de lois récemment achetés et sachant que le libraire l'attendrait, il résolut de s'en servir pour les besoins du moment.
Il regarda sa montre; trois quarts d'heure s'étaient déjà écoulés. Comme il avait dit à sa femme qu'il attendrait une heure, il résolut de ne partir qu'à l'expiration de ce temps. Si elle préférait l'accompagner, il serait satisfait; si elle se décidait à rester, il ne dirait pas un mot pour l'en dissuader. Il regarda encore sa montre: quatre, trois, deux minutes; enfin l'heure était écoulée. Il prenait donc son chapeau, lorsque la porte s'ouvrit lentement et sa femme entra, la figure rouge et les larmes aux yeux.
--Viens-tu avec moi, Délima? lui dit-il.
--Oui!
--Alors habille-toi vitement, car nous n'avons pas de temps à perdre. Je vais aller chercher une carriole.
--Où irons nous? soupira-t-elle, complètement subjuguée en s'affaissant sur une chaise.
--Ne sois donc pas inquiète. Nous pouvons aisément trouver une bonne pension pour le prix que nous payons ici. J'ai en vue une maison paisible et respectable; je vais de suite essayer d'y prendre des arrangements et je reviendrai te chercher. Pendant ce temps-là tu pourras faire ta malle.
En sortant il ne fit point madame Martel, mais il rencontra le bonhomme qui avait reçu instruction de guetter Armand et d'essayer si c'était possible, de l'amener à des sentiments plus doux.
--Quoi! qu'est-ce que ceci. Armand? Vraiment, vous ne pensez pas à nous laisser?
--Oui! M. Martel, et je regrette sensiblement que ce soit dans d'aussi désagréables circonstances.
--Prenez, Armand, quelque temps pour vous décider: ne partez pas immédiatement.
--Rien au monde me ferait rester seulement une nuit de plus.
--Allons, allons! qu'est-ce que veulent dire, plus ou moins, quelques mots un peu vifs? Ma femme est déjà désolée de ce qui s'est passé et consent à faire la paix si vous le voulez bien.
--Je n'ai pas d'objection à cette dernière proposition, car je suis extrêmement fâché de la violence que j'ai déployée pendant la dispute; mais ma résolution est irrévocablement prise: nous partons.
--Et je n'en suis pas non plus surpris, dit Martel en passant traîtreusement à l'ennemi. Vous avez beaucoup souffert, et maintenant que vous avez secoué vos chaînes, je ne m'étonne pas que vous n'ayez plus le désir de les reprendre. Vous avez terriblement épouvanté la bonne femme; mais comme heureusement, vous ne lui avez pas fait de mal, je ne vous en veux pas. Elle dit qu'elle pensait que vous aviez le coeur d'une souris, mais elle trouve maintenant que vous avez celui d'un lion.
--Je décline le compliment si c'en est un qu'on me fait: je me sens honteux d'avoir montré ces exploits de coeur de lion... Mais le temps presse, il faut que je parte. Cependant avant de vous laisser, je dois vous remercier, M. Martel, bien sincèrement et de tout mon coeur, pour toutes les bontés que vous m'avez témoignées durant le temps que j'ai passé sous votre toit.
André toussa.
--Que le bon Dieu vous bénisse, Armand répondit-il avec une émotion visible dans la voix. Depuis le commencement jusqu'à la fin, vous avez agi comme un vrai gentilhomme J'espère que la petite Délima se montrera digne de vous!
En moins d'une heure Durand revint chercher sa femme qui, tout éplorée, embarqua dans le sleigh sans proférer une seule parole, car elle avait déjà fait ses adieux à la famille.
Arrivés à leur nouvelle résidence, laquelle paraissait rangée et confortable, Armand procéda à prendre possession de leur petit mais propre appartement en dépaquetant et en pendant ses hardes, en mettant ses livres et ses papiers à leurs places respectives. Pendant ce temps-là, Délima était assise sur un coffre, inconsolable, éclatant de temps en temps en de nouveaux sanglots.
Lorsqu'on sonna la cloche pour le thé, elle refusa avec indignation de prendre de ce rafraîchissement, en sorte qu'Armand descendit seul. Le repas était certainement une amélioration sur ceux très mesquins qu'on lui avait servis dans ces derniers temps, et il fit l'agréable réflexion que dorénavant il pourrait les prendre en paix sans avoir à essuyer un feu roulant de reproches et de récriminations. Il n'y avait que quatre autres pensionnaires: deux vieilles filles qui étaient soeurs, unies dans leur toilette et affectées dans leur parler, et un couple tranquille d'un certain âge avec lequel, cependant, l'hôtesse babillarde et souriante tenait une conversation assez vive. Lorsqu'Armand retourna à sa chambre il la trouve en quelque sorte triste, le feu s'était éteint. A force de pleurer Délima s'était endormie dans un fauteuil, et comme les rayons de la bougie frappaient en plein sa pâle figure sur laquelle on voyait les traces des larmes, son coeur s'attendrit en dépit des constantes provocations qu'il avait reçues d'elle. Elle paraissait si jeune, si fragile et maintenant elle dépendait entièrement de lui!
Il fit du feu, chercha l'hôtesse pour lui demander si elle aurait la bonté de faire monter une tasse de thé à madame Durand qui était malade, ce à quoi on consentit volontiers; puis il monta réveiller sa femme. Après qu'on lui eût apporté la tasse de thé, elle la refusa de nouveau et recommença ses pleurs entremêlés d'accès de chagrin sur son triste sort et sa malheureuse condition.
Après avoir essayé infructueusement de la consoler, voyant qu'elle redoublait ses lamentations, il lui dit d'un air grave:
--Puisque tu te trouves si misérable, je ne vois, Délima, qu'un seul parti à prendre; tu vas retourner chez madame Martel, car selon les apparences, il n'y a que là que tu puisses être heureuse. Je donnerai tant que je pourrai pour ton entretien et j'augmenterai la somme aussitôt que j'en serai capable. Il est trop tard ce soir, mais tu pourras partir demain matin.
--Je ne ferai rien de la sorte, interrompit vivement la jeune femme, quoique je pense que tu en serais bien content: tu trouverais peut-être que c'est un bon débarras.
Piquée au vif par cette pensée, elle se leva brusquement et commença à arranger sa toilette en désordre et à placer les quelques effets qu'elle avait apportés avec elle, madame Martel ui ayant promis que le reste serait prêt quand elle l'enverrait chercher.
Lorsqu'Armand revint du bureau, le lendemain, il fut agréablement surpris de trouver sa chère moitié assise dans le salon avec sa couture et causant avec une des pensionnaires. Il fut de plus très-content d'apprendre de sa bouche qu'elle se trouvait plus heureuse et mieux que chez madame Martel.
Maintenant, si Armand eût eu un caractère plus déterminé, s'il eût été capable de poursuivre par une certaine fermeté dans ses manières et ses résolutions, la victoire domestique qu'il venait de remporter, tout aurait pu aller passablement bien; mais malheureusement, tel ne fut pas le cas. Madame Martel venait fréquemment, quelque temps après, à leur nouvelle résidence; Délima passait une grande partie du temps à lui remettre ses visites, et Armand n'intervint nullement. Les conséquences morales de ces relations furent très-perceptible dans le caractère de sa jeune femme qui devint plus indépendant et plus exigeant. Elle paraissait croire que le seul but de la vie était de s'habiller avec le plus de soin et avec autant d'extravagance que possible.
De son côté, Armand poursuivait avec persévérance ses obligations de bureau, quoique parfois il ne pouvait se défendre d'un sentiment de triste découragement. Depuis qu'il avait reçu la lettre de Paul lui offrant de l'argent il n'avait pas eu d'autre relations avec lui. Au jour de l'an il reçut un petit billet de sa tante Ratelle, contenant un présent de cinquante louis. On ne lui parlait pas de sa femme dans cette missive, et on ne lui exprimait aucun désir de faire sa connaissaance. Madame Ratelle avait, malheureusement, reçu d'une bonne autorité une connaissance exacte de son caractère et avait appris de cette manière que l'acquisition qu'avait fait son infortuné neveu en était une pitoyable, sans valeur et sans mérite.
Délima cajola si bien son mari qu'elle obtint bientôt les cinquante louis, et au lieu de les employer, du moins en partie, è payer quelques dettes que le jeune ménage avait contractées elle s'acheta une garniture neuve de pelleterie et un costume dont l'élégance rivalisait avec les toilettes de mademoiselle de Beauvoir elle-même. Madame Martel ne fut pas oubliée dans cet inégal partage des étrennes de la tante Ratelle: elle eut pour sa part un joli manteau neuf.
Au bout de quelques mois la jeune femme qui, dans le principe, avait été si enchantée de la vie de pension, en fut entièrement dégoûtée. Les pensionnaires étaient si peu complaisants pour elle, la bourgeoise si grossière et désagréable qu'elle n'osait seulement pas lui demander un verre d'eau entre les repas, elle-même si fatiguée de toujours manger, s'asseoir et de vivre sous la constante surveillance d'étrangers, qu'elle en était venue à la conclusion qu'elle aimerait mieux mourir de faim dans un petit logement à elle,--ne fut-ce qu'un grenier--plutôt que de rester dans cette situation.
Comme de raison, madame Martel était au fond de tout ce murmure et ce mécontentement. Ce rusé brandon de discorde trouvait que dans ses visites à la jeune femme elle n'avait pas assez de liberté et n'tait pas reçue comme elle l'aurait aimé. Impossible de se passer le luxe d'une délicieuse tasse de thé et d'une de ces longues veillées terminées par un souper chaud. En un mot, il valait autant que Délima fût à Saint-Laurent pour le profit et le plaisir que sa compagnie lui rapportait. Aiguillonnée par des conseils si intéressés, la jeune madame Durand se rendit bientôt désagréable et haïssable aux autres pensionnaires; son affectation et ses airs de supériorité servirent de risée. Tous les soirs, lorsque notre héros arrivait du bureau, elle avait un nouveau grief à conter une nouvelle histoire de dureté et d'oppression à lui communiquer; si bien qu'insensiblement, il finit par redouter son arrivée à la maison de pension autant qu'autrefois au domicile madame Martel. De temps à autre elle changeait son histoire et insistait sur le bonheur qu'ils goûteraient dans un chez-soi, quelque humble qu'il fût, sur l'économie et l'habileté qu'elle déploierait dans la direction de son ménage. Le tableau était engageant, et Armand se surprit souvent à se demander comment il pourrait le réaliser si son orgueil et son indépendance lui permettraient jamais de solliciter de la tante Ratelle de l'aide pour mettre son projet ne pratique.
Le sort vint à son secours et arrangea l'affaire en lu ménageant une rencontre avec sa tante Françoise qui était venue à la ville pour la première fois depuis la mort de son frère Paul Durand. Armand ayant sa jeune femme à son bras se rencontre face à face avec elle au moment où elle sortait d'un de ces magasins sombres et bas, comme alors il en existait encore quelques-uns à Montréal. Le jeune homme qui se rappelait toutes ses bontés pour lui, était charmé de la rencontre et il démontrait clairement par ses manières et ses paroles tout le plaisir qu'il en éprouvait. La froideur que madame Ratelle avait d'abord montrée se fondit bientôt sous le charme enchanteur de son accueil affectionné et sous les pressantes sollicitation du jeune couple de vouloir bien les suivre et partager l'hospitalité de leur pension. Elle refusa en les remerciant; mais les invita à aller prendre le dîner avec elle à l'hôtel paisible et respectable où elle était descendue.
L'invitation fut de suite acceptée, et tout se passa d'une manière satisfaisante. Inutile d'ajouter que madame Ratelle vit avec infiniment de déplaisir les coûteuses fourrures et l'élégant manteau qui accoutraient ls femme d'un pauvre étudiant en Droit, mais Délima paraissait si jeune,--pour atteindre ce but elle avait repris les manières entraînantes qui la caractérisaient avant son mariage--que la tante Françoise sentit se dissiper promptement les préjugés qu'elle avait conçus contre elle. Avec une naïveté que la vieille dame sut apprécier, la nièce parla de l'ardent désir qui n'animait d'avoir une demeure à elle, n'oubliant pas en même temps de faire valoir les rêves brillants qu'elle faisait sur la perfection avec laquelle elle tiendrait leur ménage.
