Arnoldiana, ou Sophie Arnould et ses contemporaines;: recueil choisi d'Anecdotes piquantes, de Réparties et de bons Mots de Mlle Arnould précédé d'une notice sur sa vie précédé d'une Notice sur sa Vie et sur l'Académie impéri
«Que Pantin serait content
S'il avait l'art de vous plaire!»
M. Vassal, fils d'un receveur des finances, ayant donné trente mille livres à Mlle Thierry pour la dédommager de l'ennui qu'elle avait éprouvé à Sainte-Pélagie, Sophie dit en apprenant ce trait de prodigalité: «Quand on a tant d'argent de trop, pourquoi le bonheur n'est-il pas à vendre?»
Le séjour que l'envoyé de Maroc fit à Paris en 1768 donna lieu à des éclaircissemens curieux sur le sérail du grand-seigneur. On apprit que l'empereur qui régnait alors avait seize cents femmes, chacune dans un lit à part; que la jalousie est extrême parmi ces odalisques, et que le sultan n'a le droit d'appeler à sa couche une de ces esclaves qu'aux jours de fêtes extraordinaires; autrement elles courent grand risque pour leurs jours. Sous le règne d'Achmet, la jalousie des favorites fit empoisonner cent cinquante Circassiennes qui avaient eu l'honneur de s'attirer les regards de leur maître les jours non permis. On racontait ces détails devant Mlle Arnould, qui s'écria: «Que je plains ces inutiles victimes du faste d'un despote! Un Turc dans son sérail ose se comparer à un coq! mais jamais coq n'a fait garder ses poules par des chapons.»
Mlle Beauvoisin, courtisane d'une jolie figure, mais sans taille et sans grâces, avait été obligée, pour cette raison, de quitter l'Opéra dont elle avait été danseuse. Elle s'avisa de tenir une maison de jeu, et ses charmes, son luxe et l'affluence des joueurs opulens rendirent sa maison célèbre. Cette belle, si accommodante dans le tête à tête, faisait la prude dans la société. Un jour elle dit à Mlle Arnould, à propos de quelques plaisanteries un peu libres:—Je ne puis souffrir les équivoques.—Mademoiselle est sans doute, répartit Sophie, comme ces personnes qui, blasées sur le vin, en sont à l'eau-de-vie.
Caron de Beaumarchais était en 1768 plus renommé par ses intrigues galantes que pour ses talens littéraires; il s'était lié avec Sophie, et la voyait souvent. Un jour qu'il dissertait avec elle sur les différentes sortes d'amours, il en est deux surtout, disait-il, qui maîtrisent nos sens; l'un est un ange, il épure nos âmes; l'autre est un diable, qui enflamme nos cœurs. A ces mots, il voulut joindre le geste aux paroles. «Arrêtez, s'écria Sophie, vous avez donc le DIABLE au corps?»
Le marquis de L*** et le marquis C*** s'étaient cotisés pour décocher à Sophie une épigramme si indécente qu'elle ne put s'empêcher de leur dire: «Je ne m'attendais pas à être si maltraitée par vous, monsieur de C. qui êtes le premier de votre maison, et vous, monsieur de L. qui êtes le dernier de la vôtre.[28]»
Le docteur Bouvart avait l'esprit caustique. Le poëte Barthe voulant l'emmener à la première représentation de sa comédie des Fausses Infidélités, «N'en faites rien, dit Mlle Arnould, cet homme emporterait la pièce.»
M. de Bièvre était fils d'un chirurgien du roi, nommé Mareschal. Dédaignant le nom de son père, il acheta la terre de Bièvre, et en entrant dans les mousquetaires il se fit appeler le marquis de Bièvre. Sophie Arnould l'entendant annoncer sous ce nouveau titre, eut la malice de dire: «Il a bien mal fait de prendre la qualité de MARQUIS, il ne lui en aurait pas plus coûté de se faire appeler le MARÉCHAL DE Bièvre.»
Molé[29], comédien excellent, mais fort vain, eut une fièvre maligne en 1769; le public lui prouva son attachement en demandant tous les jours de ses nouvelles à l'acteur qui venait annoncer. Sa convalescence fut longue, et le vin lui ayant été ordonné pour ranimer ses forces, il en reçut en un jour plus de deux mille bouteilles de différentes dames de la cour. Sophie dit en apprenant cette nouvelle: «Molé doit être tout VIN de ces attentions-là.»
Le singe de Nicolet attirait tout Paris par la gentillesse de ses tours; on lui fit parodier fort ingénieusement la maladie de Molé et tous les ridicules qui s'en suivirent. Il parut sur le théâtre en bonnet de nuit et en pantoufles; il joua le moribond, et cherchait à exciter la commisération publique, ce qui fit beaucoup rire aux dépens de l'acteur, dont la fatuité était excessive. «Comme cette farce est désagréable pour ce pauvre Molé, dit Sophie; on n'est jamais plus maltraité que par ses confrères.»
Les premiers sujets des grands spectacles ont toujours eu la manie de se dire malade lorsque, par caprice ou pour se faire désirer, ils ne voulaient pas remplir leurs rôles. Mlle Arnould jouait rarement[30], et le public en murmura plus d'une fois; mais lorsqu'elle reparaissait, les mécontens oubliaient tout pour l'applaudir. Mlle Laguerre qui devait la doubler, s'étant trop fatiguée en jouant Armide, ne put paraître à son tour; on vint chercher Sophie pour la remplacer, en lui disant que la débutante était indisposée. «Peste! reprit-elle, cette jeune personne se conduit fort bien; la voilà déjà malade comme un premier sujet.»
Mlle Asselin, danseuse de l'Opéra, faisait beaucoup de dépense et payait fort mal ses créanciers. Après avoir eu successivement plusieurs amans qui n'avaient point amélioré ses affaires, elle s'amouracha d'un mousquetaire nommé de Termes. Sophie ayant appris cette nouvelle liaison, lui dit:—Eh bien! ma chère, voilà toutes tes dettes payées.—Comment cela?—Qui a TERME ne doit rien.
Dorat était d'une constitution faible. Né de parens énervés, livré lui-même au torrent des plaisirs, sans caractère et sans énergie, il ne pouvait avoir que des grâces dans l'esprit, et ses grâces étaient maniérées. «Ce petit Dorat, disait Mlle Arnould, ressemble à une colonne de marbre; il est sec, froid et poli.»
Un jeune acteur doué d'un physique agréable, mais ayant une prononciation vicieuse, venait débuter à Paris. On le présenta à Sophie; elle lui fit répéter quelques rôles, et dit ensuite à son Mécène: «Votre protégé est charmant; il ne lui manque que la parole.»
Mlle Durancy amena un soir au foyer de l'Opéra un petit garçon d'une charmante figure. Cet enfant de l'amour était caressé de tout le monde, et il rendait caresse pour caresse. Sophie le voyant aller de l'un à l'autre, lui dit, en le prenant sur ses genoux: «Mon petit ami, est-ce que tu cherches ton papa?»
Un jeune seigneur, grand chasseur et fort inconstant dans ses amours, lui adressa les propositions les plus galantes. Sophie, qui connaissait sa légèreté, lui envoya pour réponse un tableau qui représentait un lévrier dormant auprès d'un lièvre, avec ces mots pour devise:
Il néglige ce qu'il a pris.
Milord Forbes, pour voir plus souvent Mlle Lafond, lui proposa d'être sa maîtresse de langue, et lui offrit pour ce service cent louis par mois. La belle ne se fit pas tirer l'oreille, et l'écolier devint bientôt maître. Mlle Arnould ayant appris cet arrangement, dit: «Milord a sagement fait; avant de s'engager dans une affaire, il est bon de prendre LANGUE.»
Mlle Mazarelli, courtisane fameuse par plus d'une aventure, devint la maîtresse de M. de Montcrif; elle avait puisé près de cet Anacréon le goût de la belle littérature; elle faisait même gémir la presse, et ne fréquentait plus que des savans. «Comme les goûts changent avec l'âge! dit Sophie; jadis Mazarelli ne s'attachait qu'aux beaux corps, maintenant elle n'a commerce qu'avec les beaux esprits.»
La vie privée de Louis XV autorisa les scènes scandaleuses qui se multiplièrent sous son règne. Ce monarque blasé n'eut pas honte d'élever jusqu'à son trône une fille publique nommée Lange, et qui bientôt devint comtesse Dubarri[31]. Une telle métamorphose anoblit pour un temps l'état de courtisane, qui depuis la régence avait offert tant de chances de fortune. Lorsque cette célèbre Laïs devint la maîtresse du roi, Sophie dit: «Qu'elle avait changé sa monnaie contre un Louis.»
Lorsque Favart donna sa Rosière de Salency, une jeune figurante demanda à Sophie ce que c'était qu'une rosière.—C'est une jeune fille couronnée de roses pour en avoir défendu le bouton.—En ce cas, répondit naïvement la danseuse, je ne serai jamais rosière.
Un jour qu'elle jouait le rôle de Thélaïre dans Castor et Pollux, la foule était si grande qu'on étouffait dans toutes les parties de la salle. Quelqu'un vint sur le théâtre s'en plaindre à Mlle Arnould. C'était précisément dans le temps que les arrêts du conseil venaient de paraître au sujet de la réduction des effets royaux. «Où est notre cher abbé Terray? dit Sophie; que n'est-il là pour vous réduire de moitié!»
Mlle G. rassemblait en 1769, dans un hôtel de la chaussée d'Antin, nommé le Palais de Terpsichore, la foule de tous les plaisirs: à Athènes et à Rome, où les courtisanes étaient si révérées, on ne trouva jamais l'exemple d'un pareil luxe. Mais le prince de Soubise ayant retiré à cette nymphe les 72,000 liv. de rentes dont il la gratifiait, et M. de Laborde, valet de chambre du roi, s'étant ruiné à son service, elle fut obligée de suspendre les délicieux spectacles qu'elle donnait, et ses créanciers la tourmentèrent au point qu'elle se vit à la veille de déposer son bilan. Un des fournisseurs ayant demandé si cette Laïs ferait honneur à ses affaires: «En doutez-vous? lui dit Sophie; je réponds que G. mourra au lit d'honneur.»
M. d'Aucourt, fermier général et bel esprit, est l'auteur des Mémoires Turcs, où il rappelle les aventures galantes de l'envoyé de Maroc qui vint en France en 1768. Il les dédia à Mlle Duthé, ce qui fit la fortune de l'ouvrage. Les talens cachés de cet heureux musulman répondaient à sa taille supérieure et à sa vaste corpulence, et les odalisques de plus d'un théâtre ont attesté ses prouesses. Mlle Peslin fut une de celles qui lui firent cueillir le plus de lauriers. Sophie dit à ce sujet: «Depuis que Peslin a trouvé chaussure à son pied, elle ne veut plus que du MAROQUIN.»
Tandis que le boucher Colin achevait de se ruiner avec Mlle Duplant, cette actrice avait encore d'autres amans pour ses menus plaisirs.—Il faut que cet homme ait l'esprit bouché, dit un plaisant, pour ne pas s'apercevoir des incartades de sa maîtresse.—Vous ne savez donc pas, reprit Sophie, que pour mieux l'attraper elle le fait jouer à Colin-maillard.
Poinsinet[32] partit pour l'Espagne en 1769; il comptait travailler dans ce royaume à la propagation de la musique italienne et des ariettes françaises; malheureusement il se noya dans le Guadalquivir. Lorsque Mlle Arnould apprit cet événement, elle s'écria: «Pauvre Poinsinet, voilà donc tous tes projets à vau-l'eau?»
Une figurante vivait avec un maître de danse qu'on appelait Moka, parce que, semblable au bon café de ce nom, il était petit, vieux et sec.—Il a toutes les qualités du cœur, disait-elle en parlant de son amant; c'est dommage qu'il ne soit pas un peu plus vert.—Hé bien! répartit Sophie, il faut le planter là pour reverdir.
Un jeune homme bien né, mais plus fastueux que sage, après avoir mangé sa légitime avec une danseuse de l'Opéra, nommée Martigny, se trouva réduit à vivre d'un talent qu'il avait jusque-là cultivé pour son agrément, et il se fit peintre en miniature. Quelque temps après Sophie dit à sa camarade: «Reçois mon compliment, ma chère Martigny, je croyais ton amant ruiné, et je viens d'apprendre qu'il fait FIGURE dans le monde.»
Quoique Mlle Laguerre eût acquis une fortune considérable, elle ne s'occupait aucunement de ses parens. Son père vendait des cantiques dans les carrefours, et sa mère allait offrant dans les promenades cette sorte d'oublis qu'on appelle le plaisir des dames. Un jour Sophie rencontra sur les boulevarts la mère Laguerre, et elle dit en la montrant à quelqu'un: «Cette pauvre femme n'a pas gagné dans le cours de sa vie, avec le plaisir des dames, ce que sa fille gagne dans une heure en se livrant au plaisir des hommes.»
Le chevalier de T., officier aux gardes, avait une grande taille et un petit esprit. Elle le comparait à «ces hôtels garnis dont l'appartement le plus élevé est ordinairement le plus mal meublé.»
M. Bertin, trésorier des parties casuelles, dont les folies amoureuses ont tant coûté à l'état, fréquentait souvent les coulisses: Mlle Arnould l'avait surnommé l'inspecteur des parties casuelles. Un étranger qui le rencontrait toujours à son poste favori, et qui ne connaissait pas ses titres, demanda à Sophie si ce monsieur avait un emploi à l'Opéra. «Certainement, répondit-elle; ne voyez-vous pas qu'il contrôle les grandes et les petites entrées.»
On cite dans les fastes de l'Opéra cette journée mémorable où Sophie Arnould et Geliotte, représentant l'acte de Vertumne et Pomone, ils recommencèrent à deux fois, et l'assemblée, aussi brillante que nombreuse, en fut dans le ravissement. On complimenta beaucoup Sophie sur un triomphe aussi éclatant. «Hélas! dit-elle, je paie tous les jours l'honneur de m'être élevée par la peine de me soutenir.»
Un de ces aimables roués[33], remplis de grâces et de défauts, et dont le persiflage est tout l'esprit, voyant Sophie richement parée et couverte de diamans, s'approcha d'elle en la lorgnant, et lui demanda si ses bijoux lui avaient coûté bien cher. «Mon petit ami, répondit-elle, vous croyez sans doute parler à votre maman?»
Beaumarchais n'était point aimé. Quelqu'un mit sur l'affiche de la première représentation des Deux Amis[34]: par un auteur qui n'en a aucun. Cette pièce tomba presqu'aussitôt qu'elle parut. Quelque temps après cette chute l'auteur eut la maladresse de plaisanter sur l'abandon dans lequel le public semblait laisser l'Opéra. La salle était nouvellement restaurée, et on allait y donner la reprise d'une ancienne pièce. Beaumarchais dit à Sophie:—Votre salle est très-belle, mais vous n'aurez personne à votre Zoroastre.—Pardonnez-moi, reprit-elle, vos AMIS nous en enverront.
Mlle D*** était devenue amoureuse d'un M. Levacher de Charnois, gendre du comédien Préville. C'était un bel esprit qui rédigeait le Journal des Théâtres. D***, enchantée de trouver dans ce jeune homme les agrémens de la figure et les ressources de l'esprit, goûtait dans cette liaison un charme inexprimable; mais M. de Charnois s'étant réconcilié avec sa femme, abandonna sa maîtresse. La nymphe ne put soutenir une telle rupture, et en mourut de douleur. «Mourir pour un infidèle, s'écria Sophie, voilà une mode que les actrices ne suivront pas.»
Quelqu'un rapportait que le médecin Chirac, interrogé si le commerce des femmes est nuisible, avait répondu:—Non, pourvu qu'on ne prenne point de drogue; mais j'avertis que le changement est une drogue.—Hé bien, répartit Sophie, c'est pourtant cette drogue-là qui fait aller le commerce.
Mlle d'Albigny, pensionnaire de l'Opéra, s'était mise sur le pied des dames du bel air, et ayant donné à jouer chez elle, fut envoyée, par ordre du roi, à la Salpêtrière. A son retour cette princesse voulant être bien avec tout le monde, admit à l'honneur de sa couche le commissaire de son quartier. Quelques jours après Sophie lui demanda «comment elle trouvait la chair de commissaire? (la chère).»
Le chevalier de C. était d'une gaucherie et d'une indifférence insoutenables; on ne savait par où le prendre pour l'émouvoir. Mlle Arnould s'étant infructueusement occupée de son éducation, le congédia en disant que «c'était une cruche sans anse.»
