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Au soleil de juillet (1829-1830): Le temps et la vie

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Ces interminables adjurations remplissaient les heures de loisir qu'Omer passait en son hôtel. A peine y échappait-il, le matin, s'il travaillait ses plaidoiries dans le cabinet aux fenêtres tendues de velours jaune, aux fauteuils de bois peints en gris, legs de son bisaïeul et parrain, le vieil illuminé de Lorraine. C'étaient les seuls moments de paix. Sa mère assistait aux offices. L'oncle Edme courait Paris pour les affaires de la Loge et de la Vente. Le comte Dubourg restait au lit dans le quartier de derrière jusqu'à midi. L'hôtel somnolait dans le calme intérieur mais fréquemment rompu par les chansons des marchands, qui de la rue qualifiaient à tue-tête leurs légumes, leur marée fraîche, leur encre, leurs balais et plumeaux, leurs casquettes, leurs cartons, leur habileté pour le raccommodage de la porcelaine.

Toutefois Omer ne prenait plus garde à ce tintamarre. Compulsant les volumes d'histoire et de jurisprudence, les dossiers de ses clients, il aidait à la prédominance de la loi romaine sur les passions des hommes. Au sommet d'une bibliothèque, un emblème datant de la Révolution, représentait la stèle des douze tables que dépassait un faisceau de licteur coiffé du bonnet phrygien. C'était un autel pour la foi du travailleur.

Songeant au moyen de ressusciter la force de Mithra contre les rois de la race barbare, il évoquait les heures de ses promenades à Rome, les baisers de la fille brune dans le verger de l'antiquaire, les sentiments des nobles amis, les frères Conosséi, dans leur villa somptueuse et limpide, les apparitions imaginaires de Dolorès et d'Elvire dans les jardins échelonnés en terrasses, jusqu'au Tibre: Elvire ou l'Action légitime qui sauve l'avenir des sociétés, Dolorès ou la Passion égoïste qui détruit la fraternité, qui sépare les amants des citoyens. Toutes deux mariaient leurs influences aux idées sorties des livres. Omer cultivait, à la fois, son amour et la science, dans la haute pièce aux lambris clairs, aux meubles de velours jaune, aux glaces immenses et carrées, aux reliefs en stuc des impostes: ils représentaient l'Architecture, la Peinture, l'Histoire et la Poésie, figures robustes, sévères, drapées à l'antique, assises entre leurs attributs que soutenaient de petits génies potelés.

Tour à tour, rêveur et laborieux, il se choyait là devant le portrait du jeune homme en gris qu'avait peint Carlo Conosséi dans la villa romaine. Les rouliers enfin avaient transporté jusqu'au faubourg Saint-Germain la caisse prise à Marseille sur une tartane d'Astur. Il pensait aux deux frères carbonari, à leurs complots romantiques. Se pouvait-il que lui-même en eût été l'un des instigateurs, qu'il eût assisté à l'attaque pontificale de l'escorte ramenant vers Rome l'antiquaire Gennarello, prisonnier avec ses paperasses dangereuses pour le destin des libéraux; se pouvait-il que cet homme eût été tué par ses gardiens sous les yeux d'un avocat paisible, assis, maintenant au milieu de ses livres, dans un hôtel du faubourg Saint-Germain. Pourtant ce n'était pas qu'un cauchemar. Des lettres récentes attestaient le réel de l'aventure. Échappés aux sbires dont ils avaient corrompu la vigilance, les Conosséi voyageaient en Allemagne où ne les pouvait poursuivre la police papale. Le bargello s'était contenté de mettre leurs biens sous séquestre préventif. Le procès ouvert sur l'agression de Frosinone et la mort de l'antiquaire en était encore aux phases de l'instruction, les témoignages se présentant nombreux et contradictoires, l'intention du Saint-Office semblant être, ou bien de détruire, en une fois, à cette occasion, tout le carbonarisme romain, ou bien d'étouffer l'affaire et de laisser languir au fort Saint-Ange les coupables capturés, un acteur et un maquignon.

Que cette aventure paraissait lointaine, invraisemblable. A se la rappeler, Omer eut cru se souvenir d'une gravure illustrant un livre de voyage pittoresque. Il en était de même pour tous les instants un peu tragiques de sa vie. Rien ne lui demeurait aussi fabuleux dans la mémoire que son unique duel, et même la bagarre de la rue Saint-Denis lors des élections, en 1827. Il avait peine à se persuader de son courage effectif et provisoire dans les moments de combat, tant il se connaissait peureux et dolent à l'ordinaire. Pouvait-il être celui qu'on assurait avoir couvert Auguste Blanqui de sa poitrine contre le feu de la garde royale, lui qui n'osait même demander franchement au major Gresloup, son maître et son ami, la main d'Elvire, lui qui n'osait définitivement contredire sa sœur Denise, panégyriste téméraire et passionnée de Mlle Alviña. Il craignait. Il craignait la colère de sa sœur, la vengeance de l'oncle Augustin, le désespoir scandaleux de l'Espagnole, l'ironie du major, la froideur hautaine de Mme Gresloup, les reproches sentimentaux de la tante Aurélie, le chagrin dévot de sa mère. Et l'espoir de la fortune, de la célébrité, de l'honneur, de la vertu même ne prévalait pas contre cette crainte. Un beau midi, Dubourg, qui s'était aperçu de cet embarras s'introduisit dans le cabinet jaune:

—Mon jeune ami..., dit-il..., votre oncle Edme et moi souhaitons que vous épousiez, dans un temps prochain, une jeune personne en état de gouverner un salon et d'y attirer, par ses grâces, nos amis politiques ou ceux susceptibles de le devenir. Mlle Gresloup vous plaît, n'est-ce pas? J'ai lieu de penser que vous avez su toucher son cœur. Voulez-vous me permettre de causer avec son père à ce propos?

Le général-comte s'établit dans un canapé, croisa de longues jambes en pantalon de nankin, mit les bras sur l'accoudoir et réfuta, de son index osseux, les objections de l'avocat.

—N'ayez pas la moindre crainte. Dieu ne manquera point de consoler une personne aussi pieuse que Madame votre Mère. Il lui doit cela. Le général Héricourt vous estimera mieux, si vous ne lui donnez pas, en épousant Mlle Alviña, l'avantage de gérer, comme son tuteur, votre part des Moulins. D'ailleurs, je serai là pour vous assister au bon moment, s'il vous plaît. Le comte de Praxi-Blassans ne souhaite rien moins que de confier au général toute l'administration des biens communs. Donc, il vous soutiendra. Mme de Praxi-Blassans et Mme votre sœur vous accuseront de cupidité et de dureté. Mais le frais visage de Mlle Gresloup répondra de la sincérité de votre amour devant les détracteurs. Quant à Mlle Alviña, ce dénouement lui fournira le motif d'écrire mille vers imités de Lord Byron.., et qu'elle saura faire lire par M. Victor Hugo. Bast! Elle en a vu d'autres, je gage... Ne vous tourmentez pas, jeune homme. Ne vous tourmentez pas.

L'oncle Lyrisse et l'oncle de Praxi-Blassans avaient déjà tenu le même langage brutal et choquant. Omer le reconnut dans la bouche du général-comte, leur émissaire. Il trembla d'avoir à décider de ses actes.

—Sans aller au fond des choses..., reprit le conseilleur, j'ai tâté notre ami Gresloup, de ci, de là. La créole est l'obstacle, non pour lui, mais beaucoup pour sa femme. Mme Gresloup veut sa fille heureuse, à l'abri de toute rivalité. Le major a trop adoré son anglaise: il ne saurait rien entreprendre qui la désole vraiment. Il faut que la créole retourne en Espagne ou se veuille résoudre publiquement à l'abdication de ses droits sur votre fortune, en épousant ailleurs. Cela dépend de vous, un peu de moi... Nous irons ensemble faire visite à Madame votre sœur. Et à deux, nous viendrons à bout de notre dessein... Est-ce dit! Je suis en bons termes avec le général Héricourt. Il me croit neutre... Me voilà bien à l'aise pour disposer nos batteries. Qu'en pensez-vous?

—Soit! répondit Omer.

Toutefois, il eut peur de désespérer Dolorès à l'extrême. Déjà, n'avait-il point meurtri trop férocement l'âme de sa mère, qui depuis la renonciation de son fils à la prêtrise, vivait encore plus seule avec Dieu, qui, sous prétexte de jeûnes, se privait de nourriture, qui s'exténuait à vouloir dire un rosaire dans chacune des églises de Paris, entre le matin et le soir, pour se racheter des peines éternelles. Demi-morte de fatigue, elle rentrait, le teint cadavéreux, les pupilles trop noires au milieu des sclérotiques verdâtres. Et elle lui jetait en dessous les regards haineux, résignés d'une bête aux abois que la meute écharpe. La démence de la veuve la tuait. Fallait-il encore immoler une autre victime, cette belle Dolorès affamée de vivre. S'accusant, il la défendit;

—Pardonnez-moi, Monsieur... Vous vous trompez sur le compte de Mlle Alviña, si vous estimez que le sentiment d'argent tout cru la porte à me témoigner de la sympathie... Ne souriez pas... Veuillez ne pas imputer cette opinion à ma jeunesse ou à ma fatuité naturelle. Je vous accorde qu'un désir intéressé fut l'origine des sentiments qu'elle manifeste avec une si belle exubérance. Aujourd'hui, à force de tendre des embûches à l'amour, elle s'est prise dans ses propres lacs. Une personne de son âge et de son tempérament, qui reçut dans les veines le sang le plus chaud du monde, qu'une éducation trop libre a laissée maîtresse de ses lectures, ne se pique pas impunément à un tel jeu. Son imagination est farcie des fables les plus ridicules et dangereuses qu'inventèrent les romantiques. Depuis quatre ans elle se compare aux héroïnes des nouvelles, des drames, que dis-je: de soi-même elle tire de quoi façonner les amoureuses épiques de ses rapsodies en douze chants. Cet exercice quotidien d'une sensibilité excessive ne pouvait être sans résultats. Elle s'est plu d'abord à se composer la figure d'une amante, puis les gestes, enfin les paroles qui l'étourdirent et la convainquirent d'être sincère. Elle aima se regarder agir dans les poses que prennent Mme Dorval et Mlle Malibran sur la scène, tellement qu'elle est devenue le modèle digne d'être copié par ces actrices... Je ne suis pas loin de croire qu'elle est ainsi passée de l'artifice au réel, et que rien n'est plus proche de la véritable souffrance que le chagrin dont elle exagère les attitudes.

Omer se tut. Il était content de ses phrases subtiles et perspicaces. Dubourg riposta:

—Eh bien, cette demoiselle se plaira non moins au rôle d'Ariane; et le plaisir d'y exceller la détournera du suicide.

—Peut-être!

Omer doutait. Ils gagnèrent cependant l'avenue Lord Byron. Les arbustes nus du jardin ceignaient la maison neuve blanche et cubique, avec ses statues de chasseresses paisibles dans les trois niches cintrées de la façade, avec, au flanc, une tourelle hexagonale percée de petites lucarnes en ogive. Des colonnettes de bois encadraient, aux fenêtres, les carreaux dépolis et bordés de lames en verre bleu. Le heurtoir de la porte était un diable ciselé dans le cuivre, vêtu d'un collant médiéval et qui tirait la langue, horriblement. Un pied de cerf s'offrait, en outre, pour faire retentir une cloche de couvent. Le laquais ouvrit aux visiteurs le corridor tendu de tapisseries à personnages de procession; elles avaient jadis orné la salle d'un château prussien. Plusieurs icônes russes brillèrent de leurs ors découpés autour des saintes faces peintes en bistre. Le cœur d'Omer palpita. Qu'allait-il advenir de cette Dolorès qui répandait les parfums étranges d'une fleur inconnue, et de qui la passion chaude vous remuait les os. Dans le salon, sa guitare était là, sur un guéridon de marqueterie turque. Les créneaux renversés des lambrequins à ganses d'or parurent garder encore sur toute la frise le reflet des beaux yeux ardents levés au ciel. Le creux de l'ottomane en velours avait été formé par ses hanches. Les roses jaunes épanouies dans l'aiguière de cristal attendaient d'être choisies pour la coiffure noire. Un pas glissait dans la laine des tapis syriens. Omer sentit refroidir son visage et trembler ses lèvres. La générale écarta, seule, les portières de velours.

A sa coutume, elle fut altière et insolemment polie. Ses manches de mousseline qui bouffaient aux épaules la préoccupaient surtout. En les arrangeant, elle répondait aux précautions oratoires du général-comte. Elle prenait soin de citer les femmes de l'armorial comme ses intimes; elle les mêlait à tout ce qu'elle rapportait de sa vie; elle les appelait par leurs petits noms ainsi qu'on fait pour de très anciennes amies de couvent. Le soin de cacher sous le ton le plus naturel sa vanité de pouvoir cela, l'empêchait d'entendre exactement les propos de ses visiteurs.

—Tout à l'heure, Diane de Maufrigneuse, me demandait, à Longchamp, où nos calèches se sont arrêtées, des nouvelles de Dolorès. Imaginez-vous que je ne la vois guère. La voilà férue de dévotion. Mon frère doit le savoir. Elle court les églises avec maman. Nos deux saintes ne se quittent plus. Les allumeuses de cierges leur vident la bourse... Elles importunent le bon Dieu, ma foi!... Et je suis tentée de les suivre. On va décider une expédition prochaine en Algérie. Augustin sollicite d'y être employé. Je meurs d'inquiétude.

Elle étira sa cravate brodée de papillons soyeux afin d'en égaliser les bouts, et puis se leva tout à coup, distraite, et sans prendre la peine de le cacher. Elle avait ouï sonner à l'office. Le laquais apporta quelques messages sur un plateau.

—Des lettres, il y a des lettres? cria-t-elle de loin dès qu'elle l'aperçut... Donnez...

Curieuse, elle rompit très vite un cachet et lut. Ce fut seulement après avoir compris l'insignifiance du texte que, tout en achevant de parcourir, elle bredouilla une vague prière de l'excuser.

—C'est Berthe de Rochefide qui me demande d'aller la rejoindre dans sa loge, à l'Opéra... Connaissez-vous, général, cet Adjuda-Pinto? Il est cruel. Il la délaisse, a ce qu'on dit... C'est un homme d'une telle beauté... d'un si grand air...

Dubourg rappela des anecdotes anciennes. D'abord, elle l'interrogea coup sur coup, lui coupant net la parole devant qu'il eut achevé ses phrases. Puis, elle parut subitement s'ennuyer au récit. Son imagination s'absenta. Elle vérifiait le ballonnement de sa robe en mousseline rose, et la rectifiait par des tapes légères.

Enfin, elle demanda si la marquise d'Espard réussirait à faire interdire son mari. Dubourg ne croyait pas que la chose fût impossible; mais Omer avait appris que Lucien de Rubempré, le journaliste, agirait en faveur du marquis auprès du procureur général Granville. Toute cette intrigue valut de la fièvre à Denise. Elle sut de son frère comment le juge Popinot avait été voir, rue de la Montagne-Sainte-Geneviève, dans un humble appartement, M. d'Espard; et tout cela lui parut si merveilleux qu'elle les retint à dîner aussitôt, dans l'espérance d'être mieux informée encore. Dubourg ne lui ménagea pas les histoires. Il crut lui révéler quels étaient les entreteneurs de Marie Godeschal, la danseuse de l'Opéra, et de Florentine Cabirolle, la ballerine de la Gaîté. Mais, la générale n'ignorait point les trafics des courtisanes. Dès lors elle garda une charmante humeur. Pour l'y maintenir, Omer n'eut qu'à longtemps épiloguer sur les relations de son oncle Praxi-Blassans avec Élodie. Les yeux clairs de sa sœur brillèrent.

L'entrée du général Héricourt n'interrompit rien de ce piquant dialogue. Avec sa bonne grâce ordinaire, il y participa tout de suite. Il loua son neveu, de qui les idées sur le droit byzantin, mises en œuvre par les ambassades françaises à Londres et Saint-Pétersbourg, allaient obtenir l'honneur historique d'affranchir définitivement les Grecs. Mais il lui reprocha de la défiance. Omer flaira l'allusion aux craintes qu'avait Praxi-Blassans de voir l'oncle Augustin accaparer la régie des Moulins et de la banque d'Artois. Dubourg ajourna le danger en exposant son dessein d'attirer dans l'hôtel de la rue Lord Byron les chefs de partis, et d'y parfaire une sorte de coalition redoutable entre les libéraux, les carbonari, l'opposition constitutionnelle de Châteaubriand, les doctrinaires. M. de Praxi-Blassans offrait, assura Dubourg, de s'y rencontrer avec le capitaine Lyrisse, et d'y parler entente ouvertement. L'oncle Augustin ne devait-il pas mettre en rapport M. Laffite avec la Banque d'Artois, c'est-à-dire avec la tante Caroline et Dieudonné Cavrois?

—Parbleu! oui, fit l'oncle Augustin je ne doute pas de plaire à M. de Martignac, en réunissant de la sorte les membres de notre famille et leurs amis politiques. Dieudonné Cavrois présenterait à Denise les orateurs de l'opposition, les généraux Lamarque et Pithouët. Praxi-Blassans amènerait ici, par la main, M. de Montalivet et les pairs libéraux du Palais-Royal. Le capitaine Lyrisse parlerait au nom des demi-soldes, des bonapartistes et des hommes qui ont lutté pour l'établissement de la Constitution Espagnole, qui combattirent à Novare contre les Autrichiens pour la Constitution de Naples. Nous aurions ainsi tout un régiment prêt à soutenir le ministère contre les menées du prince de Polignac. Car il reviendra de Londres. Il quittera son ambassade. Praxi-Blassans le sait. Encore faudrait-il un prétexte à la première réunion. Il siérait de choisir une sorte de fête de famille.

—Mais oui, brusqua Denise, à l'occasion des fiançailles d'Omer, peut-être?

Et elle interrogea d'un sourire, d'une moquerie sournoise dans la clarté rose de sa figure.

—Avec Elvire Gresloup?... essaya Dubourg innocemment et à voix basse.

—Avec ce sac d'écus?... Le cœur de mon frère a peut-être quelques raisons d'incliner ailleurs.

—Ah!... Vraiment? interrogea Dubourg jouant l'étonné... Je pensais que Mlle Gresloup. Oh! oh! Fi, le Lovelace!... Ah bah!... Saperlotte... Mais alors...?

Le confident de Bernadotte s'éventait, levait les bras au ciel, passait les mains dans ses boucles blondes et argentées, puis sur l'occiput chauve. Il simulait par mille signes la plus vive émotion.

—Eh! mon jeune ami! Eh! Eh!... Pensez-vous qu'il vous seye de... Holà! Mais le monde jase. Cette union semble à chacun la chose faite! Que penserait le major? Son disciple chéri! Il en mourra de dépit... Est-ce votre intention...

—Point du tout..., gémit timidement Omer qui voulut éviter la querelle avant le dîner... J'ai de grandes obligations au major, et Mlle Elvire me semble une jeune personne accomplie. L'indifférence que Mme Gresloup affecte à mon égard put seule, me faire hésiter dans mes empressements....

—Voilà..., reprit Denise... le point sensible... Autant que je puis savoir, la froideur de Mme Gresloup n'a pas été sans déplaire à ce jeune homme qui a de la vanité...

—Un nuage! Apparemment..., rectifia Dubourg... Une petite brume de matin. J'accepte d'être l'ambassadeur des parties belligérantes. Elvire et Omer sont des amis d'enfance!... Ils sont nés l'un pour l'autre, Madame! Trêve de rancunes. Je les unirai au premier jour. Je verrai le major ce soir même... Madame.

—A votre aise, comte! Toutefois j'ai lieu de croire que l'événement n'est pas prochain.

—Mme Gresloup..., dit l'oncle Augustin..., à ce que je sais, aime l'argent. Elle est propriétaire de grands biens fonciers au pays de Galles, et comme tous les propriétaires de domaines, elle se méfie de la finance et du commerce qu'elle soupçonne de spéculation. Quand elle sut de quelle manière ma sœur Caroline avait gagné des sommes importantes, en calculant, après la bataille de Navarin, ce que vaudrait à Falmouth le blé russe qu'elle possédait, si les corsaires turks arrêtaient les navires apportant ici le reste de la moisson, Mme Gresloup a prédit la ruine de la Banque d'Artois. Elle nous a traité d'agioteurs. Il ne m'étonne point qu'elle s'applique à refroidir les sentiments de sa fille à l'égard d'Omer...

—A la vérité ni Mme Gresloup ni ma mère ne souhaitent l'accomplissement de cette union. Elvire n'affecte pas outre mesure d'agréer Omer. Le major Gresloup nous préfère les saints-simoniens... Avouez, mon cher comte, que ce sont là de petites preuves pour le succès de votre dessein...

—Peuh! fit Dubourg... Vous voyez les choses au noir... Omer en juge autrement.

Néanmoins il parut ébranlé par ces raisons et il changea de propos. Elles n'étonnaient pas moins l'avocat. Bien que ni Denise ni l'oncle Augustin ne les eussent présentées auparavant, elles semblaient fort plausibles. Mme Gresloup pouvait choisir le prétexte de craindre Mlle Alviña pour persuader Elvire de refuser sa main à un héritier de biens trop instables. Il se rappella que son grand-père Lyrisse et son bisaïeul, l'illuminé, jadis, en Lorraine, prédisaient constamment la ruine des Moulins-Héricourt. Tante Caroline elle-même, appréhendait certains retours de la chance, puisque avec son notaire Pierquin, elle combattait, véhémente, lors des inventaires annuels, afin de verser à la caisse de réserve la moitié des bénéfices nets. Elle refusait de la distribuer à ses partenaires, les Praxi-Blassans et les Héricourt, qui réclamaient, maman Virginie pour ses œuvres pieuses, le diplomate pour ses fils, son train de maison et celui d'Élodie, le général et Denise pour le luxe de leurs attelages, Dieudonné Cavrois pour son laboratoire, Omer pour son tilbury, sa berline et ses maîtresses. Inexorable, Caroline mesurait à ses parents la portion congrue. Son fils donnait l'exemple de la résignation par sa vie simple d'étudiant, logé dans un entrepôt de Montparnasse, derrière les tonneaux d'un commissionnaire en vins de Bourgogne.

A l'instant de ces réflexions, Omer eût estimé la partie perdue, si la froide malice de l'oncle Augustin n'eut alors transparu dans le coin de son aimable sourire fraîchement rasé. Debout, les mains aux parements de son habit bleu, sa jolie tête à toison grise penchée sur le col de batiste, il vainquait, par son œil malin, le général-comte qui, moins sûr de lui, se réfugiait aux insignifiances d'une conversation exaltant la peinture triomphale de Paul Delaroche. Denise obligea ses hôtes à discuter sur les lithographies de Deveria qu'elle sortit d'un carton. Et là-dessus, Dolorès rentra sous la conduite de la religieuse qu'était devenue l'acariâtre Delphine de Praxi-Blassans.

Pendant que tous saluaient de mille exclamations la Bernardine d'Esquermes, cloîtrée depuis deux ans, lui trouvaient bon visage et belle mine, admiraient sa robe de bure blanche, le scapulaire à croix rouge, le fin voile noir, la cornette emmaillottant son profil sec, noiraud, piqué de tannes, voilà que l'Espagnole, discrète et fébrile, frôlait les doigts indécis d'Omer.

L'oncle Augustin disait-il vrai? Mentait-il? Exagérait-il par le langage une supposition que justifiaient certaines apparences, certains bruits vagues? A cette dernière probabilité, le jeune homme s'arrêta. Dès lors il cessa de se contraindre en accueillant les graves paroles frémissantes de Mlle Alviña qui retirait sa pèlerine à glands et son long chapeau de peluche enrubanné. Fallait-il se hâter de nuire à cette touchante créature, quand Elvire permettait que sa mère le traitât avec rigueur pour des motifs d'argent. Soudain il la jugeait hypocrite. Un soir d'automne, sur la nacelle qui glissait au milieu de l'étang, miroir du crépuscule, ils s'étaient dit leurs émotions entières, cœur à cœur, pour se les répéter deux autres fois, devant les bûches flambantes, à Meudon, et lors d'un bal au Ministère des Affaires Étrangères, où les avait invités Praxi-Blassans. Ils avaient convenu que l'amour pouvait vaincre la peur de la mort en procréant un être digne de perpétuer les idées sublimes d'une race. Ils avaient pu redire qu'il faisait éternel durant leurs entretiens mystiques. Ils avaient senti l'univers vibrer dans leurs âmes unies. Et voilà. C'était rien ou peu de chose devant la nécessité sociale de prolonger dans le siècle la richesse d'une famille puissante. La raison d'état primait la raison des sympathies. La Loi dominait l'amour. Omer fut près de reconnaître la justice du décret.

Cependant, avec Elvire, le temps de sa vie entière se fût écoulé. Avec Dolorès ce n'était qu'un instant de fougue voluptueuse qui luirait avant les ténèbres d'une longue existence morne, sans devoirs ni grandeurs, après le rassasiement des corps. En vain les mots pleuraient-ils dans la bouche haletante de l'Espagnole; en vain les parfums de son émoi dénonçaient-ils la sincérité de sa passion. Par nul mot, par nul parfum, elle ne signifiait: «Je serai l'éternelle: je serai la mère des générations dociles aux vœux anciens de l'espérance romaine; je serai la matrone de qui rejaillira la force immortelle des Latins.» Non, ses mots et ses parfums assuraient uniquement: «Je serai la volupté qui râle, le sang chaud qui crie, les os qui heurtent les os, la caresse malicieuse qui ressuscite la vigueur lasse; je serai la bête soumise et lourde étendue à tes pieds; je serai la vanité ridicule ou bien la colère inutile; je ne serai pas l'inspiratrice de ton orgueil ni la conseillère de ton courage. Je ne serai qu'une chose douce, savoureuse et provisoire. Si des fils me naissent, ils ne vaincront pas la mort de ton idéal; ils seront des barbares esclaves de leurs instincts obscurs. Mais qu'importe à nos lèvres, à nos mains, à nos yeux brûlants?»

Des autres, elle le séparait en le poussant vers l'orgue édifié au bout de la pièce. Phrase à phrase, elle avançait, et il reculait vers le coin propice jusqu'à s'adosser contre le velours de la tenture.

—Votre bonne mère m'instruit dans la religion d'une manière surprenante... disaient vaguement les lèvres incarnat... Qui donc au monde, saurait, comme elle, faire aimer la magnificence des églises, les effluves de l'encens? Vous parle-t-elle aussi de l'encens et de ce que l'odorat y peut saisir de subtil... Je commence à goûter ces délices... A l'écho d'un pas dans la nef, Mme Héricourt vous fait attendre la venue de l'ange qui doit juger nos âmes... Elle n'ignore aucune particularité dans la vie des saintes... Leurs occupations ne l'intéressent pas moins que celles de parents chéris. Elle trouve que sainte Anne a mauvaise mine dans la chapelle Saint-Sulpice, mais qu'elle paraît contente dans le chœur de Saint-Merry... Votre mère s'inquiète, puis se rassure... Voilà des idées de poète. Méprisez-vous la poésie?

