Au pays des pardons
VII
A petits coups pressés, la cloche tinte. Et c’est le signal d’un remuement universel. Des granges, des étables, de la soupente des auberges se lève une multitude en désordre, visages encore bouffis de sommeil, avec du foin dans les cheveux et des plaques de poussière dans le dos. On se débarbouille en un tour de main d’un peu d’eau puisée à l’auge de la cour. Les femmes redressent leur coiffe, tapotent leurs jupes et leur tablier. Des files interminables s’acheminent vers le sanctuaire. Il sort du monde de partout ; il en surgit des prés, il en descend des arbres même, des gros chênes nains sculptés par le temps en forme de sièges. La terre de Rumengol tout entière présente l’aspect d’un lit défait, d’une couche immense où des milliers d’êtres ont dormi ; et, des herbes écrasées, des grands foins foulés gardant l’empreinte des corps, un parfum monte qui embaume l’espace.
Çà et là des tas de cendres fument encore, pareils à des feux de bivouacs abandonnés.
En juin, saison des nuits tièdes, les paysans bretons ne font point rentrer les troupeaux, les laissent paître ou ruminer en liberté sous les étoiles, pour les reposer de l’étable. Et Rumengol, avec ses eaux vives dans son vallon accidenté, est un centre renommé d’élevage. Aussi, en ce clair matin, tous les alentours de la bourgade sont-ils comme mouchetés de taches blanches, ou rousses, ou noires. C’est par centaines qu’il faudrait nombrer les têtes de bétail éparses sur les pentes. Elles se meuvent avec la belle indolence des animaux repus ; un peu étonnées d’une telle affluence de monde dans la monotonie habituelle de leur solitude, elles appuient aux claies des barrières ou tendent par-dessus les haies d’ajonc leurs mufles emperlés de rosée, et meuglent doucement en roulant leurs gros yeux graves. Plus d’un pèlerin allonge le bras pour caresser leur poil au passage ; elles font partie du décor traditionnel de la fête. N’est-il pas écrit dans la Vie de la Vierge qu’elle enfanta le Mabik au milieu des bœufs ? Et Notre-Dame de Tout-Remède n’a-t-elle pas souci des bêtes à l’égal des hommes ?
Une année, des saltimbanques — des mécréants — dérobèrent nuitamment une vache. Ils l’avaient emmenée dans la forêt du Kranou et s’apprêtaient à l’abattre pour se régaler de sa chair, quand éclata un orage subit que rien dans l’état de l’atmosphère ne faisait prévoir. Trois coups de tonnerre retentirent, foudroyant à la fois les voleurs et l’arbre auquel la vache était attachée, mais sans causer à celle-ci le moindre dommage, bien au contraire : car, son lien ayant été rompu dans la secousse, elle put rejoindre le troupeau avant même qu’on eût eu le temps de s’apercevoir qu’elle y manquât. Par la suite il résulta pour elle de cette aventure quantité d’avantages. Nul ne douta, en effet, qu’elle n’eût été sauvée par un miracle ; on la considéra comme une « protégée » de la Vierge et on la traita avec les égards dus à sa qualité ; elle eut désormais la meilleure litière et le râtelier le mieux garni, et, après avoir vécu dans l’abondance, elle mourut paisiblement de vieillesse, sans avoir connu l’exil des foires lointaines…
Pour se faire une idée de la surprenante variété de notre race, de la diversité de ses types et de la richesse de ses costumes, il n’est que d’assister à la sortie de la messe d’aube, dans le cimetière de Rumengol, le jour du pardon. Toute la Bretagne est rassemblée là comme en un raccourci puissant. Que de reliefs et de contrastes ! Ici, les Léonards aux grand corps, spéculateurs hardis et fanatiques sombres, nés pour être marchands ou prêtres, et dont les lèvres dédaigneuses ne se desserrent volontiers, dit-on, que pour réciter la prière ou parler argent. Près d’eux, les Trégorrois, aux yeux vifs et nuancés, à la physionomie ouverte, discoureurs aimables, avec une pointe d’ironie dans leur sourire. Là, les Tran’Doué[51], équipés à la façon des Mexicains d’une veste brodée de jaunes arabesques et d’un pantalon très ample s’évasant au-dessus des chevilles : beaux hommes pour la plupart, la figure encadrée d’un large collier de barbe rousse, ils laissent à leurs femmes les besognes qui déforment, n’ont, quant à eux, d’autre souci que de promener leur fière prestance de mâles à travers les foires et les pardons. Et voici le bleu clair, le bleu azuré des glazik[52] de Cornouailles, où courent en festons les tons d’or de la fleur du genêt. Un peu lourds et pansus, ces Bretons du sud, et joyeux d’une bonne joie matérielle qui éclate dans leurs faces rondes, rases, roses et poupines, dans leur goût des couleurs, des choses voyantes, dans l’allégresse grivoise de leurs chansons. Ils ne font que mieux ressortir l’élégance montagnarde des fils de l’Aré, souples et droits ainsi que des pins, et pareils, dans leur accoutrement de laine brune, à des pasteurs des temps primitifs, — ou la gravité hautaine des forbans de l’Aber, souvent comparés aux palikares des côtes grecques et qui portent comme eux le bonnet et la fustanelle, grands gars superbes, avec des bras d’une envergure immense et le profil aigu d’un oiseau de mer fendant l’espace.
