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Au Pays des Peaux-Rouges: Six ans aux Montagnes Rocheuses; Monographies indiennes

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The Project Gutenberg eBook of Au Pays des Peaux-Rouges: Six ans aux Montagnes Rocheuses; Monographies indiennes

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Title: Au Pays des Peaux-Rouges: Six ans aux Montagnes Rocheuses; Monographies indiennes

Author: Victor Baudot

Release date: November 20, 2021 [eBook #66776]
Most recently updated: October 18, 2024

Language: French

Credits: Véronique Le Bris, Laurent Vogel, Chuck Greif, Gallica and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK AU PAYS DES PEAUX-ROUGES: SIX ANS AUX MONTAGNES ROCHEUSES; MONOGRAPHIES INDIENNES ***

 

 

AU PAYS DES PEAUX-ROUGES

P. Victor BAUDOT, S. J.

Au Pays
DES
Peaux-Rouges

Six ans aux Montagnes Rocheuses
Monographies indiennes

[Pas d'image disponible.]

SOCIÉTÉ SAINT-AUGUSTIN, Desclée, de Brouwer & Cⁱᵉ
LILLE, PARIS, LYON, MARSEILLE, BRUGES


TOUS DROITS DE REPRODUCTION ET DE TRADUCTION RÉSERVÉS.

Copyright by Desclée, De Brouwer & Cº, Lille—Paris—Bruges, 1911.

 

TABLE DES MATIÈRES

PRÉFACE

Au rapide récit de mon séjour en Amérique que l’on trouvera dans la première partie de ce volume, j’ajoute la monographie de deux tribus sauvages, l’une encore païenne, celle des Pieds-Noirs; l’autre chrétienne, celle des Cœurs d’Alène.

Aujourd’hui que les Indiens sont sur le point de disparaître, il est grand temps de fixer leurs traits caractéristiques, et de recueillir ce que nous pouvons savoir de leurs traditions, de leurs croyances, de leur culte et de leurs mœurs. Le P. Prando, S. J., a fait ce travail pour les Pieds-Noirs qu’il connaissait à fond, et comme toutes les tribus se ressemblent, ce qu’il dit des Pieds-Noirs peut également s’appliquer aux autres sauvages avant leur conversion. Nous avons traduit de l’italien cette intéressante monographie complètement inédite en ce sens qu’elle n’a jamais été mise dans le commerce. Quant aux Cœurs d’Alène, je les ai placés à dessein en regard des Pieds-Noirs, comme le type le plus complet de la tribu chrétienne. Aux Montagnes Rocheuses, quand on veut parler des Indiens catholiques les plus fervents, on dit: «Voyez les Cœurs d’Alène»; et par contre, quand on veut parler des Indiens les plus enracinés dans leur paganisme, les plus difficiles à convertir, on dit: «Voyez les Pieds-Noirs et les Corbeaux».

La notice sur les Cœurs d’Alène, traduite elle aussi de l’italien, a été composée d’après les lettres des missionnaires par un auteur anonyme qui l’a publiée dans la «Civiltà cattolica».

Comme d’autre part j’ai donné moi-même, au cours de mon récit, quelques détails sur les «Nez-Percés» et les «Têtes-Plates» au milieu desquels j’ai vécu, le lecteur en fermant ce volume aura une idée à peu près complète de ces intéressantes peuplades du Far West américain, connues sous le nom de Peaux-Rouges.

 


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AU PAYS DES PEAUX-ROUGES
par le P. Victor Baudot, S. J.

PREMIÈRE PARTIE.

Six ans aux Montagnes-Rocheuses

Amérique! Peu de personnes savent exactement d’où vient ce nom sonore et où il fut prononcé pour la première fois. Il paraissait si naturel de donner à ce nouveau continent le nom même de Colomb et de l’appeler Colombie! Mais un géographe allemand du XVIᵉ siècle en disposa autrement. Waldseemuller, dans sa Cosmographie où il relatait les voyages d’Améric Vespuce, attribua à ce navigateur la découverte de Christophe Colomb et imprima sur ses cartes le mot America!

Ce livre sortit en mai 1507 des presses de Saint-Dié (Vosges), ma ville natale. Il semble donc que de par ma naissance j’étais prédestiné à voir ce pays baptisé[A] au même lieu que moi. Je l’ai vu au soir de ma vie et contre toute attente. Ayant rencontré à Turin le supérieur de la mission des Montagnes Rocheuses, je fus par lui invité à l’accompagner au pays des Têtes-Plates et des Nez-Percés. «Vous savez l’anglais, me dit-il, vous nous serez utile là-bas.—Mais je suis trop vieux, j’ai 58 ans!...—On n’est jamais trop vieux pour bien faire: venez.» Et voilà comment je partis.

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CHAPITRE I.

LE VOYAGE

Le 20 septembre 1902, je prenais à Paris, gare Saint-Lazare, l’express de Cherbourg, où dès notre arrivée on nous transborda sur le «Saint-Louis», mouillé en rade. Le «Saint-Louis», est un bateau américain, frère du «Saint-Paul», assez bon marcheur, mais cependant quelque peu vieilli. Il était bondé de voyageurs, tous ou presque tous citoyens de la libre Amérique, retournant dans leur pays après avoir joui des plaisirs que leur offrent nos villes d’Europe, surtout Paris, qu’ils appellent la «Babylone moderne»,—«Babylone,» si vous voulez, MM. les Américains, mais trop souvent «Babylone» par vos-propres faits et gestes!

J’ai à peine mis le pied sur le bateau, que je me trouve en pleine civilisation yankee. Ce qui me frappe tout d’abord à la salle à manger, c’est l’usage immodéré de l’eau glacée (ice-water): à table on ne sert aucune autre boisson, et si vous voulez un verre de bière ou de vin, vous êtes obligé de le faire venir directement de la buvette. Le menu me paraît plus abondant que choisi; je n’y trouve rien qui rappelle la cuisine française. A la fin du repas, bien entendu l’inévitable «cake» (gâteau), accompagné de l’inévitable «sorbet» (ice-cream). Encore la glace sous une autre forme! Décidément aux Américains, comme aux anciens Romains, Sénèque pourrait dire: «Cette neige au cœur de l’été, ne croyez-vous pas qu’elle donne des obstructions au foie?» (Lettre 95). Et ailleurs: «A vos estomacs débilités par tant de raffinements, bientôt la neige ne suffira plus; il vous faudra la glace.» Aussi les inconvénients de ces boissons trop froides se manifestent-ils un peu partout, et un Américain me disait un jour: «Notre maladie nationale, c’est la dyspepsie.»

Une autre passion des Américains, c’est la passion des sucreries; ils ont toujours la bouche pleine d’une sorte de caramel, qu’ils appellent du «candy», qui leur gâte les dents dès leur enfance; ne vous étonnez donc point que l’Amérique soit le paradis des dentistes.

Je n’eus pas le temps de faire de longues observations sur les mœurs de mes compagnons de voyage: car dès le second repas et bien longtemps avant la fin, je dus m’éloigner à la hâte, la serviette devant la bouche. Je fis le reste du voyage sur mon dos, en proie au malaise bien connu des passagers qui comme moi n’ont pas le pied marin. Je ne remontai sur le pont qu’au moment où nous allions entrer dans la baie de New-York; d’ailleurs, bien ou mal portant, je dus à Sandy-Hook me présenter comme tout le monde avec mes valises aux officiers de la douane. On visite ici les bagages de cabine; nous étions tous réunis dans la salle à manger de première classe, qui ressemble à une chapelle avec sa nef plus ou moins ogivale et son orgue monumental. Lorsque mon tour fut arrivé, je fus tout étonné d’entendre le préposé des douanes, après m’avoir demandé si je n’avais rien à déclarer, me dire: «Prêtez serment, take the oath». Il est curieux de voir comment aux Etats-Unis on use et abuse de cette formule; l’inconvénient très grave de cette coutume est d’enlever au serment tout son prestige, et je me souviens d’avoir lu quelque part dans un journal de New-York un article intitulé à tort ou à raison: «Pourquoi notre vice national est-il le parjure?»

La première vue de New-York frappe par son étrangeté: cette armée de maisons hautes de vingt étages, rangées en bataille sur la pointe de l’île de Manhattan, comme pour défier les assauts de la vieille Europe, produit sur le nouveau venu une impression de force et de solidité massive qui ne manque pas de grandeur, mais qui certainement manque d’élégance. Nous dépassons la pointe de Manhattan, et bientôt nous voici au dock de l’«American Line». Une foule compacte nous attend sur le quai avec un calme qui m’étonne, et nous souhaite la bienvenue sans cris, presque sans bruit, en saluant de la main et en agitant des mouchoirs blancs. Nous débarquons aussitôt entre deux haies de douaniers, et tous nous sommes conduits dans un immense hangar, où doivent être inspectés nos gros bagages. D’énormes grues à vapeur les transbordent déjà du bateau dans ce hangar; c’est un spectacle presque effrayant de voir ces puissants engins jeter sur le sol avec un bruit assourdissant une avalanche de malles et de caisses de toutes formes et de toutes dimensions. C’est ici qu’il nous faudra de la patience; avant d’ouvrir leurs malles devant un des inspecteurs, les passagers doivent d’abord un à un se présenter par ordre d’arrivée au contrôleur général, qui leur délivre un certificat d’identité et l’autorisation d’enlever leurs bagages. On fait queue ainsi pendant des heures, quelquefois pendant une demi-journée, avant d’obtenir le visa de cet agent perspicace, qui a mission de passer au crible tous les nouveaux venus. Grâce à un heureux concours de circonstances, nous n’attendîmes pas plus de trois heures. C’était peu quand on songe à l’extrême sévérité avec laquelle se fait à New-York le service des douanes. On sait que le système de protection à outrance sévit aux Etats-Unis, surtout depuis que le parti républicain est au pouvoir; car les démocrates inclinent plutôt au libre échange, du moins dans une certaine mesure. Les droits d’entrée étant donc très élevés, rien d’étonnant que chacun tâche d’y échapper; de là ces rigueurs de la police douanière.

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New-York.—Hôtel de la 5ᵉ Avenue.

Enfin nous voilà libres: la porte de fer s’ouvre devant nous, et une voiture de place, attelée de deux chevaux, nous emporte rapidement vers la seizième rue où est situé le collège Saint-François-Xavier.

Les villes d’Amérique sont construites en échiquier, partagées en avenues et rues qui se coupent à angle droit; les Avenues traversent la ville du sud au nord, les rues de l’est à l’ouest. Rues et Avenues sont numérotées et n’ont pas d’autre nom que leur numéro. On dit donc 1ᵉ, 2ᵉ, 3ᵉ Avenue, etc.; 1ᵉ, 2ᵉ, 3ᵉ Rue, etc. A New-York, la 5ᵉ Avenue, qui est la grande artère de la ville, partage les rues qu’elle traverse en deux parties, l’une Ouest et l’autre Est, chacune avec son système spécial de numéros pour les maisons. Il importe donc d’indiquer dans une adresse non seulement le numéro, mais aussi le côté de la rue, sinon votre lettre court le danger d’aboutir au 17 du côté Est, au lieu d’aller au 17 du côté Ouest.

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New-York.—La 6ᵉ Avenue avec son chemin de fer aérien.

Nous allions, nous, au 30 Ouest, 16ᵉ rue, où nous arrivions entre 11 h. et midi, juste à temps pour la dernière messe. C’était le dimanche 28 septembre, 1902.

J’employai l’après-midi à quelques courses aux environs du collège, situé entre la 5ᵉ et la 6ᵉ Avenue, où je ne trouvai absolument rien de remarquable. Le chemin de fer aérien de la 6ᵉ Avenue attira cependant mon attention par sa laideur et par le bruit infernal qu’il produit. Le soir, à l’occasion de la fête des Sept Douleurs, un chœur d’artistes, hommes et femmes, exécuta à l’église du collège, avec une perfection presque absolue, le «Stabat» de Rossini. Le lendemain fut employé à visiter la grande ville; je remontai d’abord la 5ᵉ Avenue, l’avenue aristocratique par excellence, tâchant de me suggestionner moi-même et d’élever mon enthousiasme à la hauteur des circonstances. Je dois avouer que je ne réussis que modérément; la 5ᵉ Avenue fut loin de m’éblouir, et à part l’immense hôtel Waldorf-Astoria, et surtout la cathédrale Saint-Patrick, je ne vis aucun monument digne de fixer l’attention.

La cathédrale catholique de Saint-Patrick rappelle l’église votive de Vienne, sans avoir toutefois la même perfection de lignes ni l’admirable adaptation du site. Plus tard, dans la même journée, je pris le tram jusqu’à l’hôtel des Postes et descendis à pied cette partie de Broadway (grand’rue) où se concentrent toutes les banques et les principales maisons de commerce. C’est le quartier des maisons à vingt étages et plus; l’animation est extraordinaire, la foule énorme et enfiévrée. Au milieu de ce tumulte, vous rencontrez tout à coup une église et un cimetière, l’église épiscopalienne de la Trinité (Trinity church), la plus ancienne et la plus riche des Etats-Unis. Le cimetière à côté contraste par son silence et la simplicité de ses croix de bois avec le luxe et le bruit de la rue, dont il n’est séparé que par une grille. Là sont enterrés côte à côte les fondateurs de la cité, ces vieux colons hollandais qui, en souvenir de leur patrie, l’avaient appelée «Nouvelle-Amsterdam», et leurs successeurs Anglo-Saxons, qui changèrent ce nom en celui de «Nouvelle York» ou «New-York».

J’entrai dans l’église; une femme seule était assise sur le premier rang de chaises, en face du sanctuaire. Fatigué, je m’assis moi-même au milieu de la nef; à ce moment précis, un clergyman en surplis sortit de la sacristie, monta en chaire et lecture faite, se mit à commenter

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New-York.—Hôtel Waldorf-Astoria.

un passage de l’Apocalypse. Il me couvait des yeux; évidemment il n’avait pas chaque jour la bonne fortune de parler devant un clergyman. Mais le temps pressait, j’avais de nombreuses courses à faire et à peine avait-il commencé que je me levai et partis, le laissant en tête à tête avec la personne qui composait tout son auditoire et qui très probablement était sa femme. Après cela plaignons-nous de prêcher quelquefois dans des églises presque désertes!...

L’église de la Trinité, dont la flèche cependant a 286 pieds de haut, semble enterrée au milieu des constructions colossales qui l’entourent et qui la dominent de toutes parts. Ces immenses maisons sort vraiment la principale, je dirais presque la seule curiosité de New-York. On les appelle à cause de leur hauteur des «gratte-ciel» (sky scrapers); elles semblent en effet menacer le ciel et le déchirer de leurs crêtes orgueilleuses. Chacune d’elles renferme tout un monde; à la porte d’entrée une carte topographique vous détaille le plan des vingt où trente étages qui composent cette ruche immense. Les ascenseurs sont là, prêts à vous enlever; un concierge-chef vous avertit de sa voix stridente: «les voyageurs pour le Nord-Ouest ou le Sud-Est, ascenseur nº 7, nº 15»; on se précipite et le train part dans la direction indiquée. Une de ces maisons, le «city investing building» n’a pas moins de 21 ascenseurs pour ses 34 étages; elle a 486 pieds de haut, couvre 13 arpents de surface et peut loger 6000 personnes. La raison de ces hauteurs démesurées est que sur la langue de terre qui forme l’île étroite de Manhattan le terrain manque pour cette immense population: en 1900 la ville de New-York comptait déjà 3.637.202 habitants, dont 800.000 juifs et 400.000 Italiens; elle doit avoir depuis longtemps dépassé quatre millions.