—Je m'en garderais bien, mais je n'ai pas le bonheur d'avoir de l'imagination.

—Si fait, car la poésie c'est l'expression même des belles âmes...

—Je rends grâces à votre politesse!

—Rendez grâces à votre mère aussi. Elle a prié pour votre bonheur. J'ai joint mes prières aux siennes. Nous voudrions vous savoir heureux.

—Ne le suis-je pas?

—Croyez-vous l'être?

—Avez-vous tant pitié de moi?

—Ciel, oui, j'ai pitié de vous!

—Vous avez donc perdu de vos illusions sur moi, si tant est que vous ayez jamais eu de ces illusions.

—J'attendais de vous moins de réserve et moins de sérieux. Vous êtes de ces jeunes gens de qui M. Beyle dit qu'à vingt ans ils songent à se faire une opinion sur la conversion de la rente.

—M. Beyle a bien de l'esprit. Mais j'entends mal les raisons pour lesquelles il ne sied pas de se faire, de bonne heure, une opinion sur l'état de la rente.

—Cela suffirait-il à vous contenter, si vous ne recherchiez l'occasion d'affronter généreusement des périls certains?

—J'aime aussi les vers de Corneille. Je prise assez les livres de M. Casimir Delavigne et puisque vous assurez, Mademoiselle que la poésie c'est la vertu, vous m'accorderez bien que je les cultive en même temps que la conversion de la rente ou la loi municipale.

—Vous semblez piqué...

—Point.

—Apprenez-vous aujourd'hui seulement, que rien ne me désespérerait davantage, Omer, que de vous chagriner par des mots?... Je voudrais uniquement compléter... compléter votre bonheur.

—Voilà qui ne me paraît guère facile...

—Vous ne me jugez pas capable d'en venir à bout?

—Je n'aurai pas la témérité de rien dire là-dessus...

—Répondez-moi par non, ou par oui...

—Oh! oh! Plaît-il?

—Allons, ne rusez point comme à l'ordinaire...

—Qu'y a-t-il d'extraordinaire en ce moment, et pourquoi perdrais-je tout à coup le droit de ruser?

Dolorès était dans un trouble extrême... Ses grosses lèvres sanguines demeuraient entr'ouvertes pour laisser fuir un souffle court...

—J'ai longtemps causé avec Delphine de Praxi-Blassans. Elle m'a convaincu d'aller faire une retraite à son couvent d'Esquermes...

—Ah! vraiment? La sœur Delphine vous a si bien endoctrinée?

En ces paroles, Omer glissa de la raillerie. Sans doute Mlle Alviña comprit-elle qu'il supposait une sorte d'affectation ridicule dans cette manière d'évoquer l'imminence d'une retraite religieuse. Il devina qu'elle pensait: «Croit-il que je parle du cloître pour l'émouvoir sur moi, et le prier, en m'épargnant, de ne m'y pas condamner?». Il fut content d'avoir communiqué cette impression à celle qui s'embarrassait là, toute haletante pour discourir sur les attraits d'un refuge «provisoire» dans le calme d'une cellule, d'un réfectoire silencieux, d'une chapelle luxueuse, et d'un jardin orné de calvaires. Les louanges ironiques d'Omer pour la vie claustrale maintinrent Dolorès dans cette angoisse. Près de la défaite, elle ne trouvait point de tactique qui en retardât la venue...

—Oh! finit-elle par dire, ce n'est pas une menace que j'entends vous faire, par là...

—Et quelle menace, je vous prie...?

—Vous vous jouez de moi!

Il se défendit en feignant l'ignorance de toute passion. Elle baissait la tête. Plusieurs peignes de vermeil fixaient la chevelure énorme. Cela formait une large et double coque noire, entre deux touffes de boucles épaisses qui recouvraient les tempes et les oreilles, aux côtés du visage mat, ensanglanté par les lèvres, illuminé par l'humide éclat des yeux bruns, agité par le frémissement sensuel des narines. Cette face était le calice de cette corolle noire, tordue en nœuds, arrondie, luisante, touffue, vivante, avec des lueurs bleues à la surface, et des reflets rougeâtres dans les volutes. Sur le cou nu, le duvet sombre se mouillait et se collait à la moiteur de la peau glauque. Omer imagina la nudité de la jeune fille comme une grande urne d'ivoire vert où baignerait une monstrueuse rose noire, avec un calice mat et crispé. L'envie lui fut de mordre à cette fleur diabolique et de respirer ces beaux membres devinables sous le satin léger de la robe. Saccager cette chevelure et en répandre les pétales, faire jaillir, de la guimpe, la forte poitrine, et la savourer longuement, furent les idées promptes qui soudain l'étourdirent. A cette minute, Dolorès embaumait l'air du salon, comme, après la pluie d'orage, embaume un jardin de fleurs épanouies. Omer fut tenté de suivre les avis de ses instincts. Elle le conquérait ainsi chaque fois, sans autre malice que d'être proche, douloureuse, odorante, et tout essoufflée. Si noble qu'apparût l'image d'Elvire, dans la brève lueur du remords, si puissantes que fussent les raisons romaines de la préférer, de ne pas risquer l'irréparable entre elle et lui, le jeune homme ne savait plus régir les mouvements de son cœur où le sang affluait tumultueux. L'orgueil de sa chair l'emportait sur les dissertations de son esprit, vaincu par l'espoir d'une volupté pathétique. Rien de sa fortune ne lui paraissait alors valoir le sacrifice d'une véhémente émotion sexuelle.

Mlle Alviña le sentit. Elle ne se gardait pas de rougir puis de pâlir coup sur coup, tandis que ses yeux éloquents consentaient, promettaient, offraient les délices de l'amour.

«Que j'aie l'audace de lui donner un rendez-vous, pensait Omer: elle y viendra. Je la posséderai... Pourquoi me sais-je également incapable d'épouser une fille qui ne se respecterait pas, et d'abandonner une malheureuse qui aurait eu cette confiance en moi. Mon oncle Lyrisse conseillerait de la soumettre et puis de l'oublier sans retour. Et cependant, il s'est marié à une Napolitaine qu'il avait séduite dans cette idée-là, mais qui sut, par la suite, se faire aimer de lui. Le jeu est fécond en périls. Au reste, puis-je choisir Mlle Alviña pour maîtresse? Elle dissimule trop mal. Denise, mon oncle Augustin, la tante Aurélie, ma mère m'obligeraient d'abord à réparer la faute. Et je me trouverais contre eux, sans force. Mettrai-je mon avenir entier pour enjeu, contre quelques heures de volupté? Il ne m'appartient pas de me précipiter dans ces hasards. Je ne m'appartiens pas. J'appartiens d'abord au devoir. Que serait le fils né d'une semblable passion? Un Lovelace... Un Werther... Un fat... Un sot... Comment n'ai-je pas la vaillance de la détromper sur ses espoirs, cette pauvre fille. Elle tremble là comme la chevrette sous la dent de la meute: elle qui se résigne aux morsures de mon vice, et certainement les désire. Je suis également lâche devant les périls que je redoute pour moi et devant ceux que je redoute pour autrui. J'ai peur de son désespoir, de sa rancune, du mépris qu'affectera ma sœur, du ressentiment que mon oncle Augustin manifestera. Auprès de cette belle, je suis comme le maraudeur devant le fruit qui pend hors le mur d'un verger. La peur du garde, et non la morale l'empêche de céder à sa convoitise.»

Echangeant des plaisanteries variées et galantes avec Dolorès, il méditait ainsi. Au milieu du salon, Delphine de Praxi-Blassans les observait. La religieuse quitta Denise pour sauver sa catéchumène.

—Ne conseillerons-nous pas à Omer de venir cet été dans notre Maison des Champs. La providence a béni les travaux de notre jardinier. Il a pu conduire la pousse des rosiers de telle façon qu'il en a fait un autel toujours en fleurs nouvelles pour la statue de la Sainte Vierge. C'est un miracle! Jamais je n'aurais pu croire que tant de paix et de satisfaction pût être accordée par le Seigneur sur cette terre; dans une pieuse retraite. Enfin, on se réveille loin des méchants, des calomniateurs, des butors et des chipies, ma pauvre enfant...

Elle siffla, de la manière la moins aimable, ces épithètes de circonstance.

—Denise n'a point changé, reprit-elle... C'est la même frivolité d'esprit... Elle n'a pas moins que jadis la certitude de ses perfections, qui la rendait intolérable quand nous étions jeunes filles... Mais que de grâces, que d'élégances, reprit-elle, à la fin du couplet, en amende honorable. Et vous, mon cousin, vous pataugez dans la chicane et la basoche?... Enfin: il faut de si grands mérites pour accéder à la prêtrise. Cela est donné à peu de gens... Je regrette fort que, par vos inconséquences et vos batteries, vous ayez gâté cette chance de parvenir dans la diplomatie, que vous gardait mon père, malgré que vous fussiez sans naissance... Vous avez belle mine, et vous auriez fait un bon chemin dans les ambassades. Mais, pour cela, la soutane vous eût mieux servi que le frac... Dieu ne l'a pas voulu. Ah! que votre malheureuse mère...

Tout le grief de Mme Héricourt contre son fils, elle le ressuscita, sans miséricorde. Assise, les mains enfouies dans ses manches de bure jaunâtre, elle s'efforça de ravaler, devant Dolorès, les mérites du jeune homme, évidemment afin de combattre l'amour visible. Elle traita de haut, «le petit avocat du parti industriel», et se refusa de comprendre qu'une personne de distinction pût avoir des préférences pour quelqu'un de ces gens-là.

—Je vois, ma cousine, dit Omer, que votre sévérité n'a rien perdu dans le commerce des saints.

—Ce ne sont pas eux qui voudraient me convaincre de la perdre, au temps où nous vivons. Leurs bons exemples la fortifieraient plutôt. Avez-vous obtenu de notre Saint-Père une audience à Rome?

Omer put discourir sur son voyage jusqu'à l'instant du dîner, ce qui lui plut mieux. Il apaisait l'humeur de la religieuse en décrivant les splendeurs des églises. Il respirait Dolorès attentive, et dont il apercevait à travers la guimpe, le creux des seins mouvants.

Le général Héricourt argumentait sur les préparatifs militaires que l'on activait alors dans les garnisons méridionales, en vue d'intimider les Algériens. Le comte Dubourg profita de l'occasion pour se souvenir abondamment de ses exploits. Denise se lamenta. Quels dangers son mari devrait courir, si l'expédition était résolue! Puis elle exigea de l'accompagner là, comme en Espagne. Il ne promit pas d'y consentir.

—Nous verrons cela..., dit-elle..., en balançant sa figure têtue.

Elle voulut que son frère allât voir le saint honoré par Dolorès, et placé sur la commode de sa chambre. C'était un évêque de plâtre doré depuis la pointe de la mître jusqu'aux franges de la dalmatique. Deux chandeliers de porcelaine représentant des tours en ruines flanquaient, de leurs cierges et de leurs lueurs, la tête poupine de la statue.

—Voilà donc Saint Omer! Il est haut en couleur, et je souhaite qu'il me garantisse le tempérament dont il porte un si vigoureux témoignage, Mademoiselle!

—Impie!

—Avouez, mon frère, que c'est une attention bien touchante que Dolorès eut là... Elle sait combien votre sort me préoccupe et, pour aider à vous obtenir les soins de la Providence, elle implore votre bienheureux patron; ce que vous ne faites guère; j'imagine.

—Mais je ne manque pas de piété... Seulement, mon sort m'inquiète moins qu'il ne vous inquiète, ma sœur; et je n'en veux pas rabattre les oreilles des personnages célestes.

Une Vie de saint Omer, reliée par Thouvenin, s'étalait sur le marbre de la commode ventrue. Des signets de rubans dépassaient l'or des tranches. Un prie-dieu en ogive, ses coussins de velours à glands reçurent Denise qui se signa et feignit de murmurer une oraison. A ce moment, la cloche retentit, dehors, annonçant l'entrée d'une voiture et d'un visiteur. La générale dit:

—Attendez-moi: je vais voir si je dois descendre.

Omer et Dolorès se regardèrent seuls. Elle s'agenouilla de côté, sur le prie-dieu, en souriant. Comme par un effort de volonté secrète, sa pâleur disparut. Une aube incarnadine se leva sur ses joues; ses yeux fauves resplendirent entre les cils des paupières mobiles; elle laissa pendre, ainsi qu'un drapeau de clarté, sa robe blanche sur l'escarpin noué de mauve; ses deux bras accoudés soutinrent sa joue droite contre les mains jointes; les feux mêmes de ses topazes étincelèrent mieux, pendus aux lobes des oreilles rouges. Elle sembla prier le Temps de surseoir à la mort de cette minute; elle le demandait à l'évêque en or dont ils parlaient l'un et l'autre, avec indifférence.

—Montrez-moi ce passage, Dolorès, s'il vous plaît.

Sans déplacer la posture de son corps las, elle prit sur la commode, la Vie de saint Omer, et l'ouvrit au moyen d'un signet couleur d'orange. Elle allongea son annulaire orné d'une croix en turquoises dans la marge; et le jeune homme approcha le sien devant la première lettre du paragraphe. Mlle Alviña dit quelques mots qui tremblaient. Les deux doigts s'accolèrent sous allure de souligner le terme essentiel de la phrase. La lectrice et le lecteur les considéraient, ainsi que la figure de leur embrassement: deux corps lilliputiens, l'un et l'autre souples, celui-ci plus pâle avec un ongle de nacre étroite et carrée, celui-là plus gris avec un ongle large et ogival.

Certains frissons légers coururent des extrêmes phalanges à leurs épaules. De la jeune fille, l'odeur puissante, humide et suave des roses rouges émana. Leurs paroles ne s'achevaient plus. En tournant une page, les surfaces de leurs mains se frôlèrent; et Dolorès, traversée d'un frémissement, secoua son cou moite. Omer appréhenda le danger. Sa poitrine et tout lui-même vibraient, se tendaient. La rage de son désir grandissait en dépit de son vouloir. Devant ses yeux, le livre parut s'évanouir. Tout se fondit dans une brume trépidante, où persistait seule Dolorès; et l'éclat de ces yeux tressautait. Elle approfondissait ses pupilles comme pour en faire des puits de passion qui le pussent engloutir. Les spasmes de ces regards fugitifs et revenus éblouissaient Omer. Elle le pénétra par ses odeurs de roses rouges, par les lueurs de ses yeux, par la clarté de sa robe, comme le soleil pénètre l'ombre d'une ville jusqu'alors endormie dans les brouillards froids. Elle lui traversait la poitrine par la lame fulgurante de son amour. Une bête en lui bondissait qui devint maîtresse, et saisit les bras de la jeune fille.

—Omer, vous m'aimez?... soupira-t-elle...

—Oui..., oui..., oui..., insuffla-t-il dans les baisers qui meurtrirent le fruit de cette bouche chaude et douce.

Elle lui jetait au cou ses bras de satin; elle écrasait contre lui les globes de sa poitrine rude. Un tourbillon de folie brûlante les noua. Leurs langues se connurent et s'entrelacèrent dans le goût onctueux de leurs salives. Ils demeuraient ainsi, à genoux, ensemble, sur le prie-dieu. Les paupières de la jeune fille se fermaient. De longues secousses l'ébranlèrent. Il dut la soutenir par la taille. Et deux larmes vinrent à sourdre entre les beaux cils noirs pour couler, gouttes de lumière, contre l'incarnat duveteux des joues. Dolorès, alors, s'affaissa, mollement.

Omer l'eut ainsi dans les bras, toute pâmée, la bouche ouverte sur les dents humides. Et ce lui fut soudain un fardeau qui froissait les broderies de ses deux gilets. Il redouta qu'on le surprit dans ce désordre. «Suis-je lâche devant mes instincts! pensait-il encore. Me voilà déloyal à l'égard de cette pauvre fille, ou contraint de briser ma vie pour elle... Cette minute est, de toutes manières, ma condamnation...» Doucement, il relevait le poids de cette belle créature dont l'extase souriait à du divin.

—Enfin..., murmura-t-elle..., l'ange que j'ai prié, l'ange est descendu jusqu'à moi...

Et, se dégageant, elle enfouit sa tête dans ses mains pour réciter à voix fervente l'Angelus Domini annuntiavit Mariæ...

Des pas furent entendus. Il s'écarta, furieux contre lui-même; et rectifia les lignes de ses deux gilets boutonnés l'un sur l'autre, selon la mode. Quand Denise fut entrée, curieuse de leurs gestes, il s'esquiva sous un prétexte fortuit.

Incapable de prendre une résolution, il n'eut plus qu'à se condamner pour tant de faiblesse. A table, Dolorès ne parut point. La générale l'excusa: malaise de fillette troublée par une émotion imprévue. Elle n'en dit pas davantage, mais appela son frère à sa gauche, et commanda qu'on servît le vieux corton qu'il aimait. A cet ordre, qui fut un signal peut-être, l'oncle Augustin se prit à rire finement, et frotta ses mains. Denise vanta les talents d'Omer à Delphine de Praxi-Blassans qui doutait. Oui: sous le charme de son éloquence ardente et juvénile, il tenait quotidiennement les juges.

—Il m'est revenu, confessa la religieuse, que tu avais défendu le chanoine Delaroche contre les crimes hypocrites des Jacobins; mais, le lendemain tu développais les plus détestables opinions pour sauver de justes châtiments les vilains sires du parti bonapartiste et révolutionnaire. Pourquoi ne manges-tu pas de cette tourte? Elle est parfaite.

—La justice doit être égale pour les uns et les autres, ma cousine. Je tâche de me conformer à cette prescription du droit romain...

La bernardine riposta que l'on détruisait les principes dans l'âme du peuple en épargnant les impies et les fauteurs de scandale. Que c'était là rendre des forces au parti des Régicides. Denise interrompit cette dissertation niaise par des cris de joie sincère proférés à tous propos. Dolorès l'emportait sur Elvire. Cela l'enthousiasmait. Elle contint difficilement son envie de révéler tout.

—Mon neveu, vous devez bientôt songer à faire votre personnage dans le parti constitutionnel... Il faut profiter de la sympathie qu'on vous témoigne partout..., déclara le général Héricourt... Jamais je ne vis un jeune homme aussi doué pour séduire, n'est-ce pas, Dubourg? Eh: votre verre est vide...

—Son courage froid, et son éloignement des passions extrêmes, provoquent l'admiration de ses amis. Pour les jeunes étudiants qui suivent les cours de M. Cousin et de M. de Tracy, il est en quelque sorte le type du nouveau légiste, le prêtre sévère de la Loi...

—Mon oncle Edme en me conduisant à Rome m'a rendu le plus grand service. J'ai respiré l'odeur de la vertu latine... Et je m'en suis quelque peu fortifié, dit modestement Omer. Il faut remercier de mes petits mérites le capitaine Lyrisse...

—Je le verrais avec plaisir, accepta le général Héricourt; et puisqu'il a des susceptibilités ombrageuses, j'irai lui rendre visite, le premier, rue de Verneuil, s'il le désire...

—Ah! mon oncle, la bonne parole que voilà! Je vous baiserais les doigts pour ce mot...

—C'est dit. J'irai lui faire ma visite de réconciliation... Et je veux boire incontinent à sa santé... Baptiste, versez l'Aÿ...!

Incontinent Denise proposa de réunir à un grand dîner, dans son hôtel, le général Pithouët, le capitaine Lyrisse, même l'introducteur du carbonarisme en France, le docteur Buchez, avec MM. Laffitte, Casimir Perier et le jeune comte de Montalivet. L'oncle Praxi-Blassans amènerait aussi M. Hyde de Neuville. Dubourg promit de décider Lafayette à venir. Tous ces messieurs appartenant aux comités philhellènes, ils ne pouvaient que se rendre à une invitation faite par l'un des généraux qui avaient, au ministère, savamment organisé la campagne de Morée. Denise battit des mains:

—C'est mon joint!... Ah! M. le comte que vous avez d'esprit! Grâce à vous qui prononcez la parole sage, nous voilà tous sur le terrain de la Grèce. Bien des mains jusqu'alors ennemies peuvent s'étreindre. Tous les cœurs nobles et généreux seront là-dessus d'accord... Et mon frère aura beau jeu pour exercer son éloquence à l'antique.

Jusqu'à la fin du repas il ne fut question que de cette fête: elle assemblerait adroitement les membres notables des partis enclins à s'unir pour déjouer les manœuvres sournoises du Polignac et de la Congrégation. La place que sa sœur et son oncle lui réservaient dans la nouvelle aventure tenta l'ambition d'Omer. Frayer avec M. Laffitte, M. de La Fayette, M. Hyde de Neuville, ce lui parut une gloire soudaine et profitable. Dolorès et son amour l'aidaient tout à coup fort proprement. Il chercha le moyen de louvoyer quelques semaines entre Mlle Gresloup et Mlle Alviña, de façon à ne perdre ni la fortune de la première, ni l'utile amitié du général Héricourt que dispensait la seconde. Un peu de sa colère contre lui-même s'apaisa.

L'amante était au salon quand on y revint, après les liqueurs. Elle le salua d'un œil chaud et languissant. Son flacon de sels reposait sur le guéridon turc. Elle écrivait sur des tablettes un sonnet interrompu. Omer courut s'informer du malaise. Delphine de Praxi-Blassans qui soupçonnait quelque galanterie entre eux, et la blâmait d'une moue sévère, s'installa dans l'ottomane, surveilla, conseilla de nouveau six semaines de retraite au cloître. Les jeunes personnes sujettes aux vapeurs se trouvent bien, à l'ordinaire, d'y vivre selon la régularité des canons, au bon air de la campagne. L'âme et le corps se retrempent.

—Je gage qu'elle ne tient guère à quitter Paris, pour le présent, déclara Denise en éclatant de rire...

—Mlle Alviña, cet après-midi, se disposait à partir en ma compagnie. Elle a changé de caprice. Tant pis, ma foi... Une jeune personne très jolie fait difficilement son salut dans le siècle... Abandonnerez-vous Dieu, ma mie?

La religieuse servit les intentions d'Omer en s'obstinant à la convertir mieux. Elle tira son chapelet d'agathe, sa bonbonnière à sucre candi, ses deux mouchoirs, un médaillon sous verre du Sacré-Cœur, et développa méthodiquement un sermon en dix points sur les félicités de la foi. Son profil sec, livide autour de l'œil, brun sur la joue creuse, ne s'arrêta point d'approuver ses phrases, en se balançant avec l'armure de la cornette et du voile noir. Omer n'eut qu'à jeter des regards sentimentaux vers sa poétesse que ne parvint pas à délivrer la générale. Sans cesse, Dubourg appelait Omer dans le conciliabule qu'il formait avec l'oncle Augustin pour arrêter les principes de l'entente politique entre constitutionnels, libéraux, doctrinaires et carbonari. Survint ensuite le jeune comte de Montalivet svelte et grave qui baisa les doigts de la générale. Sa Lettre d'un jeune pair de France aux Français de son âge lui valait de la réputation. Il était de ces gens heureux à miracle dont le public admire tout de suite la moindre production, et qui ne négligent rien de l'intrigue pour obtenir cette faveur. Bien qu'un peu raide et hautain il ne manquait pas d'affabilité. Sur la loi de Rome, les deux jeunes gens rivalisèrent, logiques. Ensuite M. de Montalivet attaqua la Cour...

—Son Altesse, la duchesse de Berry qui danse les pieds en dedans, a toutefois l'esprit le plus léger, et léger jusqu'à l'inconvenance. Il y a deux ans, je l'ai vue, sur les marches de Saint-Roch, dans la posture la moins digne, regarder l'émeute qui défilait. Une autre fois, à Saint-Cyr, la famille royale passait en revue le bataillon. Devant un élève d'assez bonne taille, voici la princesse qui s'écrie: «Mâtin le beau garçon»; et le regarde partout. Cela fit l'effet le plus déplorable parmi tous ces jeunes gens, Monsieur!... Le roi est trop bon. Ses conseillers le trompent et sa famille le compromet.

Répondant au comte Dubourg, il laissa percer la méfiance à l'égard des sociétés secrètes. Omer se hâta d'en exagérer les ridicules, d'en blâmer les cérémonies et les règlements. Parfois sincères et parfois affectées, les deux paroles s'approuvèrent. M. de Montalivet discourut avec soin les ongles en l'air, les jambes croisées, et en savourant sa précieuse salive, au cours de brefs silences. Pour l'avaler, il fermait les paupières, afin de se recueillir sur cette volupté toute personnelle. Il se vanta d'avoir triomphé aux élections par le moyen de la Société «Aide-toi, le ciel t'aidera», dont il faisait encore partie avec M. Guizot, mais qu'il déplorait de voir suivre les impulsions excessives données par Godefroy Cavaignac, Armand Carrel et Bastide. Il lui préférait l'union pour «La Morale Chrétienne» où se rencontraient M. de Barante, M. de Rémusat, M. Villemain, les Benjamin Delessert, et certaines personnalités de la haute bourgeoisie. Il pressa bientôt Omer d'y entrer, en lui vantant les occupations de ses membres. Il voulut même inscrire, de suite, son nouvel ami dans le comité travaillant à l'abolition prochaine de l'esclavage. Omer se déroba: son grand-oncle Joseph utilisait les esclaves dans les plantations de Java qui constituaient à demi la fortune du général Héricourt et de ses parents. Moqueur, celui-ci prêtait l'oreille. Les comités pour l'interdiction de la loterie et des jeux, pour l'invention d'un système pénitentiaire parurent plus dignes de leur attention. M. de Montalivet le nota.

Cette conversation nécessaire retint le jeune avocat loin de l'espagnole qui souffrait d'entendre Delphine de Praxi-Blassans, et ses propos édifiants. A peine avait-il pu les rejoindre, selon les prescriptions de la pitié et de la politesse, Dubourg lui vint représenter que maman Virginie et le capitaine Lyrisse devaient les attendre rue de Verneuil, à la table de whist. Omer aperçut un papier très menu dans les doigts de son amante, et qu'elle tenta de lui glisser. Il jugea meilleur de feindre ne pas l'avoir vu; et prit congé sans autre signe d'amour qu'une œillade.

«Ouf, je m'en tire mieux que je ne l'espérais!» pensa-t-il dans la rue. Dubourg, aussitôt, le confessait. Omer exposa toute sa faiblesse.

—Que comptez-vous faire?...

—Subir les conséquences de ma faute, répondit-il sans y croire.