--Mais, observa sèchement la tante Ratelle en répondant à cette rapsodie, je ne puis pas me représenter une dame aussi richement habillée que vous l'êtes se débattant parmi les pots et les chaudrons, et confectionnant les cornichons et les confitures. Vous seriez bien mieux dans une salon!
--Ah! tante Françoise, reprit Délima en adoptant de suite le titre avec lequel Armand parlait à sa tante, je m'habille si richement parce que je n'ai pas autre chose à faire. Combien ce serait différent si j'avais un petit logement à moi: je pourrais alors m'occuper d'autres choses que de parures et de toilettes.
Madame Ratelle n'ajouta rien, et lorsque les jeunes gens partirent elle demanda à son neveu de revenir le soir afin d'avoir une conversation avec lui.
Comme de raison, il se rendit volontiers à cette invitation, et la nuit était passablement avancée lorsque se termina leur entrevue. Ils avaient eu beaucoup à se dire, mais le jeune homme s'était montré dans le cours de cette longue conversation d'une étonnante discrétion au sujet de ses embarras domestiques aussi bien que de toutes les machinations qu'on avait mises en oeuvre pour le faire marier.
En lui donnant des nouvelles d'Alonville elle lui dit que Paul demeurait toujours dans la maison paternelle, mais était devenu extraordinairement sombre et taciturne, et que sa prospérité en agriculture avait considérablement diminué. Il ne paraissait pas penser au mariage, quoique, s'il en eût eu quelque disposition, il aurait pu choisir parmi les plus jolies filles de la paroisse. Il n'avait jamais fait allusion à Armand, non plus qu'aux événements qui étaient survenus à la mort de leur père, quoique cela lui donnât è penser, à elle, que son esprit en était plus absorbé et que c'était probablement pour cette raison qu'il cherchait des consolations dans les stimulants, avec une fréquence qui la remplissait d'inquiétude et d'appréhension.
Madame Ratelle lui parla ensuite de ses propres affaires et lui demanda s'il désirait aussi vivement que sa femme d'avoir un logement à eux. La pensée des plaintes ennuyeuses et les incessantes tirades que Délima lui faisait subir tous les soirs lui fit répondre dans l'affirmative. La tante Françoise accueillit évidemment sa réponse avec faveur car en elle-même elle craignait que la vie indolente que menait la jeune mariée pourrait lui communiquer des idées d'oisiveté et de dépenses qui la rendraient plus tard incapable de prendre la conduite d'un ménage.
La conclusion de tout ceci fut qu'Armand serait immédiatement mis en possession du legs que son père avait laissé à sa tante. Une partie de ce legs, sagement placée, rapporterait un intérêt raisonnable, tandis qu'on en déduirait une comme suffisante pour monter une maison, quoique sur la plus petite échelle possible.
--J'espère, mon neveu, que notre décision a été très-prudente, dit gravement la tante Ratelle au moment où ils se séparèrent. On pourrait peut-être dire qu'il aurait été plus sage de laisser les affaires telles qu'elles étaient, mais tu es à présent un homme marié, à qui l'on peut certainement confier la direction de ses propres affaires. Dans tous les cas, deux qualités te son éminemment nécessaires: l'économie et la fermeté; aies soin que ni l'une ni l'autre ne te manquent.
XVI
Ce fut pour Délima un jour de triomphe que celui où, après avoir parcouru avec son mari une partie de la ville à la recherche d'une habitation réalisât l'idéal qu'elle avait rêvé, ils trouvèrent pour un prix modique, sur la rue St. Joseph, un cottage contenant le nombre voulu d'armoires et de cabinets, et ayant par devant la petite véranda que la jeune femme regardait comme indispensable. Aussi fut-elle très-joyeuse lorsque Armand, qui éprouvait l'aversion ordinaire à son sexe pur faire les emplettes, lui remit, avant de partir pour son bureau, une bourse bien remplie et lui donna carte-blanche pour en dépenser le contenu à son entière discrétion.
Naturellement, le premier soin de Délima fut d'aller chercher madame Martel. Cette terrible matrone fit le désespoir des commis d'une douzaine au moins de magasins en marchandant barguignant et changeant d'idées plusieurs fois avent de conclure des marchés. Sa coopération fut cependant d'une grande utilité à la jeune femme qui débutait comme ménagère, car sans l'intervention de sa compagne, Délima guidée par les mêmes goûts qui l'avaient dirigée dans l'achat de ses robes, aurait mis les trois quarts de son capital sur un tapis coûteux, embelle de roses et de lilas, et sur des meubles de salon qui devaient bien faire avec tapis, mais qui ne convenaient pas plus que ses robes à leur position.
Madame Martel lui ayant demandé aigrement avec quoi, dans ce cas, elle se proposait d'acheter un poële et des batteries de cuisine, elle consentit à regret à se contenter d'articles moins dispendieux. Pendant qu'elle examinait d'un air mécontent le droguet, la table et les chaises unis mais confortables que sa tante avait choisis, celle-ci lui dit:
--C'est dans tous les cas, ma fille, une amélioration assez notable sur les planchers nus et les chaises empaillées que l'on voit dans les meilleures chambre de la vieille ferme de Saint-Laurent.
La jeune femme qui, dans sa grandeur naissante, était presque parvenue à chasser ces réminiscences comme elle l'avait fait du souvenir du grand-père qui l'avait élevée, rougit très-fort à ces mots et résolut de fermer la bouche qu'elle ne rouvrit plus avant qu'elles fussent sorties du magasin.
Plusieurs jours furent ainsi employés à faire des emplettes. Enfin les effets arrivèrent, les meubles furent placés et les jeunes mariés prirent possession de leur logis. Délima triomphait, Armand était content parce qu'elle l'était elle-même, et madame Martel qui s'était obligeamment invitée à souper, sous le prétexte de lancer la jeune ménagère dans sa nouvelle carrière, était pleine d'affabilité et se disait majestueusement:
--Voilà mon oeuvre!
Bientôt cependant les difficultés surgirent sur la route du ménage. Chaque jour apportait des découvertes désagréables. D'abord la cuisine fourmillait de coquerelles et de barbeaux, et Délima avait une telle peur de ces petits insectes que ses cris retentissaient dans toute la maison chaque fois qu'elle y descendait. La méthode la mieux répandue pour débarrasser de ce fléau fut adoptée sur-le-champ, mais on n'en obtint qu'un succès partiel.
Ensuite la cheminée fumait quelques fois de la manière la plus capricieuse lorsque le vent changeait de direction; Armand et sa femme étaient alors menacés d'avoir le même sort que les habitants de Pompéi, car des masses d'épaisse fumée et de cendres les enveloppaient lorsqu'ils s'asseyaient à leur coin du feu.
Un récollet (capuchon de cheminée) avait à peine remédié en partie à cet inconvénient qu'un autre sujet de grief survint. Le toit fit malheureusement une voie d'eau dans une partie de la maison, et pour comble d'infortune, l'humidité s'introduisit subtilement dans la précieuse armoire où Délima avait mis sa belle robe de soie des dimanches qui fut bariolée et tachetée comme un arabesque. Cette double mésaventure fut réparée par des améliorations à la couverture et par l'achat d'une nouvelle robe.
Mais le sort n'avait pas fini ses persécutions. Les rats envahirent bientôt la cave, et la terreur qu'avaient inspiré les coquerelles et les barbeaux n'étaient rien en comparaison de celle que créait la présence de ces nouveaux hôtes. Jamais Délima ne s'aventurait seule dans ce château-fort de l'ennemi, de sorte qu'Armand était obligé de l'accompagner dans les pérégrinations qu'elle avait à y faire pour aller chercher le matériel de leurs repas; cela lui causait tant d'ennui qu'il eût de beaucoup préféré vivre comme un anachorète, au régime de pain et de l'eau. On se procura un chat, mais ce petit animal limita ses exploits à piller la paneterie et à briser une quantité incroyable de faïences, et on finit par reconnaître qu'il était plus nuisible que les rats eux-mêmes.
Et pendant ce temps-là, se demandera-t-on, comment Délima se tirait-elle d'affaire dans la conduite du ménage? Son mari voyait-il la réalité s'élever jusqu'au niveau des visions dorées dont il s'était bercé?
Le fait est que, dérouté par les décourageantes découvertes que chaque jour apportait et distrait par les plans et les conjectures qu'il formait pour faire face à ces embarras, Armand avait à peine remarqué que les biscuits étaient trop solides et pesant, les viandes brûlées ou rarement cuites à point, et la soupe un indescriptible mélange de fluide graisseux dans lequel nageaient les amas de légumes à moitié crûs. Quand cependant le jeune mari risquait à ce sujet quelques observations, ce qui lui arrivait d'ailleurs fort rarement, Délima lui demandait, indignée, comment il voulait qu'elle pût faire la cuisine comme il faut, entourée comme elle l'était d'horreurs de toutes sortes et aveuglée, stupéfiée par les cheminées qui fumaient et par les toits percés?
La raison paraissait bonne, du moins Armand voulut bien l'accepter comme telle; il proposa donc de remédier à cette situation en se procurant l'aide d'une servante dont l'égalité d'âme résisterait aux terreurs qui exerçaient une si puissante influence sur les nerfs de Délima. Celle-ci accepta avec empressement la proposition, et revêtue encore une fois de ses plus beaux atours, elle entreprit la tâche importante et pleine de dignité de donner des ordres à une servante.
Mais hélas! Lizette était quelque peu susceptible, et une guerre animée s'établit bientôt entre la maîtresse et la ménagère. Délima, qui ignorait totalement ce en quoi consiste la dignité, essayait de suppléer, en se faisant arrogante et en trouvant constamment à redire, à l'absence complète chez elle de cette justice calme et de cette parfaite possession de soi-même si nécessaires à ceux dont la destinée est de commander.
Aussi, lorsqu'il arrivait le soir chez lui, l'infortuné mari, au lieu d'avoir à entendre le léger caquet féminin qui est en ces temps et lieu une chose très-agréable, ou de jouir de ce repos, de cette tranquillité qui rendent souvent la maison chère au coeur, était condamné d'ennuyeuse répétitions sur les bévues de Lizette et les outrages incessants dont elle avait abreuvé sa maîtresse.
--Mais pourquoi donc ne lui donne-tu pas son congé et n'en prends-tu pas une autre? répondant alors Armand en se passant d'une manière désespérée la main dans les cheveux.
Mais cela ne faisait pas l'affaire de madame Durand. Elle savait Lizette une excellente domestique, industrieuse, aimant le travail et honnête; elle ne voulait que se donner le luxe de gronder.
Pendant ce temps-là les visites de madame Martel devenaient de plus en plus nombreuses, et sa présence dans le jeune ménage très-fréquente. L'espèce de honte qu'elle avait laissé voir lors de sa première visite, après la tempête que nous avons signalée, disparut bientôt et fut remplacée par des tirades sur l'incompétence et l'inutilité de Lizette, le tout entremêlé de temps à autre par des avertissements au chef de la maison.
Un jour que les deux dames discutaient ensemble les défauts de la pauvre servante. Lizette, qui avait à dessein laissé la porte de la cuisine entr'ouverte afin de profiter de l'analyse que l'on faisait ainsi de son caractère, entra dans la salle comme un ouragan et leur déclara qu'il était facile de voir qu'elles n'avaient pas été habituées à avoir des domestiques; que elle, Lizette, qui avait vécu avec de vraies dames avant de venir dans cette maison, pouvait leur dire qu'elle étaient toutes deux des parvenues, et que pour aucune considération elle ne consentirait è passer une nuit de plus à leurs ordres.
Là-dessus la jeune maîtresse, qui était revenue du saisissement dans lequel l'avait jetée cette charge à fond de train, déclara froidement à la soubrette excitée que si elle mettait à exécution la menace de partir à si court avis, non-seulement elle perdrait son salaire du mois, mais que de plus elle recevrait certificat qui l'empêcherait de se faire employer par qui que ce fût.
A cela Lizette réplique, avec un ton passablement indépendant, que lorsqu'elle voudrait un certificat elle aurait soin de le demander à l'une des grandes dames chez lesquelles elle avait demeuré antérieurement.
Dès le début de la scène, Armand s'était précipitamment retiré dans une autre chambre dont il avait fermé la porte; cela n'empêcha pas cependant que les voix des personnes engagées dans la dispute arrivèrent, jusqu'à lui claires et distinctes. Il ne fut donc pas surpris lorsque, peu d'instants après, Lizette vint le trouver, et tout en lui déclarant qu'elle ne voulait plus rester davantage chez lui, elle lui demanda ses gages, après avoir librement relaté ce qui s'était passé. Comme il avait eu personnellement connaissance de la provocation qui amenait cet état De choses, il paya sans rien dire ce qu'elle demandait. Peu après, comme Il jetait un coup-d'oeil par la fenêtre, il aperçut la servante qui traversait la rue, son paquet è la main.
Presqu'au même moment Délima entra, haletante, dans la chambre, suivie de près par madame Martel.
--Assurément, Armand, tu ne lui as pas payé ce mois-ci?
--Sans doute. Pourquoi pas?
--Pourquoi pas?
--Pourquoi pas! n'as-tu pas entendu toutes les insolences qu'elle m'a dites?... Oui! dis-tu, et tu demandes: pourquoi pas, Armand Durand, vous n'avez pas le coeur d'un homme, car vous ne seriez pas resté lâchement ici pendant que là-bas votre femme était insultée, et vous n'auriez pas payé la misérable qui la vilipendait.
Ici madame Martel fit entendre un gros soupir.
--Mais vous étiez deux contre elle, répondit Armand, et certainement très-capables pour votre adversaire.
--Ainsi donc, non content de l'encourager par ton silence et ton abstention, de lui payer les gages qu'elle avait perdus, voici que tu prends maintenant sa part? demanda la jeune femme avec colère.
Madame Martel fit encore entendre un soupir plus fort que le premier et toussa brusquement, ce qui était évidemment un préliminaire à la part active qu'elle se disposait de prendre dans le nouvel engagement qui commençait. Armand se contenta de saisir ent toute hâte son chapeau et de sortir, murmurant entre ses dents que d'autres affaires le réclamaient ailleurs.
Ces affaires auxquelles il avait vaguement fait allusion n'étaient rien autre chose qu'une promenade en attendant que l'heure fût arrivée pour lui de se rendre au bureau, où il s'installa bientôt en se félicitant intérieurement d'avoir à sa disposition un asile aussi sûr et aussi tranquille.
Cependant le moment d'en partir était venu, et il se disposait à ramasser quelques livres et papiers qu'il voulait apporter avec lui à la maison lorsque, à sa grande surprise, il aperçut sa tante Françoise qui entrait dans le bureau.
Elle était venue à la ville pour des affaires imprévues, et sachant qu'elle trouverait, à cette heure, Armand à son bureau, elle était venue l'y trouver afin qu'il l'accompagnât à sa nouvelle demeure; car Délima, dans la première explosion de gratitude occasionnée chez elle par l'action généreuse de madame Ratelle qui les avait mis en mesure de commencer leur ménage, avait insisté avec force pour que cette bonne dame se retirât chez eux chaque fois qu'elle viendrait à la ville.
Arrivés au confortable petit cottage de la rue St. Joseph, Armand ouvrit la porte avec son passe-partout, l'esprit tourmenté par de fortes appréhensions au sujet de la disposition d'esprit où il trouverait sa femme après les événements tumultueux de la journée.
A vrai dire, ses craintes n'avaient pas approché de la réalité. Les feux étaient éteints, la maison vide et déserte: Délima étant sortie avec madame Martel, après s'être concertées ensemble pour punir le mari en allant passer la soirée hors de la maison et en le laissant aux ressources de l'habilité d'un pauvre célibataire. Tout était dans le même état qu'au commencement des hostilités, les meubles en désordre, le tapis couvert de miettes de pain, de bouts de fil, de papier, et par la porte qui en était restée à demi-ouverte on pouvait voir dans la cuisine une table remplie d'assiettes sales, un foyer tout couvert de cendres et un plancher sur lequel le balai n'avait laissé aucune trace de son passage.
Le choc que ce spectacle infligea à la tante Françoise, qui aimait tant l'ordre et la propreté, ne peut se raconter. Mortifié et confondu, Armand balbutia quelque chose sur ce que Délima avait été obligée de sortir avec sa cousine, madame Martel, et que leur servante était partie brusquement,--c'était la première fois que madame Ratelle apprenait qu'ils avaient une domestique à leur service;--puis il pria sa tante de s'asseoir pendant qu'il ferait du feu, la seule partie de l'économie domestique dont il eût une idée un peu claire.
Elle y consentit en silence, et pendant que son regard se promenait de la taille svelte de son neveu sur laquelle le feu naissant commençait à jeter ses reflets, à l'affreuse confusion qui l'environnait, ses pensées se reportaient aux premières années du mariage de son frère et à ses propres réclamations contre le choix qu'il avait fait. En ce qui concernait le confort domestique et la conduite du ménage, il y avait une similitude étrange entre le sort du père et celui du fils; mais elle reconnut avec douleur que là cessait la parité. Jamais la douce et aimante Geneviève n'aurait laissé son mari au milieu d'une confusion comme celle qui régnait en ce moment dans la maison, afin d'aller ailleurs chercher des amusements pour elle-même; si elle n'avait pas eu le talent de tenir sa maison dans cet ordre exquis qui donne de l'attrait même à la chaumière la lus pauvre, du moins elle était toujours là pour l'accueillir à son retour avec des paroles de douceur, avec un regard et un sourire d'amour. Madame Ratelle avait une fois exprimé hardiment à son frère sa désapprobation entière du système ou plutôt de l'absence de système qui régnait dans son ménage,--car bien qu'il aimât passionnément sa femme, bien qu'il fût touché de l'entier dévouement de celle-ci pour lui, il pouvait supporter d'entendre dire des vérités amères sur son compte;--mais quelle forteresse Armand avait-il, lui, pour se protéger? En regardant son visage triste et pensif qui portait les traces du malheur, en se rappelant tout ce dont elle avait entendu parler, tout ce qu'elle avait vu, elle se répondit à elle-même avec un serrement de coeur; aucune, aucune!
Non, elle n'augmenterait pas par un seul mot de critique ou de censure le fardeau qui pesait déjà si lourdement sur son pauvre neveu; et quand, après avoir terminé sa tâche, il s'approcha d'elle et lui dit avec une gaieté forcée:
--Au moins, tante Françoise, si nous n'avons pas un bon souper, nous aurons dans tous les cas un bon feu.
Elle se leva rapidement et répondit en riant:
--Mais, mon cher neveu, nous aurons les deux!
Et s'étant débarrassée de ses vêtements de sortie, elle prit un essuie-main qui gisait sur une chaise tout près de là, et tout en le fixant autour d'elle afin de garantir sa robe et en rejetant en arrière les attaches de mousseline de sa coiffe:
--Maintenant, dit-elle, tu vas voir comme la vieille tante n'a pas oublié son ancienne besogne.
Nonobstant l'opposition qu'y mit son neveu, elle commença avec célérité à rétablir en ordre le chaos qui régnait dans la cuisine. Cela fut bien vite fait, et quelque temps après un excellent souper composé de pain rôti, de jambon et d'oeufs,--car le garde-manger était convenablement pourvu--était placé sur la table.
Durant le repas elle le questionna avec intérêt sur les projets qu'il avait pour l'avenir; elle se montra satisfaite de ce qu'il poursuivait avec tant d'ardeur ses études légales, mais elle parla peu, très-peu, de ce qui concernait ses affaires domestiques. Une fois seulement, après un long silence, elle mit doucement sa main sur la sienne et dit tout bas en le regardant fixement en face:
--Armand, mon fils, je crains que tu ne sois pas très-heureux!
Il ne lui répondit pas autrement qu'en lui pressant la main et en détournant légèrement la tête. Un nouveau silence s'établit entr'eux et dura jusqu'à ce qu'un coup frappé à la porte les fit se lever. Armand alla ouvrir, et se jeune femme entra, portant sur ses traits réguliers un air demi revêche, demi provocateur.
--Comment trouve-tu la vie de ménage d'un cieux garçon? demanda-t-elle avec aigreur. Tu avais tant de sympathie pour Lizette que...
--Tante Françoise est ici! interrompit-il avec gravité.
Honteuse et confuse, Délima se retourna vivement et courut embrasser madame Ratelle qui la laissa faire froidement sans lui rendre sa caresse. Elle marmotta quelques excuses et le regret de n'avoir pas su que sa tante devait venir, car elle serait rentrée plus tôt pour lui donner le souper.
--Pourquoi, enfant, aurais-tu plus d'attentions et de prévenances pour moi que tu n'en montres à ton mari? Les titres qu'il y a sont bien plus grands que les miens.
La jolie bouche de la jeune femme fit la moue, son beau front se contracta, et elle partit pour aller se déshabiller en secouant légèrement la tête.
Dans les jours lointains du passé, alors qu'elle s'était montrée si sévère sur la manière déplorable dont Geneviève conduisait son ménage, la pauvre tante Françoise avait été loin de penser qu'un jour viendrait où elle se rappellerait avec douleur ses sourires, son affection et les qualités qui compensaient chez la première femme de son frère l'absence des capacités domestiques. Il lui était inutile cependant de se plaindre, et elle résolut de n'exprimer par aucune parole le chagrin que lui faisait éprouver l'état des choses actuel. Elle passa deux jours avec les jeunes gens, car des affaires la forcèrent de rester à la ville, et pendant ces deux jours elle en vit assez des faits et gestes de Délima, de la félicité domestique d'Armand, pour souhaiter de n'y être jamais venue.
La séparation avec sa nouvelle nièce fut un peu orageuse. Elle lui dit d'un ton calme et sévère combien elle lui trouvait de l'insuffisance dans toutes les qualités qui distinguent une bonne épouse, et finit par lui déclarer que dorénavant ses faveurs et ses cadeaux dépendraient entièrement du degré d'amélioration que se ferait remarquer dans sa conduite.
Comme la jeune femme s'échauffait et commençait à devenir impertinente, la tante Ratelle se tut et laissa la maison.
Rodolphe Belfond venait de temps en temps voir son ancien ami de collège; mais chaque fois la jeune femme, au lieu de laisser son mari seul avec son ami et jouir ensemble d'un entretien amical, leur tenait compagnie, et cela vêtue avec élégance exagérée; par ses conversations insipides et par son affectation plus absurde encore, elle rendait l'entrevue ennuyeuse pour tous deux. D'autres foais, quand elle était sous l'influence de la mauvaise humeur, elle s'efforçait de rendre la situation plus désagréable encore en disputant très fort la nouvelle servante plus endurante que Lizette, en faisant du brout à tort et à travers par la brusquerie avec laquelle elle brossait, époussetait et nettoyait; on eût dit quelle voulait donner l'impression à ses deux victimes qu'elles gênaient dans la maison.
Heureusement que Belfond n'était ni très-timide ni très-sensible; aussi, restait-il impassible au milieu de la tempête et se contentait-il de penser, en contemplant l'attitude irascible de Délima, comme il adoucirait vite et bien cette jolie petite diablesse s'il était à la place de son ami, de la faiblesse duquel il s'étonnait, mais qu'il prenait en profonde commisération tout en la condamnant.
Cependant des inquiétudes plus graves attendaient le jeune ménage. L'argent donné par madame Ratelle avait été dépensé avec une déplorable imprévoyance, comme jamais cette bonne dame n'en avait vue.
La seule connaissance de quelque utilité que possédât Délima était celle des ouvrages à l'aiguille, et elle y excellait; mais bien que les robes, manteaux et tous les petits articles de fantaisie qu'elle aimait tant fussent faits par elle, ainsi que le linge de son mari, ce seul détail d'économie ne pouvait pas suppléer à l'absence absolue de système et de bonne direction qui se faisait aussi vivement ressentir dans les autres départements du ménage.