J.-J. Rousseau allait en 1770 souper chez Sophie Arnould avec l'élite des petits-maîtres et des talons rouges; il avait choisi Rulhières pour conducteur, et il se trouvait souvent là en fort bonne compagnie. Voulant prouver que la plupart de nos tragédies lyriques ne doivent leurs succès qu'aux charmes de la musique, il disait:—S'il est possible de faire un bon opéra, il ne l'est pas qu'un opéra soit un bon ouvrage.—Voilà pourquoi, répartit Sophie, chez nous le SON vaut mieux que la farine.
Elle s'intéressait pour un jeune homme auquel elle désirait faire obtenir un emploi qui dépendait de M. D., fermier général, lequel, disait-on, avait été laquais; elle attendait depuis deux heures dans l'antichambre du traitant qui était remplie de valets. Un jeune seigneur sortant du cabinet du financier, témoigna sa surprise à Sophie de la voir attendre en si mauvaise compagnie. «Je ne crains point ces messieurs, répondit-elle, tant qu'ils sont encore laquais.»
Louis-Gabriel Fardeau, procureur au Châtelet, composait des pièces pour le théâtre des Associés. Un plaisant trouva dans l'anagramme de ses noms son véritable portrait: Il a l'air du bœuf gras. Ce dramatiste s'étant avisé de faire sa cour à une danseuse de l'Opéra, Sophie dit à sa camarade: «Comment peux-tu supporter ce FARDEAU? Un procureur de son espèce n'aime les femmes que pour les formes.»
Après le déplacement de M. de Choiseul on fit des tabatières où il y avait d'un côté le portrait du duc de Sully, ministre de Henri IV, et de l'autre celui du duc de Choiseul[35], ministre de Louis XV. «C'est bien, dit Mlle Arnould en voyant une de ces boîtes; on a mis ensemble la recette et la dépense.»
Le baron de Grimm, devenu amoureux de Mlle Fel, chanteuse à l'Opéra, et n'ayant pu s'en faire écouter, tomba dans une sorte de catalepsie qui, pendant plusieurs jours, parut l'avoir privé de tout mouvement. Le médecin Senac se douta de la ruse et en parla à Mlle Arnould qui lui dit en riant: «Mon cher docteur, si Fel était auprès de votre malade, il ressusciterait bientôt.»
Mlle Lemaure, cette sublime actrice de la scène lyrique, si connue par ses caprices et sa belle voix, s'était retirée du théâtre en 1743. Les entrepreneurs du Colisée mirent en 1771 ses talens à contribution, et elle y chanta le monologue de l'acte du Sylphe avec un succès prodigieux. Cette cantatrice était fort laide. Sophie disait: «On a beau l'applaudir, elle fait toujours mauvaise mine.»
L'intérêt renferme un poison si actif, si subtil, que dès qu'il vient se joindre à un sentiment, il le corrompt et finit par l'éteindre. Mlle Laguerre en offrit un exemple, et la galanterie ne fut pour elle qu'un commerce. Cette chanteuse ayant mis sur la liste de ses nombreux favoris[36] un apothicaire nommé La C., Sophie le surnomma «le premier commis de LA GUERRE.»
Un financier, vieux et blasé, venait de prendre à ses gages une jeune et jolie danseuse.—Comment va ton monsieur? lui demandait une de ses camarades.—Il paraît beaucoup m'aimer, répondit-elle, car il ne fait que m'embrasser. «Tant pis pour toi, répartit Sophie; qui trop embrasse mal étreint.»
Le marquis de Lettorière, officier aux gardes, passait pour le plus joli homme de Paris; il avait fait faire son portrait pour le donner à une actrice connue pour être moins tendre qu'intéressée. Mlle Arnould, à laquelle il le montra, lui dit: «Vous êtes beau comme l'Amour, mais votre Danaé aimerait mieux l'effigie du roi que la vôtre.»
On parlait de la prochaine représentation du Faucon, opéra comique de Sedaine. Sophie semblait n'en avoir pas bonne opinion; elle se fit presser quelque temps pour s'expliquer et déclarer les motifs de son préjugé. «C'est que, reprit-elle avec vivacité par ce vers de Boileau:
Rien n'est beau que le vrai, le vrai seul est aimable.»
Mlle Allard fut la maîtresse du duc de Chartres, du prince de Guimenée, du duc de Mazarin et d'un régiment de roturiers. S'étant fait peindre par Lenoir dans l'état où parut Vénus devant le berger Pâris, quelqu'un dit que la tête de cette figure n'était pas ressemblante. «Qu'est-ce que cela fait, reprit Sophie; Allard serait sans tête que tout Paris la reconnaîtrait.»
Marmontel débuta dans la carrière littéraire par des tragédies et des opéras. Ses Contes Moraux, qui parurent bientôt après, lui acquirent la plus grande réputation; il y puisa le sujet de quelques jolies comédies, et l'on sait que sa pièce de Zémire et Azor est tirée d'un ancien conte intitulé la Belle et la Bête. Mlle Arnould étant allée voir jouer ce demi-opéra, elle dit à quelqu'un qui s'extasiait sur cet œuvre dramatique: «C'est la musique qui est la Belle.»
Le Mierre[37] lui disait un jour:—Rappelez-vous que d'Alembert, après la première représentation d'Hypermnestre, a dit que j'ai fait faire un pas à la tragédie. Elle reprit en riant: «Est-ce en avant ou en arrière?»
Quelques jours après la nomination de M. de Boynes au département de la marine, on donna à l'Opéra une pièce dont un des actes offrait la vue d'une mer couverte de vaisseaux. Le nouveau ministre se trouvant à cette représentation, quelqu'un le fit remarquer à Mlle Arnould. «Ne voyez-vous pas, dit-elle, qu'il vient ici prendre une idée de la marine.»
On dit que Valeria Coppiola, célèbre chorégraphe romaine, dansait, sautait et cabriolait encore sur le théâtre à l'âge de cent quatre ans, après y avoir figuré pendant quatre-vingt onze ans consécutifs: une danseuse de l'Opéra voulant sauter sur ses traces, refusait sa retraite malgré ses longs travaux. «Elle est bienheureuse d'être aussi ingambe, dit Sophie, car à son âge on ne sait ordinairement sur quel pied danser.»
La manie des titres de noblesse fit prendre à M. de Pezai celui de marquis[38], quoiqu'il ne fût que le fils d'un nommé Masson, ancien commis du contrôle général. Ce poëte voulant paraître à la cour, acheta une généalogie qui le faisait descendre d'un comte Massoni d'Italie, et à la faveur de ce brillant vernis il épousa une jolie femme à laquelle M. de Maurepas fit donner par le roi une dot considérable. «Ce jeune homme, disait Sophie, a tant de prétentions qu'il donnerait la moitié de son bien pour être auteur, et le reste pour être gentilhomme.»
Aux fêtes de la cour qui eurent lieu à Versailles à l'occasion du mariage du dauphin, Mme la duchesse de Villeroi composa les paroles d'un ballet mêlé de chant et de danse, intitulé la Tour enchantée. Cette tour était une petite machine en papier huilé vert et blanc. Mlle Arnould qu'on y voyait à travers une petite porte de gaze blanche, avait l'air d'un avorton conservé dans un bocal d'esprit de vin. On en fit la remarque à Sophie après la pièce, et elle répondit: «Cela est tout simple, puisque je suis le fruit d'une fausse couche de Mme la duchesse de Villeroi.»
Sedaine[39] étant venu lui faire visite après la représentation d'une de ses pièces qui n'avait pas réussi, on mit cet événement sur le tapis. Le poëte s'accusa d'avoir mal pris son temps, et dit:—La poire n'est pas mûre.—Cela ne l'a pas empêché de tomber, reprit Sophie.
Elle avait fait placer dans sa chambre à coucher un très-beau lit dont le ciel offrait la forme d'une coupe renversée. Un vieil amateur examinant l'élégance de ce nouveau meuble, s'écria:—Voici un bien beau dôme.—Oui, répondit-elle; mais ce n'est pas celui des Invalides.
Mlles Verrière étaient en 1772 deux courtisanes du vieux sérail, puisque l'une d'elles avait appartenu au maréchal de Saxe et en a eu une fille; mais leur opulence, la société distinguée qui allait chez elles, leurs talens et l'habitude où elles étaient de donner des spectacles, y attiraient beaucoup d'amateurs. Colardeau, longtemps attaché à leur char, fut remplacé par La Harpe, qui jouait la comédie dans cette assemblée. Sophie disait en faisant allusion aux différens rôles que ces nymphes avaient joué dans le monde: «Une femme galante est un recueil d'historiettes dont l'introduction est le plus joli chapitre; on se le prête, on s'en amuse; mais ce livre est bientôt lu; enfin il se délabre, et il ne reste aux curieux que l'errata.»
Coqueley de Chaussepierre, avocat plus renommé par ses bouffonneries que par son éloquence, se plaignait d'avoir été cruellement trompé par une femme charmante dont la fraîcheur l'avait séduit. «Voilà comme vous faites tous, lui dit Sophie; vous aurez jugé son affaire sur l'étiquette du sac.»
Lorsque Dorat faisait la cour à Mlle Dubois, actrice du Théâtre-Français, celle-ci alla consulter sa bonne amie Sophie sur le traitement qu'on devait faire éprouver à ce soupirant. «Ma chère Dubois, lui dit-elle, on ne prend un homme que pour l'un de ces trois motifs, parce qu'il est riche, qu'il est homme à sentimens, ou qu'il est fort; ton Dorat est une petite espèce, pauvre, froid et faible[40]; ce n'est donc pas là ton fait.»
Une grande dame se trouvant au Concert spirituel près de Mlle Arnould, dit après s'être informée du nom de l'actrice:—On devrait bien distinguer par des marques honorables toutes les femmes honnêtes.—Madame, répartit Sophie, pourquoi voulez-vous mettre les filles dans le cas de les compter?
Deux mousquetaires courtisaient Mlle Granville de l'Opéra. L'un d'eux dit à Sophie en parlant de son camarade:—Nous sommes rivaux et nous vivons en frères.—Oui, répondit-elle, mais vous vous aimez comme deux frères qui ont une succession à partager.
Mlle Laguerre n'étant que fille des chœurs fut, dit-on, trouvée en flagrant délit dans une loge. Cette aventure amusa beaucoup les habitués de l'Opéra; mais comme ce n'était pas la première de ce genre, l'affaire n'eut aucune suite. Quelques jours après, par un temps très-froid, cette actrice parut à la répétition avec une robe toute garnie de fleurs. «Bon Dieu! lui dit Sophie, tu as l'air d'une serre chaude.»
Un anglomane lisait une traduction qu'il avait faite de la tragédie de Macbeth, et en vantait beaucoup les beautés. «Quel sujet noir et froid! s'écria Sophie; c'est une nuit d'hiver que cette pièce-là.»
Les cheveux étaient un des genres de beauté qui brillaient en Mme Dubarri, et qu'elle soignait davantage; elle avait appartenu dans sa jeunesse au coiffeur Lamet, et c'est d'elle que sont venus depuis, lorsqu'elle fut dans le cas de faire exemple, les chignons adoptés par les femmes du plus haut parage. Cette mode fit naître des chansons et des caricatures aux auteurs desquelles la bonté de la favorite pardonna toujours; mais un jour Sophie fut menacée de Sainte-Pélagie, pour avoir dit au sujet d'une prochaine disgrâce de Mme Dubarri: «Quand le BARIL roulera, le chancelier aura les jambes cassées.»
Le marquis de Pezai, surnommé le singe de Dorat, portait des talons rouges et se donnait tous les airs d'un grand seigneur. Une dame à laquelle il faisait la cour demanda à Mlle Arnould si elle connaissait sa famille.—Certainement, répondit-elle, c'est le fils de Scarron.—Vous plaisantez, sans doute?—Non, vraiment; Scarron n'a-t-il pas fait le Marquis ridicule?
Le docteur Léger, médecin renommé parmi les vierges de l'Opéra, s'étonnait de ce que les femmes galantes donnaient plus d'amour qu'elles n'en prenaient. «C'est comme les bons médecins, dit Sophie, qui ne prennent jamais de médecine.»
Le boucher Colin, après avoir fait pendant six ans les honneurs de la cuisine de Mlle Duplant, se trouva totalement ruiné, et fut obligé de se mettre à l'année chez un confrère qu'il avait lui-même occupé dans sa splendeur. Pendant une répétition, on laissa par mégarde aller sur le théâtre de l'Opéra un gros chien de boucher. Sophie appela aussitôt sa camarade, et lui dit: «Tiens, Duplant, voici le coureur de ton amant.»
Le marquis de Lettorière[41], cet aimable roué qui ruina tant de femmes, et dont la dépense aurait tari les sources du Pactole, avait été mis aux arrêts pour avoir battu un de ses créanciers. Il perça pendant la nuit le mur de sa prison et alla coucher avec une nymphe de l'Opéra. A cette nouvelle Sophie dit: «Cet étourdi paie joliment ses dettes; il fait un trou pour en boucher un autre.»
Mlle Duperrey, charmante danseuse de l'Opéra, pleine de grâces et de talens, se mit au couvent par dépit de n'avoir pu fixer le danseur Dauberval qu'elle voulait épouser. Quelques jours avant cette fugue, Sophie lui avait dit: «Ma chère Duperrey, la femme qui se marie met la main dans un sac où il n'y a qu'une anguille sur une centaine de serpens; il y a cent à parier contre un qu'au lieu de l'anguille c'est un serpent qu'elle prendra.»
M. *** avait le défaut de bredouiller; un jour qu'il faisait de grands complimens à Mlle Arnould sur son esprit et ses talens: «Ménagez mon amour-propre, lui dit-elle, et souvenez-vous qu'en fait de flatterie on aime mieux le peintre que le barbouilleur.»
Les Fables de Dorat ont des grâces que ce genre semble proscrire, et l'affectation du bel esprit en écarte presque toujours la simplicité et la naïveté du fabuliste. On a dit qu'il voulait rire comme La Fontaine, mais qu'il n'avait pas la bouche faite comme lui. Mlle Arnould disait, en faisant allusion aux gravures prodiguées dans les Fables de ce poëte musqué: «Ce pauvre Dorat se sauve par les planches.»
Un de ces petits maîtres en soutane qui fourmillaient alors dans toutes les sociétés, et qui, comme l'abbé Pellegrin, dînaient de l'autel et soupaient du théâtre, se lia avec Sophie, et voulut goûter le plaisir des élus: «O ciel! que me proposez-vous là, s'écria-t-elle; vous ne savez donc pas que j'ai rayé de mes tablettes l'histoire ecclésiastique?»
C'est le 5 février 1772, dit le baron de Grimm dans sa correspondance, que le duc de la Vauguyon alla rendre compte au tribunal de la justice éternelle de la manière dont il s'était acquitté du devoir effrayant et terrible d'élever un dauphin de France, et recevoir le châtiment de la plus criminelle des entreprises, lorsqu'elle ne s'accomplit pas au gré de toute la nation. Le lendemain de son décès, l'Opéra donna Castor et Pollux. Le ballet des diables ayant manqué, et messieurs les démons dansant tout de travers, Sophie Arnould dit: «Qu'ils étaient si troublés par l'arrivée de M. le duc de la Vauguyon que la tête leur en pétait.»
M. ***, intendant du prince de Guémené, devait sa fortune à celle de son maître, dont il n'avait pas mal embrouillé les affaires. Cet homme avait de l'esprit, faisait des vers et travaillait à un opéra. Un de ses amis ayant communiqué l'ouvrage à Mlle Arnould, elle lui dit: «Je trouve que l'auteur a un peu pillé; mais au surplus c'est digne d'un Voltaire (vole terre).»
Mlle Rey avait entrepris de dégourdir un grand jeune homme qui était clerc de notaire. Un jour cet aimable précepteur se plaignit à Sophie de la bêtise de son élève: «Tu ne savais donc pas, lui répondit-elle, que les plus grands clercs ne sont pas les plus fins.»
L'abbé Terray fut nommé contrôleur général des finances en 1769. Peu de ministres se sont trouvés dans une position plus difficile et plus orageuse, et ceux dont il avait blessé les intérêts particuliers pour sauver la fortune publique s'en vengèrent par mille quolibets. Ce ministre ayant paru, à l'entrée de l'hiver, avec un superbe manchon, Mlle Arnould dit: «Qu'a-t-il besoin d'un manchon? il a toujours les mains dans nos poches.»