—Malheureux! Arrêtez. Rien ne prouve qu'elle soit irréparable... Vous avez, à cette fille, donné un baiser et non pas un enfant. D'abord laissez-moi me convaincre auprès de mon ami Gresloup que l'instabilité de votre fortune inquiète réellement la mère d'Elvire. C'est là le point important... Je soupçonne le général Héricourt d'avoir forcé la note... De la prudence... N'agissez pas en étourneau... Soyez juste assez galant, auprès de Mlle Alviña, pour que Madame votre sœur vous mette le pied à l'étrier, et vous aide à enfourcher le cheval de l'opposition Martignac... Ensuite on verra...

—Est-ce un conseil de soldat?

—Non, c'est un avis de diplomate..., riposta le général-comte, assez bourru pour avoir été ainsi blâmé de façon indirecte. Nous avons affaire à des diplomates et non pas à des hussards... Souvenez-vous d'avoir été jésuite un tantinet, comme je me souviens moi-même d'avoir été chouan... Au surplus il n'est pas sain, pour un jeune homme, de rester ainsi sur sa faim, quand on a tenu dans ses bras une demoiselle un peu chaude. Allons faire une diversion chez de bonnes garces... Cela tous rendra les idées nettes. Mme Héricourt et le capitaine liront un peu plus de La Quotidienne et du Courrier Français.

Dubourg connaissait un endroit dans la rue d'Anjou. Là des enfants bien fardées essayaient aux Messieurs dans l'arrière boutique, puis à l'entresol, les gants trop parfumés d'un magasin somptueux. Une brune se déshabilla pour Omer, dans un réduit obscur qu'encombrait un large sofa de soie tachée. A la lueur de la chandelle, il troussa la créature. Elle fleurait le patchouli et la pommade, elle avait les ongles noirs et les seins graisseux; mais avait du goût pour son emploi. Ruant de la croupe sur le meuble vétuste qui craquait, elle ne prêta cependant que l'illusion très relative de posséder la belle Dolorès Alviña. Néanmoins Omer en acquit du contentement. Au retour, il écouta mieux les exhortations cyniques du général-comte; il se permit d'en rire. En lui-même il réfléchissait à des moyens.

Mme Héricourt interrogea son fils avidement.

—Il m'a paru.., dit-il.., que Delphine de Praxi-Blassans offrait le voile à l'amie de ma sœur. Sied-t-il de vouloir l'emporter sur Dieu, dans le cœur de cette jeune fille? Et m'inviterez-vous encore à ravir au Seigneur une telle épouse?...

—Je n'ai rien ouï dire de semblable. Dolorès ne pense à prendre le chemin du cloître que si la Providence le lui ordonne, en lui retranchant l'amour qu'elle espère.

—Delphine pense là-dessus différemment. Elle a fort entrepris notre Espagnole..., à tel point qu'après le dîner, je n'ai pu l'aborder pour lui rendre mes devoirs.

—C'est vrai..., dit le général-comte... Cette enfant a l'esprit frappé par les religieuses. C'est une bien lourde responsabilité que de traverser les desseins de Mlle de Praxi-Blassans...

—Que voilà donc une grande nouveauté!... s'écria Mme Héricourt en écarquillant ses yeux dans ses paupières fripées. Il faut alors que tu aies désespéré Mlle Alviña...

—Dieu m'en garde. Mon désir est de ne lui déplaire en aucune façon. Je l'aime avec le cœur et les sens; si je suis encore loin de la chérir avec mon esprit même...

—Hélas c'est justement ce qu'il faudrait: que tu l'aimes avec l'intelligence de ton devoir chrétien.

—Vous vous méprenez sur ses pouvoirs, ma mère: Dolorès inspire le goût de la passion et non pas celui du devoir...

—En ce cas peut-être aurais-tu de bonnes raisons pour ne pas demander sa main.

—Ce me semble.

—Faudra-t-il que tu me convainques toujours de ce qui me paraît fâcheux d'abord?

—Ma chère maman, saurais-je vouloir vous désoler?

—Je parlerai de tout cela, demain, avec Delphine.

—Autant que j'ai pu comprendre les paroles détournées de Mlle Alviña, le cloître l'attire. Qui sait, ma chère maman, si le Seigneur n'a pas voulu, qu'à défaut de moi-même, vous lui consacriez cette âme innocente pour accomplir votre œuvre de sainte veuve.

—Dieu t'entende! dit Mme Héricourt soudain illuminée de foi.

Assis sur un carreau de velours, le jeune homme tenait dans ses mains, qu'il faisait douces, celles de sa mère. Elle considéra ces cheveux flottant avec élégance contre le haut col de l'habit bleu; cette barbe légère autour d'un visage brun qu'animait le regard insistant sous de beaux sourcils noirs unis à la racine du nez. Omer devina qu'elle s'attendrissait au souvenir de jadis.

—Dis-moi, mon enfant, tu n'es pas mauvais?... reprit-elle brusquement, après un nuage qui finit de traverser ses yeux clairs.

—Oh, ma mère! fit-il...

—Je crois que tu ne l'es point, en effet...

Lui-même s'interrogea. Non, il n'était pas mauvais. Pour Dolorès le mariage ne serait-il pas aussi décevant, passé les amours, qu'il le serait pour lui? Il prévoyait qu'il ne pourrait avoir, en elle, aucune confiance, dans la suite. Le caractère romanesque ne destine pas à la vertu. Quelles tristes querelles alors les diviseraient, elle absolutiste et barbare, lui libéral et latin; elle dévote à toutes les traditions des chefs qui avaient conquis l'empire romain et construit sur ses ruines le droit féodal, le droit de la force; lui pieux envers le dogme de Mithra que ces chefs avaient vaincu, et soucieux de rétablir le droit de la Lumière. Il était trop le fidèle du principe qui, par la main des soldats de Bolivar, avait dépouillé, massacré les Alviña. Jamais leurs sangs d'époux ne chanteraient la même chanson. Au contraire, il l'apercevait heureuse amante du Christ sanglant, dans le luxe des chapelles, et fière de servir l'idéal des monarques en attendant qu'elle épousât un hidalgo valeureux au lit. Qu'un amour provisoire comptait peu auprès de ces hautes raisons... Le mariage dépasse en ses fins toutes les passions instinctives; il assume la tâche d'éduquer l'avenir des nations. Qu'importe, devant cela, le caprice des sens?

—Je ne suis pas mauvais, ma chère maman, je ne le suis pas?... dit-il en baissant les cils.

Aux coins de la cheminée de pierre, l'oncle Edme et le général Dubourg réprimaient, en se regardant, le sourire inscrit dans les commissures de leurs lèvres ironiques. «Ils me croient rusé, soupçonna-t-il.»

Avant de gagner sa chambre Mme Héricourt demanda qu'au lieu d'attribuer la part ordinaire de son revenu aux dépenses communes de l'hôtel, on lui permit d'en disposer. La maison d'enseignement scientifique fondée par Édouard de Praxi-Blassans lui semblait digne d'être secourue; et, puisqu'elle comptait faire une longue retraite dans le couvent de Delphine, pendant deux mois, elle ne coûterait rien à Paris. Le capitaine Lyrisse discuta la proposition sans l'adopter.

Ce le mit en assez méchante humeur. Aussi dès que son neveu lui eût annoncé la visite du général Héricourt qui voulait obtenir des renseignements militaires sur l'armée turque et sur l'algérienne, le demi-solde lâcha le torrent de sa colère contre les Judas de 1814 et 1815. Il fallut que Dubourg invoquât les motifs de politique supérieure pour le persuader sur l'urgence d'une réconciliation.

—Dire que ce Jean-f...-là va venir ici, chez moi, narguer un homme d'honneur. Mille et mille tonnerres! Tu sais, je lui...

—Mais non, fit Omer.

Et il s'évertua, pendant une bonne moitié de la nuit, à démontrer que Marmont avait, en mars 1814, conduit ses troupes non pas à Louis XVIII, mais au Gouvernement Provisoire, qu'à cette heure-là, le Tzar ne voulait pas encore des Bourbons et préconisait Bernadotte, comme en 1813 il avait, à Dresde, préconisé Moreau. Talleyrand, par ses manigances et ses marchés sournois, avait tout changé, contre l'attente de la plupart. Or, l'oncle Augustin avait obéi à ses chefs directs, selon la discipline, et quitté Napoléon, sur le conseil des philadelphes, des jacobins, de La Fayette lui-même, aujourd'hui Maître-Elu de la Haute-Vente des carbonari... Le capitaine Lyrisse ne voulait rien entendre. Quand il sut que le général lui proposerait la réintégration dans les cadres de l'armée, avec un emploi dans l'état-major de Morée, le capitaine refusa tout net...

—Saperlotte, mon neveu, tu ne comprends donc rien aux choses. Moi, recevoir les ordres d'Augustin, si cet état-major part pour l'Algérie! Moi?... Tu es fou!

Le lendemain, Omer jugea convenable d'assister à l'entrevue afin de prévenir l'orage. Lorsque le général entra dans le cabinet jaune, il fut averti d'être patient; puis le jeune homme alla chez le demi-solde.

—Qu'il sache bien que c'est pour la Grèce et la Charbonnerie seulement...

—Comment ne le saurait-il pas, mon oncle?... L'amènerai-je ici?

—Tu n'espères pas que je vais courir lui tirer les bottes?

Dans la haute pièce où les armes turques rayonnaient, où des selles en cuir rouge, des brides chamarrées et des étriers d'argent étaient suspendus, le capitaine attendit, marchant de long en large. Enfin, debout contre le secrétaire de thuya fermé, les mains derrière le dos, et les jambes écartées, il salua roidement le général.

—Veuillez-vous asseoir, Monsieur.

De sa voix harmonieuse, délicate et lente, l'autre murmura dans un sourire à demi moqueur, affable à demi:

—L'armée française vient demander quelques conseils au défenseur de Missolonghi, au compagnon du colonel Fabvier, à l'ami de lord Byron, à l'ambassadeur choisi par le Congrès d'Egine pour rapporter ici les documents d'après lesquels nos ministres décidèrent de mener à bien la tâche glorieuse que vous aviez entreprise dans la malheureuse patrie de Thémistocle et de Platon... Ils ont enfin admis les idées généreuses au nom de quoi vous aviez d'abord, et avant tous, risqué votre vie. Je m'honore de continuer une pareille œuvre. Les Russes, vous le savez, ont franchi les Balkans; ils manœuvreront pour envelopper Andrinople. Il se peut qu'il nous faille les aider... Personne ne pourrait aussi bien que vous munir le ministère de renseignements sur la tactique des Turks.

—Monsieur, vous êtes bien honnête!

Le général salua en accentuant le sourire.

—Je parle avec sincérité de sentiments que tous partagent, parmi les officiers et les gens de cœur.

—Vous avouez enfin que nos folies avaient du bon maintenant que vos maîtres les ont approuvées. Je vous en remercie. Charles X obligé de mettre ses divisions au service des rêveries que les instigateurs des complots militaires et les carbonari propagent depuis dix ans!... Ce fut là chose fort surprenante... hein?

—Vous avez raison, capitaine, d'être fier... A votre place, je m'enivrerais de mon triomphe.

—Ah, Monsieur, que n'étiez-vous des nôtres alors qu'il y avait péril à cela!

—Monsieur, je choisis mes dangers... Il en est auxquels je ne me dérobe point. Il en est même auxquels je dérobe les autres..., à l'encontre de mes intérêts...

Le général, sans élever le ton, avait dit ces mots assez fermement. L'oncle Edme rougit fort, et sourcilla. Toutefois il se contint.

—A ce propos, laissez-moi vous remercier des démarches qui, lors du complot Berton, me permirent de gagner l'Espagne constitutionnelle. Je n'avais pas eu, depuis, l'occasion de vous témoigner ma reconnaissance, sauf sur la rive gauche de la Bidassoa où j'eus le regret de vous mettre en joue, tandis que sur la rive droite vous faisiez tirer à mitraille contre le drapeau tricolore, contre le colonel Fabvier, contre mon père et contre votre serviteur.

—Ce sont-là de facheuses extrémités auxquelles la discipline nous réduit parfois... Bah! nous voilà hors de peine, l'un et l'autre. Tant mieux!... N'y pensons plus... Ces tubes-là portent loin?

Il montrait un fusil de janissaire incrusté de coraux. Les deux soldats dissertèrent longuement sur les choses de leur art; le général fort à l'aise, pacifique et faisant luire au soleil sa botte vernie que le sous-pied d'un pantalon collant étreignait; le demi-solde ironique en ses allusions aux grades et aux honneurs indus dont jouissait le suppôt de Marmont. Il l'appelait: «Monsieur!» sans lui accorder d'autre titre. Toutefois ils en vinrent à parler de leurs souffrances en Russie, puis du général Lyrisse, décédé si tragiquement dans l'auberge de Falmouth. Ils se rappelèrent la mort de Bernard Héricourt et comment ils avaient recueilli son dernier souffle, sous le canon de Presbourg.

—Ah! qu'est-ce que de nous.., fit le général! Et ce grand garçon qui joue à l'avocat libéral, qui se compromet autour des barricades, c'est l'enfant dont il nous montrait la miniature dans la guérite de Friedland... Vous vous rappelez? Il faisait un diable de temps.

—Voilà mes deux oncles aux prises avec leurs souvenirs.., cria joyeusement Omer.

Dès cet instant, les adversaires se départirent de leurs rancunes apparentes. Le capitaine promit de rédiger un mémoire sur la portée du tir dans l'armée turque, sur les mouvements tactiques de l'infanterie égyptienne, et sur ce qu'il avait ouï dire des forces que le dey d'Alger utilise. Ils se quittèrent sans trop de froideur.

—Je vous porterai ce mémoire en vous rendant votre visite.

—Je vous serai bien obligé, capitaine. Vous serez toujours le bienvenu chez votre nièce Denise. Vous n'y trouverez que des amis de la Grèce et de ceux qui la défendent. A l'honneur de vous revoir, avenue lord Byron.

—Il a une qualité, cet animal: il ne dissimule pas. J'aime ça..., conclut l'oncle Edme lorsqu'Omer après avoir reconduit le général, l'eut rejoint... Malgré tout, il garde son caractère de soldat.

—Et nous lui devons votre chère tête.

—C'est d'ailleurs vrai. En 1821, elle a rudement branlé sur mes épaules. S'il ne s'était mis en frais de démarches avec Praxi-Blassans, les mouchards m'auraient cueilli à la Rochelle avant que je n'eusse mis le pied sur le bateau...

—Et puisque vos idées se rejoignent à présent sur le rivage du Péloponèse et sur celui d'Alger.

—Laisse-moi travailler à ce mémoire. Je prétends lui en remontrer...

Fiévreux, le capitaine abaissa le panneau du secrétaire, attira l'écritoire et une main de papier. Aussitôt il s'empressa de tailler à grands coups de canif une plume d'oie.

V

Le 1er novembre 1829, après avoir entendu trois messes et communié en mémoire de son frère Bernard, la comtesse Aurélie passait dans la tristesse le jour anniversaire des Morts, comme elle avait coutume depuis dix-neuf ans. Mme Héricourt, et son fils la trouvèrent faubourg Saint-Honoré dans la chambre jadis habitée par le cavalier de la Révolution, quand il attendait à Paris les ordres de route pour la campagne de Hohenlinden. Le sanctuaire était en apparat. Sur le guéridon précieux, pavé de jade, de malachite et d'onyx en fragments conjoints, reposait l'exemplaire de René que des feuilles mortes gonflaient entre les pages. Tout contre, embrouillé dans ses mèches brunes, le visage du dragon brillait entre deux épaulettes d'argent soigneusement peintes par le miniaturiste. Le placard ouvert montrait une esquisse au pastel, celle de la fillette en bas bleus, assise à terre, et qui souffrait par l'angoisse de ses yeux clairs, la grimace de la bouche. Le dessin en était sommaire, mais il exprimait avec perfection la détresse tragique de cette enfant.

—Il y a beau temps que j'ai cessé d'être à la ressemblance de cette petite Bavaroise effrayée par les dragons de la République... dit la veuve en comparant à cela son image que reflétait le miroir du trumeau. ...S'il vivait encore, mon pauvre Bernard s'étonnerait bien de m'avoir recherchée, en raison de ce mérite. Je ne lui rappellerais plus son péché de guerre... comme tu dis, Dieu me pardonne!

—On change hélas! répondit la comtesse. Ta fille fut toute pareille à cette jeune étrangère vers seize ans. Qu'a-t-elle gardé de cela. Pas même les cils sombres, les yeux clairs que chérissait ton mari. Les uns se sont dorés, les autres se sont assombris à cause de leur malice... Denise est une jolie dame, tout autre à présent. Je ne vois qu'Elvire Gresloup dont les yeux d'Angleterre et les cils noirs, la fraîcheur du teint rappellent la figure du portrait que dessina mon frère.

—C'est vrai!... Seigneur! s'écria Mme Héricourt... Ah, ma bonne... Mais c'est vrai!

La veuve joignit les mains. Fort émue, elle tomba sur une chaise, et resta muette. Omer examinait l'œuvre médiocre. Il essayait d'y reconnaître des analogies précises. Sans doute, cette même candeur dont la teinte azurée pare les yeux des vierges, luisait sous les paupières d'Elvire, sa fiancée. La lumière de son regard attentif traduisait cependant une force que n'avait point certes possédée cette misérable enfant du pays germanique, douloureuse et meurtrie.

—Ah! mon fils, s'écria Mme Héricourt. Ce besoin d'aimer Elvire, tu l'as dans le sang! C'est le penchant invincible de Bernard pour les yeux clairs et les cils sombres! Ton père guide ta passion même, malheureux! Et tu es perdu pour mon cœur. Je n'espérerai plus maintenant, même au fond de moi, que tu prennes, un jour, la soutane. Pardonnez-moi, Seigneur, car vous m'avez faite moins puissante que les morts!

Elle soupira cette prière dans un sourire de navrance et de déception. Omer eut haussé les épaules. Quel rapport subsistait vraiment entre la physionomie de cette paysanne allemande aimée de son père, quelques semaines ou quelques heures aux champs de conquête, et la suave Elvire Gresloup, son Eloa, de pensée peut-être redoutable sous l'allure d'un ange, tantôt naïf et blanc comme ceux du Giorgione, tantôt somptueux et puissant comme ceux du Véronèse. Il ne distinguait rien qui apparentât les deux filles. En vain essaya-t-il de contredire. La tante Aurélie ne l'approuva guère. Elle jugeait que Mlle Gresloup portait, à la figure, le signe des yeux clairs et des cils sombres chéris du colonel Héricourt.

—Oui, oui, mon frère t'a commandé cette affection, Omer! Tu es le moyen qu'il a choisi pour se survivre...

—Y pensez-vous, ma tante?

Pourtant il se rappelait les vigueurs inconnues, intimes, émanées du plus profond de son être, et qui avaient surgi, toujours, pour vaincre sa lâcheté naturelle, à l'heure du péril.

—Comment le nierais-tu? ajouta la veuve. Vois comme, outre ton père, mon aïeul même, oui, le vieux Lyrisse, ton parrain, le franc-maçon terroriste, regagnent sur toi, sur nous chaque instant, du fond de la tombe. Praxi-Blassans et moi, n'avions-nous pas vaincu l'esprit de guerre en toi, lorsque mon frère Edme eût dû fuir en Grèce, après le complot de Saumur? Avec les Pères de Saint-Acheul et ton précepteur, nous avions repris ton âme. Tu étais assidu dans la chapelle des Missions, tu consacrais ton intelligence au triomphe de l'autel. Le P. Ronsin te confiait déjà de bonnes œuvres pour la plus grande gloire de Dieu. Un pieux avenir de prêtre, d'évêque même t'était réservé. Édouard te persuadait de suivre son exemple. Tu l'aimais. Vous ne vous quittiez guère pendant les vacances. Tu venais de finir tes études de droit. Tu allais certainement entrer au séminaire. J'étais confiante. Quel maléfice a fait revenir de Missolonghi mon frère Edme pour payer tes dettes, t'emmener en Italie chez les carbonari de Rome, acheter ton âme, t'entraîner dans le parti des demi-soldes, des bonapartistes et des jacobins?... Qui? Sinon les volontés de mon aïeul et de ton père servies par Edme. Ah! tout est perdu maintenant. Te voilà chassé de la Congrégation. Tu obéis au major Gresloup, à ce saint-simonien, à ce suppôt d'enfer. Tu as risqué ta vie dans les émeutes, au milieu de la canaille italienne, pour qu'il t'accorde la dot de sa fille... Et moi, moi, ta mère, tu me rejettes comme une pauvre vieille chienne inutile, dans un coin de la maison. Oh, c'est fini de pleurer. Ne crains pas que je t'importune. Quand le Seigneur m'appellera devant ses pieds de lumière, je n'aurai même pas une âme de chrétien à lui présenter comme mon œuvre... Les morts m'ont repris tout mon bien spirituel... Les morts ont vaincu... Tu es possédé par les âmes de Bernard et de mon grand-père... Et je ne sais rien qui les exorcise... Va donc... Obéis à tes démons, Lucifer!... Laisse-moi. Tu aurais pu me racheter au Malin... Tu m'as perdue pour la vie éternelle..., mon fils... Tu m'as retranchée du ciel...

A voix humble, elle disait les choses. Seulement elle hochait sa tête blême et rude, elle aspirait, à la fin des phrases, de l'air sifflant par la brèche de sa denture, ce qui joignait un bruit ironique à son léger ricanement. Ses bras s'enveloppèrent mieux dans le châle de crêpe noir; ils tendaient l'étoffe sur ses maigres épaules. Là-dedans elle se retranchait, s'isolait, en se redressant contre le dossier de la bergère, les yeux clos.

—Comment le Seigneur te jugerait-il responsable des idées transmises à ton fils, par l'influence des ancêtres, dit la comtesse? Jésus défend d'accuser autrui. Et les pauvres morts pourquoi les accuserions-nous? Bernard voulait tant que ta Denise épousât mon Édouard. Justement elle refusa, parce qu'elle avait reçu en héritage le caractère d'un guerrier. Elle préféra le général qu'est Augustin. Elle ne recula pas devant l'âge de son oncle, pour l'épouser. Tu vois. On ignore ce que peuvent nos volontés les plus ferventes. Seul Dieu sait le mystère de nos destinées.

—Peut-être as-tu raison, ma bonne, concéda Mme Héricourt..., car elle craignit de pécher en l'incommodant par son désespoir et par sa colère.

Elle s'efforça de paraître indulgente. Omer se défendit encore de reconnaître quelque ressemblance entre Elvire et la fille du pastel. Mme Héricourt l'accusa de dissimulation. Même gaiement, elle plaisanta les inadvertances des amoureux; elle affecta de s'attendrir à la mémoire du temps où la petite Gresloup jouait avec son fils, collégien, puis étudiant; enfin, et c'était là sa malchance de veuve éprouvée par le Seigneur, elle regretta qu'il n'eût pas été séduit par Dolorès. Mlle Alviña ne dépendait point, elle, de parents jacobins ni athées. Bonne catholique, elle gardait l'ardente foi des Espagnoles. Fallait-il ne plus disputer à Dieu cette jeune fille intelligente et belle à souhait?

La tante Aurélie réprouva cette claustration probable. Elle sembla prête à pleurer, comme sur elle-même. Denise n'assurait-elle pas qu'en apprenant les fiançailles d'Omer et d'une autre, son amie deviendrait folle? Elvire, orgueilleuse froide et très jeune supporterait mieux une rupture. Omer s'impatienta. De telles alarmes pour exagérées qu'elles fussent, confirmaient ses propres appréhensions. Obsédée par la générale Héricourt, par l'oncle Augustin qui avaient leurs vues sur la Banque d'Artois, Dolorès, dans l'aspiration à ce mariage, employait toute la fièvre de sa vie chaude. Le jeune homme railla les cent petits drames ridicules qu'elle suscitait, qui l'exaspéraient lui. En manière de vœu, elle ne mangeait plus ni fruits, ni gâteaux, ni mets agréables, afin que la sainte Vierge changeât la prudence d'Omer en ferveur. L'amoureuse passait toujours de longues heures à genoux devant les autels, en compagnie de Mme Héricourt. Elle faisait ainsi, du matin au soir, des stations dans les églises de Paris, sans omettre une seule, et brûlait, en toutes, des cierges. Devant la statue de Saint-Omer, dorée, bariolée, presque de taille humaine, les bougies flambaient toujours, dans sa chambre, sur la commode qui servait de piédestal à l'évêque de bois.

Si elle apprenait ce culte, Elvire en concevrait de l'ennui. Elle accuserait Omer de ne pas décourager la sotte, de se complaire à renforcer cet amour par trop de politesse. Là-dessus, Mlle Gresloup ne farderait point son sentiment. Si elle ne doutait pas de la constance jurée par son Lucifer, elle jugerait cruel le jeu d'abuser un pauvre esprit romanesque. Surtout il était à craindre que la tendresse méticuleuse de sa mère n'intervint pour retarder le moment des accordailles.

Or, Mme Gresloup plaignait, devant les visiteurs, la santé de son enfant. Elle avait encore appelé le médecin, avec sa lancette et le plat aux saignées dans la villa de Meudon. Depuis, elle se lamentait doucement, parlait d'Elvire comme d'une œuvre fragile que heurterait trop rudement la caresse d'un mari. Elle devait même avoir usé de son influence sur le major. «Vingt femmes valent mieux qu'une pour un jeune fashionnable de votre âge, mon cher!» avait-il déclaré, la pipe à la main, entre deux bouffées de tabac, un jour de passage à Paris. Omer lui vantait la douceur de la vie conjugale, les joies qu'une belle épouse amènerait dans la demeure négligée par le fanatisme de Mme Héricourt, le plaisir et l'utilité de recevoir des amis politiques autour d'une table bien servie et que préside une personne avenante, gracieuse, fière de son rôle social, enfin le devoir de consoler une mère si triste, et que la présence d'une bru charmante égayerait sûrement, guérirait, peut-être. Cette rhétorique pleine de précautions oratoires ne tira nulle invite du major adossé contre le socle de Virgile. L'hiver, approchait maintenant. Rien ne permettait de prévoir la réalisation prochaine des promesses naguère échangées Omer pensa qu'Elvire chérissait, quoi qu'elle en dit, leur état indécis de fiancés probables, ces demi-caresses, dans l'ombre, ces baisers à demi-chastes, ces conversations muettes entre leurs yeux passionnés. Elle estimait suffisants les aveux des romances qu'elle chantait au piano. Elle ne souhaitait pas d'autre étreinte que celle de leurs doigts unis furtivement. Elle se plaisait à l'attente du bonheur, et la préférait au bonheur même.

Selon Dubourg, M. et Mme Gresloup redoutaient de mettre Elvire à la merci de Mme Héricourt, de sa dévotion morose, larmoyante et taquine. Ils ne redoutaient pas moins les spéculations de tante Caroline, que la puissance amoureuse de Mlle Alviña sur un mari très jeune et sans vertus profondes, à leur sens. Motifs, après tout, sérieux d'hésitation. Pour Omer, ce ne laissait pas d'être inquiétant.