Lorsque la jeune femme demandait de l'argent, Armand lui en donnait séance tenante sans s'informer de ce qu'elle en voulait faire, sachant bien que s'il hasardait la moindre question à ce sujet il s'en suivrait une altercation; mais quand ces constants assauts sur le capital eurent terriblement diminué leur petite fortune et qu'il eût commencé à parler de la nécessité de pratiquer l'économie, elle ne fit nulle attention à ses remontrances, se disant à elle même pour se rassurer que lorsque la bourse serait vide ils pourraient s'adresser à tante Françoise. Quand ce temps arrive et que Délima, sans consulter son mari, eût écrit privément à madame Ratelle une lettre qui lui faisait une peinture effrayante de leur misère et qui, malgré l'étude et l'attention qu'elle y avait mise, était une merveille de mauvaise grammaire et d'affreuse orthographe, elle ne tarda pas à recevoir une réponse courte, vive et décisive.
Madame Ratelle se contentait de lui dire qu'elle leur avait donné déjà une somme qui administrée avec soin, aurait dû être suffisante pour les mettre à l'abri de la nécessité de demander de longtemps des secours, que madame Durand devait apprendre à être moins extravagante dans ses toilettes et ses dépenses de ménage avant de s'attendre à une Nouvelle aide de sa part. La lettre exprimait aussi la surprise que la jeune madame Durand, qui avait été élevée dans l'habitude de la plus stricte économie, trouvât maintenant si difficile de la pratiquer.
Dans la première explosion de colère provoquée par tant de franchise, Délima montra la lettre à son mari; mais elle était loin de s'attendre à l'amertume avec laquelle il lui reprocha d'avoir fait une telle demande sans el consulter, et le manque d'orgueil et de dignité qui l'avait conduite à demander des secours de cette manière.
Peu à peu cette partie de la somme qui devait, par son intérêt leur fournir un petit revenu annuel fut dépensée, Armand en ayant consacré, malgré la volonté de sa femme, une part è payer des dettes insignifiantes qu'il avait contractées durant les premiers mois de leur mariage. Ainsi placé à deux pas de la pauvreté, il jugea que le retranchement était impérieusement nécessaire; la servante fut renvoyée, les dépenses pour la toilette et la tale diminuées, et Délima, changeant tour-à-coup d'un extrême à un autre, passa de la condition de poupée extravagante à celle d'une femme très-négligente au dernier point. Naturellement, le caractère participa aussi à ce changement et ce fut pour le pire; aussi les regards de colère et les ennuyeuses récriminations sur sa misérable destinée étaient maintenant tout ce qu'il y avait dans l'infortunée demeure de notre héros.
L'étrenne annuelle de cinquante louis envoyée par madame Ratelle arriva à temps pour les sauver du besoin immédiat; Armand, après des efforts désespérés, se procura un peu de copie qui ne lui rapporta qu'une rémunération insuffisante du rude labeur qu'il s'imposait après les heures de bureau. Plusieurs articles superflus de ménage, parmi lesquels s'en trouvaient dont on aurait fort bien se dispenser de faire l'acquisition furent vendus pour faire face aux exigences du moment, et aà chacun de ces sacrifices Délima se lamentait comme si on eût blessé une des fibres de son coeur.
Madame Martel qui était devenue une commensale assidue du logis joignait, naturellement, ses vigoureuses lamentations à celles de la jeune femme, branlant la tête outre mesure et soupirant sur un ton lamentable: oh! ma pauvre, pauvre Délima! C'était au point qu'Armand pensait en devenir fou. Une fois que sa femme avait été particulièrement vive dans ses jérémiades et que madame Martel la secondait de son mieux, le pauvre mari les réduisit l'une et l'autre au silence en se tournant vers la visiteuse et en l'informant que ce qu'elle avait de mieux à faire pour la tranquillité de tous était de ramener Délima avec elle et de la garder jusqu'à ce qu'il eût une demeure plus riche à lui offrir. Mais cette explosion était un événement rare et l'influence morale qu'elle eut sur le moment passa bientôt, laissant encore une fois les adversaires du jeune homme maîtresses du champ de bataille.
Pendant qu'il supportait de son mieux les infortunes qui l'entouraient, se laissant un jour aller au découragement et renouvelant le lendemain les résolutions qu'il avait prises de lutter vaillamment contre le sort et de vaincre si c'était possible, un messager arriva d'Alonville pour lui dire de s'y rendre sans retard parce que madame Ratelle venait d'être frappée d'un coup de paralysie et qu'elle se mourait. Atterré et profondément chagrin de cette affreuse nouvelle, il se prépara à partir incontinent; de son côté, Délima sut profiter du prétexte des mauvais chemins et du temps défavorable pour refuser de l'accompagner.
Il arriva à temps pour recevoir la dernière bénédiction de la bonne tante Françoise, pour cueillir de ses lèvres expirantes quelques conseils et des paroles de sympathie; un autre coup de l'ennemi infatigable termina la scène. Aucune expression ne put rendre la désolation du pauvre Armand en face du cadavre inanimé de sa tante. Elle avait été le dernier être qui l'eût aimé sur la terre, car sa confiance dans l'affection de sa femme s'était évanouie depuis longtemps; son oreille aujourd'hui glacée par la mort était la seule à laquelle il eût pu confier ses peines et ses projets. L'avenir qui s'ouvrait maintenant devant lui n'était plus embelle par l'espérance de rencontrer un coeur sincère qui pût l'aimer.
Quelques mots furent échangés entre lui et Paul, ce dernier faisant preuve d'embarras et de contrariété, pendant que lui-même était préoccupé et indifférent. Ce fut là toute leur entrevue.
Après les funérailles auxquelles les deux frères assistèrent côte à côte, le notaire du village remit à Armand une lettre que madame Ratelle avait ordonné de lui donner lorsqu'elle serait morte, et il ajouta qu'il était prêt à lui lire le testament de la défunte.
Portant la date du matin qui avait précédé l'arrivée d'Armand, la lettre renfermait une écriture tremblante, presqu'illisible, mais témoignait d'une tendre affection, de sympathie pour ses infortunes, et l'engageait à puiser des consolations à la source où elle en avait trouvé elle-même de si abondantes, l'espoir d'une vie future. Elle déclarait qu'à l'exception de quelque s legs charitables et d'un présent à Paul, elle faisait d'Armand son légataire universel; mais prévoyant l'extravagance de Délima et sa propre imprudence dans les affaires d'argent,--ce qui était amplement prouvé par la prodigalité avec laquelle avait été dépensée la forte somme qu'elle leur avait donnée,--et craignant que, si l'héritage était mis à leur disposition sans conditions restrictives il serait promptement dépensé, les laissant encore une fois la proie de la pauvreté, elle manifestait le désir qu'Armand ne reçût que l'intérêt annuel de l'argent qui lui était légué pendant l'espace de sept ans, après lequel il entrerait dans la jouissance complète de son héritage sans être entravé par aucune autre condition.
Lorsque de retour chez lui, notre héros eût raconté à sa femme les détails de la mort de madame Ratelle et les dispositions du testament, Délima eut peine à cacher son désappointement.
--Seulement cent-vingt louis par année pendant sept ans! répétait-elle avec un certain mécontentement; juste un peu plus que la somme avec laquelle nous mourions de faim. Nous avons le temps de mourir tous deux avant l'expiration du terme convenu.
--Ce ne serais pas un événement très-regrettable! répondit Armand avec une profonde amertume: assurément, notre vie n'est pas si agréable que nous puissions la regretter.
--Elle le serait si nous avions beaucoup d'argent, répliqua la jeune femme.
--Aucune somme d'argent ne pourrait apporter le bonheur dans notre maison! pensa en lui-même le pauvre Armand.
Mais il ne souffla mot.
XVII
Encore quelques mois de luttes ennuyeuses, de combats contre la pauvreté et les troubles domestiques, puis un autre changement s'opéra dans le drame. Le brave et intelligent avocat Lahaise, dans le bureau duquel Armand avait étudié, tomba malade, et après plusieurs variations du mieux au pire, il paya sa dette à la nature. Notre héros fut très profondément affecté par cette dernière épreuve. Il lui semblait que tous ceux qui l'avait aimé ou lui avaient porté quelqu'intérêt lui étaient enlevés l'un après l'autre; mais il oubliait qu'ils étaient d'un âge mûr et que dans l'ordre de la nature il était de toute éventualité de s'attendre à leur mort: il sentait seulement le vide immense que laissait dans sa vie et ses espérances chacune de ces morts.
Après les funérailles de M. Lahaise il resta pendant plusieurs jours à la maison, solitaire et inactif, donnant pour prétexte qu'il copiait des documents de lis; mais, en réalité, il s'abandonnait de plus en plus au découragement qui l'assaillait. Etait-ce l'apathie ou la maladie? Il ne pouvait dire; mais une singulière aversion pour la profession qu'il avait embrassée s'emparait de lui, et il pensait qu'il lui était tout-à-fait inutile de perdre son temps à se chercher un autre patron sous les auspices duquel il pût continuer ses études légales. Il se demandait à lui-même comment il pouvait se résoudre à perdre un temps si précieux à acquérir une science qui, peut-être, ne lui rapporterait jamais rien. En supposant même qu'il continuât ses études et qu'il subît avec succès son examen,--chose que devenait tout-à-fait douteuse dans état d'abattement et de désespoir où il était plongé,--qui l'assurait que les clients lui viendraient et qu'on lui donnerait des causes? En mettant les choses au mieux, cela ne pouvait arriver avent plusieurs mois, et pendant ce temps-là les dettes, les désagréments et les difficultés le serraient de près, et la hideuse pauvreté était lè, comme un spectre assise à son foyer.
Par une sombre matinée d'orage, il s'était levé la tête remplie de toutes ces pensées qui s'acharnaient à lui avec une inflexible ténacité. Sans prêter d'attention aux reproches que lui faisait Délima au sujet de sa paresse apparente, ni à ses fortes lamentations sur son sort, il restait assis, la tête appuyée sur ses mains, immobile comme une statue, pendant de longues et ennuyeuses heures, sans concevoir ni plans ni projets, mais se laissant aller à un morne désespoir. Tout-à-coup une main légère s'appuya sur son épaule et une voix amie--celle de Belfond--résonna à son oreille.
--Holà, Armand, disait-elle, tu viens de faire un somme! A deux reprises je t'ai dit bonjour et je n'ai pas encore reçu de réponse.
Armand leva les yeux avec un sourire forcé, et il essayait évidemment à inventer une réponse lorsque la voix aigüe de Délima se fit entendre.
--Il a vraiment choisi un vilain temps pour dormir en plein jour lorsque c'est à peine si nous avons, dans la maison assez d'argent pour nous procurer à dîner. Si je n'étais pas là, il dépenserait la plus grande partie de l'argent du mois à payer des dettes, comme si nous avions les moyens!
--Hier matin j'ai vendu ma montre, et il n'est pas possible que le prix que j'en ai obtenu ait tout passé pour les chétifs repas que nous avons faits depuis ce temps-là, répondit le jeune mari d'un air abattu.
Délima ne put s'empêcher de rougir. Elle n'attendait pas autant de franchise de sa part, surtout devant un étranger; mais, comme depuis longtemps elle avait résolu de ne pas se laisser dominer, elle reprit:
--Mais ça va passer avant que tu penses à m'avoir d'autre argent, et alors, je suppose, il nous faudra crever de faim.
Armand, dont les yeux languissants étaient ombragés par un air de souffrance plus qu'ordinaire, se passa la main sur le front.
Belfond, qui retenait avec grande peine l'indignation excessive que lui faisait éprouver la mauvaise humeur de l'acariâtre jeune femme, s'interposa.
--Ma chère madame Durand, dit-il, vous voyez que votre mari n'est pas bien: je vous en prie, laissez-le seul avec moi pendant quelque temps, car j'ai quelque chose d'important à lui communiquer.