A mon avis, la merveille de New-York était alors le pont de Brooklyn. Je l’avais souvent vu représenté sur des gravures ou des photographies; je croyais trouver là une sorte de galerie artistique, où les paisibles promeneurs pouvaient venir le soir respirer le grand air et contempler des couchers de soleil. Au lieu de ce pont idyllique, je rencontrai le pont le plus prosaïque, je dirai même le plus brutal qui se puisse rêver. Long de près de deux kilomètres, il est divisé en cinq voies: une au milieu pour

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New-York.—Maison de la 5ᵉ Avenue.

les piétons, deux pour les tramways et les chemins de fer électriques; et deux le long des garde-fous pour les chevaux et les voitures. M’engageant sur la chaussée du milieu, je me trouvai aussitôt dans un véritable pandémonium. A ma droite et à ma gauche couraient à toute vitesse des tramways électriques; au-dessus des lignes de tramways, sur des plates-formes d’acier, roulaient, avec un fracas métallique assourdissant, des trains bondés de voyageurs, allant de New-York à Brooklyn ou de Brooklyn à New-York. Cette course vertigineuse de trains et de cars, ce bruit d’acier, strident et continu, me causaient une sorte de vertige, et je me crus tombé dans un de ces cercles de fer et de feu si puissamment décrits dans l’Enfer du Dante. La scène sous le pont n’était pas moins animée: une suite non interrompue de navires, voguant toutes voiles déployées, de remorqueurs aux roues tapageuses, de lourds paquebots déchirant l’air du bruit de leurs sirènes, de chaloupes à vapeur s’élançant d’un bord à l’autre, et de barquettes dansant sur la crête des vagues.

Saturé de bruit et de mouvement, je m’arrêtai à mi-chemin de Brooklyn et revins sur mes pas vers New-York. La ligne bizarrement déchiquetée des monstrueuses maisons de la ville se dressait devant moi, enlaidie par des tourbillons d’une fumée extraordinairement noire et épaisse dont je ne m’expliquais pas la cause. Je sus plus tard qu’à ce moment une grève générale sévissait dans les mines d’anthracite de Pensylvanie, et que cette fumée intense provenait de la mauvaise qualité du charbon substitué à l’anthracite.

*
* *

Le mardi 30 septembre, je prenais avec mes deux compagnons, à la station centrale de New-York, l’express de 8 h. 45 du matin, qui devait en 24 heures nous conduire à Chicago, notre première étape: distance 1200 kilomètres.

Ce serait peut-être le cas de dire ici un mot du matériel des chemins de fer américains. Les wagons sont ouverts dans toute leur longueur et partagés en deux par

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Le pont de Brooklyn.

une allée centrale qui va d’une porte à l’autre. A une extrémité se trouve le cabinet de toilette, à l’autre un gros poêle de fonte; de chaque côté de l’allée centrale sont rangées des banquettes à deux places, et correspondant à chaque banquette, une fenêtre ordinairement double et qu’on n’ouvre presque jamais; la ventilation se fait par des prises d’air dans la partie haute du wagon. Il n’y à qu’une classe et qu’un prix pour tous les voyageurs; ceux qui désirent plus de luxe et de confort, montent dans les voitures de la Compagnie Pullman, ou comme on dit là-bas «prennent un Pullman.» Les locomotives sont énormes et munies chacune d’une cloche qui doit sonner sans interruption aussi longtemps qu’un train est en mouvement dans une gare; s’il y à donc plusieurs trains, ou comme dans certaines stations plus importantes un grand nombre de trains, le carillon augmente à proportion.

Au sortir de la grande ville nous longeons d’abord la rivière Hudson, très large, bordée sur la rive droite par une longue terrasse de roches calcaires et de vertes collines; nous la remontons sur la rive gauche jusqu’à Albany, capitale de l’Etat de New-York, et résidence du gouverneur. A partir d’Albany nous nous élançons vers l’Ouest, et par les villes de Utica, Rome, Syracuse et Rochester, nous gagnons Buffalo, où nous arrivons vers 7 h. du soir. Ici deux routes s’ouvrent vers Chicago: l’une longe la rive méridionale du lac Erié et passe par Cleveland, dans l’Etat de l’Ohio; l’autre remonte au nord du lac Erié, en passant par les chutes du Niagara et se dirige à l’ouest vers Détroit. Nous prîmes cette dernière route, et vers 8 h. du soir nous arrivions à la station de Niagara-Falls. Malheureusement la nuit était venue et il pleuvait; le train stoppa quelques minutes, pendant lesquelles de la plate-forme du wagon, sans rien voir, nous pûmes du moins entendre gronder sous nos pieds la formidable cataracte.

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Un wagon-restaurant en Amérique sur la ligne de New-York à Buffalo.

Ici me revient tout naturellement en mémoire ce passage bien connu de Chateaubriand: «Tout était silence et repos, hors la chute de quelques feuilles, le passage brusque d’un vent subit, les gémissements rares et interrompus de la hulotte; mais au loin, par intervalles, on entendait les roulements solennels de la cataracte du Niagara qui, dans le calme de la nuit, se prolongeaient de désert en désert et expiraient à travers les forêts solitaires».

Après avoir franchi le Niagara, nous contournons la pointe nord-est du lac Erié et serrant de près la rive septentrionale nous courons à toute vapeur vers l’Ouest. Notre train stationne quelques instants à Détroit, puis nous entrons dans l’immense plaine qui sépare le lac Erié du lac Michigan. A la pointe du jour, nous nous trouvons au milieu de cette plaine monotone où d’énormes usines, entr’autres la fameuse fabrique de conserves Armour, nous annoncent l’approche de la grande ville. Vers 8 h. la crête des vagues du lac Michigan blanchit à l’horizon, et enfin après une course de plus en plus rapide nous arrivons à Chicago.

Nous descendons à une gare située à l’entrée de la 12ᵉ rue. Les rues de Chicago sont renommées par leur longueur absolument extraordinaire; l’une d’elles, m’a-t-on dit, n’a pas moins de 25 kilomètres! Cela s’explique par l’espace illimité dont on dispose ici. Veut-on agrandir la ville, on trace une route en ligne droite aussi loin que l’on peut aller; bientôt cette route se borde de maisons, la plupart en bois; on relie les deux extrémités par une double ligne de tramways électriques, et voilà de quoi loger des milliers de nouveau-venus. La population de Chicago était en 1900 de 1.698.575 habitants; elle dépasse aujourd’hui deux millions.

La 12ᵉ rue est, elle aussi, très longue; il nous fallut rouler longtemps en tramway dans un quartier enfumé et boueux avant d’arriver au collège St-Ignace où nous étions attendus. J’ai négligé de dire que deux de nos Frères m’accompagnaient.

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Le Niagara en hiver.

La ville de Chicago n’a aucun cachet: elle est immense et monotone, embrumée et boueuse, mal pavée aussi et mal entretenue, comme la plupart des villes américaines. Je ne m’étonne point que ce qui frappe le plus les Américains en Europe, c’est la propreté de nos villes, à laquelle ils ne sont pas habitués.

Je visitai dans l’après-midi le quartier des affaires (business-district), au milieu duquel se dresse comme un géant le temple Maçonnique; mais cette maison à vingt étages, pour nous qui arrivons de New-York, n’a rien de bien remarquable. Je trouvai mieux près de là, dans un monument élevé par la municipalité à la mémoire des fondateurs de la ville. On nous y montra de magnifiques bas-reliefs représentant le Jésuite Marquette et ses Canadiens en conférence avec les sauvages et leur chef Chicagou, dont le nom légèrement transformé désigna d’abord un village, puis l’énorme métropole actuelle. Cet hommage public rendu à un missionnaire en même temps qu’à l’intrépide explorateur fait honneur aux citoyens de Chicago et à leurs magistrats.

Le jeudi soir, 2 octobre, à 6 h., je partais pour Saint-Paul, où nous arrivions le lendemain dans la matinée. Saint-Paul est une grande ville qui ressemble étonnamment à nos villes d’Europe; elle n’a ni la raideur ni la pesante architecture des cités américaines. Je la visitai à mon retour en 1908, et admirai entre autres choses son magnifique pont sur le Mississipi. Sa population est d’environ 200.000 habitants. La rue principale est bien bâtie et présente plusieurs monuments où se révèle le goût artistique des fondateurs; malheureusement cette rue est déparée par la cathédrale catholique, qui vraiment fait là triste figure. Il est étonnant que l’archevêque, Mgr Ireland, qui possède à un si haut degré l’esprit d’entreprise de ses compatriotes, n’ait pas depuis longtemps tourné son activité débordante de ce côté, et construit un édifice religieux digne de lui et de son vaste diocèse[B].

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Mgr Ireland.

Après un repos d’une heure en gare et un rapide déjeuner, nous montions dans un Tourist-car du Northern Pacific, en route pour notre destination finale, Spokane-Falls, dans l’Etat de Washington. Les tourist-cars sont des voitures spécialement destinées aux émigrants qui ne peuvent se payer le luxe d’un Pullman; on y trouve le confort nécessaire à ces longs voyages à travers le Far-West, surtout un système ingénieux de couchettes que les nègres de service installent le soir et qu’ils enlèvent le matin.

Notre train quitta la gare de Saint-Paul à 11 h. Désormais, laissant derrière nous les Etats de l’Est, aux populations denses, nous allions nous enfoncer dans les Etats de l’Ouest, aux vastes solitudes. Après douze heures de course dans la région désolée des «Mauvaises terres» et les plaines mornes qui lui succèdent, nous arrivons à Bismark, capitale du Dakota (Nord), où nous traversons le Missouri. Nous continuons à courir toujours droit à l’Ouest. Encore douze heures et nous sommes à Billings, dans l’Etat de Montana, samedi, 11 h. du matin. C’est ici que pour la première fois j’aperçois, fermant l’horizon, la chaîne des Montagnes Rocheuses. Je contemplais rêveur ces cimes glacées que j’étais venu chercher de si loin, et commençais à m’étonner que le train tardât si longtemps à se remettre en marche, lorsque j’appris que nous avions à subir un retard de 8 h. Le train qui nous précédait avait déraillé; on parlait de plusieurs tués et de wagons incendiés. Le bruit courut aussitôt dans la foule surexcitée qu’on avait commandé déjà quarante cercueils. Aussi lorsque le train de secours revint du lieu du sinistre et rentra en gare, tintant comme un glas sa cloche mélancolique, tout le monde se précipita pour voir les morts. Je n’en vis point; il y en avait cependant deux ou trois, je pense; mais je vis des blessés, entr’autres une religieuse qu’on emportait sur une civière. Je sus plus tard que c’était la Supérieure des Ursulines de Butte.

Nous étions au samedi 4 octobre; nous devions arriver à Spokane le lendemain dimanche à 7 h. du matin; mais le retard imprévu dont je viens de parler modifia notre itinéraire. Le train qui nous portait ne quitta la gare de Billings qu’à 7 h. du soir, et au lieu d’arriver à Spokane, à 7 h. du matin nous étions seulement à Missoula.

Dès le point du jour, j’avais de ma couchette jeté un regard à travers la fenêtre pour voir où nous étions; la première chose que j’aperçus fut le nom de la petite station que nous traversions en ce moment, «Drumond». Cet endroit désert, au cœur des Montagnes Rocheuses, est éminemment favorable aux dévaliseurs de trains. Voyez ici avec quelle sollicitude la Providence veillait sur nous. Le train qui nous précédait avait déraillé près de Billings, le train qui nous suivait fut attaqué et dévalisé par des bandits masqués, précisément à Drumond, et nous passâmes indemnes entre ces deux aventures, qu’il eût peut-être été agréable de conter au coin du feu, mais auxquelles il me fut infiniment plus agréable d’échapper. Pendant cette nuit qui finissait, après avoir franchi en dormant la ligne de faîte des Montagnes Rocheuses, nous étions passés, sans nous en douter, du bassin de l’Atlantique dans le bassin du Pacifique. Les rivières coulaient toutes maintenant vers l’Ouest, à travers de magnifiques montagnes couronnées de forêts de cèdres et de pins. J’aurai plus tard l’occasion de décrire cette région splendide.

J’avais résolu d’interrompre notre voyage à Missoula pour y dire la messe. Missoula est une petite ville de 8 à 10.000 âmes, où notre mission des Montagnes Rocheuses à une belle-paroisse et un important pensionnat de jeunes filles, tenu par des religieuses canadiennes. Nous débarquâmes donc, et au sortir de la gare nous nous dirigeâmes vers l’église catholique, facilement reconnaissable comme toutes les églises catholiques d’Amérique à la croix qui surmonte son clocher. Pour la première fois je voyais une de ces villes neuves de l’Ouest, aux longues rues non pavées, bordées de trottoirs en bois et de maisons basses qui ressemblent aux tentes d’un campement de nomades. Il y a cependant à Missoula quelques grands et beaux édifices en briques ou même en pierres. Près de l’église nous voyons une de ces constructions qui eût fait bonne figure dans nos plus grandes villes d’Europe; pensant que là résidaient les missionnaires, nous sonnons à la porte. Quel ne fut pas notre étonnement de voir apparaître une grande jeune fille, portant sur la tête cette espèce de casque de lancier qui en Amérique sert de coiffure aux élèves des deux sexes fréquentant les Universités de l’Etat. Surpris, je lui demande: «N’est-ce point ici que demeure le P. Palladino?» Souriant de ma méprise, car j’avais pris le pensionnat pour la résidence des Pères, elle me montra de l’autre côté de la rue une maison en bois délabrée et d’aspect misérable. Ce fut une première désillusion pour mes compagnons de voyage, qui n’avaient aucune idée de cette pauvreté, je dirais même de cette indigence. Le presbytère d’ailleurs contrastait avec l’église, belle construction neuve en briques, ornée de vitraux peints. Disons dès à présent qu’après avoir achevé l’église on bâtit aussi un presbytère digne des deux monuments qui l’avoisinent.

Le bon P. Palladino fut d’autant plus surpris de nous voir que nous n’avions pas pu l’avertir d’avance de notre arrivée, et qu’à cette heure matinale il n’y avait aucun train venant de l’Est. Mais bientôt la glace fut rompue et il me dit après en riant de bon cœur: «Figurez-vous que je vous ai pris pour des «tramps». En anglais ce mot signifie un vagabond, un aventurier. Il fut aussitôt résolu que nous prendrions le train de 2 h. de l’après-midi pour Spokane; mais nous comptions sans les retards habituels aux lignes de l’Ouest, et c’est vers 4 h. seulement que nous partîmes. Je ne me doutais pas en ce moment que je devais passer presque tout le temps de mon séjour en Amérique précisément aux lieux où nous venions de stopper ainsi par hasard.

A peine sorti de Missoula, nous entrions dans la réserve des Têtes-Plates, laissant à gauche le pays des Cœurs d’Alène, et longeant la large et belle rivière des Pend-d’Oreilles jusqu’au lac du même nom. Nous étions en plein territoire Indien; pourtant je ne vis alors aucun de ces sauvages classiques, pour la bonne raison qu’il faisait nuit.

Vers 1 h. du matin nous arrivions à Spokane, terme de notre voyage. Depuis notre départ de New-York, nous avions passé en chemin de fer trois jours et trois nuits, exactement quatre-vingts heures.

 

 

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CHAPITRE II.

SPOKANE ET LES INDIENS

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Transport d’une maison en Amérique.

En langue indienne, Spokane signifie les Fils du Soleil. La tribu des Spokanes ou Fils du Soleil occupait avant l’arrivée des Blancs le vaste territoire compris entre la rivière de Clarck ou Pend-d’Oreilles au Nord et la Colombie à l’Ouest. Une rivière de moindre importance traverse cette plaine et porte le nom de Spokane-River, rivière des Spokanes. A son tour, cette rivière donne son nom à la ville fondée sur ses bords. La ville de Spokane est de création récente; elle n’a pas plus de trente à quarante ans d’existence; elle est grande, prospère, remarquablement propre et même élégante; elle compte aujourd’hui environ 60.000 habitants. Notre mission des Montagnes Rocheuses possède là un des plus beaux collèges que j’aie jamais rencontrés. C’est une immense construction en briques et en pierres, d’une architecture à la fois imposante et artistique. Toutes les applications de la science moderne trouvent place dans cette installation luxueuse: calorifères perfectionnés, salles de bain confortables, téléphone à longue distance, etc. L’eau abonde à tous les étages, et partout vous avez sous la main un robinet d’eau chaude à côté d’un robinet d’eau froide. Bien entendu toute la maison est éclairée à l’électricité, et il n’y à là rien d’étonnant, car l’électricité est fort commune à Spokane. Les rapides et les chutes d’eau de la rivière possèdent une force dynamique considérable qui dès le principe fut utilisée par les Blancs pour l’éclairage de la ville.

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Transport d’une maison en Amérique.

L’ancien collège, beaucoup plus petit que le collège actuel, et cependant de dimensions respectables, dut être rapproché des nouveaux bâtiments: on le mit sur des roulettes et on le transporta tout d’une pièce sur son nouvel emplacement. L’opération coûta 10.000 dollars (50.000 francs).

Le collège de Spokane s’appelle Gonzaga College; il a pour patron S. Louis de Gonzague; on espère le transformer un jour ou l’autre en Université.

J’y fus reçu comme un frère par le R. P. Crimont, alors recteur et maintenant Préfet Apostolique d’Alaska, je m’y installai pour quelques semaines en attendant le retour d’Europe du supérieur général de la mission, le R. P. de la Motte. Dans l’intervalle j’eus l’occasion de visiter la mission de Colville et la réserve des Cœurs d’Alène.

Colville est au Nord de Spokane, près des lignes du Canada, sur la rivière et la cascade du même nom; c’est un ancien fort de la Compagnie de la Baie d’Hudson. Une des premières choses que je remarquai en arrivant et qui m’étonna, c’est que le bureau de poste est installé dans notre Résidence, et c’est un Père qui est maître de postes, désigné par le gouvernement. La maison, bâtie sur une colline, est assez loin de la station, simple plate-forme en bois, sans abri. D’autre part les trains ont souvent des retards et quelquefois personne ne se trouve là à leur passage; quelquefois même ils ne s’arrêtent pas et se contentent en passant de ralentir la vitesse. Comment donc arrive et comment part le courrier? me demandez-vous. Pour l’arrivée, rien de plus simple: le postier du train jette sur le sol le sac de dépêches que l’on va ramasser ensuite: pour le départ, il décroche d’une sorte de potence, dressée au bord de la voie, le sac renfermant le courrier à expédier, qu’on y a suspendu d’avance.

Autrefois la mission de Colville, comprenant l’église, la résidence des missionnaires et l’école, se trouvait au centre du camp indien; depuis, les sauvages ayant émigré sur la rive droite de la Colombie, elle reste complètement isolée. Le ministère se borne donc à des visites périodiques au nouveau campement des Indiens et aux petites villes de la région, dont une porte le nom sonore de République. Le dimanche cependant l’église s’anime de nouveau par l’arrivée de quelques colons voisins de race blanche, d’un petit pensionnat tenu par des Sœurs Canadiennes.

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Cascade de Colville.

C’est à Colville que je fis mes premières excursions à cheval: j’allai ainsi un jour, le long de la Colombia, jusqu’à la cataracte qui porte le nom de Chaudière (Kettle falls); c’est une suite de rapides et d’énormes chutes d’eau tombant avec fracas dans un gouffre profond d’où s’échappent,

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Appareil pour la remise des dépêches aux trains en marche.

comme d’une chaudière en ébullition, des tourbillons fumants de poussière d’eau.

Je mentionne seulement pour mémoire cette course à Colville. Autrement intéressante fut l’excursion que je fis quelques jours après dans la Réserve des Cœurs d’Alène à Desmet. Ainsi se nomme le village central de la mission en souvenir du vénéré P. de Smet, l’apôtre des tribus indiennes de l’Amérique septentrionale. J’allais enfin voir de près nos chers sauvages. Disons tout d’abord que les choses ont bien changé depuis le P. de Smedt. A cette époque (1840), les Indiens parcouraient encore en toute liberté les immenses régions de l’Ouest, et transportaient leurs pénates partout où les menait leur vie vagabonde. Maintenant que les Blancs ont pénétré jusqu’au Pacifique, et que les troupes des Etats-Unis ont dispersé leurs dernières bandes armées, les Indiens sont cantonnés dans les territoires nettement délimités que l’on appelle des Réserves. Chacune de ces Réserves est grande en moyenne comme un de nos grands départements français; celle des Cœurs d’Alène, pour 500 Indiens (exactement 492), renferme 590.000 arpents de terre labourable et de forêts, qui leur appartiennent de plein droit. Les Indiens doivent habiter dans la Réserve, où ils sont gouvernés par un agent du gouvernement fédéral; ils peuvent cependant voyager comme il leur plaît, chasser ou pêcher hors de la Réserve, mais à condition d’y rentrer sans trop de retard.

On comprend que cette vie à demi civilisée, ce contact des Blancs ait adouci singulièrement les mœurs de nos sauvages. Leur vêtement même s’est modifié, et ce n’est que dans les grandes solennités que l’on voit encore parfois reparaître ces costumes étranges, ces visages barbouillés de rouge ainsi décrits par le P. de Smedt: «Les hommes portent une tunique très longue de peau de gazelle, des guêtres de peau de chevreuil ou de biche, des chaussures de la même étoffe et un manteau de peau de buffle ou une couverture de laine, rouge, bleue, verte ou blanche. Les coutures de leurs habillements sont ornées de longues franges. L’Indien aime à entasser parure sur parure; il attache à sa longue chevelure des plumes de toute espèce: la plume de l’aigle occupe toujours la place principale. Ils s’attachent en outre toutes sortes de colifichets, des rubans de toutes couleurs, des anneaux, des osselets et des écailles. Ils portent au cou des colliers de perles entrelacées d’une sorte d’écaille oblongue qu’ils ramassent sur les bords de l’Océan Pacifique. Dès le matin, ils se frottent la figure, les cheveux, les bras et la poitrine de graisse d’ours, sur laquelle ils étendent une forte couche de vermillon, ce qui leur donne un aspect farouche et hideux.

»Les petits garçons portent une espèce de dalmatique en peau bordée de piquants de porc-épic et ouverte aux deux bords, ce qui donne un air tout à fait singulier à ces petits sans culottes et sans chemise.

»Les femmes se couvrent d’une grande pèlerine, ornée de dents d’élan et de plusieurs rangées de perles de diverses couleurs. Cet habillement, lorsque la peau est blanche et propre, fait un bel effet.

»Le sauvage met autant de soin à orner son coursier qu’il en emploie pour sa propre personne; la tête, le poitrail et les flancs de l’animal sont couverts de pendants de drap écarlate, bordés de perles et ornés de longues franges, auxquelles ils attachent de petites sonnettes.»

De ce costume des hommes, il ne reste aujourd’hui que la couverture de laine aux couleurs éclatantes, dans laquelle l’Indien se drape avec une majesté surprenante. Au lieu de la plume d’aigle, ils se coiffent d’un chapeau de feutre, gris ou blanc, aux larges bords et légèrement conique. Leurs pieds sont comme autrefois chaussés de larges sandales en peau de chevreuil, qu’ils appellent «mocassins». Souvent aussi, au lieu de la couverture, ils portent une longue tunique flottante, grise ou noire. Si le costume a changé, le type du moins est bien resté le même: figure jaune, sans barbe, généralement ronde chez les Têtes-Plates, plutôt ovale chez les Nez-Percés; longs cheveux d’un noir de jais, non point crépus comme ceux des nègres, mais plats et luisants.

Je partis donc de Spokane le jeudi 30 octobre, me dirigeant cette fois vers le Sud; à la station de Tekoa (prononcez Tikô), je m’arrêtai et me mis en quête de l’employé des postes chargé de distribuer le courrier dans la Réserve. L’ayant trouvé, je montai près de lui dans son buggy, voiture légère à quatre roues, et nous enfilons une de ces routes américaines, toutes les mêmes, larges de dix-huit mètres et bordées de chaque côté d’une clôture en bois, uniforme et interminable. A un tournant de la route, mon compagnon me dit: «Ici nous entrons dans la Réserve». «Enfin, pensais-je, je vais voir des sauvages.» Je n’attendis pas longtemps: des voitures chargées d’Indiens, des hommes à cheval, enveloppés dans leur couverture rouge, venaient à notre rencontre. En passant, tous me saluaient en leur langue gutturale: «Gests’galgalt,... Bonjour.» Dans une des voitures, je crus voir une jeune fille, debout derrière le siège, me saluer ainsi, en ajoutant un geste gracieux de la main. Je me trompais; ce n’était pas une jeune fille, c’était un jeune homme; sa figure douce et régulière, encadrée de fines tresses de cheveux noirs, m’avait fait illusion. Tous

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La poste en Amérique.—Une boîte aux lettres dans une prairie.

ces Indiens se rendaient à la ville de Tekoa pour faire leurs provisions, ou simplement pour se promener.

Chemin faisant, je remarquais de distance en distance des tentes indiennes dressées dans la plaine. Elles sont de forme conique et ressemblent aux meules de paille qu’on voit dans nos campagnes. On les appelle tepee (tipies). Quelques sauvages, plus riches où plus industrieux, commencent à se bâtir des maisons confortables. Après une course d’environ deux heures, nous arrivâmes à Desmet, centre de la mission. Sur une légère éminence, s’élève l’église du Sacré-Cœur et près de l’église la résidence du missionnaire, avec un grand bâtiment qui sert d’école des garçons. L’école des filles, tenue par des religieuses canadiennes-françaises, est un peu plus loin. Au pied de la colline et faisant face aux bâtiments de la mission, une centaine de maisonnettes en bois forme le campement des Cœurs d’Alène, lorsque toute la tribu y vient célébrer les principales fêtes religieuses de l’année. Ces bons sauvages accourent à ces réunions avec un empressement extraordinaire, quelquefois de très loin, de 60 ou même de 100 kilomètres.

Nous étions à l’avant-veille de la Toussaint; j’allai voir une de ces assemblées édifiantes et pittoresques. Dès le soir de mon arrivée, j’assistai dans l’église à la prière faite par les quelques Indiens déjà présents; c’étaient surtout des femmes âgées, qui, d’une voix nasillarde et traînante, récitaient en commun de longues invocations où le nom de Koline zouten, Grand Esprit, revenait sans cesse. Une d’elles semblait guider les autres; elle était toujours en avance de quelques mots sur ses compagnes et priait avec une ardeur qu’une toux déchirante ne parvenait pas à ralentir. Il y avait là aussi quelques jeunes femmes avec leurs bébés, qu’elles portent sur le dos,

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Un coin de la Réserve des Têtes-Plates.

empaquetés, debout dans leurs châles multicolores, de sorte que la petite tête brune de l’enfant, piquée de deux grands yeux noirs, émerge et regarde curieusement par-dessus l’épaule de sa mère.

Le lendemain, 31 octobre, les Indiens commencèrent à arriver en grand nombre. La première voiture parut à l’entrée du campement à 11 h.; elle était attelée de deux chevaux blancs; deux Indiens, enveloppés de leur couverture rouge, étaient assis sur le siège: derrière, des formes confuses accroupies, sans doute des femmes. D’autres voitures suivirent, comme aussi beaucoup de cavaliers, hommes ou femmes, seuls ou en troupes. Peu à peu le camp s’anima; des spirales de fumée blanche s’élevèrent au-dessus des toits; le hennissement des chevaux, les aboiements des chiens, rompirent le silence pesant de la solitude, et la nuit venue, les fenêtres s’éclairèrent de nombreuses lumières, perçant l’obscurité opaque.

Le lendemain, jour de la Toussaint, la cloche appela ce bon peuple à l’église du Sacré-Cœur pour la grand’messe; ils vinrent sans retard et formèrent bientôt la foule la plus pittoresque et la plus bariolée qui se puisse voir. Bon nombre d’hommes portaient une sorte de tunique flottante, faite d’une légère étoffe blanche ou noire; plusieurs étaient majestueusement drapés dans leurs couvertures de couleurs voyantes, où le rouge domine. Sur toutes les têtes, le chapeau de feutre blanc aux larges bords contrastant avec les longues chevelures noires. Parmi eux je distinguai quelques types vraiment admirables et d’une beauté sculpturale. On me présenta deux ou trois personnages, entre autres le premier chantre, Louis, et le policeman: il faut savoir que la police dans les Réserves est faite par les Indiens, sous la direction de l’agent.

Je ne sais quelle erreur avait été commise, et des fleurs qu’on devait envoyer de Tekoa pour l’église, n’étaient point arrivées. Le policeman et son compagnon expliquèrent ce retard et en exprimèrent leurs regrets dans un long discours d’une grande solennité, et dont je ne compris que les gestes, d’ailleurs tout à fait oratoires. On sait quel goût ont ces enfants de la nature pour la haute éloquence.

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Jeune femme indienne portant son bébé sur le dos.

Enfin voici l’heure de la messe: l’église, d’assez grande dimension, est comble; vu de l’autel, l’aspect de ces figures jaunes, si expressives dans leur impassibilité, fait un singulier effet. Du fond de la nef, c’est une mosaïque de costumes aux couleurs vives, digne du meilleur pinceau.

Le prêtre est à l’autel, les chants commencent, exécutés par toute la tribu, hommes et femmes; c’est une messe grégorienne avec de légères modifications exigées par le goût de nos sauvages et par la portée de leurs voix. Tout alla bien jusqu’au Sanctus; mais alors quel ne fut pas mon étonnement d’entendre, au lieu du chant liturgique, un cantique en langue indienne, sur l’air «Partant pour la Syrie!» Sans doute le bon Père Joset, leur premier missionnaire, n’avait pas une idée bien nette de l’origine et de la signification de ce chant lorsqu’il l’enseigna comme air de cantique à ses naïves ouailles.

Pendant la communion, on chanta un autre cantique, cette fois sur l’air «Au sang qu’un Dieu va répandre». Les jeunes femmes vinrent à la sainte Table, avec leurs enfants sur le dos, empaquetés comme je l’ai dit précédemment. En deux jours il y eut 350 communions.

Je dois avouer que, pendant une bonne partie de la messe, je fus distrait par un spectacle à la fois sérieux et comique qui se déroulait à trois pas devant moi. Une jeune Indienne, coiffée d’un foulard de soie rose et blanc, était à genoux par terre, dans son grand châle rouge à carreaux verts et violets, avec bébé sur le dos. Mais bébé n’est pas sage; il s’agite et crie. Pour le calmer, sa mère, sans se retourner, lui passe un mouchoir de couleur. Bébé s’amuse un instant à le plier, à le déplier, puis il le laisse tomber. Sa mère le ramasse et le lui rend. Aussitôt son plan est fait: une seconde fois il laisse tomber le mouchoir, puis il le jette à une petite distance. Toujours la mère ramasse et rend par-dessus son épaule avec une patience inaltérable. Bébé prend goût au jeu et jette le mouchoir le plus loin possible: sa mère se traîne sur ses genoux et ramasse. Bébé se lasse du jeu; pour se désennuyer, il se met à marteler la tête de sa mère, il lui tire les cheveux; elle ne bouge pas. Finalement il lui enlève sa coiffe: léger mouvement d’impatience ou plutôt de détresse, car le moment de la communion est venu et elle ne peut pas se présenter tête nue. Elle se rajuste et part à la sainte Table avec bébé toujours sur le dos. A peine revenue, bébé crie et se débat. Elle le dénoue, et toujours à genoux le plante debout devant elle, l’enveloppe dans son châle, et lui donne à boire. Quand il a bu, Bébé se sent en humeur de danser, malgré la sainteté du lieu. Cette fois une tape maternelle le rappelle à l’ordre.

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Femmes de la tribu des Têtes-Plates.

Dans l’après-midi, j’allai visiter le camp; j’entrai dans quelques maisons où je ne remarquai rien de bien particulier, sinon la rareté des meubles les plus communs; ainsi en bien des endroits, point de chaises ni de bancs. Hommes et femmes se couchent et s’accroupissent sur le plancher. Je donnai quelques poignées de mains à la mode anglaise, et je me souviens d’une bonne femme dont les mains étaient parfaitement propres, et qui cependant fit le simulacre de se les laver en les passant l’une sur l’autre, avant de me rendre ma politesse.

Le lundi 3 novembre, je profitai de la voiture du facteur rural qui nous avait comme d’habitude apporté le courrier (car ici encore les Pères tiennent le bureau de poste), et repris le chemin de Tekoa. Sur la route, nous rencontrâmes de nombreux Indiens se rendant à la ville, les uns dans des voitures attelées de deux et même de quatre poneys, les autres à cheval. Notons en passant que les femmes montent à cheval comme les hommes; quelquefois même l’absence de barbe chez ceux-ci peut occasionner des méprises.

A Tekoa je pris le train et rentrai à Spokane. J’avais un instant hésité à partir, à cause du mauvais état des chemins. Mais bien m’en prit de n’avoir pas attendu plus longtemps: le lendemain l’employé des postes dut faire son service à cheval, la boue ayant rendu les routes impraticables aux voitures.

Nous avons maintenant une idée de ce qu’est une mission indienne dans les Réserves américaines. Au centre, vous trouvez invariablement une église d’assez grandes dimensions; à côté de l’église, sous un auvent de 7 à 8 mètres d’élévation, la cloche; puis la maison des Pères, le tout en bois et d’aspect fort modeste. Aussi près que possible de la résidence des missionnaires, quelquefois même dans la résidence, l’école des garçons; à quelque distance, l’école des filles et l’habitation des religieuses enseignantes. Ces écoles malheureusement n’ont plus aujourd’hui la même importance qu’autrefois, les subsides du gouvernement ayant été totalement supprimés. Autrefois le missionnaire était la seule autorité reconnue à côté des chefs indiens; depuis, le gouvernement des Etats-Unis a établi dans chaque Réserve une agence, et près de chaque agence une école de garçons et de filles qu’il entretient libéralement; de là, dans nos écoles, diminution sensible des élèves, qui se recrutent plutôt parmi les blancs et les métis que parmi les Indiens.

A chaque mission se rattache une exploitation agricole, plus ou moins importante: il faut bien entretenir le personnel et nourrir les enfants. Ces fermes sont dirigées par nos Frères qui président aux travaux de culture et à l’élevage du bétail. Les troupeaux de bœufs et de chevaux, parfois considérables, ne demandent pas grand entretien; on les laisse errer en liberté dans la Réserve, chaque animal portant imprimé au fer rouge la marque de son propriétaire. Deux ou trois fois par an les cowboys montent à cheval, et par des courses fantastiques et des charges effrénées, réunissent et ramènent le troupeau entier. On compte les têtes, on marque les veaux et les poulains, et de nouveau on donne libre carrière à toute la bande. On ne conserve jamais à l’écurie plus de deux ou trois chevaux; si pour une raison quelconque il en faut un de plus, on va le chercher au pâturage.

Nous avons également une idée du type indien: peau jaune, cheveux invariablement noirs, menton arrondi et sans barbe, figure ronde ou ovale, remarquablement régulière. S’ils sont jaunes, me direz-vous, pourquoi les appelle-t-on Peaux-Rouges? J’ai moi-même posé cette question à un Américain, qui m’a répondu: On les appelle Peaux-Rouges parce qu’ils avaient coutume de se peindre en rouge pour la guerre ou pour leurs danses solennelles.

A mon avis, le trait caractéristique de l’Indien, ce qui donne à sa physionomie un air de dignité calme et reposée qui frappe tout d’abord, c’est son impassibilité et son imperturbable sang-froid. Le P. de Smedt avait déjà noté cette particularité dans ses lettres: «L’Indien, dit-il, est froid et délibère, étouffant avec soin la moindre agitation. Découvre-t-il, par exemple, que son ami est en danger d’être tué par quelque ennemi aux aguets, on ne le verra pas accourir précipitamment pour le lui annoncer, comme s’il était dominé par le sentiment de la crainte; il lui dira paisiblement: «Mon frère, où vas-tu aujourd’hui?» Sur sa réponse, il ajoutera avec le même air d’indifférence: «Une bête féroce se trouve cachée sur ta route.» Cette allusion suffit, et son ami évite le danger avec autant de soin que s’il avait connu tous les détails relatifs au piège qu’on lui tendait. Si la chasse d’un sauvage a été infructueuse pendant plusieurs jours, et que la faim le dévore, il ne le fera pas connaître aux autres par son impatience ou son mécontentement; mais il fumera son calumet comme si tout lui eût réussi à son gré: agir autrement serait manquer de courage et s’exposer à être flétri par le sobriquet le plus injurieux que puisse recevoir le sauvage, celui de vieille femme.

«Dites à un sauvage que ses enfants se sont signalés dans les combats, qu’ils ont enlevé des chevelures: le père ne montre aucune émotion de joie et se borne à répondre: «Ils ont bien fait.» Si, au contraire, on lui apprend que ses enfants sont morts ou prisonniers, il se contente de dire: «C’est malheureux». Quant aux circonstances de l’événement, il ne s’en informera que quelques jours après.»

Rentré à Spokane, je m’informai des besoins de la mission, et je sus bien vite que c’était surtout pour les Indiens qu’on manquait de prêtres. Mon parti fut pris aussitôt et dès le retour du Supérieur Général je m’offris pour ce ministère. «Je puis encore apprendre une langue, malgré mon âge, lui dis-je.—J’accepte bien volontiers, me dit-il; et quelle langue préférez-vous? le Kalispel ou le Nez-Percé?» Le Kalispel est la langue des sauvages qui habitent les bords du lac de ce nom: Têtes-Plates, Pend-d’Oreilles, etc. Les Cœurs d’Alène parlent aussi Kalispel; c’est une langue extrêmement âpre et gutturale. Le Nez-Percé au contraire, à cause du grand nombre de ses voyelles, est d’une prononciation relativement douce et facile. Ma réponse ne se fit pas attendre: je préférais le Nez-Percé. «Vous irez donc chez les Nez-Percés, pour y vivre et y mourir. Vous partez demain». Et il ajouta: «In nomine Domini», en accompagnant ces paroles d’un geste bénissant.

On raconte que Louis-Napoléon, condamné à la prison à perpétuité, se tourna en souriant vers Berryer, son avocat, et lui dit: «La perpétuité? combien de temps cela dure-t-il en France?» Dans mon cas, comme dans celui du futur empereur, la perpétuité ne dura guère: envoyé chez les Nez-Percés «pour y vivre et y mourir», j’y restai quelques mois seulement.

Nous partîmes deux jours après, le R. P. de la Motte voulant bien m’accompagner, pour la Réserve d’Umatilla, près de Pendleton, dans l’Orégon. En passant à la station de Tekoa, j’envoyai de loin un souvenir à nos bons Cœurs d’Alène, et nous continuâmes notre course à toute vapeur vers le Sud-Ouest. Jusqu’à Colfax, nous eûmes sous les yeux les horizons ordinaires du Montana: montagnes boisées et vertes collines. Mais à cet endroit, le paysage change brusquement: plus d’arbres, plus de verdure, du sable et des éboulis de rochers, une vaste solitude couverte d’un linceul de poussière. Voici bientôt sur notre route la grande rivière des Serpents (Snake river). Je me sentis le cœur gros à la vue du spectacle morne et désolé que présentaient les rives de ce fleuve, coulant entre deux chaînes de collines grises et raboteuses, sans le moindre brin de verdure, sans le moindre arbuste. Je ne pus m’empêcher de penser à la vallée du Rhône, que j’avais parcourue quelque temps auparavant, et le contraste de cette triste région avec les splendeurs pittoresques de notre beau fleuve français me causa, je l’avoue, un brusque accès de nostalgie.

La nuit était tombée quand nous arrivâmes à la gare de Pendleton. Le P. Neate, curé de la paroisse, nous y attendait avec son cabriolet, dans lequel nous montâmes, et quelques instants après nous étions au presbytère. Pendleton est une petite ville (4 à 5000 âmes) bâtie toute en bois, sur les bords de la rivière Umatilla; il s’y trouve cependant quelques beaux édifices en pierre ou en brique, entre autres l’hôpital catholique et le pensionnat tenu par des Sœurs allemandes. C’est une des rares paroisses desservies par nos Pères en dehors des Réserves. L’église et le presbytère, brûlés complètement il y a quelques années, furent rebâtis par un Français, le P. Victor Garrand.

A une petite distance de la ville s’ouvre la Réserve des Nez-Percés, à laquelle on a donné le nom de la rivière qui la traverse, l’Umatilla. C’est au centre de cette Réserve, à la mission Saint-André, que j’allais et dès le lendemain de notre arrivée, le P. Ragaru, qui avait charge de cette mission, vint me chercher à Pendleton. Je le vois encore, descendant de sa voiture, venir à nous dans le jardin, vêtu d’un gros tricot de laine, qu’il avait conservé de son costume de missionnaire d’Alaska. Après le dîner il fit ferrer ses chevaux et m’emmena à travers des chemins défoncés et une mer de boue. Plus nous approchions, plus le pays devenait triste et même lugubre: un sol uniformément gris ou noir, sans le moindre relief, sans ombre de végétation, une solitude morne, un silence écrasant, rompu de temps à autre par le sifflement brusque de la bise ou par le glapissement suraigu des chiens sauvages, appelés «cayoutis». La nuit tombait; j’aperçus à quelque distance une église basse en bois: c’était l’église de la mission. Nous la dépassons et la voiture s’arrête devant une maison à deux étages, dont la silhouette solitaire perçait à peine l’obscurité. Je descendis seul à la porte de cette maison qui était la nôtre, mon compagnon poursuivant sa route jusqu’au pensionnat pour y déposer les provisions rapportées de la ville. Un homme de haute taille, aux traits austères, m’accueillit sur le seuil et m’introduisit dans une salle nue, à peine éclairée par une lampe fumeuse. Il m’offrit un siège, et s’assit lui-même sans proférer une parole. La solitude semblait l’avoir marqué de son empreinte mélancolique, et sa haute taille se courbait, comme brisée par le poids du travail. C’était le Fr. Daisy, Irlandais, chargé des travaux de la ferme. Je lui demandai où était la chapelle, le réfectoire. Il me répondit par monosyllabes qu’il n’y avait dans la maison ni chapelle, ni réfectoire: on disait la messe et l’on mangeait à l’école des Sœurs, plus loin. Et il retomba dans son mutisme. On le voit, mon entrée sur le théâtre de mes futurs travaux apostoliques manquait complètement de mise en scène.

Le lendemain matin j’explorai les environs immédiats. Le pays m’apparut alors dans toute son horrible nudité. Pas un arbre! à peine si à l’horizon une étroite bande de verdure indiquait le cours de l’Umatilla. En dehors de l’école, solitude complète autour de nous. Le dimanche seulement nous pouvions espérer de voir des figures humaines, jaunes ou blanches, à l’église. Pendant toute la semaine, nous étions ensevelis dans ce coin de terre comme dans un tombeau. Heureusement j’étais venu sans illusion sur ce qui m’attendait dans ces pays lointains. Il fallait cependant, de toute nécessité, me créer une occupation: je me jetai à corps perdu dans l’étude du Nez-Percé ou Noumipou.

D’où vient ce nom de Nez-Percé donné à cette tribu par les trappeurs canadiens? Il est à croire qu’autrefois ils se perforaient la cloison ou les ailes du nez pour y introduire des ornements. Actuellement il ne reste rien de cet usage, s’il a jamais existé. Les Nez-Percés sont intelligents et braves; ils l’ont prouvé par leurs exploits sous la conduite de leur célèbre chef Joseph, mort récemment. Leur type se distingue entre tous les types indiens par sa noblesse et son élégance. Leur langue, je l’ai déjà dit, est relativement douce et harmonieuse. Tandis que les Têtes-Plates donnent à Dieu le nom de Grand Esprit (Kolinezouten), les Nez-Percés l’appellent «Celui qui est en haut» (Akame-kinikou). Akame signifie «en haut». De même ils nomment le démon «Celui qui est en bas» (Enime kinikou). Enime signifie «en bas».

J’étudiais avec tant d’ardeur, qu’en moins de trois mois je pus prêcher de mémoire un court sermon que j’avais composé moi-même sur Dieu (Akame kinikuki). Ki est le locatif (préposition sur). La division de ce sermon était la suivante:

«Dieu est notre créateur.—Akame kinikou iouèsche nounim Anièouat.

«Dieu est notre maître.—Akame kinikou iouèsche nounim Miogate.

«Dieu est notre Père.—Akame kinikou iouèsche nounim Pischte.»

Il est d’usage, lorsqu’un nouveau Père arrive dans une mission, que les Indiens lui donnent en leur langue un nom spécial, sous lequel il sera désormais désigné parmi eux. Ce nom leur est inspiré par un détail extérieur, une particularité physique qui les frappe. Pour moi, ce qui leur parut le plus remarquable, ce fut mon lorgnon, et ils m’appelèrent «le Père Victor Œil de cristal»; je ne me rappelle plus le mot qui signifie en leur langue «œil de cristal», mais je me souviens que les lettres «v» et «r» manquant dans leur alphabet, au lieu de Victor, ils prononçaient «Mittol».

J’ai déjà dit plus haut que la tribu des Cœurs d’Alène est tout entière catholique; ici il n’en est pas de même. Un tiers seulement des Nez-Percés est catholique, un autre tiers protestant et le reste encore païen. Ces païens adorent, paraît-il, les astres, le feu, les eaux, mais surtout le soleil; il est d’ailleurs très difficile de pénétrer leurs mystères. Je fus dès le début témoin d’une conversion, et j’assistai au baptême d’un jeune païen de 25 à 30 ans, qui m’édifia par sa piété naïve. Il s’appelait André Corne d’argent. Après le baptême, on réhabilita son mariage; sa femme déjà chrétienne paraissait tout heureuse.

Le dimanche était notre grand jour; après une semaine de solitude nous voyions arriver nos paroissiens, jaunes et blancs, les uns à cheval, les autres en voiture, tous accompagnés de leurs chiens, qui par leurs gambades et leurs aboiements joyeux mettaient dans le paysage une note de gaîté. L’église était bientôt pleine; les femmes commençaient à réciter ou plutôt à chanter le rosaire dans leur langue harmonieuse, jusqu’à ce que le prêtre parût à l’autel. Les jeunes filles du pensionnat des Sœurs chantaient à la tribune; le P. Ragaru et moi nous prêchions alternativement, d’abord en anglais pour les Blancs, puis en nez-percé pour les Indiens. L’aspect général de la foule était à peu près le même que chez les Cœurs d’Alène: même mosaïque de costumes aux couleurs éclatantes, mêmes visages cuivrés, encadrés de longs cheveux noirs, avec cette différence qu’il y avait dans l’assemblée plus de visages pâles, c’est-à-dire de Canadiens-français. Après la messe, les enfants, garçons et filles, retournaient à l’école, la foule se dispersait et nous retombions dans notre solitude pour toute une semaine que j’employais à l’étude acharnée de la langue.

L’école comptait à cette époque une centaine d’enfants, la plupart métis ou quarterons. J’y allais dire la messe le matin, parfois je donnais une instruction aux religieuses; c’était toute l’occupation qui me venait de ce côté.

D’autre part il n’y avait guère à songer à des promenades aux environs; les chemins étaient rendus impraticables par la boue d’abord, par la neige ensuite. Il ne me restait d’autre ressource que l’étude.

Les fêtes de Noël vinrent pourtant faire diversion; dès la veille un certain nombre d’Indiens arrivèrent à cheval, en voiture, précédés ou suivis de leurs chiens, sans lesquels ils ne voyagent jamais. Quelques tentes s’élevèrent autour de l’église, et le soir venu je pus voir de ma fenêtre la lueur rougeâtre des feux qui les éclairaient à l’intérieur.

L’année précédente je me trouvais pendant cette nuit de Noël au milieu du tumulte, des chants, des bruits d’instruments de toutes sortes par lesquels les habitants des quartiers populaires de Gênes célèbrent cette grande fête. Par un brusque changement de décor, je la célébrais cette fois au fond d’un désert, dans le silence et la solitude.

A la grand’messe le lendemain, le P. de la Motte qui était venu passer les fêtes avec nous, prêcha par interprète; pour un nouveau venu c’était un spectacle intéressant, de voir à la table de communion l’interprète debout à côté du prédicateur; celui-ci procédait par phrases courtes et multipliées; la traduction suivait aussitôt, alerte et naturelle: «Quel est ce petit enfant qui nous tend les bras dans la crèche?... C’est le Fils du Roi des rois; c’est celui qui gouverne l’univers... Et d’où vient-il, ce petit enfant?... Il vient du ciel où nous espérons le voir un jour... Que vient-il faire sur la terre, ce petit enfant?.. Il nous apporte la joie et le bonheur, etc...» Je ne comprenais point la traduction de ces paroles, et ne pus saisir qu’un mot, le mot «Miaz», qui signifie petit enfant, et qui revenait sans cesse.

Après la grand’messe, il y eut conseil des chefs; le R. P. de la Motte, arrivé récemment de Rome, les avait convoqués pour leur donner des nouvelles du Saint-Père et les consulter sur les besoins de la mission. Quand nous entrâmes dans la Salle du Conseil, ils étaient déjà là cinq ou six chefs, assis sur un banc, silencieux et impassibles. Nous prîmes place vis-à-vis d’eux, et pendant plusieurs minutes le plus profond silence régna dans la salle. Les Indiens, avant de parler, tiennent à s’établir dans le calme le plus absolu; ils maîtrisent leurs émotions par un acte de volonté et donnent à leur visage une expression de complète indifférence. Enfin l’un d’eux se leva et lentement prononça quelques paroles de bienvenue, adressées au Supérieur général de la mission; puis il se rassit. Le P. de la Motte observa le même cérémonial avant de répondre; pendant quelques minutes il resta silencieux et parut impassible; puis il prononça en anglais un petit discours sur Rome et le Saint-Père dont l’interprète donna la traduction indienne phrase par phrase. Ensuite il leur demanda s’ils désiraient quelque chose ou s’ils avaient quelque proposition à faire. Longue pause, nouveau silence. L’un d’eux se lève enfin et commence à parler en appuyant ce qu’il dit de gestes simples et nobles; l’interprète traduit en anglais: «L’orateur remercie le Père; il est heureux de le revoir après une absence qui a duré un si grand nombre de lunes; mais il désire quelque chose et il veut ouvrir son cœur. Nous n’aimons pas, dit-il, à user d’interprète à l’église; chef des Robes noires, envoie-nous des prêtres qui sachent notre langue...» Et me désignant de la main, il m’adressa ce compliment qui fut la meilleure récompense de mon travail: «Ce nouveau Père, nous le comprenons, lui, quand il prêche.» Un second orateur succède au premier, un troisième au second, toujours avec la même lenteur et la même solennité. Mais le thème ne change pas: tous insistent pour avoir des Robes noires qui sachent leur langue. Un d’eux ajoute même: «Chose étrange! toutes les fois qu’un Père commence à nous comprendre et à bien parler, on nous l’enlève.» C’était aller un peu loin; aussi le P. de la Motte jugea-t-il à propos de lever la séance.

Ce Conseil est le seul auquel j’aie jamais assisté; je regrette de dire qu’on n’y fuma point le calumet. On sait assez quelle importance les Indiens attachaient à cet usage lorsqu’ils tenaient leurs conseils de guerre ou qu’ils concluaient la paix avec leurs ennemis. Mais ce que l’on sait moins, c’est la place que tenait le calumet dans toutes les cérémonies religieuses. «Le calumet, nous dit le P. de Smedt, est l’instrument par lequel ils préludent à toutes leurs invocations. Fumer est leur préparation prochaine lorsqu’ils s’adressent au Grand Esprit, au soleil, à la lune, à la terre et à l’eau et qu’ils les prennent pour témoins de leur sincérité et pour garants de leurs engagements. Cette coutume des sauvages, quoique ridicule en apparence, a cependant son bon côté. L’expérience leur a appris que l’action de fumer tend à dissiper les vapeurs du cerveau, à relever leur courage, à les habituer à penser et à juger avec justesse; c’est pourquoi le calumet est encore introduit dans leurs Conseils comme prologue et devient comme le sceau de leurs décrets lorsque leurs résolutions sont prises. Ils l’envoient comme un gage de fidélité et de respect à ceux qu’ils veulent consulter, ou avec qui ils ont fait alliance, ou conclu un traité.»

Le jour de l’Epiphanie, pour égayer un peu les enfants de l’école, j’imaginai d’organiser un cortège de Rois-Mages. J’avais trouvé au grenier des instruments de musique, oubliés là depuis longtemps et couverts de poussière; il y avait un tambour, une grosse-caisse, un cornet à piston, un trombone, etc. J’appelai quelques-uns de nos grands élèves, et leur distribuai ces divers instruments, me réservant toutefois le tambour. Je leur recommandai au signal que je leur donnerais de souffler de toutes leurs forces dans leurs cuivres et de ne pas ménager la grosse-caisse; puis, faisant amener trois chevaux (car les chevaux ne manquaient pas), je juchai sur leur dos trois de nos petits garçons, qui devaient représenter les Rois. Heure avait été prise pour cette petite fête dans l’après-midi; les religieuses avec tous leurs enfants de l’école étaient rangées sur le trottoir de bois, qui bordait le chemin boueux et qui servait de communication entre les deux maisons. Le moment venu, le cortège s’ébranla sous mes ordres; lorsque nous arrivâmes devant le groupe des Sœurs et de leurs élèves, je donnai le signal avec mon tambour, et aussitôt ce fut un déchaînement de sons rauques, une cacophonie invraisemblable, qui finit dans un immense éclat de rire. Alors les Rois s’avancèrent sur leurs chevaux caparaçonnés de rouge et commencèrent une distribution de fruits et de sucreries, avidement attendus par tous les spectateurs. On n’avait jamais vu pareille fête à l’école Saint-André, et l’on en parla longtemps.

Pendant tout le mois de janvier 1903, je continuai à étudier la langue; j’avais traduit le catéchisme écrit en nez-percé par un ancien missionnaire; j’en avais appris quelques fragments par cœur, et ce furent ces fragments qui me fournirent mes premières prédications.

Je sortais très rarement et ne fis que deux ou trois excursions, dont une mérite d’être mentionnée. Nous avions parmi nos plus grands élèves un jeune garçon de seize à dix-sept ans, appelé Louis, et dont la mère pouvait être citée comme la femme la plus extravagante des Etats-Unis, ce qui n’est pas peu dire. Elle avait divorcé douze fois. A celui qui me conta le premier cette histoire, je dis: «Voyons, il doit y avoir là une exagération! supposons qu’elle a divorcé sept ou huit fois, c’est déjà beau!—Non, me fut-il répondu, elle en est à son douzième divorce.»

Cependant elle n’était point restée sourde aux exhortations du P. Neate, curé de Pendleton, et sur les instances de ce bon prêtre, elle venait enfin de reprendre exclusivement son premier mari. C’était un Canadien, appelé en anglais Brown, mais dont le vrai nom, je suppose, était Lebrun. A ce moment, elle vivait avec lui à quelques milles de l’église, dans une ferme qui lui appartenait; car elle avait du sang indien dans les veines, et par conséquent pouvait posséder des propriétés en territoire indien.

Un jour l’envie me prit de faire une promenade à cheval jusqu’à Pendleton; la distance est de 15 kilomètres; je partis avec le jeune homme dont je viens de parler, et lorsque nous arrivâmes, la première chose que lui dit le P. Neate en nous abordant, fut: «Tu sais, Lebrun est à la mort.» L’enfant ne manifesta aucune émotion à cette nouvelle. Le Père alors s’adressant à moi ajouta: «La maison est presque sur votre route; en retournant à la mission, veuillez donner les derniers sacrements à cet homme.» Aussitôt après le dîner, je pris le Saint Viatique et les Saintes Huiles et me remis en chemin, précédé de Louis qui me servait de guide. Madame Brown nous avait vus venir et se tenait sur le seuil de la porte; je fus surpris de voir son fils la saluer d’un geste bref et s’élancer aussitôt à la rencontre de quelques chevaux qui semblaient l’avoir reconnu. J’entrai; le malade me parut en proie à une violente pneumonie; j’entendis sa confession et lui donnai le Saint Viatique, l’Extrême-Onction et l’indulgence in articulo mortis. Deux jours après, on m’annonçait sa mort et l’enterrement pour le lendemain à 11 h. A l’heure fixée, personne n’avait paru; j’attendis jusqu’à midi, jusqu’à une heure; à jeun et fatigué, j’allais dire la messe, lorsqu’on signala le cortège. Les Sœurs et leurs élèves chantèrent l’office, à la suite duquel on se rendit au cimetière. Selon l’usage américain, on découvrit le visage du défunt avant de descendre le corps dans la fosse; il était extraordinairement rouge et tuméfié. J’appris plus tard que les parents de Lebrun, pris de soupçons, avaient fait venir le coroner, sorte de juge d’instruction, lequel fit plusieurs ponctions sur le cadavre, mais sans découvrir aucune trace d’empoisonnement. Pendant que la famille du mort éclatait en sanglots et se livrait à des lamentations bruyantes, sa femme impassible et presque souriante, la tête haute, les bras croisés sur la poitrine, allait et venait. Quelqu’un me chuchota à l’oreille: «Elle ne paraît guère désolée; cela se comprend; comme la ferme lui appartient, elle trouvera facilement un autre mari.» Dans la soirée en effet le bruit se répandait qu’elle allait reprendre un à un ses douze divorcés et les expédier lestement dans l’autre monde. Je partis trop tôt pour savoir ce que devint cette étrange Samaritaine...

Quelques jours après cet événement, on vint m’avertir qu’un petit Indien de douze ans était à la mort; il avait été à notre école et se préparait à la première communion. On m’avait indiqué assez vaguement l’emplacement de la tente où habitait sa famille. Je montai à cheval aussitôt et me servant des quelques mots usuels que je savais, je parvins à recueillir les informations nécessaires et trouvai cette tente sur les bords de la rivière Umatilla. J’entrai par l’ouverture basse qui sert de porte; au milieu, sur une jonchée de paille gisait le petit moribond; tout autour, des femmes étaient accroupies, immobiles et muettes comme des statues. Cette scène vraiment indienne m’est restée profondément gravée dans la mémoire. Je m’agenouillai près de l’enfant, qui me rappelait par sa pauvreté et son innocence l’Enfant de la crèche; il était à toute extrémité, et je ne pus que lui répéter en anglais les dernières paroles de l’Ave Maria qu’il avait appris en cette langue à l’école et qu’il parut comprendre. Il mourut peu d’instants après mon départ.

Après les Cœurs d’Alène et les Nez-Percés, je devrais dire un mot des Têtes-Plates; mais nous retrouverons plus tard ces Indiens, dont la Réserve confinait dans le Montana à ma paroisse. En attendant, qu’on me permette de proposer mon opinion sur l’origine des Indiens de l’Amérique du Nord, problème intéressant, qui n’a point encore été résolu.

Pendant mes longues heures d’étude solitaire de la langue des Nez-Percés, j’avais été frappé de certaines ressemblances de cette langue avec le copte. Une fois mon attention éveillée sur ce point, je découvris bientôt d’autres affinités entre les deux races. Le costume et certaines attitudes me rappelaient les bas-reliefs des bords du Nil; je retrouvais dans nos Indiens quelques-uns des traits caractéristiques du type copte que j’avais longtemps étudié au Caire, surtout le menton arrondi. Enfin l’idée m’était venue qu’ils étaient originaires du pays des Pharaons. Quel ne fut pas mon étonnement un jour de voir mes inductions pleinement confirmées par un témoignage inattendu! Je causais avec notre interprète et lui avais demandé si sa tribu possédait quelques documents historiques ou du moins des traditions orales sur leurs origines; il me répondit: «Non, nous n’avons rien, nous ne savons qu’une chose, c’est que nous venons d’Egypte.» Comment seraient-ils venus de l’Egypte, et par quel chemin? Cette question se présente d’elle-même et dans tous des systèmes; quel que soit celui qu’on admette, il faut la résoudre. Or, il paraît certain qu’au commencement de l’ère chrétienne, les côtes occidentales de l’Amérique du Nord furent envahies par les Chinois ou du moins par des peuples de race jaune[C]. A mon avis, les Indiens d’Amérique sont les descendants de ces envahisseurs. On m’objectera la couleur de leur peau, qui a, d’après certains ethnographes, une teinte rougeâtre caractérisée. J’ai vécu au milieu des Japonais, des Chinois et des prétendus Peaux-Rouges, et je puis bien dire que jamais je n’ai vu la moindre différence entre la couleur de leur peau. J’avoue que les yeux bridés des Japonais les distinguent des Indiens; mais tant de nouveaux éléments d’existence et surtout de climat n’ont-ils pas pu après tant d’années modifier le type dans certains détails? Je le répète, Chinois, Japonais et Indiens d’Amérique ont le même type, les mêmes traits caractéristiques: même couleur de la peau, mêmes cheveux invariablement noirs et plats, même absence de barbe, et plus d’une fois il m’est arrivé en voyant par exemple un jeune homme de ne pouvoir décider à première vue s’il était Chinois, Japonais ou Indien. Certains auteurs ont d’ailleurs fait avant moi cette remarque, qu’un grand nombre d’Indiens ont tout à fait le facies mongolique.

J’étais, sans m’en douter, à la veille de quitter mes chers Indiens. Le dimanche 16 février j’avais prêché un sermon sur Dieu (Akame kinikou), dont j’ai parlé plus haut, et je préparais déjà un sermon sur le diable (Enime kinikou), que je comptais prêcher le dimanche suivant. Dans la soirée on me remit une lettre du Supérieur général de la mission qui m’ordonnait de partir à l’instant pour le Montana où je devais prendre et desservir la paroisse de Frenchtown, diocèse de Helena. Je partis le lendemain matin, passai la journée du lundi à Pendleton; le mardi je me mis en route pour Spokane où j’arrivai la nuit close, et où je restai jusqu’au jeudi matin; le soir de ce même jour je couchai à Misoula et le lendemain vendredi 21 février 1908, j’arrivais dans ma nouvelle paroisse.

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CHAPITRE III.

UNE PAROISSE AMÉRICAINE

FRENCHTOWN, OU LA VILLE FRANÇAISE

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Entrée de Frenchtown.

Le Montana est un des Etats les plus étendus et les moins peuplés de l’immense République américaine; il est plus grand que l’Italie tout entière, plus grand que l’Angleterre, l’Ecosse, l’Irlande réunies, presque aussi grand que la France. Sa superficie est égale à celle du Japon qui compte 44 millions d’habitants, tandis que le Montana n’en a que 250.000, dont 50.000 dans la seule ville de Butte, célèbre par ses mines de cuivre, les plus riches du monde, paraît-il. La capitale de l’Etat est la ville d’Héléna, résidence du gouverneur et siège du parlement; car chaque Etat a son Sénat et sa Chambre des députés. C’est aussi là que réside l’évêque catholique de cet immense diocèse[D].

L’Etat de Montana s’appelle ainsi à cause des montagnes dont il est hérissé. En effet la chaîne des Montagnes Rocheuses le traverse du Nord au Sud, séparant le bassin de l’Atlantique de celui du Pacifique: Le Missouri y prend sa source sur le versant de l’Atlantique, et à peine a-t-on franchi la ligne de faîte, que l’on rencontre de grandes rivières courant en sens inverse sur le Pacifique.

Une des premières que nous trouvons sur notre chemin, est la Misoula qui donne son nom à une petite ville bâtie sur ses bords. Cette ville est le chef-lieu du comté le plus occidental de l’Etat. A partir de Misoula, une ligne de chemin de fer se détache de la ligue principale, se dirigeant droit à l’Ouest. On l’appelle la ligne Cœur d’Alène. Après avoir contourné un massif de collines peu élevées, on entre brusquement dans une large vallée parsemée de grandes fermes, qui se détachent au printemps sur un fond de verdure; c’est la vallée de Frenchtown ou la ville française, ainsi nommée parce que les premiers colons qui s’y établirent étaient des Canadiens-Français. Cette vallée, longue de 21 kilomètres, est le centre de la paroisse; elle est bornée au sud par les monts de Bitterroot (racine amère), et au nord par une chaîne parallèle qui se détache du massif des Têtes-Plates. Au fond s’élèvent les hautes cimes des Cœurs d’Alène.

En arrivant à Frenchtown je fus agréablement surpris de voir à deux pas de la gare se dresser une vaste et belle église, vers laquelle je me dirigeai avec mon compagnon, le P. Dethoor, de la résidence de Misoula. L’intérieur répondait bien à l’extérieur de l’édifice: la nef, large et élevée, garnie de bancs, pouvait contenir 400 personnes. Le sanctuaire, orné de nombreuses statues, offrait un fort bel aspect. Au-dessus du portail percé de trois portes s’élevait un campanile avec sa cloche.

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Rév. P. Victor Baudot, S. J.

Curé de Frenchtown, Montana, États-Unis.

Après l’église je visitai le presbytère, petit mais commode et bien distribué. Au centre un cabinet de travail, que l’on appelle ici l’office; d’un côté ma chambre à coucher et un modeste salon; de l’autre, la salle à manger et la cuisine, avec une chambrette pour le domestique. Nous poussâmes ensuite notre visite jusqu’à l’écurie; au-dessus de la porte basse passait la tête d’un cheval qui regardait avec curiosité venir son nouveau maître; la remise contenait une voiture légère à quatre roues, appelée buggy et un traîneau; puis le poulailler, vide alors, mais qui fut bientôt largement peuplé. Autour de l’église et du presbytère s’étendait un terrain de quelques hectares en partie traversé par un gros ruisseau aux eaux limpides et poissonneuses, qui devient au printemps une petite rivière.

Le P. Dethoor, habitué à la vie de missionnaire, alluma du feu à la cuisine et prépara un frugal repas; vers trois heures il reprit le chemin de Misoula et je restai seul dans ma maison et désormais chez moi. «Etrange destinée, pensais-je en moi-même; je suis venu en Amérique pour être missionnaire et me voilà curé;—pour vivre et mourir au milieu des sauvages, et me voilà dans une paroisse quasi-européenne!» C’était en effet par suite de circonstances tout à fait inattendues que ma situation se trouvait ainsi fixée. Quinze jours auparavant, Mgr Brondel, évêque d’Héléna, avait dû envoyer d’urgence à Butte mon prédécesseur M. Allaeys pour y occuper un poste vacant. N’ayant pas sous la main de prêtre parlant français en même temps qu’anglais (et il faut parler français à Frenchtown à cause des nombreux Canadiens qui s’y trouvent), il s’était adressé au Supérieur de la mission qui m’avait aussitôt désigné pour ce poste en s’excusant de me reprendre ainsi par nécessité à mes chers Indiens.

J’en étais là de mes réflexions solitaires, lorsque j’entendis un coup de sonnette: c’était une bonne Canadienne, d’aspect vénérable, qui m’apportait des beignets. On cause un peu et je remercie. A peine m’avait-elle quitté, qu’un second coup de sonnette me rappelle à la porte: c’était un homme cette fois, le charpentier du village qui m’apportait lui aussi de la part de sa femme des beignets et un gros gâteau. Décidément je ne mourrais pas encore de faim ce soir-là. Un troisième coup de sonnette: j’ouvre et je vois une fillette de huit à dix ans, les mains derrière le dos et qui me regarde bien en face. «Qui êtes-vous?—C’est moi, répond-elle d’un ton décidé.—Qui vous?—Evelina.—Que voulez-vous, ma bonne petite?—Vous voir; on m’a dit que vous étiez arrivé.» Voilà qui était bien américain.

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Église de Frenchtown et presbytère.

La nuit venue, je fermai soigneusement mes portes, et sans autre compagnie que celle de mon bon ange, je m’abandonnai aux douceurs du repos. Le lendemain à sept heures, j’entendis sonner l’Angelus, et bientôt après le sacristain se présentait à ma porte. C’était un brave homme, passablement original; il s’appelait Paul-Saul et aurait aimé qu’on le désignât sous ce double nom; mais le public s’y refusa obstinément et se contenta de le surnommer Polyte, nom sous lequel il était connu dans toute la vallée. Je le confirmai dans ses fonctions de sacristain et moyennant 125 fr. par mois (la main-d’œuvre est très chère aux Etats-Unis), je l’engageai comme domestique. Il fut ainsi pendant trois ans tout à la fois cuisinier, cocher, sacristain, organiste, sonneur de cloche et fossoyeur.

Le dimanche venu, je dis selon l’usage une messe basse à 8 h. 1/2, puis à 10 h. 1/2 je chantai la grand’messe. On était accouru de toutes parts pour voir le nouveau curé; d’ailleurs il faut le dire à leur louange, les Canadiens n’hésitent pas à faire dix ou douze milles pour assister aux offices. Je trouvai à la sacristie une petite troupe d’enfants de chœur fort bien dressés à servir à l’autel; mais je ne pouvais compter sur eux en semaine, et pendant plusieurs années, en dehors du dimanche, je dus dire la messe sans servant.

Ayant entonné l’Asperges, je fus agréablement surpris d’entendre à la tribune un chœur bien nourri de voix d’hommes et de femmes continuer le chant liturgique, avec accompagnement d’harmonium: l’organiste n’était autre que Polyte et le premier chantre, un certain M. Lafleur. Remarquons en passant qu’un grand nombre de Canadiens portent des noms comme ceux-ci: Lafleur, Ladouceur, Lagrandeur, etc., et l’on sait que le héros d’Evangéline, le poème bien connu de Longfellow, s’appelait Gabriel Lajeunesse. Je fus en même temps ravi de voir que le plain-chant était en honneur à Frenchtown où l’on n’exécutait guère que des messes de Dumont, le chœur alternant avec un soliste. En me retournant du haut de l’autel, je remarquai non sans étonnement que les hommes étaient en majorité dans l’assistance, au rebours de ce qui se voit d’ordinaire chez nous. Les femmes aussi étaient nombreuses, mais on comprend qu’à de si grandes distances, il leur soit parfois difficile de venir à cause de leurs petits enfants. Le plus grand recueillement régna toujours dans notre église pendant les offices, et plus d’une fois, n’entendant aucun bruit, je fus tenté de me retourner pour m’assurer que je n’étais point seul. Après l’évangile je montai en chaire et lus la lettre de l’évêque qui me nommait recteur de l’église Saint-Jean-Baptiste de Frenchtown; puis je saluai mes nouveaux paroissiens, leur fis quelques recommandations, entre autres de m’avertir à temps quand ils auraient des malades en danger de mort, et de me présenter les enfants en âge de faire leur première communion. Je leur déclarai ensuite qu’il n’y avait pas un sou en caisse, le seul argent disponible ayant été récemment dépensé par mon prédécesseur pour l’achat d’un très beau corbillard. Pendant l’offertoire, les syndics, selon l’usage, firent la quête et recueillirent quelques dollars. Qu’est-ce que les syndics? me demanderez-vous. Les syndics sont quelque chose comme nos marguilliers, mais avec plus de prestige. Ils forment le conseil du curé, la seule autorité reconnue dans ces communautés canadiennes, organisées en paroisses où il n’y a ni maire, ni adjoints. Ils sont au nombre de trois, nommés par l’assemblée paroissiale et se renouvellent d’année en année par un roulement continu, le plus ancien cédant la place à un nouveau. Chaque famille a son banc; la location des bancs est le principal revenu du curé; les plus rapprochés de l’autel se louent 20 dollars ou 100 fr.; les plus éloignés, 6 dollars ou 30 fr.

La sortie de l’église offre chaque dimanche une scène très animée; on s’aborde, on s’interroge, on se communique les nouvelles des différents points de la vallée; les voitures rangées en longues files attendent; après quelques instants, chaque famille reprend la sienne et fouette cocher! on rentre au logis.

Les offices du dimanche sont terminés après la messe et la bénédiction du saint Sacrement qui la suit; on comprend en effet qu’il est presque impossible de faire revenir tout ce monde après le dîner pour un office du soir. Pour la même raison, il n’y a pas de catéchisme; je dirai plus tard comment on suppléait à cette lacune.

La vallée est exclusivement habitée par des Canadiens-Français, venus dans le pays vers 1860. J’étais heureux d’avoir l’occasion, sans être jamais allé au Canada, de connaître cette race forte et vaillante.. «Les Canadiens, dit un de leurs historiens, ont toujours été fiers de leurs origines. Ils ont raison, car ils sont peut-être les seuls au monde qui puissent en revendiquer d’aussi pures et d’aussi honorables. A dater de 1635, ce sont de robustes paysans français, venus de Normandie, de Bretagne, de Saintonge, du Maine et du Perche, qui commencent à se fixer au Canada et à faire souche d’honnêtes gens[E]

Personne n’ignore en effet que ce qui distingue essentiellement le Canadien, c’est l’amour de la religion et l’esprit de famille. Sur cette terre classique du divorce et du mariage «scientifique», ils continuent à donner l’exemple des bonnes mœurs et de la fidélité à la loi chrétienne.

Un autre trait caractéristique des Canadiens, c’est leur prosélytisme; ce sont eux qui, en explorant l’Amérique du Nord jusque dans ses profondeurs, ont porté partout la foi catholique. Ils accompagnaient les missionnaires, affrontaient les mêmes dangers et plus d’une fois tombèrent martyrs à leur côté. Chose étrange! les Iroquois, ces cruels bourreaux des Brébœuf, des Jogues, des Lallemant, devinrent, après leur conversion, les apôtres des tribus indiennes des Etats-Unis; les Têtes-Plates avaient connu par eux la religion catholique lorsqu’ils envoyèrent leurs chefs jusqu’à Saint-Louis, chercher les Robes Noires.

Comme je l’ai déjà dit, c’est vers 1860 que les premiers colons Canadiens vinrent chercher fortune dans les riches plaines de l’Ouest. Quelques-uns s’établirent dans la vallée de Frenchtown et leur premier soin fut de bâtir une modeste église, où le P. Ménétret, de la mission des Têtes-Plates, venait de temps en temps leur dire la messe. Cette église était située sur une colline où se trouve maintenant le cimetière. Au bout de quelque temps les habitants se fatiguèrent de monter jusque-là pour assister aux offices et ils résolurent de faire descendre l’église jusqu’à eux. On la mit donc sur des roulettes et on l’installa au centre de la vallée.

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Une famille Canadienne.

En 1887 fut construite la nouvelle église, grâce aux contributions d’argent et de travail auxquelles personne ne se refusa. L’ancienne église alors fut transformée en presbytère, et c’est ce presbytère que j’ai habité pendant plus de cinq ans. A peine installé, mon premier soin fut de visiter mes paroissiens, en commençant par la vallée de Frenchtown. Chaque jour après le dîner, je partais en traîneau avec Polyte, qui me servait de guide. Nous allions ainsi de maison en maison; j’inscrivais soigneusement les noms des parents et de leurs nombreux enfants. Inutile de dire que je fus parfaitement reçu dans ces excellentes familles canadiennes. On m’invitait partout à revenir souvent et à m’asseoir à la table commune. Je fus frappé dans ces visites de l’air d’aisance qui régnait partout. La maison d’habitation, la résidence, comme on dit par là, se distingue des autres bâtiments qui l’entourent, par son extrême propreté. D’ordinaire la porte d’entrée s’ouvre sur une grande chambre qui sert de salon de réception et où se font les veillées en hiver. Les autres bâtiments de la ferme, au nombre de huit ou dix, environnent la résidence: grainerie, laiterie, glacière, boucherie, etc. Il n’y a point d’étables: les vaches paissent en liberté et en troupes comme les chevaux. Une ferme complète ressemble à un petit village.

Je visitai une à une toutes les maisons sur une longueur de 21 kilomètres, et trouvai ainsi une centaine de familles; puis je m’acheminai vers les postes les plus éloignés de la paroisse. Cette fois, laissant à la maison cheval et voiture, je prenais le train.

A l’extrémité Ouest de la vallée de Frenchtown, la rivière Misoula s’engage dans un étroit défilé de montagne, où d’ordinaire il n’y a de place que pour elle et pour la ligne du chemin de fer. La première station est Lothrop, à 20 kilomètres de Frenchtown. Ce village se groupe autour d’une immense scierie qui exploite les forêts voisines, surtout pour fournir le bois nécessaire aux mines de la région. Les premières fois que je m’arrêtai à ce poste, je n’eus d’autre habitation qu’une hutte faite de troncs d’arbres, où il y avait juste la place pour un lit, une petite table et un poêle. Un soir, menacé par un ivrogne qui voulait envahir mon domicile, je dus faire clouer à l’intérieur l’étroite fenêtre et barricader ma porte. Je disais la messe dans une salle de danse, la seule qui fût à ma disposition; plus tard seulement je pus célébrer dans des maisons particulières. Je me souviens pourtant d’une fête de première communion célébrée dans cet endroit profane avec une touchante piété.

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Une ferme: la résidence.

Dans tous ces postes de la montagne je prêchais en anglais; car ici j’avais surtout affaire à des Américains, Irlandais d’origine.

Après Lothrop, une halte porte le nom de Philémon. J’avais là trois familles canadiennes; l’une d’elles ne comptait pas moins de douze enfants, dont l’aînée, une fillette, avait à peine quatorze ans. Je n’ai jamais rien vu de plus gracieux dans son genre que cette douzaine de petits minois éveillés, s’échelonnant par une pente insensible, depuis le nez rose du bébé jusqu’à l’épaule de la grande sœur.

A partir de Philémon, le défilé qui s’était élargi en une gracieuse vallée, se rétrécit de nouveau au point qu’à certains endroits il a fallu par des travaux d’art accrocher la voie ferrée aux parois verticales des rochers; la rivière coule au fond à une grande profondeur. Nous arrivons bientôt à la Montagne de Fer (Iron Mountain); c’est ici, non plus un camp de bûcherons comme à Lothrop, mais un camp de mineurs. Les mines abondent dans les environs de cette montagne de Fer, et on trouve tout près de cette bourgade la plus riche mine d’or du Montana, actuellement encore en exploitation. Dans ce poste, je disais la messe où je pouvais, tantôt à l’auberge qui n’était guère qu’un cabaret, tantôt dans des maisons particulières. Je confessais parfois sur l’escalier, faute de mieux, et je me souviens qu’un jour, ayant été brusquement dérangé par des gens qui entraient ou sortaient, je dus me réfugier au grenier avec mon pénitent.

Iron Mountain ou la Montagne de Fer est à 65 kilomètres de Frenchtown; elle est reliée à une autre bourgade, appelée Superior, par un pont jeté sur la Missoula, très large en cet endroit. D’Iron Mountain, courant toujours entre deux chaînes de montagnes, nous atteignons les grandes scieries de Saint-Régis, autour desquelles se groupe une importante population d’ouvriers et d’employés. Très peu parmi ces derniers étaient catholiques, et à part quelques Canadiens et une ou deux familles irlandaises, personne n’assistait aux offices que je célébrais dans une salle de réunions publiques, louée à cet effet. D’où venait ce nom de Saint-Régis donné à cette localité perdue dans la montagne? Une vieille Indienne qui avait connu le P. De Smet, me l’expliqua ainsi: «Quelquefois le vaillant missionnaire était obligé de camper pendant de longs jours à cause du débordement des rivières; il s’arrêtait donc avec ses compagnons, dressait des tentes et donnait à ce village improvisé le nom d’un saint Jésuite.»

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Le torrent St-Régis.

Mes visites à Saint-Régis me furent toujours particulièrement pénibles; je n’avais aucune prise sur ces ouvriers, profondément indifférents à toute espèce de religion; de plus, le milieu dans lequel je me trouvais, rappelait par trop la barbarie du Far-West. J’habitais un soi-disant hôtel, baraque en bois, dont les chambrettes n’étaient séparées que par l’épaisseur d’une planche; les objets les plus indispensables manquaient: le lavabo commun à tous offrait à tous le même peigne et la même brosse à dents; les punaises abondaient. Le site en revanche était magnifique; les montagnes à cet endroit forment un cirque grandiose, que la Missoula, devenue un grand fleuve, parcourt avec majesté en se dirigeant vers le Nord. Nous la quittons ici pour remonter le long de la rivière Saint-Régis, à travers un paysage sévère, jusqu’à la ligne de faîte de la chaîne des Cœurs d’Alène. Une gorge étroite, longue de 19 kilomètres, s’ouvre devant nous; la rivière ou plutôt le torrent Saint-Régis y bondit avec fracas, laissant à peine un étroit passage au train. Enfin voici de Borgia.

De Borgia est une agglomération de quelques maisons seulement, où viennent s’approvisionner les mineurs de ces montagnes, riches en minerais de toutes sortes. Je visitais plus souvent ce poste que les autres; j’y avais bâti une petite église, et là seulement je pouvais célébrer avec décence. J’avais eu à cœur de planter la croix dans ces solitudes où elle n’apparaissait nulle part. Sur un parcours de 160 kilomètres, c’est-à-dire de Frenchtown jusqu’à l’extrémité de la paroisse, je n’avais découvert en arrivant aucun signe religieux. Il fallait combler cette lacune et une croix blanche d’assez grandes dimensions s’éleva bientôt au-dessus du portail de ma modeste église, dominant ainsi les environs. Lorsque vint le moment de désigner un patron à ce nouveau sanctuaire, comme j’interrogeai mon évêque à ce sujet, il me répondit: «Le patron est tout indiqué: l’église sera dédiée à S. François de Borgia.» Je fis donc peindre par un de nos Frères, artiste distingué, un beau tableau du Saint que je plaçai au-dessus de l’autel. Mes catholiques furent ravis d’apprendre que le nom du pays qu’ils habitaient était un nom de saint; je leur expliquai que c’était le P. De Smet qui, ayant campé dans ces lieux, leur avait donné le nom de Saint-François de Borgia.

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Mission de Borgia.

J’avais à de Borgia un excellent auxiliaire dans la personne du chef d’équipe, chargé de surveiller et d’entretenir une section de la ligne du chemin de fer. Il s’appelait Fred Wence. C’était un Allemand d’origine, né au pied du Kaiserstuhl, dans le Grand Duché de Bade. Sans lui je n’aurais jamais pu construire notre église; sa femme, Irlandaise de vieille roche, était aussi bonne catholique que lui. Ces braves gens m’hébergeaient dans leur maison quand je venais à de Borgia. Chez eux du moins j’étais en sûreté; car dans ce pays il faut se tenir toujours en garde contre les voleurs et aussi contre les ivrognes. Nulle part dans mes postes de la Montagne, je n’étais mieux logé que là, et pourtant mon installation n’était guère luxueuse. J’habitais une chambre à trois lits, dont on congédiait pour ce soir-là les occupants: leurs hardes, pantalons, gilets, etc., restaient accrochés à des cordes, tendues à travers la chambre, en attendant le retour de leurs propriétaires, ce qui n’embellissait pas la perspective. Nous passions la soirée à causer politique ou à écouter un phonographe; puis dès 7 h. du matin, on ouvrait un chemin à travers la neige et je me rendais à l’église. Les confessions se faisaient alors derrière un simple rideau; plus d’une fois il m’est arrivé, en moins d’une demi-heure, d’en entendre à en quatre langues: anglais, allemand, français pour les Canadiens et italien pour les ouvriers du chemin de fer. L’assistance était peu nombreuse, mais vraiment fervente, quelques-uns de ces bons catholiques venaient à pied d’une distance de plusieurs milles, et je vis un jour une jeune mère de famille arriver ainsi, amenant avec elle son nourrisson emmailloté sur un traîneau qu’elle tirait elle-même par des chemins affreux.

A peine l’église était-elle achevée que j’y fis un enterrement: une jeune fille de seize ans avait été horriblement brûlée, le 4 juillet, par l’explosion de fusées tirées à l’occasion de la fête de l’Indépendance. Toute la population accourut aux funérailles et l’église se trouva pleine. Les protestants étaient en majorité; il y avait aussi quelques infidèles non baptisés. Je profitai de l’occasion, non pour faire de la controverse, mais pour parler de la nécessité d’avoir une religion et de la pratiquer fidèlement. «Si vous êtes protestants, leur dis-je, soyez au moins bons protestants; et vous, qui avez le bonheur d’être catholiques, soyez bons catholiques».

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Église de Borgia.

La station qui suit de Borgia porte le nom du chef Indien Saltese. Saltese est tout à la fois le poste le plus éloigné et le plus sauvage de la paroisse; ce camp de mineurs est à 120 kilomètres de Frenchtown; il ne présente qu’une agglomération de quelques maisons, au fond d’une gorge où roule un torrent. Mais ces maisons sont pour la plupart des «Salons», ou cabarets, de la pire espèce; les mœurs de ceux qui les fréquentent sont dissolues et brutales. Les bandits de la contrée se donnent rendez-vous à Saltese; et j’ai vu plus d’une fois les traces de leur passage marquées par l’incendie, le vol et l’assassinat. Plus d’un de ces «Salons», aux temps dont je parle, devint le théâtre de ces attentats à main armée qui étonnent par leur audace, même dans ce pays. Il se joue souvent au «Salon» des parties dont les enjeux sont énormes; les bandits attendent cette occasion pour faire leur razzia. Pendant la soirée, au moment où tous les esprits sont concentrés sur le jeu, la porte s’ouvre brusquement; plusieurs hommes masqués pénètrent à l’intérieur et braquent d’énormes revolvers sur les joueurs épouvantés. «Levez les mains, leur crient-ils, et alignez-vous tous contre le mur». Les malheureux sont bien forcés d’obéir, et tandis qu’une moitié de la bande les tient en respect, l’autre moitié ramasse vivement les billets de banque et l’argent qui se trouvent sur les tables et vident la caisse; puis, se tournant vers les victimes, ils leur disent d’un ton railleur: «Vous devez être bien fatigués de tenir vos bras en l’air; cependant restez encore ainsi quelques minutes, pendant que nous allons nous éclipser; sachez bien que si l’un de vous bouge un instant trop tôt ou pousse le moindre cri, nous lui trouons la peau.» Et ils sortent sans que personne ait le courage de les poursuivre ni même de donner l’alarme.

Lors de mes premières visites je disais la messe dans une salle de danse, chaude encore des ébats de la veille; plus tard une école neuve ayant été construite, je pus m’en servir comme de chapelle. Mais ce fut toujours pour moi un gros embarras dans cette localité de trouver un endroit sûr pour y passer la nuit. Un jour même j’eus une aventure fort désagréable. J’étais descendu dans la maison d’un Irlandais que j’appellerai Patrick ou par abréviation Patt. Malheureusement Patt était un ivrogne invétéré, et bien qu’on lui eût dit que le prêtre catholique devait loger chez lui, il l’avait oublié lorsqu’il rentra la nuit suivante à une heure du matin. J’occupais la chambre du rez-de-chaussée donnant sur la rue. Au moment de me coucher, je m’apprêtais à fermer la porte à clef, lorsque sa femme me dit: «Ne fermez pas: je ne sais pas à quelle heure il rentrera; il faut qu’il trouve la porte ouverte.» J’eus alors un pressentiment de ce qui allait arriver. Je ne pouvais fermer l’œil, m’attendant à chaque instant à voir rentrer l’ivrogne. Pendant ces longues heures de la nuit, je n’avais d’autre distraction que des dégringolades de rats qui prenaient leurs ébats autour de mon lit. A une heure enfin j’entends la porte s’ouvrir; l’Irlandais rentre, aspire bruyamment l’air, comme l’ogre du Petit Poucet sentant la chair fraîche, et pousse un sourd grognement. «C’est moi, lui dis-je, je suis le prêtre catholique.—Ah! cria-t-il d’une voix avinée, le prêtre catholique... je suis un méchant homme... je veux aller à confesse»; et il s’avançait vers mon lit pour me brutaliser. J’avais heureusement une lampe électrique à côté de moi sur une chaise; je pressai le bouton et vis à trois pas de moi la face bestiale et le grand corps titubant de l’ivrogne. Grâce à Dieu, je gardai ma présence d’esprit, et en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, j’avais bondi par-dessus le pied de mon lit, ouvert la porte et me trouvai dans la rue, en chemise et pieds nus. J’avais échappé à cette attaque sauvage; il s’agissait maintenant d’échapper à la pneumonie ou à la fluxion de poitrine. La femme entendant du bruit était descendue; je lui criai: «Tâchez donc de l’emmener; il ne fait pas bon attendre ici». Elle finit par le conduire dans une pièce voisine et je rentrai à pas de loup dans la chambre, retenant mon haleine, de peur d’éveiller l’attention de Patt. A l’aide de ma lampe électrique, je ramassai mes habits qu’il avait dispersés de tous côtés sur le plancher; je m’habillai et m’assis près de la porte, prêt à m’élancer dans la rue au premier signal d’une nouvelle agression. Je restai ainsi jusqu’à 6 h. du matin, dans une obscurité complète et dans un profond silence qui n’était interrompu que par les sourds grognements ou par les cris rauques de l’ivrogne. Aussitôt que le jour parut, je sortis en toute hâte de cette maison, et me retrouvai avec bonheur libre dans la rue.

Outre la difficulté de trouver un gîte pour la nuit, j’avais d’autres désagréments à Saltese. En hiver c’était la neige qui tombait en quantités énormes. Je me souviens qu’une année on dut, pour traverser la rue, ouvrir une tranchée entre deux parois de neige de six pieds de hauteur. En été c’étaient les incendies de forêts; un soir même le feu s’étant déclaré aux deux extrémités du vallon, on dut préparer un train et tenir une locomotive sous pression pour s’échapper la nuit si l’incendie se propageait davantage. Cette nuit-là je ne dormis guère, mais heureusement le vent ayant tourné, nous en fûmes quittes pour la peur.

J’ai dit plus haut que dans cette région les mœurs sont dissolues et brutales, et qu’il s’y commet nombre de crimes. N’y a-t-il donc pas de police par là? me direz-vous. Il y a bien un policeman en titre, mais il est loin de suffire à la tâche. Lorsqu’il se commet un attentat quelconque, on téléphone au shérif de Missoula, qui envoie par le premier train un de ses députés; si le bandit est en fuite, le député-shérif organise aussitôt la chasse à l’homme; il réunit cinq ou six bons tireurs, leur fait prêter serment et se lance avec eux à la poursuite du malfaiteur. Si celui-ci résiste et se défend, on le tue comme un chien; mais d’ordinaire on réussit à se saisir de lui et on l’amène prisonnier au chef-lieu du comté. S’il est dangereux, on l’enferme dans une cage de fer à claires-voies, où il attend la sentence du juge. Dans le cas d’une condamnation à mort, il est pendu dans l’enceinte même de la prison.

Je me souviens d’un assassin condamné à mort, qui était enfermé à la prison de Missoula, laquelle se trouve près de notre église. Il faut savoir qu’on sonne chaque jour l’Angelus à 6 h. du matin. Le prisonnier avait remarqué

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Poste à Saltese.

cette sonnerie et demandé quelle était cette cloche. On lui avait répondu que c’était la cloche de l’église catholique. La veille de l’exécution on lui donna, selon la loi, le choix de l’heure à laquelle il devait être pendu; il répondit: «Quand la cloche de l’église catholique sonnera.» Ainsi fut fait, et je vous assure que ce n’est point sans une poignante émotion que le Frère qui sonnait l’Angelus ce matin-là, mit en branle sa cloche, sachant quel drame à ce moment précis se déroulait dans la prison.

Ceci me rappelle le trait suivant: un condamné allait être exécuté; selon l’usage, on lui demanda ce qu’il désirait: un cigare, un verre de brandy?... Il répondit: «Chantons ensemble le cantique du Sauveur;» c’est un cantique très doux, très pieux, très mélodieux: «Jésus, Sauveur de mon âme, recevez-moi à ma dernière heure!» et l’on vit le shérif, le bourreau, les journalistes et le condamné, tête nue, chanter ensemble sur l’échafaud la suave poésie de Wesley.

Il arrive quelquefois, surtout dans les Etats du Sud, que la foule impatiente et surexcitée exécute elle-même les condamnés à mort, lorsqu’elle craint que le coupable n’échappe au châtiment grâce à l’habileté de son avocat: c’est ce qu’on appelle la loi de Lynch, ou comme nous disons le lynchage. Pour la première fois dans les Etats du Nord un fait pareil se produisit à quelques milles de Missoula.

Hamilton est une petite ville, chef-lieu du comté de Ravalli ainsi nommé en souvenir du bon Père Jésuite Ravalli, à la fois missionnaire et médecin, l’apôtre de cette contrée. Dans cette ville de Hamilton, brutal assassin d’un jeune enfant avait été condamné à être pendu tel jour par la sentence; dans l’intervalle, un juriste retors avait trouvé un biais pour différer l’exécution. Les gens du pays, indignés (car le coupable avait dû avouer son crime), résolurent de se faire justice eux-mêmes. Au jour fixé par le juge pour l’exécution, une centaine d’hommes masqués entourèrent la prison; le shérif était absent; les portes de la prison furent enfoncées, le criminel amené à une petite distance et pendu haut et court à un poteau du télégraphe. Tout cela se passa avec le plus grand calme et dans un profond silence. Au moment de mourir, le malheureux implora la pitié de ses exécuteurs: «Tu n’as pas eu pitié de ce pauvre enfant, lui répondit-on; comment aurions-nous pitié de toi?» Et on le lança dans l’éternité. Quelques jours après je visitai le théâtre de ce drame lugubre.

Achevons notre course à travers ma paroisse. Saltese était mon dernier poste, mais j’avais encore 23 kilomètres à parcourir à travers la forêt vierge avant d’arriver à l’extrême limite de mon territoire, c’est-à-dire à Loockout, situé aux confins du Montana et de l’Idaho. Ma paroisse avait donc de De Smet à Loockout exactement 160 kilomètres d’étendue. Heureusement que ce vaste district était desservi par la petite ligne de chemin de fer dont j’ai parlé et qu’on désignait sous le nom de Ligne Cœur d’Alène. Combien de fois ai-je pris ce train, allant de Frenchtown dans la montagne et revenant de la montagne à Frenchtown! Il se composait ordinairement d’un fourgon pour les bagages et la poste, d’un wagon de fumeurs où je montais d’habitude et d’un autre wagon pour dames et non-fumeurs. C’était, comme on le voit, un train léger; mais en hiver il se trouvait encore quelquefois trop lourd pour passer à travers les neiges amoncelées. Il m’arriva dans ce train plus d’une aventure comique. Un jour, par exemple, un pauvre Irlandais complètement ivre vint s’agenouiller devant moi au milieu du wagon archi-comble. Il me présentait un dollar sur la paume de sa main droite; de la main gauche il s’efforçait de faire le signe de la croix. «Je suis à moitié fou, me disait-il; je ne sais plus ce que je fais, mais je veux me confesser.» J’eus toutes les peines du monde à le décider à se relever et à remettre son dollar dans sa poche. L’attitude de ce pauvre homme était certainement ridicule, et pourtant on ne riait pas autour de moi. Une autre fois, c’était un Canadien, grand et solide gaillard, rouge de vin et de santé, qui allait «se promener» au Canada; il était lui aussi aux trois quarts ivre. «Monsieur le curé, me dit-il en me voyant, je l’ai, je l’ai...» Et glissant le doigt sous le col de sa chemise, il y cherchait fièvreusement un objet qu’il ne trouvait pas. Enfin après quelques recherches, il tira son scapulaire et le montra triomphalement à toute l’assistance. «Ces chemins de fer, ajouta-t-il, tuent tant de monde! si moi aussi je suis tué, on verra du moins, quand on me trouvera, que je ne suis pas un c....., mais un bon catholique.»

Dans ce milieu quelque peu fruste du wagon des fumeurs, parmi ces ouvriers en manches de chemise qui chiquaient et crachaient, comme on ne le fait qu’aux Etats-Unis, je fus toujours entouré d’égards; on respectait en moi non seulement le curé, mais aussi le magistrat; car je jouissais de la principale prérogative des juges de paix qui est de marier au civil. Ma présence n’empêchait pas cependant des scènes bruyantes, ni des divertissements parfois dangereux. Ces jeunes gens en goguette jouaient souvent avec leurs revolvers chargés, et l’un d’eux un jour laissa tomber le sien qui nous partit entre les jambes avec une détonation formidable. C’est merveille que personne n’ait été blessé. Lui-même, l’imprudent tireur, tout abasourdi, se tâtait les membres de la façon la plus burlesque pour voir s’il n’avait aucune blessure, et s’étant assuré qu’il n’en avait pas, il se précipita sur une bouteille de bière qu’il avait en réserve dans un coin du wagon, et pour calmer son émotion la vida tout d’un trait.

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Chemin de fer des Cœurs d’Alène.

Les chefs de trains, appelés là-bas conducteurs, avaient fort à faire pour maintenir l’ordre et la décence parmi ces gens sans éducation. J’admirais souvent leur calme dans ces circonstances, comme aussi dans les accidents de voyage si fréquents sur cette ligne, hérissée d’obstacles: avalanches de neige ou de rochers, ponts brûlés, inondations, etc. Un jour d’hiver, la locomotive avec son fourgon et une voiture du train étaient tombés d’une hauteur de 80 pieds dans un ravin plein de neige; un wagon était resté suspendu sur le bord de l’abîme. Rencontrant le conducteur quelques jours après, je lui dis: «Vous l’avez échappé belle!» Il me regarda d’un air étonné et me répondit avec un flegme imperturbable: «Moi? mais c’est l’Est du train qui est tombé, et j’étais à l’Ouest.» Un autre conducteur, son collègue, ne fut pas aussi heureux: c’était un Ecossais du nom de Macdonald, très estimé de tous ceux qui le connaissaient. Son train était bloqué dans la neige; il était parti sur la locomotive à la recherche de provisions et de charbon. La locomotive dérailla sur un pont à fleur d’eau et Macdonald fut précipité dans la rivière, si malheureusement que sa jambe resta prise sous la roue du tender. La situation était affreuse; le corps du malheureux baignait dans l’eau glacée et sa jambe broyée le faisait horriblement souffrir. On téléphona à Missoula pour avoir du secours; mais la voie était obstruée et les secours n’arrivaient pas. On téléphona de nouveau à un médecin pour lui demander ce qu’il fallait faire: «Coupez la jambe avec une hache,» répondit-il. Mais personne n’osa prendre cette responsabilité; les hommes se relayaient auprès du moribond pour lui maintenir la tête hors de l’eau; après sept heures d’une horrible agonie, il expira. Les secours arrivèrent enfin, et la grue à vapeur soulevant le tender dégagea le cadavre qu’on ramena pour l’enterrer à Missoula.

On me demandera si j’obtenais par ces courses dans les montagnes des résultats satisfaisants: il semble à première vue que mon travail et mes peines étaient en partie perdus, car je ne pouvais déserter mon église le dimanche, et en semaine dans ces postes éloignés tous les hommes étaient au travail. Cependant la seule présence du prêtre, si intermittente qu’elle fût, produisait toujours un bien réel dans ces quartiers éloignés de tout centre moral et religieux. J’eus d’ailleurs assez souvent l’occasion d’exercer mon ministère d’une manière consolante et fructueuse, réhabilitant des mariages, ramenant au devoir pascal des retardataires invétérés, aidant plus d’une âme de bonne volonté perdue dans ces milieux infidèles et surtout baptisant des nouveau-nés ou des enfants grandis sans baptême par la négligence de leurs parents. Je me rappelle ainsi une famille à Lothrop où je baptisai d’un coup cinq enfants, dont l’aîné avait 14 ans. Partout je prêchais en anglais, ajoutant parfois quelques mots en italien pour les ouvriers du chemin de fer, presque tous émigrés d’Italie, et que je réussissais quelquefois, mais non sans peine, à rassembler dans la maison où je célébrais la messe.

Je l’ai dit déjà, je célébrais la messe où je pouvais, dans une maison particulière, dans une salle d’école, ou faute de mieux dans une salle de danse. Dès la veille une ou deux femmes préparaient et ornaient l’autel de leur mieux: l’autel, c’est-à-dire une table ou un bureau. Quand je ne trouvais personne qui pût m’aider, j’étendais moi-même une nappe blanche sur un meuble quelconque; puis je disposais sur cet autel improvisé les objets nécessaires que j’avais apportés dans ma valise: un crucifix au milieu, deux petits chandeliers en cuivre, une pierre d’autel très mince et très légère, un calice qui se démontait en trois morceaux, un tout petit missel et la sonnette, que je sonnais moi-même, n’ayant jamais de servant. Après la messe se faisait l’offrande: le membre le plus influent de la communauté passait devant les assistants et recueillait leur aumône dans son chapeau, ou bien les fidèles s’approchaient un à un de l’autel et y déposaient qui un dollar, qui un demi-dollar, où même une modeste pièce de 25 cents. Les catholiques étaient très peu nombreux, la quête ne rapportait jamais une grosse somme; elle suffisait cependant pour couvrir mes frais de voyage, d’autant plus que grâce à une faveur accordée au clergé par la plupart des grandes compagnies, je ne payais que demi-place en chemin de fer.

A partir de Loockout, limite des deux Etats de Montana et de l’Idaho, notre train descend par une route en lacets du haut de la montagne jusqu’au fond d’une vallée où se trouve la ville de Wallace, centre minier très important. Le lendemain matin il repart de Wallace pour Missoula. Si vous voulez bien, «montons à bord», comme on dit là-bas et retournons à Frenchtown, où nous arriverons à 5 h. Nous revoyons d’abord Saltese avec les façades carrées de ses «Salons»; puis de Borgia avec sa petite église et sa croix blanche; plus loin nous côtoyons le torrent le long de la gorge qu’il parcourt, jusqu’à ce qu’enfin à l’autre extrémité s’ouvre devant-nous le cirque arrondi des montagnes de Saint-Régis; nous traversons la gare toujours encombrée d’ouvriers qui arrivent ou qui partent. L’ouvrier américain est essentiellement instable, et passe la moitié de son temps à voyager d’un lieu à un autre. A Saint-Régis nous retrouvons notre grande et belle rivière, la Missoula. Voici de nouveau la Montagne de Fer avec le «Salon» du Canadien Garreau et le petit hôtel de Madame Lajeunesse; puis l’étroit défilé de Rivulet où certaines parties de la voie ferrée ont dû être suspendues aux parois presque verticales du rocher. Après ce passage, pittoresque sans doute, mais quelque peu effrayant, nous arrivons à la petite vallée souriante de Philémon-Spur et enfin à Lothrop. Nous passons près de la gare devant le «Salon» Gerrity, dévalisé lui aussi un beau soir par une bande d’hommes masqués. Encore quelques tours de roue et devant nous s’ouvre la large et belle vallée de Frenchtown. A la gare je trouve mon vieux domestique qui m’attend et me donne les nouvelles; je revois ma chère église qui me paraît plus grande que jamais et à côté ma petite maison où je suis heureux de me retrouver après ces courses, fructueuses, il est vrai, mais toujours fatigantes, dans mes postes de la montagne.

 

 

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CHAPITRE IV.

UNE PAROISSE AMÉRICAINE (Suite)

La paroisse de Frenchtown fait partie du diocèse d’Helena, et le diocèse d’Helena appartient à la province ecclésiastique de Portland (Orégon); trois autres diocèses dépendent également de l’archevêque de Portland: Seattle (Washington), Boise (Idaho), Bakercity (Orégon).

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