Et voilà que la tante Aurélie avertissait Mme Héricourt de ses desseins sur l'Espagnole. Par mille phrases dolentes, la comtesse le conjura de la prendre en pitié:

—Omer, tu n'as pas de cœur!

Vivement, il invoqua les théories du comte de Praxi-Blassans: le mariage est chose plus importante que les passions individuelles; car il fonde la famille, élément essentiel de l'État. Delphine ne négligeait plus rien pour convaincre Mlle Alviña de prendre le voile. Devait-il lui, se poser en rival de Dieu. Omer eût-il ressenti pour l'espagnole un goût réel, il assurait que ces considérations supérieures l'eussent détourné. De fait, il eut préféré, dans l'alcôve, aux baisers timides, au corps virginal d'Elvire, les chairs odorantes et les étreintes fougueuses de Mlle Alviña, s'il se fut agi de frêles amours. Donc il se jugeait sincère.

—Je ne dois pas moins sacrifier mes passions à cette espérance du cloître qu'à la félicité de ma descendance, de ma «gens». Cela seul est digne de moi.

Alors les deux femmes allièrent leurs discours pour imputer à des espérances cupides les raisons de l'avocat.

—Je te souhaite d'être, en vérité, et au fond de toi-même, d'accord avec tes paroles, mon cher enfant, dit la tante Aurélie; sinon tout cela semblerait vilain... Non, non, j'aime mieux croire que ton père t'inspira cet amour pour les yeux clairs et les cils sombres d'Elvire, parce qu'il aima les yeux clairs et les cils sombres de la petite bavaroise et de notre Virginie... Et tu t'abuses en expliquant avec des arguties ce que le sang paternel t'ordonne de vouloir.

Elle revenait à sa marotte de vieille amoureuse, maniaque, dévote envers le souvenir du héros, envers ses reliques, envers le pastel qui formait, pour ainsi dire, le tableau d'autel dans le placard ouvert. Tripotant son chapelet aux grains d'ivoire, aux dizaines de vermeil, en un mouvement machinal et lent, Mme Héricourt déplorait encore que son père et son aïeul, par l'entremise de son sang, continuassent aussi d'empoisonner l'âme de son fils avec leurs idées de morts. Toutes deux refusaient au jeune homme l'illusion d'être lui-même. Et ce l'humilia. Sans cesse il se rappelait les quelques événements où, malgré la terreur de sa lâcheté naturelle, une force même pas secrète, la force évidente de son père, l'honneur, l'avait soudain poussé dans le combat. Il se revoyait essuyant le feu de l'adversaire, durant le duel avec le neveu de l'archevêque; plus tard, se dressant, à côté d'Auguste Blanqui, contre le tonnerre de la fusillade dans la rue aux Ours, et criant: «Vive la République!» malgré ses mâchoires qui grelottaient; naguère galopant sous les balles des sbires dans la campagne de Rome. Du fond du tombeau, le père, le grand-père Lyrisse, et le vieil illuminé d'Allemagne guidaient toujours ses gestes!

Sa tante et sa mère l'en persuadaient dans cette chambre aux boiseries grises où l'âme de Bernard Héricourt s'était, durant l'automne et l'hiver de 1799, définitivement affermie pour les exploits de Mœskirch, de Hohenlinden, d'Austerlitz et de Wagram. Omer estimait ses arguments plus médiocres à mesure que l'heure s'avançait.

L'abbé de Praxi-Blassans entra sur le tard. Il jeta son tricorne avec rage au fond d'une bergère. Sa soutane ouverte laissait apercevoir ses jambes en culottes de filoselle et ses mollets maigres. Monseigneur de Quélen avait averti les prêtres et les jésuites de province, convoqués au palais archiépiscopal, que le ministre garde des sceaux exigerait bientôt l'application des ordonnances soumettant au régime de l'Université les établissements d'instruction où dominait la règle de saint Ignace. Cela traversait tous les desseins d'Édouard. En vue de multiplier les ressources, au couvent de Horps, il avait établi un cours de sciences, qui dès maintenant attirait des élèves fort riches. Beaucoup d'industriels flamands entrevoyaient l'urgence de fournir à leurs fils les connaissances de l'ingénieur, puisque les fabriques de sucre de betterave, et les charbonnages allaient acquérir toute l'importance dans les affaires du Nord. Les ordonnances du ministère Martignac obligé de satisfaire quelque peu la gauche libérale, tendaient nettement, par des mesures aussi détournées que prohibitives, à supprimer le droit d'enseignement pour les Pères. En juin 1828, le collège de Saint-Acheul et ses annexes avaient par l'article I, été réunis à l'Université, avec ceux d'Aix, Billon, Bordeaux, Dôle, Forcalquier, Montmorillon et Sainte-Anne d'Auray. Aujourd'hui le collège de Horps, à son tour, était menacé.

Parmi ses longues mèches brunes, le pâle visage d'Édouard se convulsait à chaque invective furieuse qu'il lançait contre Laffitte, Casimir Perier, M. de Noailles et le Roi lui-même. Quant à l'abbé Mathieu, c'était un lâche. Ne conseillait-il pas de ployer comme le roseau de la fable, de laisser fuir l'orage, pour se redresser ensuite? Et le Provincial de l'Ordre qui baissait la tête devant les grimauds des gazettes! Édouard avait envie de dépouiller la soutane, d'abandonner son œuvre, et tout...

—Ne blasphème pas, grand Dieu!... supplia Mme Héricourt.

La comtesse Aurélie, l'attira près d'elle, le fit agenouiller, furieux, rouge...

—Pour quelques élèves de perdus! Fi donc, mon fils! Paraître en cet état, devant ta mère, dit-elle! Fi donc!

—Hé ma mère! A quoi bon les idées, le génie même sans l'argent qui leur permet de vivre et de s'imposer. Je ne puis rien pour mon Dieu, sans cela: c'est la nouvelle nécessité.

—Tu peux offrir la sainteté de ton existence.

—Ça ne suffit point!... rugit-il en haussant les épaules, en dissimulant combien cette interruption lui semblait ridicule... La sainteté contente mon égoïsme qui veut devenir un élu, un bienheureux titré, honoré, encensé, bercé par les musiques des anges. Oui. Mais suis-je seul au monde? Il y a la masse des pécheurs qu'il faut racheter, sauver, qu'il faut éblouir par le miracle! Comment le faire sans le triomphe de nos œuvres, de mon œuvre? Hein, comment le faire...?

—Notre Seigneur Jésus-Christ se contenta de sa pauvreté et de son sacrifice.

—Autre temps, autres moyens! En Chine, tous les jours, nos missionnaires trépassent aussi divinement que Jésus, depuis deux cents ans, et les chrétiens sont encore en petit nombre là-bas, au milieu des infidèles. Le sacrifice de sa personne ne suffit plus. Il faut entrer dans le siècle, avec les armes du siècle. Renoncer à l'argent c'est compâtir à la faiblesse de notre égoïsme, c'est songer à nous seuls, à notre individu lâche et soucieux de son unique salut. Mais au contraire, abdiquer les chances même de ce salut pour conquérir les âmes, pour remplir d'une multitude fervente les provinces du ciel, dussè-je, pour cela, mériter le Purgatoire, l'Enfer; voilà la véritable charité, le grand, le suprême sacrifice. Oui, se damner, s'il le faut afin de réunir au troupeau du Christ toutes les brebis vagabondes! C'est le souverain but! Outre nous, il y a les autres, il y a l'avenir, il y a la descendance des fidèles, héritiers de notre foi...

—Vous l'entendez! conclut brusquement Omer, attentif à ce discours, et saisi par la vérité nouvelle. Vous l'entendez! il professe comme moi que nous nous devons à l'avenir de la nation et du monde. Il vous donne les mêmes raisons de choisir notre devoir. Entre la passion souffrante de Mlle Alviña, et la maternité triomphante de Mlle Gresloup, je n'ai plus le droit d'hésiter. L'Église même, par la voix de l'abbé, vous dicte votre consentement...

En effet Édouard le soutint. Les deux mères et leurs fils discutèrent longtemps, et ne se convainquirent pas.

—Mais tu n'as plus aucune vergogne assurait Mme Héricourt à son fils... Comment oses-tu comparer le souci de ta fortune temporelle aux espérances d'un apôtre comme Édouard...

—Saint François de Sales écrit: «Ayez beaucoup plus d'application à faire valoir vos biens que n'en ont même les mondains, Philothée. Les biens que nous avons ne sont pas à nous, et Dieu qui les a confiés à notre administration prétend que nous les fassions bien valoir... Mais il faut que notre soin soit plus solide et plus grand que celui des mondains parce qu'ils ne travaillent que pour l'amour d'eux-mêmes, et que nous devons travailler pour l'amour de Dieu...»

Ainsi parla l'abbé de Praxi-Blassans, les doigts joints.

—Les biens d'Omer n'iront pas à Dieu, répliqua Mme Héricourt...

—C'est une affaire entre le Seigneur et lui. Mademoiselle Gresloup est pieuse, par ailleurs!

—Vous tuerez donc Dolorès Alviña!... gémit la comtesse...

—Mais elle n'en mourra point..., déclara le prêtre en riant... Saint Omer lui trouvera quelqu'autre prétendu si ma sœur ne réussit point à l'entraîner dans sa pieuse retraite.

Bientôt les deux jeunes gens furent mandés par M. de Praxi-Blassans. Ils prirent congé de leurs mères prêtes à des oraisons. Omer ne manqua point de remercier son cousin.

—Tu m'as bien défendu, pour un ennemi!

—Tu restes dans la faction des libéraux... définitivement?

—Mon Dieu, je le pense... La fusillade de la rue aux Ours m'a rejeté dans le parti de Laffitte et du général Pithouët. Le P. Mathieu m'a rayé de la liste des probationnaires...

—Il eut tort. Mon père l'a fait savoir au P. Mathieu, bien que lui-même ne mette plus les pieds aux Missions, et qu'il reçoive en pantoufles, les courriers d'ambassade chez la tendre Élodie, aux Porcherons. Notre Provincial est un imbécile, avec sa profonde politique. Il cède où il ne faut point, sur ces ordonnances de Portalis qui vont miner nos collèges; et il frappe de travers sur ceux qui, par leurs actes, tout en nous appartenant, démentaient l'opinion qui nous proclame autoritaires et tyranniques. Mauvais coup de gouvernail. La pêche miraculeuse va cesser. J'enrage d'être trop jeune. On ne m'écoute pas. Il faut avoir des rides, un œil à taie, et des membres perclus pour qu'on vous juge clairvoyant.

Ils achevaient de descendre les marches de l'escalier intérieur. Un laquais leur ouvrit la bibliothèque. En habit gris, le comte trottinait, jetant à travers son lorgnon, des regards aigus par-dessus les épaules des secrétaires qui, courbés sur leurs pupitres, rédigeaient ou copiaient. Il pria d'attendre et s'excusa sur l'importance des affaires que suscitait le blocus d'Alger dont les règles étaient méconnues audacieusement par les caboteurs des Deux Siciles, de Malte et des Baléares. De là mille complications internationales. D'autre part la Grèce et la Turquie lui laissaient peu de repos. Les progrès des Russes inquiétaient les cours. Les cabinets de Londres, de Saint-Pétersbourg et de Paris, échangeaient sans interruption, à ce propos d'innombrables dépêches. M. de Praxi-Blassans rédigeait les paragraphes essentiels de cette correspondance pour les bureaux de M. de La Ferronays.

—Pour ce gibier d'apothicaires, leur cria la voix de fausset, et il me laisse tout besogner. N'allez pas l'entretenir des machinations de l'Angleterre contre le tzar et nous, avant que la purge du matin n'ait donné tout son effet...! Et si les Russes intriguent au Divan, cela ne saurait autant lui importer que le pus du séton qui dégorge à son épaule... Je n'ai jamais ouï dire qu'un malade fût si dégoûtant, encore qu'il paye de mine, les jours de conseil. Quand je lui porte les dépêches avec mes minutes, je suffoque tant est grande la puanteur des tisanes qu'on lui sert à tout instant, jusque dans le cabinet des audiences... Il appartient aux emplâtres et à la seringue... tout d'abord... et se tue avec des drogues par peur de mourir... Que non, l'âge ne fait rien à l'affaire... Il y a belle lurette que je ne tette plus ma nourrice; et cependant je m'en tiens à me lever tôt, et à boire de l'eau claire, par-dessus ma confiture de coings... Ce qui ne m'empêche point de sacrifier à Vénus autant qu'homme du monde... Ah, mon neveu, que je vous rends grâce de m'avoir obligé, par vos désordres, à connaître votre Élodie. La gracieuse fille de Cypris! Elle couronne de roses et de lis mes vieilles années. Sa voix plaisante est comme celle d'une source. Et quand elle m'appelle du sobriquet qu'elle m'octroie «Pan, vieux Pan!» il m'apparaît que toute la nature m'engage à lui faire la politesse par le moyen de cette ondine... Crois-moi, l'abbé, cela vaut mieux que tes dévotes de confessionnal... qui sentent le cierge et la poussière... Pouah. On a beau s'apercevoir à tous moments, que les os se font lourds, et que se lever d'un fauteuil devient une affaire, peu vous chaut quand on se peut étendre au long d'une demi-déesse toute nue, et lui faire rougir les oreilles...

Ses petits yeux en extase, il continua sur ce ton, dans le cabinet à médailles où il les avait conduits. A peine s'interrompait-il pour lire les pièces apportées par les secrétaires, apposer la signature, faire sur le travail mille et une remarques désobligeantes, conclues par un dur et colérique «Allez, Monsieur»; ce dont ne se troublaient pas autrement ces vieillards grognons, aux bas jaunis vers la cheville.

Le comte s'évertuait à dire son amour, et à triompher là-dessus. Constamment il inspectait sa figure dans le miroir mural, caressait le rouleau de ses cheveux gris et soyeux, le long de sa nuque, puis du col d'habit. Il se réjouissait de sa taille, et de ses jambes en guêtres qu'il croisait l'une par-dessus l'autre, afin de faire valoir la finesse de son pied. Il soufflait aussi de l'haleine sur un ongle de la main gauche et le polissait avec la peau du pouce droit. Ainsi toute sa personne était active, sans cesse, comme sa parole. Il prêta peu d'attention aux fureurs de son fils qui lui reprochait ses alliances avec Martignac, Châteaubriand, et les doctrinaires de Royer-Collard. Allait-on persécuter l'Église? Il accourait de Flandre pour réclamer des secours contre Portalis et Vatimesnil qui trahissaient tout à coup la cause de Dieu. Les Pairs voudraient-ils permettre aux jacobins, aux révolutionnaires de remporter cette victoire dangereuse pour le trône et la politique de l'autel?

—Tout beau! Ces messieurs de la Congrégation, six années durant, ont reçu de nous les moyens de faire paraître les merveilles de leur gouvernement. Ils ont promis d'imposer silence aux passions. Elles n'obtempèrent pas les passions, hein l'abbé, ce me semble? Les disciples de M. de Loyola nous ont gâté plus d'esprits qu'ils n'en convertirent. Paris l'a déclaré aux élections; et la province l'imite... C'est, par ma foi, le plus beau camouflet qu'on puisse voir... Il ne s'agit pas d'exaspérer les gens de boutique, les sacrilèges de carrefour et les journalistes de soupente, jusqu'à ce qu'ils recommencent leurs excès de 1792. Il faut sauver d'abord la dynastie. Le Saint-Père engage les évêques à tolérer ces ordonnances...

—Le pape est un pleutre!...

—Holà! Tu me romps les oreilles, l'abbé...! Et je souffre assez mal ces façons!

Édouard dut se taire. Le comte s'était levé. Il rajustait les pans de son habit devant la glace du trumeau.

—Madame de Horpsvrahen te dédommagera de ce contretemps, car les sentiments de ces sortes de personnes sont toujours prodigues envers les serviteurs de Dieu s'ils ont de la jeunesse un bon visage, et un blason. Plains ton malheureux père, l'abbé, plains ton malheureux père qui doit laisser au contraire sur le sein de sa Danaë la trace en argent de chaque caresse!

Dans la principale vitrine de son médailler, entre les effigies d'or jaune aux reliefs d'empereurs byzantins, il montra quatre écrins vides. Provisoirement, il avait dû mettre en gage les pièces les plus rares, celle même frappée en l'honneur de Basile le Macédonien qui restitua la principauté de Rascie à l'ancêtre des Praxi-Blassans dépossédé par les Bulgares. Têtue pour acquérir à la vente publique d'un banquier failli, une copie de l'Hiver par Falconnet lui-même, la tendre Élodie n'avait pas souffert de laisser fuir l'occasion. Le comte loua le goût de son amie et la beauté de la statue, façon de pallier ses largesses intempestives.

—Elle a transformé son hôtel magnifiquement. Toute chambre y devient musée... C'est à miracle! Il faut voir le vestibule en rotonde où sont les tableaux de la Chasse de Diane. La petite y court, pour me plaire, dans le costume des nymphes. Quant à moi je m'affuble d'une perruque cornue, et d'un sayon de poils de bouc, à la mode des satyres. C'est le travestissement qu'y prennent mes amis lorsqu'ils me font l'honneur de souper avec leurs filles d'opéra... Si vous n'étiez si jeune, Omer, je vous prierais de nous joindre. Mais nos barbons seraient jaloux de votre tournure. Sans quoi vous entendriez M. de Montmorency réciter à ravir ses traductions en vers des odes d'Anacréon, et Monseigneur de Tyr, couronné de roses, chanter le Sabot Perdu, avec les inflexions les plus drôles qu'un ecclésiastique et un casuiste aient jamais pu moduler, en compagnie de danseuses et de Pairs.

Indéfiniment le comte discourut de la sorte. Il enviait les cheveux de son fils qu'Élodie eut aimés, et la taille d'Omer dont elle l'entretenait encore parfois avec délices. L'abbé ne tira point de promesses favorables à sa cause. Il ne put qu'entendre confirmer ses appréhensions.

M. de Praxi-Blassans recommanda, par contre, à son neveu de fréquenter plus assidûment chez le général Héricourt, de le réconcilier complètement avec le major Gresloup et le capitaine Lyrisse. Il convenait qu'un salon mixte fût mis en honneur où se rencontrassent les forces militantes de l'opposition constitutionnelle, les doctrinaires, ceux de la faction Châteaubriand-Martignac, les carbonari mêmes. A ceux-ci les doctrinaires donneraient des gages s'ils l'exigeaient. L'heure était venue d'allier provisoirement toutes les forces libérales pour défendre le ministère contre les intrigues certaines des ultras. Polignac allait revenir de Londres. En acceptant la présidence du comité de secours pour les Grecs, le général Héricourt offrait un terrain d'entente à tous les partis, Avenue Lord Byron.

Omer ne se souciait guère de s'y trouver entre Elvire et Dolorès.

Il fit la moue.

—Je ne pense point, mon neveu, que vous vous laissiez embarrasser par les mômeries de cette petite espagnole, ni que vous permettiez à vos affaires de cœur de l'emporter sur nos affaires de famille et d'état, puisqu'il plaît à Dieu de joindre notre fortune aux intérêts les plus considérables de l'Europe.... Ce serait là une marque de faiblesse indigne de vos alliances; et par quoi vous feriez trop sentir l'odeur des petites gens. Je regretterai toujours n'avoir pu vous emmener, avec moi, à la cour du Grand Seigneur cet hiver. Dans les ambassades, là-bas, vous vous fussiez décrassé. Je revaudrai cela à M. de La Ferronnays. Ah! il n'aurait point voulu nommer «un petit avocat compromis dans les émeutes», ni moi-même qui suis son oncle! Fort bien. Nous glisserons quelques traverses dans les roues de son carrosse. Pour l'heure, mon neveu, tâchez de vous tenir droit contre le vent. Songez que la Banque d'Artois vient d'acheter de la rente, et que les changements de la politique ont de l'influence sur les cours de Bourse. Aussi bien puisque les blés de nos vaisseaux ont atteint un haut prix sur le marché de Falmouth où l'on craignait la disette de la Grande-Bretagne, il vous siérait peu de réduire les bénéfices de Mme Cavrois, qui sont les nôtres, en faisant le jeu des spéculateurs à la baisse... Une grosse partie est engagée. Il faut du bel argent liquide pour mettre en valeur les nouveaux charbonnages découverts autour de la Fosse Cavrois... Interrogez là-dessus M. Laffitte que vous rencontrerez chez votre oncle Augustin. Il est de bon conseil, et il a le ton le meilleur... Je vous invite à vous faire bien venir de lui... Et pour Dieu!... finissez-en avec la créole... Vous avez trop de goût pour la petite oie... Monsieur!... Songez au solide, saperlotte!

Après avoir cogné sa boîte d'or, le comte se bourra le nez de tabac, en pirouettant. Omer se rendait à ces raisons. Tous trois étaient revenus dans la bibliothèque où les titres d'or éclairaient les reliures en veau de six mille volumes. A nouveau l'abbé tenta de se faire entendre par son père. Il se déclara porte-parole de Monseigneur d'Arras et de Monseigneur de Saint-Omer. Ces prélats continueraient la lutte, s'ils n'obtenaient point d'adoucissement à la rigueur des ordonnances.

—Ah çà, l'abbé. J'ai dit mon mot.... Suffit. L'Algérien et le Turk m'obligent à vous donner le bonsoir....

Il leur tourna le dos prestement, et s'en fût de l'autre côté de la grande table, ouvrir les fermoirs à secret des portefeuilles avec une clef de montre en émail.

Édouard planta son tricorne sur sa tête et sortit brusquement.

—Allons chez Dieudonné. Il faut qu'il demande aux chimistes de la Sorbonne ce qu'ils pensent des carbones obtenus dans le laboratoire de Horps... Nos Pères ont travaillé.... Le miracle ne tardera plus.... Il éblouira. Et alors, nous enrôlerons les peuples sous la bannière d'une seule foi. Cor unum, Anima Una. Et que restera-t-il d'un Portalis, d'un Vatimesnil, d'un Martignac devant la face fulgurante de Dieu...? Tu verras! Tu verras, impie!

Sa griffe nerveuse étreignait le bras d'Omer par l'ombre des corridors. Dans sa chambre, il changea son vêtement ecclésiastique contre une longue redingote brune, et coiffa sa casquette de voyage à gland bleu.

—Je vois la Nouvelle Jérusalem descendre du ciel, comme l'a promis saint Jean... Le tabernacle du Seigneur avec la science des hommes! On va savoir Dieu. Il demeurera parmi nous. Il essuiera les larmes de nos yeux... Il n'y aura plus ni pleurs, ni cris, ni lamentations parce que le premier état sera passé!

Se signant tous les trois mots, l'abbé répéta des paroles analogues devant les laquais, solennels et ahuris, sous la livrée marron. Les deux cousins traversèrent les salons qu'illustraient les larges peintures d'histoire pleines de Croisés combattant les Sarrasins, de chevaliers en écorces de fer, de dames en hermines recevant les hommages des vassaux à genoux. Édouard prêchait son espérance aux bahuts monumentaux contenant des statuettes d'ivoire dans leurs niches d'ébène, et qui se dressaient autour des vastes pièces, tels des édifices sur les places publiques. Les planchers de marqueterie luisante miraient sa gesticulation parmi les ombres des tables en marbre lourd, et que soutenaient des sirènes, des dieux, des satyres barbus. Il attestait l'intelligence de l'abbé Lamennais, et la mémoire de Joseph de Maistre, dont les noms sonnèrent, échos des murs blancs, au vestibule, tandis que le Suisse énorme abaissait le marchepied de la berline.

VI

Pour se rendre à Meudon, près d'Elvire, Omer choisit un prétexte offert par ses fonctions de carbonaro. Maître-Elu de la vente centrale il fallut qu'il s'entendit avec le major Gresloup sur le recrutement des Bons-Cousins aptes à servir dans les «manipules», sur la formation des «centuries» et des «cohortes» où l'on encadrerait les F.·. conspirateurs, le jour de l'insurrection en armes. Les parades militaires secrètes exaltaient l'ardeur des «légionnaires»; et il importait de les tenir en haleine.

Omer arriva de bonne heure, à cheval. Son âme tremblait en tirant la sonnette de la grille. Serait-ce l'Elvire du soir sur le lac d'automne, ou bien l'ange dur de qui le regard solaire pénétrait toute l'arcane du cœur. Trois ou quatre plans de plaidoiries séductrices se confondaient dans l'esprit du visiteur lorsqu'il parut devant son Eloa parée d'un canezou de levantine à rubans ponceau. Si le jeune Urbain Gresloup, bachelier récent, n'eut été là prêt à recevoir des félicitations, Omer se fût trouvé gauche; mais il s'empressa vers lui pendant qu'Elvire annonçait d'une voix calme que cet adolescent au visage de fille timide allait, bientôt, se préparer aux examens de L'École polytechnique. Cet éloge fit rougir le petit lauréat que n'enlaidissaient point son habit court, le large pantalon de nankin, les bas bleus ni les souliers lacés.

—Je crains de montrer en cela trop de présomption. Il me faudra beaucoup d'assiduité, car j'entends peu de chose à la physique...

—Notre père t'aidera,.. puisque nous resterons dans notre campagne tout cet hiver, toute l'année.

Non sans une nuance de tristesse, la jeune fille avait hésité pour avertir de ce séjour loin de Paris. Omer comprit ce qu'elle insinuait de chagrin tendre dans ces mots.

—Mme Gresloup s'y décide-t-elle à présent?... s'écria-t-il en forçant le ton craintif de sa parole.

—Mon Dieu, oui..., répondit-elle les yeux baissés, et de son aiguille à tricot elle piqua machinalement l'acajou de la table... Maman ordonne de tout accommoder pour notre séjour durant les froids.

Il eut peur de voir des larmes dans «le ciel et la mer». Et lui-même tressaillit.

—Heureusement la route est bonne pour les cavaliers.

Elle ne répliqua point, comme il l'espérait, par une invitation directe. La bienséance, peut-être, commandait cette réserve. D'ailleurs elle atténua vite cette rigueur en répétant les louanges quotidiennes que le major décernait à son disciple. Urbain renchérit là-dessus. Naïf, le collégien admirait ce jeune carbonaro qui, pour l'indépendance de la Grèce, avait dangereusement voyagé dans les pays tyranniques, et qu'appréciaient tant le général-comte Dubourg, le capitaine Lyrisse et, puisqu'il venait de l'apprendre, M. de Montalivet lui-même. Omer Héricourt lui semblait un exemple de vie noble et de jeunesse glorieuse. Elvire approuvait de la tête, mais ne souriait pas. Quand Urbain fut à court d'éloges, et le jeune homme à court de modestie, elle profita d'un silence pour indiquer la cause de sa rancœur.

—Chacun est fier d'envier vos mérites. Nous sommes allées faire des visites à Paris, avant-hier. Dans le salon de Mme Camusot, Mlle Alviña vous a vanté. Elle nous a lu même une poésie de sa façon, où quelques-unes se sont plues a vous reconnaître sous les traits du héros. Au reste, Mlle Alviña se loue fort de vos attentions à son égard. Et elle sait à merveille assortir la couleur de ses écharpes à celle des fleurs que vous lui faites tenir.

—C'est une bonne demoiselle! répliqua-t-il d'un air détaché. Ma mère et ma cousine de Praxi-Blassans s'évertuent à lui faire prendre le voile, et comme je dois m'intéresser à ce qu'elles tentent, sous peine d'être taxé d'insouciance, je lui adresse de petits cadeaux pour sa chapelle...

—La chapelle de Saint-Omer?

A ces mots pourtant murmurés, Elvire secrète se révéla, Elvire hardie, de qui les regards fulguraient, de qui la colère faisait frémir les joues. Urbain rougit par delà les oreilles. Sans doute, avait-il reçu des confidences, et redoutait-il d'être mêlé à la querelle. Il se détourna vers la fenêtre. Il parut très attentif au vol des pies sur les arbres du parc. Ce fut le signe le plus clair de l'agitation douloureuse qui troublait la vie de la jeune fille. Pour que sa pudeur eût avoué de tels chagrins à son frère, il fallait qu'elle n'en pût supporter seule la violence. Omer supputa les flots de larmes qu'elle avait dû verser contre l'épaule étroite du collégien. Ce bel enfant, honteux devant la faiblesse de la jeune fille, enseignait davantage que toute une plainte jalouse de la sœur. Eloa tremblait de perdre son Lucifer.

Lui se plut à deviner la peine qu'elle célait mal. Il s'expliqua lentement;

—Mlle Alviña ne sait point se prémunir contre les effets du ridicule. Ses manières sont d'une créole, parfois d'une sauvagesse: elle se fixerait un anneau dans la narine, si c'était la mode, pourvu que le métal en fût brillant et visible de loin. Elle traite de même ses affaires de morale et de religion. En ce moment, ma mère l'engage dans tous ses exercices de piété. Leur nombre dépasse l'ordinaire. Mlle Alviña, pour marquer les bons résultats de ces pieuses leçons a placé, sur la commode, le saint que ma mère invoque le plus: mon patron... Il ne faut voir en cela qu'une politesse de catéchumène envers sa directrice de conscience. Notre médisance s'égare quand elle cherche plus loin...

Elvire avait repris son tricot; elle entre-croisait les longues aiguilles savamment:

—Vous n'immolez guère votre malice sur l'autel de l'amitié. Cette pauvre demoiselle qui vous adore mériterait que vous l'épargniez mieux...

—Mon Dieu! je ne me soucie pas de lui plaire outre mesure, et je n'ai pas de penchant pour la flagornerie. C'est une brave personne trop jolie, trop bien mise pour ce qu'exigent nos convenances, et qui me paraît un assez bon type de la comédie picaresque. Beaumarchais s'il l'eût connue, l'eût faite parente de Figaro, de Basile et de don Bartolo.

—Votre sœur prise fort ce talent de poétesse.

—Denise raffole du théâtre et des acteurs romantiques. Lors d'une représentation, elle a cassé d'enthousiasme l'éventail que la reine Marie-Antoinette avait envoyé en présent de noces à la première femme de notre grand-père... Elle applaudit, dans son amie Dolorès, l'émule de Mme Dorval et de l'Enfant Sublime... Moi je demeure un enragé classique...

Pensant avoir ainsi marqué la négation, il s'arrêta. Les calculs de son âme en apparence moqueuse et bavarde, il pensa que les regards solaires de son Eloa les découvraient. Il se crut intérieurement éclairé dans tout le mystère de sa conscience. Alors il essaya de soutenir cet examen des yeux forts. Ils l'accusèrent d'ingratitude pour l'Espagnole, que ses galanteries sensuelles abusaient. Elvire sembla tout savoir des faiblesses qui avaient abouti au long baiser voluptueux devant la statue de l'évêque doré. La générale méfiante avait-elle révélé l'aventure à Mme Gresloup dans l'intention de mieux détruire les véritables projets de son frère? Mme Gresloup avait-elle à demi prévenu sa fille? Cela parut vraisemblable.

Car Elvire pourchassait le mensonge de chaque parole. Les regards durs traversaient les cils clignotants d'Omer, comme pour refouler en lui les apparences de franchise qu'il prêtait indûment à ses mines. Véritable force, elle le domptait. Il ne put, sans confusion, répéter ses railleries. En le contemplant, la jeune fille le dissuadait de la vouloir convaincre. Sévère, mais pitoyable un peu envers cette ruse humble et basse, Eloa demeurait toute rigide dans sa robe semblable à deux ailes blanches. Son silence défendait Mlle Alviña, condamnait l'imposteur. Il se tut encore, sentant qu'il ne persuadait pas. L'ange était le maître qui démasque un serviteur infidèle et lui pardonne avec mépris. Elle était ce maître, la petite fille au teint de fleur et aux doigts maladifs, qui lui fouillait l'âme de ses yeux aussi puissants que les lois de la nature, que le ciel et la mer.

Un moment, le visiteur chercha des prétextes pour se retirer. Puis il songea qu'elle l'aimait peut-être en dépit de tout. Il demeura. Leurs paroles furent vaines, tandis que leurs âmes luttaient.

Urbain souffrit de leur gêne. Il avait quitté la fenêtre, et il feuilletait un almanach. Désireux de rompre un silence gênant, il demanda quelques nouvelles des personnes connues de lui. Au moment où le major entra, derrière sa femme placide et pâle, le collégien nommait la tante Caroline.

Omer trouva le salut dans cette interrogation. S'adressant à Mme Gresloup, il se hâta de lui faire savoir ce qui était encore le secret de la famille, et son espérance audacieuse:

—Je pense que ma tante sera bientôt à Paris. Elle y doit voir M. Laffite à cause de leurs banques. Il faut que cela soit considérable pour qu'elle entreprenne le voyage à ce moment de l'année, quand les fabriques sont en travail. Apparemment les deux banques vont s'unir. Cette union consolidera notre fortune, et lui retirera ce caractère d'instabilité qui chagrine nos meilleurs amis, qui les porte même à se détourner un peu de nous...

A la fin de sa période, il regarda l'ange. Elle fit à sa mère une moue de reproche, puis détourna la tête. En rougissant davantage, et en cachant sa gêne derrière les gravures de l'almanach, Urbain montra que le reproche touchait juste: la discussion avait été vive entre Elvire et ses parents.

«Maintenant, pensait Omer, cette petite fille orgueilleuse, plutôt que de laisser croire à la bassesse d'un calcul, tentera l'impossible pour m'épouser. Je connais l'ange et son courage. Elle périrait de honte si elle ne l'emportait pas».

Mme Gresloup avait feint de n'avoir pas compris. Son mari traita des divergences de l'opinion en économie publique; il opposa les théories de Casimir Perier, sur la conversion de la rente, à celles de M. Laffite. Il introduisit dans le débat Saint-Simon et M. Fourier, selon la coutume de son esprit savant et rude, puis emmena son disciple Omer dans le laboratoire de physique, où leurs devoirs de carbonari les occupèrent exclusivement. Le major fut comme à l'ordinaire, un philosophe rigide et affairé, déboutonnant et reboutonnant son large habit marron, caressant la nudité de son crâne, fichant sa pipe entre ses dents, sous la cicatrice qui tirait sa lèvre vers sa narine. Il discourut infatigable, sur les doctrines d'Enfantin qu'il admirait, sur les caractères des F.·. M.·. dont il était le Vénérable, et sur ceux des carbonari dont il commandait les hardiesses d'anciens officiers ou d'étudiants téméraires. Cela seul passionnait son âme. Le jeune homme n'estima point l'heure propice pour insister sur l'affaire de son mariage. Il ne doutait plus qu'Elvire serait le meilleur assaillant de la prudence maternelle. A déjeuner, elle parut bien le vouloir. Les prévenances furent exquises qu'elle employa pour consoler Omer de la peine qu'il affectait. En invitant l'avocat, par mille questions précises, à munir Urbain de conseils, Mme Gresloup empêcha que la conversation devînt particulière entre les amoureux.

—Je n'abhorre rien tant que les vils calculs de la cupidité..., déclara cependant Elvire, quand Mme Gresloup supputa pour son fils le gain d'un officier d'artillerie qui fait campagne... Et grâces à Dieu, ni mon frère ni moi n'avons à nous embarrasser de ces comptes pour l'avenir, mes chers parents, puisque vous nous avez donné la fortune avec la vie.

—Une fortune qui cesse de s'augmenter, diminue. Et ne faut-il pas que vos enfants, à leur tour, si vous vous mariez, reçoivent, de vos mains, les mêmes facultés de bonheur que nous vous laissons?... répliqua Mme Gresloup... Certes, il ne convient pas d'être avare pour soi-même, mais pour les siens. Dieu ne nous donne pas ses biens: il les confie à notre administration. Il nous appartient de les transmettre à notre descendance, après les avoir accrus, comme de bons métayers accroissent le revenu du maître... Elvire n'as-tu pas lu ces choses dans le livre de saint François de Sales?...

—Je les ai lues, en effet. Le saint ajoute même: «Défaites-vous souvent de quelque partie de vos biens en faveur des pauvres... Aimez les pauvres et la pauvreté, et cet amour vous rendra véritablement pauvre, puisque, comme dit l'Ecriture, nous devenons semblables aux choses que nous aimons, l'amour met de l'égalité entre les personnes qui s'aiment

Le major ne put s'empêcher de sourire. Sa femme dit sévèrement:

—La belle parole de piété que voilà. Ne manque pas, Elvire, de la mettre en usage quand nous irons porter nos aumônes, vendredi, chez les malheureux... Pour l'instant, offre de la volaille à ton voisin. Il s'est mal servi... C'est un jeune avocat trop bien élevé.

Toutefois, l'indignation d'entendre sa fille lui répliquer vivement, chose sans exemple, avait ému Mme Gresloup. Ses joues devinrent cramoisies, et ses yeux humides. Les servantes galloises, impassibles d'ordinaire sous leurs bonnets de dentelles et leurs tabliers blancs, en parurent tout estomaquées; elles omirent de soustraire à la chaleur du réchaud le plat d'argent où la sauce enflait à gros bouillons.

Alors l'élan de la gratitude saisit le cœur d'Omer. Elvire le préférait même à la crainte de faire souffrir son unique amie, la mère qu'elle vénérait. Du moins, préférait-elle à cette appréhension la certitude de n'être pas accusée encore par lui.

«Je l'ai conduite adroitement au milieu du dilemme: ou bien s'écarter de moi et paraître vile en partageant la cupidité des siens, ou bien se rapprocher définitivement.»

Courtois, il modifia lui-même l'allure des propos. Il vanta l'agréable domaine de Meudon, les étangs et leur belle mélancolie d'automne. Ce fut une allusion triste, tendre et discrète où la sincérité de son amour ressuscita vraiment. Il dut réprimer l'émotion de sa voix. Elvire ne retint pas deux larmes faciles qu'il eût voulu cueillir avec les lèvres sur «le ciel et sur la mer» voilés de leurs cils.

Il se retira de bonne heure. A son baiser de frère, sur le perron, Elvire tendit la joue de telle sorte qu'un coin de lèvre brûlante effleura la bouche avide.

—Elvire?... murmura-t-il.

Elle se reculait sans répondre, sinon par la pression d'une petite main nerveuse et volontaire. Quand le domestique eut refermé la grille, Omer écouta retentir de chers sanglots.

Le surlendemain, il invita, par un billet, Urbain Gresloup à venir entendre la Malibran, au Théâtre Italien, lui fit manger des glaces, l'emmena souper chez Véry, dans un salon particulier, en compagnie de Courfeyrac et de Combeferre, qui présentèrent le collégien à une danseuse de l'Opéra-Comique. Légèrement ivre, et ravi de boire du Champagne, entre des jeunes messieurs élégants, Urbain les amusa tous par l'intense expression de félicité peinte sur son visage anglais, rose et blanc, encadré de longues boucles. Il plut à la ballerine qui, le désirant, l'attira sur ses genoux, le caressa, le couvrit de baisers, écrasa la jolie figure contre les parfums de sa gorge nue. Fiévreux, il se débattait, ignorant ce qu'il devait à la vergogne, et ce qu'il devait à la nature. Dès cet instant, Omer s'esquiva, la note payée, ne voulant pas qu'Urbain pût dire l'avoir vu se mêler aux plaisirs de Vénus, car la fille audacieuse, férue de ce bel éphèbe, dénouait les rubans de son corsage, libérait de toute contrainte sa gorge laiteuse et tendue.

Ainsi, le frère d'Elvire devint l'ami docile de l'avocat. Il trahit les confidences de sa sœur; il accepta d'être le messager galant. En revanche, Omer le mena rue Montpensier, chez Mme Cardoche, acheter des cravates. L'ancienne maîtresse de Labédoyère accueillit, de ses meilleures révérences, le jouvenceau que lui présentait son ami carbonaro, le cousin de Dieudonné Cavrois célèbre pour sa haine des Bourbons. Noémie, Cydalise et Angeline, avec leurs œillades de grisettes vicieuses, séduisirent Urbain en essayant à son cou des cachemyrs. Quelques jours, la maigre Cydalise soumit ce garçon de seize ans à toutes les épreuves d'une luxure ardente et joviale. Urbain adora son initiateur aux voluptés.

VII

Plusieurs fois, au comptoir de la boutique, enfin louée par Mme Cardoche dans cette maison de la rue Montpensier, Omer marivaudant avec sa blonde Angeline, la chère servante de leurs instincts, vit accourir le bachelier tout boueux d'avoir, à pied, franchi, la distance, entre Meudon et Paris. L'amoureux d'Elvire dut craindre que le frère ne s'étonnât de ces rencontres. Comme il le devinait soupçonneux malgré les prudences maladroites des grisettes dûment averties, il lui confia que ce magasin de modes était un lieu de rendez-vous pour les carbonari, et que lui-même y fréquentait afin de recueillir la correspondance de la Haute-Vente adressée là, sous enveloppes de commerce, par les Bons-Cousins de l'étranger. Chose d'ailleurs véritable. Urbain répondit heureusement que son père lui avait déjà fait pareille confidence; qu'il n'ignorait même pas l'existence, au grenier, d'une provision secrète de poudre, de pistolets, de sabres. Ces propos enflammaient l'imagination de l'adolescent. Il se promit d'être reçu à L'École Polytechnique, dès le premier examen. Officier d'artillerie tel que Carnot et Bonaparte, il saurait ensuite poursuivre la gloire.

Cydalise en était sûre. Elle l'affirmait tandis qu'aux turbans de gaze ses doigts malins ajoutaient des perles d'or. Sur un haut tabouret Noémie, silencieuse, maussade et prompte, coupait le fil avec ses dents cousait d'amples manches de tulle rose à un corsage de velours vert; dans le petit visage brun se crispaient les sourcils sur les yeux attentifs à la besogne. D'ordinaire Angeline piquait, autour d'un volant, des bouquets d'épis artificiels, et les ornait de coques en satin, tout en jasant à mi-voix. Lourde, mafflue, Mme Cardoche endoctrinait les pratiques. C'étaient quelques dames en forme de cloches, aux falbalas bruyants, aux capotes chargées de nœuds multicolores, et, dans le fond desquelles, apparaissaient, entre des boucles pommadées, des figures trop pâles, ou bien rougeaudes. Quelques-unes amenaient leurs petites filles dont les pantalons tombaient sur les chevilles, par-dessous les jupes écourtées. Les regards indiscrets de ces personnes contraignaient Omer et Urbain à choisir vraiment les soies des cravates et la peau des gants. Aussitôt le petit Gresloup devenait écarlate par la peur qu'il avait de paraître un objet de scandale, s'il souriait encore à la large bouche et aux yeux pétillants de Cydalise. Elle de l'y contraindre alors par des mines affriolantes, ou de soudaines grimaces vite effacées avant que les aperçut quelqu'une des acheteuses. Il redoutait même la bonhomie de la mère Cardoche, bien qu'il raillât la coutume de garder, au magasin, la capote cerise à rubans marrons et le châle jaune à ramages pourpres. Ainsi vêtue, elle trottinait, faisait la révérence aux clients, déployait les linons, étalait, de ses bras courts, les aunes de dentelles, faisait jaillir, des cartons, les couleurs diverses et joyeuses des taffetas, grimpait en geignant sur l'escabelle, tirait de leurs cases les pièces de toiles de Hollande, sans vouloir qu'Angeline l'aidât. Ces mouvements excessifs dérangeaient la draperie du châle jaune et pourpre. Il glissait les épaules, découvrait la collerette, tombait sur les hanches, dévoilant le dos rond sur quoi craquaient les coutures d'un velours fatigué. Et Mme Cardoche se hâtait davantage, vantait sa marchandise, éloquemment, donnait les conseils qu'autorisait son âge visible en dépit du fard rose plaqué sur ses pommettes, du fard blanc qui bouchait mal ses rides creuses et les fosses de ses joues molles.

Presque toujours elle persuadait les chalands par son air aimable, par les grâces de sa diction. Il était rare qu'ils partissent les mains vides. Angeline devait constamment abandonner son ouvrage, faire des paquets équarris, les ficeler de rose, et les remettre avec un sourire de sa claire figure, un geste de bon souhait.

Omer, à ces moments, désirait les saveurs du joli corps robuste, gras qu'il avait plusieurs fois soumis à ses voluptés avant de partir pour Rome; qu'il avait retrouvé depuis son retour à Paris, avec le fidèle accueil de cette douce fille. Elle se flattait d'être la maîtresse d'un carbonaro, qu'on disait héroïque pour son duel contre le neveu d'un évêque jésuite à la suite d'altercations politiques, pour sa présence aux émeutes de novembre 1827, pour le mystère entourant ce voyage en Italie où de grandes choses avaient été sans doute accomplies.

Docile et bienfaisante, elle livrait à son amant, s'il en voulait bien, une poitrine devenue magnifique, des jambes duveteuses et longues, enlaçantes comme des lianes, la franche odeur d'une chair saine, celle d'une chevelure de chanvre mêlée d'ors épars, les framboises de lèvres humides, chaudes et fondantes. D'avoir posé jadis chez Pradier, la nymphe Chloris caressée par Zéphir, elle conservait le goût des attitudes choisies. Elle préférait ses occupations de lingère à l'impudeur d'être mise nue devant tous les artistes d'un atelier; car un peintre déjà vieux l'avait, certain jour, trop rudement battue, comme elle se refusait à lui. Pourtant, elle disposait encore dans sa mansarde un rideau de velours cramoisi, de telle sorte qu'un étroit rayon de lumière venait seul toucher sa posture sans voiles. Elle savait offrir sa chevelure défaite aux flèches du soleil. Il semblait alors que l'astre pénétrait la fin d'une pluie fauve inondant les épaules et les bras de Diane, sa poitrine robuste aux pointes vermeilles.

Omer goûtait le contraste entre le souvenir de ces splendeurs intimes et la vue de l'allure innocente qu'Angeline s'attribuait, au magasin, sous la petite robe en serge, le tablier à bavette, le col plat bien blanc. Elle s'empressait à son ouvrage, leste et cambrée. Sans effort elle rangeait les cartons dans les cases, et, pour cela, levait les bras, tendait son échine souple, ou bien elle repliait délicatement les neiges des linons, les nuances de rubans, les dessins des passementeries. Son amant pensait quels plaisirs subtils ces mains préparaient et prolongeaient, à d'autres heures, ces mains qui semblaient uniquement sages et laborieuses par la hâte de leurs phalanges.

Quand l'heure de l'étude avait rappelé Urbain Gresloup loin de Cydalise, quand il s'était juché dans le coucou de Meudon, Omer en prenait à son aise. Qu'il prêtât l'oreille aux doléances de Mme Cardoche sur les difficultés de son commerce, qu'il l'interrogeât sur les souvenirs relatifs aux vertus de Labédoyère, qu'il fît chorus avec elle en invectivant contre les Bourbons, contre les juges, contre les bourreaux du jeune général, cela suffisait pour qu'elle tolérât les jeux.

—Il serait beau..., disait-elle..., que je vous empêche de courtiser mes jeunes filles! Au contraire, les mouchards qui vous guettent, et qui s'amusent à voir vos mignardises, ne soupçonneront jamais ce que je cache sous les combles.

Prétextant de ranger les archives et les munitions de la Vente, Omer montait aux mansardes. Là, dans les cartons à chapeaux, sous des touffes de fleurs artificielles, entre les pièces de jaconas, entre les rouleaux de soie, il classait la correspondance, les pièces dangereuses, il vérifiait si la poudre ne se gâtait pas, sous la couche de beurre qui la dissimulait dans les pots, et dans les barils. Il pestait un peu contre l'oncle Edme et les énergumènes de la Loge. Ne risquaient-ils pas de compromettre gravement leur groupe en accumulant ces provisions de cartouches inutiles? Angeline bientôt se montrait au bout du corridor. Alors fermant l'arsenal, il courait étreindre la bonne fille et la pousser dans la chambrette. Fougueusement ils se donnaient du plaisir sur l'étroit lit de fer que protégeait l'effigie lithographique d'un Bayard en armure. Exténué sous les griffes d'une luxure diabolique et merveilleuse, Omer doutait que des joies semblables le pussent tordre un jour contre le cœur de la candide Elvire. Et sa chair reconnaissante, repue s'émouvait de gratitude pour la grisette: debout, les seins moites, elle roulait le drapeau fauve de sa chevelure en fredonnant un couplet:

Saint Pierre perdit l'autre jour
Les clefs du céleste séjour.
(L'histoire est vraiment singulière!)
C'est Margot, qui, passant par là,
Dans son gousset les lui vola...

Le miroir incliné sur la muraille renvoyait l'image d'Angeline, de ses perfections corporelles, de sa denture en lueurs, de ses membres nacrés, pendant qu'il proposait un autre rendez-vous. Elle l'acceptait tel que le voulait la prudence à l'égard d'Elvire et de Dolorès. Vraiment la grisette s'embarrassait peu que ce fût dans le mystère d'une banlieue déserte, ou dans le laboratoire du cousin Cavrois, plutôt qu'à Tivoli, qu'aux théâtres du boulevard. Aimer de toute son humeur favorable, comme ce plaisait le mieux à son Omer, c'était l'unique vœu d'Angeline. «Cependant songeait-il, je serai l'ingrat ami qui t'abandonnerai, quelque jour, pour Elvire!»

Son bonheur de se laisser chérir était gâté par une pareille prévision de son égoïsme, et aussi par les cancans qu'il redoutait de l'effronterie habituelle à Cydalise. Cette maigre faubourienne, drôle et finaude, ne doutait plus apparemment que son amie ne fût, à nouveau, la maîtresse de l'avocat, depuis le retour d'Italie. Certes Angeline ne manquait pas à la discrétion; mais tout la trahissait de ses manières, de ses songeries, de ses joies et de ses tristesses mêmes qui, pour objet évident, n'avaient qu'Omer. Que Cydalise, dans l'intimité des plaisirs, renforçât les soupçons inéluctables d'Urbain, et Mme Gresloup, si elle interrogeait solennellement un fils respectueux, obtiendrait l'équivalent d'une délation. Urbain était encore incapable de protéger un secret contre ceux qui le voulaient conquérir.

Au milieu des plus belles fièvres, alors qu'il embrassait de toute sa vigueur la souplesse ardente de son Angeline, alors qu'il absorbait le sang des lèvres brûlantes, alors que se pressaient les frissons de leurs poitrines et de leurs hanches, l'amant imaginait la tragédie prochaine de la séparation.

Tentant de la préparer à ce malheur, il se feignait maussade auprès d'elle, même lorsque Dieudonné Cavrois, le samedi soir, désireux de faire une politesse à Mme Cardoche, les priait à dîner avec les lingères et deux membres de la Loge Ardente-Amitié, M. d'Orichamps, M. Mesnil: ils se targuaient d'être verts galants. On s'entassait alors dans le restaurant de Montparnasse connu des gourmets, à l'enseigne du «Gâteau de Beurre». Noémie, la petite bordelaise, recevait avec son gros ami qu'elle adorait depuis quatre ou cinq ans déjà. Coiffée d'un madras de soie neuve, elle était le boute-en-train; elle les amusait tous par la vivacité de ses reparties gasconnes, l'entrain de sa violente gaîté, par ses grimaces moricaudes. Au moyen d'une gazette, Cydalise se fabriquait d'abord un chapeau militaire et l'assurait sur sa tête pâlotte, malicieuse, emmaillottée de cheveux bruns, trouée d'yeux marrons à points d'or. Elle entortillait, autour de son cou maigre, la cravate noire du chimiste plus à l'aise, lui, pour engloutir les tranches de pâté, le vin des bouteilles diverses et nombreuses, les sauces des ragoûts qui barbouillaient son large et triple menton, même la serviette nouée derrière sa nuque. Peinte en rose sur les pommettes, en noir autour de ses yeux glauques, en blanc sur ses joues molles, Mme Cardoche trônait à la droite de l'amphitryon. Buvotant, elle jouait de l'éventail. Dès la troisième rasade, Noémie contait avec effusion, et nombre de cadédis, comment elle avait rencontré Cavrois au bal de la Chaumière, le jour de leurs libres accordailles. Elle exigeait qu'on l'écoutât, fière de la passion naïve qui secouait les deux globes apparents et menus de sa gorge dans une robe à rayures. Omer s'étonnait qu'elle ne fût pas interrompue par la modestie de Dieudonné. Au contraire le gros garçon, en dépit de son intelligence, agréait la rengaine d'un pareil hommage. Pourtant il offrait à grand bruit les assiettes chargées de légumes. Il en vantait l'arôme et la saveur. Noémie tolérait à peine cette intervention, mais elle se fâchait contre M. d'Orichamps, si ce gentilhomme, après avoir rajusté son habit à la française, et poli, du pouce, ses bagues héraldiques, essayait de couvrir la voix ingénue, pour avertir l'avocat d'une nouvelle circonstance favorable, croyait-il, à leur procès. Au préfet de la Congrégation, le marquis de Montmorency-Laval, il imputait la captation d'un testament par lequel un cousin, feu Théodore-Louis d'Orichamps avait choisi comme légataire universelle l'Œig;uvre de Saint-François-Régis, à l'exclusion des héritiers directs et légitimes. C'était un nouveau tour joué au plaideur par les ultras. Déjà, furieux, il avait dû répudier ses croyances de l'ancien régime, pour des injustices analogues. En effet son petit domaine d'Orichamps, un moulin, cinquante arpents, et une maison délabrée dans un parc sauvage, ayant été convertis en biens nationaux vers 1794, après le départ de leur propriétaire pour Coblentz, où il avait servi, comme fourrier, aux artilleurs du duc d'Enghien, l'ingratitude de Louis XVIII n'avait dédommagé son féal, ni par une pension, ni par la moindre bribe du milliard des émigrés.

Franc-maçon dans la loge Ardente-Amitié, il s'était alors offert au groupe des jacobins et des carbonari, par esprit de revanche. Voici qu'en la personne de son Préfet, la Congrégation le frustrait d'une part sans doute considérable dans la succession imprévue d'un cousin, le seul membre de la famille demeuré riche, depuis la tourmente révolutionnaire. L'hoir s'en indignait en déposant un os rongé de la gibelotte sur le bord de son assiette; il réussissait à couvrir la voix de Noémie. Triomphant, le fausset de l'homme mûr, ridé, digne et blafard expliquait, avec des mots obscènes, que l'œuvre indûment héritière avait été fondée par un magistrat malade, et venu en pèlerinage sur le tombeau de saint François Régis, pour obtenir la guérison d'infirmités innommables devant les dames.

Ces insinuations calomnieuses excitaient toujours l'intérêt général. Le bavard avait beau jeu dès lors pour développer l'accusation, pour faire rire en plaisantant le vœu du magistrat qui s'était engagé, devant les puissances célestes, à marier religieusement les concubins.

—Ah! ça, petites pestes, mieux serait à votre pudeur de rougir plutôt que de nous donner, par une liesse intempestive, quelque raison de douter sur votre innocence!... s'écriait tout à coup le gentilhomme, levant son doigt blafard orné d'armoiries, en or... Sachez, mes bergères, que rien n'est moins facile que de décider certaines gens à s'embarrasser de prières, de formules et de serments pour persévérer dans une aimable besogne qu'ils menaient à bien, jusqu'alors, sans le secours de Notre Mère l'Église. Aussi bien fallut-il, maintes et maintes fois, leur payer la ripaille, afin qu'ils obtempérassent aux avis du juge Gossin. Ce qui fit que l'argent ne tarda point à manquer... Mais comme ces pieuses largesses persuadaient nombre de petits coltineurs et de harangères, qui, dès lors, tenaient aux processions, le rôle du peuple, à l'édification des passants, la Congrégation en fit son affaire. Voilà pourquoi les jésuites ont circonvenu, par toutes sortes de cautèles, mon infortuné parent: il en vint à coucher sur son testament saint François Régis, ses concubins et ses concubines, au détriment de votre serviteur encore que le concubinage soit de mon fait. Il ne tient qu'à vous, ma bergère! Je vous le dis, en vérité, gracieuse fille de Vénus...

Et il pinçait le menton d'Adélaïde, petite apprentie sournoise; il tapotait ces joues campagnardes, avec concupiscence. M. Mesnil l'approuvait de mille paroles, car la chaleur du vin animait ses yeux ternes d'ordinaire; il bousculait sans façon sa perruque roussâtre et sa calotte de soie noire, tirait ses bas, sous la table, engageait la main dans le fichu de sa voisine, laquelle était la dentellière du magasin, une veuve de trente ans, gaillarde et mamelue, chatouilleuse à l'excès. Ensuite il lui contait les aventures grotesques de ses nouveaux collègues, commis dans un bureau des Messageries.

Dieudonné Cavrois s'amusait de leurs plaisirs. Penché par-dessus la table, il remplissait leurs verres, et semait des gouttes violâtres sur la nappe. Il entonnait un refrain, dès que la conversation semblait faiblir. Ses bajoues tremblaient autour de sa bouche vibrante. Sa large main attestait le plafond bas souillé par les mouches de la dernière saison:

L'Amour, L'Amitié, le Vin
Vont égayer ce festin;
Nargue de tout étiquette!

En chœur Cydalise, Noémie, les lingères glapissaient alors jusqu'à dix fois de suite:

Turlurette,
Turlurette,
Bon vin et fillette!

Après quoi chacune embrassait le voisin qui lui plaisait le mieux. Qu'Angeline, docile à la coutume, posât ses lèvres sur la joue glabre et blette de M. d'Orichamps, Omer en souffrait, car l'avocat prenait soin de ne pas s'asseoir auprès d'elle: cela donnait le change sur leurs rapports. Même il affectait de rire avec l'une ou l'autre des compagnes que les invitées, sur la prière du généreux Cavrois, conviaient au festin.

Presque toujours, s'introduisaient, au milieu du repas, Grantaire et Bahorel, les étudiants pauvres inscrits à la Loge de l'Ardente-Amitié. L'amphitryon leur tirait vite l'aveu de leur appétit. Le garçon apportait deux couverts. Bahorel étendait, sur la nappe, ses longs bras en manches râpées, et ses grandes mains sales. Grantaire passait les doigts dans sa tignasse poussièreuse; il dévisageait les grisettes, qu'aussitôt Bahorel égayait par les extravagances de ses récits, celui par exemple de son voyage en Inde, où la reine d'Angleterre l'avait envoyé pour attacher la jarretière de l'Ordre à Zulma, tigresse du Bengale, le jour, femme, la nuit. Il ne manquait pas, du reste, de joindre le geste à la parole et de vouloir répéter sur les jambes de Cydalise l'opération. Grantaire discourait en philosophe sinistre. Sa rancune contre la sottise de Dieu, maladroit créateur du monde, ne s'apaisait point. Il lui reprochait d'avoir privé de seins la jeune Adélaïde qui rougissait, puis fondait en larmes, avant de braire. Mme Cardoche frottait le visage du souillon avec un mouchoir à carreaux, et le consolait aussi peu que M. d'Orichamps s'il lui pinçait violemment les cuisses.

Ces façons déridaient Omer, mais lui répugnaient aussi. L'oncle Edme et Dieudonné Cavrois prétendaient ces agapes nécessaires pour réunir les principaux meneurs de la Loge, et les obliger à une présence continue; car, du restaurant, on se rendait à «l'atelier». Cavrois dépensait beaucoup à cela, mais il communiquait aux F. F.·. la confiance dans son amitié, dans celle de son cousin, et du capitaine Lyrisse. Il régalait à tour de rôle, par séries, les compagnons et les maîtres de la colonne du Nord, de la colonne du Midi. On voyait, certains jours, se rassasier le tailleur Durtot et ses favoris blonds, l'épicier Mauravert, le mulâtre, qui vantait orgueilleusement ses expéditions de comestibles en Angleterre, les arrivages d'épices venus des îles sur des navires qu'il nolisait. Au nom du Grand Architecte, ces marchands savaient obtenir qu'Omer, à l'un, commandât deux manteaux, et à l'autre, les denrées coloniales utilisées dans la cuisine de Mme Héricourt. Ils fournissaient également de redingotes, de pantalons, de pruneaux, de cornichons et de confitures les autres F. F.·., même le bel Enjolras à tête d'archange qui gardait toute l'influence sur la jeunesse du Quartier Latin, et qui se pavanait mélancolique, austère, les yeux ravagés par le mépris, la main froide à serrer. Cydalise, pour amoureuse qu'elle fût de lui, ne parvenait point à le séduire. Cependant, railleuse, elle jouait à lui faire la cour, se prosternait à ses genoux, baisait dévotement les basques de l'habit brun à boutons de métal, le servait, tentait parfois une caresse lascive qu'elle retirait aussitôt, en simulant de l'effroi.

Enjolras haussait les épaules. D'un sourire il permettait qu'elle s'installât près de lui; mais comme il ne tardait point à disserter sur les philosophies promulguées par Maine de Biran et par Destutt de Tracy, comme Dieudonné Cavrois lui répliquait en citant les expériences de Gay-Lussac et de Thénard, comme Omer Héricourt se mêlait au débat, en notant les variations de la Loi, depuis les Douze Tables jusqu'au Code Napoléon, Cydalise plutôt que de bâiller de manière incivile, organisait des petits jeux. M. d'Orichamps s'arrogeait le droit de les conduire. Il prescrivait des pénitences aux partenaires qui avaient perdu. De par ses indications, le baiser à la capucine obligeait Angeline à s'agenouiller, dos contre dos, avec M. Mesnil, à lui prendre les mains râpeuses et mortes, à tourner la tête sur l'épaule, afin de tendre la joue à un baiser tremblant et visqueux. Ou bien Noémie cachait, de ses mains, les yeux d'Adélaïde, et il convenait que l'enfant devinât les possesseurs des lèvres successivement appliquées sur les siennes par Grantaire habile à épargner le contact de sa barbe hirsute, par Bahorel barbouillé de confitures, et la face tordue dans une affreuse grimace, par Mme Cardoche bien rasée mais rugueuse, par Cydalise imitant le bec d'oie.

M. Mesnil abandonnait cette distraction pour un mot d'Enjolras ou de Cavrois soudain entendu. Vivement il rajustait ses besicles, se dressait sur ses courtes jambes aux bas lâches. Selon sa foi, il protestait que l'homme est un dieu méconnu, qu'il mérite un culte, que son œuvre est supérieure à celle de tous les messies. Il écarquillait ses gros yeux pâles; enfin, il approuvait les conclusions positives et scientifiques de Dieudonné:

—Messieurs! Messieurs! Je vous le dis... Il n'y a point dans les Olympes ni dans les Walhallas de divinité qui vaille M. le marquis de Laplace, voire le simple ingénieur qui construit des chars à feu et des piles de Volta. M. Cavrois que voici dirige la foudre dans ses appareils comme jamais ne le sut faire ce bon Jupin. Demain quand on connaîtra toutes les règles de la génération spontanée, nous recommencerons les miracles de Moïse, nous susciterons à notre gré les invasions de sauterelles et les pluies de grenouilles... Voilà mon avis, Messieurs!

Sa voix lourde retentit à travers la salle basse tapissée de médaillons peints, où l'on voyait, en mille vignettes le même vendangeur piétiner, dans la cuve, les raisins violâtres, à la lueur des quinquets. Grantaire feignait de prendre à la lettre l'ordre du petit jeu et il baisait le dessous du chandelier, tandis que la chandelle dégringolait avec sa bobèche en flamme sur la robe de Mme Cardoche épouvantée, gloussante. Bahorel élevait quatre tabourets à bras tendu, pour l'admiration d'Adélaïde. Ensuite elle tirait de sa poche une balle élastique et jouait toute seule dans un coin. L'enfant comptait quel nombre de fois elle renvoyait la pelote contre le mur sans la laisser choir à terre. Si, tout heureuse Adélaïde réussissait dix-neuf coups, M. d'Orichamps l'emportait de force, durant qu'elle gigottait, et lui donnait du talon dans les guêtres. Néanmoins M. Mesnil, à quatre pattes, acceptait d'être le «Pont d'Amour» sur qui trônait la bordelaise, embrassée longuement par son Dieudonné. Angeline et Cydalise tapaient la «main chaude» et noire qui offrait, la tête dans les jupons de Mme Cardoche, un Grantaire agenouillé. Le serveur versa dans les tasses le café fumant qu'on humait en silence. On entendit, au-dessous, rouler les sphères d'ivoire que poussaient les joueurs sur le tapis du billard. Omer consulta sa montre. Il fit un signe discret à son Angeline. Elle s'esquiva pour, dans la rue, arrêter un cabriolet de place, y attendre là son amant, et se blottir dans ses bras durant la course.

Les Carbonari de la Haute Vente siégeaient, presque tous les jours, dans la maison de Chaillot qu'habitait le chef des Templiers, l'ancien procureur impérial. Près de là le jeune homme congédiait sa maîtresse en pâmoison, et il sautait de la voiture, heurtait, de façon particulière, une porte basse qui tardait à s'ouvrir. Enfin les cailloux du jardin obscur s'écrasaient sous les pas du concierge portant la lanterne et que suivait le visiteur. Les arbres nus s'égouttaient sur les feuilles mortes des parterres. Il semblait toujours qu'un mouchard guettait derrière les troncs des ormes, derrière la nymphe de marbre accroupie sur le socle cylindrique. Le molosse aboyait au fond de sa niche. La mousse des degrés était grasse sous la botte. Dans la maison froide et sentant le moisi, un valet à mine de vétéran précédait Omer par les antichambres et l'escalier de pierres mal nivelées. Un lampadaire de bronze contenait entre ses glaces courbes la flamme minuscule d'une seule bougie.

En dépit des deux candélabres, le salon n'était guère mieux éclairé. Le docteur Buchez se tenait toujours près de la porte, aimant à reprocher leur retard aux gens. Il rappelait qu'en son temps, lorsqu'il avait introduit le carbonarisme en France avec Bazard, plus d'exactitude secondait leurs courages. Incontinent il prenait à témoin le capitaine Lyrisse et le général Pithouët de cette ferveur historique. Il empêchait celui-ci de rapporter une conversation importante tenue à la Chambre avec le général Sébastiani: la gauche avait l'imprudence de mettre en minorité le ministère Martignac dans la discussion de la loi communale et départementale. Mais le médecin austère haut cravaté de blanc, boutonné dans une redingote rustique, tenait à la déférence des carbonari plus jeunes. Bien que le général Pithouët et le général Lamarque se plussent à saluer cordialement le retardataire pour l'excuser en riant, et reprendre des propos autrement graves, M. Buchez ne lâchait pas sa victime. Il l'interrogeait sur tous les articles saint-simoniens parus dans les gazettes spéciales, et l'admonestait si elle avait omis d'en approfondir les doctrines. En outre il ne se privait pas de les commenter tout au long, heureux de faire paraître inférieur ce freluquet rendu trop notoire par quelques plaidoyers libéraux, un duel sans résultat grave, et une algarade avec les sbires du Saint Père. D'ailleurs l'avocat négligeait les causes de l'Ardente Amitié. Les Frères s'en plaignaient, à ce que dit, chaque fois M. Buchez. Il ne laissait pas d'insinuer, qu'à soutenir les intérêts du tailleur Durtot, de M. Roulon, propriétaire, rue Richelieu, de l'imprimeur Pied-de-Jacinthe, et du loueur Rambourg, Omer accomplissait un strict devoir de reconnaissance envers les membres de la Haute Vente, trop indulgents pour les écarts d'un dandy très frivole.

Il fallait que le général Pithouët vint lui-même arracher le fils de son ancien chef aux remontrances. Le député de l'opposition constitutionnelle se montrait, lui, fort affable. Il ne perdait pas une occasion de louer publiquement la mémoire du colonel Héricourt, d'unir, par ses paroles, les talents du fils au génie du père. Il vantait l'éloquence et le tact diplomatique d'Omer, car l'oncle Edme se lassait pas d'attribuer généreusement à son neveu le succès de la mission en Italie. Succès peu médiocre. Un bruit courait: les ministres de Charles X s'étaient résolus à combattre, en Morée, l'Égyptien et le Turk, parce que les Carbonari français, espagnols et italiens avaient paru prêts à descendre en Grèce, pour y ranimer la révolte, et, par là, nécessiter une intervention anglaise dont ne voulaient ni Charles X ni le tzar. Omer n'admettait guère qu'il eût ainsi déchaîné les événements. Quelques messages transmis à des messieurs aimables, quelques conversations philhellènes échangées dans les ventes romaines, quelques repas exquis savourés à la table des Frères Conosséi; avaient-ils tant fait? Quant à l'expédition de Frosinone elle était amusante aujourd'hui, comme le souvenir d'un spectacle théâtral. Toutefois le général Lamarque prétendait que cet incident avait considérablement ému les ambassades, à Rome. L'audace de l'agression, son bonheur, l'aide obtenue, croyait-on, de toute une population dévote pour enlever à l'Inquisiteur du Pape et à son escorte les papiers des Ventes, cela soudain avait paru le résultat d'une puissance très redoutable, occulte, et qui, soutenant la cause des Hellènes sympathiques à toutes les élites, pouvait ainsi gagner l'opinion. Les diplomates de la Sainte Alliance avaient alors convenu de ravir au parti révolutionnaire ce prestige. De là cette promptitude à débarquer les troupes du général Maison en Morée, contre les avis de l'Angleterre, puis cette nouvelle décision des Russes qui passaient le Pruth, opéraient déjà sur le territoire ottoman.

Aussi les carbonari se réjouissaient dans la Vente. Leur effort en exaltation depuis 1820, obtenait enfin une victoire. Le sang de leurs martyrs n'avait pas inutilement coulé sur tant d'échafauds. Un peuple allait devoir son indépendance à leur action. S'ils avaient été vaincus à Naples et en Espagne par les valets de la tyrannie, maintenant leur esprit commandait, en Grèce, les armées des monarques devenus libérateurs.

—Et c'est là vraiment une bonne farce!... répétait le chirurgien Ulysse Trelat dont le visage fin, tout rasé, symbole de malice, riait sous une mèche roide qui lui caressait l'œil... La Sainte Alliance en marche pour jeter bas un souverain absolu, après avoir déclaré que les hétéries étaient indignes de compassion parce qu'elles se levaient contre leur maître légitime, le sultan! Et c'est nous qui les avons forcés à se contredire, les absolutistes!

—Vive la Charbonnerie, messieurs!... dit un soir le général Lamarque en haussant ses mains alertes et sa tabatière d'or jusqu'au bandeau de sa chevelure argentée... Pithouët, mon cher, nous pourrons encore, quelque jour, faire manœuvrer nos troupes selon les besoins de notre conscience. Vous verrez ça...

—Nous le verrons certainement mon général..., assura le capitaine Lyrisse, tout à coup enthousiaste et vibrant...

Et ses bottes piétinèrent le plancher. La figure sèche enveloppée de mèches grises, le sourire du général Pithouët semblèrent douter encore. Grand et maigre, dans une polonaise à brandebourgs, il se leva, discourut. Selon lui, tout dépendait de l'influence des Bons Cousins sur les Francs-Maçons. Les Loges suivraient-elles les Ventes à l'heure dangereuse? Tout était là. Quelle mesure royale exaspérerait vraiment ces boutiquiers, ces propriétaires, ces artisans paisibles que les cérémonies rituelles distrayaient seulement comme une mascarade.

Et tout l'ordinaire débat se déduisait de cette éternelle question. M. Buchez voyait les choses au pire. Il claquait la table et son tapis de velours violet à crépines rougies, pour affirmer l'urgence de tenir les Maîtres et Compagnons par leurs intérêts. Il fallait soit les secourir, soit acheter leurs marchandises. Lui les soignait tous gratuitement ou presque. Durtot l'habillait. Mauravert le nourrissait. Pied-de-Jacinthe imprimait ses brochures médicales, outre les politiques. Qu'on imitât ces soins. M. Roulon, le propriétaire de l'imprimeur, se plaignait que les juges n'appelassent point l'affaire intentée à ses entrepreneurs. Deux députés connus, appréciés et redoutés pour leurs harangues, deux généraux de Napoléon, auraient pu facilement, s'ils en eussent pris la peine, déterminer les juges à quelque hâte. De quoi s'agissait-il? D'une visite opportune. Mais personne ne se démenait suffisamment.

Enfoncés sous des sourcils roides, ses yeux noirs visaient les deux soldats, la polonaise à brandebourgs de l'un et l'habit olive de l'autre. Il blâmait leur indifférence pour le salut de la liberté. Car M. Roulon était un personnage fort écouté par les F.·. Le décevoir, c'était perdre un allié précieux.

Omer eût bâillé dans le salon cramoisi dont les tentures éraillées, dont les sièges lourds ne flattaient pas le regard. Parmi ses collègues en costumes civils, le Nouveau-Templier vêtu de sa pourpre et de son hermine, pourvu de son glaive et de ses éperons d'or, était toujours confus d'obéir aux règles de son ordre qui lui prescrivaient un tel apparat carnavalesque, durant les séances où il le représentait. Silencieux, poli, discret, cet homme riche s'acharnait à parcourir des lettres et des rapports, à compulser, à parapher, à fouiller dans les cent tiroirs de chêne que contenait un énorme secrétaire de palissandre. Quand les récriminations de M. Buchez devenaient blessantes, il intervenait par un sourire, par une parole sourde et conciliante. Mais tous ses empressements s'évertuaient à l'égard du général Pithouët, du général Lamarque. Il leur offrait du tabac dans sa boîte d'ivoire, des rafraîchissements qu'apportait, sur un plateau de vermeil terni, le vieux domestique aux allures de vétéran.

Raspail arrivait, en retard, avec un parfum acide de combinaisons chimiques; et il saluait timidement, s'excusait, attristant sa figure noiraude. Ainsi les heures de la réunion s'écoulaient. Ulysse Trélat souvent lançait un bon mot de sceptique; l'on riait. M. Buchez rendait compte de ses travaux innombrables. Le Nouveau-Templier, timide et docile, lisait la correspondance qu'il échangeait avec les Ventes. C'étaient leurs réponses qui, sous enveloppes à titres de commerce, parvenaient chez Mme Cardoche, et qu'Omer allait recueillir. Aussi pensait-il à ses amours, à la lèvre fondante d'Angeline, à la vertu d'Elvire, à la passion de Mlle Alviña, pendant que M. Buchez l'accusait amèrement de ne pas conduire mieux le procès du loueur Rambourg. Le voisin de cet homme persistait à interdire le passage des voitures par la cour mitoyenne grevée de cette servitude. Après avoir perdu en première instance, si Rambourg ne gagnait pas en appel, il lui faudrait ailleurs chercher un domicile pour ses fiacres, ses haridelles, ses cabriolets, ses carolines et ses coucous. De là beaucoup de frais et en tous cas, la perte d'une clientèle de quartier. Rambourg supporterait encore moins l'avanie que le déboire. Brutal, sanguin, il avait conçu pour son adversaire une haine orgueilleuse, féroce. Humilié, il ne pardonnerait pas l'insuffisance de l'aide; il se détournerait de la Loge, emmenant avec lui ses cochers, ces anciens cavaliers de l'empire, habiles à propager en tous lieux, parmi le peuple, les idées libérales, et courageux pour exciter l'émeute. On les avait bien vus en novembre 1827. On leur avait dû les premières barricades, et la formation des attroupements.

M. Buchez ne ménageait pas davantage le major Gresloup quand le père d'Elvire arrivait de Meudon pour assister aux délibérations de l'Ardente-Amitié. Dignitaire de la Franc-Maçonnerie écossaise, vénérable, il gouvernait prudemment l'esprit des Enfants de La Veuve, sans les effaroucher par la crainte de la révolution imminente. Mais il leur démontrait, au moyen de discours habiles, comment les ministres de Charles X gouvernaient en dépit de l'Egalité et de la Fraternité, en dépit des doctrines en honneur au Temple. Ce que Raspail approuvait dans le col énorme de sa redingote.

Le major écoutait patiemment les remontrances inévitables. Contre son estomac en saillie, bombant l'habit marron, il croisait ses bras, puis approuvait chaque phrase solennelle par un signe de sa tête chauve, de sa face large. Parfois il grattait un peu la cicatrice rejoignant la narine à la lèvre fendue par un sabre de la Sainte Alliance. Il ne daignait pas répondre, abandonnant ce soin au général Lamarque dont la faconde s'exerçait brillamment, généralisait les questions, atteignait aussitôt l'avenir, promettait à leur désir la conquête de l'Europe, de l'Amérique et du monde. L'orateur parlementaire gesticulait, battait les basques de son habit, criait dans le visage de l'interlocuteur, et ponctuait ses périodes en aspirant une prise copieuse.

Dans son coin Ulysse Trélat imitait le joueur de cymbales; sa mèche gênait la malice de son regard. Cela n'empêchait guère le capitaine Lyrisse de poursuivre la discussion. Il découplait une meute de chimères. Il voyait le Turk chassé par le tzar, celui-ci converti aux idées libérales par les Grecs, ramenant de Schœnbrünn à Paris, Napoléon II, l'installant aux Tuileries avec un ministère Benjamin Constant. Alors les armées françaises expulseraient les Autrichiens d'Italie... Et là-dessus le prophète buvait un grand verre de punch, qui enluminait sa figure hâlée, couperosée, laurée de mèches grisonnantes et belles.

Raspail alors s'ébrouait, ravi de cette exubérance: lui-même renchérissait en dépit de son intelligence scientifique.

Par des arguments positifs, froids, didactiques et brefs, le major ripostait jusqu'au moment où sa parole se consacrait à l'éloge du Saint-Simonisme. Alors brusquement sa voix devenait colérique et péremptoire. Son visage se congestionnait. Ses deux poings menaçaient la sottise des contradicteurs, il envoyait de la salive avec les mots. Puis, sa personne, de nouveau, se figeait dans la froideur coutumière, après quelques instants de promenade à grands pas, le long de la pièce, pendant lesquels sa fureur d'apôtre s'apaisait.

—Demandez plutôt à Omer Héricourt.., disait-il alors, confiant à son disciple la défense de leurs principes.

Le jeune homme s'efforçait à le servir malgré les objections déconcertantes que présentait Ulysse Trélat, trop moqueur. Il fallait qu'Omer se souvînt d'avoir été pansé par lui, lors de son duel, pour accepter les railleries excessives du chirurgien, railleries spirituelles et ineptes à la fois. Elles faisaient rire les auditeurs, mais ne signifiaient rien de réel contre les choses qu'elles vilipendaient. Les deux généraux cependant, le capitaine Lyrisse lui-même les goûtaient fort, se déridaient, plaisantaient sans fin; ce qui vexait Omer. M. Buchez le défendait en écrasant la verve de Trélat sous quelque lourde maxime bien sévère.

L'heure de se rendre à la Loge marquait la fin du débat. Par un escalier en vis, par de tortueux corridors, par l'arrière-boutique encombrée de tonneaux vides et de caisses béantes où sonnaient les bruits et les chansons de la taverne, on passait d'une maison à l'autre, on atteignait la longue salle déjà pleine de F. F.·. qui conversaient. Le ruban de moire bleue constellée, le tablier aux broderies emblématiques décoraient les poitrines et les ventres, toute la corpulence de Cavrois, le gilet rouge de Ribéride, la redingote graisseuse de Bahorel, la maigreur de Pied-de-Jacinthe que le général Pithouët appelait «mon adjudant» en souvenir du temps où ils étaient les dragons de la République Indivisible. Maintenant, l'éditeur de brochures révolutionnaires se plaignait d'être la bête noire du procureur royal chargé de poursuivre les délits de presse.

Avant que le Vénérable eût pris place à l'Orient, il saisissait Omer au bras, l'avertissait d'un nouvel exploit décerné contre lui, tantôt pour un dessin satirique de son journal Le Marteau, tantôt pour une réédition de certaines pages choisies dans les œuvres de Voltaire et suffisamment hostiles au Pouvoir. Il se lamentait. Son avocat ne s'occupait pas de lui. Le colonel Héricourt était plus attentif aux besoins de ses cavaliers. Le vieillard exagéra les litanies en l'honneur du mort pour blâmer ainsi la tiédeur de l'héritier. Frère-Terrible, il tenait à la main un glaive à lame onduleuse dont il tapait les carreaux, comme d'une canne, afin de donner le ton aux défaillances de sa voix enrouée.

Bientôt, M. Roulon, roidi dans sa redingote noire, s'approchait, les mains derrière le dos. Il mâchonnait son dentier, le mettait en place, et se joignait à l'imprimeur pour obséder l'avocat. Rambourg le suivait. Sa main violâtre s'abattait sur l'épaule d'Omer; mais le poids de son ventre forçait le loueur à s'asseoir sur la colonne du Midi. Il entraînait l'avocat dans son affaissement pour lui promettre, à voix basse, de rares débauches, avec des filles expertes et des vins célèbres, s'ils triomphaient en appel. Mais le tailleur Durtot consultait sur le moyen de recouvrer le montant des traites souscrites par quelques dandys oublieux. L'ébéniste, aux mains vernies par les encaustiques, avait toujours quelque mobilier fourni chez une femme entretenue, et que les huissiers avaient saisi, pour le compte d'autres fournisseurs, sans que lui-même fut payé. Quant à l'épicier Mauravert, il multipliait à plaisir ses litiges avec les maraîchers et les maîtres du roulage, pour peu que les livraisons de légumes ou de fruits eussent tardé. Entre eux tous, Omer ne savait auquel vouer son obligeance. Étudiant en droit, Ribéride l'aidait; toutefois les clients avaient moins de confiance en ce grand garçon qui portait une chevelure taillée comme celle des pages. Ils lui tournaient le dos, revenaient à l'avocat.

Que la loge fut tendue d'azur, étoilée d'or pour les réceptions d'Apprentis et de Compagnons, qu'elle fût tendue de noir et parsemée de larmes et d'ossements pour les réceptions de Maîtres, qu'elle fût même travestie en éboulis de rochers pour l'admission d'un Rose-Croix, chaque séance devenait ainsi l'heure d'une consultation juridique. De même, M. Buchez tâtait les pouls, examinait les langues, auscultait les poitrines et les dos, harcelé, lui, par le grand dadais royaliste qui se croyait poitrinaire, et par le singulier petit vieillard prolixe, fardé de rose, surmonté d'un toupet en filasse. Pied-de-Jacinthe montrait son œil récemment opéré de la cataracte. Alors M. Buchez aigrement invitait Ulysse Trelat et le Dr Bianchon à le secourir.

En vain les cochers de Rambourg, sur un signe du capitaine, chutaient impérieusement les bavards. Eux, sans doute, atténuaient un peu leur murmure mais ne l'interrompaient point. L'ex-chasseur à cheval Dambeton les menaçait même de son poing noir et crevassé par les engelures; tandis que l'ancien cuirassier Brémondot portait en avant son front énorme et ses épaules d'athlète, défiait, des yeux, les perturbateurs. «Hôoh» faisait le canonnier Bridoit, comme s'il s'adressait à ses chevaux: il rejetait en arrière la pèlerine de son carrick afin de manier à l'aise un fouet imaginaire.

Jamais Omer ne put entendre complètement les admirables discours d'Arago, l'orateur de la loge, sur l'harmonie des mondes comparée à l'harmonie sociale: il n'entrevoyait que mal, entre la bajoue sanguine de Rambourg et le profil mulâtre de Mauravert, la belle tête de savant. Jamais il ne put causer avec ses amis du quartier latin, Ribéride l'Enflammé, Enjolras le Saint, ni même avec cet étrange Blanqui, le sarcastique, l'enthousiaste qu'exaspéraient les sottises débitées par les F. F.·. Ce petit précepteur nouait ses deux mains nerveuses sur son genou, se mordait les lèvres en haussant les épaules. De l'œil seulement, Michel Chrestien, en prononçant ses harangues fédéralistes, pouvait signifier à son ami ce que son travail contenait de passages notables. Le général Dubourg obtenait le silence quand sa voix militaire commentait les événements précis de la politique: l'entrée «de Guizot au Conseil d'État», la nomination de «Portalis au ministère des Affaires étrangères», les manœuvres du prince de Polignac guettant l'heure de reprendre le pouvoir, et quand il affectait de craindre un coup d'État contre le ministère Martignac. A quoi le général Pithouët se hâtait de répondre en appelant, sur les monarques parjures, la colère des peuples.

Ces phrases pompeuses exitaient la verve admirative de Grantaire. Elles accaparaient l'attention des F. F.·. Ribéride serrait les mains de l'orateur. Il suffisait alors que le général Lamarque parlât, de sa place, pour les émouvoir. On se rappelait encore les héroïsmes de ce vieillard frétillant. A la tête de cent soixante-quinze soldats, n'avait-il pas emporté d'assaut la ville de Fontarabie défendue par trois mille hommes? C'était lui, lui dont l'habit olive à boutons d'argent était si neuf, lui dont les gestes agiles attestaient le plafond et l'étoile symbolique de plâtre doré, et les trois lumières rituelles, et l'autel du vénérable à l'orient, et les autels des surveillants à l'occident, et les emblèmes astronomiques brodés aux bandoulières de moire, sur tous les cœurs.

—Deux cents ans se sont écoulés depuis que, de l'autre côté de la Manche, on parlait aussi de violer la grande Charte, de renvoyer le Parlement, de lever l'impôt par ordonnance. On essaya. Vous savez quels en furent les résultats: la tête de Charles Ier roula sur l'échafaud de Westminster..... Les peuples aussi ont leurs coups d'État..... je dis que les peuples aussi ont leurs coups d'État et que, bouleversant la terre jusque dans ses entrailles, ils ne laissent sur le sol que de sanglantes ruines.

La voix prophétique du héros déclinait dans une rumeur de protestations timides et d'applaudissements vigoureux. Le bandeau de cheveux, au-dessus du front énergique, semblait un diadème d'argent clair que tous contemplaient, avec l'étonnement de se surprendre ainsi, très enclins à la foi dans une espèce de miracle soudain. Le Dr Bianchon lui-même demeurait stupide, lourd et carré dans sa redingote brune.

M. Gresloup profitait, en général, de cette chaleur de sentiment pour lever la séance, selon les formules du statut. Puis chacun, en riant de Bahorel grotesque, se défaisait de ses insignes, et l'on s'en allait par groupes. Dehors, on commentait les paroles des généraux. Pour quelques jeunes gens drapés dans leurs manteaux à l'espagnole, le dadais royaliste estimait ces propos téméraires et injurieux à l'égard du Roi. Le petit vieillard fardé de rose, entre des rentiers à redingote, jugeait de telles phrases dangereuses pour la Loge, et dénonçait quelques mouchards parmi les F. F.·. s'éloignant sous leurs parapluies tendus. L'ébéniste craignait que le commerce ne pâtît de toutes ces perturbations prédites à trop grand fracas; et autour de lui, de braves boutiquiers se clapissaient déjà sous les triples collets de leurs vieux carricks. Mais Enjolras dirigeait un chœur d'éphèbes en habits collants qui répétaient à pleine gorge les adjurations terribles. Bahorel ouvrait l'ère des violences, assaillait à coups de canne les enseignes, le bas géant d'une bonneterie et le plat d'étain d'une auberge. Grantaire, afin de réveiller le bourgeois, miaulait de sinistre façon. M. d'Orichamps exigeait que Dieu manifestât sa prétendue faveur pour la Congrégation en frappant de sa foudre les «libertins»; et, dans l'attente de ce cataclysme, lui demeurait tête nue, sous l'averse. Le silence du Seigneur convainquait le rationalisme du ci-devant. A l'exemple de son ami, découvrant sa calotte de soie noire et sa perruque roussâtre, M. Ménil, timide, blasphémait, les lunettes vers le ciel. Il importait que le Dr Bianchon leur fît craindre un rhume.

Cependant le pas lointain et rythmé d'une patrouille dispersait les conspirateurs. Le cuirassier Brémondot se hissait sur le siège de son fiacre, rassemblait les rênes, invitait Combeferre et Michel Chrestien à monter. La file des voitures s'ébranlait. Plusieurs fois, dans la berline de M. Gresloup, Omer s'installa en compagnie du général Pithouët. Les expériences de Cavrois les intéressaient tous, bien qu'ils ne s'occupassent nullement, comme le major, de fixer l'image solaire reçue dans la chambre noire. La controverse scientifique les excitait. On allait donc à Montparnasse vers onze heures du soir. Les fiacres du canonnier Bridoit et du chasseur à cheval Dambeton dégorgeaient les étudiants animés par les discussions du trajet. La face archangélique d'Enjolras endoctrinait la tête de Jupiter plantée par la nature sur les épaules de Michel Chrestien. Courfeyrac et Combeferre, les dandys, combattaient la thèse du gros Cavrois sans omettre de tirer leurs manchettes de linon. M. Buchez et le comte Dubourg abominaient les Bonapartes. L'insolence de Blanqui ricanait aux objections du capitaine Lyrisse qui se fâchait, tempêtait, sautait, gesticulait, attestait les souvenirs de ses batailles et la pensée de Napoléon; tandis qu'Omer continuait par d'adroits propos à sonder les intentions du major relativement au destin d'Elvire. Le père ne se laissait pas circonvenir. Silencieux et souriant à son habitude, il se dérobait. Le comte Dubourg et le général Pithouët secondaient au mieux leur jeune ami en parlant de la demoiselle, de ses attraits, de sa grâce, en interrogeant sur ses occupations, et en imaginant ses espérances. Était-elle ambitieuse? N'exigerait-elle pas un mari capable d'acquérir une renommée de capitaine, d'homme politique, d'orateur, d'avocat?

Sans que M. Gresloup répondît explicitement, la bande s'engouffrait entre deux boutiques closes, dans un étroit couloir sans lumière, dans une cour remplie de futailles en piles, et qui fleurait puissamment l'alcool de vin. On trébuchait dans la nuit sur trois marches. Enfin le laboratoire s'ouvrait, s'illuminait au gaz; un gaz fabriqué là même. Coiffé d'un bonnet à poil, harnaché d'un uniforme de garde national et de ses bufleteries blanches, le squelette présentait les armes aux visiteurs, dans un coin de la grande salle. On lisait les formules scientifiques inscrites au charbon sur le plâtre nu des murailles, entre les portraits de Manuel, du général Foy, de Riego, de Bolivar, de Pépé, de Toussaint-Louverture, de tous les libérateurs. On respirait les âpres parfums des acides alignés en groupe de fioles jaunes, vertes et noires sur vingt guéridons penchés que les livres en piles chargeaient aussi. On entendait bouillir des liquides dans les matras de quelques fourneaux de terre. Le paravent d'images guerrières, abritait le sommeil de Noëmie qui ronflait paisiblement au fond de l'alcôve. Ses bas d'ailleurs et ses jupons d'indienne, son corset de coutil s'amoncelaient au milieu de l'ottomane décousue.

D'un long baiser calin, Dieudonné Cavrois réveillait sa maîtresse. Elle baillait, s'étirait, riait, consentait à faire du punch. On voyait surgir l'enfant brune, ses épaules menues en chemise de grosse toile, ses petits bras agiles qu'un duvet noir assombrissait. Elle tordait ses cheveux en un chignon, nouait les cordons de sa jupe. Ensuite elle courait en savates, remuer une vaisselle disparate dans un buffet d'acajou.

Bientôt le punch flambait au creux de la soupière. Le feu bleuâtre illuminait les sourcils froncés d'Enjolras, la grimace sardonique de Blanqui, le profil méchant de Trélat. Lui s'inclinait vite sur une cornue à demi pleine, ainsi que Bianchon calme, méticuleux, ainsi que Raspail friand de comprendre. Large et content, Cavrois expliquait son œuvre en bras de chemise. De temps à autre il tisonnait le poêle. M. Gresloup étudiait l'image laissée sur une plaque enduite d'iodure d'argent, par une timbale que Noémie avait posée là. Et Cavrois de prétendre que l'iodure d'argent fixerait l'image, tout comme le bitume de Judée, sur les plaques métalliques de la chambre obscure. Sujet de discussions fréquentes qui toujours attirait le major au laboratoire de Montparnasse.

Cette seule passion et celle du saint-simonisme rompaient son flegme. Lorsque le général Pithouët, le capitaine Lyrisse et le comte Dubourg l'entreprenaient sur le sort d'Elvire, devant Omer, M. Gresloup se contentait de recevoir les compliments, et de répondre que sa femme attendait tous les dons des fées pour leur fille, qu'elle la voulait heureuse comme les princesses des contes, que, pour l'instant, elle la soignait de son mieux, car l'enfant paraissait délicate. Le DrBianchon la saignait tous les mois. Cela dit, il redevenait l'homme muet, froid et méditatif qu'Omer connaissait bien, une sorte de bloc impassible, indifférent à toutes choses, hormis au papisme industriel et à l'optique. Toutefois il félicitait Omer de ses exploits au Palais. Il lui serrait fortement la main; il le remerciait d'avoir embrassé la cause du libéralisme; il le louait des notions acquises en économie publique; il qualifiait généreusement les mérites de celui qu'il nommait son disciple. Certes M. Gresloup l'aimait bien. A la manière dont il glissait son bras sous celui du jeune homme, dont il lui frappait amicalement l'épaule, dont il examinait l'habit neuf, les deux gilets, les gants, toute la personne agréable, saine, élégante, le major avouait sa prédilection. Néanmoins il se gardait évidemment d'inviter Omer à Meudon plus que le nécessaire. Il s'ingéniait même, durant les heures de séjour dans Paris, à le rassasier de délices chez Véry, pour se dispenser ensuite de l'emmener à la campagne, près de l'étang où les amoureux s'étaient avoué leurs âmes. Omer essaya de le faire parler sur Mlle Alviña, sur les lingères de Mme Cardoche, pour surprendre un soupçon, une réticence. M. Gresloup ne se trahit point. Il demeura seulement le dur philosophe ennuyé de toutes choses, sauf de sa manie mentale. En sorte que la meilleure tactique était encore de paraître auprès de lui dans toutes les occasions politiques, et de faire le champion libéral.

Désormais l'avocat fut assidu quotidiennement rue de Richelieu, à la librairie Pied-de-Jacinthe. Il s'efforça mieux de le soustraire à la prison, d'obtenir la réduction des amendes que payait, en sous-main, la banque Laffitte, par l'entremise de M. Roulon. Omer fut au prétoire l'avocat circonspect et logique dont la parole sèche, claire, limite les droits de l'accusateur, invoque les précédents, cite les cas favorables à la cause, raille les excès de pouvoirs, et les assimile à des conceptions barbares ou grotesques. Dans la salle lambrissée de chêne, devant le tableau du Christ terne endormi sur la croix peinte, il fut l'orateur inlassable rappelant les héroïsmes du soldat jacobin, son dur labeur d'avoir arraché la France à l'appétit des monarques qui comptaient alors se partager la Patrie, comme ils s'étaient partagé la Pologne à la fin du siècle précédent. Si le vieil imprimeur se souvenait trop de ses enthousiasmes juvéniles, convenait-il de le frapper sans indulgence? L'histoire ne requérait-elle point, déjà, cette indulgence pour tous les soldats glorieux qui avaient sauvé la terre latine convoitée par l'orgueil de la Maison d'Autriche, la cupidité de la Maison de Prusse, et la voracité des tzars. A qui devaient-ils de posséder encore un trône, ces Bourbons que les cours d'alors éconduisaient, que l'on méprisait, que l'on reléguait par avance au rang des Sthanislas Leczinski? A qui le devaient-ils, sinon à tout ce peuple magnifique dont les armes avaient lui sur les bords du Danube, de la Sprée, du Borysthène?

Rejetant les amples manches de la toge noire, les mains pieuses, les mains filiales évoquaient, par leurs gestes, l'âme admirable de ceux qui avaient servi le colonel Héricourt dans la chevauchée de Murat sur les champs de l'Europe, qui avaient refoulé les appétits des loups rués vers la belle France. Les paroles retentissaient hors de ses lèvres tremblantes et véridiques. De grands frissons secouaient son échine, quand ses périodes faisaient allusion à l'effort de son père dont ce vétéran avait été l'auxiliaire fidèle. Tout-à-coup, en dépit de ses ruses, quelque chose de puissant maîtrisait sa verve. Des accents, inconnus de sa rhétorique, émouvaient sa voix. Tressaillant et frémissant, il eût juré que la force du colonel Héricourt s'exprimait par le tonnerre de sa bouche. Il voyait les juges pâlir dans leurs poupre, il entendait les échos de la salle vibrer, les murmures de l'assistance grandir et l'acclamer: un instant il craignait de s'évanouir, tant son être habituel se fondait, disparaissait au bénéfice de cet élan formidable qui possédait ses organes, grondait dans sa poitrine, éblouissait son cerveau, et dominait, par sa voix, les hommes.

Ensuite, traversant les vestibules, il était le chef que saluaient l'archange Enjolras lui-même, et Michel Chrestien, à la face olympique, et Cavrois qui, dans ses bras énormes, étreignait son cousin, et Grantaire qui, dans ses mains moites et grasses, serrait les mains du triomphateur, et Bahorel qui narguait le gendarme au moyen de citations latines. Pied-de-Jacinthe, malgré tout grincheux à cause de la condamnation, le remerciait d'une poignée de main vigoureuse et militaire.

Peu à peu les habitants de la rue Richelieu reconnurent l'avocat libéral quand il pénétrait dans la librairie. Les badauds arrêtés devant les caricatures ôtaient leurs couvre-chefs. Omer ouït, maintes fois, des gens le nommer à l'oreille de leur voisin, s'il examinait les dessins du Marteau encadrés dans les cintres étroits de la devanture, parmi les livres de Thiers sur la Révolution Française, Les Orientales d'Hugo, les charges représentant un Charles X aux dents longues, tantôt déguisé en jésuite, tantôt écrasé, à gauche, par le dos de Martignac, à droite, par le dos de Polignac, qui s'arcboutaient pour lui nuire. Ici c'était le Pieu Monarque, un poteau couronné et vaguement dégrossi à la ressemblance du souverain. Là c'était lui-même accoutré en chasseur, surmonté d'une casquette à côtes de melon, et, de ses lèvres épaisses, de sa denture, de ses paupières lourdes, riant à un petit oiseau tué qu'il tenait sur sa paume. Les badauds se plaisaient à reconnaître leur roi sous ces avatars grotesques. D'ailleurs les cochers de Rambourg se ralliaient aux Enfants de Momus, l'estaminet voisin. Attachant le sac d'avoine aux oreilles de leurs bêtes, ils ne manquaient pas de souligner les intentions des dessins par des lazzis agressifs. Le colossal Brémondot ne s'en faisait pas faute, pour peu que le vin à quatre sous l'eût égayé, et qu'il regrettât le temps de sa gloire, quand, au trot de son cheval d'armes, il épouvantait, de sa stature et de son armure, la population des villes conquises. Doué de mémoire, le canonnier Bridoit, fredonnait les romances séditieuses que les artisans répétaient au fond de leurs échoppes. Et, comme Pied-de-Jacinthe distribuait aux commis de l'armurier Lepage, son vis-à-vis, les gazettes et les brochures invendues, tout ce coin de la rue Richelieu devenait frondeur. Non loin de là, se réunissaient au Palais-Royal, dans le café Lemblin, les demi-soldes que prêchaient le comte Dubourg et le capitaine Lyrisse. Aux devantures des libraires, les étudiants d'Enjolras, de Ribéride parcouraient, entre les pages non coupées, les livres nouveaux. Une atmosphère jacobine régnait.

Omer, dans ce quartier, se promena beaucoup. A trinquer avec les Enfants de Momus, à discuter avec les carabins dans la galerie d'Orléans qu'on achevait, sa personne devenait populaire. Il le crut, s'en glorifia. Il en jouit. D'autant que pour se rendre du Palais-Royal à la librairie Pied-de-Jacinthe, il fallait franchir la rue Montpensier, rire à Cydalise et à Noémie occupées derrière le comptoir de Mme Cardoche, saluer la patronne, lui réclamer la correspondance de la Vente, et, sous ce prétexte, lutiner la charmante Angeline, flairer cette poitrine opulente, respirer l'odeur de ces cheveux fauves, apaiser même, dans ces bras doux, le désir de posséder Dolorés, la passion d'aimer Elvire.

VIII

A maintes et maintes reprises, l'oncle Augustin se félicita de sa réconciliation avec le capitaine Lyrisse: ce leur valait une importance politique bien accrue. Omer les soupçonna de suprêmes ambitions. Après avoir été distingué pour son entregent et la délicatesse de sa diplomatie, il semblait précieux au général de chercher l'appui des jacobins. Soult, Marmont, Bordesoulle étaient impopulaires. Peut-être visait-il à paraître le soldat aimé du peuple, sollicité discrètement par les carbonari, de passer avec sa brigade à la révolution, estimé des Pairs que dirigeait le comte de Praxi-Blassans comme un chef militaire capable de s'opposer, un jour, aux violences illégales des troupes Suisses, puis de rétablir l'ordre contre les énergumènes de la rue. Le ministère Martignac n'avait-il pas contraint la cour à choisir le général Maison pour commander les troupes de Morée, bien que les ultras lui reprochassent d'avoir combattu, à la Chambre des Pairs, le système absolutiste de M. de Villèle, et d'avoir, en 1820, poursuivi mollement les conspirateurs du Bazar Français? Flairant la même fortune, l'oncle Augustin se vantait partout, depuis les élections, d'avoir sauvé la tête du capitaine Lyrisse. Il possédait, sur le général Maison, cet avantage, de n'avoir pas, aux cent jours, suivi Louis XVIII à Gand, mais d'avoir, avec son régiment, soutenu dans les champs de Ligny, les canons des batteries impériales. Qu'une seconde révolution éclatât, comme le prédisait l'épouvante des ultras, comme le signifiaient les votes des collèges, et comme le voulaient les carbonari, les étudiants, les demi-solde alliés au Parti Industriel des Laffitte et des Casimir Perier: à cette heure peut-être prochaine, le sort de Bonaparte pouvait une seconde fois, étonner le monde, ou, du moins, la France.

Omer comprit nettement l'importance de son rôle. Il pouvait obtenir que l'oncle Edme se donnât complètement à l'oncle Augustin. Seul, le capitaine Lyrisse saurait convaincre le général Pithouët d'admettre les excuses du général Héricourt, de lui mettre la main dans la main. Seul le général Pithouët saurait à son tour convaincre le général Lamarque, le major Gresloup, puis M. Buchez, la Haute Vente et le général Lafayette, de compter sur la neutralité, et même sur la complicité des régiments de ligne que commanderait le général Héricourt, dans Paris. Il importait que le général Pithouët cessât de se répandre en diatribes contre le général Héricourt. Entendant se rétracter un tel adversaire, tous les carbonari restitueraient leur confiance à l'oncle Augustin. Et cela dépendait du capitaine Lyrisse, de son neveu qu'il adorait.

«Je tiens quelques fils de ma fortune,.. se prouvait le jeune avocat en ajustant, au vestiaire du Palais, le rabat blanc et la toge noire. Le principal est que je ne gâche pas mon affaire: si je rabrouais trop vite Dolorès, j'aurais alors contre moi Denise. D'un autre côté il ne faut pas que je me laisse forcer la main pour les accordailles, puisque je ne renonce plus à mon Elvire. Selon l'art de mes ruses pour louvoyer, l'échec ou le succès se détermineront.»

Vint le temps d'obtenir un délai pour le loueur de voitures Rambourg qui l'attendait quotidiennement à la porte du prétoire. Là cet homme ventru s'asseyait au coin d'un banc. Le corridor était plein d'échos, que provoquaient des voix lointaines, et le pas régulier du gendarme.

—Si nous gagnons, M. Héricourt, je vous mènerai quelque part à ma connaissance... Momus, Cômus et Priape ne seront pas nos cousins... Ah la belle chandelle que je vous devrai là! Jugez un peu. Que je perde le procès; que mes chevaux ne puissent plus traverser la cour du voisin pour sortir dans la rue! Une seule porte ne suffit pas. J'aurais des embarras et des accidents à toute heure... Il faudra que je déménage avec mes voitures et tout l'attirail... Où que j'irai, je vous le demande? Où la pratique viendra-t-elle me quérir... Hein?

Le F.·. hochait sa tête flétrie, ses bajoues lourdes et sanguines que des favoris étroits barraient. Ses petits yeux enfouis dans les plissures des paupières violettes suppliaient l'avocat.

—Comptez sur moi, maître Rambourg, j'ai vu le Président hier... Votre cas n'est pas mauvais... D'abord nous obtiendrons la remise de l'appel pour enquête des experts.

—Bon, c'est toujours du temps de gagné... Alors vous viendriez demain soir...?

—Où ça, maître Rambourg?

—Chez les blanchisseuses dont je vous ai parlé; il y a deux belles rousses... ah des belles, vous savez! Et qui savent quoi!

—Pas demain, un autre jour.

Omer avait du mal à se débarrasser de son client qui croyait accroître la verve et le talent de son défenseur en lui promettant des plaisirs. Puis, dans la salle d'audience blafarde et surchauffée, Omer jaugeait les chances de ses causes, pendant qu'il parlait, la main haute, et la manche au vent, pendant qu'il exhumait de ses dossiers les exploits et les pièces d'expertise, pendant qu'il citait Cujas et Barthole, les maximes du droit romain, devant les trois juges enfermés dans leur chaire, et qui le dévisageaient avec l'ennui de leurs regards monotones.

Quittant l'audience, un après-midi il reconnut, empanaché de plumes de coq, et le couteau de chasse au baudrier, le chasseur de la générale Héricourt. Cet homme avertit qu'elle attendait son frère, avec Mlle Alviña dans la calèche, à l'angle de la place et de la rue de la Barillerie. Rambourg n'insista point dès qu'il apprit la remise de son affaire et s'en fut. Omer craignit que le jeu difficile ne commençât. Une fois débarrassé de sa toge, il feignit de l'empressement, et courut à la voiture. Deux mains gantées l'une de gris, l'autre de bleu, s'agitaient, l'appelaient. Dolorès fut immédiatement plus rouge; ensuite elle devint blême.

—Nous t'emmenons,.. fit Denise... Monte avec nous.

Le laquais referma la portière, et se hissa sur le siège, tandis que le chasseur escaladait sa place en arrière de la capote. C'était à la fin d'un jour limpide. Omer ne laissa point d'apprécier le charme de l'heure. Il fut aimé par les yeux et le souffle d'une jeune fille que leurs moindres paroles mettaient en émoi. Sous le chapeau de crêpe rose et la touffe de plumes légères, elle inclinait sa tête brune fatiguée de bonheur, eut-on dit, et son cou que l'écharpe jonquille enveloppait d'une soyeuse caresse. Denise les encourageait par mille paroles spirituelles dont elle transformait le sens au gré des intonations, et de telle manière qu'il s'y mêlait toujours une allusion secrète à l'amour. Entre ces deux jolies personnes empressées, Omer s'admira, pendant que les cavaliers du boulevard, sous les arbres, l'enviaient avec évidence. La calèche dépassa le perron de Tortoni. Plusieurs fashionables reconnurent la générale Héricourt, et s'appelèrent pour se la nommer. Aux Bains Chinois comme sur le boulevard de Gand, les dandys s'empressèrent de saluer en montrant leurs mèches longues. Du haut de tilburys, les messieurs se découvraient d'un grand coup, et retenaient d'une main les rênes de leurs trotteurs anglais aux grandes allures. Omer se rappela le temps de son enfance, lorsque la première femme de l'oncle Augustin l'emmenait ainsi dans sa voiture, parmi les hussards, les dragons et les grenadiers de l'Empire qui galopaient en uniformes de féerie. La fortune seule prête à la beauté et à l'esprit ce prestige. S'il épousait Dolorès, la médiocrité de leur existence les condamnerait éternellement à la laide berline de Maman Virginie où l'on ne montait qu'en cas de mauvais temps. Une fois son amie casée dans les bras de son frère, Denise, frivole et changeante, s'occuperait d'autres favorites. C'était pour l'instant qu'elle s'appliquait à le séduire par mille flatteries touchant l'éloquence et la sagacité politique du cher avocat.

Sans ralentir ces marivaudages, lui se proposa de serrer la partie, pendant que l'on traversait la place Louis XV, le bois des Champs Elysées, pendant qu'on riait aux grimaces des bateleurs se démenant sur les tréteaux du Carré Marigny, et frappant les images de leurs toiles coloriées, pendant que Dolorès s'épouvantait de voir le paillasse à la pointe du mât de Cocagne. Avenue Lord Byron, après que la calèche les eut déposés, Denise s'arrangea pour abandonner son frère et son amie, dans le salon. Omer s'approcha de la jeune fille qui défaillait presque. Il lui dit à voix triste:

—Ai-je osé prendre dans mes bras, l'autre jour, cette taille innocente! Ai-je osé souiller de mes baisers ce front pur? Me pardonnerez-vous jamais mon égarement,.. Je ne sais encore quelle folie m'emportait... Ah! Mademoiselle, je demeurerai le plus malheureux des hommes, si je n'obtiens de vous l'oubli de cette offense...

—Remettez-vous, Omer, soupira-t-elle. Je ne fus pas moins coupable, hélas! Mais qui peut résister aux transports de son cœur, lorsque la passion véritable le brûle...

—Oh! devais-je abuser ainsi de votre candeur sacrée. Je me fais horreur... Que vous devez me haïr...!

—Vous haïr... vous!

Elle balbutiait, surprise. Au remords furieux qu'affecta le jeune homme, elle n'attribuait encore qu'une valeur de paroles polies, mais fausses. Cependant elle s'étonnait qu'il jouât, avec cette ardeur, la comédie des excuses. Une appréhension lui vint. Il simulait un trouble extrême. Ses mains ravageaient sa cravate et son jabot. Il parla sur un ton douloureux:

—Ne devais-je pas respecter une malheureuse orpheline, que personne ne défend...? Je fus lâche et vil...

Elle commençait à croire nécessaire de sembler prude, par crainte de le choquer, si elle laissait paraître son humeur contente encore du baiser délicieux.

—Omer!... Il n'est pas de tort qui ne se puisse réparer...

—Et comment, je vous prie?... Ma mère insinue que c'est à Dieu que ma passion vous dispute. Comment puis-je espérer vous offrir la paix et la béatitude que Delphine de Praxi-Blassans vous promet au nom du Christ? Je ne suis que la proie de mes vices! Comment oserais-je prétendre vous détourner du salut auquel votre âme aspire?

—Je n'écoute pas toujours Delphine de Praxi-Blassans. Je n'ai guère de penchant pour le cloître...

—Vraiment?... Ma mère me fait perdre l'esprit. Elle m'a représenté combien mon crime serait impardonnable si je vous arrachais à la vocation que, secrètement, vous avez résolu de suivre...

—Je n'ai rien résolu. Je pense faire mon salut, même en vivant selon le siècle.

—Vous niez parce que vous avez pitié de moi et de mon désespoir, parce que votre charité sublime me veut épargner les remords..; mais je tremble d'entrevoir clairement toute l'étendue de mon forfait...

—Est-ce un si grand forfait?...

—Ah! Mademoiselle, puis-je penser de vous que vous soyez indulgente à ce point?

Omer sut introduire dans cette interrogation, malgré l'air de joie franche, une telle note de mépris insultant que l'Espagnole eut peur de s'être compromise.

—Indulgente!... A quoi servirait d'être rigoureuse. Je suis, comme vous le disiez à la minute, sans défenseur et sans parents. Ne vaut-il pas mieux que je dévore ma honte en silence plutôt que de l'affecter... Je vous estime assez pour attendre de vous le nécessaire, afin qu'aucun autre ne soupçonne votre audace...

—Merci, du moins pour cette estime..., Mademoiselle. Elle m'apporte un peu de réconfort. Si vous saviez ce qui se passe en moi. J'ai conservé cette âme de prêtre que me composa la piété de ma mère... Il y a des heures où je balance encore pour me décider à suivre les facilités de la vie laïque, ou pour leur préférer la foi sereine d'un serviteur de l'autel. Jugez alors par quelles angoisses j'ai passé depuis le soir de ma faute. Or on m'apprend que ma cousine Delphine médite de vous faire accepter le voile. Je me trouve tout à coup devant cette vocation... Mon remords est sans bornes.

A mesure qu'il discourut, la logique de son raisonnement le persuada. Loin d'être impie, il conservait une foi troublée mais souvent maîtresse, en certaines heures. Deux fois l'an, il se confessait avec scrupule dans une paroisse de quartier populaire; et, sa pénitence accomplie pendant la messe, il communiait aussitôt avec l'extase brève d'un bienheureux. Au moment d'aborder une fille, la voix de Dieu le morigénait toujours. Quinze fois sur vingt il obéissait et se désistait de la poursuite. Il n'était pas sans craindre l'enfer; mais il accusait le ciel de lui mesurer la grâce et d'induire sa faiblesse naturelle en tentations. Comme il parlait longuement de cet état moral à Dolorès, il se crut alors sincère. Son éloquence s'augmenta de ce que sa foi récupérait. Il stupéfia Dolorès. Meurtrie, désespérée, elle l'écouta flétrir l'espoir de leur amour qu'il ravalait autant qu'un bas instinct animal. Lui constatait les résultats de son homélie sur le beau visage dont la douleur tirait les muscles, séchait les lèvres, blémissait le teint. Il cueillait un double triomphe: celui d'échapper au mariage pauvre, celui de dompter, par son art, une âme d'élite qu'il allait convaincre, ou presque.

—Votre remords n'était point si grand que vous n'ayez paru frivole et gai dans la voiture qui nous ramenait ici..., s'écria-t-elle soudain, la rage aux dents.

—M'était-il permis de ne pas dissimuler? Ne devais-je pas, avant tout, cacher à ma sœur une peine dont sa curiosité eut voulu connaître les causes? Vous m'accordiez tout à l'heure votre estime sur cela que je saurais abolir le soupçon du monde, touchant ma faute... Ne l'ai-je pas justifiée, cette estime, en ôtant à Denise tout motif d'inquiétude?

Il réprima le ton vif de cette riposte adroite, et la modula lentement, sourdement, comme il faisait devant les magistrats, pour réduire à l'humble son argument majeur, et, par ce contraste, conquérir l'attention de l'assistance, lui communiquer le sens d'une force tellement sûre de soi qu'elle négligeait le secours du bruit oratoire. «Dolorès n'osera jamais, pensa-t-il, me dire qu'elle a tout conté de notre aventure à ma sœur, et que je m'en doute certainement.»

—Vous faites l'acteur à merveille!... soupira-t-elle l'amertume dans la voix.

Elle détourna ses regards et contempla les rosaces du tapis turc.

—Alors... reprit-elle ironique;.. c'est un combat entre votre amour et votre dévotion; car vous n'avez point balancé à répondre «Oui» lorsque je vous demandai si vous m'aimiez. Mon ami, seriez-vous dans le cas de Polyeucte...?

—Vous sied-t-il de railler...?

Elle trembla.

—Point... Je veux vous plaindre... Votre affection souffre de m'enlever à Dieu. Mais qui vous dit que j'appartienne exclusivement à Dieu?...

—Votre fervente piété d'abord. Depuis le retour de ma mère à Paris, vous l'accompagnez dans tous ses pèlerinages à travers les églises. Vous vous agenouillez où elle s'agenouille; vous récitez les oraisons qu'elle récite, vous formez les vœux qu'elle forme pour ses neuvaines...

—J'aime votre mère. Dans le silence des églises je revois mes parents, je pense à leur fin tragique, à tous mes malheurs; je me souviens de mon enfance heureuse, en me recueillant... Et je revis tout le passé...

—Vous vous plaisez là parce que le sang espagnol de sainte Thérèse coule dans vos veines. Vous appelez l'amour du Christ. Vous désirez qu'il descende dans votre cœur. A défaut du Seigneur, vous vous tournerez peut-être un jour vers moi. Mais ce ne sera qu'une heure de défaillance et de déception. Le Sauveur vous reprendra... Que deviendrais-je alors, moi, délaissé...?

Omer sut parfaitement introduire dans la phrase la vibration convenable pour que la jeune fille se méprît, et le crût près de retenir un sanglot réel.

—Omer!.., soupira-t-elle; et toute l'émotion de son corps tressaillait... Omer...! Pouvez-vous craindre d'être abandonné?...

—Oui: pour Dieu! Que suis-je auprès de Lui. Que sera même le luxe de ma maison, à côté du luxe liturgique? Que serait ma pauvre passion auprès de Tout... Vous êtes une sainte si ardente!... Ma mère me le répète. Sa dévotion n'égale pas la vôtre... Votre cœur est déjà donné...

—Non!

Elle s'était mise debout, les yeux en flammes, et le sourire victorieux. Elle s'imagina le reconquérir; elle ne doutait plus qu'il fût sincère, qu'il fût, par avance, jaloux du Christ, tant il aimait l'adoratrice du crucifix. Dolorès marcha vers lui, les mains tendues, les seins haletants, les narines frémissantes, et de l'amour plein la face. Lui reculait.

—Non! mais non..., répéta-t-elle, le rire joyeux...

—Ah! votre cœur est donné! Je le sens...

De sa bouche approchait la bouche saignante de Dolorès. Le parfum de roses rouges afflua vers le visage du jeune homme, changea l'air. Ainsi la passion de l'espagnole le pénétrait d'avance. Leur désir frissonna dans ses lombes, secoua son échine, battit ses tempes, crispa ses mains qu'elle saisit...

—Mon âme est à Dieu. Mon cœur est à vous, Omer... murmura-t-elle en se penchant jusqu'à toucher son épaule.

—Vous le dites! vous le dites! Votre âme est à Dieu... Elle ne peut appartenir à un mortel!

—Mais l'univers entier et les humains, le Seigneur les possède. Comment êtes-vous jaloux de Lui? Pensez-vous échapper à sa loi?

—Hélas! non... Pourtant si j'aimais, je haïrais, il me semble, Dieu lui-même... comme un rival.

—Oh! taisez-vous, taisez-vous...

Épouvanté, l'esprit catholique de Dolorès se refusa. Toutes les superstitions et toutes les piétés d'une race se révoltaient dans la folie de sa chair.

—Faudrait-il donc, murmura-t-elle en reculant, abjurer ma foi si je désirais vaincre cette jalousie singulière. Faudrait-il que j'immole ma foi...?

—...Je ne sais,.. répondit-il... En vérité, je ne puis le savoir...

Et il s'effondra, comme accablé, sur l'ottomane.

—Est-ce pour cela qu'Elvire Gresloup vous surnomme Lucifer?...

Il garda le silence, il feignit d'être la proie d'une profonde douleur morale. A le regarder, à réfléchir, Dolorès reprit peu à peu du calme. Ses traits se recomposèrent harmonieusement. Du rose recolora les joues brunes. Les feux d'or pétillèrent dans les yeux mauresques. Une immense pitié anima ce visage expressif. Et de la joie bientôt finit par luire à ses lèvres. Omer l'observait. Il se remercia. Il acquit la certitude qu'elle allait conclure de cette scène: «A quel point ne m'aime-t-il pas, s'il est jaloux de Dieu!»

Il avait atteint son but. Sans ruiner l'espérance de Mlle Alviña, tout en la nourrissant au contraire, il reculait, sur un motif plausible, l'heure des fiançailles.

Ils échangèrent encore quelques paroles pour résumer les phases de leur discussion. Puis l'oncle Augustin entra. Ce fut tout.

Le lendemain, Denise accourut chez son frère.

—Qu'est-ce que cette histoire que tu contes à Dolorès? Tu veux la rendre folle? En même temps que tu la persuades de ton affection pour elle, tu la veux forcer à se départir de ses habitude religieuses... Qu'est-ce à dire?

—Je crains qu'après le premier temps du mariage, le prêtre l'attire plus que son mari. Les grandes passions flamboyantes s'éteignent assez vite. Je me juge assez peu capable de fournir à cette ardeur des talents qui suffisent. Elle éprouvera maintes désillusions, et retournera vers Dieu, si ce n'est vers le diable... J'accorde que ce soit vers Dieu. Convient-il de se marier, pour, deux ans plus tard, mener la vie commune avec une religieuse...

—Quelle fâcheuse querelle lui cherches-tu là...?

Il s'en défendit; recommença, devant la générale, un exposé fort subtil de ses appréhensions.

—Perfide, accusa-t-elle... Ignores-tu que cette assiduité à suivre notre mère dans les églises, c'est afin de la conquérir d'abord, pour qu'une voix respectée te conseille d'accueillir un amour aussi noble et aussi pur?

—Je n'en crois rien, ma sœur. Ce seraient là des manigances que la loyauté réprouve, et qui seraient indignes de Mlle Alviña... Se peut-il que ma future femme agisse, avec fausseté, sur l'esprit d'une pauvre veuve dont le chagrin a troublé l'esprit. Apparemment vous ne voulez pas dire que votre amie a joué un rôle de dévote pour surprendre l'affection de notre mère? Ce serait l'indice d'une grande fourberie... Non, non, ma sœur, vous calomniez Mlle Alviña. Si j'étais sûr de ce que vous avancez, je ne la voudrais revoir de ma vie...

Omer poussa le jeu de son astuce jusqu'à frapper d'un coup de poing la table historique du Régent. Il bouscula les lourds fauteuils à pieds de bouc. Il enfonçait les mains dans les poches de son pantalon, puis il les dégageait, fripait les rubans de ses deux montres.

—Omer! cria sévèrement Denise.

Mais elle admit sa défaite. Son imprudente parole avait livré des armes à la ruse de l'avocat. Il se félicita de la voir contenir sa colère difficilement.

—Par ma foi, tu es un comédien fort habile. Brutus sait mettre le masque de Bathylle quand il lui sied: à moins que ce ne soit Bathylle qui s'applique le masque de Brutus, quand son intérêt le commande.

—Persiflez à votre aise, ma sœur... Ou bien Mlle Alviña simule la dévotion pour capter la confiance de notre mère; et elle use d'une imposture atroce. Ou bien elle est véritablement pieuse à l'excès, comme la plupart des Espagnoles, ce que marque bien le ridicule d'avoir fait l'acquisition d'un saint Omer en plâtre. Dans les deux cas, j'ai le devoir d'être inquiet sur le destin de notre mariage. L'an passé, le roi Ferdinand a fait brûler en grande pompe un malheureux juif condamné par l'Inquisition. On va pendre à Cordoue le marquis de Cavillana, et le capitaine Alvarez de Soto-Mayor, pour avoir assisté à des tenues de loges maçonniques... Vous trouverez bon que je me soucie de prévoir si, l'amour assouvi, ma femme ne sera point l'espionne inconsciente de qui le confesseur obtient adroitement les secrets... Au reste, elle excelle, dans ses écrits, à peindre des héroïnes qui se vengent en livrant leur bel infidèle à ses ennemis, et en se poignardant sur le cadavre. C'est la fin que je ne souhaite ni pour elle ni pour moi...

—Alors pourquoi lui dire que tu l'aimes?... Pourquoi lui mentir?...

—Je ne mens pas. Sa beauté me rend fou. Je perds les sens quand elle m'approche; et je vous jure, sur l'honneur, qu'il n'est point de femme dont je désire autant les caresses. A sa vue, du feu remplit mes veines. L'air se trouble autour de moi; je me trouve sans force, sans orgueil et sans vertu... C'est pourquoi, si je ne doute plus que cette union s'accomplisse quand même, j'hésite encore à me livrer à des charmes invincibles, et à une passion trop souveraine...

En achevant ces mots, il s'assit, plongea sa tête dans ses mains... Denise resta quelques minutes silencieuse, ce qui, chez elle, était le signe de l'extrême émotion. Elle en était à croire son frère. Et, de fait, Omer se défendait mal, dans cet instant, de se croire lui-même. Ne désirait-il pas de toute sa chair les complaisances de Mlle Alviña; ne savourait-il pas continuement le goût du baiser voluptueux qu'ils s'étaient naguère permis; pourrait-il se soustraire à l'obsession d'évoquer la chaude amante collée contre sa poitrine et le pénétrant de son odeur florale? Il l'aimait. Il l'aimait. Oui.

—Si tu l'aimes, pourquoi te défier de son affection?

—Parce que cette affection sera passagère et qu'ensuite...

—Billevesées. Tu t'y prends de bonne heure pour être jaloux... Ah! bonjour ma vieille sainte! Que racontent les Anges, les Trônes et les Dominations.

Mme Héricourt entrait.

Elle s'assit poussive, puis essuya la transpiration de son visage. Delphine de Praxi-Blassans, dit-elle, se promettait de faire prendre le voile à Dolorès.

—Mais je ne veux pas. Je ne le permettrai point, protesta Denise...

—Vous voyez, ma sœur?... triomphait Omer... Me trompé-je?

La religieuse assurait avoir vu la face de la jeune fille se transfigurer pendant une prière à Saint-Sulpice, exactement comme se transfigurait, au couvent, la face de la sœur Sainte-Anne de Galilée qui vivait en odeur de béatitude, et guérissait, par l'imposition des mains, les scrofuleux. Désormais, la manie apostolique de Delphine s'exercerait sans trêve sur Mlle Alviña. Donc, inspirée par une parole habile de son fils, Mme Héricourt déchaînait la folie de la Dominicaine qui s'efforçait, partout, de ravir les adolescentes un peu mystiques aux joies de l'amour, en les consacrant.

Après deux heures de conversation animée, l'avocat eut fini de vaincre sa mère: elle renonçait à combattre ce projet de consécration. Denise croyait son frère épris de l'Espagnole, et retenu par quelques scrupules qu'on effacerait à condition de ne pas le brusquer. Certainement Dolorès partagerait le même avis. Omer s'estima capable de maintenir les choses en l'état, plusieurs semaines. Il fallait uniquement prévenir le comte Dubourg de ne rien tenter à l'encontre.

Celui-ci prodigua les éloges dès qu'il eût tout appris au cabinet jaune. Avant la venue d'Omer, il saccageait la bibliothèque pour feuilleter les gravures de Clarisse Harlowe et de La Nouvelle Héloïse. Bruyamment il regretta de n'avoir pas eu des auxiliaires pareils à ce jeune homme, quand il préparait l'avènement de Bernadotte aux trônes de Suède, puis de France. Secouru par un esprit de cette force il eût assis la puissance du Gascon sur l'Europe, au lieu de rompre, avec cet imbécile, de se jeter aux bras des Bourbons et de la racaille royaliste! Il tapa du pied, lança sur la table le livre qu'il examinait; et, devant la glace quadrangulaire de la muraille, il rectifia l'arrangement des boucles blondes et grises qui cerclaient la lueur ivoirine de son occiput. A soi-même il en imposa par ses mines de portrait historique, une main dans le jabot, l'autre agitant un lorgnon de vermeil.

—Après tout, fit-il, vous avez agi dans le sens de la meilleure morale. J'ai toujours pensé que pour une fille dépourvue et bien née, le couvent était le seul refuge honorable. En Espagne, les monastères sont nombreux et pleins de ces jeunes personnes qui d'ailleurs y mènent la vie du monde, reçoivent, jasent à leur gré, conduisent à leurs fins des intrigues, et jouent de l'éventail au parloir... Je m'accommoderais de cela...

Il avait rendu visite, à Meudon, sans voir Elvire. Adroitement interrogée, Mme Gresloup avait presque avoué suivre les démarches de la tante Caroline pour obtenir l'alliance contractuelle entre la Banque d'Artois et celle de M. Laffitte. Celui-ci, vu l'aléa des spéculations sur les blés et les charbonnages, tardait à répondre. Le succès de cette affaire dissiperait toute fâcheuse préoccupation sur la richesse des Héricourt.

—Votre cousin Cavrois ne vous a-t-il laissé rien entendre à ce sujet?... demanda le comte Dubourg.

—Il ignore les entreprises de sa mère. A l'ordinaire, le général Héricourt et le comte de Praxi-Blassans sont avertis.

—Holà! mais il me semble alors!... Ah ah! Voilà pourquoi le comte et le général promettent au parti de M. Laffitte l'appui des Pairs, et celui moins sûr de quelques régiments... On paierait ainsi la consolidation de la Banque d'Artois par une banque de Paris... A merveille!

Il se frotta les mains en riant très haut:

—Les compagnons de l'Ardente-Amitié, nos Bons Cousins se doutent-ils de quel trafic ils sont la monnaie...? Plaisante histoire! Ouais, dans votre famille, Monsieur Omer Héricourt, le raisonnement renferme peu de vices! Ah que ne vous ai-je connus tous en 1810!... Morbleu! ce qui manquait à Bernadotte et à Moreau, vous l'avez... Mille compliments...

Omer se froissa. L'admiration ironique du général-comte était-elle hostile aux siens? Tout le plan de politique financière que révélait une simple réplique méritait-il d'être condamné?... Importait-il de rabrouer ce vieillard hautain?

—Monsieur, vous faites aisément des suppositions... ce me semble..., dit le jeune homme.

—Parbleu, n'est-ce pas la chose la plus claire?

—Mais encore...

—Ce n'est point que je blâme cette sorte de contrat. Dieu m'en garde! J'applaudis. Voilà tout. J'aime la finesse en diplomatie. Il y en a dans ce jeu-ci, et de la meilleure... Néanmoins je déplore que vous permettiez à vos oncles d'agir en dehors et de vous reléguer... Lyrisse vous laisse berner de la belle façon!

Il continua sur ce thème; il proposa de s'entremettre dans le but de restituer de l'importance à l'avocat. Installé devant une table, il écrivit sept ou huit brouillons de lettres; les abandonna; s'amusa, tout en dissertant, à cacheter de cire, avec les armoiries de son anneau, des papiers blancs pliés en dépêches. Après avoir réfléchi longtemps, il décida que l'opération financière était utile à la cause libérale. Cela juxtaposait des forces, et les unissait par un lien matériel autrement solide que les abstractions. Il cessa même de plaisanter là-dessus quelle que fût l'obstination d'Omer à l'exciter pour atteindre le fond de cette pensée frivole. Il semblait redoutable que le général-comte accusât, dans les Ventes ou dans les Loges, les négociateurs de l'entente. Mais Dubourg déclara que nuire à cette affaire eût été servir les Bourbons, car une tentative révolutionnaire, alimentée par les ressources de la finance, devait être nécessairement heureuse.

Avant que l'on dînât, Omer fut assuré de ce dévouement. Le vieil organisateur de machinations utiles aux Chouans, aux Jacobins, aux Philadelphes et aux Bourbons, adoptait les règles du nouveau jeu. Il trouva bon que les carbonari dussent la victoire au Parti Industriel, qu'ils obtinssent l'approbation des intérêts, outre celle des philosophies. Enfin il énuméra ses souvenirs de conspirateur en injuriant, comme de coutume, les grands qu'il avait servis.

Dès lors il fut actif et multiplia ses démarches. Tantôt dans la berline de maman Virginie dont il esquintait les mauvaises haridelles, tantôt en selle sur les chevaux du capitaine Lyrisse ou sur la jument d'Omer, il parcourut la ville et la campagne, afin d'obtenir les adhésions, faire jouer les influences, conquérir les Pairs, et circonvenir la prudence de M. Casimir Perier.

On apprit que l'armée russe crossait les Turks souverainement. Le général Héricourt désira que la première réunion du nouveau Comité Philhellène eut lieu le plus tôt possible. Appelé de Londres où il était ambassadeur, par le roi, le prince de Polignac n'avait il pas failli, dans le mois de janvier, saisir le portefeuille des affaires étrangères? Sûrement la tentative serait reprise. Avant ce triomphe des ultras, il fallait unir les libéraux pour la lutte.

Affairée par l'importance de son rôle mondain, Denise négligea quelque peu les amours de Mlle Alviña que se disputèrent Delphine de Praxi-Blassans et Mme Héricourt, émules en leur besogne de pieuses démentes. Omer n'eut qu'à se montrer tendre de paroles et d'attentions pour éviter l'orage. Très souvent il adressait des fleurs à son amante, puis l'exhortait à suivre les exercices de dévotion prescrits par les saintes dames. Ainsi choisirait-elle avec toute sûreté de conscience, après avoir approfondi ce qu'elle perdait en préférant devenir l'épouse du pécheur plutôt que l'épouse du Christ. Soucieux de posséder un argument loyal qui justifiât sa tactique à ses propres yeux, le jeune homme fut s'agenouiller dans un confessionnal:

—Mon père, m'est-il permis de rechercher en mariage une orpheline qu'une pieuse veuve, qu'une sainte religieuse invitent à prendre le voile, et que la plus grande dévotion naturelle dispose à ce glorieux sacrifice?

Nécessairement le prêtre interdit cette recherche, avant que les deux zélatrices eussent renoncé à leur tâche. Omer attendit que l'abbé de Praxi-Blassans vint, du Nord, plaider, à nouveau, la cause de son collège, auprès du comte et du ministre, pour lui communiquer cette interdiction du confesseur. Édouard se chargea de la transmettre à Dolorès en vantant les scrupules de son cousin, comme il était, entre eux, convenu. Elle ne s'en irrita point, ferme dans l'illusion de croire qu'on l'aimait jusqu'à véritablement être jaloux du Seigneur.

De ce côté-là, tout fut à souhait.

Ces divers soins consommèrent des semaines. Plusieurs fois, Omer fut à Meudon, courtiser l'ange que Mme Gresloup ne quittait plus. Aux sentes de l'hiver tous deux avaient cependant retrouvé leurs âmes de l'automne. Au printemps, leurs cœurs grandirent jusqu'à posséder tout l'univers de soleil, de fleurs, de feuillages et de parfums. Tandis qu'ils se parlaient d'avenir, ils crurent que l'horizon continuait la ligne de leurs corps immenses qui vibraient avec les lumières de l'azur, les voix innombrables des cigales et les roucoulements lointains des tourterelles.

Ils conçurent encore l'éternité de leur vœu.

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