Mlle R...., née en 1756, débuta à la Comédie-Française en 1772, avec le plus grand éclat. Ses talens excitèrent la jalousie de ses camarades, et Mlle Vestris, maîtresse du maréchal duc de Duras, forma contre elle une cabale affreuse. Un jour qu'elle jouait l'Emilie de Cinna, un chat qui se trouvait dans la salle se mit à miauler. «Je parie, dit Sophie, que c'est le chat de la Vestris.»[42]
On sait que M. Masson de Pezai prenait le titre de marquis afin d'augmenter ses qualités. Un jour que ce poëte signait devant Sophie, en y joignant sa nouvelle seigneurie, elle lui dit: «Prenez garde à ce que vous faites, le sobriquet de marquis pourrait bien vous rester.»
Le prince d'Hénin, capitaine des gardes du comte d'Artois, n'était pas fort considéré. Champcenetz l'appelait le Nain des princes. Ce seigneur étant devenu amoureux de Mlle Arnould, employa tous ses moyens pour lui plaire. Un jour qu'il s'efforçait vainement d'obtenir un tendre aveu, Sophie excédée rompit enfin le silence, et lui dit: «Vous ne savez donc pas qu'il est souvent aussi difficile de faire parler une femme que de la faire taire.»
Mlle Cléophile sortit de chez Audinot pour entrer danseuse à l'Opéra; elle appartenait en 1773 au comte d'Aranda, qui lui donnait trois cents louis de fixe par mois; ce qui la mit dans le cas de représenter convenablement. Cette nymphe, qui avait le regard un peu rude, ayant fait faire son portrait, conduisit Mlle Arnould chez son peintre. L'artiste dit à celle-ci:—Croiriez-vous, mademoiselle, que je suis amoureux de mon modèle?—«En ce cas, répondit Sophie, faites-lui donc les yeux DOUX.»
Le président de..., auteur d'assez mauvais ouvrages, après avoir vécu dans la dissipation, se retira du monde pour cultiver dévotement les lettres. Quelqu'un disait, en parlant de lui:—Voilà donc le président devenu ermite; il a enfin renoncé à Satan et à ses pompes.—Mlle Arnould répartit: «Il devrait bien aussi renoncer à ses œuvres.»
M. de Buzençais, et le prince de Nassau qui n'était pas reconnu en Allemagne, s'étaient battus en duel: on disait devant Sophie que le premier avait fait beaucoup de façons avant de s'y déterminer, et que c'était d'autant plus singulier qu'il passait pour bien manier l'épée. «C'est que, reprit-elle, les grands talens se font toujours prier.»
Un auteur lui remit un opéra en cinq actes, en la priant de l'examiner et de lui en donner son avis. Il ajouta que dans cette composition il n'avait pas voulu suivre la route ordinaire, et qu'il s'était surtout appliqué à éviter le style du langoureux Quinault et du philosophe Voltaire. «Monsieur, lui répondit Sophie, éviter Voltaire et Quinault, c'est s'asseoir par terre entre deux beaux siéges.»
M. Jacquemain, joaillier de la couronne, avait fait des folies pour mademoiselle Granville, de l'Opéra. Sophie ayant vu cette nymphe en petite loge avec M. de Joinville, maître des requêtes, lui demanda le lendemain: «Si elle avait changé de metteur en œuvre.»
Mlle C... naquit à Venise en 1754, mais elle fut élevée en France; elle dansa d'abord dans les ballets de la Comédie-Italienne et se fit remarquer par sa beauté. Le lord Mazarin en devint éperduement amoureux et voulut l'enlever. Ce danger fit quitter le théâtre à la belle C...; ses parens l'emmenèrent en province, où elle perfectionna les dons précieux que la nature lui avait accordés; elle revint ensuite à Paris, et elle fut reçue à la Comédie-Italienne en 1773. Ses charmes maîtrisaient tous les cœurs; son jeu, sa voix, son maintien, tout séduisait en elle, et chaque jour poëtes et financiers déposaient à ses pieds le tribut de leur adoration. Cette charmante actrice avait peu d'esprit. Un jour elle dit à Mlle Arnould:—On m'adresse souvent des vers; je voudrais bien apprendre à m'y connaître.—Rien n'est plus facile, répondit Sophie; dis toujours qu'ils sont mauvais, et tu ne te tromperas guère.
Le volume des Fables de Dorat se vendait un louis dans sa nouveauté[43]. Quelqu'un se récriait sur la chèreté de cet ouvrage. «Examinez donc bien, dit-elle, le papier, les gravures et les vignettes; vous verrez que les vers sont pour rien.»
Un danseur entretenait une jeune figurante dont la complexion était fort maigre, et lorsqu'il était avec elle il ne l'appelait jamais que mon chou. Ce mot souvent répété fit dire à Sophie: «Il paraît que cet homme-là ne fait pas ses CHOUX gras.»
On a vu dans le même temps figurer à l'Opéra trois sœurs qui portaient toutes les trois des noms de fleurs; l'une s'appelait Rose, l'autre Hyacinthe, et la dernière Marguerite. Comme on les nommait devant Sophie, elle s'écria: «Bon Dieu! quelle plate-bande!»
Un musicien, un peu gascon, se vantait d'être aimé d'une femme charmante qui demeurait dans le faubourg Saint-Marceau.—Oh! oh! dit un plaisant, il y a bien de la boue dans ce quartier-là.—Cela n'empêche pas, reprit l'artiste, que ma conquête y fait du bruit.—En ce cas, reprit Sophie, je gage que votre belle a des sabots.
Un jeune mousquetaire qui croyait sans doute que l'amour tient lieu de tout, faisait une cour assidue à une jolie danseuse, mais dont le cœur ne s'ouvrait qu'avec une clef d'or. Un jour qu'il se plaignait de n'obtenir de sa belle que de vaines promesses, Mlle Arnould lui dit: «Il faut être bien novice pour ignorer que l'amant qui ne dépense qu'en soupirs n'est payé qu'en espérances.»
Ce qui a surtout nui à l'abbé Terray[44] dans l'esprit des Parisiens, c'est qu'il montrait dans ses réponses trop de mépris pour l'opinion publique. On lui reprochait un jour qu'une de ses opérations ressemblait fort à prendre l'argent dans les poches. «Et où voulez-vous donc que je le prenne?» répondit-il. Une autre fois on lui disait, une telle opération est injuste. «Qui vous dit qu'elle est juste?» répliqua-t-il. Un coryphée de l'Opéra étant allé solliciter près de lui le paiement des pensions de plusieurs de ses camarades, revint tristement dire à Sophie que l'abbé Terray l'avait fort mal accueilli. «Je n'en suis point surprise, répondit-elle; comment paierait-il ceux qui chantent, quand il ne paie pas ceux qui pleurent.»
Un jeune poëte paraissait indécis sur le genre de composition dramatique dont son génie devait s'occuper.—Conseillez-moi, disait-il à Mlle Arnould, où dois-je me fixer, et quel modèle prendrai-je?—Croyez-moi, répondit-elle, fixez-vous au Théâtre-Français, et tâchez d'y prendre Racine.
En 1773 le Palais-Royal, bien différent de ce qu'il est aujourd'hui[45], renfermait un jardin beaucoup plus vaste. Une allée d'antiques marronniers formant le berceau, présentait un agréable spectacle par la brillante compagnie qui s'y rassemblait trois fois par semaine; des concerts délicieux qui se prolongeaient jusqu'à deux heures du matin, ajoutaient aux charmes des belles soirées d'été. Sophie occupait alors un appartement qui donnait sur ce jardin. Voulant tirer un feu d'artifice à l'occasion de la naissance du duc de Valois, elle écrivit au duc d'Orléans la lettre suivante:
«Monseigneur,
«Suivant un usage antique, à la naissance des rois on apportait de l'or, de la myrrhe et de l'encens; l'or aujourd'hui serait une offrande trop vile pour un grand prince comme vous; la myrrhe est, je crois, un aromate peu agréable; quant à l'encens, tant de mains délicates le font fumer devant vous que je n'ai garde de m'en mêler. Par la position de ma demeure sur le jardin de votre palais, Monseigneur, je me trouve à portée de faire parvenir jusqu'à l'auguste accouchée l'éclat et le bruit de notre hommage. Le dédaignerez-vous? Je n'ai à présenter à Votre Altesse qu'un petit feu, une explosion vive et beaucoup de fumée; celui dont brûlent nos cœurs pour Votre Altesse est plus durable et ne s'éteindra qu'avec nos vies.
«Je suis, etc.»
Le duc d'Orléans accorda la demande, et Sophie fit tirer son petit feu, à la grande satisfaction de tous ceux qui en furent témoins.
Le marquis de L. ayant eu du goût pour Mlle Grandi, danseuse à l'Opéra, celle-ci peu cruelle l'admit à sa couche et fit les choses très-généreusement, s'en rapportant à la munificence du seigneur, et n'imposant aucune condition. Le lendemain son amant lui demanda ce qui lui faisait plaisir. Elle parla de chatons, qui s'assortiraient à merveille avec un collier qu'elle avait. Le surlendemain il arriva à Mlle Grandi une corbeille pleine de petits chats. Cette facétie fit beaucoup rire, et lorsque Sophie revit sa camarade, elle lui dit: «Je ne suis point surprise de ce qui t'arrive, ma chère Grandi; tes SOURIS doivent attirer les CHATS.»
Une actrice de l'Opéra qui faisait la prude amena un soir au foyer une petite fille de sa façon, qu'elle appelait sa nièce. Cette jolie enfant était remplie de grâces, et chacun la faisait jaser. Quand ce fut au tour de Sophie, elle lui dit: «Ma petite, il y a longtemps que je n'ai eu le plaisir de te voir; comment se porte mademoiselle ta mère?»
Le duc de la Vrillière[46] avait pour maîtresse une femme d'un excessif embonpoint, qui avait beaucoup d'empire sur son esprit. Un jeune homme ayant besoin de la protection de ce ministre, demanda à Mlle Arnould le moyen de lui présenter un placet. «Adressez-vous à sa maîtresse, répondit-elle; on parvient à tout par le canal des GRASSES.»
Mlle Allard s'étant plus occupée de ses plaisirs que de ses intérêts, se trouva sur la fin de sa brillante carrière sans fortune et sans amans; elle acquit avec les années un embonpoint excessif, et l'énormité de sa taille éloigna peu à peu tous ses adorateurs. «Pauvre Allard, disait Sophie, elle s'agrandit sans garder ses conquêtes.»
Le chevalier de C., vivement épris des charmes de Mlle Arnould, lui jurait un amour éternel, et ne demandait en retour qu'une heure de complaisance. «Le désir vous aveugle, lui dit-elle; une femme dont on sollicite les faveurs est comme une énigme dont on cherche le mot: dès qu'on a pénétré l'une et l'autre, elles sont bientôt oubliées.»
Mlle Jude était une danseuse surnuméraire de l'Opéra, qui, à la faveur de ce titre, à l'abri des persécutions de ses parens et des recherches de la police, se livrait au culte de Vénus avec tant d'ardeur, d'intelligence et d'économie que malgré qu'elle fût très-jeune encore, elle avait déjà des rentes, de l'argent comptant et un fort beau mobilier. Ayant pris un abbé pour son coadjuteur, elle eut des scrupules sur un tel choix. «Rassure-toi, lui dit Sophie; il est bien défendu aux prêtres d'avoir des femmes; mais aucun canon n'a interdit aux femmes l'usage des prêtres.»
On donna en 1774, pour les fêtes de la cour, l'opéra de Céphale. Le poëme est de Marmontel et la musique de Grétry. Cette pièce obtint un grand succès à Versailles, mais elle trouva des juges sévères à Paris. Le mot latin aura, que le poëte crut devoir conserver en français, fit naître le jeu de mots ora pro nobis, et Sophie eut la malice de dire «que la musique de Céphale lui paraissait beaucoup plus française que les paroles.»[47]
Le 24 mars 1774, Mlle Arnould, par un pur caprice, refusa de chanter, et ce jour-là elle eut la hardiesse de se montrer à l'Opéra, en disant «qu'elle venait prendre une leçon de Mlle Beaumesnil.» Les directeurs se plaignirent au duc de la Vrillière, qui, au lieu d'envoyer cette actrice rebelle au Fort-l'Evêque, se contenta de la réprimander. Des spectateurs de mauvaise humeur allèrent à l'Opéra le mardi suivant pour la siffler; mais ils n'en eurent pas le courage, et la séduction de son jeu leur fit oublier ce projet.
Le duc de F.[48] ne pouvant obtenir les faveurs d'une jeune personne aussi sage que belle, ne trouva pas d'autre expédient que de l'enlever après avoir mis le feu à la maison. On racontait l'événement devant plusieurs vieilles coquettes qui se récrièrent beaucoup sur les circonstances de ce rapt. «Hélas! dit Sophie, les libertins enlèvent les belles, mais le temps plus cruel enlève la beauté.»
Le notaire Clauze, grand amateur de filles et fort inconstant, eut, dit-on, les prémices de Mlle Dorival, l'une des plus jolies danseuses de l'Opéra, et peu de temps après il quitta cette nymphe pour un nouvel objet. Dorival pleurant la perte de son infidèle, Sophie lui dit pour la consoler: «Fais un acte de contrition, pauvre innocente, et souviens-toi qu'à Cythère on ne fait point de bail à vie.»
Lorsque Dorat fit jouer sa comédie de la Feinte par amour, il était attaché au char de Mlle Dupuis de l'Opéra. Cette actrice s'étant amourachée d'un jeune mousquetaire, supposa une longue indisposition pour être plus libre chez elle. Quelque temps après Dorat demanda à Sophie si Mlle Dupuis avait été réellement malade. «Non, répondit-elle, c'est une FEINTE par amour.»
Le baron du Hou.... avait fait dans ses terres, en Normandie, une coupe de bois de 80,000 liv., afin de mieux payer les faveurs d'une courtisane nommée Bréman. Ce fou fieffé étant venu à l'Opéra dans un costume magnifique, Mlle Arnould dit à quelqu'un: «Regardez donc le baron comme il porte bien son BOIS.»
Les ponts ont singulièrement influé sur la vie de Mme Dubarri. Cette célèbre courtisane naquit à Paris au Pont-aux-Choux, et dès l'âge le plus tendre elle exerça ses talens sur le Pont-Neuf; le Pont-Royal la vit le sceptre en main, et à la mort de son illustre amant elle fut exilée au Pont-aux-Dames. Après avoir émigré en Angleterre elle revint à Paris en 1793, et finit sa vie près du Pont de la Révolution. Sophie apprenant la mort de Louis XV et l'exil de Mme Dubarri, dit en regardant tristement ses camarades: «Nous voilà orphelines de père et de mère.»
P. n'ayant pu faire jouer sa comédie des Courtisanes, attaqua juridiquement la troupe des comédiens français, et publia une épître intitulée: Remercîmens des Demoiselles du monde aux Demoiselles de la Comédie-Française, à l'occasion des Courtisanes, comédie. Cette satire ameuta contre lui toutes les prêtresses de Vénus. Quelqu'un disait à Sophie que P.[49], si méchant dans ses écrits, était pourtant un bon homme. «Ne vous y fiez pas, reprit-elle, il a des griffes jusque dans les yeux.»
Une figurante jeune et jolie se fit quelque temps remarquer par sa conduite sage et réservée; elle résista au torrent qui entraînait ses camarades, et pour se faire une égide contre les traits de la séduction, elle prit un mari. Quelqu'un admirant les mœurs de cette danseuse, disait qu'elle avait beaucoup de vertus. «Hé bien, reprit Sophie, elle a cela de commun avec les SIMPLES.»
Mlle Laguerre se promenait dans les coulisses de l'Opéra, entourée de quelques adorateurs. Sophie s'approcha de cette nymphe, et lui touchant son ventre qui s'arrondissait visiblement: «Voilà, dit-elle, le recueil de ces messieurs.[50]»
Un procureur au parlement qui s'était presque ruiné au service de Mlle Duplant, vint un soir au foyer de l'Opéra. Quelqu'un qui le reconnut dit à voix basse:—Voici un dindon que Duplant a bien plumé.—Cela ne l'empêche pas de voler, répartit Sophie.
Une dame de Hunolstein[51] s'engoua tellement de Sophie qu'elle avait vue dans le rôle d'Iphigénie, qu'elle en était devenue presque amoureuse. Celle-ci voulant en marquer sa reconnaissance, lui envoya un chapeau fort galant qu'elle nomma chapeau à l'Iphigénie. La jeune dame ne pouvant parvenir à ajuster cette coiffure à son goût, envoya chez l'actrice un laquais balourd qui fit plaisamment sa commission. Il trouva Sophie à sa toilette entre le prince d'Hénin son amant payant, et un coiffeur son amant payé; il lui dit:—Mademoiselle, Mme la comtesse vous remercie du chapeau que vous lui avez envoyé, mais elle ne peut réussir à l'arranger comme vous, et elle vous prie de lui envoyer celui qui vous le met.—Iphigénie alors se tournant avec majesté vers ses deux favoris, leur dit le plus gravement du monde: «Hé bien, qui est-ce qui marche aujourd'hui?»
Le 22 février 1774, l'Académie royale de Musique donna la première représentation de Sabinus, tragédie lyrique en quatre actes, qui avait été représentée à Versailles pour les fêtes de la cour le 4 décembre 1773; le poëme est de Chabanon, la musique de Gossec. Cet opéra n'eut pas plus de succès à la ville qu'à la cour; on ne s'aperçut pas même de l'attention que les auteurs avaient eue de le réduire en quatre actes après l'avoir donné d'abord en cinq; ce qui fit dire à Mlle Arnould que «le public était un ingrat de s'ennuyer quand on se mettait en QUATRE pour lui plaire.»
Elle rencontra, en se promenant au bois de Boulogne, un médecin de sa connaissance qui cheminait avec un fusil sous le bras.—Où allez-vous donc ainsi armé? lui demanda Sophie.—Je vais à Longchamp voir un malade.—Il paraît, reprit-elle, que vous avez peur de le manquer.
Une jeune danseuse s'était avisée de devenir amoureuse folle d'un violon de l'Opéra. Sa mère s'en plaignit amèrement en présence de Sophie, qui dit à la novice:—Mademoiselle, vous n'avez point l'esprit de votre état; on vous passe de céder à quelque caprice, pourvu que cela ne fasse pas de bruit; mais une demoiselle d'Opéra ne doit avoir ouvertement un cœur que pour la fortune.—C'est bien parlé, s'est écriée la mère. Oh! Mademoiselle, que ma fille n'a-t-elle votre esprit! Il n'est pas surprenant que vous soyez si riche.
En 1775 on donna à l'Opéra Cythère assiégée, opéra-comique de Favart, remis en musique par Gluck. Cette pièce est le triomphe de la beauté sur la force; malheureusement Favart a tiré un mauvais parti de ce sujet. Lors de la première représentation les guerriers, pour monter à l'assaut, apportaient des échelles. On demanda à quoi bon. Sophie répondit que «c'était pour afficher un nouvel opéra.»
Mlle Grandi s'était liée avec un Américain qu'elle trouva un matin couché avec une jeune négresse. Cette infidélité piqua son amour-propre, et ses camarades en furent bientôt instruites. Sophie lui dit pour la consoler: «Ah! ma chère, les hommes sont des caméléons qui changent de couleur pour tromper toutes les femmes.»
Elle était dans un cercle où plusieurs académiciens faisaient assaut d'esprit; c'était un vrai cliquetis de pointes et de saillies. «Ne trouvez-vous pas, dit-elle à une de ses voisines, que les beaux-esprits sont comme les roses; une seule fait plaisir, un grand nombre entête.»
Mlle Duthé[52], originairement figurante à l'Opéra, puis aux promenades nocturnes du Palais-Royal, fut la première maîtresse du duc de Chartres, et elle devint ensuite celle du comte d'Artois. Un peintre nommé Perrin voulut se signaler, en 1775, par le portrait de cette célèbre courtisane; il en avait fait deux qu'il montrait aux amateurs; l'un très-grand, où il la représentait en pied, parée de tout le luxe des vêtemens à la mode; l'autre plus petit, où il la montrait nue, avec le détail de tous ses charmes. Quelqu'un s'écria en voyant ce dernier tableau:—Voici une charmante Danaé.—Dites plutôt, reprit Sophie, le tonneau des Danaïdes.
Il parut en 1775 une facétie intitulée les Curiosités de la Foire, où les filles les plus célèbres de Paris étaient désignées allégoriquement sous des noms d'animaux rares; elles en furent cruellement offensées, mais ne purent se venger de l'auteur anonyme. Le sieur Landrin, poëte voué au théâtre d'Audinot, imagina de composer une petite pièce sur ce sujet et sous le même titre. Mlle Duthé assistant à la première représentation, s'y reconnut si sensiblement, qu'elle en tomba en syncope. Cet événement fit grand bruit parmi les filles du haut style. Les partisans de cette nymphe crièrent au scandale, et le duc de Dur., son amant, obtint, malgré l'approbation de la police et les désirs du public, que cette pièce ne fût plus jouée. Mlle Arnould, piquée contre quelques seigneurs de la cour qui commentaient cette satire, dit: «Pourquoi n'a-t-on pas mêlé quelques courtisans parmi les courtisanes? Dans une ménagerie, les mâles doivent figurer à côté des femelles.»
M. Poisson de Malvoisin recherchait les bonnes grâces d'une jeune figurante, qui le rebutait toujours à cause de son âge. Sophie dit à cette novice: «Ce ne sont pas les années qu'il faut compter; dans les mariages que fait Plutus, on voit presque toujours jeune chair et vieux POISSON.»
Elle passa pour avoir été en mariage réglé, pendant huit jours, avec M. Bertin, que les nymphes de l'Opéra appelaient Bertinus. Un jour deux hommes se trouvant sur le théâtre de l'Opéra derrière Sophie, sans le savoir, plaignaient beaucoup M. Bertin des infidélités et des mauvais procédés qu'il avait essuyés de la part de ces demoiselles, ajoutant qu'il ne le méritait pas, qu'il était généreux, aimable, facile, etc., etc. Sophie se retourne et dit: «On voit bien que ces messieurs ne l'ont pas eu.»
Mlle Levasseur, en entrant à l'Opéra, changea de nom comme toutes ses compagnes, et prit celui de Rosalie; mais la comédie intitulée les Courtisanes la dégoûta de son choix. L'une des héroïnes de cette pièce s'appelle Rosalie, et Rosalie actrice ne voulant pas être confondue avec Rosalie courtisane, reprit son premier nom. Sophie disait de Mlle Levasseur qui était passablement laide: «Cette Rosalie, au lieu de changer de nom, aurait bien dû changer de visage.»
La duchesse de Chaulnes ayant épousé un maître des requêtes nommé de Giac, perdit par cette mésalliance le tabouret qu'elle avait à la cour; elle disait à ceux qui s'étonnaient qu'elle eût sacrifié son rang à de folles amours:—J'aime mieux être couchée qu'assise.—Cette dame était connue pour être fort galante. Un jour elle rencontra Mlle Arnould et lui demanda comment allait le métier. «Assez mal, répondit-elle, depuis que les duchesses s'en mêlent.»
Le goût des noms supposés a produit parfois les scènes les plus plaisantes, et il n'était pas rare de voir se présenter à la porte de l'Opéra une pauvre journalière couverte de haillons, pour réclamer sa fille ou sa nièce que le jour précédent elle avait vue dans un brillant équipage. Mlle Dorival éprouva cette humiliation. Un soir qu'elle avait dansé dans Ernelinde, la mère ayant pénétré jusqu'au foyer, se jeta dans les bras de sa fille qui la reçut avec dignité en l'appelant madame. A ce titre la tendresse maternelle se changea en fureur, et cette comédie eût fini par un drame, si le marquis de Chabrillant, amant de la danseuse, n'eût pas entraîné la mère dans un cabinet où on lui fit boire force rasades pour appaiser son ressentiment. Mlle Arnould, présente à cette scène bachique, et voyant cette bonne mère vider tous les flacons que l'on apportait, dit au marquis: «En vérité, c'est une MÈRE A BOIRE que cette femme-là.»
Le Barbier de Séville est le mieux conçu et le mieux fait des ouvrages dramatiques de Beaumarchais; les caractères en sont bien marqués et assez soutenus pour le genre de l'imbroglio. Cependant le public accueillit froidement cette comédie: elle fut d'abord jouée en cinq actes (le 23 février 1775), mais l'auteur en supprima un, et l'intrigue y gagna. Quelqu'un ayant dit à Sophie que Beaumarchais allait mettre sa pièce en quatre actes: «Il ferait bien mieux, reprit-elle, de mettre ses actes en PIÈCES.»
Le marquis de Bièvre fut le premier amant de Mlle R., comme le comte de L. fut celui de Mlle Arnould. L'intimité qui régna pendant quelque temps entre ces deux actrices, lia naturellement M. de Bièvre avec Mlle Arnould, et c'est dans sa société qu'il reçut le sobriquet de marquis Bilboquet, par allusion à son adresse à jouer de cet instrument et à la frivolité de son caractère. Sa manie des calembours le rendit célèbre, et plus d'un bel esprit tâcha de l'imiter. Un soir qu'il était chez Sophie Arnould, une jolie femme lui dit en souriant:—Faites donc un calembour sur moi.—Attendez donc qu'il y soit, reprit Sophie.
Mlle Cr. après avoir fait par précaution trois quarantaines de suite, entra au couvent des Carmélites où elle devint enceinte à force de travailler à oublier le monde avec le directeur de cette maison. «Cette vieille fille, disait Sophie, s'est retirée du monde par dépit, s'est mise au couvent par ennui, et s'y est fait faire un enfant par habitude.»
Mlle Arnould avait l'art dangereux de saisir les ridicules et d'en faire le sujet de ses plaisanteries; aussi recevait-elle parfois des épigrammes dont elle ne se vantait pas. On lui faisait un jour des complimens sur son esprit. Quelqu'un crut la mortifier en disant:—Bah! maintenant l'esprit court les rues.—Elle répartit aussitôt:—Monsieur, c'est un bruit que les sots font courir.
Le duc de Bouillon fut tellement épris des charmes de Mlle Laguerre, qu'il dépensa pour elle 800,000 liv. dans l'espace de trois mois. Cette excessive prodigalité à l'égard d'une impure révolta tous les créanciers du duc; leurs plaintes parvinrent aux pieds du trône, et ce seigneur fut exilé dans une de ses terres. Peu de jours après quelqu'un s'informa de la santé de Mlle Laguerre[53]. «J'ignore comment elle va maintenant, répondit Sophie; mais le mois dernier la pauvre enfant ne vivait que de BOUILLON.»
Aux fêtes de Longchamp, en 1775, les filles entretenues tenaient le premier rang[54]. La fameuse Duthé s'y fit voir dans une voiture élégante attelée de six chevaux blancs, dont les harnais étaient de maroquin bleu, recouverts d'acier poli réfléchissant de toutes parts les rayons du soleil. «Quand on observe un tel luxe, dit Sophie, doit-on être surpris si tant de grandes dames se dégoûtent de l'état d'honnêtes femmes.»
Le comte Dubarri possédait aux environs de Paris une petite maison de campagne où il élevait en cachette une jolie villageoise nommée Barbe. Le chevalier de G. découvrit la cachette, et dit à Mlle Arnould qu'il avait profité de l'absence du comte pour lui souffler sa maîtresse. «Vous êtes bien heureux, répondit-elle, que ce n'ait pas été son jour de Barbe.»
Le baron de Grimm n'était pas riche en agrémens extérieurs, mais sa mise était toujours fort recherchée, et pour corriger les défauts de son visage, il y mettait du rouge et du blanc. Mlle Fel de l'Opéra, à laquelle il faisait une cour assidue, parlait un jour de la laideur de son soupirant. «De quoi te plains-tu, lui dit Sophie, n'est-il pas fait à peindre?»
Elle rencontra sur l'escalier du théâtre une très-agréable chanteuse des chœurs qui tenait par la main une petite fille.—Mon Dieu, le joli enfant! à qui est-il?—A moi, mademoiselle.—A vous? mais il me semble que vous n'êtes pas mariée.—Non, mademoiselle, mais je suis de l'Opéra.
On lui racontait l'histoire singulière d'un curé de la Guienne, qui, pour avoir gardé une continence trop parfaite, éprouva une longue maladie à laquelle il eût succombé sans une demoiselle qui voulut bien être son médecin. «Tel est l'empire de notre sexe, dit Sophie; la femme est comme la grâce à laquelle on peut résister, mais à laquelle on ne résiste jamais.»
Le lundi gras 1775, Mme Dugas, femme d'un gentilhomme lyonnais, suivit pendant quelque temps, au bal de l'Opéra, un masque habillé en vieille femme, qu'un jeune cavalier accompagnait. Croyant reconnaître la reine à laquelle le comte d'Artois donnait le bras, Mme Dugas se précipita à ses genoux et lui demanda la permission de lui baiser la main.—Vous ne me connaissez pas, Madame, répondit le masque.—Mettez la main sur mon cœur, s'écria Mme Dugas, et sentez à ses battemens s'il méconnaît des maîtres pour lesquels il est passionné.—En même temps elle prit la main du masque, la porta à son cœur et la baisa. Le masque embarrassé s'esquiva dans la foule, et Mme Dugas se releva au milieu d'un concours nombreux attiré par la nouveauté du spectacle, et l'accompagnant de mille battemens de mains. Le masque que Mme Dugas avait pris pour la reine était Sophie Arnould, qui s'en est fort amusée avec ses amis.
Mlle Dubois, de la Comédie-Française, laissa en mourant plus de 25,000 l. de rentes. C'était, en son temps, une des courtisanes les plus citées pour leur cupidité et l'art d'escroquer les dupes; du reste elle avait toujours été médiocre au théâtre, et n'avait pas su tirer parti des heureux moyens que la nature lui avait donnés. Un jour elle se plaignait d'approcher de trente ans, quoiqu'elle en eût davantage. «Console-toi, lui dit Sophie, tu t'en éloignes tous les jours.»
Dans le cours de ses folies amoureuses, Mlle Laguerre n'eut qu'une seule fille, qui mourut en bas âge[55]. Lorsque Sophie apprit que sa camarade était enceinte, elle s'écria: «Ah! tant mieux, nous verrons les fruits de LA GUERRE.»
Le duc de D., abandonné à toutes les suites malheureuses d'une mauvaise conduite, fut exilé pour ses déportemens. Ce jeune seigneur, avant de partir, alla avec plusieurs amis souper chez Mlle Arnould, et jura entre ses mains qu'il conserverait son cœur à toutes les nymphes de l'Opéra. «Quelle injustice! s'écria Sophie; on exile ce pauvre duc parce qu'il s'est ruiné pour quelques jolies femmes; mais il n'a fait que suivre l'usage.»
Dorat[56] dissipa une fortune assez considérable en magnifiques éditions de ses ouvrages; celle de ses Fables lui coûta 30,000 fr. et se vendit mal. Des malins en coupèrent les estampes, les payèrent au libraire et lui laissèrent les vers. Ces mortifications ne le rebutèrent pas; il rassembla toutes les poésies qui lui restaient en porte-feuille, et en intitula le recueil: Mes nouveaux Torts. Sophie lui dit: «C'est de tous vos ouvrages celui qui remplit le mieux son titre.»
Lorsque Lekain mourut (le 8 février 1778), on dit que ce tragédien, en passant l'Achéron, avait laissé ses talens sur la rive. En effet, Larive possédait à un degré éminent tous les talens de la déclamation. En 1775 il mit au théâtre Pygmalion, scène lyrique de J.-J. Rousseau, et joua ce monologue avec un charme qui lui fit beaucoup de partisans. Mlle R. ayant dans cette pièce représenté la statue, Sophie dit que «c'était le meilleur rôle qu'elle eût encore fait.»
Un mélomane proposa sérieusement de mettre en opéra les douze travaux d'Hercule. Un jour qu'on dissertait sur les hauts faits de ce demi-dieu, un plaisant dit qu'il fallait qu'Hercule sût la physique pour opérer tant de prodiges. «En ce cas, répartit Mlle Arnould, il était impossible de résister à un savant de cette force-là.»
M. Dupin, fils de l'ancien fermier général de ce nom, avait été l'élève de J.-J. Rousseau, et c'était un des plus mauvais sujets que l'on pût voir; il entretenait une danseuse de l'Opéra qui l'aimait beaucoup. Quelqu'un s'étonnant que cette fille eût pu s'attacher à un amant si peu généreux: «Il paraît qu'elle n'est pas sur sa bouche, répondit Sophie; elle est contente pourvu qu'elle ait Dupin (du pain).»
Un jeune mousquetaire, connu par plus d'une gasconnade, racontait qu'il s'était un jour battu avec un comte italien, et qu'avec la pointe de son épée il lui avait enlevé un œil, lequel était resté au bout du fer comme un bouton de fleuret. Tout le monde se mit à rire, et Sophie lui dit: «Bah! c'est un CONTE BORGNE que vous faites là.»
Un acteur de l'Opéra s'était marié à une jolie personne de province; ses camarades étant allés visiter sa nouvelle compagne, Mlle Arnould s'amusa surtout à lutiner la mariée, qui lui dit naïvement:—Je vous assure que c'est un fort bon acteur.—Vous confirmez sa réputation, répartit Sophie; il a toujours passé pour bien entrer dans son personnage.
