Au Pays des Peaux-Rouges: Six ans aux Montagnes Rocheuses; Monographies indiennes
Aux Etats-Unis, chaque diocèse est organisé en corporation, jouissant de la personnalité civile et généralement représentée par l’évêque seul. Tous les titres de propriétés, de terrains, d’églises ou de presbytères sont déposés entre les mains de l’évêque, de même que les polices d’assurance et tout ce qui concerne l’administration temporelle.
Le curé et son conseil représentent d’autre part et défendraient au besoin les intérêts particuliers de la paroisse. En vertu de la tolérance qui règne dans ce pays, la liberté du culte est absolue: l’Etat ne s’occupe point de la religion et se contente de percevoir les taxes auxquelles les édifices religieux, en règle générale, sont soumis. Je dois dire que pour ma part je fus toujours exempté de cette sorte d’impôt. En dehors des missions indiennes qui ont des terres dont elles vivent, les paroisses catholiques n’ont, que je sache, d’autres ressources que la générosité de leurs fidèles, ce qui complique quelquefois la situation pour les évêques: tel prêtre, par exemple, plaît aux habitants d’une paroisse, on fournit largement à ses besoins: tel autre déplaît, on lui refuse tout, forçant ainsi l’évêque à l’envoyer ailleurs.
En fait de fondations pieuses et de revenus fixes, il n’y à rien ou presque rien; tout dépend de la quête du dimanche et des jours de fêtes, de la location des bancs et du casuel. A Frenchtown, le groupe canadien suppléait à l’insuffisance de la quête par une fête annuelle dont le produit considérable allait au curé. Sans pressurer personne, je recueillais un millier de dollars, c’est-à-dire 5000 fr. par an; j’avais donc de quoi vivre aisément, et pourtant je n’étais pas aussi riche qu’on pourrait le croire: la main-d’œuvre en Amérique est horriblement chère; il me fallait un domestique, et je ne pouvais avoir un homme valide et cuisinier passable à moins de 50 dollars ou 250 fr. par mois. Je ne me résignai jamais à une pareille dépense, et pour la moitié de cette somme, 25 dollars ou 125 fr. par mois, je me procurai les services d’un homme âgé, incapable de tout autre emploi. On devine que la cuisine de mes vieux (car j’en changeais souvent!) n’avait rien de très recherché. L’un d’eux, mon vieux par excellence, et qui resta avec moi plus de deux ans, avait coutume de faire la cuisine pour deux jours. Le lundi et le mardi de chaque semaine, à midi et au soir, c’était la soupe aux pois; le mercredi et le jeudi un bouillon quelconque, qui n’attendait pas la fin du second jour pour rancir terriblement; le vendredi, on faisait des crêpes, quelquefois du poisson; le samedi et le dimanche étaient jours de biftecks, si toutefois la boucherie du village pouvait nous en fournir. On le voit, le régime n’était point des plus plantureux; mais je me portais bien et je croyais que ma santé pourrait résister à tout.
Mes plus mauvais moments, c’était quand mes hommes me quittaient tout à coup, par pur caprice où par amour du changement; plus d’une fois, du soir au matin, ou du matin au soir, pour un oui, pour un non, où même sans aucune raison apparente, ils me plantaient là, me laissant me débrouiller comme je pouvais. C’est alors que j’en étais réduit aux viandes de conserve jusqu’au soir, où vers 4 h. un jeune garçon, sortant de l’école, venait faire mon ménage; il allumait du feu à la cuisine; j’en profitais d’ordinaire pour me cuire deux œufs. Je passai ainsi, à différentes reprises, des semaines et jusqu’à un mois entier, seul jour et nuit dans ma maison, complètement isolé. «Et s’il vous arrivait quelque chose la nuit?» me disait-on. A quoi je répondais en riant: «Si je meurs dans mon lit, on m’y trouvera bien.» N’importe! cette instabilité de mes vieux domestiques et le régime débilitant qui s’ensuivait, me furent une grande croix et une dure épreuve pour ma santé.
Ma grande occupation en semaine était la visite des malades; aussitôt que j’apprenais qu’on avait besoin de mon ministère quelque part, je faisais atteler mon vieux cheval au cabriolet ou au traîneau, et par n’importe quel temps je me mettais en route. Le jour ce n’était rien; mais plus d’une fois je fus appelé au cœur de la nuit, en plein hiver, pour des moribonds, et alors j’avais besoin de toute mon énergie pour affronter la fatigue et le froid; je m’enveloppais soigneusement dans mes fourrures, prenais place au fond du traîneau, à côté du guide qui était venu me chercher, et, emporté à toute vitesse, à travers la neige, je m’abandonnais sans crainte entre les mains de la bonne Providence.
Une fois entre autres, j’arrivai si haletant à la maison du malade qu’on eut de sérieuses inquiétudes. On m’offrit pour me remettre une boisson chaude, mais comme il était minuit passé et que je voulais dire la messe, je refusai et me tirai d’affaire de mon mieux. Toutefois à partir de ce moment l’espèce de suffocation dont je souffrais devint plus intense, et ma santé déclina.
Les enterrements à Frenchtown se faisaient en grande pompe; l’église tout entière était tendue de noir; l’office se chantait avec solennité et dévotion, et après l’évangile, selon l’usage, je faisais l’oraison funèbre du mort. Puis le cortège, qui parfois ne comptait pas moins de soixante-dix à quatre-vingts voitures, se dirigeait, la mienne en tête, vers le cimetière. Les prières dites, on découvrait le visage du mort, et chacun venait le contempler une dernière fois. C’était alors une explosion de larmes et de cris de douleur qui me remuait jusqu’au fond de l’âme.
Dès qu’il y a un mort, dans toute l’étendue de la paroisse, on téléphone à l’entrepreneur des pompes funèbres, qui réside au chef-lieu du comté, et qui d’ordinaire est en même temps coroner, c’est-à-dire officier chargé de faire une enquête sur les morts violentes. L’entrepreneur vient par le premier train, trouve le cadavre où il est tombé, l’examine, le lave, l’embaume sommairement, l’habille et le dépose sur un lit de parade. Le lendemain il envoie le cercueil qu’il fournit lui-même, et qui généralement ne coûte pas moins de 3 à 400 fr. S’il n’y a pas de clergyman présent aux funérailles, c’est lui qui préside et ordonne tout. Je me souviens qu’un de ces embaumeurs, nommé Kendricx, m’offrit un jour ses services en me remettant gracieusement sa carte et son adresse.
Il se trouva que les premiers morts que j’eus à enterrer, avaient tous été victimes d’accidents; l’un, chantre de la paroisse, avait été écrasé sous les roues de son chariot; un soir les chevaux étaient revenus seuls à la ferme, traînant une voiture vide. L’alarme fut donnée, et on trouva le cadavre à l’entrée de la clôture. Le dimanche précédent, il avait chanté à l’église ce cantique à la Sainte Vierge:
Au dernier de mes jours
Soit toute ma prière;
Qu’il soit tout mon secours!
Un autre avait été écrasé par un train; un troisième tué par la foudre; un quatrième mis en pièces dans une mine. Vers le même temps, un petit garçon de douze ans que je préparais à la première communion et qui était un modèle de piété, tomba du haut d’un lourd chariot si malheureusement sous la roue que le crâne fut brisé et que la cervelle tout entière jaillit dans son chapeau de paille, qu’on enterra à côté du petit cadavre; enfin un pauvre jeune homme, bon chrétien d’ailleurs, dans un moment de folie, s’était suicidé d’un coup de fusil au cœur. C’était à onze kilomètres de chez moi; averti, je partis aussitôt et arrivai en même temps que le shérif et le coroner. Nous entrâmes dans la grange où gisait le cadavre horriblement convulsé. Les deux officiers fumaient d’énormes cigares tout en remplissant leur funèbre besogne; le coroner s’inclina sur le cadavre, enfonça trois doigts de la main dans le trou du cœur et essuya le sang sur les habits du mort. De son côté le shérif ayant ramassé la carabine qui avait servi au suicidé, m’expliqua comment celui-ci avait appuyé l’arme contre une traverse de bois et se l’était déchargée en plein cœur. Pour moi, après avoir rempli mon ministère de consolation auprès de la mère de cet infortuné jeune homme, je m’informai des circonstances qui avaient précédé le suicide, et pouvant raisonnablement conclure à un acte de folie, je téléphonai à l’évêché pour demander l’autorisation de faire un enterrement religieux. Cette autorisation me fut accordée, mais à condition que l’enterrement se fît sans solennité aucune.
La cérémonie de la première communion avait lieu d’ordinaire au commencement du mois de juin, quand les travaux de la moisson étaient finis. Je l’ai dit plus haut, il n’y avait pas d’instruction le dimanche pour les enfants; c’étaient leurs mères, ces admirables mères canadiennes, qui leur apprenaient pendant les longues soirées d’hiver les prières et le catéchisme. Lorsque les enfants n’étaient pas suffisamment instruits, elles étaient les premières à me dire: «Notre petit garçon (ou notre petite fille) ne marchera pas encore cette année pour la première communion; il n’en sait pas assez.» Marcher pour la première communion, est une expression canadienne. Pendant quinze jours avant la cérémonie, les premiers communiants, filles et garçons, viennent dès le matin à l’église passer toute la journée avec le prêtre, et s’en retournent le soir à la maison. C’est plaisir de les voir arriver, la plupart à cheval, quelques-uns en voiture légère, assister à tous les exercices de la journée avec recueillement et piété, prendre sur l’herbe, autour de l’église, leur petit dîner, suivi de quelques instants de récréation, puis finir par le Chemin de la Croix, et remonter à cheval pour regagner au galop le toit paternel.
Je tâchais de faire coïncider la première communion avec la visite de l’évêque, pour qu’il pût donner en même temps la confirmation aux enfants. Cette année-là, 1903, c’était encore Mgr Brondel, Belge de naissance, qui était évêque d’Helena. J’eus l’idée de lui faire une réception pareille à celle dont j’avais été le témoin, plus d’une fois, dans le nord de la France. J’organisai donc une cavalcade, composée de jeunes gens de la paroisse, tous excellents cavaliers; l’un d’eux les commandait et faisait à merveille manœuvrer son petit escadron. Lorsque l’évêque sortit de la gare, il trouva nos cavaliers rangés en front de bataille, et à peine était-il monté en voiture, que la troupe se divisa en deux pelotons, l’un prenant la tête du cortège, et l’autre fermant la marche. Arrivés devant l’église, les cavaliers se formèrent sur deux lignes entre lesquelles passa l’évêque, saluant de la main avec sa bonhomie ordinaire, et enchanté de cette petite innovation, qui lui rappelait sa chère Belgique.
Je le retrouvai quelques semaines plus tard à la mission de Saint-Ignace dans la Réserve des Têtes-Plates, où il venait tous les ans passer avec nous la fête du 31 juillet. Une escorte d’Indiens, hommes, femmes et enfants, tous à cheval, était allée le prendre à la gare, distante de huit kilomètres, et je vois encore le cortège arriver devant notre maison. La troupe indienne défila en bon ordre, s’arrêta pour laisser passer la voiture du prélat; puis, vivement, sans un cri, sans un mot, sans un geste, elle tourna bride et s’éloigna au galop. Il semble que dans ces circonstances, l’étiquette indienne exige la plus parfaite impassibilité.
Les fêtes du lendemain se déroulèrent avec pompe; toute la tribu était présente à l’église; malheureusement je ne pus assister jusqu’à la fin à ce spectacle si intéressant, un télégramme m’ayant brusquement rappelé dans ma paroisse où un homme venait d’être tué. Je ne revis plus Mgr Brondel vivant; épuisé par ses longs et rudes travaux de missionnaire, il mourut vers la fin du mois d’août et j’allai à Helena assister à ses funérailles. L’archevêque de Portland, Mgr Christie, présidait, assisté de ses suffragants et entouré de tout le clergé du diocèse, c’est-à-dire d’une trentaine de prêtres. Je ne retournai plus tard à Helena que pour l’installation du nouvel évêque, Mgr J. P. Carroll. Cette dernière visite ne fut pas pour moi une fête sans mélange: au moment de partir j’avais été appelé pour un mourant à Lothrop. Ayant ainsi manqué le train, j’avais dû faire cette course, aller et retour, puis gagner Missoula, c’est-à-dire 50 milles à travers la neige et pendant la nuit. J’arrivai à Helena exténué; il faisait un froid terrible, une trentaine de degrés au-dessous de 0, et pour nous réchauffer, nous n’eûmes au banquet que de l’eau glacée; le nouvel évêque appartenait à la société de tempérance la plus stricte et n’admettait à sa table pour ses invités et pour lui d’autre boisson que l’eau pure. Nous étions là deux cents prêtres ou laïques, et je ne crois pas trop m’avancer en disant que l’immense majorité trouva la plaisanterie mauvaise. Au banquet j’entendis des toasts surprenants; un jeune homme, par exemple, prononça devant les cinq ou six évêques un discours qui peut se résumer ainsi: «Nous sommes catholiques, mais en même temps nous sommes citoyens américains, et nous revendiquons la liberté la plus entière sous toutes ses formes: liberté d’écrire, liberté de penser, en somme liberté absolue de conscience!» Cette thèse si chère aux Américains fut reprise le soir même à une réunion publique en l’honneur du nouvel évêque, par le gouverneur de l’Etat de Montana qui la présidait. Dans un discours soigneusement écrit et lu d’une voix ferme, ce haut magistrat protestant dit textuellement: «Il ne doit y avoir parmi nous aucune distinction entre catholiques, protestants et juifs. Toutes les religions sont bonnes; ce n’est point une question de dogme qui doit nous diviser, mais une question de morale qui doit nous unir. Quelle que soit la confession religieuse à laquelle nous appartenons, nous devons nous aider les uns les autres, pratiquer la fraternité humaine et
améliorer autant qu’il est en nous nos relations sociales. Nous sommes tous de bonne foi, et si nous gravissons par des sentiers différents les pentes de la même montagne, nous devons tous nous retrouver au sommet.»
Cette indifférence vis-à-vis des diverses confessions religieuses est, d’après Roosevelt, une des principales caractéristiques de l’Américain. «L’Américain, dit-il quelque part, se distingue par ses idées larges, par son grand cœur et par une tolérance bienveillante envers toutes les religions.»
Dans le courant de l’année suivante, Mgr Carroll, en tournée de confirmation, vint à Frenchtown; mon escorte de cavaliers le reçut à la gare et l’accompagna au presbytère. L’évêque parut agréablement surpris de l’air décidé et de l’attitude militaire de nos jeunes gens. La vue de notre église ne lui donna pas moins de satisfaction; se tournant vers moi, il me dit en anglais: «Mais votre paroisse se présente fort bien, et votre église est plus grande que ma cathédrale». Après la cérémonie, eut lieu le banquet de réception; j’avais pour la circonstance invité les notables du pays, et comme ma maison était trop petite, on avait préparé le repas dans une maison plus spacieuse. Restait pour moi un problème à résoudre; l’évêque, je l’ai dit, ne tolérait pour lui et ses invités aucune autre boisson que l’eau glacée ou des eaux minérales. Je ne pouvais pourtant pas condamner mes robustes paroissiens à faire si maigre chère; je fis donc servir du vin rouge ordinaire; la maîtresse de maison en offrit d’abord à Monseigneur qui remercia poliment. Pour moi, j’acceptai en disant: «Je suis un vieux Français; je bois un peu de vin à mes repas, exactement comme je le faisais en France».—«Et vous pouvez continuer, reprit l’évêque, grâce à un privilège spécial que je vous accorde.» Tout le monde remarqua cette expression, et je sus plus tard en effet que l’évêque avait fait entendre à ses prêtres qu’il leur interdisait formellement la bière, le vin et toute boisson fermentée. En revanche, il permettait, encourageait même par son exemple l’usage du tabac sous la forme de ces gros cigares américains, trop souvent mélangés d’opium, ce qui paraît à plusieurs un genre d’intoxication aussi dangereux, plus dangereux même que l’autre. D’ailleurs sur cette question de boissons enivrantes, les évêques américains ne sont pas tous d’accord, et l’archevêque de Milwaukee distingua toujours entre la tempérance qui consiste à ne point dépasser la juste mesure et l’abstention totale. Mgr Carroll était, je l’ai dit, partisan déclaré de l’abstention totale, et plus d’une fois dans ses tournées de confirmation, il ordonna aux premiers communiants de se lever et de prendre tous ensemble le «pledge», c’est-à-dire de jurer que jusqu’à l’âge de vingt ans ils ne toucheraient à aucune boisson fermentée. Il est certain qu’au temps du P. Mathew en Irlande, cet usage du pledge qu’il avait introduit, fit un bien immense, mais si j’en crois ma propre expérience, l’institution primitive a quelque peu dégénéré. En 1877 me trouvant tout jeune prêtre à Glascow, en Ecosse, prévoyant que j’aurais au cours de mon ministère à donner le pledge, huitième sacrement des Irlandais, je demandai aux autres Pères comment cela se pratiquait. J’eus bien de la peine à obtenir une réponse et l’on finit par m’avouer que la défense de ne plus boire était moins stricte qu’auparavant. On donnait le pledge pour une courte période, en permettant deux verres de bière par jour et si je ne me trompe un verre de whisky. Bien m’en avait pris de me renseigner: dès le soir même, qui était un samedi, j’étais assiégé dans mon confessionnal par une foule compacte; tout à coup une jeune fille parut devant la grille: comme elle restait debout, je l’invitai à s’agenouiller et à commencer sa confession: «Père, me dit-elle, je suis protestante et je viens pour quelqu’un qui veut prendre le pledge». Je l’envoyai au presbytère où quelques minutes après je la retrouvai au parloir en compagnie d’un vieillard sordide qui sentait l’eau de vie à quinze pas. «Votre Révérence, me dit cet homme, je viens prendre le pledge». Je le lui donnai avec les adoucissements dont je viens de parler tout à l’heure, et il jura devant Dieu de ne plus boire pendant six mois. Pendant qu’il me remerciait avec volubilité, je lui demandai si la personne qui l’accompagnait était sa fille. «C’est ma femme», me répondit-il, et alors cette pauvre enfant, si malheureuse en ménage, tomba à genoux devant moi, et, sans proférer une parole, me prit la main qu’elle baigna de ses larmes brûlantes.
Mgr Carroll revint l’année suivante pour la confirmation; mais cette fois comme je n’avais que deux invités, il prit son repas chez moi, et bien entendu, en fait de boisson, il ne parut sur ma table que de l’eau. J’aurais eu cependant besoin de quelque chose de plus réconfortant, car j’étais à bout de forces. Il avait été convenu que l’évêque arriverait par le train, et déjà je me dirigeais vers la gare avec une délégation paroissiale pour le recevoir, lorsqu’un message téléphonique m’avertit qu’il viendrait en automobile. A quelle heure? personne n’en savait rien. Nous attendîmes jusqu’à dix heures; une automobile paraît au détour de la route dans un nuage de poussière. «Le voici», me crie-t-on; je fais sonner la cloche, je range les enfants à la porte de l’église, et l’automobile passe devant nous comme une flèche. C’était une fausse alerte. Nous attendons encore; mais les enfants commençaient à souffrir de leur long jeûne et de la chaleur déjà lourde. Je décidai alors de faire sur le champ la cérémonie de la première communion, remettant jusqu’à l’arrivée de l’évêque la célébration de la messe solennelle. Entre onze heures et midi le prélat parut enfin; je chantai la messe et il donna la confirmation. Rien d’étonnant si j’étais exténué après ce long jeûne et l’énervement de cette longue attente. Chacun comprendra la plainte discrète exprimée plus haut.
Un dernier mot sur cette question des boissons fermentées aux Etats-Unis. Une fois engagé sur la pente des exagérations, on ne s’est plus arrêté, et j’ai lu moi-même dans un manuel d’hygiène à l’usage des enfants des écoles un chapitre qui se résume ainsi: «Ne buvez pas de whisky, c’est du poison; ne buvez pas de vin, c’est du poison; ne buvez pas de bière, c’est du poison; ne buvez pas de café, c’est du poison; ne buvez pas de thé, c’est du poison; buvez de l’eau, et encore prenez bien garde, car la plupart des eaux sont impures».
Au centre de la paroisse, c’est-à-dire dans la colonie canadienne, la fréquentation des sacrements était générale, du moins aux trois grandes fêtes de l’année: Pâques, les Quarante-Heures et Noël. Cependant depuis la suppression de la messe de minuit, le nombre des communions a sensiblement diminué. Un groupe d’âmes pieuses s’approche des sacrements aux principales fêtes de l’année, et surtout le premier vendredi du mois. Il y avait en tout dans la paroisse dix ou douze réfractaires parmi les Canadiens; et encore, plusieurs s’étant rendus, il n’en restait que trois à mon départ.
Aux approches de la mort il est absolument inouï que personne ait refusé les secours de la religion; et jamais dans aucune famille on ne manqua d’appeler le prêtre lorsque quelqu’un se trouvait en danger de mort. Toutefois on attendait d’ordinaire jusqu’au dernier moment, et j’ai entendu dire aux prêtres du pays: «Si c’est un Indien qui vous appelle, vous pouvez attendre une semaine; si c’est un Irlandais vous pouvez attendre un jour; mais si c’est un Canadien, courez bien vite ou vous arriverez trop tard.»
Quant au mariage, il n’y a pas de différence pour les catholiques entre le mariage civil et le mariage religieux; voici comment les choses se passent: les futurs époux prennent au chef-lieu du comté ce que l’on appelle une «licence»; de par cette licence, il leur est permis de s’adresser à qui leur plaît parmi les officiers autorisés à célébrer leur mariage civil, c’est-à-dire le juge de paix, le ministre ou le prêtre. Les jeunes gens venaient donc me trouver avec cette pièce officielle, qui donnait leur nom, leur âge, leur couleur, car dans toutes les licences une des premières notes imprimées est relative à la couleur des futurs conjoints: blanc, jaune, rouge ou noir. Ont-ils été précédemment mariés? sont-ils divorcés? etc., tous ces renseignements sont fournis au clerc du comté sous la foi du serment. Muni de ces informations et de cette autorité légale, je procédais à la célébration du mariage civil, immédiatement avant la messe, plus ou moins solennelle, selon les circonstances. Par la suite, je n’avais plus qu’à rédiger le certificat de mariage, que j’étais tenu, sons peine d’une forte amende, d’envoyer dans le délai de quinze jours au bureau de l’enregistrement. Grâce à Dieu, je n’eus que deux ou trois fois le désagrément très sérieux de voir des catholiques s’adresser pour leur mariage au juge de paix ou au ministre. Dans le premier cas, l’absolution de la faute commise était réservée à l’évêque; dans le second cas, il y avait excommunication. Les époux divorcés qui voudraient reprendre la vie commune, doivent aux Etats-Unis se marier de nouveau; par conséquent reprendre une nouvelle licence et procéder comme s’il n’y avait pas eu de mariage entre eux.
Par suite de cette législation, il m’arriva un cas singulier. Deux jeunes gens bien et dûment mariés depuis six ans avaient malheureusement divorcé. Je m’employais depuis quelque temps à leur faire reprendre la vie conjugale, d’autant plus qu’ils avaient un enfant; enfin un soir je les vis arriver chez moi pour m’annoncer la bonne nouvelle: ils s’étaient réconciliés et me priaient de les marier. Ils apportaient en effet une licence en règle, et comme je leur faisais remarquer que pour moi leur mariage existait toujours, ils insistèrent pour donner satisfaction à la loi. Je les avertis donc que, faisant abstraction de ma qualité de prêtre, j’allais agir exclusivement comme magistrat; puis leur ayant fait renouveler leur consentement au point de vue civil, je rédigeai le certificat de mariage et les renvoyai heureux dans leurs pénates.
Je ne puis me dispenser de parler des écoles, complément nécessaire de l’organisation paroissiale. En Amérique, comme en Europe, les curés ont presque partout réussi à grouper des écoles libres de filles et de garçons autour de leurs églises. Je travaillai longtemps en vue de procurer cette bonne fortune à ma chère paroisse, et, m’étant adressé à la Congrégation canadienne des Sœurs de la Providence de Montréal, je me vis plus d’une fois sur le point de réussir; mais toujours au dernier moment un obstacle survenait qui renversait toutes mes espérances. Je n’eus donc point d’école libre à Frenchtown, et dus me contenter des écoles primaires de l’Etat. J’en avais douze, échelonnées le long de mon territoire, et il ne sera pas hors de propos de dire ici un mot du régime scolaire aux Etats-Unis.
L’école primaire publique est essentiellement gratuite, obligatoire, neutre et mixte. La principale source de revenus pour alimenter ces institutions consiste dans des terres dites «terres d’écoles». On sait qu’en Amérique les géomètres officiels ont partagé le territoire comme un damier en carrés de six milles de côté ou de trente-six milles de surface, appelés «townships»; or dans chacun de ces townships ou districts, le 16ᵉ et le 32ᵉ milles carrés de terres sont réservés à l’entretien des écoles existantes et à la fondation d’écoles nouvelles. Ces terres, louées à des fermiers qui les cultivent, rapportent plus ou moins. A Frenchtown même, elles rapportent assez pour donner à l’instituteur un salaire de 80 dollars ou 400 fr. par mois. Quelquefois il y a une baisse de fonds, l’argent manque, et alors, sans plus de cérémonie, on licencie l’école.
Rien de plus facile que de fonder une école nouvelle dans un district quand les revenus des terres d’écoles sont disponibles. Sept ou huit pères de famille se réunissent et déclarent leur intention d’ouvrir une école plus rapprochée de leurs habitations. Ils nomment un comité composé de deux ou trois d’entre eux, qui désormais prendront la direction de l’œuvre. Ceux-ci vont trouver la «surintendante», c’est-à-dire la directrice de toutes les écoles primaires du Comté; ils font leur déclaration, choisissent leur instituteur et reçoivent sur le fonds commun les allocations nécessaires. C’est presque toujours une institutrice qui enseigne dans les écoles primaires; il paraît que ces jeunes filles ont plus d’aptitude que les hommes à instruire leurs élèves; mais en revanche, il paraît aussi qu’elles ont la main moins ferme pour maintenir la discipline, surtout parmi les garçons de 14 à 16 ans.
Autant que je puis m’en souvenir, dans les salles de classe, les garçons se rangent d’un côté et les filles de l’autre; la cour aussi est généralement divisée en deux parties, où les élèves des deux sexes jouent séparément. Ce système d’écoles mixtes est absolument général aux Etats-Unis; mais il ne manque pas de critiques, même parmi les Américains. Au fait, plusieurs trouvent que cette confusion dans l’école mène jeunes gens et jeunes filles à une trop grande liberté d’allure entre eux, et diminue dans leur esprit le prestige du mariage.
Notons en passant ce trait de mœurs américaines, une jeune fille ne va jamais seule; elle est toujours accompagnée d’un jeune homme qui lui sert «d’escorte». On se promène ensemble; ensemble on va aux réunions ou fêtes publiques; d’ordinaire tout finit par un mariage, mais pas toujours..., car il peut arriver que la jeune fille change son «escorte» contre une autre, ou que le jeune homme sente le besoin de porter ailleurs ses services. Malgré tout, les scandales sont rares et les convenances sociales paraissent toujours observées.
L’école aussi est essentiellement neutre; si vous voulez une école confessionnelle, vous pouvez la créer à vos frais, tout en payant l’impôt général pour les écoles publiques; mais si vous envoyez vos enfants aux écoles primaires de l’Etat, il faut en passer par cette neutralité stricte. Dans les salles de classe, aucun emblème religieux, rien que le portrait du président et celui de l’immortel Washington. Il n’est pas permis à l’instituteur de faire une prière quelconque, ni même de prononcer le nom de Dieu, du moins si les parents d’un des enfants s’y opposent. Ce fut la raison pour laquelle les Sœurs canadiennes de la Providence refusèrent de prendre l’école-publique de Frenchtown qu’on leur offrait; car les administrateurs d’une école de district sont parfaitement libres de choisir l’instituteur ou l’institutrice qui leur plaît, fût-ce un clergyman ou une religieuse, pourvu que l’un et l’autre soient diplômés; en d’autres termes, l’école américaine n’est pas laïque, du moins en principe. Les Sœurs dont je viens de parler, me disaient: «Comment pourrions-nous enseigner dans une école où il ne nous serait pas permis de faire le signe de la croix?» Et pour qu’on ne m’accuse pas d’exagérer, je vais citer ici quelques lignes de la brochure du P. Forbes, intitulée: «Les catholiques et la liberté aux Etats-Unis». Après avoir loué la largeur d’idées avec laquelle, selon lui, les Etats-Unis ont organisé l’enseignement secondaire et supérieur, en maintenant le grand principe du droit naturel: «c’est au père qu’il appartient d’élever l’enfant et de choisir des maîtres», il ajoute:
«Chose étrange! quand il s’agit d’enseignement primaire, tous ces beaux principes sont oubliés; l’excuse, c’est la force majeure que créent les circonstances étranges, comme l’éparpillement des familles sur un territoire grand comme l’Europe, et l’impuissance de ces familles à se pourvoir. Alors les autorités locales, se substituant aux parents, ont, avec une prodigalité qui serait admirable si elle n’était injuste, créé de tous côtés des écoles publiques, «nominalement neutres» en religion, mais de fait, petits foyers d’indifférence et d’impiété, qui sont entretenus aux frais de tous; de sorte que l’éducation confessionnelle primaire et primaire-supérieure n’est possible qu’à la condition de payer deux fois.»
«Au dire du Tablet du 17 janvier 1903, le P. Pardow, jésuite très connu, déclare que les catholiques des Etats-Unis paient pour leurs écoles primaires 25 millions de dollars, c’est-à-dire 125 millions de francs en sus des impôts ordinaires, et élèvent un million d’enfants qui ne coûtent rien à l’Etat».
Un dernier détail qui semble prouver l’influence des Israélites dans l’organisation de l’enseignement public aux Etats-Unis, c’est que les classes chôment toute la journée du samedi.
Le programme des écoles primaires comprend huit degrés ou huit classes, auxquelles s’ajoutent les trois degrés de l’école supérieure qui correspond à notre enseignement secondaire; on passe ensuite à l’Université. Chaque Etat a son Université, subventionnée par les fonds publics. L’Université de l’Etat de Montana se trouve à Missoula. Je l’ai visitée une fois, et ce qui me frappa surtout, ce fut de voir jeunes gens et jeunes filles circuler pêle-mêle dans les salles, et suivre les mêmes cours sous les mêmes professeurs. En somme c’est le système mixte des écoles primaires, prolongé jusqu’au plus haut degré de l’enseignement.
La principale Université des Etats-Unis est celle de Harward; elle possède un observatoire astronomique de premier ordre, dont le directeur, le Professeur William Pickering, est un des hommes les plus connus dans le monde savant, grâce à ses théories surprenantes d’originalité et de hardiesse. J’en citerai deux entre autres. D’après lui, la fin du monde serait prochaine: le soleil, noyau de la nébuleuse primitive, continuant de se condenser, serait sur le point de lancer dans l’espace une nouvelle planète. L’ébranlement causé dans notre atmosphère par ce phénomène serait tel que toute vie s’éteindrait à l’instant sur notre globe.
Une autre de ses théories vraiment américaines est que la lune vient de l’Océan Pacifique. A une époque géologique fort éloignée, lorsque le globe terrestre encore liquide n’était recouvert que d’une écorce solide de 30 milles d’épaisseur, il se produisit dans cette masse une explosion épouvantable, à la suite de laquelle six milliards de kilomètres cubes de matière furent projetés dans les airs et formèrent notre satellite. La déchirure qui en résulta dans la croûte terrestre, n’est autre que le bassin de l’Océan Pacifique. W. Pickering en donne pour preuve la ressemblance des volcans de la lune avec le sol et les volcans des Iles Hawaï.
Revenons à Frenchtown. La vie de chaque jour y était on ne peut plus paisible; toutefois des journées bruyantes, comme la Saint-Jean-Baptiste chaque année et les élections générales tous les quatre ans, venaient en rompre la monotonie.
La Saint-Jean-Baptiste est une fête originale et d’une saveur tout américaine. Disons d’abord que cette fête se célèbre au profit et pour l’entretien de l’église et du curé et rapporte en moyenne à celui-ci 400 à 500 dollars, c’est-à-dire de 2.000 à 2.500 fr.[F].
Comment s’y prennent ces braves gens, une petite centaine de familles, pour arriver à un pareil résultat? Le grand secret, c’est que tout le monde s’en mêle et que l’amour du prêtre et l’esprit d’union font des merveilles.
Un mois avant le 24 juin, le curé convoque la paroisse en assemblée plénière, les hommes d’abord, les femmes ensuite. La réunion se fait à l’église. Les hommes nomment un comité qui sera chargé d’organiser la fête: président, vice-président, secrétaire, trésorier. Les femmes, de leur côté, en font autant et élisent une présidente et une vice-présidente.
Aussitôt on se met à l’œuvre. Des quêteurs et des quêteuses sont désignés pour parcourir la paroisse et recueillir de l’argent, s’il est possible, mais surtout des provisions et des dons en nature: volailles, légumes, beurre, crème, etc... Il en faut de grandes quantités, car le jour de la fête, toute la paroisse et les visiteurs, venus des pays limitrophes, seront invités par le comité à consommer ces provisions à une table commune. Comme elles ne coûtent rien, et que chacun paie son repas, c’est une première source de revenus. Pour donner le bon exemple, ce jour-là, le curé lui-même mange à l’hôtel et paie comme les autres.
Afin d’attirer le plus grand nombre possible de visiteurs, on annonce d’avance dans les journaux, des sports de toutes sortes, avec prix en argent ou en nature: courses de chevaux, de voitures, de bicyclettes; courses d’enfants, de jeunes filles, de femmes mariées, d’hommes gras; courses en sac, joutes nautiques, jeux burlesques, etc... Si le temps est beau, la foule sera énorme, et tout le monde, non seulement mangera, mais aussi boira par les soins et au profit du comité.
Voici comment on s’y prend pour faire le plus d’argent possible. Tous les «salons» (ainsi s’appellent les cabarets), sont fermés, excepté un, loué par le comité et où se débitent exclusivement les boissons du jour. Les hommes, réunis au «salon», se «traitent» les uns les autres. Un fermier, bien posé dans la paroisse, ouvre le feu. «Je traite», dit-il, et il jette sur le comptoir un dollar ou deux. C’est une invitation à la consommation. Là-dessus quatre ou cinq hommes s’approchent et demandent, celui-ci un cigare de deux sous, celui-là un verre de bière ou quelqu’autre consommation insignifiante au point de vue de la dépense. On prend le prix sur le dollar ou les dollars engagés par le «traitant», et la différence passe à la caisse du comité.
C’est alors un assaut de générosité, à qui «traitera». Et les dollars de pleuvoir sur la table du «salon».
Il y a aussi des comptoirs de friandises, où l’on vend des fruits et des gâteaux le plus cher possible; de petites tombolas pour les enfants, etc.
Voici l’ordre de la fête proprement dite. Dès la veille, les abords de l’église ont été décorés et les rues «balisées», c’est-à-dire plantées de petits sapins verts. A dix heures, messe solennelle, avec panégyrique du Saint. Il y a beaucoup de monde, des hommes surtout, et les syndics[G] font une quête fructueuse. Après la messe, la foule se répand dans les rues et se dirige vers l’hôtel, où des centaines de convives vont se succéder à de longues tables, sans cesse renouvelées. Cela dure jusque vers trois heures, au milieu d’une animation extraordinaire. Alors commencent les jeux, qui se prolongent pendant toute la soirée.
Puis vient le clou de la fête: le bal. C’est l’heure solennelle, l’heure escomptée d’avance par le comité pour recueillir les écus à pleines mains, car chaque cavalier doit payer son admission, au moins un dollar, et il y a foule.
Quoi! me direz-vous, on danse au profit du curé? Eh! bien, oui; on danse là-bas au profit du curé. Evidemment, il ne s’agit que de danses honnêtes, dans une maison honnête, avec des gens honnêtes. On danse donc toute la nuit avec entrain et je sais pertinemment que tout se passe très bien. D’ailleurs, j’ai rarement vu une foule plus respectable dans sa simplicité rustique que celle qui se pressait aux abords de l’hôtel, une heure avant l’ouverture du bal. Chaque fois que ce jour-là il m’est arrivé de me mêler aux groupes de mes paroissiens sur la place ou dans la rue à ce moment de la journée, j’en suis toujours revenu très satisfait, j’allais dire édifié. Représentez-vous ces bons fermiers endimanchés, la boutonnière fleurie; ces jeunes filles en robe blanche, élégantes et simples comme la fleur des champs; ces matrones au port noble, aux allures de douairières; les apostrophes joyeuses en bon vieux français, le babil des enfants, les éclats de rire sonores, ces effluves de gaieté franche et pourtant contenue, car le sentiment religieux domine. On va danser, on va se livrer à ce plaisir cher entre tous; mais on va danser pour aider l’église, et malheur à qui déshonorerait la paroisse par la moindre indécence. Encore une fois, tout se passe très bien à ce bal, autrement il est clair que le curé ne le tolérerait pas. Une année, un mauvais sujet se proposait de faire du scandale à l’occasion de la Saint-Jean-Baptiste, je supprimai la Saint-Jean-Baptiste. J’y perdis la forte somme, mais je gagnai ainsi la sympathie et le respect de mes paroissiens.
Epilogue. Quelques jours après le 24 juin, le président et le secrétaire du comité se présentent à la cure avec un sac de grosse toile, contenant le profit net de la fête, en espèces sonnantes. Le curé accepte, remercie, offre un verre de vin, et en voilà pour jusqu’à la Saint-Jean-Baptiste prochaine.
Sans être aussi bruyantes, les journées d’élection ne manquaient pas de vie et d’animation.
Aux Etats-Unis, le système d’élection est très compliqué. Les électeurs ont à élire sur la même liste tous les représentants de l’autorité, depuis le Président de la République jusqu’au garde-champêtre, en passant bien entendu par les membres du Congrès Fédéral et les sénateurs et députés des parlements de chaque Etat.
Bon nombre de citoyens savent à peine pour qui ils votent. Un de mes domestiques ne savait même pas que le candidat à la Présidence s’appelait Roosevelt; mais il était républicain et il votait aveuglément la liste républicaine. Un autre de mes hommes était démocrate, et sans mieux connaître la liste que lui avait fournie l’agent électoral, il la vota aussi tout entière les yeux fermés.
L’argent coule à flots et la corruption va son train presque ouvertement. J’ai entendu un électeur se plaindre amèrement le lendemain des élections: il avait vendu son vote à un des deux partis pour cinq dollars, lorsqu’il apprit le lendemain que le parti opposé en avait offert dix. Un grand agent électoral aussi, c’est le whisky; la loi, ce jour-là, ordonne de fermer les débits de boissons (salons); mais on tourne la loi d’une façon éhontée. Les «salons» sont en effet fermés; mais les barriques de whisky s’alignent dans la rue et la journée dégénère en une vraie saturnale.
Un détail peu connu concernant les élections aux Etats-Unis, c’est que le Président et le Vice-Président élus, s’ils ne sont pas francs-maçons, doivent se faire officiellement affilier aux Loges.
Une autre distraction, heureusement fort rare, c’était un incendie ou la nouvelle d’un attentat commis dans les environs, par exemple un train dévalisé. Nous eûmes plusieurs histoires de ce genre pendant mon séjour à Frenchtown. J’en prends l’occasion pour dire comment les bandits opèrent dans cette circonstance. Naturellement, ils jettent leur dévolu sur un train qu’ils supposent richement chargé. Parfois, pour obliger le mécanicien à ralentir la marche, ils agitent sur la voie une lanterne rouge, comme signal de danger, ou bien ils se postent à un endroit où la rampe devenant plus forte, ils savent
que le train ralentira de lui-même sa marche. D’un bond ils s’élancent sur la locomotive, braquent leurs gros revolvers sur le mécanicien et son chauffeur et les somment de s’arrêter. A la vue de ces individus masqués paraissant brusquement devant eux, les conducteurs du train ne font d’ordinaire aucune résistance, bien sûrs que la moindre velléité de se défendre leur coûterait immédiatement la vie. Ils stoppent donc et reçoivent aussitôt l’ordre de détacher le fourgon dans lequel se trouve le coffre-fort, et de partir à toute vitesse vers un endroit absolument désert, situé à deux ou trois milles de là. Arrivés à ce point, les bandits font sauter le coffre-fort à la dynamite, en pillent le contenu, renvoient poliment le mécanicien à son train et s’échappent dans la montagne. Chose incroyable! pendant que tout ceci se passe, les voyageurs effrayés se blottissent dans leur coin et personne ne songe à repousser l’attaque par la force, et même si les bandits s’avisent de fouiller les voyageurs et de les dévaliser, ils sont à peu près sûrs de ne rencontrer aucune résistance. Cette quasi-certitude de n’être point inquiétés pousse les bandits aux plus folles témérités.
Les incendies étaient très rares, quoique toutes les maisons fussent en bois. Un de ces incendies eut un épilogue inattendu. Un soir d’été, j’appris qu’à la suite d’un feu de forêt, les bâtiments extérieurs d’une ferme commençaient à brûler. Je fis immédiatement atteler et me rendis sur le lieu du sinistre. Le feu faisait rage dans la forêt, et malgré tous nos efforts la ferme serait devenue la proie des flammes, si tout à coup le vent n’avait changé de direction. Voyant le danger conjuré, je retournai tranquillement chez moi. Le lendemain à mon grand étonnement, je vois le fermier arriver devant ma maison avec une voiture chargée de légumes. «Et pour qui tout cela? lui dis-je.—Pour vous, Monsieur le Curé.—Et combien me ferez-vous payer ce chargement?—Rien du tout; Monsieur le Curé; ce que je vous apporte, c’est pour vous remercier d’avoir sauvé ma maison hier.—Comment cela?—Par un miracle! Aussitôt que vous êtes arrivé, vous avez fait tourner le vent qui poussait les flammes vers ma maison, et sauvé ainsi ma propriété.» C’est en effet presque un article de foi parmi les Canadiens que le prêtre peut à volonté éteindre les incendies et guérir, par un simple attouchement, nombre d’infirmités.
Le grand événement de la journée était l’arrivée du courrier. On ne distribue pas les lettres à domicile; chacun va les chercher au bureau de poste. C’est une belle occasion pour tous les habitants d’apprendre ou de se communiquer les nouvelles. Tous les matins mon vieux domestique allait chercher le courrier, ou comme on dit là-bas «la malle» (mail). J’y allais quelquefois moi-même; un jour entre autres, après une interruption du service postal pendant dix jours à cause des neiges, je partis de chez moi avec un sac à farine vide, que je rapportai sur mon épaule plein de journaux, de revues et de lettres, à l’ébahissement de tous mes paroissiens. Je me souviens encore du jour où, revenant de la poste, mon vieux domestique me dit d’un ton tragique: «Il n’y a plus de San-Francisco!». C’était en effet le lendemain du tremblement de terre qui, avec les incendies, avait détruit complètement cette grande ville. J’ai rencontré plus tard un certain nombre de personnes qui étaient à San-Francisco à ce moment, et c’est encore avec un frisson d’épouvante qu’elles nous parlaient de la terrible catastrophe.
La paroisse de Frenchtown étant une paroisse de blancs, il semble que je n’avais plus aucun contact avec nos chers Indiens; mais outre que plusieurs familles de la vallée avaient par les femmes du sang indien dans les veines, le voisinage immédiat de la Réserve des Têtes-Plates me donnait souvent occasion de revoir ces peuplades intéressantes. J’allais de temps en temps à la mission de Saint-Ignace, située dans une vaste plaine bornée au Nord par une des plus pittoresques chaînes de montagnes que j’aie jamais rencontrées. Cette chaîne, avec ses sommets couronnés de neige, ses pics aigus, ses sombres forêts, ses cascades écumantes, se dresse à l’arrière-plan comme un magnifique décor de théâtre.
Les bâtiments de la mission sont considérables; c’est d’abord une grande église en pierre, ornée de très belles fresques à l’intérieur; puis la maison des missionnaires, ayant les proportions d’un grand collège; elle renfermait autrefois une nombreuse et florissante école, que la suppression des subsides du gouvernement a réduite à une poignée d’enfants. A côté de cette construction, s’élèvent deux grands pensionnats de jeunes filles, l’un tenu par les Sœurs canadiennes de la Providence, l’autre par les Ursulines; plus loin la ferme et ses dépendances, parmi lesquelles se trouve une scierie mécanique et un moulin dont la meule, venue d’Europe au temps du P. De Smet, fut la première installée dans ces parages.
En 1906, je me trouvai à Saint-Ignace pour la fête nationale du 4 juillet; toutes les tribus de la Réserve, Têtes-Plates, Pend-d’Oreilles et autres, étaient réunies dans un vaste camp que j’allai visiter avec le supérieur de la mission. Au moment de notre arrivée, un cortège peu nombreux, mais d’une grande magnificence, se déroulait le long des tentes. Chose étrange! c’étaient quelques familles de Nez-Percés, isolés dans un coin de la Réserve, qui célébraient le grand jour de l’Indépendance américaine par une fête et des danses en l’honneur des morts, selon le rituel égyptien. Je fus fort étonné de voir que les jeunes filles de ce cortège avaient le visage peint couleur de safran, exactement comme les figures qui se voient encore aujourd’hui sur les cercueils des momies. Ces observations me confirmèrent dans l’hypothèse exposée plus haut, d’après laquelle les Indiens de l’Amérique du Nord seraient venus des bords du Nil.
CHAPITRE V.
SEATTLE, OU LA REINE DU PACIFIQUE.
Au commencement de 1908, ma santé s’étant altérée, pour la première fois je consultai un médecin. Il me déclara que je devais, au moins pour quelque temps, quitter le Montana où nous étions à 1000 mètres d’altitude, et aller m’établir sur les bords de la mer. Je partis donc pour Seattle (prononcez Si-atle), située sur la côte de l’Océan Pacifique, dans l’état de Washington. Le trajet est exactement de 24 heures en express. Arrivé dans cette ville le 5 avril, je fus frappé dès l’abord de l’aspect grandiose et de l’extrême animation de cette vaste cité.
Seattle, de création toute récente, est bâtie sur deux chaînes parallèles de collines, qui s’élèvent entre le golfe de Puget et le lac Washington. Elle s’étend du Sud au Nord sur une longueur de 12 kilom. et une largeur moyenne de 6 kilom. Elle renferme deux beaux lacs, le lac Union et le lac Vert, et de nombreux parcs de toute beauté, Madrona-Park, Leschi-Park, Madison-Park, sur le lac Washington; Woodland-Park sur le lac Vert, Ravenna-Park, superbe forêt vierge, etc. Les avenues courent du Sud au Nord comme dans toutes les villes américaines et commencent au bord du golfe; la 1ᵉ et la 2ᵉ Avenue forment le quartier commercial; on voit là quelques-unes de ces immenses maisons d’une hauteur démesurée, qui rappellent New-York; l’activité de ces deux Avenues, continuellement sillonnées de tramways électriques, rappelle les plus grandes cités. Au sommet de la première chaîne de collines se dresse avec orgueil le principal monument de cette ville nouvelle: la cathédrale catholique, dont les tours imposantes dominent au loin l’horizon. Là réside le chef du diocèse, Mgr O’Dea, dont la juridiction s’étend sur tout l’Etat de Washington. La ville n’est point encore achevée; plusieurs des futurs boulevards ne sont encore qu’indiqués par deux trottoirs d’asphalte de chaque côté de la chaussée; mais une partie de la ville, de la 6ᵉ à la 18ᵉ Avenue, est complètement finie. C’est une succession de boulevards magnifiques, étagés sur le flanc des collines, macadamisés dans toute leur longueur, plantés d’arbres de toute grosseur et de toute essence, restes de l’antique forêt, bordés de villas élégantes, aux façades tapissées de roses et de grappes de glycine, séparées entre elles par des pelouses d’une herbe fine, admirablement entretenues et continuellement arrosées par des fontaines artificielles. En hiver le climat est brumeux et la pluie presque continuelle; mais en été, du moins l’été que j’ai vu, le climat est délicieux, l’atmosphère très pure, et la vue, du haut de la 15ᵉ Avenue, incomparable. A l’Ouest,
vous avez sous les yeux la ville qui descend en pente rapide vers la mer; puis les eaux bleues et les îles verdoyantes du golfe; au fond la chaîne pittoresque des monts Olympiques, qui bordent l’Océan. A l’Est, c’est la chaîne des Cascades avec le mont Rainier, ce géant des montagnes, élevant dans un isolement superbe, à 4000 mètres de hauteur, sa masse énorme couronnée de neiges éternelles.
La chaîne de collines qui borde la mer est extrêmement abrupte et presque à pic à certains endroits. On y a construit trois funiculaires qui l’escaladent, à Madison-street, à James-street et à Yeslerway; mais il fallait ouvrir une voie plus large de communication avec le vallon central que traverse dans toute sa longueur, du Nord au Sud, la 12ᵉ Avenue; pour cela il était nécessaire de percer une large brèche à travers ce seuil rebelle et de jeter dans la mer des millions de mètres cubes de terre; ce travail gigantesque fut entrepris et se continuait encore sous mes yeux en 1908. Des jets d’eau énormes, actionnés par de puissantes pompes à vapeur, désagrégeaient les terres et les entraînaient par de longs canaux en bois jusque dans le golfe. Les roches, déchaussées par le même procédé, s’écroulaient au fond de la tranchée, où on les faisait sauter à la dynamite. Cette large voie de communication, à ciel ouvert, doit être terminée maintenant et sillonnée par de nombreuses lignes de trams électriques.
En 1881, Seattle n’était guère qu’un village; aujourd’hui c’est une ville de plus de 300.000 habitants. Le trait caractéristique de cette population, c’est le nombre très considérable de Japonais qu’elle renferme, et il y a bien des chances pour que dans un avenir rapproché Seattle soit une ville presque entièrement japonaise. Les grandes compagnies de chemins de fer avaient rêvé de faire de ce port le point de départ du commerce américain avec l’Extrême-Orient; le célèbre Canadien, Hill, après avoir poussé ses lignes ferrées jusqu’à Seattle, avait fait construire les deux plus grands navires de l’époque, le Minnesota et le Dakota, pour transborder directement ses passagers à travers le Pacifique jusqu’à Yokohama. Malheureusement, dès la première traversée, le Dakota se perdit, on ne sut jamais comment. Les Japonais sont soupçonnés d’avoir causé ce désastre; car c’est leur projet bien arrêté d’accaparer la navigation de cet océan qu’ils considèrent comme leur fief.
Etant allé moi-même visiter un jour le Minnesota, je ne fus pas peu surpris de voir dans le même dock un grand bateau japonais faire le service du Dakota disparu. Ce n’était là que le prélude de la grande bataille qui devait se livrer entre les Japonais et les Compagnies de chemins de fer américaines pour la suprématie commerciale. En 1908, à la consternation générale des ports de l’Ouest, les Compagnies de chemins de fer déclarèrent qu’elles renonçaient au commerce transcontinental; elles apportaient comme raison de cet abandon, l’incohérence des lois édictées par les différents Etats qu’elles considéraient comme opposées à leurs intérêts vitaux; les présidents de ces Compagnies lancèrent des circulaires dans les journaux, où ils annonçaient cette décision, et Hill dans la sienne déclarait ouvertement que les successeurs des Compagnies américaines dans cette grande entreprise ne seraient autres que les Japonais. C’était une des plus grandes victoires remportées par ceux-ci sur les Américains; ce n’était pas la seule. Ils l’ont bien montré dans la question des écoles de Californie, que je n’ai pas à traiter ici.
Un autre trait caractéristique de la population de Seattle, c’est le grand nombre d’aventuriers qu’elle renferme. Cette ville est en effet le seuil de l’Alaska; elle est la tête de ligne de tous les bateaux qui transportent les chercheurs d’or par Nome jusqu’aux rives du Yukon. On comprend qu’au moment du départ et au retour de ces bateaux, il se trouve à Seattle une tourbe de gens sans aveu. La police est bien faite; les policemen de service dans les rues ressemblent tout à fait pour le costume et la prestance aux policemen anglais. Outre les agents en uniforme, il y a les agents en bourgeois ou «détectives» de la police secrète. On emploie ceux-ci quand l’uniforme des autres agents pourrait éveiller les soupçons des malfaiteurs qu’on veut arrêter. Ainsi un jour un bandit longtemps recherché fut trahi par un de ses associés et livré à la police à l’intersection de la 2ᵉ Avenue et de Pike-street. Il y a toujours là une foule considérable et la circulation des tramways est incessante. Quatre détectives y attendaient leur proie; tout à coup le bandit se vit entouré; il voulut prendre son revolver, mais il n’en eut pas le temps: en une seconde, quatre balles l’étendaient raide mort sur le sol, au milieu de la foule épouvantée. Je venais de passer précisément à cet endroit un instant auparavant.
Quelques jours avant mon départ, une scène beaucoup plus tragique encore se passa presque sous mes fenêtres. Vers 9 h. du soir, j’entendis soudain des coups de feu répétés, immédiatement suivis de cris de terreur et de désespoir, poussés par des femmes. Je sus le lendemain quel drame affreux s’était déroulé la veille, dans une famille que j’avais connue par hasard. Le père, encore jeune et d’allure parfaitement tranquille, avait tué à coups de revolver deux personnes qui logeaient dans sa maison, et voyant sa femme s’enfuir avec sa fillette, il les avait abattues toutes deux sur le pavé de la rue et s’était ensuite brûlé la cervelle.
Le grand événement de l’année 1908 à Seattle fut l’arrivée de la flotte des Etats-Unis, partie de l’Atlantique pour faire le tour du monde. Une foule immense attendait cette imposante escadre de seize cuirassés, et ce fut une déception générale de la voir émerger de la brume légère, unité par unité, et dans un silence absolu, sans un coup de canon, jeter l’ancre à un kilomètre du rivage. Les Japonais seuls firent quelque bruit, tirèrent force pétards en lançant dans les airs avec quelques fusées d’énormes cerfs-volants en forme de serpents et de dragons. Le soir il y eut réception des amiraux dans la grande salle de bal de l’hôtel Washington. J’y allai avec un compagnon et du haut de la tribune, je suivis des yeux cette scène bien américaine. En Europe, dans les occasions de ce genre, les invités forment la haie dans les salons, et c’est le souverain qui circule à travers la foule, distribuant comme il l’entend ses poignées de main et ses sourires. En Amérique, c’est tout le contraire: le personnage que l’on fête doit se tenir debout, immobile, pendant que la foule défile devant lui, et à chacun il doit serrer la main. Les amiraux étaient debout avec les dames du Comité, en grande toilette de bal; les invités serraient la main des officiers, saluaient les dames et passaient à la salle du banquet. Cela dura près de deux heures, et je surpris à un certain moment sur le visage de l’amiral Sperrey, commandant en chef de la flotte, des traces non équivoques de fatigue et d’ennui.
Deux jours après eut lieu dans la 1ʳᵉ et la 2ᵐᵉ Avenue le défilé des équipages; en tête marchaient les hommes du «Connecticut», vaisseau-amiral; puis les marins des trois divisions de l’escadre, chaque division précédée de sa musique au grand complet. Il y avait, dit-on, 4 à 5000 hommes; presque tous paraissaient très jeunes, et je suppose qu’un grand nombre n’avait pris du service que pour faire à peu de frais et dans d’excellentes conditions cet immense voyage. L’ensemble était remarquable de bonne tenue et d’entrain; aussi les habitants de Seattle ne ménagèrent-ils point à ces belles troupes leurs acclamations enthousiastes.
A Seattle les églises sont fort nombreuses; outre six églises catholiques, on compte 80 temples protestants de différentes sectes, luthériens, méthodistes, épiscopaliens, presbytériens, etc., etc. Moi-même j’étais chargé d’une paroisse italienne, établie dans un couvent de religieuses sur les hauteurs de Beaconhill. Deux autres paroisses catholiques sont desservies par nos Pères. La mission des Montagnes Rocheuses a de plus à Seattle un collège important, situé à l’intersection des rues Madison et Broadway. Plusieurs couvents de religieuses, un très grand pensionnat et un hôpital représentent l’élément congréganiste.
Après un séjour de cinq mois dans cette ville, et de six ans aux Etats-Unis, je fus rappelé en Europe. Ayant traversé le continent en quatre jours et quatre nuits, je m’embarquai le 27 août sur la Touraine, à New-York, et arrivai au Havre et à Paris le 4 septembre 1908.
Contre toute attente j’étais allé en Amérique; contre toute attente (car je comptais bien y laisser mes os), j’en suis revenu. La Providence m’a conduit, la Providence m’a ramené: que ses desseins sur moi s’accomplissent jusqu’au bout!
DEUXIÈME PARTIE.
Monographies Indiennes.
CHAPITRE I.
UNE TRIBU PAIENNE: LES PIEDS-NOIRS.
I.
La nation des Pieds-Noirs.
La nation des Pieds-Noirs se divise en quatre tribus qui parlent toutes la même langue: les Pieds-Noirs proprement dits, la peuplade du Sang, les Piégans du Nord et les Piégans du Sud. Tous ces Indiens portent le nom de Pieds-Noirs, parce qu’ayant traversé une immense prairie incendiée au commencement du printemps, ils avaient eu les pieds noircis par la cendre: telle est l’origine de leur nom.
La tribu du Sang s’appelle ainsi, parce que ces Indiens en dévorant des viandes crues se remplissaient les lèvres de sang et aimaient à se montrer ainsi barbouillés.
Piégans est un mot de langue sauvage qui signifie peau de buffle, mal tannée. Ce nom fut donné à la tribu des Piégans, parce qu’ils manquaient d’ordre et de propreté dans l’entretien de leurs fourrures.
Ces quatre tribus étaient divisées en petites bandes, chacune sous la direction d’un chef et tous erraient à travers des prairies immenses, comme des loups, à la recherche d’une proie. Partout où ils s’arrêtaient, ils dressaient leurs tentes, en se mettant en garde contre leurs ennemis sauvages qui, d’un moment à l’autre, pouvaient les surprendre et les massacrer.
Les Pieds-Noirs proprement dits, la nation du Sang et les Piégans du Nord vivent actuellement au Canada sous la protection du gouvernement anglais. Les Piégans du Sud habitent le Montana sous le gouvernement des Etats-Unis.
Les Pères Oblats du Canada s’occupent des Indiens de leur territoire, et nous sommes chargés des Piégans du Sud.
Les Pieds-Noirs du Montana (Piégans du Sud) habitent dans la partie septentrionale de cet état une vaste Réserve bornée au Nord par le Canada, à l’Ouest par la haute chaîne des Montagnes Rocheuses, au Sud et à l’Est par d’immenses prairies où les blancs commencent à s’installer; ils s’y livrent à l’élevage des chevaux et du bétail, à la culture des terres, et se construisent des cabanes, formant de petits villages à une grande distance les uns des autres.
Les Pieds-Noirs du Montana sont forcés par le gouvernement de vivre dans des cabanes, de sorte que la Réserve tout entière est parsemée de maisonnettes, situées çà et là sur la rive des fleuves, au bord des sources et des ruisseaux, partout où se trouve un lambeau de terre cultivable. Ainsi notre paroisse de la Sainte-Famille comprend un immense territoire de plus de 6000 kilomètres carrés. C’est là notre champ de bataille; là que, sans répit, nous nous livrons à l’évangélisation de ces malheureuses peuplades perdues dans ces vastes solitudes.
Que ces générations de sauvages aient traversé tant de siècles pour arriver jusqu’à nous, c’est vraiment chose merveilleuse! Ils n’avaient d’autres armes que l’arc, les flèches et les couteaux de pierre, ni d’autres moyens de transport que des chiens. La pointe de la flèche était formée d’une pierre taillée en triangle; c’est avec ce seul instrument qu’ils devaient pourvoir à leur entretien. Nourriture, vêtement, tentes, ils tiraient tout de la chair et de la peau du buffalo. Voyages ou chasses, tout se faisait à pied; pour transporter leur mobilier, ils n’avaient que des chiens ou leurs propres épaules, ce qui rendait leurs déplacements lents et difficiles, et leurs chasses fatigantes et périlleuses.
Les buffalos sont des taureaux et des vaches sauvages, dont il est dangereux de s’approcher sans autre arme que des flèches et un arc; parfois rendus furieux par leurs blessures, ils se retournent contre le chasseur, et si celui-ci n’est pas assez prompt dans sa fuite, il court grand risque d’être roulé par terre ou lancé dans les airs sur les cornes du terrible animal. Il fallait donc user de ruses, ramper sans bruit à travers les broussailles et les herbes hautes, et, arrivé à portée, viser une partie vitale, lancer la flèche avec force de manière à percer le cuir épais pour tuer la bête. Que de fois les buffalos blessés mortellement s’enfuyaient en portant la flèche dans la plaie, privant ainsi le sauvage de sa proie et de son arme! Quand la chasse était heureuse, toute la tribu se réjouissait, et le chasseur recevait les félicitations de tous. Outre les buffalos, on chassait aussi les cerfs, les chevreuils, les moutons sauvages, les lièvres et autres animaux. On recueillait aussi des fruits et des racines, et quand les provisions abondaient, on faisait sécher au soleil les quartiers de viande, les fruits et les racines, que l’on réservait pour les temps de disette.
C’est ici le cas de répondre aux calomnies des blancs qui accusent les sauvages de paresse, affirmant que parmi eux les femmes seules travaillent. Les vieux sauvages doivent être considérés comme des ouvriers sans ouvrage: ils connaissaient à fond l’art de la chasse qui fournissait à tous leurs besoins; maintenant ils sont trop vieux pour apprendre un nouveau métier. Au contraire le travail des femmes reste toujours le même; elles continuent comme par le passé à faire le ménage et à préparer les repas.
Le pauvre sauvage, après avoir couru à pied toute la journée par monts et par vaux à la recherche du gibier, revenu le soir à la maison, pliant sous le poids de sa chasse et brisé de fatigue, se couchait dans sa tente pour se reposer. On comprend alors que les femmes et les autres membres de la famille se soient empressés de le réconforter, puisqu’ils vivaient de ses fatigues.
Poussés par la faim, les Indiens tâchaient de se procurer la chair du buffalo par toutes sortes de stratagèmes. Le principal consistait à faire tomber ces animaux dans des précipices. Par ce moyen, ils en tuaient plus d’une centaine à la fois. On rencontre encore dans les prairies de longues allées de pierres, qui toutes conduisent au précipice vers lequel on poussait le troupeau.
On rencontre aussi dans les plaines des cercles qui indiquent les campements d’une race très ancienne. Quand les Indiens dressent leur tente arrondie, ils amoncellent tout autour des pierres pour les maintenir contre le vent et empêcher l’accès des serpents, des rats et autres animaux semblables. Lorsqu’ils décampent, ils enlèvent les tentes et laissent les pierres à leur place. L’ancienneté de ces campements se déduit de la petitesse des cercles; ils n’ont en effet que deux ou trois mètres de diamètre, tandis que les tentes des Indiens actuels sont beaucoup plus larges.
II.
Les premiers chevaux.
L’introduction des chevaux parmi les Pieds-Noirs du Montana ou Piégans ne remonte pas à plus de deux cents ans; ils leur vinrent des tribus voisines. Habitués à se servir de chiens pour leurs transports, ils furent stupéfaits de voir les chevaux rapides comme les cerfs rendre les mêmes services que les chiens; et ils appelèrent le cheval cerf-chien (punoko-mita).
Les chevaux facilitèrent aux sauvages la chasse et les voyages, mais devinrent la cause de bien des calamités. Les Indiens, avides de se procurer ces précieux auxiliaires, pensèrent que le meilleur moyen était de les voler aux tribus ennemies. Il s’en suivit d’interminables guerres, et il n’y eut plus de sécurité; la plus grande partie des hommes valides furent tués dans ces guerres; fort peu arrivaient à une vieillesse avancée. Leurs batailles n’étaient d’ordinaire que de simples escarmouches, parce que les bandes de guerriers ne comptaient guère que de sept à huit hommes. Ils ne se battaient qu’en rase campagne; leur petit nombre leur permettait de se cacher facilement et de se glisser à travers la brousse pour surprendre l’ennemi, le tuer, ravir le butin et s’échapper.
Quand l’expédition n’avait pour but que de voler des chevaux, les guerriers, arrivés en territoire ennemi, se cachaient au sommet d’une colline des journées entières, épiant tous les alentours, et la nuit venue, ils descendaient dans la plaine et s’enfuyaient avec tous les chevaux qu’ils avaient pu réunir.
Pour mieux se cacher dans leurs expéditions, ils voyageaient d’ordinaire à pied, portant avec leurs armes une longue corde faite de lanières de cuir. Arrivés de nuit à l’endroit où étaient les chevaux des ennemis, ils faisaient un large nœud coulant à une extrémité de la corde, et à quelques pas du cheval, avec la main élevée au-dessus de leur tête, ils faisaient tourner rapidement le lazzo, décrivant ainsi dans l’air un cercle horizontal, et le lançaient avec tant d’adresse que la corde s’abattait sur le cou du cheval comme un collier. Ils tiraient alors la corde et, s’approchant de la bête à demi étranglée, ils lui mettaient dans la bouche l’autre extrémité de la corde, la fixant avec un nœud sous la mâchoire inférieure, et avec cette bride improvisée l’homme sautait à cheval; après s’être emparés ainsi du plus grand nombre de chevaux possible, ils retournaient à toute vitesse à leur campement. Cependant les propriétaires des chevaux s’apercevant du vol, entraient en fureur: de toutes les parties du camp s’élevait un concert de malédictions. C’était le moment pour les jeunes guerriers d’entrer en scène.
A l’aspect des traces laissées par les chevaux et à d’autres signes, ils jugent bien vite de la distance parcourue par les fugitifs et retrouvent les endroits où ils se sont arrêtés pour se reposer, eux et leurs chevaux; parfois ils rencontrent un cheval qui n’a pu suivre les autres et retourne lentement vers le camp. Si les larrons, trop confiants en eux-mêmes, ralentissent le pas, ou si, vaincus par la fatigue, ils s’abandonnent au sommeil et ne peuvent regagner le temps perdu, ils sont bientôt rejoints par ceux qui les poursuivent; ceux-ci se cachent, prenant un chemin détourné à travers la brousse, et cherchent à les surprendre par ruse. Ils leur barrent la route dans un passage étroit qu’ils ne peuvent éviter; ou bien ils s’approchent à pied de buisson en buisson, et tout à coup tombent sur eux, les tuent et ramènent tous leurs chevaux. Si l’embuscade est impossible, et que les voleurs soient surpris en route, la bataille s’engage et les vainqueurs s’emparent du butin contesté.
Quand un guerrier a tué un ennemi, comme preuve de sa valeur, il lui enlève un morceau de la peau du crâne avec sa longue mèche de cheveux qu’il attache à l’extrémité d’un bâton, comme une banderole qu’il fait flotter au vent, et ainsi il rentre parmi les siens, triomphant, et chantant l’hymne de la vengeance. Si les voleurs de chevaux parviennent à regagner sains et saufs leur campement, ils sont reçus avec enthousiasme par toute la tribu et par des chœurs de jeunes filles qui célèbrent leur bravoure. Les ennemis arrivés aux abords du camp les attaquent par surprise, massacrent quelques familles inoffensives, scalpent une de leurs victimes et s’enfuient en toute hâte. Ou bien ils se tiennent cachés sur une haute colline ou dans d’épaisses forêts, jusqu’à ce qu’ils trouvent pendant la nuit un moment opportun pour descendre vers une bande de chevaux ennemis; alors ils s’en emparent, et retournent chez eux bien vengés et peut-être avec un butin plus considérable. Et ainsi la guerre ne cessait jamais, et n’était qu’une alternative d’attaques et de revanches.
D’après le code indien, quand des chevaux ont été volés, les guerriers qui se sont mis à leur poursuite, s’ils les reprennent, ne les rendent pas à leurs anciens maîtres. Conformément à la morale des sauvages, une fois les chevaux enlevés, leur propriétaire n’a plus de droits sur eux; et les guerriers qui les ont repris au péril de leur vie, les gardent comme récompense de leur valeur. Si les voleurs de chevaux sont un certain nombre, bien qu’amis entre eux, quand arrive le partage, c’est le plus leste qui en prend le plus. Parfois éclatent de terribles querelles: ainsi deux Pieds-Noirs revenant d’une razzia chez les Corbeaux, l’un tua l’autre et s’empara de tout le butin.
Il y aurait des volumes à écrire sur tous ces épisodes de guerre, si le temps ne les avait ensevelis dans l’oubli.
III.
Mode d’élection des Chefs.
L’orgueil est la passion dominante de l’Indien. Une longue expérience m’a convaincu que son rêve préféré est d’être chef, de dominer, de paraître supérieur aux autres par le rang et le talent. De là leur extrême susceptibilité au moindre manque de courtoisie et de respect; de là aussi leur témérité dans les combats par amour de la gloire; rien ne leur paraît plus beau que de raconter leurs exploits devant toute la tribu réunie, au milieu d’un silence imposant, et d’exciter la jeunesse à imiter leurs exemples. Ils rendent hommage à la supériorité des blancs dans les questions d’art ou de science; mais ils se regardent comme supérieurs à eux en bien des points, entre autres dans leur manière d’arriver au pouvoir et de choisir leurs chefs.
Un Indien me dit un jour: «Vous autres, blancs, quand vous voyez un homme riche, vous allez à lui, vous le flattez et le prenez pour chef. Pour nous, nous ne faisons pas de chefs, mais tous les chefs se font eux-mêmes. Qu’un homme se présente et par ses exploits nous prouve sa bravoure, nous, Indiens, nous le suivons aussitôt.
»Quatre choses sont requises pour un chef Indien.—La première est de posséder la pipe.—Un jeune homme veut-il devenir chef, un beau jour il part et se retire sur une haute montagne, et là, pendant six ou huit jours, il
jeûne, prie, offre des sacrifices au soleil pour qu’il lui soit propice et lui fasse trouver une médecine, c’est-à-dire un objet ou talisman qui ait un pouvoir surnaturel et l’aide dans toutes ses entreprises. Pendant tout ce temps, il ne doit ni boire ni manger; il se coupe une phalange du petit doigt ou de l’annulaire et l’offre au soleil. Si le soleil lui est propice, pendant son sommeil il a un songe qui lui révèle sa médecine, c’est-à-dire le talisman protecteur de toutes ses entreprises. Ce peut être une pierre de forme étrange que le soleil a déposée là pour lui; ou bien un oiseau, ou quelque autre petit animal qu’il doit tuer, embaumer et porter sur lui. En possession de son talisman, le jeune brave descend de la montagne et annonce au camp qu’il a trouvé la médecine et une médecine puissante; que sous peu de jours il ira voler les chevaux de telle tribu ennemie, et «qui a du cœur, me suive!» Cinq ou six compagnons s’offrent aussitôt, et leurs préparatifs terminés, ils se mettent en campagne. Le futur chef sachant combien les Indiens aiment à fumer, emporte avec lui du tabac et une pipe; et quand ils s’arrêtent pour manger ou dormir, après le repas, on allume la pipe qu’ils se passent de main en main après en avoir tiré quelques bouffées. Si l’expédition réussit et que la troupe revienne victorieuse, alors la médecine du jeune guerrier est bonne et nous disons qu’il possède la pipe, c’est-à-dire qu’il s’est montré bon guide et qu’il a prouvé dans cette entreprise son intelligence et sa valeur.—Ainsi donc la première condition pour un jeune guerrier qui désire devenir chef, c’est de recevoir la médecine du soleil et de réussir dans une expédition contre les ennemis.
»La seconde condition, c’est de frapper un ennemi vivant ou mort, ou de le tuer en le frappant. Quand dans une bataille on tire et qu’un ennemi tombe, tous se précipitent à qui arrivera le premier pour le frapper: peu importe quel est celui qui le tue. La gloire est pour celui qui arrive le premier; un second et un troisième peuvent frapper à leur tour, mais leur gloire est moindre.
»La troisième condition, c’est d’enlever à l’ennemi son fusil ou son arc. Ainsi quand un guerrier frappe un ennemi et lui prend son fusil ou son arc, il a deux chances pour devenir chef. Et quand quelqu’un a rempli ces trois conditions, il est déjà considéré comme chef, mais pas complètement.
»La quatrième condition qui donne au chef la dernière consécration, c’est de pénétrer la nuit dans un camp ennemi, de couper la corde du cheval le plus rapproché d’une tente, de sauter sur ce cheval et de fuir en emportant la corde.
»Quand un Indien réunit ces quatre conditions, il est chef, et le suit qui veut. S’il a le cœur bon, un grand nombre de familles le suivront et obéiront à ses ordres.»
Quand l’Indien eut fini de parler, je lui posai cette question: «Tout à l’heure tu disais que les jeunes guerriers offrent au soleil une phalange de leur doigt; je désirerais savoir comment cela se passe.»
Et l’Indien répondit: «Voici: d’abord ils se coupent une phalange du doigt, et cette opération se fait de deux façons. La première, c’est de placer le doigt sur un morceau de bois et de faire sauter la phalange d’un coup de couteau. La seconde, c’est de se mettre l’extrémité du doigt dans la bouche et de faire passer le couteau autour de l’articulation jusqu’à ce que le morceau tombe. Ensuite ils vont chercher dans la prairie de la fiente sèche de buffalo, placent dessus la phalange et l’offrent ainsi au soleil.»
En l’entendant, je me disais en moi-même: comme le diable se moque de ses adorateurs et tourne en ridicule les sacrifices qu’on lui offre!
IV.
La civilisation chez les Sauvages.
Les premiers blancs qui entrèrent en relation avec les sauvages, leur portèrent des couteaux, des haches, des briquets pour allumer le feu, des fusils, des couvertures, des vêtements, du sucre, du café et de la farine; et ils donnaient ces objets en échange des peaux de buffalos jusqu’à la destruction de ces animaux par le fusil; alors les sauvages eux-mêmes commencèrent à disparaître lentement. Divisés en nombreuses nations, comptant des centaines de mille d’individus, ils peuplèrent l’Amérique dans les siècles passés, soutenant leur vie avec les produits naturels du sol et surtout la chasse; et comme ils le prétendent, ils étaient heureux; à présent les survivants, en petit nombre, traînent leur existence dans la déchéance et la misère.
A la fin du siècle dernier, les Franciscains avaient en Californie trente missions florissantes, distantes entre elles d’une journée de marche, avec des milliers d’indigènes: maintenant tout a disparu.
Où florissent à présent les plus superbes cités des Etats-Unis, s’étendait la libre campagne, parcourue par les tribus nomades. Suivant les statistiques officielles, on compte actuellement aux Etats-Unis 250.000 Indiens. D’après la relation adressée au secrétaire de l’Intérieur en 1893, il y a 123 tribus, distribuées en 102 agences ou territoires indiens; un employé du gouvernement les administre avec le titre d’Agent des Indiens.
La population actuelle de la Réserve des Pieds-Noirs (Piégans) est de deux mille âmes. Il y a là 72 blancs mariés à des femmes indiennes, et de ces mariages sont nés 650 enfants métis. Donc dans la Réserve plus d’un quart de la population est composé de métis. Et ce qui a lieu chez les Pieds-Noirs, a lieu également dans les autres tribus. Il s’ensuit que des 250.000 Indiens vivant aux Etats-Unis, il faut retrancher au moins un bon quart qui ne sont pas de purs Indiens. En outre, les maladies déciment les sauvages, surtout la tuberculose.
En deux ans, le chef de tous les Pieds-Noirs, voisin de la Mission, à vu mourir dans sa case sept de ses fils, à l’âge de dix ans et au-dessous, presque tous victimes de cette maladie. Un autre Indien, nommé le Jeune-Chef, a perdu en peu de temps ses quatre fils, et il en est de même, plus ou moins, de beaucoup d’autres. La seule consolation est que presque tous ces enfants meurent baptisés.
Passer d’une vie nomade à une demeure fixe est souvent mortel pour les Indiens, pareils à des oiseaux qu’on enfermerait dans une cage. Mais ce qui leur est le plus nuisible, c’est le changement de nourriture. Ils étaient habitués à la viande de buffle qu’ils mangeaient à satiété; privés de cet aliment, ils se trouvèrent dans une grande pénurie. Le gouvernement américain vint à leur secours en disant: Cédez-moi une partie de vos terres et je vous donne tant; ou je vous nourris pendant tant d’années jusqu’à concurrence de cette somme. Ainsi les sauvages pressés par la faim vendirent presque pour rien d’immenses territoires. Par exemple, il y a quelques années, les Indiens de la tribu des Corbeaux cédèrent deux millions d’arpents de terre à 50 sous l’arpent!
A partir de ce moment, le gouvernement élève au milieu de la Réserve indienne une maison appelée Agence, où l’on distribue chaque semaine les provisions ou rations aux sauvages. Ces rations consistent spécialement en viande, farine ou quelque autre comestible. Après avoir reçu leurs rations, rentrés chez eux, ils consomment, en deux ou trois jours, tout ce qui devait durer une semaine entière; et ainsi ils sont réduits à un jeûne forcé de quatre ou cinq jours, et à se contenter pour ne pas mourir de faim d’une nourriture insuffisante et malsaine. Comme ils ne mettent rien à part pour les enfants et pour les malades, tous les membres de la famille doivent se soumettre à ce régime de disette et de privations.
Telle est la cause principale de la tuberculose qui atteint les enfants dès le sein de leur mère et qui les emporte après leur naissance, faute de lait et de nourriture suffisante. De là vient que les Indiens, autrefois vigoureux et robustes, sont maintenant d’un tempérament débile et sujets à toutes sortes de maladies.
Ayant visité, case par case, la tribu des Corbeaux, j’étais mieux que personne au courant de la situation. Un jour, dans une visite à l’Agent qui était général des troupes américaines, sa femme me demanda si je croyais que les Indiens aimassent le général. La question était délicate et je répondis, à la mode indienne, que les sauvages mesurent leur amitié sur les dons qu’on leur fait. Il faut savoir que les Corbeaux ayant reçu leur ration coupent la viande en longues lanières suspendues à des cordes dans leur tente. Tant que dure cette provision, ils aiment l’Agent; mais comme elle ne dure que trois jours, ils aiment le général trois jours et le détestent les quatre autres jours de la semaine.
Il y a quelques années, les Pieds-Noirs que devait nourrir le gouvernement, mouraient de faim à cause de l’incapacité de l’Agent, qui depuis sept ans les opprimait. Les choses allèrent si loin que les autorités civiles en dehors de la Réserve durent venir au secours des Pieds-Noirs. Le grand jury de Benton adressa à la cour suprême d’Helena un réquisitoire sévère contre l’Agent prévaricateur, le major Jung. On l’accusait de faire de son Agence le refuge des voleurs de chevaux et le dépôt des objets dérobés.
Pour dire la vérité, j’ai moi-même pesé les rations des sauvages et constaté qu’ils ne recevaient que dix onces de viande par semaine, quand dix onces auraient à peine suffi pour un seul repas.
Il ne se passait pas de jour qu’un Pied-Noir ne tombât mort de faim, et à certains jours on compta jusqu’à six morts. Les petits enfants mouraient comme des mouches, et moi-même j’eus souvent à souffrir de la famine. L’Agent pendant trois ans, craignant que je ne vinsse à connaître ses méfaits, me refusa obstinément la permission d’instruire les Pieds-Noirs; s’il me rencontrait quelque part, il m’ordonnait aussitôt de sortir de la Réserve et de n’y plus rentrer, sous prétexte qu’il avait tous les pouvoirs du Président des Etats-Unis. Et je partais... mais dès le lendemain je rentrais dans un camp ou dans un autre. Et cela pendant trois ans. Le major Jung doit m’avoir dénoncé comme rebelle au gouvernement de Washington. Pour moi, voyant que les Pieds-Noirs mouraient en si grand nombre, j’informai de cette déplorable situation quelques personnes influentes de Benton et l’autorité militaire de Port-Shair; ce qui amena l’expulsion de l’Agent.
Trois ans plus tard, je me trouvais dans la tribu des Cheyennes, quand un Inspecteur du gouvernement vint à la Mission et me demanda mon nom: «Je m’appelle Prando,» répondis-je. Et lui, prenant son calepin, il se mit à le parcourir jusqu’à ce qu’il trouvât mon nom. «Faites attention, me dit-il, le gouvernement à l’œil sur vous.»—Et moi de répondre: «Il y a quelques semaines je m’égarai pendant deux jours et une nuit au milieu des neiges des hautes montagnes dites «les loups»: pourquoi le gouvernement n’a-t-il pas envoyé à ma recherche?»
Les Corbeaux ont eu beaucoup d’Agents; mais à les entendre, le meilleur de tous était le premier, le major Pease. Lorsque les provisions arrivaient, celui-ci en faisait deux tas et, appelant les Corbeaux, il leur disait: «Les provisions sont arrivées et j’ai divisé le sucre, le café, les couvertures et toutes les autres choses en deux parts égales. L’une est pour moi parce que je suis votre Agent; l’autre est pour vous, prenez-la et faites-en ce que vous voudrez.» Et de là ce dicton chez les Corbeaux: le major Pease a été le meilleur Agent parce qu’il ne nous prenait que la moitié de nos provisions.
Un jour je rencontrai le major et je le félicitai de l’estime qu’avaient pour lui les Indiens; et voyant que cela faisait plaisir à ce pauvre vieux, j’ajoutai: «Ils disent que vous ne preniez que la moitié de leurs provisions, dont vous faisiez deux parts égales.—Oh! répondit le vieux, cela-ne pourrait plus se faire maintenant.»
Quelques Corbeaux vinrent un jour me trouver et me dirent qu’ils voulaient renvoyer leur Agent parce que c’était un voleur: ils me demandaient là-dessus mon avis. Je leur recommandai de le garder et de ne pas changer, parce que, ajoutai-je, si, comme vous dites, il a tant volé, il doit à présent avoir les poches pleines; tandis qu’un nouvel Agent aura les poches vides et devra vous voler beaucoup pour les remplir. L’argument plut aux Corbeaux.
Le gouvernement américain réserve tous les ans plusieurs milliers de dollars pour les diverses tribus
indiennes. Il y a quelques années, il distribuait neuf millions de dollars. Dans cette somme sont comprises toutes les dépenses, le traitement des nombreux fonctionnaires et l’entretien des Indiens. Tout compte fait, le sort de cet argent est à peu près celui d’un bœuf qu’on aurait tué à Washington, fait rôtir tout entier et expédié aux Indiens par chemin de fer. A Washington même ceux qui voient ce bœuf si bien rôti et d’un si agréable fumet, se disent entre eux: Ce bœuf destiné aux Indiens est vraiment gras et doit être excellent; coupons-en une tranche et goûtons-le. Et ils lui livrent un premier assaut. Le bœuf parti, pendant son long voyage, tous ceux qui peuvent l’approcher en coupent une tranche; de sorte qu’à son arrivée dans la Réserve toute la viande a disparu, et il ne reste plus que les cartilages et les nerfs qui relient les os. On jette cette carcasse par terre, et on invite les Indiens à venir prendre leur part; les malheureux accourent pour ronger les os comme des loups affamés, et se font une fête de les briser pour en sucer la moelle. De même la plus grande partie de l’argent va aux blancs et les Indiens n’ont que les restes. Voilà comment la civilisation, dans son contact avec les sauvages, aboutit à leur destruction.
V.
La médecine des sauvages et autres causes de destruction.
Tant que les sauvages sont dans l’abondance, jeunes et bien portants, ils sont heureux comme les oiseaux au printemps gazouillant dans les bosquets. Le sauvage est un être libre qui ne connaît ni ne respecte aucune loi contraire à sa volonté. Il s’abandonne à ses passions, sans réserve et sans remords. Tel est pour lui l’unique but de la vie et, après l’avoir atteint, il en jouit en paix. Mais quand il devient vieux et malade, alors la scène change. Dans les plus graves maladies, il ne peut se procurer une nourriture convenable. J’ai vu des Indiens à l’article de la mort n’ayant qu’un morceau de pain très dur près de leur grabat; et aussi longtemps qu’ils pouvaient étendre la main et grignoter ce morceau de pain, ils conservaient l’espoir de vivre; mais dès que la force leur manquait, il ne leur restait qu’à s’étendre et mourir. S’ils ont de la viande fraîche ou séchée, ils la donnent aux malades plutôt que du pain; mais cela non plus ne convient guère à l’estomac d’un malade. On appelle les docteurs indiens ou hommes de médecine, qui bien souvent mériteraient d’être pendus, tant sont nombreux ceux qu’ils tuent par ignorance ou par malice. Ces charlatans prétendent guérir les malades en chantant, en battant du tambour, avec leur pipe, quelques herbes ou racines et toutes sortes de cérémonies aussi inefficaces que ridicules.
En 1894 j’ai écrit sur les hommes de médecine un article publié en anglais dans le «Boston Medical and Surgical Journal», nº du 15 décembre 1894, et dont voici la traduction:
L’homme de médecine chez les Corbeaux.
Les hommes de médecine ont une grande importance parmi les Indiens. Ils sont tout-puissants et tout le monde les regarde avec respect. Leurs secrets, mystères, incantations, etc., ne sont point connus en dehors de leur secte. J’ai vécu seize ans au milieu des Indiens, j’ai étudié avec grand soin leur manière de voir et de raisonner, leurs mœurs, leurs lois, leur langue et tout particulièrement les hommes de médecine. J’avais gagné leur confiance et j’étais admis à leurs opérations secrètes, tandis que tous les autres étaient renvoyés hors de la tente avant le commencement de la séance.
Les Indiens ont la plus grande confiance dans ces hommes de médecine, abandonnent leurs malades entre leurs mains et les paient grassement. Parfois ils appellent deux ou trois de ces sorciers qui opèrent alternativement, jusqu’à ce qu’ils aient obtenu le résultat désiré.
Une femme me disait un jour: Mon fils est malade; j’appellerai l’homme de médecine, je le paierai bien et mon fils guérira. Quand nous ne payons pas nos docteurs, leurs remèdes sont inefficaces; mais quand nous les payons bien, leurs remèdes font merveille. Je suis à même de payer, car j’ai beaucoup de chevaux.
Ces docteurs acceptent volontiers ce qu’on leur offre pour leurs services: parfois même ils prennent de force et emportent ce qu’on ne veut pas leur donner.
Un jour une pauvre femme vint à moi tout en larmes; un serpent à sonnettes avait mordu son cheval à la jambe, et le sorcier après ses incantations avait pris tout ce que possédait la pauvresse, c’est-à-dire un dollar et une couverture. «Je n’ai plus de couverture, ajouta-t-elle; mon cheval n’est pas guéri, et moi qui ne puis marcher, me voilà à pied.» Et avec un éclair d’indignation dans les yeux, elle se baisse, ramasse une poignée de poussière et la lance dans l’air en s’écriant: «C’est là tout ce qui me reste, un peu de poussière!» Je m’efforçai de calmer la pauvre femme et j’envoyai chercher l’homme de médecine. Il vint presque aussitôt et je l’exhortai à rendre ce qu’il avait pris, puisque le cheval n’était pas guéri. Son remède consistait à faire des entailles au couteau dans la partie gonflée de la jambe du cheval et à l’asperger avec une infusion de menthe.
Pour préparer un bain de vapeur, les Indiens prennent une douzaine de branches qu’ils enfoncent dans le sol en un cercle de deux ou trois mètres de diamètre; ils abaissent les extrémités des branches et les lient ensemble, formant ainsi une tente qui ressemble à une grande corbeille renversée. Ils s’enveloppent de couvertures, allument au dehors un grand feu sur lequel ils mettent des pierres grosses comme la tête d’un homme. Quand les pierres sont brûlantes, ils les poussent avec des bâtons jusqu’au milieu de la tente et en font un petit tas. Le malade se déshabille et entre dans la tente avec un seau d’eau; un des assistants rabat les couvertures sur la porte et le patient reste dans l’obscurité la plus complète. Il verse quelques tasses d’eau sur les pierres brûlantes et la vapeur s’élève; le baigneur s’étend par terre et la vapeur se condense à la partie supérieure de la tente et descend peu à peu sur les membres qui se couvrent de sueur. Après cinq ou dix minutes, à un signal donné de l’intérieur, l’assistant soulève la couverture; la vapeur s’échappe en nuage épais et l’Indien se remplit les poumons d’air frais. Cette opération se renouvelle plusieurs fois, et enfin le malade sort de la tente tout ruisselant de sueur. Quelques-uns courent se plonger dans l’eau du fleuve, d’autres se couchent par terre, laissant au vent le soin de les sécher.
A la vertu curative de ce bain de vapeur, les Indiens ajoutent leurs superstitions et font de la tente de sueur une tente de prières; ils prient à haute voix de manière à être entendus de tous ceux du dehors.
Avant une entreprise importante, ils ont coutume d’entrer dans la tente de sueur, où ils prient pour eux-mêmes et maudissent leurs ennemis; parfois aussi ils se livrent à cette pratique dans un but tout à fait mauvais.
Quelquefois ce traitement est avantageux à leur santé, mais souvent il leur est nuisible, à cause du passage subit de l’extrême chaud à l’extrême froid. J’ai vu moi-même un homme atteint de pleurésie, jeté nu de la tente de sueur dans la neige. La mort ne se fit pas attendre.
Leurs remèdes se réduisent à quelques racines qu’ils emploient comme cathartiques ou émétiques. En dehors de cela, ils ont peu de véritables remèdes. Ils chantent, battent du tambour, font semblant d’aspirer le virus ou le mauvais esprit du corps malade, emploient la pipe et des pierres de forme curieuse avec une variété de cérémonies que seule peut inventer la cervelle d’un Indien. Ils imitent le mugissement du taureau ou le sifflement du serpent, etc. Ils terminent en comprimant le ventre du malade avec les poings ou avec des bâtons recourbés, ou bien encore ils sautent sur lui et le foulent de leurs pieds, comme le raisin dans le pressoir.
Battre du tambour et chanter est le grand remède. Un pauvre malade est-il enflé par tout le corps, ou en proie à de vives souffrances, l’homme de médecine place sa main au-dessus d’un foyer, et quand elle est chaude, il l’étend au-dessus du malade en l’agitant avec rapidité comme dans un accès de délirium tremens. En même temps il chante ou imite le sifflement d’un serpent ou la détonation d’un coup de fusil.
La pipe joue un grand rôle dans la médecine indienne. Ils l’allument, tirent deux ou trois bouffées, l’élèvent en l’air; la présentent au soleil, puis à la terre comme s’ils fumaient en l’honneur du soleil et de la terre. L’homme de médecine aspire ou avale, je ne sais comment, une bonne quantité de fumée, puis la souffle pendant près d’une minute sur tout le corps du malade. Les uns envoient la fumée par la bouche; d’autres, ayant couvert la pipe d’un mouchoir, soufflent dedans de manière à faire sortir la fumée par le tuyau et la promènent ainsi sur le malade de la tête aux pieds.
Ils appliquent sur le corps du malade de petites bêtes embaumées, ou des pierres de forme étrange, des limaces pétrifiées ou des serpents faits avec des chiffons. Tous ces objets sont renfermés dans des sacs de cuir bien travaillés et ornés de broderies.
Quand il y a une danse solennelle, les hommes de médecine apportent ces sacs au milieu de la loge et en font un bel étalage. Il y a beaucoup de ces docteurs parmi les Corbeaux et plusieurs ont grande réputation; toutefois, en cas de nécessité, tout le monde, hommes et femmes, peut faire office de médecin.
Un jour, arrivé près d’une tente, au moment où je descendais de cheval, j’entendis crier: On fait médecine! Cela voulait dire: Vous ne pouvez pas entrer. Je dis alors à l’homme de médecine qui se tenait à l’intérieur: «Moi aussi je suis médecin, et je désire entrer pour voir comment vous faites.» Il me répondit: «Entrez!» et j’entrai. Je vis là un tout jeune homme malade de consomption, couché par terre, le médecin assis à côté de lui, et une vieille femme accroupie à ses pieds. Le médecin avait près de lui un seau d’eau, et tenait à la main une baguette à l’extrémité de laquelle étaient fixés quelques poils de buffalo. De temps en temps il plongeait cette espèce d’aspersoir dans le seau et le secouait sur le corps du patient qui faisait mille contorsions. Le vieux docteur appliquait ses lèvres sur le côté du jeune homme, suçait la chair, puis avec deux doigts il tirait quelque chose de sa bouche, le mettait soigneusement dans la main de la vieille qu’il fermait aussitôt. Il répéta plusieurs fois cette opération, mettant toujours dans la main de la femme ce qu’il prétendait tirer du corps du malade. Saisissant le moment où il mettait ses doigts dans la bouche, j’avançai la main pour recevoir ce qu’il avait tiré. Il me le donna et me ferma le poing; je le rouvris et trouvai un morceau d’ongle. Il faisait croire à la vieille et au jeune homme qu’il avait réellement tiré quelque chose du corps de l’infirme, la cause de la maladie, et qu’il l’avait guéri.
Une autre fois, je me trouvais dans une case où un jeune garçon de dix ans avait la fièvre paludéenne. L’homme de médecine vint, portant des herbes dans un petit sac. Il déposa le paquet, et avec deux doigts il commença à presser le corps du malade en diverses parties pour trouver le siège du mal. Enfin il montra les côtes et dit: «Là est le mal.» Il se mit de l’herbe sèche dans la bouche, la mâcha et la cracha ensuite sur le corps du malade; puis il approcha ses lèvres des côtes et se mit à sucer en mugissant comme un taureau, balançant la tête à droite et à gauche comme s’il voulait arracher une racine avec les dents. Il se releva et laissa couler de sa bouche sur sa main la salive verte. La grand’mère de l’enfant me dit toute triomphante: «Voyez le pus qu’il a sucé!» Je me levai brusquement comme si j’avais voulu en venir aux mains avec l’homme de médecine, je lui dis d’un ton irrité: «Tu es un imposteur! cela n’est point du pus, mais simplement le suc de l’herbe que tu as mâchée.» L’homme de médecine, qui ne s’attendait pas à une pareille algarade, répondit froidement: «Tu as raison, cela n’est point du pus, mais le suc de l’herbe.»
Un autre spécifique de la médecine indienne consiste à masser le ventre avec les poings fermés, comme les boulangers qui pétrissent le pain, et ils font cela pour remuer les intestins et pour chasser les mauvais esprits Un jeune homme massait ainsi un mourant; je lui demandai pourquoi; il me répondit que dans le ventre de son frère il y avait un serpent qui peu à peu montait vers le cœur, menaçant ainsi de tuer le malade; il voulait donc tuer le serpent avant qu’il n’arrivât au cœur.
Un Indien gravement malade se plaignait d’un violent mal de gorge; un docteur indien entonna une chanson, et tirant le tuyau de sa pipe, il le prit dans la bouche et souffla de l’air tout autour de la gorge du patient, pendant que de la main gauche, par trois fois, il lui relevait le menton et le frappait légèrement à la gorge.
Peu d’instants après le même malade se plaignait de n’y plus voir; un autre docteur se leva pour exercer son art. Il se mit à chanter, tandis que le malade restait assis par terre sur une couverture. Il lui mit le bras gauche autour de la tête et avec la paume de la main droite il le frappa fortement à plusieurs reprises sur la nuque, lui demandant: «Vois-tu maintenant?» L’autre répondit: «Non.» Le docteur reprit: «Ne veux-tu pas me voir?—Oh! si,» répondit le malade désespéré. Et l’honneur du médecin était sauvegardé.
Le pire, c’est lorsqu’ils sautent à pieds joints sur le ventre et l’estomac du malade et le foulent à plaisir.
Le 14 août 1891, je campais au pied des montagnes appelées Big-Horn. Dans la tente voisine de la mienne vivait un vieil Indien avec sa femme, dont le nom signifiait: «Frappe le cavalier du cheval pommelé.» Le voyant malade, elle lui pressa le ventre avec les mains, et sautant sur lui à pieds joints, elle se mit à le piétiner: elle voulait le faire vomir. Je courus à elle et la repoussai loin du patient. Après le dîner, celui-ci prit un bain dans le ruisseau voisin. Alors la vieille vint me dire: «Mon mari veut que je le foule avec les pieds;» je lui répondis que les Indiens avaient des oreilles de fer, qu’ils ne voulaient rien entendre de ce qu’on leur disait pour leur bien et qu’elle était libre d’agir à sa guise. L’homme sortit de l’eau et se coucha par terre sur le dos couvert d’un chiffon. La femme sauta sur la victime et recommença sa brutale opération. Appuyée sur le pied gauche, elle pressait de toutes ses forces avec le pied droit. L’homme poussa un hurlement formidable: j’accourus; d’après les apparences, il était mort. Ce qui augmenta ma surprise, c’est que la femme continuait le traitement homicide, persuadée qu’il respirait encore. Il vint une autre femme; ensemble elles traînèrent le corps dans la tente, et toutes deux avec les deux poings se mirent à presser le ventre de l’homme, le regardant fixement. Je me tenais debout à la porte, contemplant ces deux tigresses. Quelques minutes après l’homme étant certainement mort, elles roulèrent le cadavre dans une couverture, le ficelèrent avec une corde et le portèrent à la sépulture avec des pleurs et des lamentations.
La pneumonie ou inflammation des poumons emporte grand nombre de sauvages et très vite. Mal nourris et mal vêtus, exposés à un froid intense, ils n’offrent aucune résistance à la maladie: ils portent des chaussures de cuir souple; quand il pleut ou quand il neige, ils marchent pieds nus, ne remettant leurs chaussures sèches que lorsqu’ils sont rentrés chez eux.
VI.
L’eau-de-vie.
Voilà plus d’un demi-siècle que les Indiens trafiquent avec les blancs et reçoivent en échange les objets qui leur sont nécessaires. Des Compagnies américaines remontaient les fleuves avec des barques chargées de provisions et d’objets curieux, ou venaient par terre sur des chariots attelés de bœufs et de chevaux; ils abordaient les Indiens, échangeaient les marchandises, et retournaient aux Etats revendre les peaux avec de grands profits. Malheureusement ces blancs étaient presque tous des aventuriers, gens sans scrupules et sans conscience, et ils introduisirent dans le pays l’eau-de-vie. Les Indiens, habitués à satisfaire toutes leurs passions, après avoir goûté la liqueur, furent incapables de se modérer; tant qu’ils avaient envie de boire, ils buvaient; il s’ensuivait des orgies effrayantes et même des meurtres quand une bande était ivre. Ils commettaient toutes sortes de crimes: les uns se suicidaient, les autres tuaient ceux qui leur étaient les plus chers, femmes, parents, amis, tous tombaient victimes de la funeste liqueur. Les sauvages dont elle a causé la mort se comptent par milliers. Le dernier meurtre fut commis le 1ᵉʳ décembre 1899: un Pied-Noir, sorti de la Réserve, était allé dans un village voisin où il s’était enivré jusqu’à devenir furieux: un blanc l’abattit d’un coup de fusil.
En 1894, au cœur de l’hiver, par un froid rigoureux, je m’étais réfugié pour la nuit dans la tente d’un chef, au fond de laquelle je m’endormis. Vers minuit, quelques sauvages chargés d’eau-de-vie, entrèrent dans la tente et se mirent à la vendre à leurs amis. Une couverture pour une chopine, une selle pour une bouteille, un dollar pour un verre. Ils passèrent alors dans une autre tente et l’orgie commença. Je dis au chef d’amener mon cheval, et voulais partir immédiatement. «On va bientôt, lui dis-je, tirer des coups de fusil dans toutes les directions, et je n’ai nulle envie de me faire tuer.» Le chef m’assura qu’il veillerait à ma sécurité et je restai chez lui. Le lendemain tout était tranquille; seulement, au dehors, on voyait çà et là des hommes et des femmes, couchés sur le sol, en état de complète ivresse. Leurs parents les traînèrent dans les loges et les gardèrent à vue, jusqu’à ce qu’ils eussent repris leurs sens.
Quelques sauvages, lorsqu’ils sont ivres, sont prêts à se livrer à tous les excès, et j’ai vu quelquefois des familles entières courir se cacher dans la brousse ou dans d’autres cases, jusqu’à ce que cet accès de folie fût passé.
VII.
Extinction de la race.
Les tribus indiennes diminuent de plus en plus, et par les mariages contractés dans la même tribu, tous deviennent parents entre eux; de là l’appauvrissement du sang et une génération des plus misérables, héritière de tous les maux, sans moyens de réagir. Si cela continue ainsi, en moins d’un siècle, l’histoire des tribus indiennes sera close; elles seront ensevelies dans l’oubli, il n’en restera plus que le nom... dans les livres.
Ajoutez la haine implacable de beaucoup de blancs envers les Indiens: ils ne manquent pas une occasion de leur faire tout le mal possible et disent qu’un Indien est bon quand il est mort ou tué.
Il existe un ouvrage anglais intitulé: A century of dishonor, «Un siècle de honte», dans lequel Madame Helen Jackson expose la conduite du gouvernement des Etats-Unis envers quelques tribus indiennes. Profitant de la liberté américaine, cet auteur avait pénétré dans les Archives du gouvernement et recueilli une foule de documents qui lui permirent de rédiger contre le même gouvernement un terrible réquisitoire. Elle y montre comment, pendant un siècle environ, il n’a fait qu’opprimer les Indiens, violant les traités, leur enlevant leurs terres, les refoulant dans les déserts, les tuant et commettant beaucoup d’autres injustices qui le déshonorent et le couvrent d’ignominie.
VIII.
Le massacre des Pieds-Noirs par les troupes du colonel Baker.
La tribu des Pieds-Noirs fut toujours la terreur des tribus voisines. A l’arrivée des blancs, pour une raison ou pour une autre, ils en vinrent aux mains avec eux. Si un Pied-Noir avait été tué par des Indiens ou par des blancs, d’après leurs coutumes, un Indien ou un blanc devait être tué en représailles.
En 1873, les Pieds-Noirs firent quelques incursions sur les bords de la rivière du Soleil, volèrent des chevaux, tuèrent des blancs et s’enfuirent vers le Nord. Quelques compagnies de soldats américains, sous le commandement du colonel Baker, se mirent à leur poursuite. Les éclaireurs découvrirent, sur les bords du fleuve Maria, un camp d’environ quatre-vingts tentes de Pieds-Noirs, et aussitôt ils revinrent en informer le colonel. Celui-ci, supposant que c’était les voleurs, fit avancer ses troupes et prit position près du camp. Au point du jour, pendant que les sauvages étaient encore endormis, il ordonna d’ouvrir le feu sur les tentes, et fit un affreux massacre de ces pauvres gens, hommes, femmes et enfants. Or les Pieds-Noirs qui avaient fait la razzia, ne s’étaient pas arrêtés au fleuve Maria, mais avaient continué leur fuite précipitée vers le Nord, d’où, après une longue chasse, revenaient précisément ces malheureux chargés de peaux de buffalo: ignorant ce qui s’était passé, ils se dirigeaient vers Benton pour y vendre le produit de leur chasse et acheter ce qui leur était nécessaire. Et ainsi, par une fatale erreur, beaucoup d’innocents avaient été sacrifiés. Sur quatre cents personnes, soixante-dix à peine échappèrent, et presque toutes blessées.
Ce massacre produisit la plus profonde impression sur l’esprit des sauvages; frappés de terreur, ils se soumirent pour toujours. A l’heure qu’il est, toutes les tribus indiennes des Etats-Unis sont gouvernées par une main de fer. De même que beaucoup de blancs n’aiment pas les Indiens, de même beaucoup d’Indiens n’aiment pas les blancs; ils ne cèdent qu’à la force et ne s’avouent vaincus, sans espoir de se relever, que par la crainte des millions de blancs qui les entourent. S’ils avaient la moindre chance de vaincre les blancs, aujourd’hui même toutes les tribus se soulèveraient comme un seul homme pour rôtir vifs les blancs et les dévorer. Tels sont les sentiments qui bouillonnent dans le cœur et la tête des Indiens subjugués; ils voient dans les blancs la cause de toutes leurs calamités et de leur destruction prochaine, dont ils ont le clair pressentiment.
Les tribus indiennes se trouvant donc dans cet état de désolation et sur le point de disparaître, il est de notre devoir de redoubler d’énergie pour en envoyer le plus grand nombre possible au ciel. S. Jean, au chapitre VII de l’Apocalypse, raconte qu’il a vu au pied du trône de Dieu une grande foule d’élus de toute tribu;—pour accomplir cette prophétie, nous travaillons à y joindre quelques représentants de la tribu des Pieds-Noirs.
IX.
Sépultures indiennes.
A peine un Indien a-t-il expiré, qu’on le porte à la sépulture; seuls les membres de la famille l’accompagnent. Autrefois le cadavre était lié ou cousu dans une peau de buffalo et déposé sur un arbre ou sur une sorte d’estrade où on l’abandonnait. Maintenant ils commencent à se servir de cercueils; cependant ils n’aiment pas à être ensevelis sous terre: voilà pourquoi bien peu nous amènent leurs morts. Presque toujours, les Pieds-Noirs se contentent de déposer le cercueil sur le sol et le laissent là sans autre cérémonie.
D’autres construisent une cabane en bois sans toiture, sur une haute colline. Cette case carrée a cinq mètres de large et deux mètres et demi de haut. On y entasse les morts de tout le voisinage: on place les cercueils les uns sur les autres avec quelques objets ayant appartenu aux défunts: pour un homme, ce sera son sac de médecine, sa selle, etc.; pour une femme, quelque objet de ménage, une poêle, des assiettes, des cuillers, etc.; pour un enfant, ses jouets, comme de petites voitures, et ainsi de suite. Une fois j’y ai vu mener le cheval du défunt, orné de rubans; après avoir déposé le cadavre, on tua le cheval d’un coup de fusil. L’opinion commune des blancs est que les Indiens déposent ces objets sur les cercueils et tuent des chevaux pour que les morts s’en servent dans l’autre vie.
Dernièrement mourut un enfant de cinq ans qui était baptisé et fut enterré dans notre cimetière. Le père de l’enfant prit un coffre et le remplit des habits et de tout ce qui avait appartenu au mort et le déposa sur la tombe. Quand cet homme se fut un peu consolé, il vint me voir et je lui demandai pourquoi il avait mis ce coffre sur la tombe de son fils, s’il croyait que celui-ci en ferait usage, le priant de m’expliquer la croyance indienne sur ce point. L’Indien, nommé «Mille Chevaux», homme très intelligent, répondit qu’ils agissent ainsi pour montrer leur désintéressement vis-à-vis des choses appartenant à leurs morts. Nous savons, ajouta-t-il, que le défunt aimait beaucoup ces objets, et nous les détruisons pour que personne ne s’en serve après lui.
Un chef nommé «Court-Double», homme de grande autorité dans toute la tribu, vint me voir et je lui dis: «Court-Double, dites-moi un peu: pourquoi les Pieds-Noirs laissent-ils aux morts ce qui leur a appartenu? J’ai vu sur un cercueil d’enfant une petite charrette; les Pieds-Noirs croient-ils que l’âme de cet enfant s’en serve dans l’autre vie? Quand vous tuez le cheval d’un mort, est-ce pour qu’il s’en serve dans l’autre monde?»—Court-Double répondit: «Nous donnons aux morts les objets qu’ils possédaient pendant leur vie, parce qu’ils les aimaient. En voyant ces objets, nous nous souviendrions du mort et notre douleur serait continuellement ravivée. Pour ne pas renouveler ainsi notre douleur, nous mettons avec le mort tous ces objets et ainsi nous oublions tout. Nous tuons les chevaux que le mort aimait, parce qu’il les soignait et les nourrissait bien; si un autre les prenait, il pourrait les négliger et les laisser maigrir; voilà pourquoi nous les tuons.»
Court-Double me narra ensuite l’histoire suivante: Le grand chef Seltis, après sa mort, était revenu à la vie. Il raconta comment après son dernier soupir il avait été transporté dans une plaine, traversée par un grand fleuve. Là il avait retrouvé tous ses proches et amis, morts depuis peu de la petite vérole: «Ils occupaient, dit Seltis, un campement composé de tentes pareilles aux nôtres. En me voyant, tous me crièrent: «Retourne chez toi! retourne à la maison, qu’es-tu venu faire ici?» De l’autre côté du fleuve s’élevait une tente isolée; ils me dirent de traverser, que je trouverais là le chef qui me ferait reconduire chez moi. Je traversai, je vis le chef et le reconnus, car il était mort peu de temps auparavant. Il appela son fils et lui dit de m’amener un cheval pour que je puisse retourner chez moi. Le cheval était gris; c’était le même qu’on avait tué aux funérailles du chef. Je partis, et lorsque j’arrivai à ma tente, le cheval se cabra et ne voulut pas approcher. Je descendis et j’entrai dans la tente: au milieu, il y avait un feu allumé et au fond mon cadavre assis par terre, le dos appuyé contre la cloison; deux ou trois personnes le soutenaient, les yeux fixés dessus et à ce moment, je revins à moi.» Tel fut le récit de Seltis.
Il est à noter que Court-Double ne dit pas s’il croyait ou non à cette histoire; dans tous les cas cette tradition confirme l’opinion des blancs rapportée plus haut.
«Nous croyons, continue Court-Double, que les morts s’en vont vers les collines sablonneuses appelées «Spàteikiù», à une centaine de milles d’ici, vers l’Est. Cet endroit est une terre désolée, où l’herbe ne croît pas. Un jour j’allai avec trois compagnons voler des chevaux aux Assiniboins; la nuit nous surprit précisément en cet endroit mal famé. Il y avait là un petit monticule de terre taillé à pic, derrière lequel nous nous abritâmes contre le vent, pour y passer la nuit. Je dis à mes compagnons que j’avais grand’peur des morts, parce que nous nous trouvions sur leur territoire. Nous nous étions couchés sur le sol, quand vers minuit nous entendîmes une voix criant: «Oh!... Oh!...» Puis un homme qui parlait; quelques instants après, un grand nombre de personnes qui causaient et couraient çà et là, comme des enfants en train de jouer.»
X.
Enterrés vivants.
Les sauvages portent quelquefois à la sépulture des hommes encore vivants. Chez les Corbeaux, il y avait un malade que je visitais chaque jour. Un matin que j’allais le voir, j’aperçus devant la tente un chariot attelé de deux chevaux: j’entrai. Le moribond était revêtu de ses habits de gala, avec la figure peinte en rouge. Les parents étaient assis en silence tout autour de la loge. Au bout de quelques instants, un d’entre eux se leva et me dit: «Cessez de lui parler; il est temps de partir.—Et où voulez-vous aller?—Le porter à la sépulture, répondit-il en me montrant le malade.—Comment? Le porter à la sépulture? mais il n’est pas mort.—Oh! reprit l’Indien, il sera mort avant que nous n’arrivions à la colline.—Et moi je vous dis que vous ne l’emporterez pas tant qu’il sera vivant; autrement je vais chercher la police et je vous fais mettre en prison.» Là-dessus ils renoncèrent à leur projet. Cette conversation avait lieu en présence du moribond, qui comprenait parfaitement tout ce qu’on disait. Vers le soir l’homme mourut, et on le transporta à la colline.
XI.
Vieux Pharisien et femmes scalpées.
Le vieux Grande-Plume, en vrai Pharisien qu’il était, voulait faire parade de ses vertus et me disait: «Je ne mens jamais, je ne vole pas, mon cœur est loyal et fort. Les Pieds-Noirs qui se contentent de couper le nez à leurs femmes coupables, n’ont pas le cœur fort. Un jour on me dit que ma femme était infidèle; je n’avais rien vu, je ne savais rien que par ouï-dire. Aussitôt je pris mon fusil, je couchai ma femme en joue et je l’étendis raide morte.—Scélérat!» m’écriai-je.—Mais il continua à me raconter d’autres meurtres qu’il avait commis, à moitié ivre, ajoutant que tout le monde le respectait et avait grand’peur de lui.
Une femme de la tribu des Corbeaux avait sur la tête une cicatrice large comme une pièce de cinq francs, où il n’y avait pas de cheveux, mais seulement une peau très mince. J’avais entendu parler de cette femme et je la priai de me raconter son histoire. «J’étais encore jeune fille, dit-elle; mon père avec quelques autres familles des Corbeaux était campé au delà du fleuve Yellow Stone. Dans le voisinage se trouvait une colline sur laquelle avait été enseveli un de nos parents; je voulus y aller avec deux autres femmes. Nous touchions presque au sommet de la colline; c’est tout ce que je me rappelle. Vers le soir je me trouvai couchée dans la tente avec une blessure au côté et la tête bandée. On me dit que sur la colline il y avait des Pieds-Noirs en embuscade et qu’ils avaient tiré sur nous. Nos guerriers accourus trouvèrent mes deux compagnes mortes et moi sans connaissance; avant de partir les Pieds-Noirs avaient enlevé à chacune de nous un morceau de peau avec les cheveux à l’endroit où vous voyez encore la cicatrice.»
Une femme de la tribu des Têtes-Plates, mariée au Pied-Noir Grande-Plume, avait une chevelure magnifique. Des Corbeaux l’ayant rencontrée l’attaquèrent à coups de fusil et elle tomba blessée. Les Corbeaux la croyant morte et voyant sa belle chevelure, lui scalpèrent toute la tête, ne laissant que quelques cheveux sur la nuque d’une oreille à l’autre. Cette femme revint à la santé: tout autour de la tête, la peau se reforma, laissant seulement voir au sommet du crâne l’os dénudé et légèrement noirci. Cette femme vit encore parmi les Têtes-Plates. Ce fait me fut raconté par Court-Double; et Grande-Plume que j’interrogeai, me le confirma. Il devait être bien renseigné, puisqu’il s’agissait de sa femme.
XII.
La chevelure d’un Corbeau.
Pour mesurer un objet, les sauvages prennent un bâton, serrent entre leurs doigts l’extrémité inférieure et comptent: un; puis par-dessus ils appliquent l’autre main et comptent: deux, et ainsi de suite. D’autre part, ils sont très fiers de leur chevelure; plus elle est longue et épaisse, plus ils l’apprécient.
Il y avait chez les Corbeaux un chef dont la chevelure ne cessait de croître; et il aimait à répéter que lorsqu’elle aurait cent mains de long, il mourrait. Or, quand il mourut, on mesura sa chevelure, elle avait précisément cent mains de longueur. Ses parents la coupèrent et la gardèrent précieusement comme un trésor et comme un remède tout-puissant. Tous les Corbeaux connaissent ce fait; ils en parlent souvent et nomment la personne qui possède ce joyau. Un jour que je me trouvais chez le possesseur de cet objet merveilleux, je le priai de me le montrer. Le bon vieux, tout heureux, prit un paquet accroché à une perche, le posa par terre et l’ouvrant avec précaution me dit: «Les cheveux avaient cent mains de longueur, mais j’en ai coupé vingt-cinq pour les donner à quelques amis partant en guerre; de sorte qu’il ne m’en reste plus que soixante-quinze.—Soixante-quinze, répliquai-je, c’est une belle longueur.» Il déploya la chevelure sous mes yeux; elle ressemblait à une longue corde non tressée; les cheveux étaient liés ensemble et collés de distance en distance avec de la résine. La case était un peu obscure et je demandai la permission d’aller regarder la corde au grand jour. Je sortis, je pris la prétendue chevelure par un bout et me mis à l’examiner en la tournant entre mes doigts. Je découvris qu’à chaque intervalle de 7 à 8 mains de nouveaux cheveux étaient ajoutés aux autres. J’appelai le vieux et lui dis: «Eh mais! dites donc! ces cheveux sont collés bout à bout avec de la poix.—Non, ils ne sont pas collés, dit-il, mais rompus.—Pas du tout, répondis-je; s’ils étaient rompus, la cassure serait circulaire, tandis qu’elle s’étend en diagonale sur une longueur de deux pouces; attends, je vais te faire voir la même cassure à chaque sept ou huit mains de distance.» Ainsi fut fait, et je jetai la corde en disant: «C’est une insigne supercherie.» Dans la loge voisine se trouvait un grand chef avec une douzaine de guerriers; j’entrai et je dis: «Cette longue chevelure n’est composée que de cheveux ajoutés bout à bout; c’est la plus grande tromperie que j’aie jamais vue; et si vous me prouvez que les cheveux sont d’une seule pièce, je vous donne ma tête à couper.» Ils ne répondirent rien et je m’en allai.
Démasquer ainsi les fraudes est une leçon qui vaut le meilleur sermon pour ouvrir les yeux des imposteurs et de leurs dupes.
XIII.
Le sacrifice au Soleil ou la loge de médecine.
La «loge de médecine» est la plus grande solennité religieuse des Pieds-Noirs; elle dure encore et durera aussi longtemps qu’il y aura de vieux Indiens obstinés ou que le gouverneur tolérera cet usage.
C’est un sacrifice au soleil qui se célèbre chaque année par suite de quelque vœu: par exemple un sauvage tombe-t-il gravement malade, sa femme sort de la tente dès l’aube et promet au soleil que si son mari revient à la santé, elle fera la «loge de médecine» en son honneur. Si l’homme guérit, on fait savoir à toute la tribu que sa femme fera «la loge de médecine», dont elle sera la prêtresse; et s’il y a eu plusieurs vœux, il y a autant de prêtresses que de vœux.
La saison choisie est toujours l’été, parce qu’on peut dresser un grand nombre de tentes ensemble, et qu’on n’a besoin ni de bois ni de foin. Toute la tribu doit y assister, et jamais jusqu’à ce jour elle n’y a manqué. Beaucoup croient à l’efficacité de ces sacrifices; d’autres s’en moquent, spécialement la jeunesse, mais tous y accourent comme à une foire pour voir leurs amis, jouer, prendre part aux courses de chevaux, danser, faire de bons repas et se donner, comme ils disent, du bon temps. Autrefois il fallait plusieurs mois pour réunir la tribu, qui se composait de petites bandes dispersées dans d’immenses prairies ou de vastes déserts. Le lieu du rendez-vous fixé, on envoyait aux divers chefs de bandes des messagers avec des feuilles de tabac pour les inviter à se rendre au plus vite à la «loge de médecine». On préparait aussi un grand nombre de langues de buffalo, lesquelles cuites et consacrées par les prêtresses, devaient ensuite être distribuées par petits morceaux à chaque membre de la tribu.
Les jeunes gens apportaient des arbustes et avec toute espèce de cérémonie construisaient une grande loge pour la célébration des superstitions ou médecines: de là le nom de «loge de médecine».
Au moment où on dressait la perche du milieu, on liait à son sommet un bouquet de verdure sur lequel les Indiens déchargeaient leur fusil comme sur une cible.
Il y a quelques années, le docteur de l’Agence s’était joint aux Indiens pour cette cérémonie, mais un écart de son cheval ombrageux fit dévier la balle qui alla frapper un Indien. Plusieurs guerriers couchèrent aussitôt en joue le docteur pour le tuer, mais les chefs les en empêchèrent. J’allai voir le blessé qui mourut trois jours après. Quant au docteur, il détala au plus vite.
La loge construite, on y expose les offrandes que les Pieds-Noirs veulent faire au soleil: des bandes de calicot, des mouchoirs, des chemises, des ornements sauvages et quantité d’autres objets. La loge de médecine s’élève au milieu; tout autour s’étend une esplanade de cent mètres de rayon; en dehors de cette place circulaire se dressent toutes les autres tentes, actuellement encore au nombre de 400, mais autrefois beaucoup plus nombreuses; l’ensemble offre un spectacle vraiment pittoresque.
En 1882, me trouvant là, je dis au chef nommé «Peint-en-Rouge» de faire dresser une tente dans le grand cercle voisin de la loge de médecine, parce que j’y voulais dire la messe le dimanche suivant. La loge fut dressée et j’y célébrai la messe. Tous les Pieds-Noirs baptisés vinrent y assister, et comme il n’y avait pas de place pour tout le monde, on laissa la loge ouverte par devant et tous furent enchantés. Mon intention était de substituer les rites catholiques aux rites païens dont les principaux sont: la distribution des langues, des prières, des danses religieuses et les confessions publiques. Ces confessions sont juste l’opposé des nôtres: elles ressemblent à celle du Pharisien. Les prêtresses se présentent d’abord au public et jurent en face du soleil qu’elles ont toujours été fidèles à leurs maris; si elles mentent ou se parjurent, elles mourront bientôt ou il éclatera soudain une violente tempête. Puis les grands chefs et les guerriers viennent l’un après l’autre faire leur confession publique; chacun énumère ses glorieux exploits, c’est-à-dire combien d’ennemis il a tués, combien de chevaux il a volés, provoquant ainsi les jeunes hommes à en faire autant. Cette solennité et ces discours faisaient grande impression sur l’esprit des assistants; et après les fêtes de nombreuses bandes de jeunes braves partaient en guerre, avides de tuer, de faire du butin et de se rendre fameux dans la tribu.
Les Réserves étant éloignées les unes des autres, il se forma peu à peu entre elles des villages d’émigrants; ceux-ci, hommes de frontière, hardis et prompts à l’attaque, voyant passer des troupes d’Indiens avec des chevaux, s’unirent entre eux et leur donnèrent la chasse comme à des loups. Cela mit fin aux guerres de tribu et aux vols de chevaux.
Il y a vingt ans, dans ces réunions et ces solennités, on ne voyait aucune trace de civilisation parmi les Pieds-Noirs: ils étaient tous vêtus à la sauvage, aucun ne parlait anglais, les voyages se faisaient à cheval. Les blancs mariés à des femmes indiennes vivaient hors de la Réserve; les enfants, garçons et filles, couraient dans le costume le plus primitif. Maintenant tout cela est changé. Les hommes s’habillent à peu près comme les blancs; la jeunesse sortie des écoles parle anglais, et l’on voyage en chariots ou en voitures légères. A l’approche des Américains, les blancs mariés avec des Indiennes, abandonnant leurs demeures, vinrent s’installer dans la Réserve, y bâtirent des maisons et se livrèrent à l’élevage du bétail. On voit maintenant aux fêtes de nombreuses jeunes filles métisses, vêtues à la mode anglaise, avec des chapeaux à plumes et accompagnées de jeunes mécréants à demi civilisés qui se livrent sans frein à toutes leurs passions. Ce mélange de gens oisifs vivant ensemble pendant deux ou trois semaines, et les danses religieuses prolongées jusqu’au matin, rendent l’atmosphère de ces réunions vraiment pestilentielle. On comprend dès lors que la loge de médecine avec ses saturnales soit devenue une cause de ruine morale pour la jeunesse.
XIV.
Mythologie de la loge de médecine.
Un jeune Pied-Noir nommé Payi (Cicatrice) s’éprit d’une jeune fille de la tribu et demanda sa main. La jeune fille lui répondit ironiquement qu’elle l’épouserait volontiers, mais à condition qu’il fasse disparaître la cicatrice qu’il avait sur la joue. Désolé de cette réponse, le jeune homme se retira sur une haute montagne et resta huit jours sans manger ni boire, la nuit couchant sur la terre nue et passant la journée à pleurer et à prier, afin de trouver un remède à sa difformité. Enfin il eut un songe dans lequel on lui disait d’aller jusqu’à l’extrême limite de la terre, où il trouverait un homme de médecine qui le guérirait. Il s’éveilla plein d’espérance, descendit de la montagne et s’en retourna joyeusement au camp. Il se fit faire plusieurs paires de chaussures indiennes, mit dans un sac de peau de la viande sèche mêlée avec de la graisse de buffalo et, muni de ces provisions, il partit. Epuisé de fatigue, il passa bien des nuits couché dans la prairie, au milieu des ténèbres et des bêtes fauves; il traversa des fleuves et des montagnes, arriva aux confins du monde, et là il commença à s’élever dans l’espace. Bientôt il rencontra un enfant merveilleusement beau qui portait un arc et des flèches, et en sa compagnie il fit la chasse aux petits oiseaux. Cet enfant n’était autre que l’Etoile-du-Matin.
Quand vint le moment de rentrer chez lui, l’Etoile-du-Matin invita son compagnon à le suivre jusqu’à sa tente, ils arrivèrent à une grande loge et y entrèrent. La mère de l’enfant, la Lune, reprocha à son fils d’avoir amené cet étranger disant qu’à son retour son père le gronderait: elle lui ordonna de chasser le jeune homme. L’Etoile-du-Matin se mit à pleurer et la Lune eut pitié de lui et n’insista pas.
Le soir, le Soleil revenant à la maison s’arrêta à quelque distance et cria: «Il y a un étranger dans la tente; chassez-le.» La Lune répondit: «Venez, il n’y a point d’étranger ici.» Et le Soleil: «Si, il y en a un, je le reconnais à son odeur: fais de la fumée.» La Lune prit quelques charbons ardents, les déposa par terre près du foyer et plaça dessus de l’herbe sèche; une fumée odoriférante remplit la loge et le Soleil entra. Ayant aperçu l’étranger, il ordonna à l’Etoile-du-Matin de le faire partir. L’enfant se mit à pleurer, et le Soleil ayant pitié de son fils ne le molesta plus. Il se tourna alors vers le jeune Pied-Noir, lui demanda qui il était et d’où il venait. Celui-ci, tout en larmes, lui conta son aventure et ajouta qu’averti en songe, il était venu le trouver comme l’unique médecin capable de faire disparaître la difformité de son visage.
Le Soleil ordonna à la Lune de faire préparer la cabine de sueur, et quand elle fut prête, le Soleil y entra avec les deux jeunes gens. La Lune resta dehors et ferma soigneusement la porte pour empêcher la vapeur de s’échapper.
Le Soleil prit place au milieu de la tente, son fils au fond du côté du Nord et le Pied-Noir près de la porte du Sud. Et il se mit à verser de l’eau sur les pierres brûlantes, à chanter et à faire toutes les cérémonies de la médecine. Tous les trois furent bientôt ruisselants de sueur. Alors le Soleil commanda à la Lune d’ouvrir la porte: la vapeur s’échappa de la tente sous forme de nuage blanc. Le Soleil demanda à sa femme où était son fils. La Lune regardant dans la tente répondit: «Il est assis au Nord.» Le Soleil ordonna de refermer la tente et continua ses cérémonies et ses chants: la cicatrice diminuait de plus en plus. Ayant fait rouvrir la porte, il demanda où se tenait son fils; la Lune répondit: «Au Nord.» Alors il fit changer de place les deux jeunes gens et continua ses incantations avec plus de force que jamais. Enfin une dernière fois, faisant ouvrir la porte, il demanda à la Lune où était son fils; elle répondit encore: «Au Nord.—Tu te trompes,» dit le Soleil.
La médecine était finie, la cicatrice avait disparu et le Pied-Noir ressemblait à l’Etoile-du-Matin à s’y méprendre. Rentré dans la grande tente, le Soleil parla ainsi au jeune Pied-Noir:
«Te voilà guéri, tu épouseras ta fiancée et de retour dans ta tribu tu diras à tous que je les protégerai toujours, si chaque année ils dressent en mon honneur une grande loge. Toute la tribu devra être là et m’offrir des présents qu’on exposera au sommet et tout autour de cette loge. Ainsi j’écouterai leurs prières. Les cérémonies devront être dirigées par une femme qui ait toujours été fidèle à son mari, autrement je n’écouterai pas leurs prières. Lorsque quelqu’un sera gravement malade, qu’il me fasse un vœu et je lui serai propice.»
Le Pied-Noir promit tout, prit congé et après un long voyage rentra au camp. Toute la tribu fut émerveillée de voir que la cicatrice avait entièrement disparu. Le jeune Indien rapporta tout ce que le Soleil lui avait ordonné de dire; il épousa la jeune fille et depuis lors les Pieds-Noirs font chaque année la loge de médecine en l’honneur du Soleil.
Les danses publiques se font avec la plus grande solennité et sont presque toujours des danses religieuses. Les hommes à peine couverts d’un haillon ont le corps peint de diverses couleurs, paré de plumes d’oiseaux et d’autres ornements indiens. Ils sautent à plusieurs ensemble, mais chacun séparément, tenant en main un objet superstitieux, par exemple un petit animal embaumé, un fusil, une pipe, un coutelas, une hache, etc.; ils dansent au son du tambour et des chants; ils poussent des cris et des hurlements et font mille contorsions selon le rythme de la danse ou selon leur caprice.
Les enfants des écoles ont les cheveux coupés; aussi quelques-uns d’entre eux voulant participer à la danse selon le vieil usage, s’attachent autour de la tête des queues de vache, et avec cette perruque ils se présentent à l’assemblée, provoquant parmi les spectateurs un rire inextinguible.
XV.
Le Napi ou le Vieux des Pieds-Noirs.
Le Napi est une sorte de divinité grotesque et peu édifiante. On lui attribue la création de l’homme et des animaux, des minéraux et en général de toutes les choses visibles. D’après la tradition, il habitait autrefois au milieu des Pieds-Noirs, mais depuis longtemps il ne s’est plus montré. Il court sur lui une foule de récits légendaires; en voici deux ou trois.
Pendant qu’il résidait parmi les Pieds-Noirs, il trouva un jour dans la prairie le crâne blanchi d’un cerf avec ses longues cornes. Un rat sortant de ce crâne invita le Napi à y entrer. Le chef des rats organisa aussitôt un bal qui devait durer toute la nuit, et celui qui s’endormirait aurait les cheveux rasés. Au milieu du bal, le Napi s’endormit et les rats lui rasèrent la tête et s’enfuirent. Le lendemain matin, le Napi s’étant réveillé mit dehors les jambes et le buste, mais il ne put sortir la tête. Il se leva la tête prise dans le crâne du cerf aux longues cornes, et ainsi affublé, il parcourut le pays.
Les chasseurs le prenant pour un cerf l’entourèrent, mais s’apercevant de leur erreur, ils l’empoignèrent par les cornes et lui demandèrent qui il était. N’obtenant aucune réponse, ils brisèrent le crâne avec une pierre et reconnurent le Napi.
On trouve ici un arbuste épineux avec de petites baies rouges que les sauvages recueillent et font sécher. Pour éviter de se piquer les doigts aux épines, ils frappent les branches avec un bâton et ramassent les fruits tombés par terre. Ils expliquent l’origine de ces épines par l’histoire suivante.
Un jour, accablé de fatigue, le Napi se reposait couché sur la rive d’un fleuve. Les eaux étaient calmes et limpides. Croyant voir des fruits rouges dans l’eau, il sauta dans la rivière pour les prendre, et ne trouvant rien il regagna le bord, s’attacha des pierres aux mains, aux pieds, au cou et sauta une seconde fois dans l’eau pour aller jusqu’au fond où il croyait trouver les fruits. Mais il ne trouva rien et but tant d’eau que, sur le point de se noyer, il n’eut que le temps de détacher les pierres et regagna la rive à moitié mort. Là, couché sur le dos, il ouvrit les yeux et s’aperçut que les fruits, au lieu d’être dans la rivière, étaient sur les arbustes. Dans sa colère, il prit un bâton, en frappa les branches qui se couvrirent d’épines. «Désormais, dit-il, pour recueillir ces fruits, il faudra les abattre avec un bâton ou se piquer les doigts.»
Un jour d’été, le Napi voyageait avec sa peau de buffalo. Passant près d’un rocher, il s’arrêta et se reposa quelques instants, puis en partant il fit cadeau de sa fourrure au rocher. Plus loin il rencontra un loup avec lequel il continua sa route. Le temps était couvert et il commençait à pleuvoir. Le Napi envoya le loup reprendre sa peau de buffalo sous laquelle ils s’abritèrent tous deux. Mais bientôt ils entendirent derrière eux un grand fracas: c’était le rocher qui les poursuivait, roulant, roulant très vite. Le loup se cacha sous terre, dans un trou. Le Napi s’enfuit à toutes jambes et rencontra des buffalos: «Mes frères les buffalos, cria-t-il, défendez-moi contre cette grosse pierre.» Mais les buffalos ne lui vinrent pas en aide. Il invoqua le secours de plusieurs autres animaux, mais tous avaient peur et passaient leur chemin. Enfin il vit des hirondelles et les pria de le secourir. Une hirondelle donna un coup de bec au rocher et en fit sauter un morceau; les autres l’imitèrent; à force de coups de bec, le rocher se fendit en deux et s’arrêta et le Napi fut sauvé. De là vient qu’aujourd’hui encore lorsque les Pieds-Noirs voient des allées de pierres dans la prairie, ils disent: «Ces pierres sont tombées là pendant la fuite du Napi.» Et quant aux roches dispersées çà et là sur le sol, ils croient qu’elles roulent et changent de place pendant la nuit; plusieurs même affirment qu’ils en ont vu rouler[H].
Le Napi est représenté dans les légendes comme un génie malfaisant. Un jour par exemple il entra dans une tente où logeaient deux vieilles femmes avec leurs deux petits enfants et leur dit qu’il voulait s’arrêter chez elles; il commença par préparer le feu, puis partit à la chasse pour se procurer de la viande. Peu après il revint et envoya les femmes chercher le gibier qu’il disait avoir