Elle sortit de l'appartement, ses magnifiques cheveux ondés en désordre. Pendant qu'elle exécutait cette retraite, Belfond, qui ne pouvait plus se contenir, ne put s'empêcher de dire:
--Peste de femme!
Armand le regarda avec un air de reproche tel que son ami se hâta d'ajouter:
--Pour l'amour de Dieu, Armand, pardonne-moi; mais de te voir ainsi tracassé et affligé, je ne sais vraiment plus ce que je dis ni ce que je fais. Oh! mon ami, je sens que je pourrais pleurer comme une femme, au spectacle que tu m'offres.
Et il pesa tendrement sa main sur celle de son compagnon, tandis que ses yeux se remplissaient de larmes.
--Mais, diantre! dit-il brusquement en chassant à la hâte ces marques de sensibilité, je ne suis pas venu ici pour jouir de jérémiades, mais pour voir si je ne pourrais pas t'être de quelque service... Il ne faut pas prendre feu si vite parce que je te dis cela! Je sais bien que si je t'offrais de l'argent à titre de prêt, tu me dirais, ainsi que tu n'as cessé de me le répéter, que si tu avais eu l'intention de l'accepter, tu ne m'avais pas fait connaître si ouvertement tes besoins, quoique, è la vérité, à ta place, je ne me retrancherais pas d'une manière aussi absurde dans ma dignité. Cette autre chose que j'ai à te proposer, quelque chose que tu peux accepter sans le moins du monde porter atteinte à cette indépendance dont tu es si fier. J'ai écrit à mon cousin Duchesne qui demeure à Québec et qui est un des meilleurs avocats de la capitale; il te recevra volontiers de suite dans son bureau, et il te donnera tous les avantages possibles, beaucoup plus que ne t'en offrait M. Lahaise. Le fait est qu'ayant entendu parler avantageusement de ton caractère et de tes capacités, il a hâte de t'avoir avec lui.
Soupçonnant de quel source de bons offices à laquelle on pouvait attribuer l'intérêt que lui témoignait M. Duchesne, Armand secoua la tête.
--Belfond, dit-il, j'en ai fini avec les hésitations et les incertitudes, et j'ai fermement résolu d'abandonner la profession que j'avais choisie dans des temps plus heureux.
--Non, non, tu ne feras pas cela Armand! tu n'agiras pas aussi lâchement. Ecoute-moi. Vends ton ménage, le produit de la vente paiera non-seulement ton transport et celui de ta femme à Québec, mais il te restera encore de l'argent. Arrivés là, prends une chambre dans une maison de pension respectable et tranquille, et puis entres de suite dans le bureau du cousin Duchesne. Si tu es trop fier, trop opiniâtre pour me faire le plaisir de m'emprunter ce que je sais que tu seras bientôt en état de me remettre, il t'en restera assez pour commencer, et à Québec comme à Montréal tu trouveras de l'ouvrage de copiste. Duchesne m'a promis qu'il te tr procurerait beaucoup d'écritures, et si la chose devient nécessaire, tu prendras une couple d'écoliers chez toi le soir. En un mot, fais n'importe quoi plutôt que de renoncer à la profession dont tu as maintenant parcouru une longue étape de la route aride et épineuse, à cette profession qui peut définitivement te conduire à l'honneur et à la fortune.
--Mais, murmura Armand, le succès est si douteux et le temps d'épreuve si long! Je suis capable d'obtenir de suite quelque situation ou quelque place de commis qui me rapportera un bon salaire.
--Et puis après? Dans cinq ans d'ici tu seras peut-être encore commis, avec le même salaire: néanmoins, ce serait une heureuse idée si tu n'étais pas entré dans une autre carrière. Ecoute, Armand: promets d'essayer ce que je te propose?
--Te rappelle-tu, Rodolphe, cette époque de notre vie de collège, hélas! déjà si lointaine, qui fut témoin du commencement de notre bonne amitié et dont cependant le premier pas fut cette affreuse bataille où je sautai sur toi comme un bull-dog? De même qu'alors j'étais aux abois, harassé, désespéré, environné de troubles et d'ennemis, de même je le suis encore aujourd'hui.
--Mais tu oublies que tu as à tes côtés un véritable ami qui malheureusement pour toi, a le faible de toujours vouloir te donner des conseils. Vois-tu, un grand avantage qui résultera de ton déménagement à Québec, ce sera de te débarrasser de l'influence pernicieuse de cette terrible mégère qui j'en suis convaincu, est le mauvais ange qui inspire ta femme. Si, après avoir essayé mon plan, tu continues encore à vouloir changer de profession, j'essaierai alors de te procurer une bonne situation: j'ai encore des amis et des cousins parmi les marchands de Québec.
Pendant longtemps Belfond raisonna et chercha à persuader son ami qui balançait de plus en plus. Enfin, Armand consentie, et quand ils se séparèrent, l'empreinte du morne désespoir avait disparu de son visage.
Lorsque notre héros annonça à sa femme son intention de transporter leurs pénates à Québec, il s'en suivit une scène terrible. Délima pleura, éclata, tempêta, sans cependant recourir à l'évanouissement; de son côté, madame Martel déclara carrément que le contre-coup d'une séparation dans l'état actuel de sa santé délicate tuerait la jeune femme, qu'il n'y avait qu'un insensé ou un monstre qui pût penser à arracher ainsi une créature si jeune et si frêle d'au milieu de ses amis qui lui étaient si attachés, pour la traîner parmi des étrangers. A tout cela Armand n'avait qu'une réponse, et cette réponse constituait apparemment une place forte dont l'ennemi ne pouvait s'emparer.
--Si ma jeune femme trouve l'arrangement impraticable, elle est parfaitement libre de rester avec ses amis, disait-il invariablement.
Cependant, cette proposition ne rencontrant les vues de personne, les hostilités cessèrent, et Délima se contenta de parcourir toute la maison en pleurant et en se lamentant. Son linge fut empaqueté et l'encan eut lieu. La vente eut un succès complet, et des bagatelles s'élevèrent à des prix comparativement très-forts, ou elles étaient achetées par un individu de modeste apparence, quoique très-bien habillé, qui se trouvait dans la foule et que personne ne soupçonnait être un agent de Rodolphe Belfond.
Il faisait un de ces temps d'hiver sombres et tristes comme il y en a si souvent en Canada; d'épais nuages gris qui couvraient le firmament indiquaient une tempête de neige, bien qu'il en fût considérablement tombée la nuit précédente. Malgré cela cependant, notre héros partit avec sa jeune femme pour la nouvelle ville où ils devaient tenter fortune. Les apparences du temps étaient si peu encourageantes, qu'il aurait bien volontiers retardé le départ au lendemain; mais l'habitant qui devait, moyennant un prix modique, les recevoir dans sa carriole, ne pouvait attendre. Ils n'apportaient avec eux qu'un petit coffre contenant des hardes, Belfond leur ayant promis de leur faire parvenir le reste par une bonne occasion.
Au moment du départ Délima sanglotait amèrement, et Armand roulait dans sa tête des pensées de tristesse et de mélancolique anticipation. Tous deux ils étaient tellement préoccupés qu'ils s'apercevaient à peine de l'épaisse neige qui tombait et des sombres nuages que roulaient au-dessus de leur tête.
Ils arrêtèrent, pour dîner, à une petite auberge de village où on leur servit une assiettée d'excellente soupe et une fricassée de mouton dont Délima, qui commençait à reprendre ses esprits, se régalade bon appétit. Après cela ils se remirent en route; mais la grande quantité de neige qui était tombée avait rempli les chemins, et leur vigoureux cheval canadien, dont les jarrets paraissaient de fer, se démenait violemment dans les brouillards de poudrerie, secouant de temps en temps les petits glaçons qui s'étaient attachés à ses yeux et à sa crinière. Nos voyageurs commençaient à regarder avidement dans le lointain pour tâcher d'apercevoir le petit village et l'auberge où ils devaient passer la nuit. Le vent était froid et perçant, mais Armand protégeait sa femme de la bise piquante en l'enveloppant dans les nombreuses robes dont la carriole était garnie. Enfin on commença ç apercevoir quelques lumières à travers l'atmosphère chargée de neige, et ce fut avec un sentiment d'excessive satisfaction qu'ils arrivèrent à l'auberge si désirée.
Ils y avaient été précédés par d'autres voyageurs, car on entendait le son de vois à travers la porte entrebâillée du petit salon, un bruit grésillant et une odeur appétissante venait du poële, et une couple de cultivateurs étaient à jaser, fumer et boire dans le bas-côté.
Délima qui était d'une humeur pitoyable s'assit sur la première chaise venue, mais l'aubergiste demanda aussitôt à madame et à monsieur de vouloir bien passer dans l'autre chambre. Ils ne se firent pas prier, et en entrant ls se trouvèrent inopinément en présence de madame et mademoiselle de Beauvoir.
Saisi d'étonnement, Armand fit un pas ou deux en arrière et ses joues devinrent écarlates; mais se remettant enfin, il salua poliment les deux dames. Madame de Beauvoir répondit par une inclinaison de tête superbe quoique polie; mais Gertrude, évidemment dominée par le même embarras qui s'était emparé du jeune Durand, devint rouge aussi, puis elle salua avec hésitation.
Délima, qui avait eu occasion de voir quelques fois ces dames dans les rues de Montréal, les reconnut de suite. Elle remarqua l'embarras mutuel, quoique passager, de son mari et de l'aristocratique jeune fille, que malgré sa rare beauté à elle-même et l'élégance parfaite de sa propre toilette, elle reconnaissait lui être si éminemment supérieure.
Piquée par ce contraste défavorable, offensée de la froideur des deux nobles dames,--laquelle n'était pas de nature à encourager à se faire présenter ou à lier connaissance--elle demanda à son mari d'un air de dignité affectée, s'il ne pourrait pas avoir une des servantes pour l'aider à se déshabiller.
--Elles sont trop occupées, répondit-il; je t'en prie, laisse-moi t'aider?
Décidée à montrer son importance et son pouvoir sur son mari, elle reprit avec aigreur:
--Non, tu es trop maladroit. Vas voir si tu ne pourrais pas me procurer une aide convenable.
Pouvait-il raisonnablement faire autrement que de se soumettre? Refuser aurait été amener une scène. Il s'exécuta donc et revint quelques instants après.
--C'est comme je le craignais, dit-il: chacun est occupé!
--C'est malheureux, s'écria-t-elle en continuant à poser d'une manière ridicule. Dans quel misérable lieu avons-nous campé? Bien, aide-moi à ôter mon manteau.
Armand, profondément mortifié et accablé de honte, se rendit à son désir, avec la conviction intime que pendant tout ce temps le froid et ironique regard de madame de Beauvoir était fixé sur eux. La jeune fille soit par compassion pour notre héros, soit par l'impatience que lui faisaient éprouver les absurdes prétentions de sa femme, s'était assise, avec un livre, près d'une bougie qui éclairait faiblement sur la table, et quoique son attention pût être ailleurs que sur les pages de ce livre néanmoins ses yeux y étaient fixés.
La servante vint bientôt mettre la table pour le souper, et la comédie dans laquelle Délima était la principale figurante continue. Quoique les deux dames, qui étaient habituées à tous les luxes, ne trouvassent aucunement à redire de vive voix sur les qualités du repas,--madame de Beauvoir se contentant de frémir lorsqu'elle goûta le thé et inspecta l'omelette au lard qu'elle laissa dans son assiette sans y toucher,--cependant Délima, qui prit assez librement les deux, se répandit en critiques de toutes sortes. Deux fois elle avait tenté de souffler à son mari: introduis-moi à elles; mais craignant qu'elle fût entendue, il se mit en frais de la satisfaire ne s'efforçant d'entamer quelques mots de conversation avec madame de Beauvoir. Sur sa demande si c'était son intention de se remettre en route le lendemain matin malgré le mauvais état des chemins, la grande Dame répondit brièvement: oui, et que n'eût la difficulté de voyager la nuit par des chemins aussi affreux, elle ne serait pas restée si longtemps dans leur logis actuel. Puis il s'informa si M. de Courval était bien.
--Bien, je vous remercie! lui fut-il répondu.
Et comme pour mettre fin à cette conversation, elle se leva de table.
--Viens, Gertrude, dit-elle en se retournant du côté de sa fille: il est temps de nous retirer.
--Tu devrais être fier de tes amies de la ville qui sont si polies! murmura Délima avec un sarcasme irrité au moment où les dames, après avoir fait une légère inclination de tête, laissaient la chambre.
Gertrude, qui sortait la dernière, entendit la remarque et elle jeta involontairement les yeux sur elle, mais il y avait dans leur expression plus de tristesse que de colère. Délima s'en aperçut, et ce fut une excuse à l'accès de colère et de mortification auquel elle donna cours Aussitôt que la porte fût refermée. Comment osaient-elles la traiter avec tant d'insolent mépris? N'était-elle pas autant qu'elles? Et comme il fallait que son mari eût manqué de coeur pour rester tranquillement à la voir insultée. Ah! s'il eût le caractère d'un homme, il n'aurait pas souffert cela.
--Que m'aurait-il donc fallu faire? demanda-t-il enfin sévèrement: elles ne voulaient pas faire ta connaissance, ni la mienne non plus.
Mais les remontrances ou les reproches étaient également inutiles pendant que la poitrine de Délima était agitée par une pareille tempête d'irritation. Dans on opinion, sa dignité et son orgueil avaient été outragés d'une manière honteuse.
Comprenant l'inutilité de résister plus longtemps, Armand se dirigea, en étouffant un soupir, vers la fenêtre et y appuya son front brûlant, fixant un vague regard sur le givre qui de temps en temps venait en frapper les carreaux. Il faisait intérieurement, la comparaison entre cette jeune fille aux manières nobles et distinguées et cette femme au caractère étroit et violent, quoique jolie, qui l'appelait son mari et dont la voix pleine de colère résonnait encore à son oreille. Il frissonna, car il sentit qu'il commençait à comprendre comment certains hommes commettent des suicides et l'enchaînement d'idées qui conduit à un acte de désespoir aussi coupable. Oui, s'il n'avait été retenu pr la salutaire pensée d'une existence future, il se serait débarrassé de la vie et de ses misères.
Finalement, Délima épuisée par sa propre véhémence, s'arrêta et, ouvrant brusquement la porte, appela, pour se faire conduire à sa chambre, une servante qui passait. Cette dernière y consentit, et Armand fut laissé seul.
Il demeurait toujours près de la sombre fenêtre, observant la tempête du dehors, aussi triste que celle qui régnait dans son coeur meurtri de douleur. Sur l'entrefaite, le hennissement de chevaux, le tintement de clochettes, le bruit de voix joyeuses résonnant dans le silence de la nuit, annoncèrent de nouveaux arrivants à l'auberge. Puis on entendit le piétinement de pieds des voyageurs qui secouaient la neige qui y était collée, et la commande d'un bon souper en même que quelque chose de chaud pour ranimer la circulation de leur sang.
Les voix paraissaient cultivées et étaient en quelque sorte familières à Armand; aussi, au moment où il se demandait dans quelles circonstances il les avait déjà entendues, la porte s'ouvrit et livra passage à Robert Lespérance et à l'un de ses amis. Tous deux furent ravis de plaisir en apercevant Durand qui essaya vainement de tirer en arrière pour les éviter. Ils ne voulurent pas que leur réjouissance turbulente fût vue d'un mauvais oeil; ils demandèrent donc des pipes, de l'eau chaude, du sucre et du rum, et ils le forcèrent gaiement à la table où ils le firent asseoir entre eux. Les verres furent promptement emplis de nouveau, car les nouveaux arrivés étaient de bons vivants et ils insistèrent pour qu'Armand en fît autant. Lespérance lui prépara lui-même son verre qu'il fit plus fort et plus sucré.
--A présent, disait à Armand une voix intérieure, laisse-les; tu en as pris assez, retournes avec ta femme!
Mais il ne put supporter l'idée d'être exposé encore une fois cette nuit à son impitoyable langue; aussi prit-il la résolution de rester là où il se trouvait, mais de ne prendre que le seul verre que Lespérance le forçait si énergiquement et avec tant de persistance à accepter. Cependant, lorsqu'il l'eut bu, un singulier sentiment de gaieté s'empara de tout son être, et il sentit qu'il avait à la portée de sa main un calmant qui pouvait lui faire oublier, du moins pendant quelques heures, ses chagrins et ses désespoirs. Pourquoi n'en profiterait-il pas? Oui, à l'avenir, il en tirerait tout l'avantage possible, et cela d'une manière absolue et sans réserve. Dorénavant rien ne le retiendrait, ni le stigmate qui s'attache à la réputation d'un ivrogne, ni le déshonneur, la pauvreté et la ruine qui accompagnent la victime de l'intempérance. De quel prix la vie était-elle pour lui, pour qu'il prit tant de soin et de souci à la conserver? Elle n'en avait aucun. Oui, à dessein et de propos délibéré, il s'abandonnerait à la terrible tentation qui se présentait si inopinément.
Lespérance et son ami, à la fois surpris et enchantés d'un consentement si facilement obtenu d'un être qui avait toujours été remarquable par le contrôle qu'il avait sur lui-même, chantaient de joyeuses chansons, racontaient de gaies histoires, tut en lui versant rasades sur rasades. Enfin, ils eurent la satisfaction de le voir peu à peu glisser sur le sopha, entièrement enivré. Puis ils se félicitèrent de leur ouvrage et en firent des gorges-chaudes. Il avait toujours été si horriblement précieux et fait le fameux, il avait toujours été si régulier et irréprochable, que c'était un triomphe complet de l'avoir fait tomber du piédestal sur lequel il s'était juché. Combien ils s'amuseraient à conter l'histoire à quelques-uns de leurs camarades de Montréal! A ce beau tableau cependant il y avait une ombre. Armand ne s'était pas montré compagnon de verres très-amusant et jovial: il n'avait pas prononcé un seul mot qui ne pût être dit en état de sobriété. Peut-être qu'une autre fois il serait plus agréable; du moins, ils lui en donneraient la chance. Tout en parlant ainsi, ils mirent le dormeur dans une position plus commode, placèrent des coussins sous sa tête, étendirent sur lui son paletot qui se trouvait sur une chaise près de lui, puis ils laissèrent la chambre.
De bonne heure, le lendemain matin, Armand fut réveillé par la servante qui était entrée pour mettre la chambre en ordre, et, chose singulière, à l'exception d'un léger mal de tête, il ne lui restait aucun symptôme désagréable de sa bombance de la veille. Il passa dans la cuisine, se baigna la tête et le visage dans de l'eau froide, et son mal de tête disparut. Après s'être lissé la chevelure le mieux qu'il pût, il revint dans la salle. Là il comprit tout: les verres vides et d'autres traces de la récente bamboche, le sopha sur lequel il avait passé la nuit; oui, il s'était abandonné librement et entièrement au tentateur! A présent que son pouls était calmé et son front rafraîchi, à présent que sa raison avait repris son empire, était-il fâché et peiné de ce qui était arrivé? Hélas! une expression d'opiniâtreté passa sur sa figure, et son coeur répondit: non! Il se rappela la sensation de réjouissance, de bien-être et d'oubli de sa misère que cette ivresse lui avait procurée, et li résolut d'y avoir souvent recours. Il ne pouvait payer trop cher cette bienheureuse interruption dans la monotonie de sa misérable vie dont il était excessivement fatigué.
Il était assis, les yeux fixés sur le plancher, absorbé dans ces pensées, lorsque la porte s'ouvrit doucement et se referma presqu'aussitôt. Il leva les yeux, et quel ne fut pas son étonnement en apercevant Gertrude de Beauvoir debout devant près de lui. Elle était extrêmement pâle et avait une main appuyée sur la table comme pour s'y soutenir.
--Armand Durand, dit-elle d'une voix basse et saccadée, me serait-il permis de vous parler avec toute la liberté et la franchise d'une amie?
Le jeune homme, trop surpris et agité pour répondre de vive voix, fit un signe de tête affirmatif.
--Alors je vous demanderai, par la mémoire des parents qui vous ont si tendrement aimé, par la considération générale que vous vous êtes acquise jusqu'ici, par le souvenir de notre vieille amitié d'enfance, de promettre solennellement que vous ne céderez plus jamais à la tentation qui vous a si complètement dominé hier soir?
La figure d'Armand devint cramoisie. Ah! elle connaissait donc sa dégradation! Eh! bien, qu'est-ce que cela lui importait à elle, cette belle et orgueilleuse jeune fille, si éloignée de son cercle à lui et aux siens?
Le même signe de détermination qui avait obscurci son front lorsque Gertrude était entrée reparut encore.
--Mille merci, mademoiselle de Beauvoir, répondit-il, du généreux intérêt que vous témoignez pour mon bien-être, mais je n'aimerais pas à m'engager de la manière que vous demandez. D'irrésistibles et fortes tentations peuvent surgir, et j'aurai assez à faire en y cédant sans avoir à augmenter le nombre de mes méfaits en violant une promesse que je vous aurais faite.
--Ceci n'est pas une réponse et je ne l'accepterai pas comme telle. Pour venir vous faire cet appel j'ai risqué d'encourir la colère de ma mère, les insultes de votre femme, les moqueries de vos amis. Oui, vous m'écouterez!
--Mademoiselle de Beauvoir, je n'ose pas. Je puis volontiers vous offrir mes résolutions de faire mieux, mais je n'ose me hasarder plus loin que cela. A présent que j'ai goûté à la coupe de l'oubli et que je l'ai trouvée si bienfaisante, si salutaire, je ne pour promettre solennellement d'y renoncer.
--Mais est-ce que vous allez échanger la noble dignité d'honnête homme, les talents dont Dieu vous a si abondamment doué, pour la vie dégradante d'un ivrogne, la mort prématurée et affligeante d'un ivrogne?
--La vie ne m'est pas si agréable pour que je m'y cramponne, répliqua-t-il avec amertume.
--Oh! je sais cela, Armand,--et elle joignit involontairement les mains, tandis que ses yeux s'emplirent de larmes;--j'ai entendu tout ce qui s'est passé: nous occupions, ma mère et moi, la chambre voisine, et quoique nous ayons pu faire, nous avons entendu chaque mot à travers la mince cloison. Qu'est-ce qu'il y a d'étonnant qu'après qu'elle vous eût laissé et qu'eux fussent arrivés, vous douloureusement éprouvé, tenté dans votre heure de faiblesse, ayez failli? A peine ai-je pu m'empêcher de me rendre près de vous pour vous arracher le verre des mains, mais ma mère était avec moi et je n'ai pas osé. Puis je les ai entendus se glorifier de votre chute, former le projet de vous tenter encore à l'avenir, et je me suis fait voeu, Armand Durand, qu'au point du jour je vous chercherais et j'essayerais de vous sauver!
Armand était si fortement ému qu'il ne pouvait articuler une seule parole.
Après avoir inutilement attendu une réponse, elle continua rapidement, d'une voix émue et tremblante:
--Vous n'êtes pas le seul à qui le fardeau de la vie est lourd. Ah! l'existence n'est pas, pour moi non plus, une feuille de rose; mais nous ne devons pas chercher notre récompense sur cette terre. Alors, armez vous donc d'un généreux courage, et au lieu de vous laisser abattre sur le champ de bataille, combattez bravement jusqu'à la fin.
Comme il continuait à garder le silence, et qu'elle craignait un refus définitif, elle se hâta d'ajouter:
--Je vous en prie, écoutez-moi jusqu'au bout: vous ne prendrez as en mauvaise part la démarche que j'ai faite et vous ne l'interpréterez pas comme une action indigne d'une jeune fille bien-née et qui se respecte; mais si je suis vue ici, d'autres n'auront pas la même pensée. Cependant, malgré cette crainte, je ne partirai pas avant que vous ne m'ayez donné la promesse que je vous demande.
--Eh! bien, qu'il en soit comme vous le désirez, amie au coeur noble et généreux, lui répondit-il: oui, par tout ce que j'ai de plus sacré sur la terre, je vous promets de ne plus jamais boire à cette coupe fatale. Du moins, je ferai mes efforts pour me montrer et devenir digne du sympathique intérêt que vous avez daigné prendre d'un être aussi indigne que moi.
Le visage de Gertrude se rassénéra.
--Je sais, dit-elle avec une expression de bonheur, je sais que cette promesse sera fidèlement tenue. Maintenant, acceptez cette bague,--et elle tira de son doigt un superbe rubis--portez-la, non comme souvenir de celle qui vous la donne, mais en mémoire de la promesse solennelle que vous avez faite au moment où elle vous fut présentée.
La bague, qui était trop grande pour Gertrude, allait très-bien au doigt d'Armand.
--Elle sera portée aussi longtemps que ma promesse sera tenue, c'est-à-dire jusqu'à la mort! dit-il en la passant dans l'un de ses doigts.
--Merci, M. Durand. Et maintenant adieu: nous partons ce matin, et je ne vous reverrai probablement plus.
Ils se donnèrent la main et se séparèrent.
Lorsqu'il fut seul, Armand pencha respectueusement la tête et demanda à Dieu la grâce de garder inviolable sa promesse, et il le remercia en même temps de ce qu'il y eût sur cette misérable terre des femmes comme Gertrude de Beauvoir. L'amitié que lui avait témoignée cette personne à l'esprit noble et généreux, le releva dans sa propre estime, lui fit rappeler les hautes aspirations qu'il avait eues dans les commencements, le remplit des résolutions les plus ferventes pour être à l'avenir sincère et fidèle à ses bons penchants.
Il était debout près de la fenêtre à rouler toutes ces pensées dans sa tête et à admirer le soleil qui jetait majestueusement ses rayons sur un monde de crystaux de neige et de brillants diamants, lorsque sa femme entra.
--Tu es vraiment un mari bien tendre et rempli d'attentions! dit-elle ne l'apostrophant rudement.
Armand se contenta de lui faire signe que la chambre voisine était occupée, et elle baissa la voix sans toutefois changer l'esprit de ses récriminations.
--C'est une honte pour toi de m'avoir laissée seule toute une nuit dans une maison étrangère et dans un petit cabinet de chambre rempli de rats et de souris affamés qui m'ont tenu toute la longue nuit dans une mortelle terreur.
--Vois-tu, Délima, tu m'avais laissé si brusquement et tu m'en avais tellement dit avant de partir, que je ne me souciais pas fore, en te suivant, de m'm'exposer à en recevoir davantage.
--Où, alors as-tu passé la nuit? je suppose à fumer et à boire?
--Tu n'as pas encore deviné toute la vérité. Je l'ai passée là, couché sur ce sopha, stupidement enivré. Si tu doutes de la véracité de mes paroles, demande à Lespérance et à son ami qui ont été mes compagnons de fête.
Délima pâlit. Elle avait assez vu les maux et les horreurs de l'ivrognerie (son père ayant succombé à cette terrible passion) pour frémir de terreur à la pensée d'avoir un ivrogne pour compagnon de ses jours. Le naturel raffiné d'Armand, son horreur de tout ce qui était vice et dégradation l'avaient bercée dans une rêve de fausse sécurité, d'où elle s'éveillait tout-à-coup avec terreur. Oui elle entrevoyait le précipice au bord duquel elle et son mari se trouvaient, et sa conscience lui soufflait que sa langue de vipère et son humeur tracassière étaient les principales causes qui l'avaient fait succomber à la tentation.
Malgré tout cela cependant, elle se retourna vers lui avec colère te lui dit:
--Comment, as-tu le front de me dire une pareille chose? Tu devrais avoir honte de toi. Ah! je prévoyais quel serait mon sort lorsque j'ai consenti à laisser mes amis et mes parents. Je suppose que tu veux, par ce moyen, me briser le coeur afin de te débarrasser bientôt de moi!
Et elle éclata dans un paroxysme de pleurs.
Il la regarda, et involontairement il fit un nouveau contraste entre sa brusquerie indigne du sexe faible, sa méchanceté et son humeur acariâtre, et la jeune demoiselle qui, quelques minutes auparavant, était là; et, rapide comme l'éclair, la pensée lui traversa la tête que l'une semblait être son bon ange et l'autre son mauvais ange. Cependant il repoussa immédiatement cette idée, et il se sentit soulagé lorsque, par un mouvement de curiosité, Délima se rendit à la fenêtre, attirée par des sons de voix et le tintement de clochettes: c'étaient, comme elle avait supposé, madame de Beauvoir et sa fille qui entraient dans leur sleigh magnifiquement équipé et traîné par une paire de splendides chevaux bruns.
Cette vie excita tellement son intérêt qu'elle oublia son chagrin et sa colère, et séchant ses larmes, elle demanda à la servante qui venait d'entrer pour préparer le repas du matin, si ces dames partaient sans prendre le déjeuner?
--Non, répondit la femme de chambre; elles se sont fait servir dans leur chambre un déjeuner qu'elles ont généreusement payé et auquel elles n'ont presque pas touché. La plus vieille dame paraissait fatiguée de n'avoir pu dormir de la nuit, vu le tapage que l'on avait fait dans la chambre voisine.
Armand tressaillit. La fille qui parlait ne soupçonnait pas que le paisible monsieur qui était devant elle avait été l'un de ceux qui avaient troublé le repos de madame de Beauvoir; mais il n'en sentit pas moins pour cela la honte, l'humiliation du moment, et il lui fallut un regard sur le rubis qui brillait à son doigt pour se remettre.
Délima, pour s'indemniser du désappointement d'avoir perdu une seconde rencontre avec les dames de Beauvoir, se donna des airs de grande dame au déjeuner, auquel assistaient Lespérance et son ami. Elle s'était d'abord promis de faire d'amers reproches aux deux joyeux lurons pour la part qu'ils avaient prise dans les écarts de son mari pendant la nuit précédente; mais se rappelant tout-à-coup la silencieuse et tranquille dignité de Gertrude et la froide hauteur de sa mère, elle tâcha d'imiter l'une et l'autre, et désappointa agréablement son mari qui se préparait à avoir une scène quelconque; en même temps elle en imposa aux deux autres convives qui se demandaient intérieurement où la petite campagnarde avait pu prendre ces manières de grande dame.
XVIII
Le voyage à Québec se fit sans autre incident.
Il était tard, le soir, lorsqu'ils y arrivèrent. Lespérance, qui connaissait parfaitement la vieille cité de Champlain, les conduisit dans une auberge à bon marché dans la basse-ville où ils eurent le loisir de rester en attendant qu'ils trouvassent une maison de pension.
Après que Délima, épuisée par la fatigue de la route, se fût retirée pour la nuit, Lespérance aborda Armand.
--Maintenant, lui dit-il gaiement, viens avec nous; viens, nous allons demander des pipes et des verres, et nous allons passer une bonne nuit... Allons, mon bon, ne secoues pas la tête d'une façon aussi négative. Pense au temps agréable que nous avons eu hier à l'auberge de La feuille d'érable, et tu n'en as pas été la miette plus mal le lendemain matin!
--C'est la première nuit que j'aie passée de cette manière, et je suis fermement convaincu, Lespérance, que ce sera la dernière. Il est tout-à-fait inutile d'insister, car aucune persuasion, aucune raillerie, ne me feront changer de détermination.
Malgré cela, le tentateur persistait encore: il ne voulait pas mener Armand dans aucun excès, il désirait simplement passer ensemble une agréable et joyeuse veillée. Mais entre Durand et celui qui cherchait à achever sa perte s'élevait, comme un bouclier et une sauvegarde, la noble et calme figure de Gertrude.
Le lendemain notre héros trouva, à un prix assez modique, une maison de pension qui avait l'air assez confortable, et il s'y installa sans délai avec sa femme. Il chercha ensuite M. Duchesne, et sur la présentation d'une lettre qui lui avait été remise par Belfond, il fut reçu avec beaucoup de politesse et installé de suite dans le bureau qui ne différait de celui qu'il avait occupé à Montréal qu'en ce que celui-ci était plus sombre et plus malpropre.
Il va sans dire que Délima se fâcha et grommela. Elle trouva que les côtes étaient trop escarpées et trop glissantes, les rues étroites et sales, les magasins petits et mesquins dans leur extérieur, quoiqu'on sût parfaitement bien y extorquer l'argent des gens. Comme la santé de Délima était délicate, le jeune mari écouta ces plaintes bien qu'elles fussent puériles, avec plus d'égard et de sympathie qu'il ne lui en avait montrés dans ces derniers temps. Il s'empressa de consulter un médecin d'expérience qui, ayant trouvé l'état de santé très-précaire, prescrivit une diète généreuse, du bon vin et une promenade en voiture tous les jours lorsque la malade serait incapable de marcher.
Soit par l'effet de l'entière séparation d'avec madame Martel,--ce parfait brandon de discorde,--ou par l'effet des espérances d'une maternité qui approchait, il s'opéra un grand changement dans l'humeur de Délima: son caractère subit une douce influence. Il y eut bien encore de puériles chagrins et des plaintes pour que le Docteur Meunier en perdît quelques fois patience; mais le vieil esprit d'arrogance et d'agression disparut. Sa dépendance d'Armand était maintenant portée jusque dans ses plus petits détails. Ainsi, lorsqu'approchait l'heure de son retour du bureau, elle s'asseyait près de la fenêtre pour le voir arriver, s'il était en retard, ce qui arrivait quelques fois lorsqu'il avait des commissions, elle lui faisait des reproches de sa négligence et de son indifférence, prétendant qu'il ne venait tard que parce qu'il trouvait ennuyeux le temps qu'il passait avec elle.
Pour quelqu'un qui aurait eu des dispositions moins généreuses et moins douces qu'Armand Durand, tout aurait été pénible et intolérable, mais il trouva une excuse à ces tracas dans la santé maladive de sa femme dans sa condition solitaire et isolée. Ils n'avaient pas d'amis et de connaissances à Québec, et ils n'en firent pas. Armand connaissait quelques avocats et des étudiants dont il avait rencontrés quelques-uns à Montréal, mais l'intimité n'alla pas plus loin qu'au salut ou peut-être à une poignée de main lorsqu'il les rencontrait dans la rue. Heureusement pour Délima que son hôtesse était une douce et excellente personne, mais les soins de son ménage, joints à l'occupation de ses pensionnaires et de trois petits enfants, ne lui laissaient que peu de loisir pour tenir la conversation avec sa nouvelle pensionnaire.
Le jour de l'an était arrivé: l'astre du jour brillait dans toute sa splendeur, et quoique le froid fût vif, le ciel était sans nuages et les chemins superbes. Les rues étaient remplies de chevaux de toutes couleurs et de voitures de toutes descriptions, chargées principalement de messieurs, car en ce jour de fête toute spéciale la partie féminine de la population reste à la maison pour recevoir les visites.
Vêtue d'une robe unie à couleur sombre,--car le goût des toilettes et des parures paraissait l'avoir laissée--Délima, qui aait l'air tr-s-tranquille et pensive, était assise dans un fauteuil qu'elle avait traîné près de la fenêtre pour voir les scènes du dehors.
Elle entendit dans les escaliers un pas pressé et léger, et Armand entra.
--Voyez, madame Durand, dit-il gaiement, je vous ai apporté vos étrennes.
Et en disant cela il ouvrit et lui passa dune petite boite en carton dans laquelle, entourée de ouate, se trouvait une petite mais bien belle épinglette.
Elle la prit et tandis qu'un léger sourire animait sa figure et qu'elle faisait un effort de son ancienne coquetterie, elle l'attacha à sa robe.
--Elle te vas très-been, chère, mais l'année prochaine il nous faudra avoir quelque chose de plus coûteux.
Ces paroles touchèrent apparemment quelque fibre douloureuse ou peut-être quelque pressentiment funeste dans la poitrine de la jeune femme, car elle éclata en sanglots et lui dit:
--Armand, Armand, mon coeur me dit que je ne verrai plus un autre jour de l'an!
Peiné de ce découragement, Durand fit son possible pour la cajoler et la faire rire; il lui prit la main et lui dit doucement:
--Dis-moi, chère femme, est-ce qu'il y aurait quelque chose que tu désirerais que je fisse pour toi?
--Je n'ai qu'un seul désir au monde, mais comme je sais que tu ne me l'accorderas jamais, je n'ai que faire d'en parler.
Une vague idée de la chose traversa l'esprit de notre héros et le fit frissonner, mais il regarda la jeune et pâle figure en pleurs qui était tournée vers lui d'un air suppliant, et il dit courageusement:
--Qu'est-ce que c'est?
--Je voudrais avoir la cousine Martel pour prendre soin de moi pendant ma maladie.
L'esprit d'Armand saisit de suite toutes les tracasseries, les tempêtes domestiques, l'intense affliction comprises dans cette simple phrase, et il garda le silence.
Délima continua:
--Tu sais que la vieille demoiselle Duprez qui occupait la petite chambre voisine est partie pour aller passer l'hiver avec ses amis aux Trois-Rivières, de sort que nous pourrions avoir cette chambre pour la cousine Martel. Si elle était demandée, elle viendrait très-volontiers, et ce me serait une grande consolation de l'avoir avec moi, plutôt que d'être toute la journée seule à m'ennuyer. Oh! je t'en prie, mon cher Armand, accorde-moi cela!
Il n'était pas dans la nature de Durand de refuser.
--Eh! bien, dit-il, je présume que je ne dois pas répondre par un non à une demande faite le jour de l'an: ainsi tu lui écriras lorsque tu le voudras, et dis-lui que nous paierons toutes ses dépenses.
--Comme tu es bon, Armand! je pense bien qu'elle ne voudrait pas sans cela. La première fis que je suis venue de Saint-Laurent, il m'a fallu lui payer de mon ouvrage les jolies toilettes qu'elle m'avait achetées. Et maintenant, laisse-moi admirer encore ma jolie épinglette; il y a longtemps que je ne me suis vue aussi gaie.
Quelles que fussent les secrètes pensées d'Armand, il les garda pour lui, et le jour de l'an se termina plus plaisamment pour le jeune ménage qu'il n'avait commencé.
Madame Martel accepta avec un empressement facile à comprendre l'invitation, et dans un espace de temps qui parut singulièrement court à Armand, elle arriva avec armes et bagages.
Logée et pensionnée aux frais d'Armand, elle se sentit obligée de se comporter d'une manière au moins tolérable, mais son éternelle présence dans la petite chambre qu'ils occupaient était déjà un cruel supplice. Comme de raison, la malade consumait maintenant, et assez mystérieusement, un double quantité de vin et de douceurs, sans pour cela gagner plus d'embonpoint; mais Armand ne se plaignit pas de ces surcroîts de dépenses tant qu'il put les faire en s'efforçant de pratiquer la plus sévère économie sur les choses qui concernaient ses goûts particuliers et ses plaisirs personnels, et aussi en travaillant le matin et le soir à l'écriture que M. Duchesne, conformément à la promesse qu'il avait faite à Belfond, lui procurait abondamment.
Une après-dînée qu'il avait annoncé à Délima qu'en raison d'une demi journée de congé accordée à son bureau, il reviendrait de bonne heure, lorsqu'il rentra il fut agréablement surpris de la trouver seule.
--Où est donc madame Martel? lui demanda-t-il.
--Je l'ai envoyée me faire une couple de commissions qui la tiendront occupée jusqu'à la fin du jour. Le fait est, Armand, que j'en suis fatiguée.
--Ah! Bah! voilà du nouveau! Je crains qu'après cela tu deviennes fatiguée de moi et que tu m'éloignes à mon tour.
--Oh! non! il n'y a pas de danger que cela arrive. Depuis que j'ai vécu ici seule avec toi et que je n'ai pas eu continuellement quelqu'un à toujours parler mal de toi, à me mettre dans la tête toute espèce de malices et de méfaits, je me sens d'autres sentiments à ton égard. Armand, je sens que je n'ai pas été une bonne épouse.
--C'est une absurdité ce que tu me dis là, ma chère Délima, il ne faut pas t'occuper de cela. Nous tournerons bientôt une nouvelle et agréable page du journal de notre vie.
--Tu la tourneras seul, mon mari, et je désire franchement et de tout mon coeur que ce soit une page heureuse! répliqua-t-elle d'un ton calme et plein de mélancolie.
--Pourquoi cela? Si tu parles d'une manière aussi déraisonnable, je commencerai réellement à regretter l'absence de la vieille cousine Martel. Non, non, il a été décidé que tu mourrais la femme d'un juge, et si tu veux considérer que je n'ai pas encore subi mon examen pour entrer seulement dans le temple de Thémis, tu verras que tu as encore une longue carrière à fournir.
Elle secoua la tête, mais ne fit aucun effort pour empêcher son mari d'amener la conversation sur un sujet moins lugubre.
Nos deux jeunes gens parurent très-contrariés de voir madame Martel entrer dans leur chambre. Elle avait l'air tout intriguée. Après avoir raconté avec une prolixité extraordinaire les fatigues de son expédition, les chutes qu'elle avait failli faire sur les trottoirs glissants, les chevaux à l'épouvante qu'elle avait évités, les voleurs sous la figure de négociants pratiquant l'extorsion auxquels elle avait échappé, elle montra ses emplettes, vantant avec complaisance son habilité supérieure à acheter et les disputes qu'elle avait soutenues avec les marchands. Lorsqu'elle eut épuisé ce fertile sujet, elle se mit tout-à-coup dans la tête que l'appartement était froid, et, ouvrant la porte du poële avec grand fracas, elle y mit plusieurs morceaux de bois tout en manifestant son étonnement de ce qu'Armand était assis là bien tranquillement et laissait ainsi refroidir la chambre.
--Mais, cousine Martel, il fait assez chaud et nous avons assez de feu, riposta Armand. D'ailleurs le Dr. Meunier nous a principalement défendu de tenir la chambre trop chaude: il dit que cela affaiblit Délima.
--Qu'importent les opinions du Dr. Meunier ou celles de quelqu'autre jeune homme sans expérience? je pense que, comme garde-malade, je devrais en savoir assez sur la manière de tenir la chambre d'une malade.
Nous devons dire ici que dès les premiers instants de l'arrivée de madame Martel, une vive hostilité s'était élevée entre cette digne matrone et le médecin de Délima, et qu'elle mettait instinctivement opposition à toutes les prescriptions et recommandations de la haute autorité. Si le Dr. Meunier entrait gaiement dans la chambre et qu'après avoir parlé de la température il suggérait une promenade à pied ou en voiture, selon le cas, la vieille maussade reprenait:
--Grand Dieu! sortir aujourd'hui! vrai, elle gèlerait à mort. Regardez donc dehors: les glaçons pendus au bout du nez des chevaux!
--S'ils lui font peur, elle peut s'abstenir de les regarder! répondit-il sans plus de cérémonie.
Ou bien, d'autres fois, il lui arrivait de faire sa visite pendant l'absence d'Armand, et il trouvait la chambre aussi chaude qu'un four; alors il demandait à madame Martel, d'un ton un peu froissé, quel objet elle avait en vue: si c'était de faire de suite rôtir la malade toute vivante ou de l'affaiblir jusqu'à la mort par cet atroce moyen de calorique?
--L'affaiblir, Docteur! répondait-elle avec indignation: un bon feu et une bonne nourriture n'ont encore jamais affaibli personne.
--S'il vous plaît, madame, je ne veux pas avoir dans cette chambre de malade aucun des caprices de vieille femme: ils ont tué plus d'infortunés que la maladie ne l'a jamais fait.
--Tu veux la tuer à ta manière! murmurait-elle à voix basse.
--En l'absence du Dr. Meunier elle défiait encore plus systématiquement ses ordres. Les promenades en plein air étaient toujours remises à un temps lus favorable; le poële était comblé de bois et, plus que cela, elle jetait de côté les toniques et les potions du médecin, sous le prétexte qu'une tasse de bouillon ou un verre de vin chaud ferait plus de bien que ses dégoûtantes médecines.
Ce qu'il y a de curieux, c'est que madame Martel qui n'avait aucune confiance dans les réparations du médecin, en avait beaucoup dans ses propres tisanes et elle en fournissait avec abondance à la malade. Cependant, ceci n'était connu que d'elle, car elle savait parfaitement bien qu'Armand, quoique paisible sous d'autres rapports, n'aurait jamais toléré une révolte aussi audacieuse contre la Faculté.
Quoique ne connaissant probablement pas seulement la moitié des exploits de madame Martel, le Dr. Meunier avait ouvertement et dans les termes les plus explicites exprimé son opinion sur son compte, terminant une fois ses remarques à notre héros en lui disant:
--Si elle était garde-malade à gages, M. Durand, je la prendrais certainement par les épaules et je la jetterais dehors.
A la suite de ce conseil, Armand voulut savoir l'opinion de sa femme sur la possibilité d'induire leur cousine à abréger sa visite pour le présent, sauf à en faire une plus longue plus tard; mais la simple mention de ce projet jeta Délima dans un accès de pleurs, pendant lequel elle déclara avec vivacité qu'elle était certaine que si madame Martel la laissait maintenant elle ne la reverrait plus jamais.
Le sujet fut donc abandonné et les choses restèrent dans le même état jusque'à ce que l'événement attendu avec tant d'anxiété fût arrivé.
Les tristes pressentiments que la pauvre Délima avait depuis les quelques dernières semaines n'étaient que trop fondés, et le soir du jour qui le vit père, Armand était, pâle et frappé de terreur comme quelqu'un qui est sous l'empire d'un songe terrible, près des restes inanimés de sa femme et de son enfant. Quelques mots d'adieu à son mari, à son enfant, un tendre baiser sur son front encore mouillé par les eaux du baptême et sur lequel commençait à perler les sueurs de la mort, et l'âme de la jeune femme s'était envolée vers l'éternité, presqu'aussitôt suivie par celle du petit innocent.
Rarement des cierges avaient répandu leur pâle lumière sur d'aussi beaux restes de la triste humanité que sur ceux de cette jeune mère et de son enfant. La mort avait accentué les faibles traits de celui-ci san toutefois les contracter, en sorte que ce petit visage délicat avait une ressemblance surprenante avec la douce figure classique auprès de laquelle il reposait.
Dans le cours de la longue nuit que le nouveau veuf passa auprès de ce lit paisible et silencieux,--il avait refusé d'une manière brève et presque sévère toutes les offres qu'on lui avait faites de lui servir de compagnon dans ces dernières et tristes veillées,--il s'assujettit à un stricte et âpre examen intérieur. Il sentit qu'il n'avait jamais aimé celle qu'il avait juré solennellement à l'autel d'aimer, mais il lui était resté fidèle et il l'avait chérie en maladie comme en santé; il avait peut-être supporté plus patiemment ses défauts et ses faiblesses que si elle eût occupé les plus profonds replis de son coeur. Ah! sa conscience était plus calme à présent qu'il avait souffert et tout supporté avec patience au lieu de se venger, même lorsqu'il aurait eu des raisons de le faire. Il pouvait donc envisager tristement cette belle figure, sans lire des reproches sur ses traits de marbre et sans se torturer par de vains regrets de ne pouvoir expier un passé qui n'était plus à sa portée.
Du moment qu'Armand perdit sa femme, il s'opéra un remarquable changement chez madame Martel. Les manières demi familières, demi agressives qui avaient caractérisé cette femme depuis qu'il était entré dans sa famille, avaient entièrement disparu pour faire place à la politesse qu'elle lui témoignait lorsqu'il s'était mis en pension chez elle.
Lorsqu'elle eût vu déposer la pauvre Délima dans le paisible cimetière Saint-Louis, elle fit, avec émotion, ses adieux au jeune veuf, sentant bien en elle-même que de ce jour toutes relations entr'eux étaient rompues.
Elle ne se trompait pas.