[51] On appelle ainsi, du juron qui leur est familier, les hommes du canton de Pont-Labbé, les maris des Bigoudenn.
[52] Glazik, les hommes vêtus de bleu.
Debout sur une éminence, sur une sorte de dune herbeuse qui prolonge à gauche le cimetière et au sommet de laquelle se dresse un oratoire, Yann Ar Minouz attaque de sa voix rauque, la complainte de Plac’hik Eûssa.
Un oblique rayon de soleil se joue sur les tempes dégarnies du barde. Iliens et Iliennes ont fait cercle autour de lui : ils boivent ses paroles et suivent le mouvement de la chanson jusque dans l’expression de son visage. Car il ne se contente pas de chanter, il mime ; si bien que la complainte se transforme en un drame monologué. Et quel prestigieux acteur que ce Yann ! Il a joint les mains, il lève au ciel un regard mouillé de larmes ; sa voix, traînante au début, éclate en accents déchirants :
Une des Ouessantines s’est caché la figure dans son mouchoir : on sent qu’elle fait effort pour étouffer des sanglots. Le marin avec qui j’ai causé tantôt me chuchote à l’oreille :
— Elle a une cœursée, la pauvre ! On jurerait que c’est sa propre gwerz, en vérité, que l’homme aux chansons lui débite là.
Sur un rythme plus doux, avec un balancement léger de tout le corps, Yann poursuit :
[53] Orpheline.
[54] Les cordons de cire dont les pèlerins entourent l’église.
Elle brille aussi, la triste rosée des larmes, dans les yeux des femmes qui sont là ; elle trace de larges sillons humides sur leurs joues hâlées, s’égoutte lentement dans les plis de leur petit châle noué en croix. Les hommes eux-mêmes sont émus : sans cesse ils s’essuient les paupières du revers de leurs grosses mains toutes tailladées et noires de goudron. Et, de minute en minute, le groupe des auditeurs grossit : le pardon afflue vers le chanteur dont le buste ensoleillé domine la foule, la chemise ouverte, son poitrail nu hérissé de touffes de poils fauves. Le récitatif reprend, d’une allure dolente et comme alanguie :
Yann s’interrompt, éponge avec sa manche son front où la sueur perle, puis, d’un ton sacramentel, imposant les mains à l’assistance :
— Chrétiens, signez-vous ! La Vierge va parler.
Ce vers final, cri de guerre de la race, le barde le lance à pleins poumons, d’un timbre si âpre et si vibrant que la foule tressaille, frémit, sentant passer en elle le frisson des grandes haines ataviques, vieilles de douze cents ans !…
Le soleil est haut sur l’horizon. Déjà commencent à déboucher, devers Le Faou, Landerneau, Châteaulin, les omnibus et les breaks aux essieux criards, bondés de familles bourgeoises qui viennent à Rumengol comme à une fête foraine, histoire de se gaudir de la paysantaille et de manger du veau froid sur l’herbe où les pèlerins ont dormi. Le vrai pardon désormais est clos. C’est l’heure de fuir, si je veux emporter intactes les fortes impressions de la nuit et du matin naissant.
Je trinque une dernière fois avec le vieux poète trégorrois dans l’auberge où la veille nous nous sommes rencontrés. Nous échangeons de mélancoliques adieux.
— J’ai le pressentiment — me dit-il — que je ne chanterai plus aux Iliennes la triste chanson de Plac’hik Eûssa. Ce n’est point là ce qui me fait peine, mais de songer que les temps sont proches où c’en sera fini en Bretagne des belles gwerz aimées de nos pères et des sônes délicieuses qui, jusque sur la lèvre défleurie des aïeules, sonnent aussi gai qu’un oiseau de printemps. Toutes ces choses sont près de mourir, et d’autres encore qui ont réjoui nos âmes. Les pardons, hélas ! les pardons eux-mêmes disparaîtront. J’en sais dont je suis probablement le seul à me souvenir. Les chemins où je marche à présent sont jonchés de chapelles en ruines. Le fantôme de la cloche continue à tinter au-desssus du clocher détruit ; j’ai souvent ouï, le soir, son glas mystérieux et plaintif. Mais, à part moi, qui donc prête l’oreille pour l’entendre ? Nos prêtres sont les premiers à tuer nos saints, à laisser tomber leur culte en oubli[55]. Eh oui ! ce sont eux qui travaillent à faire le vide autour de nos sanctuaires les plus vénérés, en entraînant les paroisses par troupeaux vers les églises lointaines, vers les Vierges étrangères, à Lourdes, à la Salette, à Paray-le-Monial ! Quel besoin ont-ils de dépayser la dévotion bretonne ? Qu’ils prennent garde qu’à tant voyager elle ne s’altère. Ma mère déjà déplorait ces modes nouvelles. « Le paradis, disait-elle, ne se gagne qu’aux pieds des saints de son pays. » J’augure mal des jours à venir. Grâces à Dieu, je ne les verrai point : on aura depuis longtemps jeté sur ma face le drap sous lequel on dort pour jamais…
[55] Disons néanmoins que dans le cours des deux dernières années il s’est produit une réaction dans le clergé breton en faveur des vieux saints nationaux.
Je m’en retourne vers Quimerc’h par le sentier des fougères. A mi-côte je croise deux bons vieux Cornouaillais en goguette qui, s’arc-boutant des épaules, se racontent simultanément des histoires sans fin, et ne s’écoutent ni l’un ni l’autre. Leur double soliloque me suit quelque temps, puis s’évanouit dans le profond silence. C’est maintenant une paix vaste, le calme saisissant d’un désert. Dans la direction du nord, les bois du Kranou moutonnent à perte de vue ; vers l’ouest, la mer flambe ainsi qu’un bain de métal en fusion. Rumengol, son pardon, ses mendiants, ses chanteurs, tout cela semble avoir glissé dans l’ombre du ravin ; la croupe dorée du pays d’Hanvec s’affaisse à son tour, tandis que se déroulent au loin, sur le fond du ciel, les cimes bleuâtres de l’Aré. Pas un clocher à l’horizon, pas un toit, pas même une de ces grêles fumées, révélatrices de la présence de l’homme. On a de nouveau la sensation d’une terre vierge, d’un monde à peine éveillé du chaos. Le paysage tout entier apparaît comme figé encore dans la raideur des choses primitives, et l’on jurerait qu’on n’y a point changé de place une pierre depuis le fabuleux soir d’automne où le soleil s’y coucha sur la mort de Gralon.
Soudain, un cri part, un sourd et sinistre mugissement déchire la solitude : du sein d’une colline éventrée un train se précipite, et la civilisation passe, au branle des wagons, sans souci des fleurs d’âme qu’elle écrase et des grands symboles qu’elle anéantit. La douloureuse prédiction de Yann Ar Minouz me revient en mémoire. Aux futurs pardons de Rumengol reverra-t-on les chanteurs ?
Discret et charmant Esprit de l’antique chanson bretonne, tes fervents se font rares. Dans la hiérarchie nouvelle, mieux vaut être cantonnier que barde. De vieilles fileuses, des tailleurs de campagne, de pauvres pâtres, de nomades sabotiers, voilà les seuls qui te vénèrent encore d’un culte simple et profond. Ta voix mélodieuse est condamnée à s’éteindre avec le bruit du dernier rouet. Aux générations qui te furent hospitalières d’autres ont succédé, trop affairées pour t’entendre, trop matérielles pour te goûter. Discret et charmant Esprit de l’antique chanson bretonne, toi qui portas si longtemps sur tes ailes le rêve de notre race, je songe avec tristesse à l’heure prochaine où tu ne seras plus.