Mlle C.[57] des Italiens était une femme superbe, mais prodigieusement grosse et grande; elle eut beaucoup d'amans, entr'autres le duc de Fronsac. Satisfaite de sa fortune, elle quitta la scène au moment même où les plaisirs et la gloire l'environnaient. Un jeune homme vivement épris de cette courtisane ne se lassait pas d'en vanter les talens et les grâces. Sophie ennuyée de cette apologie, s'écria: «Tout le monde connaît son grand mérite, Monsieur; mais on s'est si souvent étendu sur ce sujet-là qu'il devrait être épuisé.»
Elle assistait à une partie de pêche où il se trouva un de ces bavards ennuyeux qui se croient propres à tout, et qui ressemblent en tout à la mouche du coche. Cet homme s'approcha de Mlle Arnould, et lui demanda avec sa loquacité ordinaire, la permission de pêcher avec elle. «Eh quoi! Monsieur, répartit Sophie, vous voulez PÊCHER et vous n'avez pas le FILET.»
Marmontel travailla pour les trois principaux théâtres; il aimait beaucoup les femmes et était fort entreprenant auprès d'elles; Mlle Arnould faisant allusion à ses travaux dramatiques et galans, disait: «Je ne voudrais pas combattre avec cet homme-là, il est armé de toutes PIÈCES.»
On donna en 1776 un ballet intitulé les Romans. Cet ouvrage rappelant les anciens tournois fut exécuté avec beaucoup de pompe et d'appareil. On y remarqua Mlle Duplant déguisée en homme sous les traits de Ferragus, prince de Castille, et elle remplit à merveille ce rôle fier et vigoureux. Cette actrice dit en rentrant au foyer:—En vérité, la moitié du parterre m'a prise pour un homme.—Qu'est-ce que cela fait, reprit Sophie, si l'autre moitié sait le contraire?
Champfort, après avoir composé quelques comédies, voulut s'élever sur un ton plus haut et donna sa tragédie de Mustapha et Zéangir. Quelqu'un annonçant la première représentation de cette pièce dit qu'elle avait brouillé Thalie avec l'auteur. «Il paraît, répartit Sophie, que Champfort prend la chose au tragique.»
Mlle Coupé[58], retirée depuis longtemps de l'Opéra, vivait avec M. Rollin, fermier général. Elle vint un soir à l'Opéra et causa avec des actrices. Quelqu'un s'informa quelle était cette dame: «Eh quoi! répondit Sophie, vous ne la reconnaissez pas? C'est l'histoire ancienne de M. Rollin.»
Mlle Levasseur devait à l'art la moitié de ses charmes, et son cabinet de toilette était un sanctuaire impénétrable lorsque la prêtresse y opérait ses mystères. Sophie étant allée la voir dans ce moment critique, une femme de chambre lui dit confidentiellement que sa maîtresse ne pouvait la recevoir parce qu'elle faisait son visage. Sophie tire aussitôt sa boîte à rouge, en répondant: «Portez-lui cela de ma part, et dites-lui que c'est pour l'achever de peindre.»
Un habitué de l'Opéra se plaignait de ce que les actrices dirigeaient tout, brouillaient tout et commandaient en despotes dans ce spectacle. «Voulez-vous, dit Sophie, que ce soient les hommes qui distribuent les rôles, et qui règnent sur ce théâtre? nommez les femmes directrices; car tant que les hommes resteront directeurs, ils seront eux-mêmes dirigés par les femmes.»
On lui demandait ce qu'elle pensait de l'arcade qui sert de porte à l'hôtel Thélusson, situé au bout de la rue Cérutti. Elle répondit: «C'est une grande bouche qui s'ouvre pour dire une sottise.»
Louise Contat[59], nommée par les gens de lettres la Thalie de la Comédie-Française, eut Préville pour maître; elle débuta le 3 février 1776. Une jolie figure, des grâces naïves, un son de voix enchanteur, et cet art d'être propre à presque tous les emplois, firent sa réputation. Sophie assistant à la représentation d'un drame où cette actrice était fort déplacée, riait continuellement, et disait à ses voisins qui s'étonnaient de cette gaieté folle: «Je ne cesserai de rire que lorsqu'elle me fera pleurer.»
Un journaliste publia en 1776 une lettre de Sophie Arnould, dans laquelle cette actrice annonce qu'elle est née en 1744, qu'elle a reçu le jour dans l'alcove de l'amiral de Coligny, et que cette anecdote est la seule illustration de sa naissance. On lui répondit fort poliment qu'elle se trompait sur ces trois points; 1o que son baptistaire datait du 14 février 1740; 2o que les chambres à coucher des grands seigneurs du seizième siècle étaient sans alcoves; 3o qu'une actrice de l'Opéra n'avait pas besoin d'une autre illustration que celle de ses talens ou de sa beauté.
La mort du prince de Conti laissa veuves beaucoup de vierges de l'Opéra. On trouva dans son immense mobilier plusieurs milliers de bagues de différentes espèces. Son altesse avait l'habitude de constater chacun de ses exploits amoureux par cette légère dépouille; il fallait que la femme dont il obtenait les faveurs lui donnât sa bague ou son anneau, et sur le champ il étiquetait ce bijou du nom de l'ancienne propriétaire. Quelqu'un parlant à Sophie de cette singulière manie, elle répondit: «Je ne vois en cela qu'une allégorie; une femme aimable n'est-elle pas un anneau qui circule dans la société, et que chacun peut mettre à son doigt?»
Colardeau, dans la vigueur de l'âge, périt victime d'une passion malheureuse. Il était lié depuis longtemps avec deux filles célèbres qui, à l'instar de Mlle G., avaient dans leur hôtel un théâtre et tous les accessoires de l'opulence. Colardeau fit, en faveur de l'aînée, vivement éprise de lui, un drame en deux actes intitulé: La Courtisane amoureuse; mais cette courtisane[60], ingrate et perfide, laissa à son favori un souvenir amer de ses embrassemens, et la santé délicate du poëte en fut altérée au point de périr insensiblement. Au commencement de cette maladie de langueur, un de ses amis voulant en déguiser la cause, dit à Sophie qu'il était malade de la petite vérole. «Bah! reprit-elle, est-ce que vous prenez Colardeau pour un enfant?»
On lui faisait remarquer les armoiries d'un certain duc connu par le déréglement de ses mœurs et la nullité de ses moyens. «Voilà, dit-elle, une affiche bien pompeuse pour une pièce bien médiocre.»
Un abbé qui pinçait agréablement de la guitare, fut prié d'accompagner une romance. Il y consentit quoiqu'il eût la voix fausse. On demanda ensuite à un musicien nommé Lemoine comment il trouvait que l'abbé eût chanté?—Parfaitement, répondit-il.—Cela est faux, dit tout bas quelqu'un.—En ce cas, reprit Sophie, Lemoine répond comme l'ABBÉ chante.
Elle donnait un repas où se trouva Linguet[61], son conseil et son ami. A chaque mets qu'on lui offrait, cet avocat répondait modestement qu'il avait peu d'appétit, et cependant il acceptait tout et mangeait comme un ogre. Mlle Arnould dit aux convives au moment où Linguet usait encore de son refrain: «Vous pouvez en croire monsieur, la faim de l'orateur est de persuader.» (La fin.)
Colalto était un acteur de la Comédie-Italienne dans le rôle de Pantalon, où il excella pendant vingt ans. La pièce des Trois Jumeaux Vénitiens rend son nom immortel, et l'on se souviendra longtemps de l'art étonnant avec lequel ce comédien exécutait et variait ses différens rôles. On sait que Mlle R. se mettait souvent en homme. Un plaisant ayant fait courir le bruit que cette actrice allait se marier: «Je gage, dit Sophie, que c'est avec Colalto, car R. aime beaucoup les Pantalons.»
Mlle Laguerre était fort avare et faisait de temps en temps la vente de ses meubles et de ses bijoux. Un jour qu'elle procédait à cette opération, des femmes de qualité marchandèrent divers objets précieux, et se plaignirent de leur chèreté. «Il paraît, Mesdames, leur dit Mlle Arnould, que vous voudriez les avoir à prix coûtant.»
Gluck[62] a la gloire d'avoir fait en musique ce que Corneille a fait en poésie; il a conçu, il a créé la véritable tragédie lyrique. Iphigénie, Orphée, Alceste et Armide sont des chefs-d'œuvres qui ne vieilliront jamais. Cependant le mérite de ce célèbre compositeur éprouva de violentes critiques. Un Picciniste disait à Mlle Arnould:—L'illusion est détruite, la musique de Gluck est tombée.—Oui, tombée du ciel, répondit-elle.
En 1776, trois nouvelles actrices débutèrent pour le chant à l'Opéra. Mademoiselle Lambert avait une jolie figure, mais point de talent; Mlle Sevri faisait de jolies cadences, mais avait besoin de goût; enfin Mlle Monville possédait une belle voix, mais était gauche au théâtre. Ces trois nymphes, qui déjà avaient placé leur honneur à fonds perdu, se promenaient un soir au Palais-Royal. Quelqu'un ayant demandé qui elles étaient, Sophie répondit: «Ce sont trois Graces qui prennent l'air un peu tard.» (l'R.)
Dauberval, célèbre danseur de l'Opéra et compositeur du charmant ballet de la Fille mal gardée, s'était chargé de l'éducation théâtrale d'une jolie figurante. Un jour qu'elle avait dansé un nouveau pas, Dauberval dit à ses camarades d'un air satisfait:—Trouvez-vous que mon élève ait fait des progrès?—Sophie Arnould s'apercevant que l'embonpoint de cette danseuse s'augmentait chaque jour, répondit aussitôt:—Une écolière docile doit profiter à vue d'œil sous un maître tel que vous.
Un officier aux gardes nommé de la Roirie devint éperdument amoureux de Mlle Beaumesnil[63], actrice de l'Opéra, l'enleva à son oncle qui l'entretenait, et non content de cet exploit, voulut l'épouser. Ce jeune fou fit part à Sophie de son projet; elle tâcha de l'en détourner, et finit par lui dire: «Prenez-y garde, le cœur d'une femme galante est comme une rose dont chaque amant emporte une feuille; il ne reste bientôt plus que l'épine au mari.»
M. Gruet, avocat en parlement, et M. A. M., gendre de Mlle Arnould, ont remporté en 1776 le prix de l'Académie française. Tous les deux, par un pur hasard, avaient choisi pour sujet les Adieux d'Hector et d'Andromaque. M. A. M., engoué de ce brillant succès, dit à sa belle-mère:—Si je ne suis pas de l'Académie à trente ans, je me brûle la cervelle.—Taisez-vous, cerveau brûlé, répartit Sophie.
Ce littérateur a fait plusieurs pièces de théâtre, dont une en vers intitulée le Rendez-Vous du Mari, fut représentée en 1780. Il joua lui-même, au Théâtre-Français en 1791, le rôle de Nasser dans sa tragédie d'Abdelasis et Zuleima, et il réclama l'indulgence du public dans une fable qu'il lui adressa. Une partie des Œuvres poétiques de M. A. M. a été imprimée en 1808, sous le titre d'Année champêtre. On y trouve les vers suivans destinés pour le portrait de Sophie Arnould:
Ses grâces, ses talens ont illustré son nom;
Elle a su tout charmer, jusqu'à la jalousie:
Alcibiade en elle eût cru voir Aspasie,
Maurice, Lecouvreur; et Gourville, Ninon.
M. de *** avait épousé deux femmes. La première était riche et sage; la seconde pauvre et galante. «La destinée de cet homme est singulière, disait Mlle Arnould; dans sa jeunesse il a eu la corne d'abondance, et dans sa vieillesse il a l'abondance des cornes.»
On avait ôté à l'auteur du Devin du Village ses entrées à l'Opéra, à cause de sa Lettre sur la musique. Lorsqu'on voulut les lui rendre:—Pourquoi, dit-il, me dérangerais-je de si loin pour aller à l'Opéra, tandis que j'ai à ma porte les chouettes de la forêt de Montmorency?—Mlle Arnould dit en apprenant cette boutade:—Le goût de Jean-Jacques est fort naturel; un hibou[64] doit aimer les chouettes.
Une très-jolie femme, mais peu spirituelle et fort ennuyeuse, se plaignait d'être obsédée par la foule de ses amans. «Hé! madame, lui dit Sophie, il vous est bien facile de les éloigner; vous n'avez qu'à parler.»
Robbé de Beauveset logeait et vivait en 1776 chez la duchesse d'Olonne, si fameuse par le déréglement de ses mœurs. M. de Laverdi, contrôleur général, avait fait obtenir à ce poëte une pension de 1,200 liv., à condition qu'il brûlerait tous ses ouvrages licencieux. On regretta surtout un poëme intitulé la Jobiade, dans un des chants duquel les diables assemblés composent le poison dont ils se proposent d'infecter le vertueux Job, et avec lui le genre humain. Ce morceau ayant paru manuscrit, Sophie Arnould s'écria en le lisant: «Quelle audace poétique! Pour peindre la cacomonade avec tant d'énergie, il faut que l'auteur soit bien plein de son sujet[65].»
Sophie Arnould avait son franc-parler dans tous les lieux où elle se trouvait. La facilité avec laquelle elle saisissait l'à-propos, la tournure plaisante qu'elle donnait aux choses les plus sérieuses, tout en elle faisait goûter les folies qu'elle débitait. Un capitaine de dragons, pour vivre avec plus d'aisance, s'était associé avec une antique beauté qui partageait avec lui son lit, sa table et sa bourse. Un de ses amis le rencontrant au foyer de l'Opéra, persifla son incroyable constance. Sophie dit à cet étourdi: «Monsieur, une vieille bannière est l'honneur du capitaine.»
Le vieux duc de *** avait pris pour ses menus plaisirs une jeune figurante qui perdit en peu de temps son embonpoint et sa fraîcheur. On faisait remarquer à Sophie ce changement subit. «Hélas! dit-elle, une jeune fille entre les mains d'un vieillard est un oiseau entre les mains d'un enfant.»
En 1777 il y avait dans le bois de Boulogne une espèce de vide-bouteille nommé Bagatelle. Le comte d'Artois en fit l'acquisition, et voulant se satisfaire aux frais de qui il appartiendrait, il paria 100,000 liv. avec la reine que le palais qu'il voulait y faire construire serait commencé et achevé durant le voyage de Fontainebleau, au point d'y donner au retour une fête à Sa Majesté. Le pari fut tenu, et ce jardin, dans sa nouveauté, parut avoir été créé par magie. Mlle Arnould s'y trouvant avec l'architecte Bellanger, à qui l'on doit les dessins de ce charmant séjour, lui dit: «Vous devez être bien satisfait de votre ouvrage; Paris s'occupera longtemps de Bagatelle.»
Sophie avait de fort beaux yeux, et c'est en raison de ce don de la nature que le comte de L. disait en la voyant:
Delicta juventutis meæ ne memineris, domine.
Ce seigneur vécut longtemps avec elle; mais on se lasse de tout, c'est une loi de la nature. Un jour il lui reprochait d'être un peu médisante. «Si vous m'aimiez encore, reprit-elle, vous oublieriez près de moi tous les défauts de mon sexe.»
M. Turgot[66], qui se retira du ministère en 1776, devait supprimer les soixante fermiers généraux lorsqu'il fut disgracié. «Nous l'avons échappé belle, dit Mlle Arnould; que deviendraient nos domaines si nous n'avions plus de fermiers?»
Les particuliers tirent par-ci par-là quelque douce vengeance des atteintes que leurs fronts reçoivent souvent de la part des grands. Le prince de *** entrant un soir furtivement chez sa maîtresse, trouva le chevalier de L. dans une place qu'il croyait avoir le droit exclusif d'occuper, du moins avait-il fait des dépenses énormes pour se l'assurer. Mademoiselle G., chanteuse à l'Opéra, aussi sensible à l'agréable tournure du capitaine qu'aux hommages éclatans du vieux général, partageait également ses faveurs entre eux. Le prince se retira discrètement, et envoya cinq cents louis avec le congé; mais la belle lui tenait au cœur, et quelque temps après, comme il se plaignait de son inconduite devant Mlle Arnould, elle lui dit en souriant: «Monseigneur, la sagesse d'une actrice n'est que l'art de bien fermer les portes.»
Mlle Laprairie brilla quelque temps sur la scène lyrique, et depuis l'homme en place jusqu'à l'artisan, tout ressentit le pouvoir des yeux de cette enchanteresse; elle avait puisé chez l'abbé Terray des goûts que le prince de Soubise se plut à cultiver. Ce seigneur magnifique lui fit quitter l'Opéra pour n'être plus qu'à lui; ensuite elle abandonna l'amour pour se ranger sous les drapeaux de l'hymen, et Gardel l'aîné devint son époux. Quelqu'un disait que cette Laïs ne serait pas plus fidèle à son mari qu'elle ne l'avait été à ses amans. Sophie répondit: «Cela peut être; mais ce qui doit consoler un mari d'être trompé par sa femme, c'est qu'il reste toujours propriétaire d'un bien-fonds dont les autres n'ont que l'usufruit.»
D'Alembert était bâtard de Mme de Tencin, comme Mlle Lespinasse était bâtarde du cardinal de Tencin. Identité d'origine et espèce de parenté, première cause des liaisons de ces deux personnages qui s'étaient connus chez Mme du Deffand, où Mlle Lespinasse avait fait son apprentissage de bel esprit. Mlle Arnould, qui tenait aussi bureau d'esprit, recevait souvent la visite de Marmontel. Un jour cet académicien vantait avec chaleur Mlle Lespinasse.—Vous en parlez en amant, lui dit Sophie.—On peut s'y tromper; l'amitié n'est-elle pas la sœur de l'amour?—Je le crois, reprit-elle, mais ce n'est pas du même lit.
On lui disait que M. ... était tellement indolent et paresseux, qu'il ne faisait absolument rien du matin au soir.—Et Madame, demanda quelqu'un, agit-elle de même?—C'est la meilleure femme du monde, répondit Sophie; pour ne pas fatiguer son mari, elle se fait faire ses enfans par d'autres.
Un officier aux gardes ayant passé une nuit laborieuse avec Mlle Laguerre, racontait le lendemain au foyer tous les assauts que cette amazone lui avait livrés sans avoir voulu lui faire aucun quartier. «Hé! Monsieur, lui dit Sophie, vous deviez savoir que LA GUERRE et LA PITIÉ ne s'accordent point ensemble.»
La marquise d'Aupy, connue par ses galanteries, avait donné un rendez-vous nocturne au chevalier de C., nouvel adorateur de ses charmes, lorsqu'un fâcheux survint tout à coup, et troubla les plaisirs qu'elle s'apprêtait à goûter. C'était un ancien amant favorisé, le comte de V., mais qui était presque oublié, parce que son amour durait depuis huit grands jours. Les deux rivaux se rapprochèrent en riant, et comme aucun des deux ne voulait céder la place, la marquise, pour les mettre d'accord, leur proposa de jouer ses bontés dans un cent de piquet. Ces aimables roués trouvèrent l'expédient unique, et le chevalier fit son adversaire repic et capot. Mlle Arnould entendant raconter cette aventure, s'écria: «Quelle présence d'esprit! On m'avait bien dit que cette femme-là ne perdait jamais LA CARTE.»
Elle dit un jour à M. Amelot, à l'occasion des troubles qui régnaient à l'Opéra en 1776, et de la rigueur que ce ministre déployait: «Vous devez savoir, Monseigneur, qu'il est plus aisé de composer un parlement qu'un opéra[67].»
Quelqu'un mécontent de la perte d'un procès, déclamait contre les abus qui assiégent le temple de Thémis. «Ne trouvez-vous pas, dit Sophie, que la justice ressemble à une vierge déguisée; elle est sollicitée par le plaideur, tourmentée par le procureur, cajolée par l'avocat et soutenue par le juge, qui finit par la violer.»
On avait annoncé au Théâtre-Français la comédie du Misantrope. L'acteur qui devait en remplir le principal rôle tomba malade, et la pièce fut remise. «Comment n'a-t-on pas songé à Raucourt? dit Mlle Arnould; elle qui joue si bien le Misantrope.»
Un ancien danseur de l'Opéra, nommé Hennequin, fit la folie de se jeter par la fenêtre d'un troisième étage, de désespoir d'avoir été trompé par une prêtresse du théâtre lyrique; ce n'est pas pardonnable à un homme qui devait connaître les us et coutumes de l'Opéra. Sophie dit à ce sujet: «De tous les Sauts que j'ai vus, celui-là est le plus fou.»
Il parut à l'Opéra en 1777 une danseuse jeune et jolie, nommée Cécile. Au talent le plus brillant elle joignait une taille, des grâces, une figure, une fraîcheur qui séduisaient tout. Les nombreux amateurs de nouveautés étaient fort empressés de savoir qui toucherait le cœur de cette novice, et plus d'un richard marchanda ses prémices; mais cette nymphe, plus tendre qu'intéressée, donna pour rien à son maître G. un bijou qui lui eût valu des monceaux d'or. Cette charmante personne ayant demandé naïvement à Sophie ce qu'il fallait pour toujours plaire aux hommes, celle-ci répondit: «Douce humeur, douce peau et douce haleine.»
Toutes les filles[68] de l'Opéra et d'ailleurs, instruites du bonheur que Mlle Michelot, jolie figurante dans les ballets, avait eu de plaire au comte d'Artois, envièrent son bonheur; mais ce ne fut qu'une simple passade, et la jolie danseuse eut le destin de la rose: elle trouva ensuite d'illustres amans qui lui firent éprouver le même sort. «Cette pauvre Michelot, dit Sophie, ressemble à ces vins dont tout le monde veut goûter, et dont personne ne veut faire son ordinaire.»
Mlle Arnould voulut plusieurs fois quitter le théâtre par boutade; elle disait à ceux qui s'étonnaient que la gloire n'eût plus de charmes pour elle: «Quand on a passé les deux tiers de sa vie au grand jour, il est sage de passer le reste à l'ombre.»
Mlle d'Eon de Beaumont fut un personnage extraordinaire: on la vit successivement avocat, guerrier, ambassadeur et écrivain politique. Ses parens désirant un fils, cachèrent, dit-on, son sexe, la vêtirent en homme et lui en donnèrent l'éducation. L'incertitude de son état devint le sujet d'un pari et d'un procès considérable, qui fut terminé au banc du roi, d'après les déclarations de Mlle d'Eon, qui s'avoua pour femme. Elle vint à Paris en 1777, et parut à la cour en costume féminin, avec la croix de Saint-Louis. Quoi qu'il en soit, le sexe de la chevalière d'Eon est encore un problême pour beaucoup d'incrédules. Lorsque Sophie rencontrait cette amazone parée de sa décoration, elle disait en souriant: «Voici le mystère de la CROIX.»
Le comte de Maurepas[69], que Louis XVI rappela au ministère en montant sur le trône, était un grand amateur de jolies filles, et allait souvent à l'Opéra, comme le magasin de cette marchandise. La vieillesse ne lui avait point ôté ce goût-là, et les soucis du gouvernement lui rendaient un tel plaisir encore plus nécessaire. Ce ministre aimait aussi beaucoup les ouvrages graveleux, et M. Amelot, pour lui plaire, faisait, dit-on, ramasser dans Paris toutes les chansons gaillardes et autres opuscules de ce genre, que la licence des mœurs faisait éclore. M. de Maurepas disait un soir au foyer de l'Opéra:—Dans ma jeunesse, quand on voulait des femmes, il n'y avait qu'à se baisser et en prendre.—Mais aujourd'hui, Monseigneur, répartit Sophie, on n'en prend plus que quand on se relève.
Mme de C. avait conservé dans un âge avancé une profonde sensibilité; elle était surtout très indulgente pour les faiblesses de son sexe. Un jour elle disait à ce sujet:—Quelle est la femme qui peut se vanter de résister à l'émotion de ses sens et aux instances d'un homme qui lui plaît, réunis à l'occasion? La plus vertueuse est celle à qui pour cesser de l'être, une de ces circonstances a manqué.—Mlle Arnould applaudit beaucoup à ce discours, et dit en regardant Mme de C.:—On voit bien que l'Amour a passé par-là.
Voltaire écrivait de Ferney, le 9 novembre 1777: «Vous avez vu ici le mariage de M. de Florian, vous verriez aujourd'hui celui de M. le marquis de Villette. Je dis marquis, parce qu'il a effectivement une terre érigée en marquisat par le roi pour lui, comme seigneur de sept grosses paroisses, suivant les lois de l'ancienne chevalerie; il est, en outre, possesseur de 40,000 écus de rentes; il partage tout cela avec Mlle de Varicourt, qui demeure chez Mme Denis. La jeune personne lui apporte en échange dix-sept ans, de la naissance, des grâces, de la vertu, de la prudence; M. de Villette fait un excellent marché.»
Mlle de Varicourt était fille d'un officier des gardes du corps peu à l'aise et ayant douze enfans. Il était question de la faire religieuse, lorsqu'elle fit part à Voltaire de son fâcheux destin. Le philosophe bienfaisant obtint de la famille qu'elle viendrait passer quelque temps à Ferney. La jeune personne s'y est si bien conduite, qu'elle y a acquis le surnom de Belle et Bonne; ce qui détermina le marquis de Villette à lui faire sa fortune en l'épousant. Quelque temps après son mariage, il demanda à Mlle Arnould ce qu'elle pensait de sa femme; elle répondit: «C'est une charmante édition de la Pucelle[70].»
Une mendiante enceinte portant à son cou deux enfans, implorait au coin d'une rue la pitié publique. Un vieux célibataire qui donnait le bras à Mlle Arnould, trouva fort étrange que cette femme s'occupât si constamment de la propagation de sa pauvre espèce. «Que voulez-vous, reprit Sophie, ces malheureux n'ont souvent que cela pour souper.»
Vestris débuta le 18 septembre 1778[71], à l'âge de treize ans. Ce célèbre danseur est fils naturel de l'Italien Vestris et de Mlle Allard, d'où lui vient le surnom de Vestr'Allard, que les Anglais lui ont donné. Ce fut dans les coulisses que Mlle Allard accoucha. Cette danseuse étant enceinte, faisait remarquer à ses camarades comme son enfant remuait. «Excellent augure, dit Sophie; c'est un pas de ballet qu'il répète.»
M. P. était amoureux fou de Mlle Dorival; mais cette jolie danseuse ne pouvait le souffrir. Il en fit faire le portrait qu'il plaça sur une tabatière. Un jour il dit à quelques actrices:—Hé bien, Mesdemoiselles, je possède enfin Dorival, et je la tiens dans ma poche.—Il vaudrait bien mieux, répartit Sophie, que vous l'eussiez dans votre manche.
Le marquis de Bièvre, surnommé le père des calembours, dissertait un jour avec elle sur les divers esprits, et il soutenait que ce mot avait toujours besoin d'un commentaire.—Par exemple, disait-il, l'esprit devin des prophètes n'est point l'esprit de sel des railleurs; l'esprit immonde des libertins n'est ni l'esprit fort des crocheteurs, ni l'esprit familier des valets, et le bel esprit d'une savante est bien loin du bon esprit d'une ménagère: esprit est donc un terme vague auquel chacun attache un différent sens.—Je suis de votre avis, répliqua Mlle Arnould; car je connais des gens d'esprit qui n'ont pas le sens commun.
M. Campan, valet de chambre de la reine, fit obtenir à M. de Vîmes l'administration générale de l'Opéra. Le nouvel administrateur s'annonça par des réformes considérables; il fit graver sur la porte de son bureau ces trois mots en lettres d'or: Ordre, justice et sévérité. Toutes les nymphes de l'Opéra se récrièrent contre cette affiche, et parvinrent à faire rayer le mot sévérité. Malgré son zèle et son courage, M. de Vîmes ne put réformer un grand nombre d'abus sans déplaire aux grandes puissances, sans révolter contre lui tous les ordres de l'état confié à sa tutelle. On présagea que son ministère ne serait pas de longue durée, ce qui est arrivé; et le peu d'égard qu'il eut aux principes reçus et aux anciens usages le fit surnommer par Mlle Arnould «le Turgot de l'Opéra.»
Un fat se plaignait de la dépense qu'il était obligé de faire pour nourrir ses chevaux. Quelqu'un lui dit:—Au lieu d'avoir tant de bêtes dans votre écurie, que ne réservez-vous une partie de votre revenu pour vous procurer la compagnie des gens d'esprit?—Mes chevaux me traînent, répondit le fat; et entre nous, les gens d'esprit...—Les gens d'esprit, répartit Sophie, vous portent sur leurs épaules.
Pendant le dernier séjour que Voltaire fit à Paris en 1778[72], il alla faire une visite à Mlle Arnould: on l'en avait prévenue, et pour mieux fêter le grand homme, elle rassembla une partie de sa famille. Aussitôt que Voltaire entra dans l'appartement, tous les enfans se jetèrent à son cou.—Vous voulez m'embrasser, leur dit-il, et je n'ai plus de visage.—La conversation s'engagea, et le poëte dit à Sophie:—Ah! Mademoiselle, j'ai quatre-vingt-quatre ans, et j'ai fait quatre-vingt-quatre sottises.—Belle bagatelle, reprit l'actrice; moi qui n'en ai pas quarante, j'en ai fait plus de mille.
Mlle Arnould avait une fille assez laide et fort rousse. Cet enfant de l'amour ayant atteint l'âge de puberté sans avoir fait un faux pas, un malin observa que sa couleur ne contribuait pas peu à la maintenir sage. «Vous avez raison, répartit Sophie, ma fille est comme Samson; sa force est dans ses cheveux.»
En 1778 Monvel fit débuter au Théâtre-Français une demoiselle Mars, qui pour un moment produisit le concours occasionné précédemment par Mlle Raucourt. Cette actrice était douée d'une belle figure, d'une taille haute et d'un bel organe, mais elle n'avait pas assez de talens pour se soutenir sur la scène française. Un amateur engoué de la débutante, fit faire son portrait par un artiste qui la peignit extrêmement pâle. «O ciel! s'écria Sophie en le voyant, est-ce qu'on a peint Mars en carême?»
Le médecin Guibert de Préval dissertait sur les avantages de son art. «Mon cher docteur, lui dit-elle, quand je vous vois traiter un malade, il me semble voir un enfant qui mouche une chandelle.»
Mlle Duplant, qui remplissait à l'Opéra les rôles à baguette, était d'une corpulence volumineuse; il se présenta pour la doubler une actrice de province qui avait une fort belle voix, mais dont la taille effilée contrastait singulièrement avec celle de Mlle Duplant. Elle ne fut pas reçue, et Sophie dit plaisamment: «Si cette femme tient tant aux rôles à baguettes, que ne se fait-elle fusée volante.»
C'est aux Chinois que les Anglais doivent l'art de composer les jardins paysagistes[73], nommés abusivement jardins anglais. Sophie alla visiter dans sa nouveauté celui que M. Boutin avait fait construire, et qui s'appelle maintenant Tivoli. En voyant la bizarrerie de tous les objets qu'on y a rassemblés, elle s'écria:—On a mis ici la nature en mascarade.—Mais remarquez donc cette jolie rivière.—Oh! oui, reprit-elle, cela ressemble à une rivière comme deux gouttes d'eau.
Un jour qu'il y avait une grande réunion au concert spirituel qui se donnait aux Tuileries pendant la quinzaine de Pâques, on fit passer les musiciens dans la salle du conseil. «S'accorder dans une salle de conseil, dit Sophie, c'est un vrai tour de page.»
On lui demandait pourquoi Mlle V., son amie, avait quitté un certain acteur qu'elle avait comblé de ses bontés.—Les hommes sont si trompeurs, répondit-elle.—Cet amant semblait cependant la payer de retour.—Comme cela, reprit Sophie; il était assez bien pour la représentation, mais il manquait toujours aux répétitions.
On sait que Mlle R.[74] a passé pour avoir, comme la chevalière d'Eon, un sexe fort équivoque. Un étranger se trouvant avec cette actrice l'appelait Madame. Sophie qui l'entendit reprit aussitôt: «Dites Mademoiselle, ou plutôt Monsieur.»
Une jeune débutante[75] qui passait pour un petit dragon de vertu, avait appris un pas fort difficile qu'elle n'osait répéter en public: enfin elle s'enhardit et réussit complètement.—Ah! dit-elle en rentrant dans la coulisse, que j'ai eu de peine à faire ce pas-là.—Bah! reprit Sophie, il n'y a que le premier PAS qui coûte.
Une courtisane nommée Dorval avait épousé depuis peu le marquis d'Aubard. Un soir que cette Laïs était à l'Opéra dans une parure éblouissante, quelqu'un demanda à Mlle Arnould qui était cette grande dame. «C'est une petite personne, répondit-elle, qui s'est laissé tomber d'un quatrième étage dans un carrosse sans se faire de mal.»
La galanterie n'est guère connue qu'en France, où la mode qui influe sur les mœurs fait consister la gloire d'un sexe dans ce qui fait la honte de l'autre, dans la manie des bonnes fortunes; mais les coureurs de ruelles font souvent des dupes. Sophie disait de M. L. qui affichait de grandes prétentions en amour: «Cet homme n'a que le premier jet.»
Dugazon était regardé comme un excellent mime; c'était un bouffon du premier ordre sur la scène, et même dans la société; mais il avait le défaut de trop charger ses rôles, et à force de vouloir faire rire il manquait quelquefois son but. On demandait à Mlle Arnould ce qu'elle pensait de cet acteur. «C'est un bon comédien, répondit-elle, plaisanterie à part.»
Mlle Laguerre unissait souvent l'Amour et Bacchus, et rarement elle montait sur le théâtre sans avoir sablé quelques verres de Champagne. Le lendemain d'une orgie qu'elle avait faite chez M. Haudry de Souci, riche fermier général dont elle épuisait la fortune, cette actrice dit à ses camarades qu'elle avait bu de toutes sortes de vins. «Je gage, reprit Sophie, que tu n'as jamais goûté celui de Constance.»
M. de Chalabre était fils d'un joueur renommé. Le jeu avait fait passer de père en fils dans cette famille une assez belle fortune que les faveurs de la cour accrurent encore. Mlle Arnould passant auprès d'une terre que ce joueur venait d'acheter, quelqu'un lui en fit remarquer l'habitation. «Oh! oh! dit-elle, c'est bien fort pour un château de CARTES.»
Un jour qu'elle avait déployé dans un cercle brillant toutes les grâces de son esprit, une dame, connue par son amabilité, lui dit avec enthousiasme:—Jamais, Mademoiselle, je n'ai entendu parler avec autant de charmes.—Madame n'est donc pas une femme qui s'écoute? répondit-elle.
Voltaire, dans ses derniers jours, ne pouvait voir sans un violent chagrin qu'on se permît à l'Opéra d'estropier nos belles tragédies; il entendait parler d'Electre; il tremblait pour Alzire, pour Sémiramis, pour Tancrède. «J'approuve fort M. de Voltaire, dit Sophie; un bon père doit craindre que ses enfans ne se gâtent à l'Opéra.»
Le comte de Merci Argenteau, ambassadeur d'Autriche, devint tellement amoureux de Mlle Levasseur, qu'il lui acheta une baronnie de 25,000 liv. de rentes, lui fit construire un hôtel, et la combla de biens. Son excellence voulut en 1779 la faire renoncer à l'Opéra; mais l'amour de son art l'empêcha d'y consentir, et elle ne se retira qu'en 1788. Cette actrice fut pendant quelques années l'un des soutiens des ouvrages de Gluck. Un jour que l'on donnait Alceste, un détracteur de cette nouveauté s'écria au second acte:—Ah! Rosalie, vous m'arrachez les oreilles.—Ah! Monsieur, quelle fortune, répliqua Sophie, si c'était pour vous en donner d'autres!
M. de J. possédait en même temps la feuille des bénéfices et la maigre G.[76]. Ce voluptueux prélat lui portait beaucoup d'intérêt, et partageait avec elle et une de ses nièces le fruit de ses simonies. Sophie disait de sa camarade G.: «Je ne conçois pas comment ce petit ver à soie n'est pas plus gras; il vit sur une si bonne FEUILLE!»
Voltaire, peu de temps avant sa mort, voulant faire jouer sa tragédie d'Irène, toute la troupe des comédiens français alla chez lui. Le poëte dit à Mme Vestris qui devait remplir le rôle principal:—Madame, j'ai travaillé pour vous cette nuit comme un jeune homme de vingt ans.—Sophie Arnould, présente à cette audience, reprit avec sa malice ordinaire:—Au moins, ce n'a pas été sans rature.
Volange débarrassa Mlle Laguerre d'une partie des dépouilles du duc de Bouillon, et ce fut avec cet acteur forain qu'elle contracta le goût de débauche qui l'entraîna dans la tombe au milieu de son printemps. La santé de cette actrice se trouvant dérangée par suite de ses nombreux excès, tous ses amis déploraient sa triste situation. «Hélas! dit Sophie, c'est un si rude métier que celui de LA GUERRE.»
Plusieurs peintres avaient travaillé à un portrait de saint Louis destiné pour les Invalides, et n'avaient pu y réussir complètement. Lors de l'exposition, Mlle Arnould dit: «Jamais le proverbe gueux comme peintre ne s'est mieux vérifié qu'aujourd'hui, car à dix ils n'ont pu faire CINQ LOUIS. (saint Louis.)»
Mlle Levasseur, veuve de J.-J. Rousseau, qui de sa servante était devenue sa femme[77], rentra dans son premier état en épousant le nommé Montretout, laquais du marquis de Girardin, seigneur d'Ermenonville, chez lequel le philosophe s'était retiré. M. de Girardin fut indigné de la bassesse de cette femme, et tous les partisans de Jean-Jacques le furent également de lui avoir vu placer son affection dans une telle compagne. «Pourquoi blâmer le choix de cette veuve? dit Sophie; elle épouse un homme qui n'a rien de caché pour elle, et dans tous les états de la vie on aime mieux son égal que son maître.»
Elle avait une affaire de cheminée avec le ministre qui administrait le département de Paris. M. Thomas, chargé d'arranger cela, lui dit:—Mademoiselle, j'ai eu occasion de voir M. le duc de la Vrillière et de l'entretenir de votre cheminée. Je lui ai d'abord parlé en citoyen, ensuite en philosophe.—Eh! Monsieur, reprit-elle vivement, ce n'était ni en citoyen ni en philosophe; c'était en ramoneur qu'il fallait lui parler.
Mlle Cléophile quitta le théâtre pour se livrer entièrement aux aventures galantes. Un mal d'aventure lui ayant enlevé le palais de la bouche, on le lui remplaça par une feuille d'or, ce qui la faisait nasillonner d'une manière désagréable. Cette disgrâce la rendit sage; elle donna dans les beaux-esprits et les philosophes. La Harpe devint amoureux fou de cette nymphe[78]; il menait ses confrères chez elle, et osa un jour l'introduire à l'Académie, où il la plaça parmi les femmes les plus honnêtes. Cette courtisane avait des prétentions à l'esprit, citait beaucoup et faisait souvent des quiproquo. Se trouvant dans un cercle près de Mlle Arnould, elle commit un anachronisme fort ridicule. «Hé bien, s'écria Sophie, il y a cependant trente ans que Mademoiselle étudie l'HISTOIRE.»
Mme M. avait, comme on le sait, les cheveux d'un blond fort équivoque. Quelqu'un demanda à Mlle Arnould s'il était vrai qu'un certain lord fût amoureux de sa fille? «Je n'ai pas encore ouï-dire, répondit-elle, qu'aucun Anglais ait fait la conquête de la toison d'or.»
Mlle Duplant était une belle femme. Cette actrice, en jouant le rôle de Circé, avait appris à charmer les amans fortunés qui se présentaient. Sa cupidité lui ayant fait quitter le comte de D. pour un riche boucher dont nous avons déjà parlé, quelqu'un s'étonna que cette Laïs ne sût pas distinguer un gentilhomme d'un homme de la plus vile espèce. «Chacun a son prix, répartit Sophie; mais en fait d'espèce, un homme de quantité vaut mieux qu'un homme de qualité.»
Son jockey étant revenu tout crotté de faire une commission pressée:—Où diable t'es-tu donc mis? lui dit-elle.—Je courais si fort que je suis tombé dans le ruisseau.—Je ne t'avais pas dit, reprit-elle, d'aller ventre à terre.
M. Moline fit représenter en 1780 une pastorale intitulée Laure et Pétrarque. Il se trouvait alors à l'Opéra une figurante nommée Laure, qui sortant de jouer dans cette pièce se plaignit en rentrant au foyer d'un grand mal de cœur. «Je gage, dit Sophie, que cette jeune fille porte avec elle les Œuvres de Pétrarque.»
Depuis longtemps M. de L. avait coutume de passer avec elle toutes ses soirées d'hiver. Un jour il voulait s'en excuser sous quelque prétexte; mais ce fut en vain, et après maintes sollicitations auxquelles il ne put résister, elle finit par lui dire: «Mon cher comte, quand on a brûlé des mêmes feux, il faut cracher sur les mêmes tisons.»
Lorsque Mlle G. était la maîtresse de M. de J., on lui présenta un jeune abbé en la priant de lui faire obtenir un bénéfice. La prêtresse de Terpsichore demanda gravement:—A-t-il des mœurs?—Celui qui rapportait cette anecdote ajouta:—La question de Mlle G. est d'autant mieux fondée qu'elle connaît la morale.—Oui, répartit Sophie, comme les voleurs connaissent la maréchaussée.
Le marquis de Bièvre déjeûnant un jour chez elle, on servit un melon auquel il reprocha d'avoir les pâles couleurs. «N'en soyez point surpris, reprit Sophie, c'est qu'il relève de COUCHE.»
Un banquier fort sot personnage ayant obtenu à prix d'or les faveurs de Mlle A., actrice des Italiens, était dans une société où se trouvait Mlle Arnould. Notre Midas, en vantant toutes ses conquêtes, parla d'A., et dit que la belle l'avait grandement logé. «Cela doit être, reprit Sophie qui voulait venger sa camarade, car elle m'a dit qu'elle ne pensait pas que vous eussiez un si petit train.»
Les premières représentations de la Veuve du Malabar[79] furent mal accueillies; mais Le Mierre, à la faveur de quelques corrections, obtint que cette Veuve eût ses reprises, et elle reparut dans le monde avec un peu plus d'éclat. Comme le succès de cette pièce tenait au perfectionnement du bûcher, Sophie dit: «Qu'entre la Veuve du Malabar de 1770 et celle de 1780, il y avait la différence d'une falourde à une voie de bois.»
Barthe était un auteur pétri d'amour-propre, et assez ignorant de tout ce qui n'avait pas rapport au théâtre et à la poésie; c'était presque un second Poinsinet, qui prêtait singulièrement aux mystifications. Mlle Arnould voulant s'en amuser forma un grand souper dont il était; elle avait donné le mot à Volange, que le rôle de Jeannot rendait alors célèbre. Ce farceur se fit annoncer sous le nom du chevalier de Médicis, qu'on dit à Barthe être un bâtard de la maison de ce nom. Ce seigneur parut le distinguer entre tous les convives, le prit à l'écart, lui parla de tous ses ouvrages avec admiration; ce qui excita celle du poëte, auquel il proposa de faire un poëme épique en l'honneur de sa maison. Cette farce dura pendant tout le repas: enfin, au moment où Barthe était le plus enchanté de l'Italien, la maîtresse de la maison demanda un verre, et regardant le prétendu chevalier: à ta santé, Jeannot. On peut juger combien Barthe fut décontenancé; il devint le plastron de mille quolibets, et Jeannot ne fut pas des derniers à le turlupiner.
Un ancien musicien de l'Opéra venait d'épouser une femme jeune et jolie. Ce bon mari vantait sans cesse la fidélité de sa compagne. «Si cela était, lui dit Sophie, auriez-vous tant d'amis?»
En 1780 un grand nombre d'amateurs désirant conserver la mémoire des cinq plus parfaites danseuses de l'Opéra qui existaient alors, sollicitèrent le sieur Machy, sculpteur, d'en perpétuer les traits. En conséquence il ouvrit une souscription. Mlle Guimard devait être représentée en Terpsichore; Mlle Heynel en nymphe; Mlles Allard et Peslin en bacchantes, et Mlle Théodore en bergère. Ces statues étant principalement destinées aux boudoirs et aux petits réduits, devaient être en biscuit de huit pouces de hauteur. Un amant de Mlle Heynel étant sur le point de retourner en Angleterre, Sophie lui dit en riant: «J'espère, Monsieur, que vous ne vous embarquerez pas sans BISCUIT.»
Le théâtre de l'Opéra fut détruit pour la seconde fois le 8 juin 1781. A peine le spectacle était-il fini, que le séjour des grâces et des divinités, que tous ces palais, ces temples magnifiques, ces bosquets enchanteurs devinrent tout à coup la proie des flammes. Un cruel incendie consuma la salle; plusieurs personnes périrent; le feu dura pendant huit jours. Le lendemain matin le peuple regardait les affreux ravages du feu avec un visage consterné. Bientôt une voiture chargée de costumes échappés aux flammes traversa la place du Palais-Royal. Un crocheteur s'avisa de mettre sur sa tête un casque qu'il trouva sous sa main; il se couvrit ensuite d'un manteau de pourpre. Debout sur la charrette, comme un vainqueur qui fait son entrée dans un char de triomphe, il attira les regards du public, dont la tristesse se changea tout à coup en éclats de rire. Voilà le chagrin du Français. Quelques jours après il y eut des étoffes couleur de feu d'Opéra. Mlle Arnould voyant ses camarades se désoler de la perte qu'ils éprouvaient, leur dit en soupirant: «Hélas! mes amis, ne sommes-nous pas tous condamnés au FEU?»
A la seconde représentation d'Iphigénie en Tauride (en janvier 1781), Mlle Laguerre qui en remplissait le principal rôle était ivre[80], mais ivre au point de chanceler sur la scène et de se rendre fort incommode à toutes les prêtresses empressées de la soutenir. Tous les secours qui pouvaient dissiper promptement les vapeurs qui offusquaient encore le cerveau de la princesse lui furent administrés dans l'intervalle du second acte, et la mirent en état de chanter avec plus de décence dans les deux derniers. Quelqu'un ayant demandé si cette actrice jouait Iphigénie en Aulide ou en Tauride: «Non, Monsieur, répondit Sophie, c'est Iphigénie en Champagne.»
M*** débuta au Théâtre-Français en 1770; il fut le contemporain de Lekain, de Brisard, de Préville, et son nom s'associe naturellement à ces noms célèbres. Cet acteur a produit plusieurs ouvrages dramatiques qui ont joui d'un grand succès; mais sa moralité ne répondait pas à ses talens. Accusé d'un péché que les dames ne pardonnent pas, il se réfugia en Suède où il fut bien accueilli du roi qui lui fit une pension de 20,000 liv. pour être son lecteur et l'un des premiers comédiens de sa capitale. Sa fuite ayant eu lieu à l'époque de l'embrasement de l'Opéra: «Je ne suis point surprise du départ de M***, dit Mlle Arnould; voilà tant d'incendies; le pauvre garçon a craint la brûlure.»
Mlle Lefèvre[81], seconde femme de Dugazon, débuta à la Comédie-Italienne le 19 juin 1777 par le rôle de Pauline dans le Sylvain; elle se montra l'émule de Mme Favart, marcha de près sur ses traces, et comme elle contribua au succès de plusieurs ouvrages dramatiques; Nina ou la Folle par amour fut son triomphe. Sa beauté compromit plus d'une fois sa vertu, et son mari était le premier à la décrier. «Cet homme est bien inconséquent, disait Sophie; il peut penser de sa femme tout ce qu'il voudra, mais il ne faut pas en dégoûter les autres.»
Mlle Théodore ne se détermina à danser sur le théâtre que par complaisance pour son maître Lany, jaloux de prouver au public qu'il était en état de transmettre son talent. Cette charmante personne nourrissait son esprit des ouvrages de J.-J. Rousseau, et lorsqu'elle entra à l'Opéra, elle écrivit à ce philosophe austère pour lui demander des instructions sur la manière de s'y conduire. Jean-Jacques fut flatté d'un pareil hommage, et ne dédaigna pas de répondre à sa lettre. Sophie qui avait peu de confiance dans cette belle affiche, et qui ne croyait pas qu'on pût être sage et danser à l'Opéra, dit à quelqu'un qui prônait Mlle Théodore: «Ne voyez-vous pas qu'elle veut arriver au vice par le chemin de la vertu?»
M. Blanchard, qui depuis est devenu un célèbre aéronaute, annonça au mois d'août 1782 qu'il naviguerait dans les airs au moyen d'un bateau volant. Ce projet rappela la folie de M. Desforges, chanoine d'Etampes, qui, voulant aussi traverser les airs en cabriolet, se cassa le cou dans son jardin, et celle du marquis de Baqueville qui, de son hôtel de la rue de Baune, au moyen de deux ailes à ressorts, alla tomber sur un des bateaux qui couvrent la Seine, en se brisant les os. Ces essais malheureux ne dégoûtèrent point M. Blanchard, qui fit insérer dans les Petites-Affiches une lettre assez platement écrite sur les résultats de son expérience. Mlle Arnould dit à ce sujet: «Avec cet esprit-là, M. Blanchard[82] s'ennuiera bien en l'air.»
Un danseur à l'Opéra ayant été trouvé couché avec une sœur du couvent de Saint-Mandé, cette religieuse fut conduite dans une maison de force, et son amant au Fort-l'Evêque. Cette sœur avait été femme de chambre de Mme Dubarri, lui avait donné de la jalousie, et avait été obligée de prendre le voile pour se soustraire à la vengeance de sa maîtresse. Lorsque Sophie apprit son incartade, elle dit: «J'ai toujours pensé que cette fille ne serait qu'une sœur CONVERSE.»
Le poëte Barthe, dont nous avons déjà parlé, avait autant de ridicules que d'esprit, et l'on s'amusait souvent à ses dépens. Un jour qu'il se fâchait des épigrammes qu'on lui lançait: «Calmez-vous, lui dit Mlle Arnould; ne savez-vous pas que ce n'est qu'aux arbres à fruit que les vauriens jettent des pierres.»
Elle avait un petit chien auquel elle était fort attachée; il tomba malade; on le porta chez le fameux Mesmer[83], qui magnétisa l'animal. Le malade éprouva la crise la plus favorable; il guérit. On le rapporte à sa maîtresse, qui donne gaîment un certificat de guérison; mais le lendemain le chien meurt. «Au moins, dit Sophie, je n'ai rien à me reprocher; le pauvre animal est mort en parfaite santé.»
Mlle L***, de la Comédie-Française, était entretenue par M. Landry, receveur général des finances, qui lui prodiguait l'argent avec un luxe digne de sa qualité. Ce financier la quitta, quoiqu'il en eût des enfans, et épousa une autre courtisane. Un tel abandon donna de l'humeur à la charmante L*** dont la santé périclitait depuis longtemps. Dégoûtée des vains plaisirs de ce monde, elle devint l'édification du public, et ne joua pas moins bien le rôle de dévote que celui de soubrette. Mlle Arnould, apprenant que cette néophyte voulait aller vivre dans un couvent, s'écria: «Oh! la friponne; elle s'est fait sainte en apprenant que Jésus s'est fait homme.»
M. G..., fils d'un avocat de Bordeaux, vint à Paris en 1782; il était doué de l'organe le plus beau et le plus merveilleux. Il contrefaisait, à s'y tromper, toutes les voix des acteurs et des actrices, tous les instrumens d'un orchestre; à lui seul il exécutait un opéra: ce talent unique l'eut bientôt faufilé parmi les filles du haut style; c'était à qui l'aurait. Quand il eut chanté, dans l'oratorio d'Haydn, le rôle d'Uriel, Sophie dit: «Je n'avais pas besoin de le voir ici pour savoir qu'il chantait comme un ANGE.[84]»
Dès que le drame d'Henriette eût été joué, la critique ne respecta ni le sexe ni les goûts de l'auteur. Quelqu'un dit alors que Mlle R... employait mal sa langue. «Certainement, ajouta Sophie, car souvent elle se sert du féminin au lieu du masculin.»
Mlle Aurore, élève de l'Académie royale de Musique, aimait la littérature et les beaux-arts. Voulant perfectionner ses talens, elle s'adressa à Mlle R..., et réclama sa bienveillance par des vers assez bien faits. Les goûts de cette actrice lui ayant déplu, elle se tourna du côté de Mlle Arnould, et lui proposa de la guider dans la carrière du théâtre. Celle-ci y consentit; mais trouvant cette jeune personne plus sage qu'elle ne le pensait, elle lui dit: «Prends-y garde, ma chère amie, Dieu a maudit un figuier précisément parce qu'il ressemblait à une vierge.»
Le comte de L..., connu pour avoir été l'un des plus aimables seigneurs de l'ancienne cour, avait dans le caractère un fond de bizarrerie qui le rendait quelquefois difficile à vivre. Tour à tour caressant et brusque, tendre et grondeur, jaloux et volage, il voulait régner en maître sur le cœur de ses maîtresses. Sa libéralité seule excusait ses défauts, et l'on sait que l'inconstance de ses goûts épuisa son immense fortune. Sophie lui fut toujours attachée, et dans le calme de l'âge mûr elle regrettait encore le temps orageux de ses premières amours. Elle en causait un jour avec Rulhières; et, lui racontant les fureurs de son premier amant, elle ajouta avec une naïveté charmante: «Ah! c'était le bon temps; j'étais bien malheureuse.»
En 1782 le prince de Guémené, grand chambellan de France, fit une faillite d'environ vingt-cinq millions[85]; ce fut une désolation générale dans tout Paris, tant le nombre des créanciers était considérable. Mlle Arnould y perdit trente mille francs. Un de ses amis déplorait ce fâcheux événement: «Hélas! dit-elle, ce qui vient de la flûte retourne au tambour.»
Mlle Duplant avait un fils qu'elle aimait tendrement: elle céda même à cet enfant de l'amour, par acte devant notaire, une petite terre qu'elle possédait depuis plusieurs années. Cette bonne mère témoignait un jour l'intention de faire élever son fils au sein de sa famille. «En ce cas, lui dit Mlle Arnould, il faut l'envoyer au collége des Quatre-Nations.»
Rien n'était moins édifiant que d'entendre au Concert spirituel chanter Mlles Saint-Huberti et Girardin, qui, dans le costume le plus voluptueux, la gorge mi-nue, les yeux en coulisse, récitaient avec des prétentions érotiques une paraphrase des psaumes de David. Toute la troupe lyrique était sur le même ton. Sophie apercevant un jour Mlle Dubuisson, chanteuse des chœurs, environnée d'une compagnie d'officiers aux gardes qui tour à tour l'agaçaient: «Cette petite fera son chemin, dit-elle à quelqu'un; voyez comme elle se pousse dans l'épée.»
Elle racontait fort plaisamment la confession de Mlle Laguerre, et disait que cette pécheresse pleurant comme une Madeleine aux pieds de son directeur, avouait avec componction qu'elle avait ruiné un évêque, ce qui la tourmentait infiniment. «Manger le bien de l'Eglise, s'écriait-elle! Dieu ne me le pardonnera jamais.» Elle nomma ensuite un financier qu'elle avait dévoré: «Ah! pour celui-là je ne saurais m'en confesser, car c'est la meilleure action que j'aie pu faire.»
Beaumarchais passa quatre ans à combattre les obstacles sans cesse renaissans qu'on mettait à recevoir le Mariage de Figaro. Le jour de la première représentation de cette pièce (27 avril 1784), la critique la menaçait d'une chute prochaine. «Oui, dit Mlle Arnould, c'est une pièce qui tombera.......... quarante fois de suite.» Cette prédiction a été plus que réalisée, car le Mariage de Figaro a eu plus de cent représentations consécutives.
Mme B. de S., ci-devant C. de G.[86], philosophe comme un docteur, savante comme un bel-esprit, donnait par goût dans les sciences, et par délassement dans la galanterie. Un jour La Harpe vantait l'érudition d'un ouvrage qu'elle venait de publier. «Comment cette femme ne serait-elle pas profonde, dit Sophie, il y a quinze ans qu'elle fait son cours d'humanités.»
Le comte de R... était fils d'un cabaretier de Bagnols, en Languedoc; on l'a souvent attaqué sur sa naissance et son comté, et il n'a jamais répondu. Un jour qu'il avait reçu une épigramme extrêmement mordante, il dit au foyer de l'Opéra qu'il rouerait de coups l'auteur de ce brûlot. Mlle Arnould dit tout bas à quelqu'un: «Appaisez donc R...., et recommandez-lui de faire comme son père, qui mettait de l'eau dans son vin.»
Le 16 juillet 1784 le roi de Suède étant à l'Opéra avec la reine Sa Majesté voulut faire voir à cet illustre étranger les talens du jeune Vestris[87], qu'il n'avait point encore vu, parce que ce danseur arrivait de Londres. Elle lui fit dire de danser; il répond qu'il ne le peut pas, qu'il a mal au pied. Comme la reine savait que ce n'était qu'un prétexte, elle lui envoie un second message par lequel elle l'en prie. Sa prière n'eut pas plus d'effet que son ordre. Le lendemain il fut conduit à l'hôtel de la Force. Le père Vestris ayant appris l'insolence de son fils, lui témoigna son indignation. Comment, lui dit-il, la reine de France fait son devoir, elle te prie de danser, et tu ne fais pas le tien! je t'ôterai mon nom. Ce propos singulier, mais digne du personnage, surprit beaucoup moins que l'action du fils. Sophie dit à ce sujet: «Ces gens-là prouvent bien qu'ils ont l'esprit aux talons.»
Beaumarchais voulant accroître la vogue dont il jouissait, proposa une institution patriotique en faveur des pauvres mères nourrices dont il se déclarait le chef. La lettre contenant ses idées à ce sujet fut insérée dans le Journal de Paris, mais ne produisit point l'enthousiasme dont il s'était flatté. Pour exciter l'émulation des personnes généreuses, il annonça quelques jours après que la cinquantième représentation de son Figaro serait donnée au profit des pauvres mères. Au jour marqué il se trouva à la cinquantième représentation du Mariage de Figaro presqu'autant de monde qu'à la première. «Voyez, dit Sophie, comme cet auteur sait allier le bien et le mal; il donne du lait à l'enfance et du poison à la jeunesse.»
On attendait à Paris en 1786 un prince indien qui voyageait, disait-on, avec un quarteron de femmes.—Que dira M. l'archevêque, observa quelqu'un, souffrira-t-il un tel scandale? Les mœurs seront blessées si l'on permet que cet étranger conserve son sérail; et puis, il faut qu'il se fasse chrétien.—Oh mon Dieu! dit Mlle Arnould, il n'a qu'à embrasser notre religion, on lui passera toutes les filles de l'Opéra.
On peut regarder la fameuse affaire du collier comme le premier acte de la révolution française. Le cardinal de Rohan fut un des acteurs malheureux de cette singulière pièce qu'on regardait alors comme un Conte des mille et une Nuits. Sophie dit après avoir lu le mémoire de cet illustre accusé: «Le cardinal n'est pas franc du COLLIER.»
Mlle Olivier était la maîtresse de Dazincourt lorsqu'elle mourut en couche âgée de vingt-trois ans. Ce ne sont pas seulement les charmes de sa figure qui l'ont fait regretter, c'est l'égalité de son caractère, la douceur de ses mœurs, sa gaieté franche et spirituelle: on se rappelle avec quel succès elle a établi le rôle de Chérubin dans la Folle Journée, et comme elle imitait la tendre Gaussin dans celui d'Eléonore de l'Ecole des Mères. Mlle Arnould disait en citant cette jeune actrice, qui n'était point vénale, n'écoutait que son cœur et restait fidèle à l'objet de son choix: «C'est une personne charmante qui vit le plus honnêtement possible hors du mariage et du célibat.»
Un jeune homme vivement épris d'une actrice, pressé par ses parens de quitter Paris, et ne voulant ni s'éloigner de sa maîtresse ni désobéir à son père, s'avisa d'un expédient singulier; il prit un pistolet et se perça le bras; cette blessure le retint nécessairement à Paris.—Voilà, dit une femme, ce qui s'appelle bien aimer!—Oui, reprit Sophie, «c'est aimer à la folie, et alors on mérite les petites-maisons.»
Beaumarchais offrit un composé de singularités, même dans un siècle où tant de choses ont été singulières; il parvint à une très grande fortune sans posséder aucune place; il fit de grandes entreprises de commerce en vivant en homme du monde; il eut au théâtre des succès sans exemple avec des ouvrages du second ordre; il obtint la plus grande célébrité par des procès qui avec tout autre que lui seraient demeurés aussi obscurs qu'ils étaient ridicules; enfin cet homme original a réussi dans presque tout ce qu'il a entrepris. Un bonheur aussi constant a fait dire à Mlle Arnould: «Beaumarchais sera pendu; mais la corde cassera[88].»
On sait que R. avait usurpé le titre de comte comme Pezai celui de marquis. Ce littérateur ayant lancé une épigramme contre Mlle Arnould, elle se trouva quelque temps après dans un cercle où après avoir vanté l'esprit de R. on parla de sa maison, qu'un savant généalogiste, M. de Varoquier de Méricourt de Lamotte de Combles, prétendait originaire d'Italie. «Bah! dit-elle, c'est un COMTE pour rire que l'on nous fait là.»
Pendant le cours d'une discussion politique où l'on s'épuisait devant elle en projets sur le bien, sur le bonheur public, grands mots qui revenaient sans cesse à la bouche des interlocuteurs, survient M. L., amateur passionné des arts. «Que vous arrivez à propos, lui dit-elle; on agite ici la question du beau idéal; je compte sur votre avis.»
Elle était à l'assemblée nationale le jour qu'on arrêta la vente des biens ecclésiastiques. Ce décret excita, comme cela se devait, des réclamations bruyantes; chaque membre du clergé se levait et changeait de place à chaque instant. Mlle Arnould, impatientée de ce brouhaha, dit à quelques abbés: «Messieurs, on veut vous raser; mais si vous remuez tant vous vous ferez couper.»
Une femme galante dissertant sur la politique, disait que la constitution anglaise était celle qui lui plaisait le plus. «C'est sans doute, répartit Sophie, à cause de l'habeas corpus.»
Lorsqu'on proposa dans l'assemblée constituante de charger les magistrats civils de quelques fonctions religieuses exercées par les prêtres, elle dit: «Je ne serais pas fâchée que l'on supprimât le baptême; du moins tout ne se ferait pas par compère et par commère.»
On lisait devant elle un ouvrage sur la révolution, lequel ne paraissait pas lui inspirer beaucoup d'intérêt. Son lecteur qui s'apercevait que le sommeil la gagnait, crut à propos d'élever la voix. Il en était à un passage à peu près ainsi conçu: Toute la France n'était alors qu'une vaste Bastille. «Oh! cela est bien vrai, dit-elle aussitôt en l'interrompant et feignant de revenir d'une sorte d'assoupissement, cela est bien vrai, un vaste jeu de quilles.»
Mlle Saint-Huberti, en paraissant à l'Opéra, causa une révolution dans l'art du chant: on n'avait point encore vu d'exemple d'une déclamation aussi noble et d'une sensibilité aussi touchante; elle quitta le théâtre jeune encore, et après avoir été la maîtresse du marquis de Louvois et de plusieurs autres, elle devint l'épouse du comte d'Entraigues, membre de l'assemblée constituante; ce qui fit dire à Mlle Arnould que ce représentant «avait changé le frontispice d'un livre qui avait eu beaucoup de vogue.»
Il fut ordonné en 1793 que chaque individu affichât sur sa porte son nom, son âge et sa profession. Sophie Arnould subit la loi commune, mais elle ne mit que quarante-trois ans, quoiqu'elle eût deux lustres de plus.—Je crois que vous trichez, lui dit un de ses amis, car tout le monde vous donne cinquante ans.—Il se peut qu'on me les donne, reprit-elle, mais je ne les prends pas.
Alexandrine Arnould faisant mauvais ménage avec M. A. M., le quitta et vint demeurer chez sa mère à Luzarches; elle y fit connaissance d'un nommé la N***, fils du maître de poste de l'endroit, et trouvant sans doute dans cet amant les qualités qu'elle désirait dans un mari, elle divorça pour l'épouser. Sophie blâma beaucoup l'inconduite de sa fille, et répondit à quelqu'un qui voulait l'excuser: «Une telle union me paraît un scandale; le divorce n'est que le sacrement de l'adultère.»[89]
Un poëte disait qu'il était fort difficile d'improviser en français, parce que cette langue a beaucoup de mots qui n'ont point leurs semblables pour la rime. Tel est le mot peuple, par exemple. «Ah! reprit-elle, je savais bien que le peuple n'a ni rime ni raison.»
Elle s'informait de la santé d'un riche fournisseur de sa connaissance.—Il est allé prendre les eaux de Barrège, répondit-on.—Je le reconnais bien là, dit-elle; il faut toujours qu'il prenne quelque chose.
La disette était si grande en 1795, que le peuple de Paris fut réduit à de faibles rations de pain. On chantait alors dans tous les spectacles le Réveil du Peuple. Un jour qu'à l'Opéra on demandait à grands cris le Réveil du Peuple, elle dit tout bas à un de ses amis qui criait comme les autres: «Ne l'éveillez pas; qui dort dîne.»
On parlait devant elle d'un particulier qui à une époque assez rapprochée avait donné dans tous les excès des niveleurs, et fini par amasser une fortune considérable; ce qui fit dire à l'un des assistans avec l'accent de l'indignation:—Est-il permis, grands dieux! qu'un tel homme prospère.—Sophie répartit aussitôt par cet autre vers: