Arnoldiana, ou Sophie Arnould et ses contemporaines;: recueil choisi d'Anecdotes piquantes, de Réparties et de bons Mots de Mlle Arnould précédé d'une notice sur sa vie précédé d'une Notice sur sa Vie et sur l'Académie impéri
The Project Gutenberg eBook of Arnoldiana, ou Sophie Arnould et ses contemporaines;
Title: Arnoldiana, ou Sophie Arnould et ses contemporaines;
Author: Sophie Arnould
Editor: Albéric Deville
Release date: February 24, 2012 [eBook #38974]
Most recently updated: January 8, 2021
Language: French
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ARNOLDIANA.
Se trouve au Palais-Royal,
| CHEZ | { |
DELAUNAY, libraire, galerie de bois, no 243; BLANCHARD, libraire, galerie de bois, no 249; PETIT, libraire, galerie de bois, no 257; DENTU, libraire, galerie de bois, no 266. |
ARNOLDIANA,
OU
Sophie Arnould
et ses Contemporaines;
RECUEIL CHOISI
d'Anecdotes piquantes, de Réparties et de
bons Mots
DE MLLE ARNOULD;
précédé d'une Notice sur sa Vie et sur l'Académie
impériale de Musique.
PAR L'AUTEUR DU BIÈVRIANA.
Son cœur n'eut jamais part aux jeux de son esprit.
PARIS,
GERARD, rue Saint-André des Arcs, no 59.
1813.
AVANT-PROPOS.
Il en est des ana comme de la plupart des ouvrages littéraires, sunt bona, sunt mala, sunt mediocria plura; on pourrait comparer ces sortes de recueils à une cordonnerie, où chacun trouve chaussure à son pied. Voilà ce qui explique le prodigieux débit de toutes ces compilations indigestes qui se copient les unes les autres; car depuis longtemps on ne fait des livres qu'avec des livres, et les modernes ressassent continuellement ce que les anciens ont écrit.
L'opuscule que nous publions ne contient que des choses qui ont déjà été dites; mais il présente beaucoup de traits peu ou point connus, beaucoup d'anecdotes dramatiques qui ne se reproduisent plus. Les peines que nous avons prises pour en faire la découverte, les soins que nous nous sommes donnés pour les rédiger doivent nous assurer un droit de propriété qu'on refuse ordinairement aux simples compilateurs.
Les ana étaient savans dans le siècle où l'on cultivait les sciences: dans celui où l'on effleure tout, où l'on analise tout, les ana doivent suivre le goût du siècle; aussi un grand nombre de recueils d'anecdotes et de jeux d'esprit affichent ce titre avantageux, qui malheureusement a servi de passeport à bien des sottises.
La majeure partie des ouvrages que nous voyons appartient plutôt aux mots qu'aux choses; ce sont les mots qui ont engendré toutes les petites pièces légères dont le mérite consiste surtout dans l'association des termes ou dans la tournure des phrases: de là cette foule de jeux de mots qui bien souvent donnent de l'esprit à ceux qui n'en ont pas.
L'Arnoldiana ne semblera peut-être qu'une facétie aux gens frivoles qui ne s'attachent qu'aux mots; mais pour le philosophe qui observe les choses cet opuscule doit être un appendice au tableau des mœurs du 18e siècle. Le rôle brillant qu'ont joué dans les beaux jours du règne de Louis XV les actrices, les chanteuses, les danseuses et les courtisanes de toutes classes, rappelle des événemens singuliers qui ont influé plus qu'on ne pense sur le système social.
Sophie Arnould a occupé pendant une trentaine d'années une place distinguée parmi les beaux-esprits: elle était charmante au théâtre et jouait en perfection; mais ce qui la faisait rechercher avec empressement c'était l'esprit à la mode, cet esprit frondeur et libertin qui plaisait alors dans le monde, et donnait du relief à celui ou à celle qui le mettait en usage.
Elle était vive, étourdie, et hasardait toutes les idées qui se présentaient à son imagination. La plupart de ses bons mots ont le ton de fille, mais d'une fille de beaucoup d'esprit. Dans la quantité des plaisanteries qu'elle se permettait il se rencontrait souvent des saillies heureuses qui faisaient oublier les mauvaises: la coterie qui se rassemblait chez elle les recueillait avec avidité, et les publiait avec complaisance.
Sophie Arnould remplaça dans le département des bons mots la célèbre Cartou, qui mourut en 1770 pensionnaire de l'Opéra. Cette chanteuse avait un talent médiocre, mais elle s'était acquis une grande considération entre ses camarades par ses saillies ingénieuses, dont quelques-unes ont été rédigées en apophtegmes, ont fait proverbes, et sont consignées dans un ouvrage intitulé le Code lyrique.
Quelqu'un disait que Mlle Arnould avait son esprit en argent comptant:—C'est dommage, reprit-on, qu'elle le mette en petite monnaie.—Quoi qu'il en soit, peu de femmes ont eu la répartie aussi vive que cette charmante actrice. Ses bons mots sont très-nombreux, et chacun s'est plu à les répéter; mais en voyageant ils s'altéraient, ils changeaient de maîtres; beaucoup de gens se sont parés de ses dépouilles: au surplus on n'emprunte qu'aux riches.
Fontenelle a dit: «Lorsque je me permets quelque plaisanterie un peu libre les jeunes filles et les sots ne m'entendent point.» Sophie Arnould n'eût osé donner cette excuse, car la gaze dont elle voilait ses gaillardises était quelquefois si légère qu'on devinait aisément ce qu'elle voulait déguiser.
Nous avons écarté de cet opuscule des propos graveleux qui firent autrefois fortune dans les coulisses et les petits soupers; mais nous avons cru devoir insérer quelques mots à double entente, afin de conserver à notre héroïne le caractère qui la distinguait. Lorsqu'on examine un portrait pourrait-on reconnaître le modèle si le peintre n'en avait pas exactement dessiné tous les traits? Il en est ainsi d'un personnage célèbre dont un écrivain peint l'esprit; il doit en indiquer les traits caractéristiques, sans quoi l'ouvrage n'a point de physionomie.
Les matériaux de l'Arnoldiana étaient rassemblés il y a plusieurs années, et cet ouvrage devait paraître sous le titre d'Esprit de Mlle Arnould; mais au moment où nous comptions le publier, ayant appris qu'un opuscule du même genre allait circuler sous ce titre, nous avons cru devoir changer le frontispice de notre livre, qui au fond est le véritable esprit de Sophie Arnould, mis en scène et présenté sous tous ses aspects.
NOTICE SUR L'OPÉRA.
L'Opéra passe généralement pour le plus étonnant et le plus fastueux des spectacles de l'Europe: c'est dans ce temple, théâtre des brillantes illusions et des illustres galanteries, que le génie, les talens et les grâces se réunissent pour produire le plus magnifique et le plus enchanteur de tous les jeux publics: là de jeunes prêtresses sont formées aux arts aimables qui peuvent émouvoir les sens et les séduire; les unes charment l'oreille en célébrant les louanges des dieux et des déesses; d'autres, par des danses passionnées, en caractérisent les attitudes, en peignent la situation la plus voluptueuse; toutes s'efforcent à l'envi d'allumer dans tous les cœurs ce beau feu, âme de l'univers, qui tour à tour le consume et le reproduit.
Les Italiens sont les premiers qui aient fait jouer des opéras; ils commencèrent à paraître sous le pontificat de Léon X, et l'on prétend que ce fut Ottavio Rinnucini, poëte florentin, qui donna la manière de représenter en musique les ouvrages dramatiques. Sous le règne de Louis XII on composait à la cour des ballets où l'on mettait des récits et des dialogues en plusieurs parties; mais on faisait venir d'Italie les musiciens et les chanteurs. En 1581 le maréchal de Brissac, gouverneur du Piémont, envoya à la reine mère son valet de chambre, surnommé Beaujoyeux, lequel était un bon violon, et qui fit le ballet des noces du duc de Joyeuse avec Mlle de Vaudemont, sœur de la reine. Beaulieu et Salomon, maîtres de la musique du roi, l'aidèrent dans la composition des récits et des airs de ballet; la Chesnaye, aumônier du roi, composa une partie des vers, et Jacques Patin, peintre du roi, travailla aux décorations.
Rinnucini suivit en France Marie de Médicis. Après lui il ne parut que de mauvais ballets, qui consistaient dans le choix d'un sujet bouffon; tel fut celui du ballet des Fées de la forêt de Saint-Germain, dansé au Louvre par Louis XIII en 1625, où Guillemine la quinteuse, Robine la hasardeuse, Jacqueline l'étendue, Alison la hargneuse et Macette la cabrioleuse montrèrent leur pouvoir. La première de ces fées présidait à la musique, la seconde aux jeux de hasard, la troisième aux folies, la quatrième aux combats, et la cinquième à la danse.
En 1651 Pierre Corneille donna, pour le divertissement de Louis XIV, Andromède, tragédie à machines. L'année suivante Benserade composa Cassandre, mascarade en forme de ballet, qui fut dansée par le roi au palais Cardinal.
L'abbé Perrin, de galante mémoire, hasarda des paroles françaises, lesquelles, quoique très-mauvaises, réussirent au moyen de la musique de Cambert, organiste de Saint-Honoré: c'était une pastorale en cinq actes qui fut chantée à Vincennes devant le roi: la nouveauté qu'on y remarqua fut un concert de flûtes.
En 1660 le cardinal Mazarin fit représenter dans la salle des machines des Tuileries, pendant le mariage du roi, Ercole amante, que l'on traduisit en vers français: le roi et la reine y dansèrent; l'abbé Mélany y chanta un rôle; presque tous les acteurs étaient Italiens. Cet opéra était précédé d'un prologue, usage qui a été suivi depuis et qui est maintenant supprimé.
Le marquis de Sourdac, à qui l'on doit la perfection des machines propres aux opéras, donna à ses frais la Toison d'Or, dans son château de Neubourg en Normandie, pour réjouissances publiques du mariage du roi, et ensuite en gratifia la troupe du marais, où elle fut très-applaudie.
Les succès que Pomone, premier opéra français, obtint après avoir été longtemps répété dans la salle de l'hôtel de Nevers, procurèrent à l'auteur, l'abbé Perrin, des lettres patentes pour l'établissement de l'Opéra en France. Les représentations publiques de cette pastorale commencèrent en 1671, dans un jeu de paume de la rue Mazarine. L'abbé Perrin, ne pouvant soutenir seul la dépense d'une telle entreprise, s'associa avec Cambert pour la musique, avec le marquis de Sourdac pour les machines, et pour les principaux frais avec le sieur Champenon, riche capitaliste.
M. de Sourdac, ayant fait beaucoup d'avances et même payé les dettes de l'abbé Perrin, s'empara du théâtre, quitta l'abbé, et prit pour poëte le sieur Gilbert, secrétaire de la reine Christine: les Peines et les Plaisirs de l'Amour, pastorale héroïque, furent son coup d'essai.
Lulli, surintendant de la musique du roi, profitant de cette division, acheta le privilége du sieur Perrin; il prit pour machiniste le signor Vigarini, gentilhomme Modénois, et pour poëte le tendre Quinault; il plaça son théâtre dans un jeu de paume de la rue de Vaugirard, et y donna en 1672 les fêtes de l'Amour et de Bacchus, pastorale composée de fragmens de différens ballets. Dans une des représentations, que le roi honora de sa présence, le prince de Condé, les ducs de Montmouth, de Villeroy, et le marquis de Rassan dansèrent une entrée avec les artistes salariés.
Le Triomphe de l'Amour est le premier opéra dans lequel on introduisit des danseuses. Ce ballet fut d'abord exécuté à Saint-Germain-en-Laye, devant sa majesté, le 21 janvier 1681. Plusieurs princes, seigneurs et dames de la cour y dansèrent. Le mélange des deux sexes rendit cette fête si brillante qu'on crut qu'il était indispensable, pour le succès de ce genre de spectacle, d'y remplacer les dames de la cour par des danseuses de profession, et depuis cette époque elles ont toujours continué d'être une des portions les plus brillantes de l'Opéra.
La réunion de Quinault et de Lulli porta nos opéras à leur plus haut degré de perfection. En 1673, après la mort de Molière, Lulli transporta ses machines à la salle du Palais-Royal, laquelle occupait une partie du terrain où est maintenant la rue du Lycée. Les enfans de Lulli succédèrent à leur père dans la direction de ce spectacle, qui depuis fut confié à différens directeurs et administrateurs.
Un terrible incendie ayant dévoré, le 6 avril 1763, tous les bâtimens de l'Opéra, le duc d'Orléans obtint du roi que la nouvelle salle fût construite à la même place, et l'inauguration s'en fit le 24 janvier suivant. Dans l'intervalle les représentations de l'Opéra eurent lieu sur le théâtre des Tuileries.
Un second incendie consuma, le 8 juin 1781, tout ce qui composait ce riche spectacle; la salle fut réduite en cendres; il n'en resta que les gros murs.
On éleva un nouveau théâtre sur le boulevart Saint-Martin, et, par un prodige presque unique dans les fastes de l'architecture, cette salle fut totalement achevée dans l'espace de six semaines. L'ouverture s'en fit le 27 octobre de la même année.
Mlle Montansier, ancienne directrice de la comédie de Versailles, ayant fait construire en 1793 une vaste salle sur l'emplacement de l'hôtel Louvois, rue Richelieu, le Gouvernement en fit l'acquisition pour l'Opéra, et l'inauguration de ce temple magique eut lieu le 15 juillet 1794.
Le théâtre, créé sous le nom d'Opéra, prit le titre d'Académie royale de musique en 1671; il le garda jusqu'en 1792. Il reçut successivement ceux d'Académie de Musique, d'Opéra national, de Théâtre de la République et des Arts, de Théâtre de l'Opéra, de Théâtre des Arts, et définitivement d'Académie impériale de Musique, qu'il porte actuellement.
Il est certain que le spectacle que nous nommons Opéra n'a jamais été connu des anciens, et qu'il n'est à proprement parler ni comédie ni tragédie. Quoique plusieurs poëtes, en s'unissant à d'habiles musiciens, aient donné de fort beaux opéras, on n'en peut citer qu'un très-petit nombre dans lesquels se trouvent tout à la fois la magnificence des décorations, l'harmonie de la musique, le sublime de la poésie, la régularité de l'action, et l'intérêt soutenu pendant cinq actes.
«L'Opéra, dit Voltaire, est un spectacle aussi bizarre que magnifique, où les yeux et les oreilles sont plus satisfaits que l'esprit, où l'asservissement à la musique rend nécessaires les fautes les plus ridicules, où il faut chanter des ariettes dans la destruction d'une ville et danser autour d'un tombeau, où l'on voit le palais de Pluton et celui du soleil, des dieux, des démons, des magiciens, des monstres, puis des édifices formés et détruits en un clin-d'œil. On tolère ces extravagances, on les aime même, parce qu'on est là dans le pays des fées, et pourvu qu'il y ait du spectacle, une belle musique, de jolies danses, quelques scènes attendrissantes, on est satisfait.»
«Je ne sais, disait La Bruyère, comment, avec une musique si parfaite, une dépense toute royale, l'Opéra a réussi à m'ennuyer.»
«Un opéra, disait l'abbé Desfontaines, est toujours un très-mauvais poëme, et le plus bel ouvrage en ce genre est un monstre.»
Ce spectacle étant plus fait pour le plaisir des yeux et des oreilles que pour celui de l'esprit, tous les arts d'agrément se sont ralliés pour l'embellir, et la danse remplit tellement aujourd'hui les divers actes de nos opéras, que ce théâtre paraît être dressé moins pour la représentation d'un poëme lyrique que pour une académie de danse.
C'est spécialement en cela que l'emporte l'Opéra de Paris sur tous les spectacles de l'Europe. Quelle réunion de talens dans les divers genres! Quelle brillante galerie, si l'on y ajoute cette multitude de filles charmantes qui dans les chœurs et les ballets tapissent les deux côtés du théâtre! Quand on se trouve en cercle avec cette foule d'odalisques on croit être dans le paradis de Mahomet, entouré de houris; ce n'est pas qu'on les jugeât toutes jolies si l'on voulait analiser ces figures; mais la richesse de leurs ornemens, leurs vêtemens voluptueux, leurs coiffures élégantes corrigent ou font disparaître les disgrâces de la nature. En un mot, le désir de plaire donne tant d'activité à ces nymphes agaçantes, qu'on peut difficilement résister à leur séduction. On raconte qu'un capucin, transporté d'un saint zèle, s'écria au milieu de son sermon: Oui, oui, mes chers auditeurs, l'Opéra est le vestibule de l'Enfer!
Ce qui invite tant de femmes à s'évertuer à ce spectacle plus qu'à tout autre, c'est le désir de faire fortune et d'acquérir d'illustres amans, car en fait de chanteuses on observe que les coryphées seuls s'attirent des hommages et des adorateurs; les autres restent dans la médiocrité avec la plus agréable figure. Au contraire, toutes les danseuses réussissent, et il n'en est presque aucune qui n'arrive au spectacle dans un char brillant. On prétend qu'un étranger proposa ce problême à d'Alembert, qui répondit que c'était une suite nécessaire des lois du mouvement.
Cette république lyrique, composée au moins de trois cents personnes, serait bientôt tombée dans le désordre et l'anarchie si quelque magistrat ne veillait constamment sur elle.
Depuis son origine jusqu'en 1790 l'Opéra fut sous la surveillance des gentilshommes de la chambre, et c'était le secrétaire d'état au département de Paris qui en avait la haute police. En 1776 le roi nomma six commissaires pour gouverner ce théâtre avec l'autorité la plus absolue. En 1790 il passa entre les mains de la municipalité. En 1793 les acteurs se chargèrent eux-mêmes de l'administrer, et un an après il fut mis sous une direction de gens de lettres nommés par le ministre de l'Intérieur. Au mois de frimaire an II un arrêté des consuls plaça ces directeurs sous la surveillance et la direction principale de l'un des préfets du palais du Gouvernement. Aujourd'hui c'est le premier chambellan de S. M. l'Empereur et Roi qui est le surintendant de ce spectacle.
Un des anciens priviléges de l'Opéra était de soustraire la jeunesse libertine à l'autorité paternelle ou aux recherches de la police. Il ne fallait avoir que quelques complaisances pour les gentilshommes de la chambre, et sans aucun talent l'administration vous engageait, et cet engagement vous mettait à l'abri des lois. Louis XVI réforma cet abus au commencement de son règne.
Avant l'arrêt de 1776 on entrait librement au foyer des actrices. C'était là qu'elles recevaient les hommages des spectateurs qui s'y rendaient en foule, et chacun pouvait en liberté approcher ces divinités et jouir du coup d'œil séduisant que présentait leur toilette.
C'était là qu'on rencontrait ces aimables roués, êtres sans soucis, se jouant de toutes les femmes en paraissant les adorer; charmans dans un tête à tête, sémillans dans un repas, habiles à raconter l'aventure de la veille, savans dans l'art de bien placer le mot du jour, ils prenaient toutes les nuances du caméléon, et les meilleures sociétés auraient cru manquer d'usage en ne les accueillant pas.
C'était encore là qu'on voyait papillonner ces êtres amphibies, qui n'étaient ni prêtres ni laïcs, connaissant tout, excepté l'étude et la religion, et qui sous le nom d'abbés circulaient dans le monde comme une fausse monnaie.
C'était là enfin qu'allaient et venaient assidûment des milliers de jeunes gens et de vieillards qui seraient demeurés absolument muets s'ils n'avaient eu pour entretien les actrices et les spectacles, les ruelles et les coulisses.
On met en usage dans ce véritable palais d'Armide toutes les ruses que la volupté enseigne pour séduire. Les femmes surtout, convaincues qu'on en impose avec un beau nom, ont grand soin, du moment qu'elles sont initiées, de déposer celui qu'elles ont reçu en naissant pour en prendre de plus conformes à leur nouvelle situation. Cette manie des noms supposés a produit des scènes plaisantes; on a vu plus d'une fois se présenter à la porte de l'Opéra une pauvre journalière couverte de haillons pour réclamer sa fille ou sa nièce, que le jour précédent elle a reconnue dans un brillant équipage, et dont elle a su la profession par un laquais.
Un jeune homme, allant chez une danseuse de l'Opéra, se plaignit de l'impertinence de son portier, et lui dit:—Vous devriez bien chasser ce drôle-là de chez vous.—J'y ai bien pensé, répondit-elle; mais, que voulez-vous, c'est mon père.—
Dans les beaux jours de l'Opéra une jolie actrice se montrait au foyer toute resplendissante de diamans, elle était respectée de ses compagnes en raison de sa robe éclatante, de sa voiture légère, de ses chevaux superbes; il s'établissait même un intervalle entr'elles selon le degré d'opulence; cette nymphe, plus ou moins illustrée par le rang de son amant, recevait avec hauteur celle qui débutait; elle traitait avec les airs d'une femme de qualité le bijoutier et la marchande de modes; le magistrat déridait son front en sa présence; le courtisan lui souriait; le militaire n'osait la brusquer; sa toilette était tous les matins surchargée de nouveaux présens; le Pactole semblait rouler éternellement chez elle. Mais la mode qui l'éleva vient à changer; une petite rivale, qu'elle n'apercevait pas, qu'elle dédaignait, se met insolemment sur les rangs, brille, l'éclipse, et fait déserter son salon. La courtisane superbe, quoique ayant encore de la beauté, se trouve l'année suivante seule avec des dettes immenses; tous les amans se sont enfuis, et quand ses affaires sont liquidées à peine a-t-elle de quoi payer sa chaussure et son rouge.
De toutes les femmes entretenues dix font fortune au bout de quelques années. Que devient le reste? C'est la grenouille qui a profité d'un rayon de soleil pour se reposer sur une belle prairie, et qui se replonge dans son marais.
Voyez Cartou, qui s'est retirée doyenne des chœurs de l'Opéra; elle comptait l'illustre Maurice de Saxe parmi ses conquêtes; elle le suivit au fameux camp de Mulhberg, où elle eut la gloire de souper avec les deux rois Auguste II de Pologne et Frédéric-Guillaume de Prusse, accompagnés des princes leurs fils et leurs successeurs au trône. Cette aimable chanteuse a brillé par ses diamans et ses équipages; elle a donné des fêtes aux beaux-esprits; elle a dit des bons mots qu'on cite encore, et sur la fin de sa carrière un vieux laquais formait toute sa compagnie.
Voyez Gaussin; elle a jeté pendant longtemps le mouchoir à qui elle a voulu: princes, officiers de distinction, graves présidens, sémillans conseillers, auteurs sublimes, fermiers généraux, tout ce monde, aux poëtes près, a contribué à l'enrichir; et cette actrice charmante, qui eût pu comme Rhodope élever une pyramide en se faisant apporter une pierre par chacun de ses amans; cette fille si tendre, vieillie et ruinée, finit par épouser un danseur, qui la rouait de coups, et lui fit faire une rude pénitence de tous les péchés qu'elle avait commis.
Voyez Fel, qui a fait la gloire de l'Académie royale de Musique et du concert spirituel, dont les accens enchanteurs l'ont disputé pendant longtemps à la mélodie du rossignol; elle crut autrefois honorer un souverain en le recevant dans ses bras; elle rendit fou le tendre Cahusac, qui, n'ayant pu l'épouser, alla mourir de chagrin à Charenton. Cette nymphe mangea les revenus de plusieurs provinces, et fut réduite sur la fin de sa carrière à quêter un regard ou à déshonorer son goût.
Voyez Defresne, devenue par spéculation Mme la marquise de Fleury; cette beauté, après avoir été l'entretien de tous les cercles, avoir vu à ses pieds tout ce que la cour et la ville offraient de plus grand; après avoir dissipé la rançon d'un roi, tomba par son inconduite dans une indigence extrême et mourut sans secours, quoiqu'elle laissât deux fils, dont l'un était capitaine de dragons et l'autre d'infanterie, décorés du nom et des armes des Fleury.
Si l'on passait en revue les Laïs anciennes et modernes qui tour à tour ont brillé sur la scène du monde, on formerait un tableau curieux des caprices de la fortune, qui souvent va chercher sous les livrées de la misère la femme qui doit un jour voir à ses pieds les plus grands personnages de l'Etat.
Les courtisanes semblent avoir été plus en honneur chez les Romains que parmi nous, et chez les Grecs que parmi les Romains. Les courtisanes grecques étaient d'autant plus attrayantes qu'aux charmes de la figure, aux attraits d'une coquetterie raffinée, à une parure séduisante, à une élégance recherchée, elles joignaient tous les agrémens de l'esprit, la vivacité, la finesse, la subtilité des réparties; elles assaisonnaient les plaisirs de leur société par tout ce que le sel attique avait de plus piquant. Plusieurs d'entr'elles cultivaient avec succès les belles-lettres et les mathématiques; les plus célèbres sont Aspasie, qui donna des leçons de politique et d'éloquence à Socrate et à Périclès; Laïs, qui tourna la tête à tant de philosophes, et qui compta Aristippe parmi ses amans; Leontium, qui écrivit sur la philosophie, et qui fut tendrement aimée d'Epicure et de ses disciples; Phryné, amante de Praxitèle, et qui fit rebâtir à ses dépens la ville de Thèbes, détruite par Alexandre; Thaïs, qui suivit ce héros dans ses conquêtes, et qui après la mort de son illustre amant se fit tellement aimer de Ptolémée, roi d'Egypte, que ce prince l'épousa; Thargélie, maîtresse de Xerxès, qu'elle aida à faire la conquête de la Grèce, et qui, après avoir longtemps exercé ses talens et ses charmes, termina ses courses en Thessalie, dont elle épousa le souverain.
On peut mettre sur la même ligne l'inimitable Ninon de l'Enclos, l'objet de l'admiration des hommes et de la jalousie des femmes, dont la maison était le rendez-vous de ce que Paris possédait de plus illustre, qui, dans le cours d'une vie de quatre-vingt-dix ans, a vu son pays se renouveler et changer plus d'une fois de goût, sans qu'elle ait jamais cessé d'être de celui de tout le monde, sans paraître jamais différer d'elle-même, et sans ressembler à personne.
Ces aimables enchanteresses, dont la destinée est de faire ou des mécontens ou des ingrats, sont depuis longtemps l'objet de la censure, et nos théâtres, destinés à être l'école des mœurs, sont devenus celle de la galanterie. Mais n'est-ce que sur la scène que les chances heureuses du vice dégoûtent un sexe fragile des hasards de la vertu? Combien dans nos cercles les plus austères de Lucrèces, qui, plus adroites que sages, sous le voile de la pudeur, qui n'est pas toujours celui de l'innocence, ne pourraient pas soutenir devant le crédule Hymen l'épreuve de Tutia, qui, se voyant accusée de n'avoir pas bien gardé son feu sacré, s'engagea pour sa justification à porter de l'eau dans un crible!
NOTICE SUR SOPHIE ARNOULD.
Sophie Arnould naquit à Paris le 14 février 1740. Son père tenait rue des Fossés-S.-Germ.-l'Auxerrois une vaste hôtellerie, connue sous le nom d'hôtel de Lisieux[1]. Il avait cinq enfans, deux garçons et trois filles; Sophie était l'aînée de celles-ci. L'aisance dont jouissait M. Arnould lui permit de donner à sa famille une éducation soignée; ses demoiselles eurent différens maîtres, notamment de musique et de chant, ce qui décida la vocation de deux d'entr'elles[2].
Sophie Arnould annonça de bonne heure les plus heureuses dispositions. La beauté de sa voix engagea sa mère à la conduire dans quelques communautés, où elle chantait les leçons de ténèbres. Un jour qu'elle était allée au Val-de-Grâce la princesse de Modène, qui y faisait sa retraite, entendit les accens mélodieux de la jeune cantatrice; elle voulut la connaître, et, enchantée de ses grâces et de son amabilité, elle l'honora bientôt de sa protection.
Sophie Arnould joignait à une figure gracieuse un son de voix qui ravissait et une sensibilité qu'elle savait communiquer à tous ceux qui l'écoutaient; sa taille était moyenne et bien prise; elle avait surtout des yeux superbes, et l'ensemble de ses traits lui donnait une de ces physionomies heureuses qui flattent et plaisent au premier aspect.
M. de Fondpertuis, intendant des menus, l'ayant entendue chanter, eut le désir de la faire entrer dans la musique de la reine. Il en parla à Mme de Pompadour, qui la fit demander. Sophie alla chez la favorite avec sa mère, et ne démentit point dans cette épreuve la réputation brillante qu'elle s'était acquise. Mme de Pompadour la combla d'éloges et dit à ceux qui l'entouraient: «Cette jeune personne fera quelque jour une charmante princesse.» Mme Arnould, qui craignait que les talens de sa fille ne lui fissent jouer un trop grand rôle, répondit à la marquise: «Je ne sais, madame, comment vous l'entendez; ma fille n'a point assez de fortune pour épouser un prince, et elle est trop bien élevée pour devenir princesse de théâtre.» Cependant cette bonne mère céda aux insinuations de quelques amis, et consentit à ce que Sophie fût mise sur l'état de la musique du roi. Cet engagement n'était qu'un prétexte pour attirer Sophie sur un plus grand théâtre, et lui faire parcourir une carrière digne de ses rares talens. MM. Rebel et Francœur, surintendans de la musique du roi, la sollicitèrent secrètement d'entrer à l'Opéra. Cette jeune virtuose, subjuguée par tous les prestiges qui l'environnaient, consentit facilement à cette proposition, et bientôt après on lui envoya un ordre de début pour l'Académie royale de Musique. Cet événement imprévu affligea vivement Mme Arnould; elle gémit sur la destinée de sa fille, et, plus jalouse de son bonheur que de sa gloire, elle eût préféré la voir couler des jours purs et tranquilles au sein d'une heureuse obscurité. Elle voulut alors mettre Sophie au couvent; mais une autorité supérieure la força d'obéir. Tout ce qu'elle put faire pour préserver sa chère Sophie des dangers auxquels l'exposaient sa jeunesse et ses charmes, fut de la surveiller sans cesse; elle la conduisait elle-même à l'Opéra, l'attendait dans une loge et la ramenait chez elle quand son rôle était fini.
Sophie Arnould débuta à l'Académie royale de Musique le 15 décembre 1757, et fut reçue l'année suivante. Elle parut aux yeux des connaisseurs l'actrice la plus naturelle, la plus onctueuse, la plus tendre qu'on eût encore vue. Elle est sortie telle des mains de la nature, et son début a été un triomphe[3].
A cette époque un jeune seigneur, épris de belle passion pour Sophie, forma le projet de la soustraire à la surveillance maternelle et de la faire jouir de l'indépendance de toutes ses compagnes de l'Opéra. La chose était difficile; mais l'amour est ingénieux; les obstacles l'irritent, et tout finit par lui céder. Le comte de L. usa d'un stratagême dramatique; il déguisa son rang et sa fortune, se fit passer pour un poëte de province qui venait à Paris faire jouer une tragédie, et, sous le nom de Dorval, prit un logement à l'hôtel de Lisieux. Son esprit et sa courtoisie le firent bientôt remarquer; il enivra Mme Arnould de complimens flatteurs, et séduisit Sophie par les plus brillantes promesses; une ancienne gouvernante aida les deux amans à briser leurs entraves, et un soir d'hiver, à la suite d'une lecture larmoyante qui avait obscurci les yeux de toute la famille, Dorval et Sophie disparurent.
Cet enlèvement fit beaucoup de bruit; Mme de L. était généralement estimée, et l'on blâmait hautement l'infidélité de son mari. Il cherchait à se justifier auprès de l'abbé Arnauld en lui faisant l'éloge de sa maîtresse:—Avez-vous tout dit? répondit l'abbé. Mettez le mépris public dans l'autre côté de la balance.—Le comte lui sauta au cou:—Mon cher abbé, s'écria-t-il, je suis le plus heureux des hommes; j'ai tout à la fois une femme vertueuse, une maîtresse charmante et un ami sincère.—
Sophie Arnould se distingua bientôt par de grands talens, et l'on fut étonné de voir sur la scène de l'Opéra, où jusqu'alors on n'avait presque aperçu que des mannequins plus ou moins bien exercés, une actrice remplie de grâces et de sensibilité, qui offrait la réunion touchante et nouvelle d'une voix charmante au mérite rare d'un jeu vrai et puisé dans la nature.
Cette femme célèbre a excité l'enthousiasme des amis de la musique et de l'art dramatique pendant tout le temps qu'elle est restée au théâtre. Dorat, dans son poëme de la Déclamation, a célébré cette voix retentissante dans le fracas des airs, ces sons plaintifs et sourds, et tout l'intérêt qu'inspirait cette grande actrice lorsqu'elle offrait Psyché mourante aux spectateurs attendris. Mais c'est dans Castor et Pollux qu'elle déployait tout ce que l'âme la plus tendre peut produire de sentiment: un jour qu'elle venait de remplir le rôle de Thélaïre elle se donnait beaucoup de peine pour prouver à Bernard qu'il en était l'auteur, car ce poëte sur la fin de sa vie avait perdu la mémoire et presque la raison; enfin il dit, sortant comme d'un rêve: «Oui sans doute, Castor est mon ouvrage, et Thélaïre est ma gloire.»
Ce n'est pas seulement comme actrice que Sophie Arnould s'est fait connaître; son nom est placé à côté de celui de Fontenelle et de Piron, si connus par leurs saillies piquantes. Douée d'une imagination vive et folâtre, elle brillait surtout dans les à-propos, et répandait avec autant de facilité que de grâces les bons mots, les fines plaisanteries, et malgré la causticité de quelques sarcasmes, elle sut se conserver de nombreux amis.
On lui a reproché de faire de l'esprit en y mêlant celui des autres; elle passait surtout pour médisante, et ses camarades mêmes éprouvèrent plus d'une fois ses railleries; mais comme elle n'était ni tracassière, ni haineuse, ni jalouse, ni intrigante, on s'amusait des jeux de son esprit en louant les qualités de son cœur.
Quelquefois on lui rendait les traits piquans qu'elle lançait aux autres: ses dents étaient vilaines, et les moins clairvoyans pouvaient aisément s'en apercevoir; un jour elle disait, en parlant de sa franchise, qu'elle avait le cœur sur les lèvres: «Je ne suis pas surpris, lui répartit Champcenetz, que vous ayez l'haleine si perfide.»
En 1763, époque où la jeunesse, l'esprit et les grâces de Sophie Arnould attachaient à son char l'élite de la cour et de la ville, Dorat lui consacra une longue épître; Bernard, Laujeon, Marmontel, Rulhières et autres poëtes l'ont également chantée. Favart, subjugué par sa voix ravissante, a fait pour elle le madrigal suivant:
Pourquoi, divine enchanteresse,
Me troubles-tu par tes accens?
Tu me fais sentir une ivresse
Qui ne va pas jusqu'à tes sens.
Peut-être que dans ma jeunesse
Mon bonheur eût été le tien:
Je t'aime, et le temps ne me laisse
Que le désir... Désir n'est rien.
Ah! tais-toi; mais non, chante encore;
Qu'avec tes sons voluptueux
Mon reste d'âme s'évapore,
Et je me croirai trop heureux.
Garrick, célèbre acteur et directeur d'un des théâtres de Londres, fit alors un voyage à Paris; il visita tous les spectacles, et lia connaissance avec les principaux acteurs. Mlles Clairon et Arnould furent, dit-on, les deux seules actrices dont il admira les talens.
Une philosophie naturelle, qu'elle dut à ses réflexions plus qu'à son éducation, lui fit rechercher la société des hommes les plus célèbres, dont elle vécut entourée. D'Alembert, Diderot, Duclos, Helvétius, Mably, J.-J. Rousseau et beaucoup d'autres ont eu avec elle des rapports plus ou moins intimes; c'est en vivant avec eux, c'est en lisant leurs ouvrages qu'elle se préparait un automne heureux et tranquille.
Son printemps fut embelli de tous les charmes que la fortune et la beauté peuvent procurer; émule de Ninon de Lenclos, elle vit sur ses pas les hommes les plus aimables et les plus spirituels. Ses talens et son esprit lui ont mérité le surnom d'Aspasie de son siècle, de même que son modèle avait reçu celui de moderne Leontium.
Dans le cours de sa brillante carrière, à une époque où la galanterie française était portée au plus haut degré, il eût été difficile à Sophie Arnould de résister aux séductions qui l'entouraient; on lui a connu plusieurs amans; mais elle a toujours conservé pour le comte de L., le premier et le plus doux objet de son cœur, un attachement tendre et soumis, que l'ascendant qu'il avait pris sur elle fortifiait sans cesse: ils vivaient ensemble comme certains époux; les infidélités de l'un motivaient celles de l'autre; mais Sophie y mettait plus de mystère, et sauvait les apparences autant qu'elle le pouvait. Le comte de L. ne pouvait faire un choix plus analogue à ses goûts, et ses amours, ses bouderies, ses ruptures et ses raccommodemens forment un long épisode dans la vie de cette actrice.
En 1761 M. de L. ayant fait un voyage à Genève pour consulter Voltaire sur une tragédie d'Electre de sa façon, Sophie, excédée de la jalousie de son amant, profita de son absence pour rompre avec lui. Elle avait renvoyé à Mme de L. tous les bijoux dont lui avait fait présent son mari, même le carrosse, et dedans deux enfans qu'elle avait eus de lui; elle s'était tenue cachée pour se soustraire aux fureurs d'un amant irrité; elle s'était même mise sous la protection du comte de Saint-Florentin, dont elle avait imploré la bienveillance. On ne peut peindre le désespoir où cette rupture avait jeté M. de L.; tout Paris était inondé de ses élégies; enfin, à la fougue d'une passion effrénée ayant succédé le calme de la raison, il s'était livré aux sentimens généreux qui devaient nécessairement reprendre le dessus dans un cœur comme le sien. Une entrevue avait eu lieu entre sa maîtresse et lui; il avait poussé la grandeur d'âme au point de lui déclarer qu'en renonçant à elle il n'oubliait pas ce qu'il se devait à lui-même, et lui envoyait en conséquence un contrat de deux mille écus de rentes viagères. Sur le refus de Sophie, Mme de L. était intervenue, et avait sollicité l'actrice sublime de ne point refuser un bienfait auquel elle voulait participer elle-même: elle lui avait déjà fait dire qu'elle prendrait soin de ses enfans comme des siens propres.
Sophie, pour se distraire d'une passion qui faisait le tourment de sa vie, avait passé dans les bras de M. Bertin, nouvelle victime de l'infidélité de Mlle Hus, actrice du théâtre Français. Le trésorier des parties casuelles crut trouver dans Sophie ce qu'il cherchait depuis si longtemps; il n'épargna rien pour mériter la bienveillance de sa nouvelle maîtresse; tout fut prodigué; mais l'excès de sa générosité ne put triompher d'une passion mal éteinte: l'amant tyrannique régnait au fond du cœur; ses écarts disparurent; on oublia ses torts, et l'amour réunit deux amans qui, plus épris que jamais l'un de l'autre, présentèrent un événement qui fit l'entretien de tout Paris. L'infortuné Bertin, aussi honteux de sa tendresse que piqué du changement de sa conquête, tomba dans le plus cruel désespoir.
Ce raccommodement fit moins d'honneur à la constance des deux personnages que de tort à leur bonne foi. M. Bertin avait payé les dettes de la belle fugitive, il avait marié sa sœur, et dépensé pour elle plus de vingt mille écus: il eût fallu pour conserver l'héroïne que l'amant en faveur eût remboursé à l'amant disgracié les frais considérables que lui avaient occasionnés ses nouvelles amours; mais à cette époque la générosité financière s'étendait si loin, on en cite des traits de prodigalité si merveilleux, qu'il semble que le Pactole coulait chez les traitans.
M. de L. lut en 1763, à l'assemblée de l'Académie des Sciences, dont il était membre, un mémoire sur l'inoculation, dans lequel il improuvait l'arrêt du Parlement sur cette matière. Ce seigneur fut en conséquence arrêté par ordre du roi, et conduit à la citadelle de Metz.
Sophie, ennuyée de l'absence de son amant, saisit l'instant de la sensation très vive qu'elle avait faite à la cour en jouant le rôle de Céphise dans l'opéra de Dardanus; elle se jeta aux pieds du duc de Choiseul, et demanda dans cette posture pathétique le rappel du proscrit. Le cœur du ministre galant s'émut; il se prêta de la meilleure grâce du monde à des instances si tendres. M. de L. rendit hommage de sa liberté à son auteur; il lui consacra les premiers jours de son retour, et pour ne point troubler ses plaisirs Mme de L. se retira au couvent.
Mlle Heynel, célèbre danseuse de Stutgard, dont on a tant prôné le succès prodigieux, produisit en 1768 une merveille plus grande encore. Ses charmes subjuguèrent M. de L. au point de lui faire oublier ceux de Sophie; il donna pour cadeau à l'allemande soixante mille livres, et quinze mille à un frère qu'elle aimait beaucoup; il ajouta un ameublement exquis, un équipage complet et un assortiment de bijoux. On estime que la première avait coûté plus de cent mille livres à ce magnifique seigneur: Mlle Heynel ne s'était jugée modestement qu'à mille louis.
En 1769 Sophie, étant à Fontainebleau, manqua si essentiellement à Mme Dubarry, qu'elle s'en était plainte au roi; Sa Majesté avait ordonné que cette actrice fût mise pour six mois à l'hôpital; mais la favorite, revenue bientôt à son caractère de douceur et de modération, demanda elle-même la grâce de celle dont elle avait désiré le châtiment, et sacrifia sa vengeance personnelle aux plaisirs du public, qui aimait cette actrice. Le roi eut de la peine à se laisser fléchir; il fallut toutes les grâces de sa maîtresse pour retenir sa sévérité. Les camarades de Sophie, trop souvent en butte à ses sarcasmes, profitèrent de l'occasion pour s'en venger, et répandirent avec une charité merveilleuse son aventure de Fontainebleau; et lorsque cette actrice paraissait parmi elles on lâchait toujours un petit mot d'hôpital, ce qui humiliait beaucoup cette superbe reine d'opéra.
Sophie voulut se retirer cette année-là; mais on lui refusa la gratification extraordinaire de mille livres, attendu la fréquence de ses absences, ses incommodités et ses caprices continuels, qui l'empêchaient de jouer les trois quarts de l'année. On lui démontra que chacune de ses représentations coûtait plus de cent écus à l'administration; elle se jugea au-dessus de tous les calculs, et parut décidée à quitter le théâtre.
L'annonce de cette retraite mit l'Opéra dans une grande agitation. Des personnes de la cour du plus haut parage se mêlèrent du raccommodement; on engagea les directeurs à pardonner les écarts de cette aimable actrice, et celle-ci à faire soumission aux premiers. Toute cette intrigue demanda beaucoup de temps, de prudence et de soins; enfin on vint à bout de réunir les personnages, et Sophie consentit à rester.
Le comte de L., dont le fond de gaieté inépuisable était merveilleusement secondé par son imagination, fit quelques voyages en Angleterre. Après avoir diverti Londres il voulut amuser Paris de ses plaisanteries ingénieuses, et l'on en cite plusieurs qui furent trouvées charmantes. A son retour dans la capitale il continua de voir Sophie comme la plus tendre de ses amies. Au mois de février 1774 il forma une assemblée de quatre docteurs de la Faculté de Médecine, appelés en consultation. La question était de savoir si l'on pouvait mourir d'ennui: ils furent tous pour l'affirmative, et après un long préambule, où ils motivaient leur jugement, ils signèrent dans la meilleure foi du monde. Croyant qu'il s'agissait de quelque parent du consultant, ils décidèrent que le seul remède était de dissiper le malade en lui ôtant de dessous les yeux l'objet de son état d'inertie et de stagnation.
Muni de cette pièce en bonne forme, le facétieux seigneur courut la déposer chez un commissaire, et y porta plainte en même temps contre le prince d'Hénin, qui, par son obsession continuelle autour de Mlle Arnould, ferait infailliblement périr cette actrice, sujet précieux au public, et dont en son particulier il désirait la conservation. Il requérait en conséquence qu'il fût enjoint audit prince de s'abstenir de toutes visites chez elle jusqu'à ce qu'elle fût parfaitement rétablie de la maladie d'ennui dont elle était atteinte, et qui la tuerait, suivant la décision de la Faculté... Cette plaisanterie un peu forte brouilla plus que jamais ces deux rivaux; ils se battirent, et le prince n'en continua pas moins ses visites chez Sophie, qui, pour le dédommager, finit par lui accorder ses bonnes grâces[4].
Dans ces temps de débordement les filles de spectacles se livraient aux goûts les plus condamnables. Sophie, se trouvant compromise dans quelques scènes scandaleuses qui entachaient sa réputation, voulut par un piége adroit détromper le public; un émule de Vitruve la seconda, et Paris fut bientôt instruit d'un prétendu mariage de l'architecte B. avec Mlle Arnould; mais elle négligea de conserver la renommée de cet hymen supposé, et répondit à ceux qui lui reprochaient de bonne foi de s'en tenir à un simple architecte après avoir vécu avec les plus grands seigneurs: «Je n'avais rien de mieux à faire pour employer les pierres qu'on jette de tous côtés dans mon jardin.»
Sophie eut ensuite la fantaisie d'être dévote; sa mauvaise santé affaiblissait sa philosophie, et l'avenir parfois l'effrayait. Deux directeurs à rabat voulurent s'emparer de sa conscience: «O ciel! s'écria-t-elle, c'est encore pis que des directeurs d'opéra.»
Il parut alors une caricature représentant Mlle Arnould aux pieds de son confesseur, et derrière cet homme était Mlle R., qui se désolait; au bas on lisait ces vers:
Ne pleurez point, jeune R***;
Arnould, courtisane prudente,
En quittant l'arène galante
Garde une réserve à l'amour.
La fortune, qui jusque-là avait souri à Mlle R., lui fit éprouver ses disgrâces; l'essor brillant qu'elle avait pris, ses goûts et ses folies occasionnèrent un déficit énorme dans ses finances, et cette actrice, poursuivie par ses créanciers, fut obligée de s'expatrier; enfin l'affaire s'arrangea, les dettes furent payées, et Fanny revint à Paris, où ses talens lui valurent la réception la plus flatteuse.
Sophie, après avoir été quelque temps brouillée avec Mlle R., se rapprocha d'elle, et le comédien F. entra pour beaucoup dans le raccommodement. Cette société, tout en s'aimant beaucoup, ne renonçait point aux gaietés piquantes et saugrenues qui se présentaient. Une Dlle V., amie de Sophie, étant accouchée, fit prier cette dernière d'être la marraine de son enfant, et la proposition fut acceptée: il fallait un parrain; l'accouchée crut faire sa cour en proposant F.; Sophie répondit qu'elle ne le connaissait pas le jour. En remplacement on parla d'A. M., gendre de Sophie: «C'est, reprit-elle, un ennuyeux qui ressemble à ces vieux laquais qu'on appelle la Jeunesse.» Cette épigramme écarta encore le second parrain projeté. Enfin Sophie, après avoir réfléchi, dit: «Nous allons chercher bien loin ce que nous avons sous la main; le parrain sera Fanny;» mais comme un tel parrain ne pouvait passer, elle employa à la cérémonie son fils Camille.
Mlle Arnould se nommait Madeleine; mais elle préférait celui de Sophie, qu'elle avait choisi comme plus agréable et plus noble: c'est sous ce nom que tous ses amis la fêtaient. Voici des couplets qui lui furent adressés par A. M. avant qu'il n'entrât dans sa famille:
AIR: Qui par fortune trouvera Nymphe dans la prairie.
Amis, célébrons à l'envi
La fête de Sophie;
Que chacun de nous réuni
La chante comme amie.
Nous ne pouvons lui présenter
De fleur plus naturelle
Qu'en nous accordant pour chanter:
C'est toujours, toujours elle!
Si quelqu'un parle d'un bon cœur,
On cite alors Sophie;
Si l'on décerne un prix flatteur,
Elle est encore choisie;
Si quelqu'un trouve à l'Opéra
Grâce et voix naturelle,
Cet éloge désignera
C'est toujours, toujours elle.
En vain l'Envie aux triples dents
Voulut blesser Sophie;
Elle répand que ses talens
Semblent rose flétrie:
Si touchante et si belle,
Que chacun,s'écria d'accord:
C'est toujours, toujours elle!
Le Temps cruel, qui détruit tout,
Respectera Sophie;
Par son pouvoir le dieu du goût
Prolongera sa vie.
Le charme de ses doux accens
Nous la rendra nouvelle;
On répétera dans vingt ans:
C'est toujours, toujours elle.
On avait donné à l'abbé Terray le sobriquet de grand Houssoir, nom qui convenait assez à sa figure et à sa besogne; il houssa terriblement les fermes au renouvellement du bail de 1774. Les nouvelles croupes et les intérêts qui furent donnés à la famille Dubarry et aux créatures du contrôleur général des finances firent beaucoup crier les traitans. On dit à Sophie Arnould qu'elle avait une croupe dans le nouveau bail des fermiers généraux, et l'on fit circuler sous son nom la lettre suivante, adressée à l'abbé Terray.
Monseigneur,
«J'avais toujours ouï dire que vous faisiez peu de cas des arts et des talens agréables; on attribuait cette indifférence à la dureté de votre caractère. Je vous ai souvent défendu du premier reproche; quant au second, il m'eût été difficile de m'élever contre le cri général de la France entière; cependant je ne pouvais me persuader qu'un homme aussi sensible aux charmes de notre sexe pût avoir un cœur de bronze. Vous venez bien de prouver le contraire; vous vous êtes occupé de nous au milieu des fonctions les plus importantes de votre ministère. Forcé de grever la nation d'un impôt de 162 millions, vous avez cru devoir en réserver une partie pour le théâtre lyrique et les autres spectacles; vous savez qu'une dose d'Allard, de Caillaud, de Raucourt est un narcotique sûr pour calmer les opérations que vous lui faites à regret. Véritable homme d'état, vous en prisez les membres suivant l'utilité dont ils sont avec vous. Le gouvernement fait sans doute en temps de guerre grand cas d'un guerrier qui verse son sang pour la patrie; mais en temps de paix le coup d'œil d'un militaire mutilé ne sert qu'à affliger; il faut au contraire des gens qui amusent; un danseur, une chanteuse sont alors des personnages essentiels, et la distinction qu'on établit dans les récompenses des deux espèces de citoyens est proportionnée à l'idée qu'on en a. L'officier estropié arrache avec peine et après beaucoup de sollicitations et de courbettes une pension modique; elle est assignée sur le trésor royal, espèce de crible sous lequel il faut tendre la main avant de recueillir quelques gouttes d'eau. L'acteur est traité plus magnifiquement; il est accolé à une sangsue publique, animal nécessaire qu'on fait ainsi dégorger en notre faveur de la substance la plus pure dont il se repaît. C'est à pareil titre sans doute, monseigneur, c'est à la profondeur de votre politique que je dois attribuer le prix flatteur dont vous honorez mon faible talent. Vous m'accordez, dit-on, une croupe; mais c'est une croupe d'or; vous me faites chevaucher derrière Plutus. Je ne doute pas que, dressé par vous, il n'ait les allures douces et engageantes; je m'y commets sous vos auspices, et cours avec lui les grandes aventures.
«Je suis avec un profond respect,
«MONSEIGNEUR,
«Votre, etc.»
Paris, 4 janvier 1774.
Quelle que soit l'authenticité de cette pièce, il est certain que Sophie obtint du contrôleur général, peu de jours avant la mort de Louis XV, un intérêt sur les fermes valant sept mille livres de rente.
Se trouvant à la vente de M. Randon de Boisset, elle porta au double pour première enchère le prix mis par le crieur au buste de Mlle Clairon. L'admiration ferma la bouche à tous les amateurs; on eût rougi de disputer à Mlle Arnould le prix du sentiment; le buste lui resta. Ce fut une espèce de couronne qui lui fut décernée au milieu des applaudissemens de toute l'assemblée, et ce moment a été consacré par le quatrain suivant, qu'un anonime lui envoya sur-le-champ:
Lorsqu'en t'applaudissant, déesse de la scène,
Tout Paris t'a cédé le buste de Clairon,
Il a connu les droits d'une sœur d'Apollon
Sur un portrait de Melpomène.
Sophie Arnould, malgré ses talens, étant devenue en 1776 presque inutile aux directeurs de l'Opéra, ces messieurs, pour exciter son zèle, lui proposèrent de ne plus l'appointer et de lui payer une somme convenue chaque jour qu'elle paraîtrait; elle se fâcha, et menaça de donner sa démission: ce terme était alors devenu à la mode parmi les grands personnages de théâtre.
On donnait un soir un concert dans un appartement du Palais-Royal ayant vue sur le jardin; beaucoup de promeneurs écoutaient: Sophie, malgré son timbre affaibli, s'avisa de chanter un air d'Iphigénie; tout à coup une voix s'élève, interrompt ses chants par des sons lugubres, et fait entendre ces paroles, qu'une divinité infernale adresse à Alceste dans le dernier acte de cet opéra:
Caron t'appelle; entends sa voix.
La cantatrice fut abasourdie, et depuis ce moment, dès qu'elle paraissait en public, des gens charitables ne manquaient pas de fredonner l'air d'Alceste.
Quelque temps après elle reçut une leçon aussi forte et plus désagréable encore; jouant Iphigénie, elle disait à Achilles:
Vous brûlez que je sois partie.
Le parterre lui appliqua ce vers, et se mit à battre des mains. Elle fut d'ailleurs souvent maltraitée dans ce rôle, malgré la présence de la reine, qui la protégeait et qui l'applaudissait.
Sophie Arnould ayant perdu sa belle voix, son grasseyement, autrefois l'un des charmes de sa jeunesse, devint si désagréable qu'elle cessa tout à fait de plaire au public. L'abbé Galiani se trouvant au spectacle de la cour, on lui demanda son avis sur la voix de Mlle Arnould:—C'est, dit-il, le plus bel asthme que j'aie entendu.—Enfin Sophie céda aux sages conseils de ses amis, et elle se retira en 1778 avec une pension de 2,000 liv.
Cette actrice a obtenu autant de succès que de gloire, parce qu'elle unissait le sentiment à la perfection; mais ce qu'on aura de la peine à croire c'est que cette Sophie, si touchante au théâtre, si folle à souper, si redoutable dans les coulisses par ses épigrammes, employait ordinairement les momens les plus pathétiques, les momens où elle faisait pleurer ou frémir toute la salle, à dire tout bas des bouffonneries aux acteurs qui se trouvaient en scène avec elle, et lorsqu'il lui arrivait de tomber gémissante, évanouie entre les bras d'un amant au désespoir, tandis que le parterre criait et s'extasiait, elle ne manquait pas de dire au héros éperdu qui la soutenait:—Ah, mon cher Pillot, que tu es laid!—On peut remarquer que tous les acteurs ont l'habitude de se dire de pareilles folies pendant leur jeu muet; mais ce qui surprendra c'est que celui de cette actrice n'en souffrait point, et il était impossible que le spectateur qui la voyait dans ces momens décisifs supposât qu'elle fût assez peu affectée pour dire des billevesées.
Sophie Arnould a eu de M. le comte de L. trois garçons et une fille; l'aîné s'appelait Louis Dorval, le second Camille Benerville, et le troisième Constant Dioville; Alexandrine était le nom de leur sœur. L'aîné mourut à l'âge de quatre ans, et le troisième, devenu colonel de cuirassiers, fut tué à la bataille de Wagram; Camille est existant, et porte l'un des noms de famille de son père, ayant été légitimé avec son frère Constant.
Alexandrine Arnould, née en 1767, épousa en 1780 A. M.; c'était un jeune littérateur dont on a ébauché le portrait dans les couplets suivans[5]:
AIR: Vive Henri quatre.
Hormis à table,
Il est toujours au lit;
Quand il sait ce qu'il dit!
Mais c'est pis qu'un diable
Pour cacher son esprit.
A l'art de plaire,
Qu'il esquive souvent,
Par caractère
Il joint heureusement
L'esprit de se taire,
Et chacun est content.
A. M., tout en parcourant la lice académique, ne cessait d'enfanter des madrigaux en l'honneur de mesdemoiselles Arnould, mère et fille; voici des vers qu'il destinait à être mis au bas du buste de Sophie:
Ce buste nous enchante; ah, fuyez, mes amis,
Fuyez! Que de périls on court près du modèle!
Je n'ai jamais vu d'homme en sa présence admis
Qui n'entrât inconstant et ne sortit fidèle.
Ce poëte était si épris de sa future, d'une figure commune et passablement laide, qu'il la considérait comme une Vénus; il lui adressa le quatrain suivant, qui dans le temps parut d'un ridicule rare aux yeux de ceux qui connaissaient l'héroïne:
Celle dont le portrait ici n'est point flatté,
Digne des chants d'Ovide et du pinceau d'Apelle,
N'a rien vu sous les cieux d'égal à sa beauté,
Rien, si ce n'est l'amour que je ressens pour elle.
L'esprit de Mme M. tenait beaucoup de celui de sa mère; ces deux personnes se faisaient parfois des niches assez gaies. Sophie avait aimé le comédien F., et après quelques mois l'avait congédié avec éclat: Mme M. fut enchantée de cette rupture, qu'elle croyait sincère. Un matin elle alla voir sa mère, et la trouva tête à tête avec F.; quand celui-ci se fut retiré elle témoigna son étonnement à Sophie: «C'est pour affaire que cet homme est venu ici, dit-elle, car je ne l'aime plus.—Ah! j'entends, répliqua Mme M.; vous l'estimez à présent;» allusion au conte qui finit par ce vers:
Combien de fois vous a-t-il estimé?
On demandait à cette dame quel âge avait sa mère:—Je n'en sais plus rien, répondit-elle; chaque année ma mère se croit rajeunie d'un an; si cela continue je serai bientôt son aînée.—
L'épigramme, comme on voit, était héréditaire dans cette famille; mais le cœur d'Alexandrine ne ressemblait pas à celui de Sophie. Quoiqu'elle eût deux enfans d'A. M., elle divorça pour épouser un habitant de Luzarches, qu'elle a rendu veuf peu de temps après, en lui laissant aussi deux enfans.
Quelques années avant la révolution Sophie Arnould habitait à Clichy-la-Garenne une maison de campagne où, partagée entre les souvenirs et les jouissances que lui assurait son amour pour les arts, elle se livrait presque entièrement à l'agriculture et aux douceurs d'une vie paisible et retirée.
Elle vendit cette propriété, et acheta à Luzarches, en 1790, la maison des pénitens du tiers-ordre de Saint-François, et sur la porte elle fit graver cette inscription:
ITE MISSA EST.
(Allez vous-en; la messe est dite.)
Elle avait choisi au fond du cloître un endroit qu'elle destinait pour son tombeau, et elle y fit inscrire ce verset de l'Ecriture:
Multa remittuntur ei peccata quia dilexit multum.
Beaucoup de péchés lui seront remis, parce qu'elle a beaucoup aimé.
Des agens du comité révolutionnaire de Luzarches vinrent un jour chez elle faire une visite domicilière; quelques frères la traitant de suspecte: «Mes amis, leur dit-elle, j'ai toujours été une citoyenne très-active, et je connais par cœur les droits de l'homme.» Un des membres aperçut alors sur une console un buste de marbre qui la représentait dans le rôle d'Iphigénie; il crut que c'était le buste de Marat, et, prenant l'écharpe de la prêtresse pour celle de leur patron, ils se retirèrent très édifiés du patriotisme de l'actrice.
La révolution, qui a rompu tant de liens, dispersa tous les amis de Sophie; elle perdit alors une grande partie de sa fortune, qui se montait à près de trente mille livres de rente, tant en pensions qu'en contrats; néanmoins elle eût pu s'assurer un sort indépendant si elle n'eût pas mis toute sa confiance dans un homme d'affaires dont les malversations achevèrent de la ruiner.
On a vu dans ces temps de confusion cette femme, célèbre par son esprit et par ses conquêtes, cette femme, qui pouvait le mieux rappeler l'image d'une courtisane grecque, implorer vainement des secours auprès du Gouvernement; on a entendu mêler aux concerts mystiques des obscurs théophilantropes cette voix qui tonnait dans Armide, qui soupirait dans Psyché, et on a gémi en pensant à l'incertitude des événemens et aux mystères de la fatalité.
Sophie végétait dans un dénuement presque absolu lorsqu'elle apprit, en 1797, que M. F. venait d'être nommé l'un des premiers magistrats de l'état; son cœur tressaillit et s'abandonna facilement à la douce espérance que son ancien ami, élevé au faîte des grandeurs, viendrait bientôt à son secours; elle lui fit part de sa position pénible, et il l'invita à dîner pour le lendemain.
Mme D., présente à cette réunion, fut enchantée de rencontrer Sophie Arnould, qu'elle ne connaissait que de réputation; elle alla lui faire une visite, et, la voyant misérablement logée chez un perruquier de la rue du Petit-Lion, elle lui proposa un appartement dans sa maison. Sophie accepta avec la plus vive reconnaissance une offre aussi généreuse, et trouva bientôt près de sa nouvelle amie tous les charmes que les bons cœurs répandent autour d'eux.
M. F., redevenu ministre en 1798, fit obtenir à Sophie une pension de 2,400 fr. et un logement à l'hôtel d'Angivilliers, près le Louvre. Alors quelques amis se rapprochèrent d'elle; des gens de lettres et des artistes lui formèrent encore une société agréable.
Sophie Arnould conserva jusqu'au dernier instant tout l'enjouement de son esprit; les grâces semblaient avoir effacé la date de son âge, et la vivacité de ses saillies faisait oublier les ravages que le temps avait fait à ses charmes. Elle était attaquée d'un squirrhe au rectum, qui lui était survenu à la suite d'une chute: un jour, qu'elle avait rassemblé plusieurs docteurs pour examiner le siége secret de ce mal douloureux, elle dit: «Faut-il que je paie maintenant pour faire voir cette chose-là, tandis qu'autrefois...»
Elle mourut à l'hôtel d'Angivilliers sur la fin de 1802; sa dépouille mortelle fut portée dans le champ du repos de Montmartre; aucune pompe funèbre ne l'accompagna, aucun marbre ne lui servit de tombe: un de ses amis, témoin de cette modeste sépulture, s'écria douloureusement:
Ainsi tout passe sur la terre,
Esprit, beauté, grâces, talens,
Et, comme une fleur éphémère,
Tout ne brille que peu d'instans!
ARNOLDIANA.
Sophie Arnould avait dix-huit ans moins deux mois lorsqu'elle parut pour la première fois à l'Académie royale de Musique; elle débuta dans le divertissement du ballet des Amours des Dieux, par un air détaché qui commence ainsi: Charmant Amour[6]. On lui a souvent entendu dire que cette invocation lui avait porté bonheur.
Dorat entra dans les mousquetaires à l'époque où Sophie Arnould fut reçue à l'Opéra; mais il quitta bientôt l'état militaire pour se livrer entièrement à la littérature. Ce poëte avait la prétention de passer pour homme à bonnes fortunes; Sophie, qui connaissait la faiblesse de ses moyens, lui dit un jour: «Mon cher Dorat, vous voulez jouer le berger Tircis; mais vous n'êtes pas fait pour ce rôle-là.»
Dans une promenade au bois de Romainville elle rencontra Gentil-Bernard, qui, rêvant à l'Art d'Aimer, était assis comme Tityre à l'ombre d'un hêtre:—Que faites-vous donc dans cette solitude? lui demanda Sophie.—Je m'entretiens avec moi-même, répondit le poëte: «Prenez-y garde, reprit-elle; vous causez avec un flatteur.»
On a vu rarement le double talent de la déclamation et du chant réunis dans le même sujet: Chassé posséda ce rare mérite; sa voix et son jeu l'élevèrent au rang des plus grands acteurs lyriques. Cet artiste se retira en 1757. Un musicien s'étant présenté pour lui succéder, Sophie lui dit: «Monsieur, si vous voulez être des nôtres, tâchez de vous faire Chassé.»
Mlle Clairon[7] naquit en 1723 à Condé, petite ville du département du Nord, pendant le carnaval. Là tout le monde aimait le plaisir: le curé et son vicaire étaient masqués, l'un en Arlequin et l'autre en Gilles. On apporta l'enfant, qui avait l'air mourant, et le curé l'ondoya sans changer d'habit. Cette célèbre actrice qui occupa la scène avec tant d'éclat, débuta à l'Opéra-Comique à peine âgée de douze ans; elle passa de là aux Italiens, au grand Opéra, enfin aux Français, où la gloire l'attendait. Elle était galante, voluptueuse et peu intéressée. Quelque temps avant sa retraite, qui eut lieu en 1766, on parlait sourdement de son mariage avec M. de Valbelle, son amant intime, et en attendant elle vivait avec un Russe d'une réputation singulière. On disait à Mlle Arnould que ce sigisbée se contentait de lui baiser la main: «C'est tout ce qu'il peut faire de mieux,» répondit-elle.
Albaneze, sopraniste du Conservatoire de Naples, et l'un des plus fameux castrats[8] que nous ayons eus, vint à Paris à l'âge de dix-huit ans. Une dame, l'ayant entendu chanter, en devint amoureuse, et parlait avec enthousiasme du charme de sa voix: «Il est vrai, dit Sophie, que son organe est ravissant; mais ne sentez-vous pas qu'il y manque quelque chose?»
Mlle Beaumenard, actrice de la Comédie française, avait joué en 1743 à l'Opéra-Comique, où elle était connue sous le nom de Gogo. Aucune actrice n'a demeuré si longtemps au théâtre. Le fermier général d'Ogny lui ayant donné une superbe rivière de diamans, une de ses camarades en admirait l'éclat, mais trouvait que cette rivière descendait bien bas: «C'est qu'elle retourne vers sa source, observa Sophie.»
Chévrier a présenté dans son Colporteur une satire affreuse des mœurs du siècle; les principales actrices de Paris y sont passées en revue, et chacune a son paquet. Cet écrivain virulent, poursuivi par la police, alla mourir en Hollande en 1762. Le bruit ayant couru qu'il s'était empoisonné: «Juste ciel! dit Mlle Arnould, il aura sucé sa plume.»
Poinsinet a fait imaginer le mot mystification pour exprimer l'art de tirer parti d'un homme simple en s'amusant de sa crédulité. Cet être singulier ne manquait pas de cette vivacité d'esprit naturel qui s'exhale quelquefois en saillies piquantes; mais il était absolument dénué de jugement. Un de ses prôneurs vantait un jour les nombreux ouvrages de Poinsinet en disant que peu d'auteurs avaient son esprit: «Je pense comme vous, reprit Mlle Arnould; Poinsinet a tant d'esprit dans sa tête que le bon sens n'a jamais pu s'y loger.»
Le lord Craffort, grand adorateur des vierges de l'Opéra, faisait le dévot et se ruinait au jeu. Sophie lui dit un jour: «Milord, vous ressemblez aux BONS CHRÉTIENS d'hiver; vous mûrirez sur la paille.»
J.-P.-N. Ducommun est auteur de l'Eloge du sein des Femmes. Un amateur, citant cet ouvrage à Sophie, disait qu'une belle gorge était ce qu'il prisait davantage chez les dames, mais que depuis longtemps il n'en trouvait pas: «Vraiment! répondit-elle; vous ne savez donc plus à quel SEIN vous vouer?»
Ce fut au danseur Léger que Mlle G. dut son premier pas et un enfant, dont elle accoucha dans un grenier[9], au milieu de l'hiver, sans feu et sans linge. Depuis cette époque elle gagna un hôtel, un suisse, six chevaux, autant de domestiques, et une fois autant d'amans. On assure qu'elle a dû ses vertus et son humanité à l'état de dénuement où elle se trouva au commencement de sa carrière. Cette danseuse était fort maigre, et quoique sa danse fût maniérée et pleine d'afféteries, on l'avait surnommée le squelette des grâces. Un jour qu'elle dansait avec Gardel, son soupirant, et Dauberval, son favori, Sophie dit: «Je crois voir deux chiens qui se disputent un os.»
Un petit-maître, beau comme Adonis et pauvre comme Job, épousa la veuve d'un riche marchand de bois qui fournissait l'Opéra; un ami de la dame s'étonnait qu'à son âge elle eût fait choix d'un tel étourdi: «Mais cette femme entend très-bien le ménage, dit Mlle Arnould; pour que le feu s'éprenne ne faut-il pas que le bois sec soit sous le bois vert.»
Mlle Defresne, fille d'une blanchisseuse de Paris, était citée en 1735 comme une des plus jolies personnes qu'on pût voir; sa beauté fit sa fortune, et après avoir longtemps circulé dans le monde elle épousa le marquis de Fleury, qui lui vendit son nom et ses titres moyennant une pension viagère. Depuis cette mutation Mme la marquise de Fleury eut des armoiries, des gens qui portaient la queue de sa robe, et un carreau à l'église. Un jour qu'elle étalait à Saint-Roch son faste et son hypocrisie, Sophie dit à quelqu'un: «Examinez donc cette nouvelle marquise; elle devient dévote à vue d'œil; elle prie Dieu quand on la regarde.»
Une actrice de l'Opéra vivait avec un joueur qui lui mangeait tout ce qu'elle gagnait. Sophie, la voyant recourir souvent aux emprunts, lui dit:—Ton amant te ruine; comment peux-tu rester avec lui?—Cela est vrai; mais c'est un si bon diable! «Je ne m'étonne plus, reprit sa camarade, si tu t'amuses à tirer le diable par la queue.»
M. de Sennecterre, devenu aveugle, donna en 1762 une pastorale intitulée Hylas et Zélie; les paroles en sont plates, la musique pauvre, et les ballets insignifians. Mlle Arnould dit que ce spectacle était un opéra d'aveugle fait pour être entendu par des sourds.
Il est des femmes chez lesquelles règne une bonté d'âme incompatible avec des rigueurs constantes; elles n'ont pas la force de résister ni le courage de refuser. La tendre Gaussin[10] était de ce caractère; jamais un refus n'est sorti de sa bouche. On disait que Chévrier avait recueilli les noms de mille trois cent soixante-douze soupirans auxquels cette actrice généreuse avait rendu service: «Cela prouve un grand cœur, observa Sophie; mais qui sert tout le monde n'oblige personne.»
Un Anglais qui faisait la cour à Mlle Beaumenard vint prier Sophie de le raccommoder avec cette actrice.—Qui vous a donc brouillé?—Vous savez bien qu'elle avait un épagneul; ce petit animal venait toujours me mordre les jambes; je lui ai donné un coup de pied, et il en est mort.—Ah, milord, quel coup de pied!—Cela est vrai; mais, voulant réparer le mal, je lui ai porté un joli petit chien anglais.—Hé bien?—Hé bien, elle a pris la petite bête, l'a jetée par la fenêtre, et il est resté mort sur le pavé.—Encore! répartit Sophie; «mais c'est le massacre des innocens que cette histoire-là.»
Il se trouvait à Paris en 1763 un arrière petit-fils de Racine par les femmes. Comme il ne restait aucun mâle, et que le dernier mort et son fils avaient très-peu joui de leurs entrées au théâtre Français, ce jeune homme crut pouvoir recueillir cette espèce de succession littéraire, et attendre cette grâce du respect et de la reconnaissance des comédiens pour leur bienfaiteur; mais ces messieurs, sous prétexte qu'une telle faveur nuirait à leurs intérêts, refusèrent tout net les entrées au descendant de Racine. Mlle Arnould dit en apprenant cette lésinerie: «Qu'est-ce qu'une ENTRÉE de plus ou de moins pour des gens qui vivent de Racine.»
Un jeune homme lisait des vers faits contre une femme dont il avait à se plaindre; un ami de la belle prit l'épigramme et la déchira. Il s'en suivit une dispute fort vive qui les conduisit au bois de Boulogne, où l'agresseur reçut un violent coup d'épée. Celui-ci, quelque temps après, étant au foyer, racontait sa triste aventure: «Voilà ce qui arrive, dit Sophie; qui casse les VERS les paie.»
Mlle Dubois débuta au théâtre Français en 1759, et par l'effet de la jalousie et des cabales elle resta douze ans à l'essai. Cette actrice, voulant courir plusieurs carrières à la fois, se fit recevoir au Concert spirituel en 1763; mais quoiqu'elle eût du talent et une figure intéressante, on lui trouvait de grands bras, des gestes monotones et une âme froide. Quelque temps avant son début quelqu'un ayant demandé à Sophie ce qu'elle pensait de cette chanteuse, elle répondit: «C'est une VOIX DE BOIS que nous essaierons cet hiver.»
Peu d'hommes ont été traités de la nature aussi bien que le philosophe Helvétius; elle lui avait accordé la beauté, la santé et le génie. Dans sa jeunesse il était bon danseur et fréquentait souvent l'Opéra; aimable, beau, riche et généreux, il dut faire beaucoup de conquêtes, et Sophie devint une des siennes. Il lui avait envoyé le jour de sa fête, un riche cadeau, et il resta quelque temps sans lui parler. Sophie, ennuyée de ce retard, lui dit naïvement: «Est-ce que vous voulez perdre ce que vous m'avez donné?»
Mlle Durancy[11] fut consacrée au théâtre dès sa plus tendre enfance. Douée d'une intelligence supérieure, et encouragée par ses premiers essais en province, elle débuta à la Comédie française en 1759, dans l'emploi des soubrettes, à peine âgée de treize ans; elle passa ensuite à l'Opéra en 1762, et s'éleva aux rôles de reines. Cette actrice avait la voix rauque et le cri un peu poissard; un jour qu'elle chantait le rôle de Clytemnestre dans Iphigénie, elle fut sifflée: «Cela est étonnant, dit Sophie, car Durancy a la voix du peuple.»
Le docteur Bartès disait un soir au foyer de l'Opéra que la goutte est la seule maladie qui donne de la considération dans le monde: «Je le crois bien, reprit Mlle Arnould; c'est la croix de Saint-Louis de la galanterie.»
En 1763 plusieurs amateurs reçurent pour étrennes un petit almanach contenant vingt-six couplets sur vingt-six danseuses de l'Opéra et leurs entreteneurs. Mlle Lany, qui à cette époque était la première danseuse de l'Europe, se trouvait à la tête de cette satire, et en paraissait désolée: «De quoi te plains-tu, ma chère Lany! lui dit Sophie; on a rendu justice à tes talens, puisqu'on t'a choisie pour ouvrir le bal.»
Laharpe[12] dans sa jeunesse fut mis au Fort-l'Evêque pour avoir fait une satire contre ses professeurs. A cette époque il arriva au concert spirituel un accident qui mit ce spectacle en désordre; une harpe fut brisée au milieu d'une symphonie par la chute d'une personne. Comme on cherchait à remplacer cet instrument, Mlle Arnould s'écria: «Si vous voulez être d'accord, n'allez pas chercher Laharpe du Fort-l'Evêque.»
Clairval débuta à l'Opéra-Comique en 1756. Aucun acteur n'a joué avec plus de noblesse le Magnifique et l'Amant jaloux. Il était très bel homme; ses manières étaient séduisantes; il n'en fallait pas davantage pour qu'il devînt la coqueluche de toutes les femmes. Sa passion pour le jeu lui fit perdre 30,000 l. au jeu de la Belle. Sophie dit en apprenant cette mésaventure: «Il n'y a pas de mal qu'une BELLE lui soit cruelle.»
Deux jeunes danseurs s'amusaient à lutter en attendant une répétition. Une figurante, qui prenait intérêt à ces athlètes, s'approcha d'eux pour mieux juger de leur adresse; lorsqu'elle revint à sa place Sophie lui dit en riant: «Hé bien, ma chère, tu connais maintenant le fort et le faible de cette affaire-là?»
M. Bertin avait fait une telle dépense pour Mlle Hus, que le mobilier de cette actrice était estimé plus de 500,000 liv. Tant de bienfaits ne purent fixer le cœur de cette volage, et M. Bertin la trouva, un beau matin, couchée dans sa maison de campagne avec le fils de l'entrepreneur des eaux de Passy. Quelques jours après Sophie dit à M. Bertin: «J'ai des obstructions; dites-moi donc comment Mlle Hus se trouve des eaux de Passy?»
Le 6 avril 1763, entre onze heures et midi, le feu se déclara, on ne sait comment, dans la salle de l'Opéra: en peu de temps l'incendie dévora tout. Quelques heures après ce funeste événement, une grande dame rencontra Sophie, et lui dit d'un air effrayé:—Mademoiselle, racontez-moi ce qui s'est passé à cette terrible incendie? «Madame, répondit-elle, tout ce que je puis vous dire c'est qu'incendie est du masculin.»
Mlle Miré[13], plus célèbre courtisane que bonne danseuse, était fort exigeante en amour; il lui fallait preuve sur preuve, et plus d'un brave y succomba. L'un d'eux étant mort au champ d'honneur, Sophie dit à ce sujet: «Ordinairement la lame use le fourreau; mais ici c'est le fourreau qui a usé la lame.»
Le pauvre défunt avait été musicien. Un de ses camarades voulant lui faire une épitaphe, Sophie proposa le rébus suivant:
La mi ré la mi la.
La Miré l'a mis là.
Un cri général s'éleva contre la nouvelle édition des Œuvres de Corneille publiée par Voltaire; on fut indigné non seulement de la critique amère et dure que le commentateur faisait de Pierre Corneille, mais de ce qu'il y enveloppait les deux pièces de Thomas restées au théâtre. Sophie, entendant analiser cette espèce de satire, se mit à dire: «Voltaire eût mieux fait de bâiller (BAYER) aux corneilles que de songer à leur couper les ailes.»
Mlle Maisonneuve, petite-fille de la femme de chambre de Mlle Gaussin, débuta en 1763: elle jouait dans la Gouvernante; et comme elle était en tête à tête avec son amant on vint l'avertir de se retirer. En fuyant elle tomba dans la coulisse et laissa voir son derrière. Le public fêta beaucoup ce nouveau visage, et Sophie s'écria: «Quel heureux début! jamais actrice ne mérita mieux d'être claquée.»
Un danseur, rentrant tout essoufflé dans la coulisse, dit en se jetant sur un siége:—Je n'en puis plus! N'est-il pas un autre emploi qui m'enrichisse sans tant me fatiguer? «Hé bien! répondit Sophie, il faut prendre l'emploi de cocu; c'est la femme qui en fait tout l'exercice.»
Mlle Dumesnil, actrice de la Comédie française, buvait comme une éponge[14]. Son laquais, lorsqu'elle jouait, était toujours dans la coulisse pour l'abreuver, et ce vice la mettait souvent dans le cas de substituer sur la scène les écarts de sa raison aux désordres des grandes passions qu'elle devait peindre. Un jour qu'elle remplissait le rôle de Médée quelqu'un dit en l'applaudissant:—Ne semble-t-il pas que ses yeux distillent le poison? «Dites plutôt, reprit Sophie, que le vin lui sort par les yeux.»
En 1763 on entendit au concert spirituel un cor de chasse qui étonna tout Paris; c'était le seigneur Rhodolphe. Jusque-là cet instrument n'avait point été porté à un tel degré de perfection; il imitait tour à tour la flûte la plus douce et la trompette la plus éclatante. Un musicien, jaloux de ces succès, prétendit qu'un cor de chasse ne pouvait exciter aucun sentiment tendre. «A vous entendre, dit Mlle Arnould, on croirait que Rhodolphe est un COR sans âme.»
Une Mme Lecoq, attachée à l'administration de l'Opéra, fréquentait souvent ce spectacle; elle avait la voix fausse, et cependant elle aimait beaucoup à fredonner. Un jour elle se plaignait de ce que son mari la faisait toujours taire quand elle répétait des airs nouveaux. «Madame, lui dit Sophie, c'est que la poule ne doit jamais chanter devant le coq.»
Le sieur Guignon, reçu à la musique du roi en 1733, devint l'émule du fameux Leclair pour le violon. Son talent supérieur pour le jeu de cet instrument lui avait mérité l'office de roi et maître des ménétriers du royaume. Mlle Arnould se trouvant en soirée avec la femme de ce musicien, on lui proposa de faire avec elle une partie de wisk. «Je ne veux point d'une telle partner, dit Sophie; cette dame porte guignon.»
Mlle Fel a été l'une des meilleures actrices de l'Opéra pour les rôles tendres, et la plus agréable cantatrice du concert spirituel. C'est, disait-on, un rossignol qui chante, un ruisseau qui murmure un zéphir qui folâtre. Elle quitta le théâtre en 1758, et afficha pendant quelque temps une sorte de sagesse. Quelqu'un citant la vie retirée de Mlle Fel, Sophie répliqua: «Ne vous y fiez pas; cette fille ressemble à Pénélope; elle défait la nuit ce qu'elle a fait le jour.»
Après l'incendie de l'Opéra en 1763 on éleva sur le même terrain une nouvelle salle qui s'ouvrit le 24 janvier 1764[15]; elle était richement décorée, mais la construction du parterre et des loges fut généralement critiquée. Le paradis en était si reculé et si exhaussé qu'on y était comme dans un autre monde. Mlle Arnould dit à l'architecte Soufflot: «Ah, monsieur! que deviendrons-nous s'il faut crier comme des DIABLES pour être entendus du PARADIS?»
Champfort avait vingt-un ans lorsqu'il donna sa comédie de la Jeune Indienne. Cette pièce, dont le sujet est tiré du Spectateur Anglais, n'eut pas de succès, ce qui fit dire à Sophie que l'Indienne avait fait baisser la TOILE.
Mlle Duprat de l'Opéra perdit le procès qu'elle avait intenté à Poinsinet pour cause d'escroquerie, malgré le mémoire que fit pour elle M. Coqueley de Chaussepierre, avocat au parlement et chef du conseil des comédiens.—Quel désagrément! disait Mlle Durancy; cela me fait encore détester davantage les procès. «Je le crois, reprit Sophie; tu ne chicanes point, toi; tu accordes tout.»
Mlle Robbe débuta à l'Opéra en 1765. Cette jolie danseuse inspira de l'amour au comte de L., qui fit part à Sophie de l'impression que la nouvelle fée avait faite sur son cœur. Celle-ci reçut la confidence avec philosophie; elle prit sur elle de suivre le nouveau goût de son infidèle, et d'en apprendre des nouvelles de sa propre bouche. Un jour qu'elle lui demandait où il en était, il ne put s'empêcher de lui témoigner qu'il était désolé de rencontrer toujours chez sa divinité un certain chevalier de Malte qui l'offusquait fort. «Hé bien, répartit Sophie, ce rival accomplit son vœu de chevalier de Malte; il fait la guerre aux infidèles.»
De tous les auteurs dramatiques Lemierre est celui dont le style âpre et rude rappelle davantage celui de la fameuse Pucelle de Chapelain. Parmi les vers tudesques dont ce poëte a parsemé sa tragédie de Guillaume Tell, on remarque ce passage rocailleux:
Je pars, j'erre en ces rocs dont partout se hérisse
Cette chaîne de monts qui couronne la Suisse.
La Veuve du Malabar offre celui-ci:
Toi prêtre! toi bramine! et tu n'es pas même homme.
Mlle Arnould avait surnommé Lemierre le chapelain de Saint-Roch[16].
Le duc de *** était bossu, et avait, comme beaucoup de grands, la manie d'afficher des goûts qu'il n'éprouvait pas; il possédait surtout une riche collection de livres qu'il citait souvent. Sophie disait de ce seigneur: «Sa bibliothèque a le sort de sa bosse; elle est à lui, il s'en fait honneur, et jamais il ne la regarde.»
Le célèbre musicien Rameau[17] mourut en 1764. L'Académie royale de musique fit célébrer pour lui, dans l'église de l'Oratoire, un service solennel. Plusieurs beaux morceaux des opéras de Castor et de Dardanus furent adaptés aux prières qu'il est d'usage de chanter dans cette cérémonie. Mlle Arnould, rappelant le nom et les talens de l'homme illustre que la France venait de perdre, s'écria: «Nos lauriers ont perdu leur plus beau Rameau!»
Vestris père, surnommé le diou de la danse, ayant appelé Mlle Heynel catin[18], le public, à qui elle appartenait, le força de lui faire des excuses en plein théâtre. La veille de cette réparation Mlle Heynel se plaignait du propos indécent de Vestris. «Que veux-tu, ma chère, répondit Sophie, il faut se consoler de tout; les gens aujourd'hui sont si grossiers qu'ils appellent les choses par leur nom.»
La fille d'un premier président de la Chambre des Comptes de Dôle, à la veille d'être forcée à un mariage qui lui répugnait, introduisit secrètement son amant dans sa chambre, et rendit ses père et mère témoins malgré eux de son mariage physique. Cet événement singulier fit beaucoup de bruit, et il s'en suivit un long procès: «Voilà où conduit la tyrannie des parens, dit Mlle Arnould; quand une fille est condamnée à l'hymen elle en appelle à l'amour.»
Mlle Gaussin, cette héroïne du théâtre français, dont les talens et les grâces ont été si chantés, épousa en 1758 un danseur italien, nommé Toalaigo, qui la rendit fort malheureuse; cinq ans après elle quitta le théâtre et se fit dévote: «Tel est le sort des femmes galantes, dit Sophie; elles se donnent à Dieu quand le diable n'en veut plus.»
Le Siége de Calais, tragédie de Dubelloy, jouée en 1765[19], obtint un succès prodigieux, grâces au sujet national que l'auteur avait choisi, et au jeu brillant de Molé. Dans le même temps les comédiens italiens annoncèrent Tom Jones, comédie de Poinsinet. Sophie dit: «Je ne crois pas que Poinsinet fasse lever le siége de Calais.»
Le Concert spirituel était un spectacle public dans lequel on exécutait, les jours où les théâtres étaient fermés, des motets et des symphonies; il avait été établi en 1725 dans la salle des suisses des Tuileries, et on le rétablit en 1763, après l'incendie de l'Opéra, afin de dédommager le public de la privation de ce spectacle, en attendant que la nouvelle salle fût construite. Mlle Arnould disait que ces concerts étaient de l'onguent pour la brûlure.
La comédie du Cercle est la seule pièce de Poinsinet qui soit restée au théâtre. Cet ouvrage est un mélange de plusieurs scènes pillées dans une comédie de Palissot, jouée à Nancy en 1756, sous le même titre. Lorsque cette pièce en mosaïque parut, Sophie qui connaissait la source où Poinsinet avait puisé, lui dit un jour qu'il se targuait de cette composition: «Mon cher Poinsinet, il ne faut pas juger le vin au CERCLE.»
Lorsqu'elle mit au monde son premier né tous ses amis allèrent chez elle entretenir les caquets de l'accouchée—Bon dieu, dit-elle, que l'on souffre pour des jeux d'enfant!—Il est un remède qui prévient ces douleurs-là, observa gravement un médecin.—Quel est-il?—La continence.—Que me proposez-vous là, s'écria-t-elle; le remède est pire que le mal.
Mlle Clairon fut la première qui osa paraître sur la scène sans paniers, et son exemple fut imité par toutes ses compagnes. Cette actrice, ayant refusé de jouer dans le Siége de Calais avec un nommé Dubois, accusé d'une bassesse, excita parmi ses camarades, quoique la pièce fût affichée, une telle insurrection, que la plupart furent mis au Fort-l'Evêque; la reine du théâtre y alla comme les autres; le public s'amusa beaucoup des débats du tripot comique, et Mlle Arnould s'écria: «Cette conduite est impardonnable; jamais on n'a vu une troupe bien disciplinée manquer un jour de SIÉGE.»
Favart a fait le portrait de Mlle Beaumenard dans son opéra de la Coquette sans le savoir. Cette actrice sur la fin de son été s'éprit de belle passion pour son camarade Belcourt, et l'épousa en lui offrant les dépouilles d'une multitude d'amans ruinés en son honneur. Quelqu'un, citant l'inconstance et la légèreté de Mme Belcourt, comparait les coquettes aux girouettes: «Ce sont bien de vraies girouettes, reprit Sophie; car elles ne se fixent que quand elles sont rouillées.»
Les Italiens donnèrent en 1766 le Braconnier et le Garde de Chasse, comédie mêlée d'ariettes. Cette pièce fut trouvée détestable, et on la raya du répertoire. Quelque temps après quelqu'un dit devant Mlle Arnould:—On n'entend plus parler du Braconnier:—«C'est qu'on l'a envoyé aux galères,» répondit-elle.
Un exempt fut chargé de conduire Mlle Clairon au Fort-l'Evêque à cause de son incartade contre l'acteur Dubois. L'héroïne, s'adressant à l'alguazil, lui dit que ses biens, sa personne et sa vie dépendait de S. M., mais qu'elle ne pouvait rien sur son honneur. Ce propos rapporté à Sophie, elle répartit: «C'est juste; partout où il n'y a rien le roi perd ses droits.»
Deux jolies danseuses discutaient la beauté de leurs gorges; elles prirent pour arbitre Mlle Arnould, qui, après avoir examiné les pièces du procès, jugea qu'il serait difficile de décider laquelle des deux méritait le prix: «Au surplus, ajouta-t-elle, il est permis à chacun de prêcher pour son SEIN.»
Mlle Beaumesnil, âgée de dix-sept ans, remplaça en 1766 Mlle Arnould dans le rôle de Sylvie; elle fut la première qui eut assez l'esprit de son art pour se décolorer sur la scène, afin de mieux rendre en plusieurs circonstances la situation de son personnage. Cette actrice avait pour favori un médecin qui lui faisait prendre tous les matins un lavement, afin d'entretenir sa fraîcheur. Sophie se trouvant chez elle au moment de l'opération:—Tu vois, lui dit Beaumesnil, comme mon docteur me prouve sa tendresse.—Cette attention-là, répondit sa camarade, est un vrai remède d'amour.
Louis XV avait un sérail qu'on appelait le Parc aux Cerfs. Les jeunes personnes qu'on y élevait n'en sortaient que pour se marier. Le chevalier de..., n'ayant point de fortune, consentit en faveur de la dot à prendre une de ces sultanes validés. Sophie, le voyant quelque temps après dans un brillant équipage, lui dit en riant: «Ah, ah, chevalier! on voit bien que vous êtes entré dans les affaires du roi.»
M. Bouret, ce fameux fermier général qui mangea, dit-on, quarante-deux millions et qui mourut insolvable, affichait un luxe dont on ne peut se faire d'idée; il le poussait au point d'avoir nourri une vache avec des petits pois verts à cent cinquante livres le litron, pour régaler dans la primeur une femme qui ne vivait que de lait. Ce fastueux financier désirait former une liaison avec Mlle Arnould. Il se jeta à ses genoux; elle parut inexorable: il lui jura de l'aimer toute sa vie; elle fut inflexible: il lui présenta un superbe diamant; elle sourit, et lui dit en parodiant le mot de Henri IV à Sully: «Relevez-vous; on croirait que je vous pardonne.»
On lui parlait d'une certaine dame qui, tout en affichant la dévotion, n'en prenait cependant qu'à son aise: «Apparemment, reprit-elle, qu'elle veut aller en paradis en pantoufles.»
Mlle Durancy était meilleure actrice que chanteuse: ayant eu des différends avec les directeurs de l'Opéra, qui ne prisaient pas assez ses talens, elle rentra à la Comédie française en 1766, pour doubler Mlle Dubois, qui succédait à Mlle Clairon comme chef d'emploi; mais bientôt la jalousie de sa rivale la força de retourner à l'Opéra. Sophie disait de cette transfuge: «De tous les auteurs que Durancy a essayés les Français sont encore ceux qu'elle préfère.»
Clairval, célèbre acteur de l'Opéra-Comique, avait été dans sa jeunesse garçon perruquier. La beauté de son physique lui procura beaucoup d'aventures galantes; celle qu'il eut avec la duchesse de Stainville fit beaucoup de bruit. Quelqu'un racontait à Sophie que M. de Stainville avait fait dire à ce comédien qu'il lui ferait donner cent coups de bâton, s'il revoyait sa femme: «Quelle impertinence! dit-elle; cet homme-là mériterait bien que Clairval lui LAVAT LA TÊTE.»
Un danseur de l'Opéra briguait les faveurs d'une jeune figurante, nommée Chardon; un jour de répétition il s'avisa de lui chanter un couplet de sa façon, mais d'une voix si fausse, que toutes les oreilles se redressèrent. «Vous l'entendez dit Sophie; il fait l'âne pour avoir du chardon.»
Le marquis de Prest, après avoir longtemps soupiré pour Sophie, obtint enfin le bonheur de passer quelques heures avec elle; mais le pauvre marquis employa fort mal son temps. Depuis cette séance, lorsqu'elle parlait de lui, elle citait ce vers de La Fontaine:
De loin c'est quelque chose et de près ce n'est rien.
Mlle Vestris, danseuse à l'Opéra, italienne de naissance, et dont les goûts divers étaient très connus, se récriait sur la fécondité de sa camarade Rey, et ne concevait pas comment cette fille s'y laissait prendre si facilement:—«Tu en parles bien à ton aise, dit Sophie; une souris...» (le reste est connu).
On peut citer Mlle G.... parmi les courtisanes qui ont fait la plus grande fortune. Le noble militaire, le grave robin, le fastueux financier, le clergé même, tout a voulu G., et n'a rien épargné pour s'en procurer la possession. Cependant elle n'était pas jolie, et sa taille maigre et longue lui donnait assez l'air d'une araignée. Dansant à l'Opéra en 1766, elle fut renversée par une pièce de décoration qui lui démit le bras: «Pauvre G.! dit Sophie; si elle ne s'était cassé qu'une jambe, cela ne l'empêcherait pas de danser»[20].
Plusieurs compagnies s'étant proposées en 1766 pour avoir la direction de l'Opéra, tous les acteurs et actrices de ce spectacle demandèrent que l'administration leur en fût confiée, et de se régir comme les comédiens. Ils présentèrent un mémoire fort détaillé à M. le comte de Saint-Florentin, et déposèrent 600,000 liv. pour cautionnement. Cette demande ne fut point acceptée, en raison des inconvéniens de la régie de la Comédie-Française. Quelques banquiers ayant proposé de faire les fonds de cette entreprise, Mlle Arnould dit que ces offres étaient inutiles; car certainement les actrices de l'Opéra avaient plus de fonds que ces messieurs n'avaient d'avances.
Elle s'était permis quelques quolibets sur les ridicules d'un certain Duc qui passait pour avoir peu d'esprit. Ce seigneur se trouvant au foyer de l'Opéra un soir que Sophie y faisait circuler ses bons mots, il s'approcha d'elle et lui dit d'un ton impérieux:—C'est donc vous, mademoiselle, qui plaisantez les grands, qui faites le bel esprit?—Moi, monseigneur? bel esprit! pas plus que vous, je vous assure.
Le duc de Praslin[21] a longtemps vécu avec Mlle Dangeville, actrice de la Comédie-Française. Lorsqu'il mourut on trouva dans son coffre-fort onze cent mille livres en or, et sa maîtresse n'avait qu'un revenu très médiocre. Ce seigneur demandait un jour à Sophie Arnould des nouvelles d'une fille de l'Opéra, dont il cherchait à se rappeler le nom.—C'est une jeune personne, lui dit-il, dont le nom finit en ain.—Ah, M. le duc! répondit-elle, vous ne le trouverez pas; tous nos noms finissent comme cela.
Mlle Pagès-Deschamps ayant lu la vie de Mme de La Vallière, éprouva l'effet de la grâce, et alla expier ses péchés aux Carmélites de la rue Saint-Jacques; mais un beau jour cette néophyte fut surprise au parloir avec un officier du régiment de Conflans, qui, malgré la grille, lui rappelait encore les vanités de ce monde. A cette nouvelle Sophie s'écria: «L'homme est comme le serpent, qui passe aisément le corps où il a mis la tête.»
Le marquis de Saint Hur... avait reçu des coups de canne et ne paraissait pas vouloir s'en venger.—Comment peut-il laisser cette affaire là? dit quelqu'un.—Bah! reprit Sophie, cet homme a le bon esprit de ne pas s'inquiéter de ce qui se passe derrière lui.
Mlle Allard[22], danseuse remarquable par ses folies et sa gaieté, pénétrée de douleur de la mort de son amant, M. Bontemps, déclara que de six semaines elle ne pourrait contribuer aux plaisirs du public: «Plaignons-la, dit Sophie, son BON TEMPS est passé.»
Mlle Peslin était une des plus vigoureuses danseuses de l'Opéra; elle eut beaucoup d'amans, et le marquis de F. fut un de ceux qu'elle affectionna davantage. Elle se fâcha contre Sophie, parce qu'elle avait répandu quelques propos sur son compte.—Je te prie, lui dit-elle sèchement, de ne plus parler de moi ni en bien ni en mal.—Ah! ma chère, reprit sa camarade, je ne pourrai jamais t'obéir qu'à moitié.
M. de Sartines, lieutenant de police, voulut un jour savoir le nom de plusieurs grands personnages auxquels Mlle Arnould avait donné à souper la veille; il fait venir la reine de l'Opéra et lui dit:—Mademoiselle, où avez-vous soupé hier?—Je ne me le rappelle pas, monseigneur.—Vous avez soupé chez vous?—Cela est possible.—Vous aviez du monde?—Vraisemblablement.—Vous aviez entr'autres des personnes de la première qualité?—Cela m'arrive quelquefois.—Quelles étaient ces personnes?—Je ne m'en souviens pas.—Vous ne vous souvenez pas de ceux qui étaient à souper chez vous?—Non, monseigneur.—Mais il me semble qu'une femme comme vous devrait se rappeler ces choses-là.—Oui, monseigneur, répartit Sophie; mais devant un homme comme vous je ne suis pas une femme comme moi.
Mlle Arnould ayant été détenue pendant vingt-quatre heures au Fort-l'Evêque, pour avoir répondu peu respectueusement au lieutenant de police, trouva dans cette prison un père de famille arrêté pour une dette de dix mille livres. Le désir de faire en sa faveur une bonne action lui suggéra l'idée de proposer à ses amis une loterie à cinq louis le billet, d'une prétendue chaîne, dont elle disait vouloir se défaire. Les billets furent bientôt placés; elle rassembla chez elle tous les actionnaires, et lorsqu'on fit le tirage des numéros, il sortit un billet sur lequel était écrit:
Un vieillard, pour dette arrêté,
N'avait pas la moindre espérance,
Et seule, en vain j'aurais tenté
De lui donner sa délivrance;
Mais dans ses fers, grâces à vous,
Il n'est plus rien qui le retienne,
Et, de concert, chacun de vous
Brise un des anneaux de sa chaîne[23].
Aussitôt parut le vieillard, que Sophie avait secrètement tiré de sa prison. Tout le monde applaudit à ce joli tour, et la fille de cet infortuné fut encore dotée par la bienfaisance de l'assemblée, qui doubla la valeur des mises.
Cette anecdote a fourni à MM. Barré, Radet et Desfontaines le sujet d'une comédie intitulée Sophie Arnould, pièce qui fut représentée pour la première fois à Paris, sur le théâtre du Vaudeville, en pluviôse an 13.
L'amant de Mlle Durancy alla un matin lui souhaiter sa fête; et, pour mieux placer son bouquet, il lui enleva son fichu. La belle, prise au dépourvu, voulut se fâcher. «Calme-toi, lui dit Sophie, qui entra dans ce moment-là, ne sais-tu pas qu'un jour de fête on découvre les seins (saints).»
Le docteur Barthès se trouvant au foyer de l'Opéra, une jeune figurante tirait en folâtrant son énorme perruque: «Finis donc, espiègle, lui dit Mlle Arnould; tu enlèves à monsieur toute sa réputation.»
Une actrice avait joué un mauvais tour à un de ses favoris, nommé de Pierres, lequel la menaça de la dévisager s'il la rencontrait. Sophie ayant invité cette nymphe à venir avec elle à la promenade, elle s'y refusa dans la crainte de rencontrer son adversaire: «Sois tranquille, lui dit sa camarade; je te mènerai par un chemin où il n'y a pas DE PIERRES.»
Elle aimait beaucoup le spectacle et manquait rarement d'assister aux nouveautés. Se trouvant à une représentation de Guillaume Tell, tragédie de Le Mierre, et n'y voyant presque pas de spectateurs, mais beaucoup de personnages suisses sur le théâtre, elle dit: «C'est ici l'inverse du proverbe, point d'argent point de Suisses; on y voit plus de Suisses que d'argent.»
Mlle Doligny[24], élève de Molé, débuta au Théâtre-Français en 1763. Beaucoup de naturel, de sensibilité, d'intelligence, lui concilièrent les suffrages; mais un ton pleureur et monotone, une figure froide et triste, ont toujours déplu en elle aux vrais connaisseurs. Cette actrice a donné pendant quelque temps l'exemple d'une vertu rare au théâtre. Le marquis de G., éperduement amoureux d'elle, lui fit d'abord des offres brillantes qu'elle refusa; il poussa la folie au point de la demander en mariage et de lui envoyer le contrat prêt à signer: elle répondit prudemment qu'elle s'estimait trop pour être sa maîtresse, et trop peu pour être sa femme.—Ce trait est unique dans les fastes de l'Opéra, s'écria un vieux routier; en vérité la femme est un être indéfinissable.—Pardonnez-moi, répartit Mlle Arnould, la femme est un grand enfant qu'on amuse avec des joujoux, qu'on endort avec des louanges, et qu'on séduit avec des promesses; Doligny y sera prise comme tant d'autres.
Le comte de L. ayant fait la conquête de Mlle Robbe, revint peu à peu à sa chère Sophie. Il était un soir assis près d'elle au foyer de l'Opéra, et conversait avec vivacité. Mlle Robbe en conçut de la jalousie, et tira M. de L. par son habit. Sophie qui s'en aperçut, dit à la danseuse: «Mademoiselle, vous voulez que tout soit pour vous; cependant chacun est bien aise d'avoir son COMTE.»
Mlle Clairon avait pris sous sa protection un jeune homme de seize ans, d'une charmante figure; elle voulait en faire un acteur, et lui donnait elle-même des leçons de déclamation. Ses talens se développaient ainsi que sa beauté; elle l'avait surnommé l'Amour, et il n'était connu que sous ce nom; mais ce jeune sujet s'étant hasardé à prendre des leçons d'un autre genre et d'une autre maîtresse, la jalousie s'alluma dans le cœur de la moderne Calypso, et elle renvoya l'Amour nu, comme on peint ce dieu. Une conduite aussi inhumaine fit dire à Sophie «qu'on voyait bien que la reine du théâtre n'était pas la mère de l'Amour.»
Poinsinet était de l'Académie de Dijon; mais il perdit cette place à la suite d'un procès singulier qu'il eut avec Mlle Duprat, qui l'accusait de lui avoir escamoté une montre d'or. Un jour que ce poëte, si souvent mystifié, lisait une comédie composée, selon sa coutume, de traits pillés çà et là, tout à coup un chien se mit à japper. «Voyez, dit Sophie, comme cet animal aboie au voleur.»
Mlle Laville était une fort jolie personne à laquelle un jeune artiste de l'Opéra enseignait la musique vocale. Cet artiste vantait un jour à Sophie les charmes de son écolière. «Ah! fripon, lui dit-elle, je gage qu'en donnant vos leçons vous avez un œil AU CHANT et l'autre A LA VILLE.»
Un censeur atrabilaire étant au foyer de l'Opéra, blâmait l'inconduite de certaines femmes galantes qui semblent braver toutes les lois de la bienséance; il critiquait surtout le luxe scandaleux des courtisanes et des actrices. Mlle Arnould, ennuyée de cette diatribe, lui dit sèchement: «Eh! monsieur, laissez-les jouir de la perte de leur réputation.»
Mlle G., par une charité bien rare chez les danseuses de l'Opéra, répandait les largesses de ses amans sur des familles infortunées qu'elle allait chercher embéguinée dans une coiffe noire, avec tout l'attirail d'une dévote consommée. L'hiver de 1768 fut fort rude; elle distribua en un seul jour une somme de 10,000 liv. que le prince de Soubise lui avait donnée pour ses étrennes. Sophie Arnould voulant marcher sur ses traces, alla visiter les pauvres malades de l'Hôtel-Dieu. Etant parvenue dans la salle des femmes en couche, elle dit aux sœurs qui l'accompagnaient: «Ce n'est pas ici que vous regrettez votre vœu de virginité?»
Un homme de la cour, entiché de la métromanie, lui adressa un madrigal de sa façon. Cette petite pièce avait coûté à l'auteur beaucoup plus qu'elle ne valait. Un de ses amis ayant demandé à Mlle Arnould ce qu'elle en pensait, elle répondit: «Ces vers ressemblent aux eaux de Versailles; ils ne coulent pas de source.»
M. Dangé, fermier général, étant à l'Opéra, rencontra M. de Béranger, lieutenant général; il le prit pour un de ses amis, et lui donna un soufflet en signe de familiarité. Le traitant s'apercevant de sa méprise se sauve; le militaire veut courir après; Sophie l'arrête et lui dit: «Ah! monsieur, qu'allez-vous faire? Vous ne savez donc pas quel Dangé vous courez?»
Mlle Beaumenard, dont le luxe avait scandalisé tant de duchesses, avait la sotte manie d'avoir des amans à ses gages; elle donnait d'une main ce qu'elle recevait de l'autre, et Belcourt acheva, en l'épousant, de ruiner ses épargnes. Sophie disait à son sujet: «Il est des femmes qui regardent les amans du même œil que les cartes; elles s'en servent pour jouer quelque temps; elles les rejettent ensuite, en demandent de neuves, et finissent par perdre avec les neuves tout ce qu'elles ont gagné avec les vieilles.»
Elle eut une discussion fort vive avec un nommé Talon, violoncelle du Concert spirituel. Comme il cherchait à la molester par des sarcasmes un peu mordans, elle lui répondit: «Mon pauvre Talon, tout ce que vous dites part de si bas que cela ne peut m'atteindre.»
M. F. publia à l'âge de treize ans un recueil de poésies; sa grande jeunesse et la vivacité de son esprit lui ayant acquis de puissantes protections, il vint se fixer à Paris, et Mlle Arnould voulut être son Mécène. Ninon de Lenclos légua au jeune Voltaire, dont elle présagea la célébrité, une somme pour acheter des livres. Sophie Arnould, en s'attachant le jeune F., n'entrevit pas la carrière brillante qu'il devait parcourir; mais elle applaudit à ses talens, les encouragea, et eut toujours pour lui la tendresse d'une mère. Un jour qu'elle le priait de faire une chanson sur ses genoux, il lui répondit par cet impromptu:
Sur vos genoux, ô ma belle Sophie!
A des couplets je songerais en vain;
Le sentiment vient troubler le génie,
Et le pupitre égare l'écrivain.
Le prince de Soubise possédait dans le village de Pantin une petite maison divisée en deux corps de logis, dont l'un était un temple dédié à l'Amour, et l'autre un théâtre consacré aux beaux-arts. Mlle G., souveraine de ces lieux enchantés, y attirait tour à tour les beautés postulantes de l'Opéra, ainsi que les meilleurs acteurs des grands théâtres, et elle-même y jouait les principaux rôles. Quelqu'un qui avait assisté aux fêtes charmantes que l'on donnait dans ce riant séjour, disait que Mlle G. était une bonne actrice. «Oui, reprit Sophie, bonne sur un théâtre de Pantin.»
Mlle Arnould ayant échoué dans le rôle de Colette du Devin du Village, désirait depuis longtemps faire celui de Colin; elle avait pour exemple Mme de Pompadour, qui remplit autrefois ce rôle d'homme à Bellevue avec le plus grand succès. Le prince de Conti, qui se mêlait alors des affaires de l'Opéra, lui donna des conseils, et Sophie joua son nouveau rôle; mais elle échoua encore dans cette entreprise, et ne fut pas applaudie comme elle s'y attendait. «Ah! dit-elle en rentrant au foyer, je le sens maintenant, l'habit ne fait pas l'homme.»
M., auteur d'un traité sur l'Amitié, n'avait point encore eu d'enfans, quoique marié depuis plusieurs années. Se trouvant dans une maison où était Mlle Arnould, il raconta d'un air joyeux qu'un de ses amis, célèbre médecin, avait enfin trouvé le secret de rendre mère sa tendre épouse. «Ah! monsieur, reprit Sophie, que l'Amitié a enfanté de prodiges! et qu'il y a de maris, comme vous, qui sont redevables à leurs amis de la fécondité de leurs femmes!»
Mlle Rosalie Levasseur n'avait point cette réunion d'avantages extérieurs qui semblent placer l'actrice sur la ligne où marche le rôle qu'elle représente; mais elle avait de l'esprit, de l'intelligence, de la sensibilité, et savait communiquer à sa figure la physionomie convenable à l'âge et à la nature de son personnage. Elle jouait un jour le rôle de l'Amour dans l'opéra de Psyché, et sa voix n'était pas juste. «Ah! dit Sophie, cet Amour-là est aussi faux que les autres.»
On faisait le parallèle des veuves et des jeunes filles sur le penchant que leur sexe a pour l'amour, et l'on avançait qu'une veuve doit être plus calme, parce qu'elle a la curiosité de moins. «Cela est vrai, dit Mlle Arnould; mais elle a l'habitude de plus.»
P. remua ciel et terre pour faire jouer sa comédie des Courtisanes; mais cette pièce fut alors trouvée trop contraire à l'honnêteté publique et à la dignité du Théâtre-Français pour être reçue[25]. Toutes les sectaires de Vénus furent enchantées du jugement, et P. devint leur bête noire. Sophie disait en parlant de cet ouvrage, «qu'il y avait du mouvement et de l'intérêt dans les Courtisanes, mais qu'en général on y trouvait peu de conduite.»
Elle alla avec M. de L. chez un curé des environs de Paris, qui nourrissait des poissons dans un très-beau vivier. Après le dîner on proposa le divertissement de la pêche; leur hôte y consentit quoiqu'avec peine, et à chaque poisson que l'on prenait, un gros soupir s'échappait de sa poitrine. Sophie en devina la cause, et dit aussitôt: «M. le curé, que ne nous dites-vous comme Jésus-Christ: Allez et ne PÊCHEZ plus.»
Mlle G. se rendit célèbre par les spectacles magnifiques qu'elle donnait à sa superbe maison de Pantin. Le public briguait l'honneur d'y être admis, et il y avait toujours un concours prodigieux; c'était le rendez-vous des plus jolies filles de Paris et des aimables libertins; on avait eu soin d'y établir des loges grillées pour les femmes honnêtes, pour les gens d'église et les personnages graves qui craignaient de se compromettre parmi cette foule de folles et d'étourdis. Collé avait consacré son théâtre de société à être joué chez Mlle G.; Carmontel fit un recueil de proverbes dramatiques destinés au même effet, et M. de la Borde les mit en musique. Cette danseuse ayant figuré dans un ballet dont la comtesse du Barry régala son illustre amant, reçut du roi une pension de 1,500 liv.; cette légère faveur fut acceptée à cause de la main dont elle provenait; car on sent que ce n'était qu'une goutte d'eau dans un fleuve. Sophie dit en apprenant ce petit surcroît de fortune: «J'en ferai compliment à G.: voilà de quoi payer le moucheur de chandelles de son spectacle.»
M. aimait beaucoup les champignons, et il en avait toujours sur sa table. Un jour que Mlle Arnould dînait chez lui, il lui parla de l'amour qu'il ressentait pour elle. «C'est sans doute un amour de champignons, répondit-elle; vous savez que cela passe comme cela vient.»
Un homme fort laid venait de recevoir un coup de fouet à travers le visage; il se plaignait devant Sophie de la brutalité des cochers de fiacre. «C'est bien désagréable, reprit-elle; il suffit qu'on ait mal quelque part pour qu'on s'y attrape.»
Le comte de Buffon aimait la société des femmes et la recherchait avec avidité. Il invita un jour Mlle Arnould à venir au jardin des Plantes voir des oiseaux rares qui arrivaient de Cayenne; elle y alla avec quelques amis, et enchantée de la conversation simple, noble et nourrie de ce grand naturaliste[26], elle dit à ceux qui l'entouraient: «Je ne pense jamais aux merveilles de la nature, sans me rappeler que M. de Buffon en est une.»
Mlle Laguerre, célèbre actrice de l'Opéra, vendait étant jeune des pierres à détacher. Un jour elle monta sur le marche-pied du carrosse de la duchesse de Villeroy qui se promenait sur le boulevart, lui offrit sa marchandise, et ajouta qu'elle savait bien chanter; cette petite était jolie, elle intéressa Mme de Villeroy qui la fit venir chez elle, et lui trouvant en effet une fort belle voix, l'envoya à Mlle Arnould en la lui recommandant. Sophie la fit décrasser, lui donna des maîtres et la rendit une des meilleures chanteuses de l'Opéra. Malheureusement cette fille conserva tous les vices de sa basse extraction, et Sophie disait en voyant la dépravation de ses mœurs: «C'est un beau fruit dont le cœur est gâté.»
On a comparé les gens riches qui ont beaucoup de valets aux cloportes qui ont beaucoup de pieds, et dont la marche est fort lente. Un traitant qui était dans cette catégorie, pestait contre ses laquais. «Monsieur, lui dit Sophie, lorsque Dieu faisait les anges, le diable faisait les laquais.»
Mlle Allard s'était attirée les hommages d'un seigneur allemand, qui, consumé d'amour pour elle, voulait absolument l'épouser. Sur les refus de la danseuse, le baron lui écrivit:—Qu'il n'avait d'autre parti à prendre que de se brûler la cervelle, mais qu'il irait la lui brûler auparavant.—Mlle Allard, effrayée, montra ce billet doux à Sophie, qui lui dit: «Puisque l'amour de ton baron est si violent, épouse-le, ma chère, et je te réponds qu'il en sera bientôt guéri.»
Mlle Grandi, danseuse figurante de l'Opéra, d'un talent médiocre et d'une figure très ordinaire, se plaignait sur le théâtre d'avoir perdu un amoureux qui lui avait donné mille louis en cinq semaines; un des spectateurs lui dit qu'elle était faite pour remplacer aisément cette perte; la demoiselle répond que cela ne se répare pas si aisément: elle ajoute, qu'en tout cas elle ne veut point d'amant à moins d'un carrosse et de deux bons chevaux, avec au moins cent louis de rentes assurées pour les entretenir. La conversation tombe; le lendemain il arrive chez Mlle Grandi un magnifique carrosse attelé de deux chevaux, trois autres suivent en laisse, et l'on trouve cent trente mille livres en espèces dans la voiture. La danseuse fut agréablement surprise d'une telle aubaine, et vint de suite à la répétition de l'Opéra en faire part à ses camarades. Comme elle se tourmentait beaucoup pour savoir si cet amant magnifique était jeune ou vieux, beau ou laid: «Ma chère Grandi, lui dit Mlle Arnould, quand un si brillant cadeau tombe des nues, celui qui le fait ne peut être qu'un ange.»
Poinsinet venait quelquefois au cercle de Mlle Arnould, et il apportait toujours des vers de sa façon dont il s'imaginait régaler l'assemblée. Sophie voyant que ses lectures soporifiques étaient peu goûtées, dit à quelqu'un: «Les vers de Poinsinet ont le sort des enfans gâtés; leur père est le seul qui les aime.»
Mlle Durancy ayant eu une couche fort laborieuse, toutes ses camarades allèrent lui faire visite.—Pourquoi donc, s'écria la malade, faut-il tant souffrir pour un instant de plaisir?—Hélas! ma chère, répondit Sophie, les douleurs de l'enfantement sont pour nous les remords de la volupté.
En 1768, le fameux Rebel[27], cet administrateur général de l'Opéra, ce suprême dictateur de la république lyrique, pour se dédommager du peu d'amateurs qui venaient à son spectacle, imagina de former, pour les bals, des quadrilles qu'il composa des danseuses les plus élégantes et les plus agréables, avec des habillemens très propres à exciter la curiosité des amateurs. Cette nouveauté attira beaucoup de monde, et Sophie dit en cette occasion: «D'après le goût que le public témoigne pour la danse, le meilleur moyen de soutenir l'Opéra, c'est d'alonger les ballets et de raccourcir les jupes.»
A l'époque où Mlle G. florissait, elle avait trois soupers par semaine; l'un composé des plus grands seigneurs de la cour et de toutes sortes de gens de considération; l'autre, d'auteurs, d'artistes, de savans, qui venaient amuser cette danseuse; enfin, un troisième, véritable orgie, où étaient invitées les filles les plus séduisantes et les plus voluptueuses. Elle donnait en outre à la ville et à la campagne des spectacles charmans, où elle réunissait les meilleurs acteurs et actrices de la capitale. Sophie allait quelquefois à Pantin pour y jouir des fêtes que Mlle G. y donnait en son nom, mais dont le prince de Soubise payait la plus grande partie des frais. Un particulier de sa connaissance ayant demandé dans les Petites-Affiches une habitation aux environs de Paris, elle lui répondit par ces deux vers d'une ancienne chanson: