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Au soleil de juillet (1829-1830): Le temps et la vie

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The Project Gutenberg eBook of Au soleil de juillet (1829-1830)

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Title: Au soleil de juillet (1829-1830)

Author: Paul Adam

Release date: August 8, 2010 [eBook #33378]

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Chuck Greif and the Online
Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
file was produced from images generously made available
by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK AU SOLEIL DE JUILLET (1829-1830) ***
Note sur la transcription: L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée.
Quelques erreurs clairement introduites par le typographe ont cependant été corrigées.

LE  TEMPS  ET  LA  VIE
————


AU
SOLEIL  DE  JUILLET

(1829-1830)

PAR

PAUL  ADAM

logo

PARIS
SOCIÉTÉ D'ÉDITIONS LITTÉRAIRES ET ARTISTIQUES
Librairie Paul Ollendorff
50, CHAUSSÉE D'ANTIN, 50
——
1903
Tous droits réservés.

IL A ÉTÉ TIRÉ A PART
 
Cinq exemplaires sur papier du Japon,
Deux exemplaires sur papier de Chine,
Cinquante exemplaires sur papier de Hollande,
 
Numérotés.
 
Nº 38

I, II, III, IV, V, VI, VII, VIII, IX, X, XI, XII, XIII, XIV, XV

AU SOLEIL DE JUILLET


I

Après les embrassades, les pleurs, les pardons, Mme Héricourt s'adossa contre la haute armoire de chêne sculpté, dans le vestibule des Moulins. Hochant la tête, elle répéta:

—Hein, Caroline! Est-il bien mon fils...? Le sacripant! Ah Lucifer... va! Rome ne t'a point changé.

Elle replia son mouchoir humide. Dans les arbres du jardin, à travers les carreaux de la cloison vitrée, elle regarda sa douleur de le savoir sans dévotion.

—Eh bien, mon bel avocat, trouves-tu du changement par ici?... demandait, toute fière, la tante Caroline Cavrois.

Avec son trousseau de clef, elle désigna le crépi neuf de la pièce octogone, un crépi jaune quadrillé de marron. Deux poissons frétillaient dans un bocal soutenu par un pied de bronze, au milieu du guéridon. La tante, du geste, admira le paravent recouvert d'une tapisserie fraîche dont le paysage tyrolien, reproduit cinq fois par feuille, était ceint d'une arabesque bleue. Il cachait la provision de bûches et de fagots entassés contre le mur. Les fouets de chasse, les colliers de chien, les baguettes de fusil, étaient suspendus contre un petit panneau, près de l'horloge battant la mesure dans sa haute gaine de bois. Les perspectives de la cuisine s'ouvraient là, sur leur carreau rouge, avec leurs chaises et leurs tables grattées au verre, leurs batteries de cuivre épanouies sous l'alignement des chandeliers, les figures rutilantes des bassinoires. Des grosses filles tiraient du four les plats brûlants. La graisse criait autour des perdreaux. Une odeur de dîner somptueux rassasia d'abord les narines.

Omer vanta la netteté du vestibule clair, qu'agrémentait un gradin pourvu de cyclamens en pots, de résédas discrets et de sains hortensias. La tante Caroline releva délicatement leurs têtes, essuya leurs feuilles. D'une fleur, elle dit:

—Ça embaume...

—Comment n'as-tu pas essayé d'obtenir audience du Saint-Père? demandait encore à son fils Mme Héricourt.

De ses doigts, mouillés au préalable par la bouche, la veuve lissa ses bandeaux fins et gris contre les rides migraineuses du front.

Omer s'excusa de son mieux, en descendant les trois marches qui menaient à la salle basse, à sa vaste cheminée rustique, où la crémaillère d'apparât, creusée d'armoiries à devises, accrochait un chaudron très ancien, martelé, poinçonné, offrant l'image roide de saint Omer, qui, la truelle au poing, bâtissait le monastère et la ville de son nom.

Le jeune homme s'attendrit au souvenir des vacances passées jadis à conter là, pour Elvire, des histoires de loups-garous. Du râtelier aux vieux fusils, il avait maintes fois décroché les armes, pour manier les canons, pour examiner les meutes coiffant le cerf sur la gravure des platines. Un saint Hubert sculpté en relief dans une crosse de 1720 l'avait ravi longtemps, telle une marionnette au nez camard et à la bouche grotesque. Tout cela décorait encore les panneaux, non moins que les coqs, les faisceaux de licteurs et les bonnets de Mithra sur les assiettes de la Révolution. Une servante ouvrit un bahut. Il s'en échappa le même parfum de sel et de pain bis qui précédait la confection du goûter, autrefois.

—Ma tante, donnez-moi je vous prie, une tartine.

—Fi donc!... grand sot!...

Il l'eut. Avec délices, il la mangea.

—Mets ton mouchoir sur ton habit, pour les miettes... Le beurre tache... tu sais!... Mais regarde-le donc, Virginie, ton fils... On dirait, par ma foi, qu'il vient de faire le fou, avec ses cousins, dans le Pré aux Vaches!... Une chope de bière, hein?

La cruche mousseuse fut apportée par les bras nus et trop roses de la cuisinière. Dans un haut cristal à facettes, Omer but lentement l'aigre fraîcheur du liquide. Simulant une satisfaction sans bornes, il savait réjouir l'âge des parentes. Elles le contemplèrent. Elles se rappelaient maint bonheur défunt. Et il jugea bon de leur plaire ainsi.

Les gros yeux navrés de Maman Virginie lui reprochaient doucement d'avoir omis leurs vœux. Accoudée sur le bras de son petit fauteuil roide, elle appuyait contre deux doigts secs, son visage de brune virile aux bandeaux minces que des peignes d'argent étiraient jusqu'en sa coiffe de veuve, soie blanche, crêpe noir. L'autre main égrenait le rosaire d'agathe et d'ambre que son fils avait, pour elle, acquis chez Gennarello l'antiquaire romain. Elle avait maigri beaucoup durant le séjour de son fils en Italie. L'embonpoint de la maturité, à la suite d'une fièvre cérébrale, s'était progressivement amoindri. A quarante-sept ans, elle était une personne plate, usée, aux longues jambes impatientes sous le taffetas de la sombre robe. Omer l'aimait mieux ainsi. Elle différait moins de l'image qu'il conservait d'elle, lorsque, dans sa prime enfance, il l'avait adorée, élégante et impériale, entraînant, après soi, le bruit des étoffes aux couleurs vives, et faisant tinter les pierres de ses bracelets, les mailles de ses chaînes d'or.

Il se félicitait de la voir perdre cette lourdeur où, elle s'était empâtée, inerte, et se lamentant sur la mort de son mari, sur l'impossibilité d'atteindre la perfection chrétienne qui vaut les béatitudes séraphiques des saints, unique bonheur certain, croyait-elle: ceux du monde étaient trop fragiles. La transformation physique, sans doute déterminait le changement moral. La renonciation d'Omer à la prêtrise, le mariage avec Elvire Gresloup, elle les accueillit par moins de pleurs et de douleurs qu'au temps où elle les pressentait.

Une fois dites les six paroles essentielles, il se trouvait vis-à-vis d'elle comme vis-à-vis d'une étrangère maniaque. Leurs âmes ne communiaient point. Vainement ils cherchaient des mots allant au cœur, des consolations, des excuses et des pardons. Ils n'avaient de recours que dans les paroles inutiles et vagues, relatives aux insignifiances de la vie. Elle évoqua seulement, à l'exemple de la tante Caroline, le temps jadis, les espiègleries des jeunes Praxi-Blassans, celles de Dieudonné, celles de son fils. Faiblement elle riait, les dents mauvaises. Bientôt une idée triste effaçait la joie timide.

—Au reste, remarquait-elle, tu as toujours été trop adroit.

—Trop adroit?

—Oh!

Elle leva vers les solives du plafond sa main au chapelet et, hochant la tête, elle s'approuva de juger ainsi le fiancé de la riche Elvire.

—Et moi qui pensais... Quelle sotte je fais, grand Dieu... Oui, oui, tu as su mettre dans tes intérêts l'Église, Rome et la Sainte Congrégation... Faut-il, Seigneur, que ce soient vos prêtres mêmes qui me persuadent de lui laisser suivre une voie profane...?

—Profane!... La vie que je souhaite couler auprès d'Elvire, de «votre ange!» Se peut-il que vous m'accusiez ainsi... que vous l'accusiez!

—Je prévois que, par cette porte ouverte sur le monde, tu t'en iras loin du ciel...

—Allons, Virginie... Trêve de reproches, aujourd'hui, du moins. Je veux qu'il voie mon salon et qu'il me donne son avis, ce fashionnable du boulevard de Gand...

—Ah! tu l'emportes. Il est ce que tu veux: l'avocat des Moulins... la parole de notre argent, de son argent, de ton argent! Il n'est point l'avocat du Christ. Tu l'emportes, Caroline! Tu l'emportes! Il est plus ton fils que mon fils... Tu l'avais bien dit en 1812, quand tu es venue au château de Lorraine pour acheter la moisson sur pied, et la revendre en grains aux armées de Leipzig, puis aux alliés. Tu l'avais bien dit qu'il te fallait un avocat dans la famille... Et moi je ne suis rien qu'un pauvre chien sans pouvoir! Mon Dieu...

—Comment, mère, comment? Ne suis-je pas l'avocat des humbles selon que le recommanda le Christ? Et qui donc a défendu les malheureux, ce major Ulbach?

Là-dessus, il déclama. Les traditions du carbonarisme italien, qui faisaient paraître le récipiendaire sous la figure du Christ, l'inspirèrent. Il assuma de continuer la tâche messianique. L'avocat des pauvres n'est-il pas l'avocat de Dieu? Il s'étendit sur ce thème, en achevant sa bière. Maman Virginie haussait les épaules, et poussait de gros soupirs.

—Non, non... tu n'es pas noble et généreux comme ton père, comme moi. Je le sens bien, et tu ne m'en feras pas accroire, ni toi, ni l'abbé de Praxi-Blassans...

—Ma mère!

—Oh! tu es si adroit, reprit amèrement Mme Héricourt. Édouard lui-même, qui te connaît bien, lui, qui est à la fois un savant et un saint: il n'a pas refusé la tonsure, lui! Eh bien, Édouard aussi t'excuse... Comment t'y prends-tu pour les tourner tous en ta faveur!

—Mais, ma mère, je suis, je vous assure, un piètre Machiavel. Demandez au Père Ronsin. Bien qu'il ait quitté la Congrégation, il vous renseignera sur elle et sur moi.

—Ah! celui-là te juge, comme je te juge. Il me plaint, lui! Non qu'il se prive d'indulgence à ton égard; mais enfin il voit clair...

—Et que voit-il?

—Il voit que tu deviens le disciple de mon frère Edme, du major Gresloup, et de tous ces demi-soldes, suppôts des Jacobins!... Il ne veut pas que dans la Sainte Congrégation, tu apportes le mauvais esprit des anges révoltés. Et il a prié son successeur de t'exclure.

Omer se permit de sourire, fier d'être redouté par le P. Ronsin.

—Oh! tu ris, mon pauvre enfant! Tu ris! Et pourtant, quelle douleur m'accable aujourd'hui, quand je ne devrais être animée que de joie. Ce n'est donc pas mon fils, c'est Édouard de Praxi-Blassans qui plantera la croix de la Mission sur la place, sur la Terre de Cité. Pour rendre grâces à ce bon serviteur de Dieu, le préfet reçoit à l'Hôtel de Ville, l'évêque, en personne dit la messe, ton oncle de Praxi-Blassans et Augustin sont venus de Paris, toutes les jeunes filles s'habillent de blanc, la ville en fête se prépare. Et tu aurais pu être celui-là, celui qui fait rendre à Jésus tant d'honneurs!

—Eh bien, dit Caroline, quand on n'a pas ce que l'on aime, il faut aimer ce que l'on a... Embrasse ton fils, et viens au salon...

Mme Héricourt reçut d'abord mollement le baiser d'Omer.

—Estimez-vous, murmura-t-il, que le Dieu de Miséricorde exige de vous tant de peines, tant de douleurs, tant de sacrifices, et tant d'horribles angoisses?... Vraiment, le Dieu de douceur et de pardon peut-il tant exiger d'une sainte comme vous, ma mère!

—Hélas! hélas! ton âme pieuse est morte, si tu ne comprends pas la mesure de nos devoirs envers le Sauveur!

—Or ça, mon âme pieuse est donc morte aussi! plaisanta la tante Caroline, car je ne me donne pas ce tintouin!... Je suis de l'avis d'Omer... Notre Seigneur n'en demande pas tant!

Debout, Mme Héricourt avait enfoui sa tête dans l'épaule de son fils, et il conçut la sincérité de ces affreux sanglots. La foi consumait cette vie malheureuse. Nulle logique, nulle affection qui pût remédier. Contre son habit, Omer sentait battre le sang de la veine jugulaire dans le cou flétri. De la douleur gonflait en cette pauvre veuve, l'étouffait, l'étranglait, et puis s'expirait par saccades. Chaude et lourde, elle pesait là, sans espoir. Pouvait-il encore renoncer à la vie et prendre la soutane? Devait-il sacrifier sa jeune existence à cette malade. Il se consulta pendant les secondes qui s'écoulèrent. A l'égard de la société, de la science et du devoir humain, mieux valait que cette malheureuse femme périt, et qu'il vécut libre, autant que cela se pouvait. Une race doit sacrifier ses parties faibles à ses parties fortes si elle prétend s'accroître.

Maman Virginie s'appuyait mieux encore à l'épaule d'Omer. Sa persuasion, sa prière, jusqu'alors vainement traduites par le langage et l'écriture, elle tenta de les insinuer physiquement par l'application de son corps douloureux contre le cœur ému de son fils. Tous les organes, l'estomac gonflé, l'œsophage encombré, les intestins grouillants, Omer les sentit se crisper et souffrir contre lui. Il eut dit que sa mère essayait, pour le faire plus sien, de le résorber en elle dans le flanc qui l'avait porté. Du moins semblait-il qu'elle lui voulût rappeler comme ils étaient la même chair, et comme le fils dépendait du cerveau maternel, de par les lois de nature. Autant qu'un membre obéit à la volonté, ne devait-il pas obéir, l'enfant conçu, le lendemain d'Austerlitz, dans le château de Moravie, où campait le colonel Héricourt, vainqueur des tyrans.

La fermeté du jeune homme chancela. La loi de Rome indiquerait le devoir. La table d'airain, sur laquelle étaient gravés les préceptes, brilla dans sa mémoire qui se rappelait les frontispices des livres juridiques. La divinité de la Loi se dressait dans son esprit logique; elle et ses mérites, qui résument les conclusions de la sagesse humaine, depuis les époques obscures de la première famille, de la première horde et de la première tribu. Sa vénération envers l'œuvre des Latins le conseillerait parfaitement. Il réfléchit.

L'obéissance était due au chef de famille, au père, non à la mère. Et l'idéal du père mort, c'était celui de l'oncle Edme, du major Gresloup et du général Pithouët. Ce n'était point celui de l'abbé de Praxi-Blassans, ni du Père Ronsin, ni de Mme Héricourt. La loi de Rome s'opposait à la loi de la nature. Les vainqueurs des vierges commandent à la race, et non les femme qui sont soumises afin d'être fécondées.

Dût-elle en mourir, la mère ne devait pas être obéie.

Ce n'était pas le fils qui la condamnait à la détresse, ou même à la mort. C'était la Loi.

Maman Virginie eut-elle la conscience de cette décision? Elle tressaillit longuement, étouffa son fils contre sa poitrine. Un dernier sanglot nerveux la secoua toute. Il fut pénétré par les affres de cette torture morale.

Lui-même frémit, et ses lèvres effleurèrent les cheveux gris lissés au bord de la coiffe.

Sa mère allait donc périr, de son fait.

L'âme transie et le cœur étreint, il l'immola.

Parce qu'il ne s'épanchait pas de sang au fond d'une crypte sur la pierre des sacrifices humains, parce qu'aucune image de Mithra sculptée dans le roc ne dominait cette salle aux bahuts de chêne, parce qu'Omer occupait à la fois la place du pontife durant les mystères lugubres, et celle de l'assistance, Mme Héricourt semblait-elle moins victime qu'un captif lybien ou celte, qu'un barbare, que tout esprit adversaire de l'intelligence civilisatrice, et, pour cela, devant être aboli! Car la loi veut que périssent les forces révolues, dont les ombres nuisent à la lumière neuve et féconde. Vraiment, la mère n'était pas moins égorgée que les hosties humaines des légionnaires romains. L'aspect de la mort blémissait la face atone, quand Mme Héricourt releva la tête et s'écarta du parricide. Ses larmes étaient taries dans ses yeux opaques. Droite et plate, elle demeura quelques instants immobile, en jouant avec le rosaire qu'elle adora, les paupières mi-closes.

Omer louait la vertu d'Elvire, sa piété. Il la présenta sous l'apparence d'un ange aux armes d'azur et aux yeux de clarté puissante.

—Elle est belle et bonne, dit seulement Mme Héricourt, et je suppose qu'elle t'aime.

—Bien vu! C'est une jeune personne accomplie.

Par ce compliment, Mme Cravois crut avoir mis fin au drame dont elle ne démêlait pas la vérité tragique.

—Maintenant, venez voir mon salon!... Virginie! Ne va pas continuer tes jérémiades!... Ah! mon garçon ta mère t'aime trop! Elle ne souffre pas qu'une autre femme, et même «son ange», la supplante dans ton cœur. Aussi bien, a-t-elle toujours protesté contre les mariages! En 1806, avec ton pauvre père, elle s'opposait autant à ce que mon frère Augustin épousât la Belle Hollandaise! Je te demande un peu: un simple capitaine à l'état-major d'Oudinot! Et la dame héritait alors de son premier mari, son marchand de Rotterdam, l'homme des comptoirs de Java!... Heureusement qu'Augustin ne t'a pas écoutée, ma bonne! Serait-il général, à cette heure? A-t-elle été vite morte, mon Dieu, Malvina!... C'est une bénédiction, pour la famille, qu'Augustin ait associé leur affaire de Malaisie à la Banque d'Artois! Dis-moi, Virginie, l'eût-il fait, s'il n'avait épousé ta fille, depuis? Que non pas! Eh bien! tous nos sentiments, ma bonne, se prononçaient contre ces fiançailles... Et aujourd'hui? Ta Denise et lui s'aiment! Ils sont contents!... Et Joseph a expédié de Sourabaya un chargement de cannelle et d'indigo, par La Belle-Ariadne... Ça se vend au poids de l'or dans les docks de Londres!... Jamais je n'ai vu ça... Gratias tibi Domine!... A ce propos, j'ai ouï dire que les troupeaux de Mme Gresloup fournissent la viande à trois comtés d'Angleterre!... J'ai appris ça, dimanche, par un courtier qui nous achète, à Dunkerque, deux cargaisons d'Odessa, celles qui sont en route. Il arrive du pays de Galles, cet homme-là... Il m'a dit des chiffres! Si mon neveu séduit Elvire... du coup, le crédit de la Banque d'Artois peut doubler dans les Iles-Britanniques... Ni plus, ni moins!... Virginie, tu as beau chanter «Femme sensible» sur l'air du traderidera... C'est ainsi... Pierquin, le notaire de Douai, a voulu, la semaine dernière, acquérir des actions de notre Compagnie Héricourt, pour le compte d'un lord... Le goddam offre de les payer trois mille livres de France, l'une... Et ils n'ont pas encore trouvé de vendeur!... Va: les mariages ont du bon, ma vieille sainte!... Au reste, tu n'as pas toujours été contre! Tu as changé depuis ta jeunesse... Mazette! Le général Moreau n'a guère eu besoin d'insister pour que tu agrées les avances de mon frère Bernard, en 1803. Vous avez mené ça, tous les deux, tambour battant! Mais oui!... Et quand il est resté six mois absent, pendant la campagne d'Austerlitz... tu n'y pouvais plus tenir!... tu l'as été rejoindre en chaise de poste! Pourquoi faire?... Hein?... Je te prie?... Pourquoi faire?... Pour faire ce beau garçon-là, madame!... Pour faire M. Omer Héricourt avocat à la Cour d'appel de Paris! Faut pas nous montrer des bleuses-vues. Mon époux en était indigné! Mais oui, le pauvre Cavrois! Il n'en revenait pas. Dépenser six mille livres de voyage pour aller jouer de la flûte en Moravie avec un dragon de l'empereur! Je croirais presque que c'est ça qui a avancé la fin de mon défunt!... Eh! bien, mon neveu, voilà comment elle était ta sainte mère, en 1805... Ne l'écoute pas... Elle prêche à la façon de nos bons curés: Faites ce que je dis... ne faites pas ce que j'ai fait!... Tu aimes Elvire... Elle t'aime... Si ça se peut, allez-y donc... En avant la musique... Mais ris donc, comme tu en as envie, vieille bigote!

Elle n'en avait point envie, la sacrifiée! Elle regardait, sans la voir, sa grasse belle-sœur qui, le ventre en avant, les joues tombantes, et le rire bon, faisait rapidement tournoyer le trousseau de clefs au bout de sa chaîne en argent, qui répétait des révérences comiques dans la robe de soie puce, à raies, qui faisait même le salut militaire en portant une main replète vers sa coiffe de Malines épinglée d'or.

O fortunatos nimium!... reprit la tante Caroline, point oublieuse de son latin appris au temps de la Révolution, quand son père hébergeait un Dominicain proscrit comme suspect!... O fortunatos nimium sua si bona norint... fanaticos!... Tu as de la chance d'avoir le temps de te disputer avec le diable!... Moi, Dieu merci!... j'ai trop d'affaires en tête! Va, va, ma bonne, si le mariage se conclut, la Compagnie augmentera tes rentes, et tu pourras faire réparer encore une chapelle, ou bien offrir une couple de vitraux à un couvent. On te comptera cinq cents jours d'indulgence, pour le moins... Ton confesseur arrangera ça...

Elle parlait à Mme Héricourt ainsi qu'à un enfant faible d'esprit, en masquant d'ironie feinte la réalité de son opinion. Omer en fut blessé.

Mme Héricourt balançait la tête, haussait les épaules. Elle levait un doigt.

—Caroline, il ne faut pas offenser l'Église, ni moi...

—Ce n'est pas mon intention, ma bonne. Tu empêches ton fils de voir mon salon. Je me venge selon mes moyens. Et ce que j'en dis, c'est pour rire un brin, ma chère sainte!... Veuille le Ciel que tu acceptes avec plus de résignation les décrets de la Providence. Saint François de Sales nous le recommande par-dessus tout...

—Ma mère, il est consolant d'avoir le courage de sa foi... Si rien n'arrive que par la volonté du Ciel, le chagrin est un péché... Les martyrs allaient au cirque en chantant des litanies d'allégresse... Et votre martyre n'est pas des plus cruels, à ce qu'il semble!

Il l'embrassa. Mme Héricourt regardait son fils jusqu'au fond de l'âme. Elle le vit en deuil et en compassion.

—C'est vrai, dit-elle, le pauvre chien qu'on fouette lèche la main; il se couche aux pieds du maître qui le châtie, il remue la queue pour signe de sa joie docile.

Ainsi, non sans une véritable amertume, elle répéta cette phrase de sermon. Elle reprit:

—Dieu nous donne mille exemples de patience, dans les spectacles de la nature. Il convient de l'admirer. Et cependant, je suis certaine qu'il me châtiera pour ne pas lui avoir gagné l'âme de mon enfant. C'était ma mission ici-bas. Je ne l'ai pas su remplir. Il me châtiera!... Il me châtiera!... Et je connaîtrai l'horreur des supplices effroyables qu'il a révélés au Dante...

—Ne peut-on faire son salut dans le siècle, objectait Mme Cavrois?

—Ma mère, Dieu est trop juste pour vous rendre responsable de mes faiblesses...

Mme Héricourt secoua la tête.

—Seigneur, j'ai mal usé du dépôt que vous m'aviez confié! s'écria-t-elle. Seigneur, je vous rends un cœur corrompu, et une âme libertine. Mais que votre volonté soit faite, même aux enfers... Et je l'accepterai, sereinement, puisque les plus grands saints nous l'ordonnent.

A ces mots, ayant fermé les yeux, un peu de temps, elle parut se transfigurer quand elle les rouvrit. Droite et souriante, elle admira les billes d'ambre et d'agathe serties dans l'argent du chapelet romain. Elle remercia chaleureusement Omer d'avoir choisi, pour elle, ce cadeau. Et il parut qu'elle ne faisait pas d'efforts pour se plaire à voir le jour aviver les lueurs des grains qu'elle élevait devant la fenêtre. Elle-même vanta les tapisseries de Caroline qui paraient le coffre à bûches du salon. Elle retourna les fauteuils d'acajou pour montrer la bonne façon de l'ébénisterie. Elle caressait le thuya jaune et tigré de la table ronde. Elle rabattit la face du secrétaire carré; elle fit jouer les tiroirs, déplaça les casiers à lettres; ayant répandu la poudre du sablier, elle la ramassa, tout en raillant sa maladresse. Bientôt, il fut difficile de savoir si l'enjouement ne devenait pas sincère. Caroline ayant lâché une grivoiserie, Mme Héricourt renchérit presque. Oubliait-elle le décalogue, tout à coup? Son fils le pensa. La mobilité féminine permet de ces contrastes brusques. Alerte et bavarde, la veuve rappelait maints souvenirs comiques, en voilant, puis dévoilant les portes-fenêtres, par le va-et-vient des amples rideaux de velours verts, de leurs cordonnets d'or.

La tante eut même quelque peine à tarir cette verve pour y substituer une explication théorique du bateau affrété par la Compagnie Héricourt, et qui faisait le service des Messageries royales entre Dunkerque et Douvres. Ce bâtiment était à vapeur. En trois cadres, il apparaissait, d'abord selon un profil extérieur, muni de ses roues à aubes, de la mâture et du gréement. Sur une seconde épure, la coupe du navire et de sa chaudière étaient dessinées finement, avec des escaliers sous les écoutilles, un générateur à demi plein d'eau, son manomètre à mercure, son tube à vérification de niveau, le trou d'homme et la soupape de sûreté. Avec l'index qu'un anneau d'or nu ceignait, Mme Cavrois suivit les lignes et les pointillés. Elle disserta sur l'élasticité de la vapeur. Tiroir et registre, rectiligne alternatif, détente, haute et basse pression, tuyau alimentaire, régulateur, excentrique, volant, étaient des mots magiques qui désignaient, par sa bouche, chacune des parties. La meunière espérait pouvoir appliquer bientôt le système de vapeur à la rotation des meules qui écrasent le blé, dans les moulins. Elle calculait un nombre prodigieux de sacs remplis à l'heure par l'appareil qu'elle commandait aux forges du Creusot. Mais il faudrait attendre encore longtemps la fin de l'ouvrage et du transport jusqu'en Artois. Caroline s'en désolant, continua son geste habituel de se frotter les mains, comme pour les savonner.

Au milieu du salon, elle pérora longtemps, glorieuse de son œuvre. Les chalands couvraient la Scarpe jusqu'à la frontière des Pays-Bas. Ils distribuaient le charbon de la Fosse-Cavrois, les cuirs des Tanneries et la farine des Moulins Héricourt, à Douai, Marchiennes et Saint-Amand, enfin, par l'Escaut jusque dans la Flandre Batave, à Tournay même. Au retour, ils prenaient des chargements de toiles et de faïence, les liqueurs et les pipes hollandaises, les couvertures de coton, les graines de lin, l'eau-de-vie, les objets de cuivre, les asperges, les chaudrons, les tuiles, les savons, du tulle. D'autres flottaient par les canaux pour apporter, par Dunkerque, les froments de Russie et du Canada, les épices et les indigos qu'envoyait à Caroline son frère d'un premier lit, Joseph Héricourt, l'armateur et l'ancien corsaire de La Belle-Ariadne. La tante aima redire encore comment, sous l'Empire, pourchassé par les frégates anglaises, jusqu'à Surate, le vieux marin avait quatre ans, vécu captif sur les pontons. Libre dès 1814, il avait voulu rétablir sa santé en pays voisin, dans les établissements de la Belle Hollandaise et de son neveu Augustin. Là, s'étant plu, il demeurait toujours, grand éleveur de perroquets. L'un de ces volatiles, empaillé soigneusement, ornait la tablette supérieure du secrétaire, dans le salon de Mme Cavrois. Il avait traversé les océans, doublé, sans dommage, le Cap de Bonne-Espérance pour venir expirer, d'une indigestion, aux Moulins, sur l'écoperche du vestibule. Deux coquillages, aussi roses que les muqueuses des gencives, dans leur volute intérieure, flanquaient magistralement l'éléphant de porcelaine annamite, qui occupait le centre de la cheminée, avec son palanquin, son cornac et ses voyageurs émaillés en bleu, le tout surmontant un socle de fabrication flamande à cadran de bronze vert.

—Émerveille-toi!... J'ai dans mon salon, l'Europe et l'Asie disait la tante avec une bonhomie vaniteuse. Le velours d'Amiens qui recouvre mes fauteuils, et celui des rideaux, je le tiens d'un tisseur mal en point, qui paya de la sorte une fourniture de nos charbons. Le tulle de ces rideaux vient de Tournay. Les dames de la ville m'en firent présent parce que je n'ai pas omis de donner du cuir pour les souliers de leurs Enfants de Marie. Depuis, les catholiques de la ville teignent le drap avec l'indigo de Java. Dans ces flacons de faïence à paysages bleus, il y a les liqueurs de Hollande que nos acheteurs de cannelle nous envoient comme appoint de leurs payements. Ces gros chenets de cuivre, qui représentent Jeanne d'Arc appuyée sur les créneaux du donjon, je les dois aux boulangers de Marchiennes; car je leur ai fait crédit dans un mauvais moment, sans arrêter nos livraisons de farine. Ensuite, ils me prièrent d'accepter ce gage de leur reconnaissance. J'ai dans cette chambre l'amitié de toutes les Flandres... Et voici ce que je récolte pour la souscription en faveur des pauvres Grecs: soixante-quinze mille francs, qui serviront à racheter les femmes de Chio, vendues à l'encan par les Turks sur le marché de Smyrne. D'Arras à Rotterdam, tout ce qui a un nom honorable dans le commerce a versé son obole... Crois-tu que Praxi-Blassans, et le comité de patronage, me remercient...? Je vais lui remettre tout à l'heure une lettre de change de soixante-quinze mille francs, qui seront versés dans la caisse centrale de M. Laffitte.

Elle brandissait un petit registre vêtu de maroquin vert.

—Ah ça, Caroline, ignores-tu que les honnêtes gens voient toujours d'un assez mauvais œil cet appel bruyant en faveur de schismatiques et de sujets en révolte contre leur souverain légitime?...

—Ta, ta, ta!... Sa Majesté Charles X s'oblige de compter avec nous... N'a-t-elle pas envoyé sa flotte rejoindre à Navarin l'escadre anglaise et l'escadre russe pour imposer, par le canon, l'armistice aux Turks? Et ses régiments ne chassent-ils pas les Egyptiens de la Morée, à c' t' heure?

Elle déployait une circulaire imprimée sur parchemin. Deux lignes après le nom de M. de Châteaubriand, s'étalait, sur la liste des membres du comité, celui du comte Gaëtan de Praxi-Blassans, pair de France; plus loin, celui du général Héricourt, et, tout en bas de la liste, mêlés à ceux de Laffitte, de Casimir Perier, les noms du général Pithouët, du général Lamarque, du général comte du Bourg, du colonel Fabvier, défenseur d'Athènes; du major Gresloup, enfin du capitaine Lyrisse, défenseur de Missolonghi et délégué du Congrès d'Egine...

Au-dessous d'un appel éloquent «aux âmes sensibles, que l'infortune des Grecs touchait jusqu'aux larmes», commençaient les séries de souscriptions et les signatures. Dans un large espace laissé blanc avec intention, en tête, la haute écriture grêle du roi était apposée, Charles, devant une somme de mille francs.

—Le roi souscrit à une œuvre que patronne mon frère Edme!

—C'est moi qui l'ai obtenu, l'an passé, ma bonne quand Sa Majesté, est passée par Arras, au retour du camp de Saint-Omer. En dépit de toutes les avanies que me prodiguent les messieurs de la préfecture, ils ont dû me convier à la réception de l'Hôtel de Ville. Voilà donc Charles X descendu de son cheval café au lait, et je l'ai reçu, sur les marches, avec toutes ces dames de la Place. Le préfet n'a pu se dispenser de me nommer, quand le roi a tenu le cercle. «Madame Cavrois!... C'est vous qui avez prêté un million, en 1815, à mon intendant, lorsque je suis parti pour Gand...—Oui, monsieur, ai-je répondu d'abord étourdiment; mais je me repris aussitôt: Oui, monsieur... sire!—Madame, je serais bien aise de vous marquer en quelque façon la reconnaissance de ma maison, si cela se peut.» Je ne perds pas la tête; je tire mon parchemin de dessous mon boa: «Sire, dis-je, veuillez donner un sou pour nos Grecs infortunés, et signer là... Votre paraphe royal leur portera bonheur...» Il m'a regardée de travers; il a laissé branler sa mâchoire et ses grandes dents; il a jeté un coup d'œil malin sur les noms du comité... «Madame, je ne puis rien vous refuser ici... sauf pour ce qui est du sou... Le privilège du roi est d'en donner plusieurs; et ce sont des sous d'or!...» Là-dessus, il m'a fait un petit salut bien roide, et m'a tourné le dos... Je n'ai plus vu que son grand cordon. Mais un aide de camp a gardé mon parchemin, et un capitaine-gendarme me l'a rapporté le soir même. La signature royale y était pour mille francs. J'ai fait courir ma liste. Dès lors, comme le roi avait donné l'exemple, tous les nobles et tous les fonctionnaires... ont souscrit de leur mieux. La foule a suivi...

Lourde et bruyante dans sa cloche de soie puce à raies brunes, Caroline se dandinait au récit; elle tapotait le petit registre de maroquin vert. Ses paupières grasses clignaient contre ses yeux d'eau perfide.

—Ce fut donc à ce moment-là que la flotte française mit à la voile pour en imposer au Turk...

L'exagération parut audacieuse. La note comminatoire des puissances avait été remise dès le 16 août 1827 et accueillie de façon négative par le sultan; le roi n'était revenu dans Arras qu'au mois de septembre lorsque son escadre voguait déjà vers Navarin pour y rallier les flottes anglaises et russes. Omer se garda cependant de laisser croire qu'il doutait de l'influence exercée sur Charles X par la tante Caroline dans l'Hôtel de Ville d'Arras.

—Eh mais... eh mais! fit-il, l'admirant du geste.

Elle se rengorgea. Le trousseau de clef tourna vertigineusement au bout de sa main. Maman Virginie souriait. Comme pour chasser une telle odeur de présomption, elle agita son mouchoir devant sa figure brune et virile.

Omer s'assit près d'elle, parla de Rome, des églises, de Saint-Jean-de-Latran, de Sainte-Marie Majeure et de la Scala-Santa, dont les fidèles gravissent à genoux les degrés. A Saint-Pierre, il avait entrevu le pape. Caroline écoutait tout oreilles, en époussetant les lueurs, à la surface du thuya et de l'acajou neuf, avec la frange de son écharpe orange.

Tout à coup, les chiens jappèrent, les pigeons s'envolèrent en tumulte dans la cour, une porte fut ouverte sans précaution.

—Tonton, tontaine, tonton!

L'organe sonore de Dieudonné Cavrois claironnait dans le vestibule. Des échos s'émurent. Quand on fut au-devant du chimiste, il ôtait un troisième lièvre de sa carnassière. Déjà des perdrix et des cailles s'amoncelaient sur la tablette dressée le long de la verrière. Un chevreuil roux et humide gisait sur le carreau sablé en losange; là se croisaient les pattes grises aux sabots noirs. Un petit paysan sortit, d'un sac taché, un faisan et sa fine queue. Au milieu du carnage, le chasseur rubicond triomphait parmi les exclamations des veuves et des servantes. Sous les aisselles et vers l'encolure, la sueur noircissait la blouse grise collée contre sa bedaine. Il dit:

—Ah ça, cousin, t'es-tu suffisamment reposé. Morphée t'a-t-il ôté la courbature du mortel trimballé en diligence, à raison de quarante sous de guides par trois lieues?... Tu as eu tort de ne pas te lever matin... Nemrod eût crevé d'envie s'il t'avait pu voir à mes côtés. Zulma, qu'on me remplisse une cuvette d'eau fraîche... Et puis, à table, maman!... Je meurs de faim et je péris de soif!...

Il tapa des pieds pour faire tomber la poussière de ses guêtres. Dix minutes après, la serviette au col, il lampait son potage dans la salle basse, en face de Mme Cavrois. A côté de sa chaise, dans un seau, rafraîchissaient les bouteilles de bière.

—Omer, qu'as-tu fait du capitaine Lyrisse, demanda-t-il en essuyant ses lèvres et son menton.

—J'ai laissé mon oncle au château de Lorraine avec son fils et cette veuve de l'officier de la République, la gouvernante. Il instruit cette bonne dame dans l'art de gérer le domaine. Il a, de plus, invité le général du Bourg à chasser sur ses terres.

—Apparemment, ils vont donner leurs soins aux électeurs de ce côté-là.

—Je crois que mon oncle Edme va jouer des coudes à Nancy, et bousculer les ultras.

—A la bonne heure! Buvons un coup.

—Mon Dieu, soupira Mme Héricourt, serez-vous toujours combattu par ceux que j'aime!

—Ah, ma tante! que pouvez-vous reprocher à votre fils! Il demeure au parti des Praxi-Blassans et de M. de Châteaubriand. C'est votre pieuse Société des Bonnes Lettres tout entière qui s'émancipe, Omer avec! N'avons-nous pas vu, l'an passé, le Journal des Débats recommander aux suffrages des contribuables le marquis de Lafayette, Benjamin Constant, Laffitte, Casimir Perier et le général Pithouët... en même temps que d'anciens ultras comme Hyde de Neuville et Duvergier de Hauranne...

—Voyons, ma bonne, tu ne peux pas renier M. de Châteaubriand, qui a écrit le Génie du Christianisme et qui est ambassadeur à Rome...

—Tu m'abuses, Caroline?

—Point. Cette coalition est la bonne... Je tiens cela de la vraie source... C'est ce qui nous sied. Si notre opposition constitutionnelle n'emportait pas des avantages, le roi montrerait-il ses grandes dents au Turk, comme le roi d'Angleterre et le tsar? Voilà que le général Maison force les Egyptiens d'Ibrahim à se rembarquer pour l'Égypte. Cela nous sert. Les corsaires turks ne laissent plus passer le Bosphore aux vaisseaux russes qui transportent à Gibraltar le blé d'Odessa pour compenser ici notre mauvaise récolte. Ceux que j'attends ont déjà passé les Dardannelles. Mais ceux qu'attend à Falmouth le courtier de Londres ne sont pas encore sortis de la Mer Noire... Si les caravelles des Turks les en empêchent, la meunerie de Londres devra recourir à mes provisions... Et elle payera ce que je voudrai... A cette heure, j'ai dans le port de Gibraltar à l'ancre, six bateaux de Taganrog. Leurs capitaines guettent mon signe avant de faire voile sur Falmouth ou sur Dunkerque. Pour peu que j'apprenne que le Turk et le Russe se tirent encore des bordées, je dépêche un courrier au fin fond de l'Espagne. Mes vaisseaux prennent la mer. Pendant les huit jours de traversée, la hausse sera faite sur le marché d'Albion. Mes gabares toucheront la côte britannique, si mes calculs sont justes, dans la semaine de la cote la plus forte... Et je vends vingt-cinq francs ce qui me coûte seize francs rendu dans les docks... As-tu compris, Virginie?

La tante Caroline clignait de l'œil et savonnait ses mains blafardes par-dessus les arêtes du poisson qu'elle avait mangé. Triomphante, et sa tête de grosse chatte pelotonnée entre ses épaules grasses, elle nargua les convives.

—Mais, il y a un hic... Si l'Angleterre m'achète tout, il ne me reste plus un boisseau de froment à mettre sous les meules de nos Moulins... J'ai vendu à terme mon blé d'Artois. Il profite de la plus-value, qui commençait au moment des contrats. Que le gros temps retarde mes navires de Gibraltar, il faudra livrer aux meuniers de Londres les sacs emmagasinés ici... Alors, nous en serons réduits aux mauvaises farines que l'Amérique expédie par tonneaux. Ce sera mal répondre aux commandes de notre clientèle, aux boulangeries de Douai, de Marchiennes, de Saint-Amand, et à l'intendance du camp de Saint-Omer. L'intendance ne trouve pas mes pots-de-vin assez forts. Elle pourrait fort bien refuser les farines, et résilier... Ah! parbleu, je fais savoir au préfet que, dans ce cas, je passerais aux jacobins, avec tous mes débiteurs, mes bateliers, et mes gens des charbonnages... Et pour lui mettre la puce à l'oreille, je dépeins sous les plus atroces couleurs la campagne que mèneront les libéraux... Il me sait dans le secret des dieux... Il a peur d'être destitué si le candidat royaliste perd trop de voix. N'importe, Omer, je déplore que tu n'aies pas été toi-même à Taganrok, ainsi que je te l'ai fait demander par le comte... Tu aurais pu nous rendre acquéreurs de la récolte et ne laisser aux Anglais que peu ou prou!... L'imbécile qui est parti à ta place n'a même pas nolisé tous les trois-mâts. Deux sont frétés par nos concurrents... Enfin, tu aimes mieux faire la cour à ta belle!... Dieudonné dit qu'elle est pâlotte...

—Elvire s'est assez mal portée durant ton pèlerinage à Rome. Le savais-tu? Les médecins ont dû lui tirer plusieurs pintes de sang.

—Elle est faible un tantinet, confirma le gros garçon, la bouche pleine, en tirant de ses mâchoires un os de perdreau.

Omer ne s'inquiéta point exagérément. Il repoussa l'idée que cette indisposition avait son absence pour cause réelle.

—Enfin, dit Mme Héricourt; le comte et le général te donneront des nouvelles fraîches. Ils l'ont vue avant leur départ...

—Ils l'ont vue jeudi... Nous sommes samedi... Ce n'est pas loin; car ils ont fait diligence. Le comte a seulement voulu coucher à l'hôtel d'Amiens, avant de parcourir les trois relais d'hier par Albert et Ervilliers... Dieudonné, l'as-tu remercié, ton oncle de Praxi-Blassans... A son âge... c'est si fatiguant... Je bénis le ciel de ce qu'ils ont pu se rendre à point, pour la plantation de la croix... Ils dînent aujourd'hui chez l'évêque, mais ils soupent et couchent céans... Mon préfet ne manquera point de faire la leçon à l'intendance de Saint-Omer quand il verra descendre chez moi un pair de France, un général, et un missionnaire de la Congrégation qu'il se doit de faire escorter par les gendarmes et précéder par la musique... A tout prendre, les soldats mangeront de la farine américaine. Pas un fifre n'en mourra! La sauce de ce perdreau est trop grasse!

—Quelle famille unie pour ce qui regarde nos intérêts! conclut Mme Héricourt en souriant.

—Pourquoi la procession a-t-elle lieu lundi, et non pas demain?

—Sans doute Édouard a-t-il remarqué judicieusement que, le dimanche étant un jour de repos et de fête pour tout le monde, on ne pourrait pas distinguer le zèle de la curiosité.

—Eh! oui, répondit Caroline. C'est fort politique.

Mme Héricourt reprit vivement:

—Il offre de la sorte aux vrais fidèles, déjà si peu nombreux, l'occasion d'un sacrifice de plus, en consacrant à la procession, contre l'impiété du siècle, tout le temps qu'ils donnent à leurs travaux accoutumés. C'est fort chrétien.

—Le commerce y gagne, renchérit Caroline. J'ai fait venir de Tournay, à l'adresse des demoiselles Manicou, les modistes, six pièces de tulle, tant on leur a commandé de bonnets neufs.

—Et puis nous avons lié partie pour une pique-nique de chasseurs après la cérémonie, ajouta son fils; aussi les tièdes viendront toujours, pour les bouteilles et le pâté. Le préfet trouvera bon qu'on soit en nombre, si nous voulons séduire l'intendance du Roi.

—Alors, quand donc iras-tu chez les Claës!...

—Mais, ce tantôt, j'ai promis à l'abbé de l'y conduire. Je soupçonne qu'il veut absolument apprendre du père Baltazar, un phénomène encore inconnu des physiciens grâce auquel il étonnerait le monde par un miracle pareil à ceux de Moïse. Nous souperons là-bas. Nous rentrerons dans la nuit. Omer, viens-tu avec nous! On attellera le char-à-bancs.

—Volontiers.

Mme Héricourt, bientôt entama l'histoire édifiante de Marie Alacoque, que sa dévotion au Sacré-Cœur avait délivrée d'une paralysie des jambes. Dieudonné nia, respectueux, la possibilité de la guérison, tandis que sa mère reprochait vertement à la servante d'avoir oublié de glisser un clou de girofle dans le coulis. Un chat vint qui sauta sur l'épaule de la dame, ronronna. Elle lui fit accueil, et versa du lait dans son verre pour qu'il y bût, amusée indéfiniment par le minois de la bestiole, par sa langue habile à lapper derrière la transparence du cristal. Discret, un chien braque entra derrière la fille de cuisine: elle portait avec peine une énorme terrine revêtue d'un paon naturel, grâce à l'art de l'empailleur qui en avait épanoui merveilleusement la queue radieuse. Le chien posa contre l'assiette de Dieudonné, sur la nappe à carreaux, son mufle marron, son nez humide et ses yeux de bronze grave. Les serins de Hollande, leurs plumes jaunes ébouriffées sur le crâne, sifflaient dans la volière; et tant qu'on ne s'entendit plus. En poursuivant le chat qui se juchait sur les chaises, une griffe tendue, le chien jappait. Un nuage s'ouvrit. Le soleil éclaira les ocellures dorées dans la queue verdâtre et bleue du paon, au milieu des verres demi-pleins, des assiettes garnies, des pêches et des poires en pyramides sur les compotiers, des réchauds d'argent. La figure rebondie et glabre de Cavrois que graissait au menton sa tartine, s'inclinait vers la figure de Caroline aux joues blêmes qu'animait un sourire malin entre les barbes des dentelles épinglées d'or. On mangea. Les mêmes propos que devant se répétèrent.

Pendant la promenade au jardin, à la suite du repas, Maman Virginie s'appuya tendrement au bras de son fils. Après quelques soupirs, elle fit l'éloge de «son ange».

—Es-tu certain de lui plaire?... Elle ne m'a jamais parlé de ça... Elle est si jeune, à la vérité... Mme Gresloup doit en avoir soufflé un mot à son directeur?

—Je ne sais.

—Le Père Jésuite de Rome t'aurait-il entretenu d'elle, s'il n'avait eu vent de la chose?... Peut-être le confesseur d'Elvire, au couvent d'Esquermes a-t-il reçu des aveux timides.

—Et le secret du sacrement?

—Omer! je t'en supplie, épargne-moi cette ironie d'estaminet quand tu parles des représentants du Seigneur... S'ils ont parlé, c'est qu'ils en avaient le droit et le devoir.

Mais elle ne cessa de se travestir, maternelle et douce. Elle approuva les ambitions de son fils, celle d'avoir un salon politique, réserve faite sur les idées à soutenir. Omer jugea très habile de l'inviter spontanément à demeurer ensemble, dans Paris. Il usa de phrases délicates et contournées, comme s'il ignorait totalement qu'elle en eût le dessein, et comme s'il appréhendait qu'elle ne refusât.

Elle s'y laissa prendre; elle parut heureuse qu'il y eût songé d'abord.

—Mon cher enfant!... Oh! mon cher enfant!... Je n'osais pas te le demander... Merci!... merci!... Je ne te gênerai pas, du moins?... En es-tu sûr?... Et pour ma santé, donc! Les médecins de Paris soignent mieux; bien que je ne croie guère à la science humaine... Dieu te le rende! Tu viens de me donner une grande joie.

Alors, elle rajeunit. Plate et roide en sa robe de moire sombre, lustrée, elle épousseta ses manches à gigot. Son ventre maintenant ne l'alourdissait plus. Elle retrouva des subterfuges de coquette pour dissimuler, sous un pli de robe qu'elle pinça, cette partie défectueuse de son corps haut et noble. Avec des propos délibérés, elle rendit des verdicts relatifs au bon genre et au bon ton, pendant que le jeune homme exposait en détail ses projets. Le général du Bourg, ruiné par l'ingratitude royale, désirait vendre son hôtel du faubourg Saint-Germain et le mobilier d'encyclopédiste qu'un Longueville avait offert à son aïeul. On acquerrait le tout à prix moyen, car l'oncle Edme, sous couleur de prendre là pension, déchargeait son ami de maintes dépenses et purgeait progressivement les hypothèques, depuis le retour de Grèce. La transaction serait commode. En plusieurs visites. Omer avait apprécié fort l'aménagement. Les boiseries étaient du style qui florit sous la Régence, dans les salons. Ailleurs, elles s'appliquaient aux murailles sous forme de colonnes, de linteaux encadrant des bas-reliefs, à la mode antique, inaugurée lors de la vogue de l'abbé Barthélémy, vers 1760. Omer prétendait qu'en un tel logis, il penserait plus magnifiquement à César, à Mithra et à tout l'œuvre de l'esprit latin. Il se proposait d'y traduire l'Enéide en vers français, pour l'honneur de sa muse, Elvire, de son ange, de son Eloa!

—Enfin, es-tu sûr qu'elle pense à cette union!... Au demeurant, tu ne sais pas... Quelle explication positive avez-vous engagée?... Aucune! Qui te dit que les parents se soucient de marier à cet âge une enfant délicate?... Elle a seize ans et quelques mois!... On la saigne toutes les six semaines... A leur place, moi, j'hésiterais... Que t'a dit la mère?... Lui as-tu touché un mot de tes intentions?... Oui?... Tout reste dans le vague... Enfin, si tu crois... Les Pères?... Oh! ils présument. Ils conseillent. Ils se gardent naturellement d'affirmer. Le Père jésuite du Pont Saint-Ange? Mon Dieu! il aura tiré, dans les meilleures vues du monde, certaines conclusions hâtives de ce que lui avaient écrit les religieuses et l'aumônier d'Esquermes, le Père Ronsin, les maîtres de Saint-Acheul, Édouard, et moi-même!... Voilà tout...

—Elle souffre que je la nomme Eloa comme l'ange de M. de Vigny. Elle m'appelle Lucifer.

—La belle affaire. Il n'est point de petite fille qui n'ait son Lucifer avant que survienne le véritable fiancé... Moi-même... Mais, oui... mon enfant!...

—Ah bah!... je soupçonne à présent les raisons qui vous portent à redouter la damnation éternelle.

—Oh! vraiment... c'était véniel... je t'assure... en tout bien, tout honneur...

—Dieu m'écrase, si j'en doute.

—Allons, ne fais pas le plaisant... Parlons d'Elvire... Peste soit du farceur!...

Elle accepta de rire franchement. Son visage d'homme brun se permit la gaieté. Peut-être des souvenirs aimables vécurent-ils soudain en elle. Ses tristesses subitement furent abolies. Ses yeux conversaient avec le ciel. Sa main cueillit distraitement des roses défeuillées. Sa taille se cambra. Du soleil dorait sobrement les boucles de ses cheveux sous la coiffe de veuve, qui prenait une mine de cornette «à la bergère des Alpes». Emu de la voir ainsi, loin de ses terreurs, Omer entretenait cet état en l'assaillant de plaisanteries fines et taquines.

—Tu t'amuses à me faire endêver!...

—Maman, maman Virginie, vous êtes une sournoise... Vous voilà jolie et rieuse, tout à coup, à damner un saint. Ah! je vous y prends, madame l'Amertume; vous me cachiez ces enjouements-là, qui vous siéent à ravir. Parole d'honneur! belle dame!...

Il enlaçait la taille plate de sa mère et lui plaçait contre l'oreille un baiser.

—Enjôleur!... N'importe, il faut d'abord conquérir ton ange... Elle seule convaincrait sa mère. Telle que je la connais, Mme Gresloup cède maintenant à ses justes craintes; elle emploie tous ses soins à retenir sa fille près d'elle...

—Il est vrai que Mme Gresloup ne m'a point encouragé directement. Il se peut que ses invitations à dîner vinssent du major, qui entend faire de moi un ennuyeux saint-simonien...

—Rien n'est encore près de se conclure, à ce que je vois! Tu as pris pour des déclarations quelques franches politesses trop naturelles entre les Gresloup, les Héricourt et les Cavrois, qui sont un peu cousins, qui se fréquentent intimement depuis 1804 et qui descendent les uns chez les autres aux étapes de leurs voyages, puisque les Moulins sont un relais sur la route de Calais, de Londres et du pays de Galles. Elvire a joué avec toi, pendant les vacances. Elle t'aime bien. Cela suffit-il?

—Peut-être.

—Pousse plus avant dans tes confidences. Lui as-tu déclaré ta flamme?

—Par les yeux.

—Ah! le bon billet! Par les yeux! Par les yeux! Innocent, va!... Chasse-moi de ta cervelle tous ces hannetons... Par les yeux, Seigneur!... Vous l'entendez! Mais ce que les yeux d'une femme avouent pour l'instant ne signifient point que sa bouche l'avouera pour toujours. Oh! le petit fat! Par les yeux!... Eh bien! souffre que je te le dise... Il n'y a rien de commencé entre Elvire et toi.

—Que si!

—Que non...

—Dolorès Alviña m'a parlé de même par les yeux... Ses billets m'ont suivi à Rome...

—Oh! celle-là, c'est une créole, c'est une romanesque! Une tête chaude. Elle ne s'est pas déguisée en page, comme Lara, pour t'accompagner et te sauver des périls?... Non? Alors elle n'a rien fait pour toi. Quand tu la verras bondir sur une cavale à tes côtés, et, à la lueur de la foudre, t'arracher à la mort, ou périr pour toi..., ce jour-là seulement tu pourras dire que Dolorès Alviña t'aime, outre ta part des Moulins-Héricourt et de la Banque d'Artois... Mais, si elle s'en tient aux billets doux...

—Maman Virginie, vous êtes cruelle pour mes illusions...

—Hélas!... Ah! nos chimères... Heureusement, il y a Dieu... et tu as grand tort d'oublier Dieu.

—Je n'entends pas l'oublier...

La joie de sa mère s'exagérait donc tout à l'heure. Ce n'était que feinte et manœuvre, pour démontrer habilement la vanité des choses humaines, devant la grandeur divine. A nouveau la veuve louait rapidement la vie pacifique du prêtre, le plaisir de la pureté morale, les ivresses de l'extase mystique. Même elle fit miroiter les splendeurs des ambitions épiscopales. Elle gardait sa jeunesse nouvelle, mais pour prêcher comme un jeune vicaire imbu de foi chaleureuse. Des expressions familières à l'abbé de Praxi-Blassans étaient resservies par ces lèvres ardentes.

A ce moment, la cloche des vêpres ébranla les airs... Lugubrement elle appelait les fidèles à révérer la mort de Jésus. Les coups lointains des battants sur le bronze gémissaient, longues plaintes moroses versées par les abat-sons du clocher grisâtre et carré dans les nuages montueux du ciel.

Maman Virginie ne cessait pas de paraître forte et contente. Pour convier à la dévotion, elle n'usait plus de ses tristes sermons d'autrefois. Tout autre, elle parlait à la manière d'un saint François d'Assises, que les oiseaux amusent, qui remercie Jésus de l'éclat des fleurs et de la beauté du paysage. Elle composait un tableau clair et gai de la vie au presbytère, un tableau magnifique et orgueilleux du commandement pastoral. Elle compara les palais des évêques et l'hôtel du général du Bourg, au dam de celui-ci; puis l'éloquence de la chaire et l'éloquence du barreau. Bossuet n'avait-il pas laissé autant que Mirabeau un nom respecté dans les mémoires des hommes? Richelieu n'avait-il pas régi le monde, autant que Robespierre? Léon X et Jules II n'avaient-ils pas conçu, mieux encore que César, la fraternité des peuples sous le sceptre de saint Pierre? Que valait pour une âme généreuse, auprès de cela, les médiocrités de la vie parlementaire, auxquelles il aspirait sans doute?...

—Réfléchis... Je vais parler à Dieu de toi..., lui dit-elle en le quittant.

Elle riait, elle ne le pria point de l'accompagner à l'église, ainsi qu'ordinairement. Elle affecta de ne vouloir plus rien imposer. Elle laissait à l'évidence le soin de convertir.

Omer réfléchit. La tactique nouvelle de sa mère l'enchantait, pour ce qu'elle abandonnait de morose et d'hostile; elle l'effrayait aussi pour ce qu'elle se promettait de triomphes commodes. Certainement, un rusé confesseur avait instruit Mme Héricourt à vaincre. Quelle que fût la certitude sur ce point, Omer avait acquis de cette conversation un doute très sérieux sur l'amour d'Elvire envers lui. Il se pouvait qu'elle lui refusât de s'unir. Pendant le voyage à Rome, les lettres scientifiques du major suivies par deux lignes passablement sèches de nouvelles afférentes à la santé de la dame et de la jeune fille, n'étaient point, quand Omer se rappelait le ton de ces missives, pour réfuter les insinuations de la pieuse veuve. Il se reprocha durement la faute de n'être point revenu par la capitale, mieux eut valu faire visite aux Gresloup, avant d'aborder sa mère. Il arrivait dépourvu de preuves et d'arguments, comme un collégien aux illusions trop vives. Sa logique ne permettait pas qu'il réduisît à rien les doutes maternels. Son orgueil et sa confiance en soi furent grièvement atteints, pendant qu'il marchait, les mains derrière le dos, autour des plates-bandes et de la pelouse maigre, encombrée de folioles jaunes et valsant au gré de la bise. A seize ans, une fille délicate comme Elvire n'obtenait pas l'autorisation de se marier, si la plus enthousiaste des passions ne l'animait pour convaincre la prudence maternelle. Or, la passion d'Elvire, maintenant, était rien moins que sûre.

Le rêve de Rome s'écroulait. Lui-même se parut absurde et léger de caractère, jusqu'au comique. Ce fut une grosse peine qui l'oppressa longuement.

L'abbé de Praxi-Blassans le trouva tout désemparé, sur le banc de pierre dans la courbure de la haie, à l'ombre du saule-pleureur.

—Qu'as-tu cousin?

—Je m'assure que je suis le plus grand sot du monde.

—L'opinion n'est pas unanime.

—A d'autres!

—Le char-à-bancs est prêt... Dieudonné peste contre toi... Viens d'abord chez le père Claës... Tu sais qu'il a fait un diamant avec du sulfure de carbone?

Et il narra les détails de l'expérience magique, comment, au retour dans la vieille maison de Douai, après les longues années d'un séjour en Bretagne nécessité par de grands déboires d'argent, le domestique de M. Balthazar Claës avait découvert au fond d'une coupelle, le précieux joyau.

—Le miracle s'est opéré, seul, loin du savant... Et cet homme qui a jeté sa fortune, celle de ses enfants à son creuset du magicien, n'a pu même suivre les phases de la transmutation... Il ignore comme devant? Dieu s'est joué de lui... Le Seigneur lui a donné une grande leçon d'humilité chrétienne... Depuis deux ans, le vieux Claës cherche à ressusciter le phénomène... Il y parviendra peut-être... Et alors...

—Alors?... interrogeait Omer, sceptique.

—Alors, je saurai de quelle manière on suscite un miracle...

—Ah bah!

—De quelle manière on change la boue en diamant... Un peu de poudre sulfureuse répandue dans la main d'un mendiant, un éclair de l'orage, et je change, dans cette pauvre main souffrante, la poussière en richesse...

—On n'en fait pas moins dans les baraques d'escamoteur, au boulevard du Temple.

—Tu persifles trop aisément, mon cher. Le miracle est, par ailleurs, la révélation d'un phénomène scientifique familier à un élite et au prophète, mais ignoré de la foule... Quand Moïse fit jaillir la source du rocher, il avait, à des signes certains, à la présence d'une herbe aquatique, par exemple, reconnu le voisinage nécessaire de l'eau. Il fora l'argile entre deux roches. Le liquide jaillit... Seul entre leurs amis, Jésus s'aperçoit que la mort de Lazare est une simple catalepsie. L'enfant qui étonna les docteurs possède le moyen de réveiller un cataleptique. Le Messie parut marcher sur les eaux, parce qu'il réussissait probablement à s'élever du sol à certains moments de puissance nerveuse. Apollonius de Tyane, d'autres anciens illustres jouirent du même privilège. De nos jours, les somnambules se promènent en équilibre au bord des gouttières, et sautent des distances énormes, ce dont ils seraient incapables à l'état de veille. A son gré, Jésus obtenait la force des somnambules. Il ne devait pas agir, ici-bas, autrement qu'avec les facultés d'un homme. Donc, nous pouvons aussi bien marcher sur les eaux, ressusciter le cadavre dans le sépulcre, faire jaillir l'eau du rocher, ou changer en diamant un peu de poussière dans la main tendue d'un loqueteux.

—A merveille! tu composes le manuel des mille et une recettes à l'usage des Messies à venir.

—J'entends frapper l'esprit des foules par un fait indéniable et surprenant, de telle sorte qu'elles gagnent la foi, qu'elles m'écoutent et soient persuadées... J'étudie dans les cliniques et dans les hôpitaux l'art des thaumaturges; et dans les laboratoires, celui des magiciens.

—Au diable les fainéants qui bavardent, tandis que je me morfonds à les attendre! cria Dieudonné, assis dans un petit char-à-bancs verni.

Il contenait l'impatience de gros chevaux blancs chargés de colliers monumentaux qu'agrémentaient des sonnailles et des pompons bleus.

—Oui! oui! je montrerai aux fidèles jusqu'où va l'omnipotence de Dieu, jusqu'à changer la poussière en joyau dans la paume du mendiant. Que le Seigneur daigne accorder cette grâce à son prêtre!...

—Et celle de se hâter davantage quand on l'appelle!... Retrousse ta soutane, ma fille. Hé! on voit ton mollet.

Lestement, Édouard bondit sur la voiture, et d'une formidable claque heurta l'épaule de l'étudiant, qui lâcha deux jurons, qui se vengea du fouet contre les flancs de ses magnifiques boulonnais. Leurs croupes se contractèrent, pendant qu'ils se cabraient dans les rênes.

—Voilà des coursiers dignes d'un char antique, remarquait Omer.

Les poings écartés par l'ampleur de sa bedaine, Dieudonné Cavrois maintint solidement l'attelage pour sortir entre les bornes ferrées qui protégeaient le porche des Moulins-Héricourt. Massifs, fringants, coiffés de crinières épaisses et flottantes, parés de longues queues jusqu'aux sabots, les bêtes blanches emportèrent le véhicule, et les trois cousins rirent sous la voûte de la bâche verte.

Devant leur moulin de Saint-Nicolas, qui était une construction de briques, aux fenêtres enfarinées, le meunier cessa de pomper l'eau pour saluer, et il fit taire le petit chien roux.

-Ah! voilà nos maîtres!... Monsieur Dieudonné, nous avons, comme ça, cent cinquante sacs en réserve... Faut-il les charrier aux bateaux?... Le petit bidet a la gourme... L'artiste est revenu ce matin. Pour guérir, il pense que ça guérira... Mais ce sera du long... ah oui, ce sera du long, à ce qu'il dit. Il n'y aura plus de grains à moudre vers les jeudi... Madame Cavrois n'en a point promis... On attend les bateaux de Gibraltar...? Ça m'embarrasse. Bah! je mettrai le temps à profit pour faire gratter les meules. Il y a un engrenage qui se décrinque, et puis la vanne ne va plus grand'ment!... C'est ça, on se mettra à la réparation... La petite Louisette est accouchée de deux jumeaux, la nuit dernière... Il travaille bien, ch'tiot Pierre! On a trinqué un bon coup, ce matin... C'est-y vrai que vous êtes parrain? A la bonne heure... On fera un fameux baptême... avec de la tarte... Et puis vous nous direz des chansons, à c't'heure! Un baptême sans vous, c'est plus triste qu'un enterrement... Mais quand vous y êtes, on prend du plaisir pour tout l'an... Monsieur l'abbé Édouard il le baptisera bien? Il est si brave à l'ouvrage, ch'tiot Pierre! Ah bien, je cours lui annoncer ça... Ce qu'il va être faraud!... Bonsoir, nos maîtres!

L'homme aux jambes brèves, au large torse agita son bonnet de coton bleu, sans ôter l'autre main du gousset. Par toutes ses têtes rondes et hâlées, une bande de filles en camisoles blanches rit au salut qu'en patoisant Dieudonné leur cria. Les arbalétriers, dans le jardin de l'auberge, rivalisaient d'adresse. Un colosse visait la cible de paille, avec l'arme des ancêtres vaincus à Crécy et Azincourt. Sous le chaume roussi, les façades blanches s'ornaient de capucines et de houblon. Vêtues de noir et cassées par les travaux des champs, les vieilles fumaient leurs pipes, les mains derrière le dos, sous la pointe du madras bien épinglé. Des chats savouraient leur quiétude. Habit bas, les joueurs de boules s'excitaient par mille bravades dont se gaussaient les spectateurs en pantalons courts et en vestes de drap. Plus loin, le curé, fier de sa corpulence, pérorait au milieu d'un groupe de vieillards immobiles sur leurs culottes et leurs bas chinés. Deux ou trois portaient encore la queue de cheveux noué d'un petit ruban gris. Dans un chariot dételé, les gamins défendaient cette forteresse contre des ennemis à collerettes, et armés de branches.

Après, ce fut la campagne onduleuse, au loin étendue, ses rideaux de peupliers au bord des ruisseaux invisibles dans les creux des prairies, ses éteules blondes montant au ciel nuageux, ses premiers labours, les sillons de terre brune où s'abattaient les cohortes de corbeaux picorant les vers.

Les chevaux brûlèrent le pavé du Roi, escaladèrent les côtes, descendirent les pentes. Le bruit du grand trot attirait les buveurs sur le seuil du cabaret solitaire à la fourche de la route et du chemin qui conduit, par le travers des champs, jusqu'aux vergers du prochain village. Là-bas le cornet à piston règle la mesure des danses rustiques. Les pigeons tournent dans l'air. Le clocher d'ardoises et de pierres grises veille sur les horizons bleuâtres et sur l'océan des terres, sur la proue d'un soc abandonné entre les mottes. A la crête du talus, le saule étronçonné chante par cent voix de passereaux turbulents.

Le spectacle de la belle campagne vaste et déserte, en ce jour de repos dominical, les flonflons des bals champêtres qu'apportait parfois le vent, la silhouette d'un couple amoureux qui s'égarait dans la venelle, tout entretenait Omer de son infortune sentimentale. Elvire ne l'aimait point assez, pour qu'il la pût ravir à la sollicitude des parents. S'ils reculaient l'union vers l'époque où l'enfant serait majeure, cinq ans passeraient avant qu'il s'affranchît de toutes les tutelles. Hélas, Mme Héricourt exposait de trop justes raisons. Elvire n'aimait pas encore assez. Lui-même était un sot d'avoir cru le contraire. A qui la faute? N'avait-il pas redouté, pour les ruses de ses vices, la forte intelligence de la jeune fille? Ne l'avait-il pas froissée par ses tergiversations et ses dérobades. N'avait-il pas eu peur de cette vertu sévère? Il voulut interroger ses cousins sur les Gresloup. Une discussion scientifique les accaparait. Édouard éparpillait sur les épaules de sa soutane, la poudre de sa chevelure, tant il remuait sa tête éloquente et colérique, en tapant, du poing son bréviaire, en repoussant vers sa nuque son tricorne. Il accusait Thénard et Gay-Lussac de s'être attribué la découverte de Davy, relative au «radical de l'acide borique». Dieudonné poursuivit la défense des chimistes français. Sans réserves il vanta les travaux de son professeur, M. Dulong, qui, aidé par Thénard, avait définitivement établi l'analogie entre la combustion du carbone contenu dans le sang, lorsqu'il se transforme en acide carbonique sous l'action de l'oxygène respiré, et l'inflammation d'un mélange d'hydrogène et d'oxygène mis en présence du platine en éponge. Le jeune chimiste espérait tout des études entreprises sur les rapports constants entre les chaleurs spécifiques des gaz considérés sous le même volume et sous la même pression. D'ailleurs, il assistait Dulong occupé à construire les appareils pour déterminer la force élastique de la vapeur d'eau à des températures élevées. Et c'était son triomphe d'avoir été choisi comme collaborateur, à Paris, par le maître de la Faculté des Sciences.

Édouard tint pour la chimie anglaise. Ils dissertaient indéfiniment sur la combinaison du phosphore avec l'oxygène, sur les lois qui régissent la transmission de la chaleur, sur la propriété qu'ont les matières salines de rendre les tissus incombustibles, sur les vertus du fulminate d'argent et de l'acide phosphorique, sur le rôle du kermès dans les affections de poitrine. Déjà l'abbé, sans rien découvrir de sa ruse, avait guéri un pieux malade délaissé par les médecins: puis avait attribué à Dieu l'intervention salutaire, car il administrait la drogue dans le pain bénit.

Omer ne put placer un mot de ses inquiétudes. Des phrases brèves le rejetaient hors du débat. Accoutumée à tenir compte de l'écho dans les églises, la voix mélodieuse et retentissante d'Édouard étouffait les intrusions de langage étrangères à la thaumaturgie. Adapter l'usage des nouvelles conquêtes scientifiques à la démonstration de la foi, c'était son but. Il regrettait qu'un évêque intelligent n'eût pas lancé sur les eaux de son diocèse, le premier bateau à vapeur! Au P. Ronsin, il avait déjà remis plusieurs mémoires le suppliant de fonder un monastère où des Jésuites mathématiciens et chimistes étudieraient, s'évertueraient à des inventions. Quelle force cela n'eût-il pas donnée à l'Église. Et quelle faute de ne pas avoir attiré dans les ordres monastiques, par des privilèges et des traitements notables, les savants de l'époque. Il rêvait de cloîtres solitaires, dans les provinces les plus à l'écart. Là des laboratoires merveilleusement aménagés eussent contenu tous les instruments de la physique, tous les ingrédients de la chimie, tous les modèles des machines industrielles.

—Comprends-tu... Les miracles de la vapeur et de l'électricité ne se manifestant que par la main de Dieu! Ah! ce qu'eût pu faire un pape intelligent, s'il eût décerné la pourpre des cardinaux à Laplace, à Dulong, à Davy, à Dalton, à Thénard!

—Mais c'est là l'idée d'Enfantin, l'ami du major Gresloup! s'écriait Omer. Le Saint-Simonisme enseigné par le moyen de la religion. L'abbé de Lamennais échange avec eux une correspondance tout à fait curieuse à ce sujet.

—Il m'a écrit de même, en m'encourageant, répondit Édouard. Ce grand apôtre sent bien que c'est le seul moyen de ramener les élites, puis les peuples à la foi et à la catholicité, à l'union des races sous l'autorité de Rome. Il faut que le miracle scientifique éblouisse d'abord le monde, du haut du Vatican!...

—L'abbé de Lamennais, Enfantin et toi, cousin.., vous perdez votre temps, objecta Dieudonné. Les princes actuels de l'Église ont l'âme trop médiocre pour comprendre; et, s'ils comprenaient, tout aussitôt ils craindraient de voir leur prestige personnel balancé par le prestige de tes savants à tonsure. Vous vous heurtez à l'opposition la plus inébranlable: celle de la sottise et de l'ignorance égoïstes, triomphantes et souveraines.

—Hélas! accorda l'abbé de Praxi-Blassans. Le cardinal Consalvi lui-même, malgré toute son intelligence et toute son autorité, n'osa point continuer contre les cardinaux et les évêques la lutte entreprise par son vaillant esprit.

Omer essaya de les étonner:

—M. Enfantin estime nécessaire pour tout autre Consalvi de rompre avec Rome, si tant est qu'il veuille réussir, et de créer une manière de schisme. Il prône le schisme, M. Enfantin! Même, cela ne laisse pas que d'indigner Mme Gresloup et sa fille.

—Donc, tu persifles les doctrines d'Enfantin, appuya Dieudonné en riant. Logique d'amour: ta belle te dicte tes opinions.

—Oh! ma belle!... ma belle!... Vous en parlez à votre aise... J'ai là-dessus moins de certitudes, avoua-t-il humblement. Toi, l'abbé, qui renseignes les Jésuites de Rome sur le cœur d'Elvire, tu en sais davantage...

—Moi?... Non pas. Un de nos supérieurs à l'étranger m'a demandé quelques indications. J'ai répondu que tu considérais ce mariage comme l'unique moyen de renoncer à la prêtrise sans réduire au désespoir la plus sainte des mères.

—Ta lettre ne contenait rien de plus?

—Rien, sinon que le mariage ne me semblait pas impossible... Depuis l'enfance, Elvire n'a-t-elle pas témoigné, à ton égard, une vive amitié. Son père prise ton savoir. J'ai dû mettre quelque chaleur à m'exprimer, dans l'intention que ce religieux trouvât bon de persuader ma tante Virginie.

—Au total, jamais Elvire ni sa mère ne t'ont laissé entendre clairement leur désir de me voir faire une démarche pressante; dis-moi, Dieudonné?

—Mon Dieu, ce sont des choses qu'une jeune personne accomplie et une dame très respectable ne s'empressent point, à l'ordinaire, de déclarer.

—En effet...

Omer savait à quoi s'en tenir. Personne de la famille Gresloup n'avait franchement averti ses cousins sur les sentiments d'Elvire. Les doutes de Mme Héricourt se confirmaient en lui. La conquête de l'ange était encore à faire. Pourquoi, pourquoi le vice de Lucifer avait-il redouté la claire vertu d'Eloa?

Il conçut une tristesse véritable. «Quel sot je suis d'avoir cru tout proche un tel bonheur, devant la matrone du Capitole. L'air de Rome m'a grisé. Il me reste Dolorès. Il me reste d'acheter, à cette belle Espagnole, pour une part de la Compagnie Héricourt, le plaisir que n'importe quelle courtisane me dispenserait, ma grisette Angeline même...»

Il n'écouta plus rien de la conversation savante vite reprise entre les chimistes lorsque les deux chevaux larges et chevelus cessaient de vouloir gagner trop sur la main du maître, et de prendre le galop parmi les étincelles. Le soleil de la mi-septembre s'inclinait déjà sur l'horizon des plaines. Le chemin côtoyait la rive de la Scarpe. Une file de peupliers frissonnait au bord des prairies. Dans le réseau des branches un peu dévêtues, le ciel se fonçait. Impassible et belle, la campagne ne communiait pas au chagrin du jeune homme. Il pensait à la jalousie de sa maîtresse italienne, Carita Gennarello, qui haïssait la nature, trop somptueuse et trop immortelle devant les amantes humaines. Comment rivaliser? Ce soir, Omer comprenait l'âme de la fille ardente, et ce besoin de se perpétuer qu'il eût voulu satisfaire aussi en fondant une famille héritière de ses vœux, en propageant une descendance, forme multiple et indéfinie de sa pensée vivante, de sa dévotion à la Loi romaine, à l'idéal des Latins. Un moment, il se crut le rival de la nature, l'Adam qu'elle venait de vaincre, dans l'illusion de s'éterniser par le moyen d'Elvire.

Il se mesura chétif et seul.

L'attelage rejoignit alors un convoi de chalands qui glissait sur le miroir vert et rose de la rivière. Des couples de chevaux lents halaient, de la berge, les péniches. Par la perche qu'il enfonçait dans la vase, un marinier repoussa la proue au milieu du courant. Enflées à la brise du crépuscule, les voiles aidaient la marche. Des sacs de farine chargeaient les bateaux jusqu'à faire affleurer l'eau et le pont. C'était la richesse des Moulins Héricourt qui s'en allait vers les Pays-Bas. Le charbon de la fosse Cavrois brillait aussi dans les premiers chalands. Les batelières surveillaient la soupe et le fourneau d'argile qui fumait sur le seuil de chaque maisonnette courbe, verte et blanche, installée au centre de la cargaison flottante. De tous petits enfants couraient le long du bordage. Une fille ramassa le linge séché sur la corde. L'homme dirigeait avec sa croupe la barre du gouvernail, tout en bourrant sa pipe. Un vieux puisait de l'eau; il plongeait à bout de corde le seau de bois dans la rivière d'or fluide. En se redressant, il reconnut le char et les chevaux de la tante Caroline; il discerna le tricorne d'Édouard.

—Monsieur l'abbé, cria-t-il, chés gens vous réclament à Vitry... Faut que vous y plantiez la croix... Ce sera aussi biau qu'à Arras, allez... Nos filles veulent aussi s'habiller tout de blanc et suivre la bannière... Et puis le commerce a besoin de ça... Mon gendre ne vend rien de ses affiquets.

—J'ai promis à votre maire et à votre curé... Ce sera pour bientôt, mon brave Flahaut... Comment va ch'tiot Anselme?

—Parbleu, le v'là guéri... puisque c'est vous qui lui avez fait faire sa première communion... Il n'a eu qu'à manger de vous pain bénit... Il dit toudis que c'étot fin amer... A c't'heure, i trotte... avec les vacques, dans le pré de son père... J'ai été avec ma femme achever, la neuvaine...

Le dialogue continua sur ce ton quelques minutes, pendant que les chevaux soufflaient et secouaient leurs crinières abondantes. Ceux qui guidaient les bêtes de halage saluaient timidement, le fouet à l'épaule; ils rectifiaient, sous l'œil du maître, les efforts mesurés de leurs attelages tirant la cordelle parmi le froissis des herbes et des roseaux.

Ainsi devisant, on atteignit l'écluse de Doncourt, qui arrêtait le convoi. Devant la boutique du savetier, homme alerte jouant à la marelle avec des fillettes hâves, Dieudonné arrêta le char.

—J'ai du cuir pour toi, Nicolas... Viens chercher le paquet... Quoi? Tu ne payeras donc jamais la tannerie?

—Je gagne peu, notre maître... Et puis, les p'tiotes, ça mange de la bouillie... L'autre nuit, pendant l'orage, v'là mon toit qui crève. J'ai dû remettre du chaume... Ma Zélie est en mal d'enfant...

Loqueteux et pitoyable, l'homme maigre s'excusait. Cavrois lui dit d'aller quérir le forgeron, qu'il ramena. Lui non plus ne payait pas; malgré qu'il fut de mine réjouie, avec des bras noueux. Cependant, il lui fut permis de recevoir le charbon que le patron de la péniche débarquerait, tout à l'heure, près de l'écluse. Qu'il courût avec une brouette! Toutefois, la Compagnie prendrait hypothèque sur sa maison, qu'on apercevait charmante, garnie d'une famille joyeuse et grasse, au seuil, tous les rouets tournant, tous les mioches tripotant les boules d'un loto neuf. A l'intérieur, une vieille écumait la marmite; une fille battait les œufs dans un pot. Le chat ronflait sur la commode, entre les assiettes à fleurs; le brin de réséda trempait au bord du verre à devise. Dans la cage, un loriot sifflait et sautillait, picorait du mouron. L'homme parut honteux de sa prospérité devant l'ironie des trois jeunes gens. A la lueur du feu qu'activait une enfant sage tirant la chaîne du gros soufflet, des trognes flamandes s'épanouissaient et bavardaient. Des bras musculeux tenaillaient, martelaient sur l'enclume le fer incandescent. Un gaillard humait la bière du pot de grès. Les poules elles-mêmes piétaient sur une épaisse couche de grains blonds.

Dieudonné reprocha violemment au richard sa négligence. Il se souvint que sa mère l'avait recueilli sur la recommandation des Lyrisse, au lendemain de la guerre d'Espagne. En ce temps-là le forgeron quittait à peine le bagne militaire pour avoir crié «Vive l'Empereur!» et «Demi-tour!» au duc d'Angoulême qui passait en revue les régiments d'artillerie près d'aller combattre les libéraux d'Espagne en 1823. Depuis, installé, marié, pourvu par les soins de Caroline, il avait étonnamment prospéré, sans vouloir rien restituer des avances. La maison formait, ainsi qu'un champ, la dot de sa femme insolente, grasse et dépoitraillée.

—Débarque ton charbon... Voilà le bulletin... Mais si tu n'as pas versé les cent écus, fin courant, je te promets pour lundi la visite de l'huissier... mon gros. Tu pourras même lui offrir une chope et une assiette de fricot... Je gage qu'il n'en mange pas souvent de pareil... Tudieu quel fumet!

Cavrois reniflait l'air. Il effleura du fouet ses chevaux. Le char-à-bancs roula.

—Allez donc vous sacrifier et pourrir dans des prisons pour de tels salauds! grogna l'homme, resté sur la route, le bulletin dans les doigts...

—Le peuple n'a point d'honnêteté, parce qu'il manque de foi. La peur de l'enfer le gardait mieux jadis contre la tentation. Il leur faut la foi; il leur faut le miracle, prêchait Édouard en riant. Il leur faut du miracle. Il faut absolument que je fasse des miracles auxquels ils puissent croire selon l'esprit de ce temps! A moi la tâche de Consalvi! Je la mènerai jusqu'au bout avec l'aide de la science. Veuille le Seigneur que M. Balthazar Claës me livre son secret. Et alors... Rome cédera.

—Tu te rompras le cou, mon cher... Tu te feras interdire... A moins qu'on ne te glisse un toxique subtil dans les hosties dont tu te sers en disant la messe, prédit Cavrois. C'est ainsi que Rome récompense les curés trop savants.

—N'importe... Jamais, en aucun temps, l'Église n'eut en mains la possibilité de l'universel, comme depuis cinquante ans... Pie VI aurait dû obtenir la conversion de Franklin, l'admettre au Sacré-Collège avec Montgolfier et Volta, leur offrir des palais à Rome, et des régiments de moines pour préparer leurs expériences, secrètement, au fond des cloîtres. Ne rien divulguer au peuple, d'après la méthode des prêtres égyptiens et de Moïse. Ensuite faire apparaître les miracles de l'étincelle électrique, du paratonnerre, de l'aérostat, du bateau à vapeur. Voyez-vous: si Pie VII avait baptisé et mitré Fulton, lorsque Napoléon l'eût abandonné, après l'heureux essai sur la Loire, le Saint-Siège aurait pu lancer du port d'Ostie, dès 1806, une flotte de frégates à vapeur. On eût imposé la suprématie pontificale aux îles et aux côtes de la Méditerranée. On eût soutenu partout les fidèles du Christ, au moyen d'un prodige incontestable!... Ces gens-là ont manqué à leur mission. Ils ont laissé tous les miracles leur échapper. Ils ont renié le Saint-Esprit pour le Sacré-Cœur. La victoire de l'Église n'adviendra que sous les bannières de La Colombe... Il faut rétablir le règne du Saint-Esprit dans Saint-Pierre de Rome!... Il faut du miracle... Il faut des miracles...

—Sais-tu, l'abbé, que j'envie ton imagination et ton éloquence...

—Tu te moques à tort Omer! Pense comme moi! Naguère, quand tu me raillais, en m'invitant à marcher sur les eaux, si je voulais être suivi, tu m'as ouvert tout à coup la voie... Je veux marcher sur les eaux! Je veux reprendre la tradition des Jésuites, qui tenaient leur loge maçonnique au collège de Clermont. Je restituerai au Saint-Esprit le culte qui lui est dû... Mais toi, toi, tu m'abandonnes! Tu veux te marier, torcher des portées d'enfants, et plaider, pour cinquante louis l'une, mille et mille affaires véreuses devant les tribunaux civils! Omer! Omer!... Est-ce là ce que nous nous proposions ensemble dans le jardin du collège, après les classes du Père Corbinon et du Père Anselme?...

—Il plaide aussi pour les malheureux frappés injustement! répliqua Dieudonné...

—Ah, maudits Jacobins! Quelle est votre erreur! Comment, vous, vous les séides de la jeune Europe, vous aspirez à l'union fraternelle des races occidentales, en une seule République..., et vous ne voyez pas que la tâche est à demi faite, que déjà le nom de chrétiens, les coutumes du chrétien, la langue latine des offices, l'identité parfaite des rites et des règles catholiques, englobent dans une seule âme, les Italiens, les Espagnols d'Europe et d'Amérique, les Autrichiens et les Français, des millions d'Allemands mêmes; que le schisme orthodoxe peut être un jour pardonné, et qu'alors la Russie tout entière s'allie; que les protestants des Deux-Mondes se peuvent réconcilier avec Rome, un jour..., au nom de Jésus et de la fraternité chrétienne; que cette matière humaine est prête à se coaguler, comme les eaux de plusieurs rivières aboutissant au fleuve, sous la lueur d'une aube pure et froide, pour devenir une même glace consistante; que c'est là l'œuvre de dix-huit siècles!... Et puérilement, naïvement, vous prétendez reprendre la tâche au début, à l'époque des martyrs... Ne songez-vous pas aux dix-huit siècles qu'il va falloir à votre pensée pour atteindre l'état de la catholicité présente... «La société n'est plus qu'un doute immense!» écrit l'abbé de Lamennais... Votre idée a cinquante ans... Comptez dix-huit siècles devant vous pour arriver seulement à l'étape du doute immense!...

—Pardon, opposa Dieudonné. Nous dations de Babel et d'Hiram...

—Insensés! Vous n'en n'êtes même pas à l'étape de la chrétienté sous Constantin...

—Nous y fûmes de 1792 à 1810... Julien l'Apostat est aussi venu, parmi vous, mais Julien l'Apostat n'a guère duré plus que l'empire despotique, que les Bourbons ne doivent durer maintenant.

—Peuh!... Vous vous méprenez fort... Voilà deux mois à peine que je voyage en Flandre; et, pour fonder mon abbaye de moines savants, j'ai déjà récolté les deux tiers des souscriptions indispensables... Ce soir, à Douai, nous souperons, s'il vous plaît, chez une veuve, qui doit me remettre un contrat de donation entre vifs. C'est le troisième tiers... Dieu persuade!

Le soleil saignait sur l'horizon quand ils pénétrèrent dans la ville de Douai par les rues sinueuses. Elles vont à la Scarpe entre deux rangs d'étroites demeures flamandes que coiffent leurs pignons angulaires à degrés latéraux, qu'orne, par-dessus l'huis, une fenêtre principale, cintrée, munie d'un balcon à gracieux encorbellement de fer courbe. La voiture remisée à l'auberge, les cousins gagnèrent la rue de Paris et la maison de Claës, que désigne la statuette de sainte Geneviève filant sa quenouille dans une lanterne, au faîte du porche. La sonnette fut ébranlée. Ils attendirent la venue de la servante, quelques instants, devant les briques de la façade et les barres de grès sombre encadrant les croisées. La porte ouverte, Dieudonné fut admis par le sourire de la domestique, qui leur fit parcourir le couloir sablé, gravir deux étages d'un escalier sombre, en s'appuyant à la rampe de chêne massif et ciré.

Depuis 1822 Omer n'avait pas vu M. Balthazar Claës; et il eut peine à le reconnaître dans ce haut cadavre chauve, aux sourcils blancs, courbé sur le bras d'un fauteuil de canne; seuls, vivaient encore les yeux: au fond des orbites creuses et bistrées. Le vieillard reçut les voyageurs avec une extrême politesse. S'étant levé, il parut très maigre sous la longue redingote marron. Aussitôt il arpenta l'énorme grenier en parlant de ses travaux récents. Il cita quelques anecdotes sur les manies de son maître Lavoisier. Sans interrompre son discours, le fantôme allait d'une cornue à un matras, soufflait sur la poussière des flacons et des tubulures, caressait la cloche pneumatique de ses mains osseuses, rangeait des cristaux violets sur la table de bois cru, et roulait des fils électriques autour de la pile de Volta, comme s'il eût voulu utiliser du moins cette visite oiseuse en réparant le pire du désordre.

Mme Cavrois lui avait jadis prêté de l'argent pour ses expériences sur la volatilisation des métaux. Il le rappela quand Dieudonné lui voulut rendre grâces pour d'anciens conseils, celui de recueillir le jus de betterave et de le faire cristalliser, au temps où, par suite du blocus continental, le sucre de canne n'arrivait plus en France. Bien que les gens n'eussent point apprécié d'abord le nouveau produit, la tante Caroline, associée avec Crespel, n'avait pas omis de songer à des perfectionnements. Instruit autrefois par M. Claës pendant les dernières vacances du collège, l'étudiant se flattait de découvrir une amélioration notable dans le raffinage. Il expliqua sa méthode à l'alchimiste, qui l'approuvait avec le ton d'un homme condescendant à féliciter son voisin sur la santé d'un parent octogénaire et mal connu de tous deux.

Les ombres du crépuscule envahissaient la salle aux nombreux recoins que la nuit déjà comblait. Par l'œil de bœuf, les clartés suprêmes illuminaient une capsule de porcelaine où parvenaient deux fils verts engagés dans l'armature supérieure de la cloche pneumatique qui recouvrait le tout. Balthazar Claës s'était rassis. Flattant les os de ses mains, il contemplait une luisance du soir double sur la porcelaine de la capsule, sur le verre de la cloche. Peut-être écoutait-il l'abbé de Praxi-Blassans développer avec adresse et précautions oratoires, sa thèse du miracle. La voix mélodieuse du jeune prédicateur ne tarissait pas. Il parlait de Dieu quand il revêt la forme du mystérieux ternaire, du Trismegiste, du Grand Trois adoré par les prêtres savants de la Grèce. Son langage étrange confondait presque Dieu le Père avec le Fixe, la substance, le carbone; et le Saint Esprit avec le Volatil, les gaz, les fluides. Il préconisait la combinaison parfaite du Fixe et du Volatil, d'où procède la pierre philosophale, celle en quoi se concentre le germe absolu, cause de la Nature et de ses transformations, de la Nature naturante et de la Nature naturée. D'ailleurs, Jésus n'est-il pas engendré par la Vierge-mère, c'est-à-dire par deux contraires assemblés dans une même apparence: ils produisent l'Absolu, ce qui dépasse la négation et l'affirmation, ce qui dépasse notre esprit encore incapable de concevoir l'Idée en dehors de ces deux formes...

—Parbleu! ricana le vieux Claës de façon stridente; mais quelles sont donc les deux substances, les deux gaz, les deux fluides ou les deux forces qui correspondent à la négation stérile Vierge et à l'affirmation féconde Mère?... Moi, j'ai cru longtemps que le sulfure de carbone participait aux deux expressions, et qu'en combinant avec eux le Volatil, ce que vous appelez le Saint-Esprit, le courant électrique, par exemple, alors naîtrait l'Absolu, le germe. Le Christ, le diamant Pur... C'était aussi l'opinion de cet officier polonais, M. Adam de Wierzchownia, qui vint loger ici, en 1809, porteur d'une recommandation signée par le colonel Héricourt, par votre père, Monsieur! Ils s'étaient, en 1806, rencontrés à Lübeck, après la campagne d'Iéna. Dieudonné n'ignore pas que, dès la visite de cet homme éminent, mais contraint par la misère au métier des armes, j'ai repris les travaux délaissés depuis ma jeunesse. Hélas! quelques millions furent consumés vainement... mais non pas sans bonheur pour moi. Lorsque je dus m'absenter cinq ans, pour remplir en Bretagne des fonctions officielles, je laissai dans cette capsule une petite quantité de sulfure de carbone. Au retour, je trouvai le fameux diamant que j'ai donné à ma fille, à Mme de Solis... Pendant les cinq années de mon absence, et sans que j'aie pu, par un guignon sans pareil, surveiller l'expérience, le carbone s'était cristallisé au pôle négatif... Incontinent, je remis les éléments primordiaux en présence dans la même capsule, traversée par les mêmes fils de la même pile voltaïque... Depuis février 1825, j'attends une preuve de cristallisation nouvelle. Nous sommes au milieu de septembre 1828. Rien ne s'est encore produit... Alors je doute que le sulfure de carbone correspond à la négation Vierge et à l'affirmation Mère de la chrysopée chrétienne...

—Le Christ ne ressuscite pas d'entre les morts... parce que nous connaissons trop mal le Saint-Esprit. Le volatil ne se dégage pas suffisamment de notre ignorance... Il faut adorer davantage le Saint-Esprit...

—Sans doute. Des gaz et des fluides, peu nous révèlent leurs qualités et leurs quantités...

—Aussi, vais-je fonder, si Dieu le veut, une abbaye, sous l'invocation du Paraclet. Là, mes religieux s'occuperont de recherches scientifiques de cet ordre... Et je venais vous demander, monsieur, s'il ne vous déplairait point d'y venir donner des lumières à mes pauvres Jésuites...

—Je suis bien vieux.

—Il faut cependant ressusciter le Christ, l'Absolu réengendré dans les intelligences et dans les cœurs! Ou bien le doute tuera la pensée créatrice de l'homme: sa critique préalable l'empêchera de toute action. Il retombera dans les enfers, dans la vie inférieure de la bestialité originelle... Songez-y, Monsieur: il faut exterminer ce doute. Et c'est le devoir de la science... Quand le Christ eut ressuscité, la pierre philosophale un seul instant, rayonna parmi les apôtres assemblés, le jour de la Pentecôte, afin de célébrer la date où Moïse, avait enseigné la Loi, afin de célébrer la date où la planète s'offre en communion à ses fils, par les prémices de la moisson mûrie... Or, dès que la pierre du Saint-Esprit eut rayonné, le monde apprit la puissance des faibles, des humbles, la fraternité chrétienne. La loi, l'Agriculture, la Fraternité..., ce furent trois quartiers de l'anoblissement humain... Sans eux les hordes ne se fussent pas assemblées; et les villes, cerveaux de l'humanité, n'eussent pas fleuri sur le monde, autour des temples. Le Christ doit ressusciter encore parmi les miracles...

L'abbé de Praxi-Blassans s'était lentement levé de sa chaise. Il évoquait tout de sa voix assourdie mais riche en retentissements possibles, en échos virtuels. Autour de lui, comme une cathédrale invisible était présente, avec, au ciel, ses voûtes sonores couvrant la forêt des pilastres, les branches des ogives, les bocages des chapelles, tout le bois sacré des druides, et le dolmen de l'autel.

—Oui, oui, grommelait le vieillard, ressusciter l'Absolu, le produit du Fixe et du Volatil... de l'Elémité et du Mouvement. Car Dieu! Oh, Dieu!... C'est ça... C'est l'ensemble... C'est l'addition... C'est le cercle indéfini qui contient...

—C'est l'hostie ronde... La croix: un diamètre, et une corde géométrique: image de l'homme, les bras étendus pour embrasser le cercle. L'Homme-Dieu!

—Pourquoi non? Si on Le conçoit au total, Le Cercle, on est Lui-Même... après tout...

—Et si on communie de Sa Substance, on est Lui-Même... «Prenez: ceci est ma chair. Ceci est mon sang... Le pain de la terre est ma chair universelle. Le vin, fils du soleil, est mon sang universel...»

—Ce qui équivaut à: «Je suis le principe de la terre et le principe de la lumière, autre Fixe, autre Volatil».

—Le Père et le Saint-Esprit. La Vierge stérile et la Mère fécondée...

L'un en face de l'autre, le vieillard et le jeune prêtre, parlaient en regardant leurs idées plutôt que l'interlocuteur.

—Morbleu, grogna Claës, en fronçant ses sourcils blancs, nous voilà revenus au point de départ... Lequel de nos moyens est la Vierge négative; lequel est la Mère affirmative? Tirez-nous de là, monsieur l'abbé?... Tirez-nous de là... Notre miracle est là-dessous, monsieur!

Il surgit de son fauteuil et recommença de parcourir la salle à grands pas, de ranger ses minéraux et ses métaux; il gesticulait; il lançait des rires stridents:

—Dieu!... Dieu!... Dieu! Je le tiens là sous ma cloche pneumatique! Ce mot vide c'est une supercherie pour dissimuler notre ignorance des causes!...

—Mais cet Inconnu crée tout. Sa puissance nous écrase... Ses mystères nous aveuglent... Sa volonté régit la terre comme le ciel. Sa chaleur donne le pain quotidien. Il nous appartient de sanctifier son nom en l'expliquant... Il importe de ne pas succomber à la tentation d'ignorer. En adorant l'Inconnu, en priant Dieu, nous tâcherons fatalement de le mieux savoir.

—Peste, monsieur l'abbé, on n'a point aisément le dernier avec vous!...

—Monsieur, ne pensez-vous pas que trente hommes intelligents, retranchés du monde, et qui vivraient dans un laboratoire, près de vous, à la recherche de l'Absolu, qui se soumettraient à vos ordres, qui les exécuteraient...; ne pensez-vous pas qu'ils hâteraient l'avènement de votre découverte...

—Je ne dis pas non...

—Alors, Monsieur, me feriez-vous l'honneur d'accepter l'hospitalité des Pères Jésuites?... Ne puis-je espérer que vous l'acceptiez!

—Grand merci, monsieur l'abbé de Praxi-Blassans; mais je ne saurais permettre à Jésus même de me voler ma gloire!

Le rire strident du sexagénaire retentit à deux reprises dans le silence et l'ombre. Les cousins se turent. Cavrois inspectait, depuis longtemps, l'effet d'un réactif dans une éprouvette qu'il élevait devant le clair-obscur de l'œil-de-bœuf. La mémoire d'Omer lui répétait les mots étranges et sublimes de cette conversation. Était-ce au séminaire qu'Édouard avait appris cette science religieuse si différente de la foi catholique ordinairement prêchée?

—Cependant, il importe de ramener les peuples à la foi, à ses vertus et à ses forces, par l'éblouissement des miracles, suppliait encore la voix mélodieuse du prêtre...

Balthazar Claës ne répondit rien. Avec son attitude courbée de vieux vigneron, il tripotait, au fond d'une caisse, des cristaux de potasse, tout en s'informant du comte et de la comtesse Aurélie, tout en usant de la meilleure urbanité.

Enfin, un domestique âgé apporta deux flambeaux; et ce fut le signal du départ...

Dehors, Édouard enragea. Dieudonné compatit:

—Je t'avais prévenu, cousin; je t'avais prévenu... Console-toi, je t'indiquerai un autre Chalcas pour te fabriquer des miracles... et comprendre ton pathos!

Profitant de cette émotion, Omer questionna sur les leçons du séminaire. Édouard convint assez vite qu'après ses dix-huit premiers mois d'études, un évêque en visite d'inspection l'avait pris à part et l'avait éclairé de façon inattendue sur les sens des mystères, non sans exiger un serment de taciturnité. Aussi l'abbé n'en pouvait-il avouer davantage. On n'avait consenti cette faveur de divulgation qu'à cinq diacres élus entre les plus nobles d'esprit, sur trois cents. Quelques-uns parmi les intelligents et les érudits, étaient de même, à chaque Pentecôte, initiés, soit par un évêque, soit par un prédicateur, à la signification scientifique et métaphysique des trois mystères. Mais on leur interdisait de répandre ces notions dans la foule inapte à les comprendre. Devant Balthazar Claës, le prêtre n'avait parlé qu'en vertu d'une autorisation pontificale obtenue grâce au P. Ronsin.

—Omer, ajouta-t-il, je ne regrette pas le moins du monde que tu aies surpris le principal de cette conversation. Tu réfléchiras mieux à ce que tu perds en quittant l'Église pour le siècle. Oui, derrière le tabernacle et l'ostensoir, il y a des vérités vraiment divines... Tu foules aux pieds, sans les voir, les trésors les plus précieux.

Il ne cessa d'affirmer cela dans les rues noires et désertes par lesquelles il entraînait ses cousins vers les lueurs faibles des lampadaires clignotant au milieu des cordes transversales. Il expliqua comment s'accomplissait l'initiation, lorsqu'on avait obtenu des diacres choisis leur promesse d'honneur et leur serment religieux de ne pas trahir, s'ils se refusaient ensuite à solliciter l'ordination. Quelques-uns, pour avoir jugé difficile d'instruire les foules en leur cachant l'essentiel, avaient renoncé à l'état ecclésiastique. Jamais on n'ouït dire qu'ils manquèrent à leur parole qu'ils imputèrent à l'Église elle-même le dogme occulte. D'ailleurs, la Croix est forte. Elle est puissante. Elle possède aussi des justiciers.

A ces mots, Omer se revit dans une étroite rue caillouteuse, devant le cruel neveu de l'évêque, le matin du duel suscité par le P. Ronsin. Et il eut peur de cet Édouard marchant vite, les mains croisées dans les manches de sa soutane, le tricorne sur les yeux. Comment l'ami d'enfance, le compagnon des premières débauches, l'ancien amoureux passionné de Denise Héricourt, était-il en si peu de temps, devenu ce terrible soldat de l'Église. Trois ans de séminaire avaient à ce point transformé l'âme du sentimental adolescent qui récitait les vers de M. de Lamartine avec emphase, dans la cour du collège.

L'abbé tira de sa poche une clef; il ouvrit la porte bâtarde d'un grand mur blafard, que coiffait le lierre d'un parc intérieur. Une odeur de cuisine succulente remplissait l'étroite antichambre où brûlait une veilleuse. Édouard fit à ses cousins les honneurs d'une pièce vaste et nue qu'occupaient un prie-dieu et un lit de sangle, une croix de sapin cru, appliquée contre le lambris. Seule, la fontaine d'argent massif, dans une gaine de bois sculptée par un artiste flamand d'autrefois, dénonçait le luxe et la richesse de la demeure. Jaillie d'une coquille, l'eau frappait une vasque brillante et très large, que soutenaient les douze apôtres de la Pentecôte, saillis entièrement hors l'épaisseur du tronc de chêne, en douze portraits de bourgeois. Le goût d'une âme fervente avait su découvrir ce meuble de la Renaissance afin de parer la chambre du confesseur, en excusant, par la nécessité des ablutions, la magnificence du cadeau. Tous les trois se lavèrent le visage et les mains, se brossèrent. L'abbé se parfuma très soigneusement. Ensuite ils parcoururent un large corridor dallé de marbre noir et blanc. Trois lanternes l'éclairaient à travers une ferronnerie curieuse, imitant des lézards qui grimpaient sur des tiges d'orties le long des vitres convexes. Une série de gravures allemandes, représentaient, à la façon d'Albert Durer, les épisodes de la vie du Christ. Au bout du couloir, des portières de tapisseries furent écartées par un vieillard. Alors, dans un salon illuminé, une femme en deuil fit la révérence.

Elle avait le teint haut en couleur, les cheveux noirs, vernis, une taille épaisse et majestueuse enveloppée d'écharpes flottantes, les mains exsangues très fines d'une vieille race oisive depuis plusieurs siècles, une parole timide et tendre que ravalait sans cesse une sorte de sanglot minime. Des bahuts sculptés au temps de la régence élevaient une série de statues en bois peint, habillées d'étoffes véritables, assemblées par groupes qui, sous globes de verre, jouaient les scènes de la Passion. En manteau de pourpre, Jésus reparaissait au centre de chaque groupe. Les casques et les cuirasses des soldats romains luisaient sous les candélabres d'argent chargés de bougies. Édouard s'installa dans une bergère à coussins de brocart cramoisi, et il se caressa les mains, pendant que la dame expliquait, afin d'entretenir une conversation, la provenance espagnole du Chemin de Croix. La chose appartenait à sa famille depuis le dix-septième siècle. C'était un cadeau du stathouder Guillaume II de Nassau, prince d'Orange, au batteur de cuivre qui avait enrôlé ses ouvriers et ses clients dans une compagnie d'arquebusiers, pour l'aider à vaincre définitivement les Espagnols, avant le traité de Westphalie. La dame flamande montrait avec orgueil, dans une enveloppe de damas vert, un parchemin de l'époque reconnaissant le courage et la fidélité de Jacques Horpsvrahen, ancêtre de feu son mari. Sur un tableau de Wouvermann, elle désigna le portrait de ce glorieux marchand. Rouge et malin, il donnait du pistolet dans la figure d'un cavalier au morion de fer et se courbant pour allonger la pointe de son estramaçon vers cette panse en velours noir, barrée d'une abondante écharpe bleue, encastrée dans une selle monumentale, sous le faix de quoi pliait un énorme cheval gris; cependant, du pont que se disputaient les combattants un palefroi tombait les sabots crispés; une masse d'arquebusiers, la mèche en main, s'avançait, l'un plantant sa fourche pour appuyer le mousquet, l'autre épaulant une arme plus légère, celui-ci assurant son feutre, l'épée au poing, celui-là pointant sa lourde pertuisane contre une cavale cabrée, serrée par les bottes d'un homme en justaucorps écarlate, et, hardi, usant du cimeterre; dans le fond, la nature grasse, verte, paisible des Flandres ondulait jusqu'à la métairie où fuyait une vache éperdue, où des oies gagnaient l'abri d'un char à foin.

Dieudonné Cavrois accepta de se souvenir qu'une Horpsvrahen avait épousé un Héricourt au début du dix-huitième siècle. Omer feignit également de croire à ce que la dame leur confia de sa généalogie qui remontait jusqu'à Mahaud de Vrahen, dame de Horps, laquelle fut une magicienne notoire, à l'époque des batailles entre Bourguignons et Armagnacs. Composée au milieu du quinzième siècle, une vieille chronique assura l'orgueilleuse flamande, relatait la vie et les malheurs des châtelains de Horps. Elle put citer leur devise armoriale: «Estre.»

On ouvrit les portes de la salle à manger, quand furent entrés le notaire Pierquin et deux parentes en deuil, également grasses, l'une possédant la chevelure blonde, attribuée par Rubens à la Madeleine dans la «Descente de Croix», l'autre les joues roses et le teint frais de ses lourdes nymphes offertes au gré des satyres.

Le souper commença. Les servantes offrirent des œufs mollets pris dans une gelée de venaison et mis en de courts gobelets d'argent, sur lesquels étaient gravés des moulins à vent, des nefs, et des danseurs de kermesses.

Doctoral, M. Pierquin prétendit qu'on devait écrire Horstvrahen forme antique de Horpsvrahen. Selon lui, Horst avait pour étymologie hortus, jardin. Horps était une corruption de Urbs, ville. L'abbé de Praxi-Blassans contredit. L'un et l'autre mot dérivaient à son avis du gothique «fors», hors de cité, le lieu qui est loin d'un centre habité: le latin était foris, dans quoi l's de Horps et de Horst existe.

—Aussi dans Hortus et Urbs... rétorqua Pierquin, en tendant le ressort de son sourire professionnel comme s'il allait avertir d'une diminution de rentes un client retors.

Omer n'évita point la discussion. A la gauche de Mme Horpsvrahen, il pouvait à son aise respirer l'odeur de lavande et d'iris que dégageaient le corsage opulent, lustré. Embue de sueur au front et aux tempes, gênée, peureuse, offensée tour à tour, elle parut sensible à l'extrême. L'ayant regardée un peu fixement, Omer s'attira des paroles sévères, encore qu'elle attaquât l'impertinence du siècle d'une manière générale. Probablement elle craignait qu'il ne soupçonnât la victoire de l'abbé sur elle. Aussi, sans désemparer, elle éternisa l'éloge de l'œuvre qu'Édouard voulait entreprendre. Imposer au siècle le respect de la religion par les progrès d'une science ecclésiastique, quelle splendide conception, dans l'âme d'un jeune saint! Et comme Mme Horpsvrahen se pouvait dire heureuse d'offrir la jouissance d'un domaine aux Pères, le château de Horps et ses dépendances, un parc boisé de soixante arpents, une métairie, quatre-vingts arpents de prés. Elle gardait cependant la nue propriété du bien, pour ne pas déposséder ses neveux. Mais, sa vie durant, les Pères auraient un toit, et le revenu produit par l'élève du bétail.

Elle ne s'abstint pas de magnifier son explication. Omer l'écouta moins. Il estimait les pièces d'argenterie à l'étal sur les vaisseliers d'acajou, et la grande toile de Jordœns, où rutilait la joie d'une ripaille flamande, à personnages ventrus, à commères plantureuses, à sacripans joueurs de violon et de cornemuse, à buveurs heurtant leurs pintes d'étain et tâtant les filles chargées du rôti fumeux.

Édouard de Praxi-Blassans mangeait à peine. On lui servit des mets spéciaux: une truite à la crème et au beurre, de l'oseille hachée sous des huîtres frites, et des blancs de volaille, tandis que les servantes passaient aux convives, dans les plats de vieille faïence, un civet de lièvre, puis une pièce de bœuf braisé. Le vieillard emplissait de bourgogne ancien, à reflets bruns, les calices de cristal, et, pour l'abbé, un vin blanc de la Moselle, réchauffé dans une serviette brûlante.

—Ne vous étonnez pas, monsieur, si je soigne ainsi votre cousin. Il travaille trop, et son estomac en pâtit... Avec ça, toujours par voies et par chemins, dans le premier cabriolet venu, ou dans n'importe quelle mauvaise caroline... L'autre soir, il est arrivé ici, à cheval sur un bidet de paysan, par un orage affreux. Il ruisselait, monsieur! J'ai dû lui prêter un peignoir de ma sœur qui est morte... Il claquait des dents... Il avait visité douze paroisses en un jour, entre Arras et Douai, et fait quatre sermons dans quatre églises de villages: un à la messe de huit heures, un à la grand'messe, un autre pour une conférence de prêtres, et le dernier à vêpres. En route, il avait administré un pauvre enfant tué par la corne de la vache, dans la prairie! Il ne possédait plus un sol. Les mendiants lui avaient tout pris... C'est un saint descendu du ciel. Et il n'a pas l'air de s'en douter. Il parle, comme vous et moi, de la pluie, du beau temps... Il rit. Il plaisante. Tout à coup, il s'endort. On dirait un enfant, la bouche ouverte... J'avais un petit garçon que j'ai perdu... Il lui ressemblait, monsieur! C'était le même sommeil. On pouvait l'embrasser sur ses bonnes joues. Il ne soupirait même pas, le pauvre petit... Et puis, un jour... Mon Dieu!...

Elle s'essoufflait. Elle étancha une larme dans le coin de son œil, et fit signe qu'on manquait de bière pour arroser les endives à la sauce blanche. C'était une bière blondine et pétillante dont les bouchons sautaient comme ceux du champagne, et qui, dans le verre, se couronnait d'une mousse floconneuse. Omer la dégusta dévotement, sur les instances de Mme Horpsvrahen.

Il ne cessa plus d'imaginer cette dame dans la nudité grasse d'une femme peinte par Rubens, avec une croupe rose et massive, un ventre d'ivoire à gros plis, des mamelles monstrueuses: réprimant son petit sanglot d'émotion, elle attirait, dans ses bras d'amante maternelle, le svelte Édouard aux grandes boucles poudrées.

De son cousin, Omer ne savait plus que penser. Il le blâmait d'obéir aux instincts malgré les vœux ecclésiastiques; il respectait cette science, cette activité, cette obstination volontaire pour accroître le prestige de Dieu, cette foi certaine en l'efficacité des Évangiles. Tout cela haussait le jeune prêtre hors de l'hypocrisie que les athées condamnent avec de faciles déclamations. Bien qu'il se rangeât franchement sous l'étendard républicain, Dieudonné Cavrois ne refusait au jésuite ni son affection ni son aide. Il acceptait aussi l'étrange compromis qu'Édouard infligeait à sa conscience. «Au fond, Édouard et moi nous voulons la même chose!» disait-il, quoiqu'il fût à Paris, le Frère-tuileur de la Loge Ardente-Amitié. Et, tout en crachant les peaux de raisin, le gros garçon étonnait les convives par l'éloge qu'il faisait du chimiste en soutane.

—Monsieur Pierquin, l'assistance de deux témoins n'est-elle pas nécessaire pour la signature du contrat que nous allons passer? Auquel cas, Omer Héricourt et Dieudonné Cavrois apposeraient leurs seings... s'ils le veulent bien.

En consentant, Omer et Dieudonné se regardèrent. Ils se trouvaient pris. Sans doute Édouard préférait-il que des personnages connus pour leurs opinions libérales sanctionnassent l'acte, si, plus tard, on accusait de captation les Jésuites installés dans la maison du Saint-Esprit, sur le domaine de la veuve.

—M. Pierquin ne récusera-t-il pas notre jeune âge pour un acte de cette importance? objecta froidement Dieudonné, en achevant de peler sa poire.

—Que non pas! fit le notaire.

Il riait sec et se frottait les mains, sans mieux cacher sa connivence avec Édouard. Toute rouge, Mme Horpsvrahen, grattait, de son couteau d'argent, le cercle de dorure, au bord de son assiette à dessert. Entre les dents, elle aspirait l'air avec un bruit léger, comme si elle souffrait un peu. Des perles de sueur brillaient au bout de son nez. Elle se tenait évidemment à elle-même un discours pathétique, oublieuse du dîner, des convives et de leur langage.

A ce moment, une dame parla de la procession d'Arras, de la mission et des missionnaires, de la croix qu'on planterait et de l'affluence qu'il y aurait sûrement, tous les curés de la région ayant promis d'y conduire leurs ouailles. Le succès le plus éclatant récompenserait les pieux efforts de l'abbé. Pierquin renchérit. Il esquivait ainsi le débat juridique avec Omer qui soulevait la question de compétence. On disserta sur la fête religieuse, la magnificence des reposoirs, l'affairement du préfet, de l'évêque et des congrégations.

Après le souper, Mme Horpsvrahen quitta le salon pour aller prendre les papiers dans un secrétaire.

—Monsieur l'abbé! pria-t-elle; il faut que je vous demande encore un renseignement.

Il la suivit.

La verve du notaire ne brisait point le silence lourd qui signala cette double sortie. Certainement les esprits des dames grasses s'occupaient au soupçon des tendresses échangées par le prêtre et la maîtresse du logis, dans la pièce lointaine. Le couple tardait à revenir. On en fut réduit à vanter les liqueurs des îles et leur goût, à supputer l'âge du taffetas éteint qui composait la robe de la sainte Vierge dans les groupes, sous globes, du chemin de croix espagnol. La dame coiffée comme d'or brillant permit à ses yeux d'ondine le désir qu'ils avouèrent pour l'avocat. Elle avait un dos replet, des joues incarnadines, des lèvres humides, une croupe en volute, et une poitrine digne d'allaiter les fils de Bacchus. Le jeune homme l'eût étreinte volontiers dans une gerbe de blé mûr.

Édouard revint, les sourcils froncés, les yeux rouges, derrière Mme Horpsvrahen, majestueuse et tremblante, mais trop fraîche au visage pour ne l'avoir point, à l'instant, lavé, parfumé, débarrassé des souillures et des sueurs. Au reste, elle avait certainement changé de collerette. La trace du fer, qui jaunissait la précédente, n'apparaissait plus à la surface de celle-ci.

On eut à peine le loisir de signer le contrat. Un laquais vint prévenir qu'on amenait de l'auberge le char-à-bancs. Les gardes fermaient les portes de la place forte avant onze heures. Il fallut prendre congé.

Une fois hors la ville, Dieudonné entreprit rudement son cousin, à propos des signatures.

—Il t'appartenait de nous avertir au préalable. Je ne me soucie point de passer pour un disciple de Loyola.

—Que t'importe? Nous pensons de même.

—Sur le fond, oui. Sur la forme, non.

—Un chimiste de ta valeur peut-il se soustraire au devoir de faciliter une pareille œuvre scientifique.

—Tu es habile pour donner de la couleur à la réalité des choses.

—Si jamais les Frères Trois-Points et les carbonari te reprochent quoi que ce soit, il te sera facile d'invoquer ta passion pour les expériences de laboratoire.

—Parbleu!...

Le gros garçon haussa les épaules, puis bouda. Indifférent, l'abbé s'endormit, ballotté par les cahots; et les mains à l'abri dans ses manches de soutane.

Les chevaux trottèrent sous la lune bleuissant les guérets et les éteules, les maisons blafardes aux fenêtres rosées par les lumières intérieures, les ombres des bois éloignés, les horizons vagues. Omer songeait aux nuits romaines, à l'échine frissonnante, à la croupe douce, aux seins rebelles, à la bouche chaude et duveteuse de sa maîtresse italienne Carita. Languissait-elle dans la prison du pape, avec ses huit sœurs, complices de leur pauvre père, le brocanteur carbonaro. Omer évoqua la bagarre sur la route de Frosinone, quand on avait voulu arracher le captif et ses papiers aux sbires pontificaux. O la mâchoire sanglante de cet antiquaire tué par le soldat écarlate, et le crâne chauve de Cartoleone que poignardait le sbire à la portière du carrosse, et toute la foule stupide de Ferentino sous la bannière de la Madone; et le dominicain dépouillé, en chemise sale, menaçant les agresseurs forcenés. Omer avait donc participé à cet attentat, lui qui somnolait à présent, dans cette voiture de fermiers cossus parcourant leurs terres.

Le sommeil de ce pays appartenait aux siens et à lui-même. Ceux qui se reposaient devant les dernières flambées de l'âtre en étendant leurs doigts noueux, ceux qui rêvaient de douleurs plus grandes, ceux qui s'énervaient dans les mouvements de l'amour, ceux qui pleuraient dans l'obscur, ceux qui riaient en chatouillant leurs épouses, ceux qui geignaient sous la morsure du mal physique, ceux qui veillaient en calculant leur ruine, ceux qui ronflaient, l'âme morte et le corps blotti, les filles solitaires qui souhaitaient la violence d'un mâle, et les adolescents malingres que leurs désirs épuisaient, tous avaient consacré leurs travaux diurnes à la richesse des Moulins Héricourt, de la Fosse Cavrois et des tanneries de la Scarpe.

Les blés, les avoines, les orges de ces champs nus, que de chariots les avaient transportés dans la grange de la tante Caroline, que de bateaux les emmenaient au fil de la rivière vers les horizons des Hollandes; après les labeurs de l'an révolu. Au milieu de la plaine, les péniches des Héricourt couvraient à la file les miroitements de l'eau, derrière une écluse. On apercevait des lueurs aux croisées minuscules de la cabane juchée sur la cargaison, entre la barre du gouvernail et le pied du mât nu. Par l'artère du pays, le fruit des efforts s'en allait vers l'or batave et anglais, fortune de la Banque d'Artois.

D'avoir produit cela, le peuple et la terre étaient las, qui dormaient dans le rayon de lune. «Les voici las d'avoir forgé notre puissance, songeait Omer; il faut que cette puissance croisse encore pour que je m'affranchisse, pour que mon esprit triomphe, pour que la Loi règne et soumette les rois mêmes!»

—Notre fief, dit-il à Dieudonné, en montrant l'espace circulaire de la plaine traversée par l'onde sinueuse et argentine. On dirait d'un écu que barre le lambel.

Dieudonné nomma les villages dont les bannières viendraient avec leurs dévôts saluer la croix de la mission dans Arras, sur la Terre de Cité. Quand le préfet, l'évêque et les gendarmes se dérangeaient pour accroître l'apparat de la fête, nul ne se fût avisé de déplaire aux Cavrois en manquant, nul parmi les cultivateurs qui vendent leurs blés et leurs œillettes aux Moulins Héricourt, leurs orges et leurs escourgeons à la brasserie, leurs betteraves à la fabrique de sucre, les peaux du bétail aux tanneries de la Scarpe; nul parmi les épiciers et les tailleurs, les bouchers et les charrons, les boulangers de qui la Banque d'Artois escompte les traites; nul parmi les menuisiers qui façonnent les planches des chalands, les cabaretiers qui abreuvent les travailleurs, les maquignons qui vendent leurs bêtes aux charretiers des usines et aux hâleurs des péniches; nul parmi les forgerons qui réparent les machines de la Compagnie; nul parmi les comptables et les entrepreneurs de bâtiments. A chaque maison visible, dans la plaine, sur le bord de la route, le gros Cavrois indiquait la sorte de gens qui sortirait, le surlendemain, dans le cabriolet ou la carriole pour gagner la ville. Afin de couper court, l'attelage fut mené par des chemins de traverse, en vue de la fosse Cavrois, que signalaient cent réverbères illuminant, au bout des potences, la nuit près de s'assombrir. A la base d'une colline de charbon, un grand feu pétillait et rongeait la masse noire. Des ombres humaines s'agitaient devant. Un gros cheval blanc tirait, au pas, le train de bennes sur une voie ferrée, le long des chaumières mortes et des hangars vides. Cinq hameaux de mineurs s'échelonnaient dans la plaine, où braillait une bande de garçons ivres. L'orchestre strident d'un bal, dans un cirque de palissades, couvrait mille cris de filles joyeuses.

—Te souviens-tu qu'il y avait ici une broussaille, rappela Dieudonné, autrefois, quand nous étions de tout petits garçons, une broussaille qu'incendiaient les gamins pour faire place nette? Alors, le cordier et ses enfants venaient y planter leurs râteaux et tordre dessus le chanvre neuf. Tu ne te souviens pas?... Pour nous apprendre la pratique de la charité, on nous amenait ici en voiture. Nous remettions nous-mêmes les sacs de croûtes, les vieux souliers, les manteaux hors d'usage à la femme du cordier. Elle était si pâle qu'elle nous faisait peur, et l'on nous défendait de toucher à ses enfants parce que les dartres couvraient leurs joues... Ah! les pauvres diables que c'étaient là!... Toute la broussaille ne donnait pas de quoi vivre, à cette famille. Le sol ne valait rien pour la culture. Les carottes mêmes ne poussaient pas. Tous les ans, il mourait une fille ou un garçon malade de la poitrine. Maintenant! Hein?... Douze cents ouvriers, leurs femmes et leurs mioches, se rassasient à la même place, depuis que l'on a découvert le gisement de houille. On se met en liesse avec de la bière forte et du bon genièvre, dans cinq villages. Et la jeunesse danse où grognaient dans le temps les deux porcs du cordier poitrinaire. Le maire doit ouvrir une troisième école. L'aubergiste qui organise les repas de noces et les concours d'arbalète se retire des affaires. Il achète de la rente...

—Oui, Saint-Simon et M. Enfantin triomphent ici. L'industrie guérit le peuple de la misère, de l'avilissement et de la mort... Ma tante Caroline a sauvé les hommes de cette région comme les abbés défricheurs et semeurs du temps de saint Bernard, qui réunirent, dans l'asile des cloîtres, les faibles à vie précaire...

—C'est une fameuse, tu sais, ma mère! déclara sourdement le gros Dieudonné, comme s'il eût craint de laisser un sanglot d'émotion altérer sa voix... C'est une bonne femme, et une femme de tête, maman!...

—Certes!

Omer imagina le bonnet de nuit ficelé sous le double menton de la tante Caroline, les pans d'un châle écossais qui, pudiquement, recouvraient la hideur du ventre obèse, par-dessus la camisole grise, si la meunière se relevait, la nuit, afin de noter sur l'agenda, à la lueur de la chandelle, une conception née pendant le sommeil. C'était elle, cette grosse femme, un peu commune et bonasse qui, en trente ans, avait élargi, de la sorte, le fief de son père, ce vieil Héricourt, autoritaire comme la Convention, capable d'immoler ses deux épouses successives aux nécessités du travail, et de lancer par le monde les forces de ses quatre fils, officiers et marins, de ses deux gendres, le diplomate comte de Châteaubriand-Blassans et le fonctionnaire impérial Cavrois. C'était la tante Caroline qui avait, la première, fabriqué le sucre de betterave durant le blocus continental.

—Maman! ah, maman!

Le garçon aux lourdes joues répéta ce mot. Son bras court embrassait du geste l'espace de la plaine.

Peut-être deux larmes bleuâtres coulèrent-elles sur le visage lunaire du chimiste qu'encadraient des cheveux châtains, alors aussi longs que ceux de M. Béranger, le poète libéral.

—Maman!

Elle avait nourri de son froment l'armée française de Leipzig, puis celle des alliés, après la bataille de Paris, rappela Dieudonné. Elle avait su prêter un million aux majordomes du comte d'Artois dès l'heure de la fuite vers Gand; elle avait mis en exploitation les charbonnages. Elle avait obtenu la faveur des Jésuites sous la Restauration, en plaçant son fils et ses neveux au collège de Saint-Acheul, ses nièces chez les Dominicaines d'Esquermes; elle avait joint à son entrepôt de Dunkerque les comptoirs de Java légués à son frère Augustin par la belle hollandaise; elle allait utiliser les machines à vapeur dans la raffinerie et les moulins à l'huile; elle avait réussi à transformer son fils en chimiste industriel, Édouard en prédicateur influent, Omer en avocat dévoué aux affaires de la Compagnie; elle avait su tirer de son beau-frère Praxi-Blassans les renseignements politiques nécessaires à ses spéculations, et d'Augustin Héricourt l'adhésion de sa fortune aux entreprises de la Banque d'Artois, moyennant le mariage avec la sœur d'Omer.

—Ah, maman!

Le sourire de l'eau épanouie entre les saules, les bras des collines tendus à de l'horizon, le regard des brasiers pétillants aux pieds des monts de houille, n'était-ce pas l'âme de la mère qui remerciait son fils de cette vénération?

Telle était cette grosse femme replète et blafarde. Sans doute, ayant refermé son agenda, grattait-elle de l'ongle, pour le sucer ensuite, la tache de graisse omise sur la table par la négligence des serviteurs. Le préfet lui obéissait. L'évêque la flattait. Le roi la redoutait, comme il redoutait l'esprit de la France.

—Maman!

Dieudonné Cavrois murmurait encore le nom pathétique avec un accent de tendresse triomphale. Il regardait droit devant, comme s'il pouvait apercevoir sa mère par-delà des campagnes transparentes. Il fouetta les larges flancs des boulonnais. Leurs crinières secouées flottèrent jusqu'aux garrots, leurs queues balayèrent la route, tandis qu'ils se cabraient avant de prendre le galop, et de faire jaillir le feu sur le pavé du roi.

II

La bise alerte de septembre balançait les rameaux gracieux de l'acacia devant la porte-fenêtre. Frileux, malgré le soleil du matin, le comte de Praxi-Blassans rajustait contre ses épaules maigres le châle plié en quatre qui glissait sur son habit de pair chamarré d'argent. Il déjeunait seul devant un guéridon chinois, avec de la confiture de coings, des rôties au beurre et du cacao délayé dans la crème. Son valet de chambre anglais extirpa du nécessaire, en peau de truie, une spatule de vermeil; il finit de tourner la mixture qui mijotait sur la flamme de l'esprit de vin chauffant le réchaud d'argent, puis se retira. Le comte interrogeait Omer sur le voyage à Rome. Il fronçait les sourcils quand la voix bruyante de Cavrois l'incommodait, à travers la cloison. Car, dans la grande salle à manger le général Augustin partageait les tartines et le café au lait, et la tante Caroline refusait une tranche de chevreuil froid, de laquelle Dieudonné, joyeusement, poursuivait l'éloge homérique, aux rires de l'abbé.

Dans le boudoir étroit, que des paysages peints décoraient d'une cascade sombre, d'un guitariste jouant pour des dames assises sur la coudrette, d'une ruine abritant un berger en manteau rouge et ses moutons, M. de Praxi-Blassans s'était réfugié, à l'écart du bruit. On avait roulé un fauteuil à oreillettes. Il s'y prélassait en mâchant, au gré de son large menton mobile et osseux.

—Ça, mon neveu, il faut que je vous entretienne de mes fantaisies. J'ai celle de vous emmener avec moi chez le Turk, quand nos affaires là-bas seront rétablies... Il me faut un deuxième secrétaire d'ambassade... Et vous me convenez... Cela vous arrange-t-il?... Oui, n'est-ce pas?... On jase de votre mariage avec la petite Gresloup. Qu'il se fasse ou non, peu m'importe. Vous avez du loisir, car je ne partirai qu'au cœur de l'hiver... D'ici là, vous aurez réglé vos affaires de cœur... si tant est qu'à votre âge il seye de prendre femme. Courons au plus pressé. Je vous remettrai sur le tantôt les notes de l'instrument diplomatique qu'il s'agit de faire agréer à la Sublime-Porte, à l'empereur de Russie et au ministre anglais. Un point de droit byzantin est discutable. Vous savez que le Grand-Seigneur se pique de s'être mis dès 1453, lors de la prise de Constantinople, en lieu et place des Commènes, des Ducas et des Paléologues, et de régenter la Grèce au titre de leur légitime successeur, par droit divin. Veuillez rédiger un mémoire de jurisconsulte pour éclaircir les droits d'un chacun au temps des empereurs grecs, et faire valoir les avantages politiques dont les cités hellènes étaient en jouissance, à l'encontre de ce qui se passe aujourd'hui. Je compte joindre ce mémoire à mes rapports et minutes, et vous en faire honneur de telle façon que vous obteniez une place auprès de ma personne, lorsqu'on m'enverra traiter avec le Divan, entre Noël et la saint Sylvestre... Je ferai en sorte qu'on passe l'éponge sur vos peccadilles. Je flaire qu'il y aura d'ici peu quelque changement au Château. Tout cela demande du temps. Vous aurez licence de donner au sentiment ce qu'il réclamera. Madame Gresloup est issue d'une bonne famille galloise... Vous pourriez conclure une plus sotte union... A ce propos, si j'en crois la comtesse, la jeune personne est quelque peu navrée de votre inconstance ordinaire. J'ignore qui la renseigna; mais elle voit d'assez mauvais œil que vous donniez des soins à tant de maîtresses... Vous surprendrait-il à l'extrême que votre sœur Denise et son Espagnole eussent, par inadvertance, fait, devant votre belle, de piquantes allusions à ces faiblesses?... Vous n'en seriez pas trop estomaqué, je gage? Ni moi... ni moi...

Là-dessus, le comte ricana bien haut, en tapant les accoudoirs du fauteuil; puis se bourra le nez de poudre brune, s'essuya dans une batiste, et disparut derrière son bol de vermeil, qu'il vidait en gloussant.

La raison d'Omer approuvait tout ce que l'oncle avait dit, tout ce qu'il appuyait maintenant d'exclamations ironiques, bien qu'il croquât une rôtie fauve à la confiture de coing.

—Tenez-vous encore à cette petite Élodie, reprit-il?... Hé, la pécore était de tous points affriolante... Vous l'abandonnez fort méchamment, ce me semble! Tout est-il quasi rompu? Vos belles Romaines auraient-elles effacé le tendron de votre mémoire... A peu près! Au diable le volage! Vous méritez, monsieur, d'être tiré à quatre chevaux sur la grand'route de Tendre... Et vous ne nourrissez pas l'intention de vous faire pardonner!... Non? Oh que si! Vous rougissez, monsieur, vous rougissez!

Son doigt sec menaça le front d'Omer qui d'ailleurs ne s'inquiétait plus d'Élodie, sauf à des instants d'oisiveté, et qui ne comprenait guère la cause de cette insistance. Le jeune homme se défendit de son mieux. Depuis que l'oncle de Praxi-Blassans lui avait enjoint de rompre avec la grisette, il n'avait point renoué vraiment. A quelques visites, à quelques parties de campagne, et à quelques soupers, de loin en loin, il avait borné ses relations, au reste moindres que celles entretenues avec la blonde Angeline. Il l'expliqua joyeusement, au comte qui l'écoutait fort attentif, qui le regardait à travers un lorgnon double en usage au temps des Incroyables.

—Eh, mon oncle; ne craignez point que je me lie derechef... Voilà cinq grands mois que je ne l'ai vue. Nous n'avons même pas échangé de lettres...

—A d'autres!

—Je crois, en effet, lui avoir envoyé de Rome, au moment où je faisais des emplettes, un petit bijou de Transtéverine: des anneaux d'oreille. Elle m'en remercia par un billet de politesse... Ce fut tout...

—Mais, Monsieur, n'est-ce point la preuve que vous tenez à demeurer dans ses bonnes grâces?

—Ma foi, non... Elle se montre toujours aimable. Je lui garde un bon souvenir; et ce présent en fut une modeste marque.

—Défiez-vous de cette courtoisie galante. Elle joue les pires tours aux caractères les plus résolus. Et je trouve mauvais que vous ayez donné barre sur vous à la reconnaissance de cette fille. Il vous faut choisir d'Élodie ou d'Elvire Gresloup... Vous n'hésitez pas?... Alors, il convient de renoncer franchement aux grisettes. Mme Gresloup se mettrait en travers de vos desseins pour peu qu'elle semblât craindre que sa chère enfant fût un jour délaissée. Et cette crainte se ferait d'autant plus vive à l'avenir que la donzelle est fort proprement entretenue, à ce que je sais, par un pair de France...

—Élodie!

—S'il vous plaît, monsieur le sacripant! Elle a sa calèche et son tigre, un entresol dans le quartier neuf que l'on bâtit sur les terrains des Porcherons, et elle dépense assez gros. Je vous dis cela pour votre gouverne... Promettez-vous donc de ne la point relancer. Vous accepteriez un rôle peu digne de votre nom en usant d'une espèce de luxe qui ne serait point payé de vos deniers. Et si le bruit en venait par hasard aux oreilles de Mme Gresloup, je ne doute guère du parti qu'elle se hâterait de prendre à votre honte.

—La sagesse me sera commode. J'avoue avoir oublié beaucoup «mon Élodie» pendant le voyage... Et puisque la Providence veille sur sa fortune dans la personne d'un pair de France, il me reste uniquement un gracieux souvenir.

—Voilà qui est bien...

Le comte acheva de bon appétit toute sa confiture de coing, qu'il étalait maintenant sur la brioche, avec la spatule de vermeil.

—Au fait, reprit-il, je vous célerai point davantage que vous me vexeriez en allant chez cette jolie fille; car je fréquente chez elle, puisque les affaires de l'État m'obligent à me tenir dans les meilleurs termes avec mon collègue de la Chambre des pairs. Jugez combien il serait malséant de nous rencontrer là...

—Je me garderai bien, mon oncle, d'en courir le risque...

—Je n'attendais pas moins de vous!... J'ai votre parole, et m'y fie. Vous ne la reverrez point?

—Assurément!

—Par ma foi, je ne ruserai pas avec vous. Et je n'aime point que vous teniez d'un autre ce que j'aurais la mine de dissimuler devant mon neveu... Apprenez donc qu'Élodie est avec moi du dernier bien...

—Vous seriez ce pair de France?...

—Lui-même!

—Ah, mon oncle! La plaisante aventure...

Omer feignit de rire gaiement, bien que son cœur souffrît à prévoir que la belle créature supporterait les colères de ce vieillard et ses embrassements, qu'elle lui prodiguerait les caresses, les postures et les pâmoisons.

—Ne faites point le sot à vous moquer... Loin de moi la prétention d'être aimé, et peut m'en chaut! Il suffit qu'on me serve de la gentillesse, qu'on me traite de nièce à oncle et qu'on me laisse prendre des privautés pour mon argent. Je m'arrange parfaitement de complaisances qui sont le résultat de la politesse, voire du marché. Que la boutiquière se montre avenante et docile, qu'elle se prête à mes caprices, sans faire la moue, qu'elle mette son corps à la disposition du locataire, avec un sourire courtois, et des manières d'hôtesse accorte, c'est là tout ce que j'exige... Élodie, là-dessus, me gâte. Jamais fillette ne se feignit plus joyeuse de jeter bas ses cotillons pour faire honneur à un vieux gentilhomme heureux de toucher un sein frais et de respirer une haleine légère. Elle paraît contente de me procurer ces plaisirs; son cœur compatit aux besoins de ma verdeur, le plus gracieusement du monde. Que dis-je: elle s'étudie tout le jour à lire les contes de M. de Sade, pour me les débiter, ensuite, à la manière d'une actrice qui sait jouer au naturel. Elle remplace les Elle par Je. Aline et Justine, elle l'est tour à tour quand elle me dit leurs aventures, de mémoire, en prenant le ton et les gestes d'une femme sincère en sa confidence. Le divin marquis n'y tiendrait pas, s'il ressuscitait à nos soupers... En vérité, notre Élodie est la meilleure fille que j'ai connue!... Topez-là, mon compère!

—Alors mon oncle, vous n'avez plus de prévention contre la roture des Gresloup; et une alliance de cette sorte pour le neveu des Praxi-Blassans ne vous semble plus choquante... Vous m'y chambrez fort allègrement... oserai-je dire.

—Fi donc, perfide!... Ah le perfide!

Le comte riait de toute sa franchise en s'époussetant la cravate et les broderies d'argent. Blessé de cette moquerie, le jeune homme voyait, dans cette permission de mariage, un simple moyen de l'écarter de la belle créature. L'honneur social du neveu, le comte le sacrifiait au bénéfice de sa débauche. Mais il se hâta de protester.

—Que non, grand Dieu! Que non! n'êtes-vous pas au fait des variations politiques. La stupide arrogance des ultras faillit perdre la monarchie! Ils couraient au gouffre. Voici que M. de Martignac et son ministère renforcent, par la demi-sagesse des libéraux, le bon ordre. Ni M. de Châteaubriand, ni moi, ne nous soucions d'y contredire par des manières d'antan. J'acceptai, l'autre jeudi, de dîner dans une maison tierce avec M. le marquis de Lafayette, qui nous a déclaré les opinions les plus raisonnables. Des unions comme celle en cause ne peuvent que fortifier notre parti. J'incline vers les manies du major Gresloup et du général-comte du Bourg-Butler. Il se peut que vous me voyez, certain jour, ajouter à mes ridicules en acceptant le poignard du carbonaro... C'est comme j'ai l'honneur de vous le dire, monsieur mon neveu.

Le comte était redevenu grave. Il frappa dans ses mains. Le valet de chambre reparut, long, maigre, adroit et souple. En une seconde, il eût emporté le plateau, les pièces du nécessaire; puis déposé sur le guéridon chinois l'épée à fourreau de parchemin et à garde d'acier, le bicorne à plumes et les gants. La conversation s'égara. Des anecdotes politiques furent rappelées, entre des souvenirs concernant le marquis de Sade, que le comte avait bien connu, devant qu'il fût enfermé à Charenton, sur l'ordre de Bonaparte, pour avoir écrit le pamphlet de Zoloë, contre les débordements de Joséphine.

—C'était l'homme le mieux fait pour inspirer de la passion aux femmes. La sienne l'adora...

A l'approche de la soixantaine, le comte de Praxis-Blassans paraissait friand de goûter mieux aux plaisirs de la débauche. Omer ne l'avait point jusqu'alors connu sous ce travestissement. L'oncle s'efforça d'être amical, et d'amollir la sécheresse de son fausset. Voulait-il que le neveu s'attendrît, et lui épargnât de le tromper avec la grisette? Apparemment. La mine inquiète, parfois, du gentilhomme suppliait que son bonheur fragile ne lui fût point ravi.

Omer eut pitié de cette intelligence orgueilleuse auparavant, et faible, alors, devant une jeune vigueur. Il eut la sensation de pardonner au vaincu qu'était ce diplomate, ce pair de France, ce fils des rois de Rascie, qui avait, de 1799 à 1815, dicté ses vues secrètes à Talleyrand, manié, par ce fourbe, l'Europe, leurré Alexandre, et abattu l'empereur. Cet homme-là tremblait qu'Omer ne voulût revoir Élodie, et la reconquérir. Cet habile ambitieux offrait de compromettre sa situation en faisant donner un secrétariat d'ambassade au carbonaro, complice des Conosséi.

«Mon cœur sensible et mon intérêt s'accordent, pensait l'avocat, pour me conseiller de ne pas nuire à ses amours. Sa reconnaissance peut m'aider à gravir promptement les degrés difficiles de l'échelle sociale. Je ne reverrai pas Élodie... Mais, Elvire, elle, me semble perdue. Denise, afin de me marier à Dolorès après l'avortement de mes desseins, le comte, afin de me faire morigéner sur ma liaison avec Élodie, ont, l'un et l'autre, averti Mme Gresloup de mes péchés, sournoisement et trop adroitement pour que je réussisse à me justifier, en un temps où rien n'engage la fille du major et moi, sinon quelques œillades, et quelques tendresses enfantines... Et cependant, il faut que j'échappe à ma mère par ces fiançailles... La tâche est rude!»

Ainsi, mesurait-il les conjonctures, durant les bavardages du comte. Puis, la tante Caroline entra. Quel beau temps pour la procession! Ni chaleur, ni froid. Un vent léger. Un soleil pâle et clair qui serait, à midi, heure de la cérémonie, juste assez tiède. Elle s'en félicitait dans sa robe de moire roide. Sur le ventre bombé, l'agrafe de l'aumônière, aux mailles d'or, enchâssait un monstrueux grenat taillé en manière de croix grecque à quatre branches; cela se léguait, depuis le seizième siècle, dans la famille Cavrois. Caroline y avait joint un sac de velours pailleté, contenant ses clefs et son mouchoir. Par-dessus la coiffe de malines épinglée d'or, elle comptait mettre une capote de velours marron, lors pendue au coude par les brides, ainsi qu'une écharpe de fine soie bleue à longs effilés:

—Qu'en pensez-vous, ce matin, Gaëtan?... Le Turk arrêtera-t-il le reste du blé russe dans le Bosphore, maintenant que nos navires quittent Gibraltar?

—Mon courrier ne m'apporte que des balivernes, Caroline, des balivernes. Au reste, les nouvelles volent lentement. Le télégraphe à bras est sujet aux erreurs... En vérité, je ne sais rien. Cela n'empêche point mes désirs de diplomate de se trouver en accord avec mes besoins de rentier. Par ailleurs, ce sont les gouverneurs de Crimée qui empêchent la sortie des froments russes; car le tzar en a besoin pour ravitailler ses soldats qui manœuvrent dans la Thrace. Le blé de Taganrok chargé en août sur votre flotte ira-t-il seul de Gibraltar aux marchés d'Angleterre et à celui de Dunkerque? Cela est probable. Cela n'est point sûr. Savons-nous, d'ailleurs, ce qui se trame en Morée? Dix jours de navigation sont nécessaires au meilleur voilier pour se rendre de Koron à Marseille... Attendons... J'ai tout lieu de penser que le général Maison présente à Ibrahim des arguments péremptoires... Mais l'Angleterre souffrira mal que la Russie et la France se donnent l'importance de délivrer la Grèce, et confisquent, par là, l'influence dans la mer Egée... A mon sens, la Porte ne faiblira point; et je ne prévois guère qui la contraindra. Les Anglais arrêteront les boulets sur la bouche des canons russes, dès qu'ils approcheront de Constantinople. Et la Porte n'ignore rien de ces rivalités... Elle les calcule. Elle en profite... C'est là tout ce que je saurais dire...

Debout, les mains dans les poches brodées de son habit, le comte, en dissertant, portait le poids de son corps alternativement sur la pointe des pieds et sur les talons. Il tenait la tête haute et les sourcils froncés. Ses narines plates flairaient l'air, à maintes reprises. Ses cheveux gris, sans poudre, tombaient jusqu'aux épaules, où ils formaient un rouleau soyeux. Le papillottage de ses yeux clignés et dédaigneux en imposait autant que ses paroles saccadées comme un perpétuel ricanement.

—Nous jouons gros, remarqua timidement Caroline en se caressant les mains. Et c'est sur votre conseil...

—Holà! ma chère dame: suis-je le bon Dieu?... M'est avis que vous avez manqué votre affaire en négligeant de louer à leurs armateurs tous les gros navires d'Odessa, pour que la concurrence fût embarrassée. Vide ou pleine, la seconde flotte de Crimée celle de septembre devait, autant que la première, nous appartenir. Votre économie de petites gens a jeté notre entreprise dans le mauvais cas...

—Tout doux! Devais-je ne point payer ici les paysans dont je mouds le grain, au moment où il sied de leur insinuer, dans l'intérêt de votre fortune, une opinion politique?...

La tante Caroline étendit les bras en exagérant sa révérence, moqueuse jusqu'à faire toucher terre à la capote de velours et à l'écharpe suspendues dans son coude. Le comte se dressait sur les pointes, les mains dans ses poches, et pirouettait en maugréant.

La chance voulut qu'à cette minute, par le jardin, rentrât Mme Héricourt, courbée dans sa robe noire. Il fallut ouvrir la porte-fenêtre sur le petit perron, et le comte s'empressa d'esquisser les gestes inutiles, tandis qu'Omer levait l'espagnolette...

—Virginie, tu attraperas mal à demeurer si longtemps à l'église... Omer, gronde-la. Elle est partie à six heures du matin... Et il y a des vents coulis pernicieux...

—Point du tout. Je me place entre la chaire et l'autel, contre un pilier... J'y suis comme dans ma chambre... La chaire fait paravent...

—Ça n'a pas de bon sens, tout de même...

—Je m'y plais... Sans médire de ton logis ma bonne Caroline, la cathédrale me paraît plus grandiose. C'est mon palais à moi. J'y suis fort bien. L'odeur de l'encens y remplace les parfums de ta cuisine, qui sont exquis, mais un peu persistants dans cette demeure...

Ironique et joyeuse, Mme Héricourt continua sur ce ton.

—Il est certain que peu de palais sont aussi magnifiques, approuva le comte. Et si je n'avais tant à barbouiller, je m'arrangerais de tenir mes assises dans une collégiale, ornée de bons tableaux et de statues nobles, avec deux ou trois livres de chroniques sur les genoux.

—J'ai passé de grandes heures à Saint-Pierre de Rome et à Saint-Jean de Latran. Je ne m'y ennuyais point, se hâta de dire Omer, en songeant aux pieuses attitudes de sa maîtresse italienne, Carita Gennarello.

Et il s'étonnait que sa mère eût raison, par le fait.

—Je me promets, dit-elle, d'être assidue à Notre-Dame de Paris, car je suis orgueilleuse et nulle maison ne me semble digne de mes goûts, sinon une agréable église dont les ogives me satisfont. Je me sauvais du château de Lorraine, pour passer des heures à la chapelle de Bon-Secours-lez-Nancy. J'adore la lumière qui passe à travers les vitraux anciens et qui vous apporte, avec les couleurs des saints personnages, un peu de leur âme, devant vous, sur la dalle ou sur l'appui du prie-Dieu. Les saints vous enveloppent de leur nuance et de leur esprit. Et c'est une admirable atmosphère de méditation. Je me rappelle leurs vies poétiques. Je me récite les évangiles. J'imagine Jérusalem et ses rues étroites, ses maisons orientales, carrées, basses et blanches. Je vois la Sainte Vierge faire son marché en discutant avec sainte Elisabeth. J'entends saint Joseph raboter; et j'écoute Zébédé, avec son fils Jacques, crier la marée bien fraîche avant d'offrir leurs poissons à la servante de Marie-Magdeleine. Non loin de là, saint Pierre toise avec arrogance le soldat romain qui monte la garde devant la colonne où l'on affiche les édits de l'empereur. Jésus revient à la maison de sa divine mère. Judas a passé le bras sous le sien et lui parle avec l'animation la plus vive... Et puis... Et puis... Mon imagination va... va... sans fin. Le temps passe, passe. Je m'amuse comme une autre au théâtre. L'odeur de l'encens est délicate à respirer. L'or du tabernacle brille doucement. Les prêtres silencieux passent comme des ombres, s'agenouillent et croient... Quel homme, quel seigneur, quel roi est mieux vêtu que le prêtre en surplis, en chasuble d'argent, lorsqu'il gravit les marches de l'autel? Quel enfant nous donne l'idée de l'innocence autant que l'enfant de chœur dans sa belle robe rouge, s'il agite sa clochette aux sons argentins. La maison de Dieu est plus somptueuse que la maison de l'homme. Il n'y a point de murs sales et lézardés, comme au château de Lorraine. Point d'odeur de graillon. Point de servantes bavardes. Point de jardinier qui m'obsède pour obtenir l'argent des graines à semer; même si ma bourse est vide. J'échappe à tous les ennuis et à tous les bruits fatigants. Je me repose dans le luxe d'un palais. Les sons des orgues me laissent en extase. Car, tu ne le sais pas, Omer: j'ai maintenant appris la musique sacrée, même le plain-chant. Rien ne m'est plus étranger des mélodies du vieux Bach, ni de Palestrina. Tu m'entendras, quand nous serons à Paris. Je te ferai de la bonne musique, s'il te plaît...

Lasse un peu, Mme Héricourt s'était assise dans le fauteuil à oreillettes; et son discours n'était pas sans élégance, malgré les interruptions plaisantes du comte, les exclamations triviales de la tante Caroline, et les sourires d'Omer. Lui-même admit combien était plausible et sincère le bonheur de la veuve, durant ces interminables stations à l'église. Il ne doutait pas qu'il se trouverait pareillement heureux, s'il imitait cette habitude. Plus de luttes. Plus de dangers. Plus d'amours douloureuses. On vivrait en soi, loin du monde hostile, en jouissant des splendeurs religieuses, en accroissant les plaisirs de l'art.

—Assez causé, Virginie... Viens te réconforter, et mangeant un morceau... Aimes-tu le chevreuil en daube?

—Mais oui, fit-elle. J'ai grand appétit, ce matin.

Elle suivit sa belle-sœur dans la grande salle à manger, temple d'un cygne géant peint par Snyders, et renversé mort, les ailes décloses, sur le corps d'un cerf, sur un amas de poissons, anguilles bronzées, raies pansues et roses, rougets écailleux, maquereaux de nacre. L'opulence des couleurs débordait le cadre de bois noir, éteignait presque l'argent du surtout monumental qui reproduisait la fontaine du marché des Innocents, avec de petites commères, de minuscules Savoyards en porcelaine de Saxe. Présent de la meunerie parisienne à la meunerie d'Artois, en reconnaissance d'un prêt de farines consenti par les Moulins Héricourt, en 1823, l'énorme pièce était à demeure sur la table occupant les deux tiers de cette pièce oblongue, lambrissée, peinte en gris, meublée de chaises courbes en acajou, à la mode sous le Directoire, et que la tante venait de faire revernir.

La serviette au col Dieudonné, devant les plats de galantine et de venaison froide, présidait, tranchait et versait du vin de Chypre dans le verre du général Héricourt en grand uniforme. Nulle part, l'abbé de Praxi-Blassans ne découvrait son bréviaire, bien qu'il fût en retard pour se rendre à la cathédrale, et passer la revue de son cortège. Il portait une soutane de drap fin, mais un peu luisante aux coudes et aux omoplates, toute blanchie sur les épaules par la poudre de la chevelure qui flottait. Mme Héricourt lui fit compliment sur l'ordonnance de la procession. Il la remercia d'un mot, et, finissant par renoncer à son livre, il partit.

A l'intention d'Omer, l'oncle Augustin, toujours affable, remplit de Chypre un verre de Bohême. Pendant que le jeune homme goûtait la saveur du précieux liquide, venu dans une outre en peau de bouc, le général gouvernait la conversation. Il la mena des curiosités romaines aux lettres échangées entre le voyageur et Denise, aux billets de Dolorès Alviña.

Le comte parlait alors confidentiellement à Mme Héricourt que la tante Caroline servait et abreuvait. Les chiens s'étant partagé un coq du poulailler au milieu de la pelouse, Dieudonné se précipita, et leur infligea des châtiments justes, mais indéfinis. Le général en profita pour entreprendre son neveu.

—Cette pauvre Dolorès est folle... Imaginez-vous que votre sœur a surpris, dans une armoire, tout un costume de cavalier. Cette enfant comptait l'endosser pour suivre à distance ma chaise de poste et vous apercevoir ici, pendant la procession... Elle a tout avoué dans un déluge de larmes... J'ai dû la mettre sous clef avant de partir... Heureux mortel! Ariadne s'arrache les cheveux sur le promontoire en guettant votre retour. Cruel, que de malheureuses vous faites!...

—Je ne les fais point, s'il en est. Elles se font toutes seules.

—On n'est pas plus séduisant que vous... C'est un crime de se montrer agréable à l'égard de pauvres innocentes quand on a votre tournure et votre éloquence. Elles en perdent l'esprit. Peu vous importe!... Sans doute... Mais enfin? Le cœur d'une fille sensible est chose très fragile. On meurt de ces jeux-là... On en meurt.

—Ah! diable!...

—Ne raillez point...

—Mais c'est Mlle Alviña, qui me bloque dans les coins de votre salon, et Denise, qui l'encourage à m'y bloquer. On a fait le siège de ma personne, et je n'étais pas malotru jusqu'à répondre par des violences. La politesse m'enjoignait de subir le siège, en évitant les assauts aussi bien que les sorties. Je m'en suis tiré fort proprement de cette manière, à mon goût. Et mes réponses d'Italie n'excitaient point Mlle Dolorès à se déguiser en chevalière d'Éon pour me darder ici une œillade romantique. Faut-il que, l'ayant prévenue, je coudoie des brigands qui m'attaquent afin qu'elle me délivre..., et que cela nous lie comme à la dernière page de deux tomes, avec frontispice gravé en taille douce, où l'on voit un cadavre poignardé et deux amants sous un chêne que l'orage foudroie!

—Voilà bien les jeunes gens d'aujourd'hui. Quelle sécheresse de cœur! Dès vingt ans, comme dit M. Beyle, ils visent à être députés du cens, et à se prononcer sur la conversion de la rente... Il faudra que je vous présente au jeune de Montalivet. Vous êtes bâtis l'un et l'autre pour vous convenir... A votre âge, nous courions l'Europe, le sabre au poing, en criant: «Vive la liberté!» Nous lisions les ruines de Volney à la lueur du bivouac; et nous nous battions en duel, pour garder le ruban d'une belle Allemande éplorée... Vous autres, vous préférez la fortune aux belles-lettres et aux sentiments généreux... Après tout, peut-être, avez-vous raison... Nous étions de grands fous.

—Peuh! ça ne vous a guère empêché de devenir un grand sage mon oncle, un grand sage honoré de plaques et de cordons, héritier d'une riche Hollandaise... près d'être fait comte. Vous nous la baillez belle...

—Chut.

Le général accentua sa mine sévère; mais, sans corriger la grâce affable de sa voix:

—Vous ne croyez plus à rien.

—Parce que vous êtes notre exemple.

L'oncle Augustin sourit; se tut un instant; puis, s'étant levé, prit Omer sous le bras. En camarade affectueux, il dissertait. De la morale à la philosophie, de la philosophie aux actions qu'elle inspire, il en vint à parler du triomphe de Bolivar, du Pérou, puis du Congrès de Panama, qui réglerait les rapports entre les libéraux américains et la Sainte-Alliance espagnole. Bolivar semblait promettre la restitution de leurs biens aux héritiers des absolutistes exilés ou morts au cours de la guerre civile. Dolorès Alviña deviendrait alors un très beau parti. Son feu père cultivait le coton sur la côte de la mer des Antilles. Leurs plantations étaient nombreuses entre Porte-Caballo et La Guayra. Si l'on réglait ainsi les affaires des vaincus, la tante Caroline aurait bientôt avantage à traiter avec Mlle Alviña. Car, en dépit de divers prêts hypothécaires consentis à la filature de Marchiennes par la Banque d'Artois, la mauvaise administration de l'emprunteur le réduisait aux pires extrémités. La Compagnie Héricourt avait résolu, pour se rembourser, de reprendre cette affaire, en appointant l'industriel malheureux, afin qu'il continuât de gérer la fabrique, mais sous la surveillance de Mme Cavrois. Le général supputa les gains probables. La Compagnie Héricourt pouvait, le lendemain de la décision officielle promulguée à Panama, conclure avec les planteurs de Dolorès un forfait pour les achats de coton en balles. Il déclara la combinaison fort bonne. A Roubaix, plusieurs tissages gagnaient une grosse importance financière. Ni la Compagnie Héricourt, ni la Banque d'Artois ne devaient permettre le développement d'une industrie régionale où elles n'auraient pas la main, et qui pourrait, dans l'avenir, fonder une concurrence pernicieuse à la suprématie commerciale des Moulins Héricourt.

Omer s'amusait de toute cette stratégie fort adroite pour le jeter dans les fers de Dolorès Alviña. En son roide uniforme bleu, fleuri d'or au col, aux manches, le général marchait, penchait le profil de sa jolie tête fine, rasée aux joues, coiffée de courtes boucles presque blanches. Il était charmant, subtil, parfumé, flagorneur; et sûr de son influence. Il appela le comte en témoignage, puis Mme Cavrois. Ne pensaient-ils point à l'urgence d'enrichir la filature de Marchiennes? Ce fut, en effet, leur avis. L'oncle Augustin démontra que l'un d'eux devait plus spécialement s'occuper de la nouvelle affaire. La tante Caroline ne pouvait suffire à cet énorme travail. Omer Héricourt l'aiderait en cela, ainsi que le comte l'aidait pour les importations, le général pour la finance, et Dieudonné pour la fabrication du sucre de betterave. Le comte riposta:

—Parbleu! il est grand temps que cet amateur de grisettes fasse l'apprentissage du rentier et qu'il apprenne à gérer son bien. A tout prendre, il se pourrait qu'il eût bientôt l'occasion de donner des soins à certaine fortune personnelle qui lui viendrait du pays de Galles par la voie des épousailles. Cela ferait de ce petit maître le plus gros actionnaire de notre Compagnie. Et c'est avec lui que vous auriez à débattre en dernier ressort, général, les clauses des décisions importantes. Il contrebalancerait votre influence et celle du comptoir de Java. J'ai toujours ouï dire qu'il n'était point mauvais, pour une Compagnie de commerce, d'être régie par deux opinions rivales qui se contrôlent réciproquement.

—Deux avis valent mieux qu'un, conclut, sentencieuse, Mme Cavrois.

Elle et Praxi-Blassans se regardaient avec malice devant le général, assez penaud.

—Oh! la petite Elvire!... répondit-il... Rien n'est encore fait de ce côté-là; hormis un souhait! Denise ne partage pas votre confiance.

—Ni Mlle Alviña, je gage..., riposta durement le comte, avant d'éternuer à plusieurs reprises.

—La procession quitte la cathédrale à midi... Peut-être faut-il se mettre en route...; insinua Mme Héricourt, par esprit de conciliation.

L'on s'apprêta pour le départ. Le comte et le général ceignirent leurs épées de parade, en plaisantant avec belle humeur. Dieudonné vint prendre Omer, qui se formulait de cette façon le résultat des deux entretiens:

«Mon oncle de Praxi-Blassans tremble que je ne lui enlève Élodie; mon oncle Augustin tremble que, par le mariage avec Elvire, je ne lui retire l'autorité dans les conseils de la Compagnie et de la Banque. Il m'appartient de profiter de ces deux appréhensions, pour me grandir...»

Ayant mis son chapeau, il se frotta vigoureusement les mains, sans rien répondre aux questions joviales du gros garçon.

Ils allèrent à pied. Une demi-heure de marche était à peine nécessaire pour gagner Arras. Des cabriolets et des chars-à-bancs se succédaient à grand bruit sur le pavé du roi. Ils emportaient, vers le parvis de la cathédrale, des propriétaires ruraux engoncés dans leurs cols à pointes molles, leurs cravates à trois tours, leurs gilets à ramages et les collets mal roulés de leurs habits bleus. La plupart saluaient au passage, en se félicitant de la température. Des cavaliers poudreux arrivaient, cravachant leurs bidets maigres, franchissaient le pont-levis entre la courtine de briques et le talus de la contrescarpe, pour s'engager sous les voûtes de la place dans l'ossature de murailles angulaires coiffées de gazon, qui sertissaient la ville aux mille cloches sonnantes. Les carrioles rustiques encombraient les couloirs des portes fortifiées. Les campagnards criaient des bonjours en patois, s'admiraient les uns les autres, se félicitaient de leurs courtes blouses, de leurs chapeaux en forme haute, mais devenus flasques et roux à l'usage. Ils tiraient par une seule corde sur la bouche de leurs bêtes pataudes, dont les paturons étaient barbus.

Les cousins non sans peine se frayèrent passage parmi les ânes que chevauchaient les paysannes aux bas noirs, et qu'elles tapaient du poing. La rue de maisonnettes sentait l'huile, le tan, la corne brûlée au sabot du cheval que l'on ferrait sous le hangar de la forge. Des brasseurs en jupon et en gilet roulaient leurs tonneaux sonores. L'herbe sèche enodorait la boutique de l'herboriste. Le militaire époussetait son pantalon blanc sur le seuil du marchand de tabac. Une fille déboucla sa jarretière à l'ombre d'un porche; elle tirait son bas bleu sur une jambe fine. Des garçons hissaient contre une façade, par la poulie suspendue au pignon, les bottes de foin qu'un vieux en bonnet de coton, attrapait de sa fenêtre, et emmagasinait. Le shako noir d'un chasseur, sa veste verte, et son sabre retentissant, attiraient les œillades et les rires des servantes à genoux qui lavaient les perrons de grès bleuâtre. Trois demoiselles empanachées descendirent les marches de leur demeure. Elles tenaient leur livre de messe et leurs chapelets dans leurs mains jointes contre les pans de leurs écharpes.

Les maraîchères étalaient sur le bât des ânesses leurs légumes avant de tirer le pied de biche des sonnettes à la porte des maisons bourgeoises. Des chiens de chasse erraient modestement, le nez à fleur de ruisseau. Devant le Café du Théâtre, les cousins aperçurent le vieux chevalier de Vimy, qui se promenait, la badine en l'air, fort satisfait de ses escarpins vernis à l'œuf, de sa culotte jaune, de son gilet de moire, de son habit tête de nègre, de ses manchettes fines et de son jabot empesé. A leur salut, il répondit en soulevant les bords plats de son chapeau. De loin, il invitait Omer à prendre un doigt de muscat chez la belle Herminie. Pour elle il avait installé ce magnifique établissement tapissé de glaces, orné de banquettes en moleskine rouge, d'un comptoir recouvert de marbre, après avoir marié cette fille à l'aubergiste Caldeneuf, l'ancien carabinier de l'empire qui, vers 1824, était opportunément décédé, lors de sa deuxième apoplexie, d'ailleurs prévue.

Dans la fumée des pipes, Omer souhaita le bonjour aux vieux amis de l'oncle Edme, les conspirateurs de 1820. Sorti des prisons royales depuis six mois seulement, M. Boredain était devenu bouffi et presque idiot. Il ne parlait que de la retraite de Russie et du mal qu'il avait eu, bien que vélite de la garde, à changer de chemise entre Smolensk et la Bérésina. A peine les cousins furent-ils assis, qu'il les entreprit là-dessus. Puis il pria qu'en considération de ses malheurs on lui trouvât dans Paris une place de commis aux nouveautés. A colporter le drap et le velours d'Amiens dans les boutiques de l'Artois, il gagnait peu de chose.

Atrabilaire, M. Lepault renchérit. On n'accordait rien aux vétérans de la Révolution. Ils pouvaient, comme M. Saturnin, le brasseur, avoir eu le sourcil coupé par un kaiserlick, et, la vieillesse venue, risquer de perdre l'œil; ou, comme l'épicier Bodnot, avoir perdu deux doigts au siège de Dantzig, ce qui l'empêchait de tenir les cartes; ou, comme le fermier Delorme, boiter en gardant une balle de Ligny dans la cuisse, personne ne voulait plus s'inquiéter d'eux.

Les joueurs de dominos l'approuvèrent. Dans sa polonaise à brandebourgs, M. Lepault agitait sa maigreur en déclamant. Lui ne se plaignait pas de sa situation matérielle. Il gérait le rendement des tourbières, et cela lui suffisait. Mais, enfin, leur honneur de soldats, quels avantages obtenait-il? Aucun. Voilà qu'on les enrôlait dans l'Opposition Constitutionnelle, maintenant! Et quels vils subterfuges politiques! On les priait de suivre la procession, pour rallier à la cause du ministère l'esprit des campagnes sans effaroucher personne. Que signifiait tout cela? Depuis douze ans, on les faisait tourner comme des tontons...

—Comme des tontons! Voilà le mot!... reprit M. Saturnin, en écartant ses jambes colossales, qui serraient trop sa panse, sur le bord du tabouret.

—Nous avons marché avec Nantil, dans l'affaire du Bazar Français; avec Berton, dans l'affaire des Chevaliers de la Liberté. On nous a mis dans les comités philhellènes! Aujourd'hui nous voilà public de procession! C'est trop fort!

—C'est trop fort!... conclut M. Corbehem, en donnant du poing contre la table... Votre père, monsieur Héricourt, marchait plus droit que cela, lorsqu'il sabrait les Russes, avec mon pauvre frère, sur la chaussée d'Austerlitz!...

—L'empereur a rétabli la religion pour le peuple! rappela de loin le chevalier de Vimy.

Il s'accoudait au palissandre du comptoir, contre le corsage de la belle Herminie. Se rappelait-elle avoir eu les prémices d'Omer autrefois dans la goguette qu'elle tenait, hors la ville, avec sa mère, veuve d'un lieutenant? Elle avait pris de l'embonpoint et trônait dignement, le col enlacé d'un boa de cygne... D'un sourire toujours spirituel elle tenta de répondre aux mines de l'avocat. Mais un hussard délicieux parut la surveiller. Elle sembla le craindre. Il frisait une moustache crépue de l'air le plus impérieux, en heurtant sa pipe contre la cimaise, pour faire tomber la cendre. Ce sous-officier ne toléra point qu'Herminie eût la mémoire plus aimable. Il se dressa dans le dolman rouge et le pantalon bleu; il lui demanda de ses nouvelles avec impertinence, de façon à bien indiquer ses droits évidents aux nouveaux venus. Sans le déconcerter beaucoup, le chevalier de Vimy le lorgna de son monocle à tige. Omer songeait aux heures de sa quatorzième année, quand la mère de cette femme, l'appelant «mon bel Hippolyte», se comparait à Phèdre, et le roulait dans son lit, le déshabillait... Quelle confusion était la sienne, lorsqu'il sentait la chair nue de la matrone sur lui! Et quelle était la force du plaisir, alors! Le temps l'émousse, hélas! Avec la fille, il avait joué comme avec une gamine de son âge, mais sans rien omettre de leurs vices réciproques. Voici qu'un hussard aimait cette Herminie jusqu'à faire le bravache; et le chevalier de Vimy aimait au point de souffrir cela.

—Messieurs, paix-là! suppliait M. Mercœur, calmant les colères des joueurs de dominos... L'empereur ne tolérait pas l'irréligion. Le grand homme avait ses motifs.

Ils cédèrent à l'ascendant de cet ancien officier aux dragons. Habile jadis à faire du butin en campagne, il portait un habit de drap fin, des bottes vernies et, en outre, de grosses bagues chargées de rubis, qu'il avait conquises sur les morts d'Austerlitz et de Wagram, ainsi que ses rentes, les deux montres enrichies de brillants, pendues le long de sa culotte de daim.

Les sonneries des cloches redoublèrent. M. Mercœur paya sur le comptoir de la belle Herminie. Les groupes se formèrent pour se rendre au lieu où la procession s'arrêterait, où la mission planterait sa croix.

Dieudonné Cavrois fut entouré par les vétérans, tandis que le chevalier de Vimy et M. Mercœur accompagnaient Omer. Ils l'accablaient de politesses et de louanges, à propos de son duel, du plaidoyer pour le major Ulbach, de ses exploits de carbonaro, rue aux Ours, et en Italie. La gloire de Cicéron avait enfin une rivale, à ce qu'ils assurèrent. Il ne tenait qu'à lui d'être député, dès qu'il aurait l'âge. Il se plaisait encore à ces flatteries, quand on se trouva sur la Terre de Cité, au centre de la multitude respectueuse et murmurante rangée en cercle contre les petites maisons de la place. Bientôt une rumeur se développa de la rue St-Aubert; les gendarmes débouchèrent, en grande tenue, le plumet au soleil, et le sabre à la hanche. Leurs chevaux lustrés avancèrent au pas. Les oursons brillaient à la lumière; les plastrons rouges et les culottes de peau jaune excitaient l'admiration des fillettes. Les versets d'un psaume furent psalmodiés par des voix mâles, et une centaine de chantres en surplis défilèrent autour de la place, jonchée de roseaux et d'herbes aquatiques, cernée d'une foule pimpante qui chuchotait avec les gens des maisons. L'arme droite, des fantassins gantés de blanc se suivaient à trois pas d'intervalle. Ils honoraient le pieux cortège par les fleurs de lys brillant à la plaque de leurs shakos évasés, par leurs buffleteries en croix sur leurs habits bleus.

—Soldats de sacristie! Roides comme des cierges... Pas de souplesse... grognait au hasard M. Mercœur, en écartant les jambes, comme s'il venait de mettre pied à terre après une longue chevauchée.

—Voyez-moi quelles petites gens ils recrutent pour faire nombre: par-dessous le surplis des chantres, on aperçoit le pantalon gris et la guêtre noire de malheureux ouvriers qui font les saints à quinze sous la séance..., remarquait M. Corbehem; il ricanait bien haut, il faisait trembler sa bedaine en gilet de velours, et battait, avec les bras, la jupe de sa redingote marron.

Le plus grand élève des Frères ignorantins portait la bannière du Sacré-Cœur; les garçons étaient nu-tête, bien peignés, vêtus de blouses et de pantalons en bure monastique, et tenaient chacun un petit cierge maigre, éteint déjà. Suivaient les filles voilées de la mousseline roide qui recouvrait les robes de salin et de soie, gloires passées des bals et des mariages, cadeaux offerts par les dames de la ville aux Enfants de Marie. Omer ni le chevalier n'estimèrent la beauté de l'âge ingrat. Mais des voix délicieuses et frêles montaient par la rue, d'où sortaient leurs deux files infinies. Sur l'air en vogue de la Dame Blanche, leur chœur modulait un cantique timide qu'appuyaient les sons des cloches les plus lointaines, comme si le vœu de la ville recommandait au ciel les prières de ces jeunes sourires. Derrière, les bannières bleues brodées d'argent luisaient, ainsi que les visages divins et véritables de cette foule pieuse formant un seul corps en adoration. Le général Augustin, roide, magnifique, illuminé de croix et de broderies, soutenait, avec le secours du bedeau, un brancard antérieur du dais, à la gauche de l'évêque qui présentait au peuple les rayons de l'ostensoir. A droite, le comte de Praxi-Blassans, son claque sous le bras, marchait impertinent, sévère, le front levé. Les brancards postérieurs étaient aux mains du trésorier général et du directeur de la Banque d'Artois, deux solennels messieurs, en habit bleu barbeau et en bas de soie. Puis les musiciens de la garde nationale assourdissaient dans leurs cuivres une marche de mode lent, que rythmaient les coups de grosse caisse. Mme Héricourt, Mme Horpsvrahen, la tante Caroline et une demi-douzaine de veuves accompagnaient de très petites filles portant des lys en papier. Enfin, l'abbé de Praxi-Blassans et les trois missionnaires précédaient la croix peinte en vert-pomme, charriée dans une brouette fleurie, qu'escortaient, avec de gros cierges, les fonctionnaires en uniformes brodés, les officiers supérieurs chargés d'épaulettes massives et coiffés en coup de vent, le troupeau de dames aux chapeaux de plumes, aux collerettes tuyautées, et aux cachemires polychromes enveloppant les froufrous soyeux des robes. Le vent ébouriffait un peu les mèches des hommes découverts, secouait les panaches roses et bleus des femmes, arrondissait les rubans des bannières, transportait quelques parfums d'iris et de lavande, quelques odeurs de cuir et de pommade, effaçait fort vite les sons de la musique, et enlevait au ciel le cantique des voix pures.

De partout, mille et mille gens affluaient jusqu'à la Terre de Cité. Toute l'âme de la ville venait au cœur que, pour ce jour-là, lui avaient choisi l'abbé de Praxi-Blassans, le général Héricourt, le pair de France, et la tante Caroline. Elle riait à chacun, semant le suif de son cierge de six livres. Les touffes de têtes graves et fraîches se penchaient à toutes les fenêtres des petites maisons étroites. D'une fabrique voisine, plusieurs centaines d'ouvrières accoururent. En haut de l'estrade, Édouard prêcha.

On entendit peu de choses. Le silence unanime frémissait. Omer Héricourt apprécia l'orgueil de contempler la population entière, toute cette Flandre espagnole, écoutant, sur les genoux, la parole de sa famille, qui déclamait, messagère de Dieu, par la voix mélodieuse et forte de ce jeune prêtre, aux belles boucles poudrées, aux mains lumineuses.

La croix fut érigée. Deux coups de maillets assurèrent les étançons dans la maçonnerie du calvaire. L'évêque fit plusieurs pas, avec la crosse pastorale. Il bénit le Signe, pendant que les diacres en lourdes chappes d'orfèverie relevaient les pans du manteau d'or. Comme le vieillard larmoyant se tournait vers la foule, avant d'achever l'action de grâces, une belle femme en deuil, se précipita, s'abattit contre terre, étendit ses mains gantées...

«Monseigneur!... Et vous, mes frères,... sanglota Mme Horpsvrahen, j'avoue humblement... avoir profité sans scrupules... des biens acquis par feu mon père, à vil prix, du temps de l'impiété et du malheur... Le domaine de Horps, qui appartenait, avant la Révolution, aux abbayes, et qui était de la sorte devenu la propriété des miens, je le restitue aujourd'hui à l'Église, entre les mains de M. l'abbé de Praxi-Blassans, pour qu'il le rende à sa destination première. Et je prie Dieu, par l'intercession de la Sainte Vierge, afin qu'il me pardonne mon péché!... Ainsi soit-il!»

Sanglotant d'émotion, elle avait donc récité la leçon écrite par Édouard. La foule, d'abord silencieuse et stupéfaite, s'interrogea, se renseigna: les uns approuvaient, les autres admiraient.

Mais les filles entonnèrent un cantique. La grosse caisse tonna. L'évêque se prosterna à nouveau devant l'ostensoir déposé dans un amphithéâtre de cierges et de fleurs. Et toutes les cloches de la ville s'ébranlèrent à la gloire des Héricourt.

III

—Elvire, pourquoi soupirez-vous?

—Le sais-je?

—Est-ce une plainte?

—Sans doute.

—Et que vous m'adressez...

—Je ne dis point cela...

—Mais encore?

—La vague de la mer sait-elle ce qui la fait gémir?

—Vous cachez dans une phrase d'élégie ce qui vous peine...

Elle secoua la tête, et continua de tricoter en marchant sur les feuilles mortes. L'automne était somptueux, parmi les arbres d'or au jardin de Meudon. Les cailloux des sentes humides brillaient devant le soleil aussi pâle que le ciel. Omer scrutait de son mieux l'âme de Mlle Gresloup. Était-elle jalouse de l'Espagnole? Elvire souffrait-elle de cela? Mais alors elle l'aimait, lui... Il ne put rien obtenir de la pudeur qu'elle mit à lui tout dissimuler de son âme.

Il se rappela qu'on l'avait, à plusieurs reprises, saignée naguère. Malgré leur promptitude à mêler les aiguilles et les mailles de laine, les mains de la jeune fille parurent exsangues, comme celle d'une morte. Il le remarqua pour attribuer la tristesse à la préoccupation de la maladie.

Elvire fit sa moue d'écolière moqueuse.

—Mon Dieu, je me sens un peu de faiblesse encore; mais cela n'est point pour me chagriner tant. Je goûte assez l'état de convalescence. La nature paraît plus aimable. On chérit davantage la bonne mère qu'on retrouve et qui fortifie nos pas chancelants. Hélas! je ne suis pas de celles à qui la sauté suffit pour se réjouir. Je ne crois pas ma journée bien remplie parce que j'ai bu et mangé à souhait, après avoir dormi profondément. Et je serais incapable de me juger malheureuse parce que mon appétit se dérobe. N'êtes-vous pas de même?

—J'avoue que sentir mon corps et mon âme s'accorder pour la vigueur de l'action, cela me procure du bonheur; et il ne me semble pas négligeable. Je me plais à savoir que la loi naturelle demeure observée par mes organes et par mon esprit.

—Vous êtes en cela comme mon père. Il se tâte les muscles. Il lève les poids. Il n'entre dans son laboratoire que si les forces physiques l'assurent d'abord de leur parfaite santé. Ma mère prétend que le propre des hommes est de ne méditer que dans un but d'action. Ce leur vaut de la supériorité sur nous, pauvres songeuses! Hélas! nous ne pouvons qu'espérer... Dieu nous a départi ce don-là tout seul.

—Regrettez-vous de ne pas courir des risques? Seriez-vous comme Dolorès Alviña, qui rêve de se vêtir en cavalier et de retourner en Amérique pour combattre les libéraux de Bolivar, venger son père les armes à la main, par le fer et par le feu.

Au nom de l'Espagnole, le teint d'Elvire s'empourpra, puis le sang reflua et laissa le front livide, les joues blêmes, les lèvres convulsives. Elle ne répondit que par une négation de la tête et se remit à tricoter. Omer en conçut une vive joie. Mme Héricourt se trompait. Son fils était toujours aimé par l'ange, qui suffoquait à la seule évocation d'une rivale. Elvire s'aperçut de ce que signifiait le silence. Elle se hâta d'aspirer l'air, afin de parler pour cacher son émotion sous des phrases.

—Votre père et le mien, le colonel et le major, n'ont-ils pas accompli tout ce qui est possible à l'homme pour conduire au triomphe les dangereuses rêveries des philosophes et de la Révolution. Mais, combien de fois ma mère n'a-t-elle pas déploré, devant moi, les suites funestes de cet égarement sublime? Combien de fois a-t-elle pleuré sur les malheurs qui désolèrent, vingt ans, l'Europe, sur tant de héros moissonnés dans les champs d'Allemagne et de Russie, pour qu'en fin de compte les frères du Roi-Martyr revinssent prendre place sur leur trône. Combien de fois l'ai-je entendu supplier un époux trop courageux de renoncer à des entreprises que Dieu n'aide point, et qui ne servent qu'à ensanglanter le monde, qu'à faire pleurer des veuves, des orphelins dans toutes les chaumières...

—C'est le sentiment de Mme Gresloup. Mais le vôtre, Elvire?

—Une fille de mon âge et de ma condition peut-elle penser d'autre façon qu'une sainte mère qu'elle adore?...

—Voilà donc pourquoi vous vous résignez. Les ruines de la Révolution et de l'Empire vous effrayent. Comme ma mère, et comme la vôtre, vous ne voyez que les morts, les deuils, la chute de ces grands espoirs, ce dont notre enfance a connu seulement la détresse... Vous êtes donc, Elvire, la sœur de ces anges assis, enveloppés de leurs ailes closes, sur la marche d'un tombeau, et qui laissent le sablier du temps tomber de leur main, sans vouloir arrêter l'effusion du sable.

—Peut-être vous semblé-je ainsi... Ce n'est point le fait d'une jeune personne frivole, comme vous les aimez, apparemment.

—Qui vous dit que j'aime les personnes frivoles?

Elle détournait la tête.

Omer jugea bon de marquer du dépit, et ne parla plus. D'ailleurs, il nourrissait du ressentiment contre la générale et son amie, pour leurs vilaines médisances. Lors de son retour à Paris, fier du secours que son éloquence avait pu fournir au ministère Martignac et au libéralisme constitutionnel près des électeurs flamands, il avait, en lui-même, abdiqué toute prétention sur Elvire. Les soins nécessités par l'installation de Mme Héricourt, les devoirs de l'avocat que les plaideurs attendaient depuis de longues semaines, et les démarches du carbonaro chargé de missions secrètes, mille affaires diverses n'avaient permis que deux visites à Meudon. Elvire l'avait reçu froidement, bien qu'il rapportât de Rome, pour ces dames, quelques bibelots de piété rares et bénits par le pape. Il avait trouvé la jeune fille plus chipie que naguère. Sans doute attendait-elle qu'il s'excusât des fautes par elle imaginées. A la voir hostile, Omer n'avait plus douté que Mme Héricourt, Denise et Dolorès n'eussent deviné juste. Mme Gresloup éludait un mariage immédiat pour sa fille; et celle-ci ne s'entichait pas d'un jeune homme trop lâche pour affronter sa vertu, ou trop volage pour se lier par des fiançailles immédiates. Le major avait alors entraîné facilement son disciple dans la bibliothèque. Le poussant contre un buste de Cicéron, il avait, la pipe à la main, proclamé les mérites du papisme industriel, comme à l'ordinaire, vanté le caractère de La Fayette, les inventions de M. Niepce, les idées sociales de M. Enfantin et l'esprit excellent de la loge «Ardente-Amitié». Au retour de Meudon, les deux fois, le jeune homme, s'était rendu chez sa sœur, afin que Dolorès Alviña lui fit la cour. Maintenant elle composait un poème épique, à l'exemple de lord Byron; elle lisait des vers d'ailleurs fort passables. Omer se reconnût sous la figure d'un fils de héros mort pour la liberté de sa patrie, et qu'aimait, dans l'orage, une nonne sacrilège. Ces vers n'amusaient pas moins que la scène dramatique jouée par Mlle Alviña, lorsqu'elle avait revu le voyageur dans le vestibule de l'hôtel Héricourt: «Omer, souffrez que je me retire, s'était-elle écriée. Je ne puis supporter de telles émotions...» Et portant son mouchoir à ses yeux, elle avait disparu jusqu'à l'heure du dîner. Lui se plaisait à ces manèges comme à ceux des actrices, encore qu'il l'estimât sincère. Elle n'avait pu se substituer toute à l'image d'Elvire, cependant. Il regrettait le temps où la pure Eloa promettait à Lucifer de le sauver; il regrettait sa belle illusion quand, à Rome, il l'avait désirée pareille à la matrone de marbre, mère du monde latin. Et voici qu'après une collation arrangée par Mme Gresloup, dans sa campagne de Meudon, en l'honneur de Mme Héricourt, il écoutait soudain Elvire se désoler, telle une amante jalouse et malheureuse.

Peut-être craignait-elle de l'avoir fâché trop. Elle eut peur du silence. Pour deviner les réflexions du jeune homme, elle leva les yeux sur lui. Mais il détourna presque ses regards, et se prit à louer la belle mine de Mme Gresloup qui brodait assise devant le perron avec Mme Héricourt. Ensuite il vanta l'ordonnance de cet ancien pavillon de chasse, qu'on restaurait encore. Les échelles des couvreurs s'accotaient aux murailles nues. Il s'en inquiéta longuement, comme s'il se décidait à ne vouloir plus discourir sur les âmes. Elvire répondit par des mots brefs et sourds. Puis elle parut faire un grand effort de vaincue qui se soumet à loi du maître pour reprendre, d'elle-même, la conversation sentimentale.

—Omer..., dit-elle..., je ne me passe point d'être si peu curieuse de ces choses. Maman me tance beaucoup là-dessus. Mais je ne puis pas. Les forces de mon esprit se refusent à veiller sur l'ordre de la maison, sur les travaux des tapissiers et de l'architecte, sur les mille petites misères de la vie domestique. Je ne me plais que dans un rêve flottant. Ma fatigue s'y calme. C'est un sommeil bienfaisant, qui me repose; j'ai les yeux ouverts, mais sans rien distinguer.

Elle s'arrêta, surprise d'être franche ainsi. La rougeur subite de son visage, l'effarement du «ciel et de la mer», derrière les cils qui battaient, dirent assez le triomphe du jeune homme. Mlle Gresloup se promettait à lui. Comme Dolorès montrait les trésors charnels de sa gorge en levant les bras pour rajuster sa coiffure, Elvire dévoilait à demi le nu de son âme, afin de le séduire. C'était le même geste de vierges près d'offrir le plus précieux de soi; l'une son corps sensuel; l'autre son esprit riche de chimères amoureuses. Transporté par les joies du triomphe, Omer, du regard adora l'Elvire qui se donnait.

—Chère Elvire!... murmura-t-il... Avouez toute votre âme...

Elle sourit un peu; elle enroulait le fil du tricot autour du peloton, sans mot dire. Elle tressaillit. Ses épaules frissonnèrent. Ayant remis son ouvrage dans la poche de son tablier en soie puce, elle darda ses regards durs, ses regards d'ange dédaigneux à la face d'Omer. Il en soutint malaisément l'éclat et la franchise.

—Méritez-vous que je vous découvre mon âme?

—Pourquoi non?

—J'aime que l'on me comprenne sans que je parle. Si je vous disais comment je songe, ce serait là, savez-vous un grand sacrifice en votre faveur, monsieur!... Enfin, puisque vous êtes un vieil ami de quinze ans... (elle éclata de rire). Oui, oui, vous vous prévalez de ce que vous avez construit mes premiers tas de sable pour vous rire de moi!... N'importe. Je ne vous cèlerai pas davantage qu'il m'arriva de penser à des amis qui voyagaient au loin dans les pays antiques. Moi, qui reste au gîte, je fais comme le lièvre du bon La Fontaine, et je laisse la folle du logis arranger son théâtre à l'intérieur de mon cerveau. Elle peint très vite un décor. Elle dirige ses petits acteurs improvisés le mieux du monde. Ils jouent alors mille scènes plaisantes ou sinistres. Tout engourdie, je la regarde faire. Elle m'amuse. C'est très bon. Je me repose infiniment. J'ai la même conscience du repos qu'aux instants où commence le sommeil, lorsqu'on apprécie combien il va être agréable de dormir. Ma faiblesse de petite fille jouit de la sécurité... Le monde disparaît s'il me gêne, à moins qu'il ne se transforme au gré de mes inventions. Tenez, hier, au fond de cette pelouse, devant les marronniers, j'ai vu la balustrade et les marches d'un grand château, pendant deux ou trois heures; tous nos amis entraient, sortaient par là. Ils m'annonçaient qu'ils étaient devenus tels que je les souhaite. Le général du Bourg était en grâce près du Roi, et il portait un uniforme splendide. De beaux cheveux bruns ombrageaient le front de mon père, qui était mince comme sur la miniature du salon. Il avait le costume des dragons. Il revenait de la guerre. Un soldat retenait leurs coursiers au bas des marches. Lui gravissait lestement le bel escalier de marbre, j'entendais le bruit du sabre et des éperons. Il tendait les bras à ma mère, qui ouvrait la porte en haut. Elle s'avançait en criant de joie. Elle avait la robe de mousseline blanche, et l'écharpe bleue du portrait qu'a peint M. Lawrence. Mon père se précipitait à genoux et lui baisait la main. Ma mère le relevait, le serrait éperdument sur son cœur, tandis que de douces larmes noyaient ses beaux yeux. Ils s'embrassaient. Ils s'aimaient. J'eus bien de la peine à ne point pleurer toute seule, tant j'étais émue de les voir ainsi. J'ai même essuyé mes paupières. Tout en moi frémissait d'allégresse: «Oh! chers parents! me disais-je, si vous pouviez remonter le cours des ans. Vous goûteriez encore ces délices sans nom. Pourquoi faut-il que vous ayez vieilli?... Pourquoi votre jeunesse, sinon votre bonheur, s'est-elle flétrie déjà? Que ne renaissez-vous, chaque printemps, avec la beauté de la terre? Ah! nature marâtre, qui laisses abréger trop la félicité!...» Ensuite, j'ai redouté, dois-je le dire, leur mort. Je me suis vue descendre les marches de ce palais, en longs habits de deuil. Et vous me consoliez de votre mieux... Vous souteniez mes pas... Cet affreux tableau m'a si fortement affectée que je me suis mise à courir jusqu'à la maison, pour embrasser ma mère. Et je tremblais de l'y découvrir morte, en effet, tuée par des brigands... qui se seraient introduits par la fenêtre de la cuisine basse. Oui, j'étais sûre que ma rêverie contenait le pressentiment d'un malheur réel. Ah! mon ami! Comment vous dépeindre mon angoisse pendant ces courts instants? Le soleil sur la façade ne me souriait plus, ou, plutôt, son sourire me semblait le plus atroce des sarcasmes. Je cours, je vole... je perds mon écharpe... J'atteins ce perron. Personne! J'ai pensé perdre l'esprit. Je traverse deux pièces vides. Enfin, je tombe en sanglotant aux genoux de ma mère, qui ne sait rien entendre à mon chagrin... Elle me berce. Elle me câline. Elle me console. Elle me supplie de lui avouer la cause de mes pleurs. Le pouvais-je? Pouvais-je lui dire qu'à l'instant je l'avais vue belle, jeune, enivrée d'un adorable amour qui se retrouve entier, après les craintes affreuses de la guerre dans le cœur d'une épouse de héros? Pouvais-je lui dire que je me désespérais de la voir vieillie et de la sentir marcher vers la mort inexorable, qui nous attend, qui me guette aussi, moi qui n'ai même pas connu la douceur d'être chérie comme elle par un mari noble et généreux!... Maman m'a grondée bien fort. Car ce n'est point une rareté que de me mettre en cet état. J'aime pleurer.

—N'aimez-vous pas rire aussi, ma chère?

—Je ne ris jamais quand je suis seule... La folle du logis dessine des tableaux heureux. Alors, j'ai tout de suite de la tristesse à concevoir qu'ils sont vains. Au contraire, si les tableaux sont tristes, j'éprouve du plaisir à les faire démentir par la vérité des choses... En ce moment, je suis contente, parce que vous êtes là et que nous devisons en nous promenant; car, plusieurs fois, je vous ai reconnu là-bas, au fond du jardin, tantôt attaqué par les brigands de la Calabre qui vous mettaient en joue, dans votre voiture, et tantôt sur le désert de la mer, naufragé, puis enseveli par les flots, avec l'épave qui vous portait. Votre malheur m'affligeait plus que je ne saurais dire. J'apercevais votre corps percé de coups au milieu d'une broussaille, ou bien rejeté par la vague sur une plage de cailloux... Et moi-même je m'approchais, je reculais, frappée d'effroi et d'horreur... Je soulevais votre tête. Aucun souffle ne remuait vos lèvres. Vous n'étiez plus!...

—Elvire, est-il vrai? Pensiez-vous à moi? Avez-vous ressenti de l'inquiétude pour moi?

—Oh! mon Dieu! Ai-je baigné mes doigts dans mes larmes!...

Elle se força de rire, en feignant de se railler elle-même. Ses paroles comblaient l'espoir d'Omer. Elles se répétaient en lui. Elles le possédaient totalement. Il voulut réfléchir, mais ne sut. Tout lui semblait sublime et indicible. Il triomphait de sa mère et de sa sœur, de l'oncle Augustin. L'ange l'aimait. L'ange avait tremblé pour lui. L'ange avait souffert pour lui, pour le Satan des mauvaises rencontres. Tant elle l'aimait, que, par une mystérieuse intuition, Elvire avait quasi deviné le combat, sur la route de Frosinone, et les périls de la tempête, au retour d'Asture. Omer résistait mal à la convoitise de la saisir en ses bras, de confondre leurs êtres aussitôt dans une étreinte de gratitude passionnée.

—C'est que j'aime pleurer..., sourit-elle encore comme pour atténuer le sens de son aveu.

Toutefois, elle sut faire concevoir que c'était là seulement un mot de prudence raisonnable, et qu'il n'amoindrissait pas la valeur de ses émotions.

—Au couvent, je ne répandais pas moins des larmes au récit des supplices endurés par les martyrs. Quand j'ai su que sainte Agnès avait été déchirée par des peignes de fer, je n'ai pu dormir de trois nuits; et il fallut me guérir d'une grosse fièvre. On dut me saigner alors pour la première fois... Ne fouliez-vous pas cette terre de Rome qui but le sang des bienheureux catéchumènes? Le jour où mon père fit allusion à je ne sais quels dangers dont vous pouviez être menacé, toute ma compassion d'autrefois envers les fidèles livrés aux bêtes féroces, dans le cirque, m'est revenue. Comme j'avais en imagination désiré les secourir, j'ai rêvé de vous secourir aussi, parmi les brigands et les vagues de la mer. Ne riez point... Sachez, Monsieur, que je suis fort héroïque en pensée, s'il ne m'est guère permis de l'être en actions. J'aurais décemment affronté les lions et les tigres du cirque, s'il l'eût fallu, plutôt que d'abjurer ma foi. C'étaient là mes sujets habituels de méditations au couvent. Tout au fond de mon cœur de petite fille, je couve une âme de soldat. Celle de mon père, un peu!... Oh! que de tempêtes il y a là... Je vous admirais de courir volontairement à ces dangers qu'on n'a point voulu m'expliquer de façon claire. Pour les Grecs opprimés, et que les rois voulurent abandonner à la cruelle vengeance des Turks, vous alliez réunir des soldats, des armes et de l'argent. Voilà ce que je comprenais... Dans mes songeries, vous persuadiez, par la parole, les grands seigneurs, en Italie, de prêter aide à une cause juste. Votre éloquence chevaleresque achevait de les convaincre. Vous prépariez cette victoire des Grecs. Un peuple vous doit le bonheur d'être libre. Vous sauviez les martyrs d'Ali-Pacha, comme j'ai tant voulu sauver ceux de l'empereur Dioclétien. Vous réalisiez ce que j'ai pu seulement souhaiter. C'est la même compassion pour les mêmes martyrs, ceux qu'extermina l'empereur païen, ceux que le sultan fit massacrer à Chio. Omer, je vous ai vu, généreux et brave comme mes sentiments. J'ai tremblé pour vous, comme j'eusse tremblé pour eux et pour moi... et j'ai pleuré sur vous comme je pleure sur moi qui ne puis rien que pleurer...

Elle finit de parler en portant aux yeux ses mains exangues. Omer s'aperçut qu'il la remerciait gauchement. Il ne trouvait pas des mots meilleurs que ceux des livres. Et paraître croire qu'elle lui disait de l'amour, c'eût été sans doute impertinent. Après quelque hésitation, il n'osa, par respect. Il se contenta de formuler cette phrase:

—Elvire, de toute mon existence passée, je n'apprécie rien tant que cette heure-ci.

—Est-il vrai, du moins?...

—C'est vrai. Je vous supplie de n'en pas douter... Qu'attendez-vous de moi qui vous persuade?

Elle réfléchit un peu, sans répondre. Il la contempla droite dans la robe aplatie contre les formes d'adolescence angélique. Elvire consultait peut-être le ciel blanc et les feuilles d'or. Enfin, à voix basse, elle déclara:

—J'attends de vous quelque chose de plus fort que mon espoir.

—Je tâcherai, dit-il timidement...

A ce mot, elle sourit de toute sa joie. Son âme candide et radieuse lui vint au visage en fleur. Ses yeux éblouirent de leurs reflets intérieurs le jeune homme sans voix.

«Elvire reste ignorée de moi, malgré tout, observa-t-il ensuite. Et quand elle se transfigure ainsi, elle m'ôte mon bon sens. Elle me soumet. Il me semble qu'elle donne ce qu'aucune autre fille ne saurait offrir. La beauté de sa vertu contient plus que je ne souhaite. Il y a là des choses étrangères à moi-même, peut-être déjà la vie de cette descendance qui changera la barbarie du monde à la gloire des Lois justes...» Il fut orgueilleux de cette explication. Elvire avait couru dans le pavillon. Au piano, son âme chantait un Noël, acclamait la venue du Rédempteur. Omer imagina qu'elle confondait le Christ et lui-même dans une seule dévotion.

—Je remercie Dieu..., cria-t-elle à Mme Gresloup qui l'interrogeait, avec quelque aigreur, sur cette envie de musique.

La dernière note expirée, Elvire demanda gentiment à faire une promenade en bateau. Le domaine s'étendant au bas de la colline, un triple et vaste étang s'était, peu à peu, formé dans le creux d'une ancienne carrière. C'était un lieu mélancolique entouré de roseaux fauves. Les deux mères s'assirent à la poupe. Sur le banc du milieu, Omer mania les rames. A demi couchée contre la proue, Elvire, parmi les plis d'un châle, contemplait le déclin du jour dans le calme miroir. Omer chérit le profil grave du petit nez aquilin, des grandes paupières pâles, de la bouche étroite et serrée, de la joue oblongue, que couronnait l'onde épaisse d'un bandeau d'or sombre, et qu'une bride rose nouait au large chapeau de taffetas gris. L'ombre de la jeune fille glissait, avec la nacelle, sur la surface clarteuse, vers les ombres rousses des arbustes et vers les branches de quelques saules éplorés.

—Omer, aimez-vous l'eau? dit-elle. Comme mes songes, elle est silencieuse et changeante. Tous les poètes ont écrit qu'à son image, la vie passe entre les rives de la nature plus éternelle. Voyez, cet étang même! Un courant l'anime. Cessez de ramer. La barque dérivera... L'eau demeure active en elle-même, quel que soit son repos apparent. Ainsi de mon âme. Quand j'aperçois mon visage reflété dans le visage de l'eau, je ne sais plus lequel m'appartient en propre... Dans mon âme, aussi, la nature paraît, tremble, luit, triomphe et se dissipe, comme les roseaux et les arbres de la rive paraissent, tremblent, luisent, triomphent, et se dissipent dans le reflet du courant mystérieux que suit notre esquif.

—Voyez, Elvire, le jour baisse encore... et plus je considère l'étang s'obscurcir, plus il ressemble à votre visage. Vos teints sont presque pareils. La même lueur de soleil verte et dorée vous farde l'un et l'autre... Votre front si pur entre les bandeaux reproduit le dessin même de l'onde qui pénètre l'anse finale ombragée par les saules sombres et roux... Tout l'ovale de l'étang reflète votre face et la nuance de vos regards mélancoliques... Mon ange aux doux yeux! Je vous vois seule... J'oublie la terre... J'oublie les cieux... Ils sont en vous confondus...

Il ramait mollement. Le sein modeste d'Elvire s'agitait sous l'armure de la robe plate. Il sentit en lui-même cet émoi frémir. A supputer le bonheur de la jeune fille, il le goûtait aussi. «Elle pleure de joie en m'aimant, et je ne suis pas éloigné de répandre des larmes parce qu'elle pleure!»

A la poupe, les deux mères jasaient. Elles ne s'occupaient guère des amants éperdus. Omer ne guida plus le bateau qu'avec une seule rame, très lentement. Sa main droite, libre, effleura les ongles d'Elvire. Il lui prit les doigts. Ils étaient frais et langoureux. Ils s'abandonnèrent à la pression timide. Un grand frisson traversa la jeune fille, sans qu'elle voulût cesser sa contemplation de l'eau, comme si la défaite de sa vertu ne devait pas être vue par sa pudeur.

—Que la nature est muette, ce soir... reprit-elle en murmurant.

—Elle se recueille; elle est attentive; elle fait silence pour nous mieux voir.

—Il fait beau! reprit-elle encore... Il fait éternel...

Omer eut peur que cela répondît à une vérité lointaine, inconnaissable et sûre. L'esquif glissait sur le froissis de la surface qui se moirait légèrement. Elvire, à la proue, regardait le bonheur imprécis de l'avenir... Ce fut une longue communion entre l'univers et son âme. Le jeune homme, un instant, pensa devenir jaloux du crépuscule pers et or, transparu dans les branches basses des saules.

Sans qu'il parlât, Elvire l'entendit craindre. Elle exprima leur idée secrète.

—La cadence de votre rame, Omer, divise en vain cet instant; il me semble qu'il ne peut être interrompu ni limité; il me semble qu'il va durer toujours, comme le temps que le balancier de l'horloge divise en vain... par ses bruits réguliers?...

—Oh! pourquoi ne durerait-il pas toujours, au moins dans mon cœur, cet instant... jusqu'à la mort?...

—Hélas! il y a la mort... Nous ne nous sauverons pas de la mort...

—Les enfants sauvent de la mort les sentiments de leurs mères, et il les continuent, ils les transmettent à leur descendance... Le principal de nous-mêmes échappe ainsi à la fatalité de la destruction. Tout renaît de soi, chère Elvire. La branche d'acacia fleurit aux interstices du tombeau. Il suffit d'aimer pour que, de nous, le meilleur refleurisse...

Les doigts d'Elvire se crispèrent un peu dans la main du jeune homme. Il répéta:

—L'amour sauve de la mort... Elvire. L'amour sauve de la mort...

—Croyez-vous?

IV

Depuis que le comte Dubourg avait vendu la vieille demeure de ses aïeux, au capitaine Lyrisse et aux Héricourt, contre une rente viagère, il continuait d'y vivre dans un petit corps de logis pour lequel il payait location. Ainsi n'était-il pas déchu de ses habitudes un peu seigneuriales. Mme Héricourt le priait souvent à dîner. L'oncle Edme le ramenait sans cesse de leurs courses mystérieuses jusqu'au salon du Régent, ainsi nommé parce que ce personnage y avait écrit, d'après le conseil de son écuyer le comte Dubourg, la renonciation aux visées sur le trône d'Espagne, acte exigé par Louis XIV. Le mobilier fort simple d'ailleurs et sévère était demeuré tel, sauf les réparations indispensables. Un portrait de Jean-Jacques Rousseau; un autre de d'Alembert méditaient là. Mme Héricourt se recueillait au fond d'un large fauteuil reposant sur quatre pieds de bouc en chêne ciré. Les candélabres d'argent, qui avaient éclairé la scène historique, occupaient encore les angles de la cheminée en pierre tendre.

A l'ordinaire les deux amis entreprenaient le jeune avocat pour l'intéresser aux chicanes des Francs-Maçons, ceux de leur Loge «Ardente-Amitié». L'oncle marchait de long en large, les mains dans le pont de sa culotte et penchait, en discourant, son corps maigre. Il plaignait le F.·. Roulon d'avoir perdu son procès contre un maître couvreur. Ne devait-on pas malgré l'avis d'Omer, aller en appel? L'imprimeur des carbonari, Pied-de-Jacinthe, n'avait pas encore obtenu la diminution de ses amendes: il entendait seulement s'acquitter en partie. Contre un voisin, le F.·. Rambourg plaidait pour une servitude qui permettait à ses chevaux de traverser une cour mitoyenne; ce voisin refusait indûment ce passage. Comment pouvait s'y prendre le tailleur Durtot, afin de recouvrer une créance sur Maxime de Trailles, sans le faire interner à Sainte-Pélagie, où il eût fallu payer l'entretien du débiteur?

L'avocat ne savait que répondre. Son oncle n'admettait point que la jeunesse d'Omer le privât d'influence auprès des juges qui, pourtant, l'estimaient trop heureux d'être déjà notable, envié par tous ses collègues du barreau. Dubourg reprochait cette inaction. On ne pouvait conduire les hommes qu'en les alliant par des moyens matériels aux grands desseins des chefs. Durant les guerres de Vendée qu'il avait faites, avant d'être le prisonnier converti à la Révolution par Bernadotte, il avait obtenu de ses chouans l'héroïsme, à condition d'autoriser le pillage des fermes et des maisons appartenant aux bourgeois républicains des villes.

Il rappelait alors mille traits de bravoure particuliers aux compagnons de Charette et de La Rochejacquelein. Continués à table, de pareils récits toujours miraculeux séduisaient Mme Héricourt. Car le général était adroit, bien que vindicatif et hargneux. A côté d'elle, il affectait de la religion par politesse. Il disait comment il avait vu l'hostie devenir sanglante à l'élévation, un jour, entre les mains d'un inconnu tonsuré que ses Vendéens avaient découvert dans un village conquis sur les Bleus, et qu'ils avaient contraint de dire immédiatement la messe. L'épouvantable miracle affola les paysans. Ils accusèrent le prêtre. Il lui fallut reconnaître qu'il était assermenté. Les chouans avaient cloué le sacrilège, les bras en croix contre une grande porte, et l'avaient criblé de balles... Une autre fois, sa bande avait aperçu, dans le ciel, sainte Anne qui faisait signe de courir sus à l'ennemi. Bien qu'ils tombassent en grand nombre frappés par la mitraille, les chouans atteignirent la batterie et y entrèrent dix-sept sur deux cents hommes; les autres gisaient dans les prairies, morts, et tous les mains jointes.

Ses yeux en extase, la veuve écoutait cela. Elle enviait la foi de ces rustres qui leur avait valu la présence du miracle. Quels saints étaient-ils donc? Malgré sa dévotion, elle n'espérait pas que jamais la grâce pût toucher son cœur d'une manière si parfaite. Évidemment, elle restait loin de cet état de piété. Que tenter pour y parvenir? Ces élus, ces simples de la glèbe que pensaient-ils de Dieu? Sur eux, elle questionnait intelligemment leur ancien chef. Il narrait sans fatigue les incidents de ces pauvres vies défuntes. Il nommait chacun de ses chouans, l'évoquait, retraçait avec éloquence le portrait physique du martyr. Car il avait profondément aimé leurs âmes rudes et croyantes, au temps de son adolescence énergique, quand il les conduisait vers le sacrifice, lui, fluet garçon de vingt ans, juché sur un gros cheval de labour au poil jauni.

Dans la salle à manger, où présidait, debout au milieu de la niche creusant les lambris gris, un hercule de marbre, la main remplie de grappes, tous les soirs, ces mêmes propos mêlés à d'autres souvenirs accompagnaient le repas servi par un valet silencieux et attentif. Mme Héricourt tâtait les grains de son chapelet en attendant le plat. L'oncle Edme expliquait souvent les affaires du château de Lorraine dont il administrait les revenus consacrés à leurs dépenses de Paris. Il refusait toujours de restituer ce bien national acheté en 1793 par son aïeul à la famille de Luxembourg, quelle que fût la supplication de sa pieuse sœur. Bientôt sa faconde s'exerçait en louant les mérites du menu. Toujours, il redemandait une seconde assiette de potage; après la première:

«Fameuse soupe! disait-il, fameuse, la soupe.» Le poisson lui paraissait généralement délicat. Le ragoût valait qu'il dît: «C'est à se pourlécher les babines! hein?» Au reste, peu de chose lui semblait comparable au filet de bœuf quand il était tendre. «Cela fond sous la dent! ma sœur! Remercie Dieu de nous l'avoir donné, en reprenant un morceau.» Le légume intéressait moins le capitaine. Il dédaignait la pâtisserie, mais saluait d'exclamations un fromage à point. Pour les fruits, il glissait à l'oreille d'Omer des métaphores luxurieuses, les assimilant à la chair des femmes. «J'ai joliment dîné!» ne manquait-il point de proclamer, en se levant au signal de Mme Héricourt, désireuse de réciter enfin les grâces. Tous les jugements du capitaine étaient sincères. Son visage un peu rouge, sa bouche luisante, ses yeux brillants et rieurs, les mouvements de son gosier, et ses hauts-le-corps témoignaient de sa franchise.

Dans la galerie dont les colonnes plates encadraient les murailles de miroirs, il prolongeait les éloges, en réclamait du général Dubourg et d'Omer. N'avait-il pas lui-même composé le menu, averti la cuisinière, surveillé la sauce? Il supposait même l'approbation du colonel Héricourt bien que le défunt demeurât définitivement muet dans un manteau de cavalerie, les cheveux balayés par le coup de vent, la main serrant le sabre à travers un gantelet de cuir; sur la neige, au fond du tableau, les lignes d'infanterie fusillaient la charge déjà victorieuse des dragons. Dubourg appréciait les liqueurs des îles, et il aimait le whist. Doucement, il avait persuadé la veuve d'apprendre ce jeu. Elle y avait pris goût. Une fois le café servi, le domestique dressait le guéridon à tapis vert. Les cartes s'étalaient. Omer considérait comme un devoir de faire le quatrième. Cependant, il détestait de prendre la place opposée à celle de Dubourg, qui, s'échauffant vite, imputait tous les coups mauvais à l'étourderie de son partenaire, cela sans ménager les insolences.

Aigri par les déboires de sa vie, il avait, le soir, l'humeur méchante. Quand, à dix heures, Mme Héricourt s'était retirée, fort triste d'avoir laissé entre de telles mains l'argent des aumônes, il allumait sa pipe, soupirait et lâchait mille injures contre Bernadotte, qui, sur le trône du Nord, l'oubliait trop, contre Napoléon, qui l'avait empêché de faire sa fortune en Suède, contre Moreau qui l'avait compromis sans rien prévoir des événements de 1814, contre les Bourbons, qui l'avaient destitué après avoir accepté de lui tant de services. Ensuite, il énumérait toutes les filouteries dont Bernadotte s'était rendu coupable, jadis, à l'armée de l'Ouest, en recevant les pots de vins des fournisseurs, en grâciant, contre finance, les chouans capturés et condamnés à mort, dont lui, Dubourg. Les amants de Joséphine, il les nommait. Il raillait Napoléon d'avoir été cocu. Il savait mille anecdotes ignobles et comiques. En une armoire de son logis, il conservait une collection de camées faux où l'on reconnaissait la famille impériale dans toutes les postures de la fornication. Il accusait Moreau d'avoir été stupide, Alexandre retors et cauteleux, puis ambitieux ridiculement jusqu'à vouloir se déclarer le suprême souverain d'une Sainte-Alliance, qui eût compris toutes les monarchies d'Europe. Quant aux Bourbons, ils étaient, selon lui, d'infâmes scélérats. D'ailleurs, il ne tarissait pas sur la liaison sodomique et sentimentale de Louis XVIII avec son ministre Decazes, de qui l'approche était utile au vieux roi incapable de rien ressentir auprès des femmes, même de Mme de Cayla. Si le satiriste lâchait sa verve, il finissait par poser sa pipe et imiter les adieux larmoyants de Louis XVIII à Decazes, lorsqu'on les contraignit à se séparer, après l'assassinat du duc de Berry. Gonflant son estomac pour égaler la bedaine royale, mimant le podagre, les pieds en dedans, il poursuivait un Decazes imaginaire...

L'oncle Edme riait aux larmes, se tapait les cuisses, laissait éteindre son tabac, et remplissait les petits verres. Dubourg renchérissait par les mille anecdotes de son passé réel et fabuleux.

Surtout il n'épargnait point Bernadotte qu'il accusait d'ingratitude sans nom, de sottise et de forfanterie. Il le connaissait bien, ayant suivi longtemps la fortune du général gascon, auquel il devait la vie. A l'entendre, lui, Dubourg, avait failli porter au trône de France son sauveur, alors exclu de la grande armée pour avoir, après Wagram, réfuté, dans un ordre du jour, le blâme impérial lancé contre ses troupes saxonnes, et ses manœuvres. A Paris, lui, Dubourg, qui secouait là sa pipe, avait, en 1809, agi de concert avec Fouché, les philadelphes et les jacobins. A l'insu de Napoléon, retenu en Autriche, on fit la levée en masse des gardes nationales sous prétexte de repousser une démonstration anglaise aux rivages hollandais de Walcheren.

Lui, Dubourg, et il se carrait dans le fauteuil, avait eu cette idée-là qui avait mis des forces énormes aux mains de son ami, forces près d'être alors acclamées par d'intrépides citoyens hostiles au despotisme du Corse, et maudissant l'attentat de Brumaire. Lui, Dubourg, qui se tapait du doigt la cravate, avait organisé l'état-major, et concentré les brigades autour d'Anvers. Il ne restait plus qu'à courir sur Paris en proclamant la déchéance du tyran. Les banquiers anxieux du blocus continental, les jacobins du Sénat, toute la garde de la capitale eussent acclamé le successeur. Même en sirotant le curaçao de maman Virginie, Dubourg ne pardonnait pas à Bernadotte d'avoir eu peur. Ni les résultats de la victoire remportée à Wagram, ni l'assassinat du général Oudet et de son état-major philadelphe par les gendarmes de Savary, déguisés en Kaiserlicks, ni les préliminaires de la paix prochaine n'auraient dû terrifier à ce point le prince de Ponte-Corvo. Lâchement, le gascon avait cédé aux menaces remises sous pli cacheté, par Reille, l'estafette de Bonaparte.

Dubourg frappait du talon, haussait les épaules, soufflait un nuage de tabac: «Cet homme-là, c'est la présomption servie par l'insuffisance!» Et il imitait avec rage la mine effrayée de son chef lisant le message du courroux impérial.

En 1828, il lui fallait encore deux ou trois petits verres de cognac bus d'un trait pour se résigner à la perte de cette merveilleuse partie. Dubourg se vantait d'avoir manigancé toute l'affaire de Suède avec l'illuminisme allemand, d'avoir fomenté les émeutes de Stockholm, et fait massacrer le maréchal Axel de Fersen à coups de parapluies par les bourgeois des Loges, pour épouvanter l'aristocratie: et l'illuminisme put imposer au vieux Charles XIII, fanatique de franc-maçonnerie, l'adoption d'un souverain révolutionnaire près de se dresser, en Europe, contre Napoléon, contre l'ancien général terroriste, le renégat devenu l'époux de Marie-Louise d'Autriche, et le neveu par alliance de Louis XVI.

C'était lui, ce Dubourg caressant au fond de ses goussets le gain du whist, lui, qui, dès la mort du prince héritier, avait été voir le comte Mörner, chambellan suédois capturé, en 1806, près de Lübeck, avec ses troupes, par les brigades françaises de Bernadotte poursuivant Blücher. En souvenir de ménagements et de politesses qui, lors, avaient adouci les conséquences de sa piteuse aventure, Mörner avait écouté Dubourg, s'était rendu à Paris, sous allure de féliciter Napoléon à propos du mariage autrichien, et au nom de Charles XIII, mais surtout pour combattre la candidature de Frédérick VI de Danemark, en assurant que les Suédois n'accepteraient point une nouvelle union de Calmar, après tant de guerres contre les Danois, en affirmant que les professeurs, les étudiants d'Upsal et les bourgeois des villes, encore enthousiastes des idées encyclopédistes, accueilleraient un soldat qui aurait acquis son grade et son titre de prince dans les guerres de la Révolution.

—Malgré toute sa bêtise, Napoléon, criait-il, sut estimer au juste la valeur de mon acte: il m'interdit d'habiter Stockholm, auprès du rival qu'il haïssait... Là-dessus Bernadotte eut encore la faiblesse de céder à son caporal. En me perdant, il perdait l'empire! Je le lui dis le jour de mon départ... J'ai compris que je me dévouais, depuis quinze ans, à la fortune d'un valet irrésolu, et que son âme de domestique l'emporterait toujours dans les occasions sublimes. Alors, je renonçai, las de cet homme sans principes et sans boussole... Hélas! j'allais obéir deux ans à ce faquin de Berthier, à ce singe en uniforme, qui dormait dans ses bottes et dans ses chamarrures, prêt à paraître sous la grande livrée au moindre appel de son maître. Hélas!... avec ça l'esprit d'un niais! Si la division polonaise que j'ai conduite en Russie, comme colonel d'état-major, fut détruite, dès décembre 1812, si je reçus un biscaïen dans la cuisse, dont je souffre rudement quand la température est humide, si je fus traîné captif dans les casernes de Saint-Pétersbourg, je le dois à un ordre incompréhensible à force de paraître clair et point embarrassé de détails superflus... Ah! il était bien incapable d'ajouter quoi que ce fût aux paroles de son maître, le pauvre homme! Et Napoléon a contresigné une pareille dépêche! Mais oui! C'est ça qui m'a décidé à redevenir chouan. J'ai repris les illusions de ma jeunesse. Ces goujats m'avaient lassé. Fichue bêtise, au reste, que je fis là... Car en fait d'ignorance et d'iniquité les Bourbons en remontrèrent à Buonaparte lui-même, sur mon dos..., sur mon dos..., je puis bien le dire.

Il hochait a plusieurs reprises sa tête aquiline, il clignait de l'œil dans les sourcils touffus. S'il ricanait, il se mettait debout, arpentait la galerie, le long des murs en miroirs créant des perspectives factices et mystérieuses de palais antiques avec la disposition des colonnes plates, reflétées indéfiniment. Il se passait les mains dans ce qui lui demeurait de cheveux blonds et blancs autour de l'occiput nu. Il s'agitait de mille manières pendant que le capitaine Lyrisse défendait Napoléon, les Maréchaux, brandissait sa pipe, et, parfois, bondissait de son fauteuil courbe, pour joindre à son éloquence toute la mimique de son corps nerveux.

Entre eux, Omer s'amusait, silencieux, surpris de ne pas frémir à leurs enthousiasmes. Plusieurs fois, il les vit se provoquer ainsi que pour le duel. Ils étaient au point de se couper furieusement la gorge, en l'honneur des qualités politiques attribuées par l'un à Murat ou bien à Victor, décriées par l'autre. Déniant au génie de Napoléon les triomphes, Dubourg trouvait dans le jeune avocat un approbateur. Et de cela, l'oncle Edme enrageait.

—Tu as le même esprit que ton père: tu refuses, par un misérable orgueil, de t'incliner devant le soleil!

—Buonaparte n'était qu'un rayon. Il n'était pas le soleil, s'écriait Dubourg. Le soleil c'était l'esprit de la République et de la Liberté!... Voilà!...

Et il se campait, les poings aux hanches...

Le capitaine Lyrisse se battait les flancs, levait les poings aux verreries du lustre. Bientôt les deux contradicteurs se réconciliaient en injuriant les Bourbons.

Amis, ils l'étaient autant que ceux de la fable. Sans doute, à cause de la différence entre les grades, le capitaine laissait au général-comte toutes les initiatives, sauf en matière de discussion politique et stratégique. Dubourg continuait à vivre en maître dans son hôtel vendu. Lui-même inspectait, à l'écurie, le poil des chevaux, grondait les domestiques tout le jour, ordonnait qu'on nettoyât mieux les pierres humides de la cour, et qu'on se privât de cuire l'odeur des oignons dans la cuisine. Il grommelait si quelqu'un des meubles se trouvait hors de la place coutumière. Il entrait partout sans cogner aux portes, fermait les persiennes, tirait les rideaux, bousculait les livres d'Omer dans la bibliothèque, s'oubliait dans un sofa, tout seul au milieu d'une pièce, et baillait là, des heures, une brochure sur les genoux. Il détestait le silence, adorait la conversation. Il se précipitait sur Omer pour lui souhaiter le bonjour et en déduire la commodité de dire une anecdote personnelle. Aussitôt il avouait son importance durant la première Restauration. En effet, quand les illuminés du Tugend Bund se furent avisés de contraindre Alexandre à rappeler d'Amérique Moreau, dans l'intention d'opposer à l'autocratisme de Buonaparte l'ancien prestige du général révolutionnaire, celui-ci reçut les conseils de Bernadotte, en débarquant sur la côte suédoise. Il avait donc voulu enrôler Dubourg dans son état-major. Le comte eut consenti à condition d'arborer la cocarde blanche. Ce serin de Moreau croyait déjà succéder à son rival, et gouverner avec le secours des républicains accourus dans ses bras, comme au temps de Hohenlinden. L'imbécile, ne voulut pas de la cocarde blanche. Le général-comte déclina l'honneur de manquer, avec ce fat, sa fortune. Elle parut prendre forme quand Louis XVIII l'eut nommé chef d'état-major, l'année suivante, au ministère de la Guerre. Pendant les Cent Jours il avait suivi le roi en Belgique et rédigé avec «ce dindon de Châteaubriand», le Journal politique de Gand. Après Waterloo, il avait battu les fédérés, les corps francs, rétabli l'autorité des Bourbons dans Arras, et reçu en récompense, le gouvernement de l'Artois. Mal habile à persécuter ses amis de l'empire, philadelphes, bonapartistes et jacobins il avait été brutalement destitué, sur les réclamations en haut lieu, des ultras. Cette injustice l'avait rejeté dans les rangs des républicains. Il préconisait même les thèses les plus avancées de la Révolution, louait Babeuf et Buonarotti dont il recommandait au jeune avocat les thèses. Il le poursuivait en prêchant le communisme et la terreur.

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